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Surréalisme et modernisme

2009

La plupart des critiques conviennent de la notion d’avant-garde; il n’en va pas de même pour le modernisme conçu tantôt comme manifestation de la modernité, tantôt comme doctrine littéraire, tantôt comme attitude, tantôt comme un mouvement (hispanique ou anglophone), tantôt encore comme regroupement des mouvements (et des multiples mouvements d’avant-garde, par conséquent) depuis le tournant de siècle jusqu’à la moitié du XXe siècle. Cela montre à l’évidence l’importance de préciser le sens de la terminologie utilisée dans ces propos . Ici il ne sera question que du surréalisme tel qu’il est compris par Breton et du modernisme comme mouvement littéraire; ce n’est que par endroits que l’on fera de brèves incursions dans la modernité. Un exemple suffira pour montrer les problèmes qu’entraîne une confusion terminologique. Si, comme le souligne Baudrillard, la modernité va susciter à tous les niveaux une esthétique de la rupture, elle sera foncièrement marquée par un ensemble d’innovations et de transformations dans lesquelles communient successivement le modernisme et le surréalisme; on y reviendra plus bas.

Surréalisme et modernisme José Manuel LOSADA GOYA Université Complutense de Madrid Departamento de filología francesa [email protected] Recibido: 30 de septiembre de 2008 Aceptado: 14 de noviembre de 2008 RÉSUMÉ Il y a toujours eu débat autour du modernisme et de l'avant-garde. Reprenant les définitions faites lors d'une étude précédente, cet article aborde plusieurs questions concernant le problème de la temporalité, les rapports avec l'ésotérisme et les difficultés rencontrées par le surréalisme au moment de passer des projets aux réalisations littéraires. Mots clés: Surréalisme. Modernisme. Modernité. Temps. Ésotérisme. André Breton. Surrealismo y modernismo RESUMEN El debate en torno al modernismo y las vanguardias continúa. Retomando algunas definiciones de un estudio previo, este artículo aborda diversas cuestiones sobre el problema de la temporalidad, las relaciones entre estos movimientos con el esoterismo y las dificultades que obstaculizan el paso de los proyectos surrealistas a sus realizaciones literarias. Palabras clave: Surrealismo. Modernismo. Modernidad. Tiempo. Esoterismo. André Breton. Surrealism and Modernism ABSTRACT The discussion about Modernism and the Avant-Garde movements goes on. According to some definitions stated in a previous study, this article tackles different questions concerning the relationship between these two movements and chronology, esoteric issues, and the difficulties the Surrealism is faced with when it comes to realise its main projects. Key Words : Surrealism. Modernism. Modernity. Time. Esoterism. André Breton. La plupart des critiques conviennent de la notion d'avant-garde ; il n'en va pas de même pour le modernisme conçu tantôt comme manifestation de la modernité, tantôt comme doctrine littéraire, tantôt comme attitude, tantôt comme un mouvement (hispanique ou anglophone), tantôt encore comme regroupement des mouvements (et des multiples mouvements d'avant-garde, par conséquent) depuis le tournant de siècle jusqu'à la moitié du XXe siècle. Cela montre à l'évidence l'importance de préciser le sens de la terminologie utilisée dans ces propos1. Ici il ne sera question que du surréalisme Thélème. Revista Complutense de Estudios Franceses 2009, 24, 131-138 ISSN: 1139-9368 José Manuel Losada Goya Surréalisme et modernisme tel qu'il est compris par Breton et du modernisme comme mouvement littéraire ; ce n'est que par endroits que l'on fera de brèves incursions dans la modernité. Un exemple suffira pour montrer les problèmes qu'entraîne une confusion terminologique. Si, comme le souligne Baudrillard, la modernité va susciter à tous les niveaux une esthétique de la rupture, elle sera foncièrement marquée par un ensemble d'innovations et de transformations dans lesquelles communient successivement le modernisme et le surréalisme ; on y reviendra plus bas. Quelques précisions s'imposent sur plusieurs modernismes. Le modernisme brésilien et hispano-américain respectent, en général, les règles littéraires. Martí conçoit l'affaire littéraire comme une unité indissoluble, Sarmiento pousse à l'extrême la dualité civilisation versus barbarie, Darío confère une certaine vacuité aux choses et Lugones procède à une série de démythifications ; mais tous restent en-deçà du fonctionnement du code littéraire établi avant le modernisme. Cela s'explique par le fait que tous éprouvent un besoin beaucoup plus péremptoire que celui évoqué par le surréalisme. Pour changer le monde, devise de ce mouvement d'avant-garde, tous ces Américains devaient d'abord " être " du monde ; ce qui leur avait été refusé jusqu'alors dans le domaine littéraire (exception faite de certains cas très ponctuels comme celui de José Hernández). Mais leur volonté de lutte fut féconde au point que, juste après eux, la production de l'Amérique latine ne peut plus être ignorée dans aucune histoire de la littérature universelle. Bref, si les écrivains modernistes latino-américains ne furent pas surréalistes, ils favorisèrent l'avènement du surréalisme dans les décennies postérieures. Le cas de l'Espagne mérite à peine d'être mentionné : mis à part La pipa de Kif et certains développements de Valle-Inclán (vid. Durán, 1994 : 4145), aucun moderniste (dans le sens hispanique du terme) n'entretint avec le surréalisme des rapports dignes d'être mentionnés. On ne peut en dire autant ni de l'Imagism ni du Vorticism, considérés tous les deux comme des courants mineurs du modernisme anglophone. Les représentants du premier, sous l'influence du haïku japonais et de l'ancienne lyrique grecque, penchent pour les poèmes courts et les cadences perdues en même temps qu'ils négligent les rythmes réguliers traditionnels; quant à ceux du deuxième, ils concentrent l'énergie des avant-gardes afin de mieux ruiner la culture établie. Le rapport qu'Octavio Paz a établi entre le modernisme et le romantisme (1991 : 105) trouve son pendant dans celui que Schulte-Sasse à fait à la suite de Poggioli entre les avant-gardes et le romantisme anglais et allemand (1992 : viii-ix). Le romantisme a été le premier mouvement de rupture de l'époque moderne ; en cela il coïncide pleinement avec la tradition de rupture caractérisée par la rupture de la tradition. Le romantisme octroie ainsi à l'artiste le droit d'interpréter les règles littéraires de la manière la plus libre possible. L'individualisme, note prédominante du romantisme, prend alors un essor suffisant pour que l'artiste réalise simultanément la division de son être et l'impossibilité de réconciliation entre l'individu et le monde. Mais le romantisme en est resté là. Il revenait à la modernité, et de manière toute particulière au surréalisme, de pousser jusqu'au bout cette intuition romantique (Jozef, 1987 : 63). 1 Nous avons procédé à un essai de définition dans notre article " Modernisme : questions de théorie " publié dans Thélème 20 (2005) : 149-162. 132 Thélème. Revista Complutense de Estudios Franceses 2009, 24, 131-138 José Manuel Losada Goya Surréalisme et modernisme Cela ne pouvait arriver à la période du réalisme ou, dans une moindre mesure, du naturalisme : comme les Lumières, ces deux mouvements du XIXe siècle s'étaient adonnés à la connaissance de la nature ou du genre humain plutôt qu'à celle de l'homme dans son essence et dans sa spécificité, d'où l'emploi essentiellement fonctionnel de la langue. On comprend alors que tous, aussi bien les modernistes que les surréalistes, aient voulu réagir face à la nature opaque et prosaïque de l'utilisation conventionnelle de la langue. Le modernisme coïncide avec le surréalisme dans sa tendance à l'expérimentation de toutes les virtualités poétiques de l'expression. Ce lien est mieux perçu dès que l'on observe l'objectif cathartique et thérapeutique que se sont fixés modernistes et surréalistes : atteinte d'une transcendance (une des acceptions du Modernism), libération du dogmatisme et recouvrement de la propre identité (modernismo), cessation de la soif de bonheur par le truchement du changement du monde (surréalisme). Le problème de la temporalité Nul doute que le temps est une notion plutôt floue pour le modernisme littéraire; le mouvement lui-même reste vague quant à la détermination de son début et de sa fin. Il n'en va pas de même pour le surréalisme. La doctrine surréaliste concernant le temps peut être clairement définie dans la plupart de ses contours. On comprend le problème que pose cette différence du mouvement moderniste et de l'école surréaliste à ses débuts : dès qu'il s'agit de préciser les conséquences de cette dissemblance entre le modernisme et le surréalisme, on est heurté à une question de positionnement. Cependant la conception de la temporalité, de la situation dans le temps, est un point de repère indispensable pour les modernistes comme pour les surréalistes. Aussi a-ton pensé que le recours à une catégorie plus vaste, la modernité, pourrait résoudre la question. Ce procédé est problématique. Si, comme le souligne Baudrillard, la modernité est " un mode de civilisation caractéristique, qui s'oppose au mode de la tradition, c'est-à-dire à toutes les autres cultures antérieures ou traditionnelles " (1992 : 552), il est clair que le modernisme n'y trouve pas sa place. En revanche, la modernité peut nous aider à mieux comprendre la notion du temps chez les surréalistes. Étant donné que la modernité n'est pas un concept d'analyse, il n'y a pas de théories de la modernité, mais une idéologie de la modernité. Toujours avec Baudrillard, il faut admettre que la modernité est une morale canonique du changement s'opposant à la morale canonique de la tradition. Par conséquent, on n'est pas étonné de voir qu'elle tende à la sublimation des contradictions de l'histoire faisant de la crise même une valeur indiscutable. Ce souhait se manifeste dans l'exaltation de la subjectivité, de la passion, de la singularité, traits distinctifs du surréalisme. Plus important encore, la modernité suscite une esthétique de la rupture, de la créativité individuelle, de l'innovation partout marquée par la destruction toujours plus poussée des formes traditionnelles : les genres en littérature, les règles de l'harmonie en musique, les lois de la perspective et de la figuration en peinture, l'académisme, l'autorité et la légitimité des modèles antérieurs en matière de morale, de sexualité et de conduite sociale. Pour ce qui est de la chronologie, il convient d'attirer l'attention sur l'aspect linéaire et l'aspect historique. Quant au premier, la modernité refuse toute conception Thélème. Revista Complutense de Estudios Franceses 2009, 24, 131-138 133 José Manuel Losada Goya Surréalisme et modernisme cyclique du temps. Celui-ci est conçu comme le développement d'une ligne passé-présent-avenir où le passé n'est considéré que comme le temps du révolu. Quant au deuxième, la modernité refuse toute conception mythique du temps et, à la suite de Hegel, n'admet que l'histoire comme la seule instance dominante. Bref, avec la modernité disparaît tout accès à l'éternité au profit de la contemporanéité ; celle-ci se veut simultanéité qui se résout dans une immédiateté, envers de la durée historique traditionnellement admise. C'est sous cet angle que l'on comprend nombre des déclarations programmatiques du Deuxième Manifeste du surréalisme. Après avoir rejeté l'idée préconçue selon laquelle les choses n'ont qu'une seule possibilité, Breton soutient que la signification des actes ne dépend pas de leur mode d'accomplissement (en état de veille ou en état de rêve). Abondant dans ce sens, il va à l'encontre de la conception traditionnelle de la temporalité. Ainsi le temps tel qu'il est habituellement compris, cette " vieille farce sinistre, train perpétuellement déraillant, pulsation folle ", est conçu comme un obstacle à l'aventure surréaliste ; tant que cette entrave ne sera pas démolie, Breton menace de ne mettre fin à son intolérance (1988 : 785). Il renouvelle ses menaces avec un accent d'exaspération dans le numéro XII de La Révolution Surréaliste : " si nous ne sommes même pas sûrs qu'on n'en finira pas un jour (j'écris en attendant : un jour, j'écris : en attendant), qu'on n'en finira pas avec le temps ". Par ces déclarations, Breton allait à l'encontre de l'envahissement des réflexions sur le temps qui étaient à la mode à partir des notions bergsoniennes et dont l'œuvre de Proust avait été mise à contribution (vid. notices à l'éd. de 1988 : 1597). On ne le voit que trop, pour Breton il est question de supprimer la notion du temps selon laquelle tout revient sans cesse et acquiert sa valeur en fonction des circonstances ; le choix pour l'espace est hors de doute. A contrario, le modernisme de souche spirituelle préfère opter pour une conception temporelle de la littérature (Jozef, 1987 : 66-67). Quoique la notion de temps ne présente pas des contours très définis pour le modernisme, elle est admise de plein droit au sein de ce mouvement. En revanche, le surréalisme (que l'on songe à la préposition de l'avant-garde) implique la conquête d'un terrain (l'inconscient humain) jusqu'alors considéré comme une chasse gardée ; la conception spatiale du surréalisme est proclamée à tout vent. Breton lui-même demande que l'œuvre surréaliste soit " située par rapport à certaines autres déjà existantes " (1988 : 805). La notion de " situation " est fondamentale en l'occurrence (et annonce déjà la position sartrienne). Elle suppose, selon l'idée de modernité plus haut énoncée, une mutation irréversible exigeant, du fait même de l'existence de l'œuvre nouvelle qui est en train de s'ouvrir une voie, la destruction d'autres œuvres déjà existantes. Le but principal de cette démarche suit également la logique de la modernité : par le fait même de la rupture, le surréalisme poursuit la disparition (ou la négation) de tous les antécédents possibles. Si le temps n'est plus cyclique, si tout retour est nié, toute nouvelle parution est, de par sa base, scindée de tout ce qui la précède. L'abolition de la tradition présuppose l'entrée de plain-pied dans la modernité : Cette disposition d'esprit que nous nommons surréaliste et qu'on voit ainsi occupée d'ellemême, il paraît de moins en moins nécessaire de lui chercher des antécédents et, en ce qui me concerne, je ne m'oppose pas à ce que les chroniqueurs, judiciaires et autres, la tiennent pour spécifiquement moderne (1988 : 783). 134 Thélème. Revista Complutense de Estudios Franceses 2009, 24, 131-138 José Manuel Losada Goya Surréalisme et modernisme Et ailleurs, avant de défendre Lautréamont comme le seul antécédent possible, et d'attaquer Rimbaud, Baudelaire et Poe : En matière de révolte, aucun de nous ne doit avoir besoin d'ancêtres. Je tiens à préciser que selon moi, il faut se défier du culte des hommes, si grands apparemment soient-ils (1988 : 784). Il faut dire cependant que certains, comme par exemple Compagnon, trouvent que le surréalisme se sépare foncièrement de la modernité dans sa conception du temps. Pour ce critique, la modernité suppose un sens du présent en tant que tel alors que les avant-gardes penchent plutôt vers un sens du présent en tant que contribution au futur. Poussée à l'extrême, cette affirmation lui permet de voir dans la modernité une temporalité intermittente ou sérielle confrontée à une temporalité génétique ou dialectique propre aux avant-gardes. Cela est vrai, mais seulement d'une manière relative : certains surréalistes n'éliminaient pas l'intermittence convulsive et, simultanément, refusaient une dialectique engagée qui puisse les mener à perdre leur sens de l'identité. Il ne semble pas que nous soyons ici confrontés à un élément perturbateur au point qu'il rende l'école surréaliste étrangère à la modernité : tout simplement, il s'agit d'un problème de perspective. L'accentuation de certains aspects du surréalisme provoque un défaut de perception de la réalité : il va de soi que ce même questionnement se poserait pour tout autre système littéraire inclus dans n'importe quelle catégorie. Il n'est pas moins vrai que modernité et avant-garde, ramenées à un seul critère par exemple, politique ou idéologique-, finissent par imposer la recherche de l'originalité. La lutte contre le conformisme et la convention, la croisade de la créativité contre le cliché, auraient donc commencé au milieu du XIXe siècle, et depuis elles se seraient simplement radicalisées et accélérées, en particulier avec les avant-gardes historiques du début du XXe siècle. Futurisme et dadaïsme, surréalisme et constructivisme ne représenteraient qu'une modernité plus exaltée, cette accentuation constituant encore une forme de développement (Compagnon, 1990 : 80-81). Il n'est point question de chercher une attitude traditionnelle du modernisme littéraire : on sait qu'il doit sa naissance, entre autres, à une réaction contre la littérature précédente. Cependant on commettrait une grave erreur si l'on affirmait une scission complète avec tout ce qui le précède dans le temps. Si le syncrétisme est la pierre de touche de l'esthétique moderniste (Schulman, 1974 : 35), il faut admettre que le modernisme s'inspire sans scrupule là où bon lui semble. Il ne sera donc pas surprenant de trouver chez les modernistes des éléments grappillés ça et là, aussi bien chez les classiques que chez les romantiques ou les symbolistes. Malgré les apparences, ce caractère syncrétique ne constitue pas une contradiction, comme le prouvent bon nombre d'essais auxquels s'adonnèrent la plupart des modernistes. Mieux, le statut d'essayistes qu'ils adoptèrent en masse est la meilleure garantie de leur acquiescement avec la méthode de la mise en valeur. En effet, l'essayiste est un sceptique qui refuse par principe l'acceptation de l'ordre établi. Il rompt avec la tradition, mais seulement dans le but d'une nouvelle évaluation à la lumière de ses propres circonstances. Seul le caduc est définitivement éliminé (Gómez Martínez, 1987 : 225) ; mais le moderniste ne fait jamais table rase de tout : sa conscience de positionnement dans le temps l'empêche d'adopter une suppression non discriminante. Si refus il y a chez les modernistes, c'est surtout contre ce qui les a précédés de Thélème. Revista Complutense de Estudios Franceses 2009, 24, 131-138 135 José Manuel Losada Goya Surréalisme et modernisme manière immédiate, contre l'ordre bourgeois et contre l'indésirable réalité sociale. Ce rejet suppose en l'occurrence l'acceptation d'autres chemins à parcourir, ceux de la nostalgie qui conduisent au passé et ceux de la rêverie qui conduisent à la transfiguration ; bref, l'indigénisme et l'exotisme (Gullón, 1968a : 269). Dans le premier on reconnaît l'anxiété ressentie par les modernistes de renouveler avec leurs propres racines, un élan que l'on ne trouverait jamais chez les surréalistes. Il en découle que le mouvement moderniste, par son attitude sceptique à l'égard des ruptures avec la tradition littéraire, ne suit pas les voies tracées par la modernité ou par les avant-gardes. Il n'a pas de parti pris par rapport à ce qui le précède : tantôt il recule, tantôt il avance ; il n'hésite pas à se servir des modes révolues. Autrement dit, l'écrivain moderniste n'a cure du temps parce qu'il n'a pas de préjugé temporel : ce qui l'a précédé peut être aussi bon que ce qu'il a sous les yeux. Parfois même il est bien meilleur, d'où l'évasion indigéniste propre par exemple aux modernistes de l'Amérique latine. Rapports avec l’ésotérisme Juste un mot sur l'ésotérisme visant à mieux saisir les divergences entre certains mouvements modernistes et le surréalisme. La plupart des modernistes ont été partisans des courants de pensée qui ont défendu la transcendance de la réalité physique à l'aide d'expériences mystiques de toutes sortes : platonisme, théosophie, bouddhisme et, plus généralement, sciences occultes. Parmi celles-ci il importe de retenir notamment le pythagorisme car l'un des principes de cette doctrine est l'harmonie cosmique déterminée par les chiffres. Cette concordance de l'univers régit tout, depuis le mouvement des étoiles et des planètes jusqu'à l'harmonie musicale et architectonique qui maintient tous les êtres en équilibre. Voilà une conception que les modernistes adoptèrent sans réserve. La raison est claire. Qui dit rythme, dit harmonie poétique, car les images poétiques sont expression spirituelle et sensible du rythme pluriel et cosmique. Chercheurs acharnés de la beauté, ils essaient de trouver les clés leur permettant d'entrevoir sa source d'où émanent les intuitions poétiques. Une de ces clés est le chiffre, considéré par les pythagoriciens comme le principe premier de l'univers : découvrir ses virtualités et son ordre intime constitue donc la compréhension secrète des choses et la mise en ordre du chaos universel. Dans un sens plus général, Gullón a bien montré que les grands poètes modernistes eurent recours à des expériences ésotériques et produisirent nombre de poèmes ou de traités imprégnés d'occultisme, depuis la France jusqu'aux États-Unis et depuis l'Espagne à l'Amérique latine (cf. 1968b). D'un point de vue gnoséologique, il est clair que le surréalisme trouve dans l'ésotérisme un allié du fait qu'il entretient des rapports intimes avec l'analogie. C'est cet élément de la tradition ésotérique qui permet de pénétrer les secrets du mystère, de s'aventurer dans les zones interdites et, par voie de conséquence, de parvenir à la compréhension parfaite de l'univers. Or, d'un point de vue esthétique, l'ésotérisme ne jouit pas du même traitement d'excellence ; il est, tout simplement, un élément qui, parmi d'autres, aide à trouver la lueur requise pour la création. C'est dans ce sens que l'on comprend les mots de Breton : 136 Thélème. Revista Complutense de Estudios Franceses 2009, 24, 131-138 José Manuel Losada Goya Surréalisme et modernisme Quant à l'idée d'une clé " hiéroglyphique " du monde, elle préexiste plus ou moins consciemment à toute haute poésie, que seule peut mouvoir le principe des analogies et correspondances. Des poètes comme Hugo, Nerval, Baudelaire, Rimbaud, des penseurs comme Fourier, partagent cette idée avec les occultistes (1969 : 273). Or il est une contradiction qui n'est pas passée inaperçue à Horia (1976 : 116) : celui qui vient de plaider pour l'ésotérisme est le même qui dans Nadja soutient que "le nouveau vice " du surréalisme n'est pas un remède exclusif pour certains privilégiés mais un bénéfice pour tous ; il n'est pas aisé de concilier ces propos avec le souhait, exprimé par Breton lui-même, qui demandait ailleurs l'occultation profonde et authentique du surréalisme… De la parole à l’action. Projets et réalisations On aura observé une autre différence confrontant modernisme et surréalisme. Si leur but premier coïncide presque entièrement (innovation et transformation à la suite des ruptures de la modernité), leur but ultime reste fort éloigné. Le but ultime du surréalisme et notamment du surréalisme de souche française est de trouver un sens à la vie. Certes, il n'est pas destructif comme le dadaïsme, mais cela ne présuppose ni un but constructif ni un but esthétique. En effet, la " destruction toujours plus poussée des formes traditionnelles ", ne suppose pas la construction de nouvelles catégories esthétiques. Il en va tout autrement dans le modernisme littéraire qui, lui, ne peut se passer d'en proposer des éléments de rechange. Ce phénomène est mieux perçu quand on considère un fait irréfutable énoncé par Marino : " l'idée littéraire demeure en toute occasion une forme spirituelle indépendante de l'activité pratique de création littéraire ". La raison ? Peut-être est-ce un problème d'identité. Il n'en demeure pas moins que souvent la conscience esthétique s'avère supérieure à la réalisation : c'est le cas du surréalisme, plus intéressant et plus créateur du point de vue théorique (manifestes, programmes, polémiques, etc.), que du point de vue purement littéraire (1977 : 36 ; vid. aussi Horia, 1976 : 110). Si l'apport théorique du surréalisme est positivement quantifiable, la production créatrice littéraire d'inspiration surréaliste française n'est guère comparable à l'importance esthétique des productions romantiques, symbolistes ou modernistes. Nul doute que la remise en question de tout effectuée par les surréalistes et les modernistes n'a pas été également féconde en ce qui concerne le renouvellement littéraire. Exception faite de cas ponctuels (notamment de surréalistes non français), le surréalisme littéraire a été plutôt aride par suite d'une surcharge théorique et d'une série de querelles internes. De son côté, le modernisme, beaucoup plus modeste dans l'établissement des critères et des mots d'ordre, a été capable de substituer certaines formes littéraires nouvelles (la prose poétique et le théâtre, par exemple) à d'autres surannées que le surréalisme s'est limité à décrier. On peut en ébaucher une explication parmi d'autres. Tous les deux nés de la modernité, le surréalisme et le modernisme littéraire n'aboutissent pas au même point de chute pour une raison principale : leur manière de mettre en œuvre leur scepticisme est différente. Les surréalistes sont sceptiques au même degré que les modernistes, mais ils rejettent simultanément le présent et le passé et prônent la révolution au Thélème. Revista Complutense de Estudios Franceses 2009, 24, 131-138 137 José Manuel Losada Goya Surréalisme et modernisme profit d'un futur lointain fondé sur la nouvelle science de l'homme. Peu importe que cette science tire ses principes du matérialisme dialectique, de la psychanalyse, du positivisme ou du déterminisme biologique. Les surréalistes ne croient pas en l'homme présent, mais à l'idée qu'ils se sont faite de l'homme futur, et c'est vers cet homme qu'ils tendent : voilà une promesse qui mérite bien le surnom de prophétie. En revanche, les modernistes, qui rejettent également le présent, prônent un renouvellement au profit d'un futur proche fondé sur la composante esthétique. Peu importe ce qu'enseigne la science car le fait irréfutable est que la déshumanisation existe et qu'il faut l'entreprendre immédiatement par les moyens esthétiques dont on dispose. Comme les surréalistes, les modernistes ne croient pas non plus en l'homme présent : face à ce qu'il est devenu, ils proposent la substitution par ce qu'ils possèdent déjà, car ils n'attendent rien de l'avenir : voilà un programme qui mérite bien le surnom d'ironie. RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES BAUDRILLARD, J. 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