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Réalismes, savoirs romanesques et modernisation

Cette conférence est issue à la fois de travaux de recherche et d'une réflexion sur ma propre pratique romanesque et nouvellistique. En ce qui concerne la recherche, certains travaux, sur la théorie générale du récit, sont poursuivis depuis la fin des années

“Réalismes, savoirs romanesques et modernisation” Didier Coste Michel de Montaigne University, Bordeaux and University of Sfax (Tunisia) [Remerciements] Cette conférence est issue à la fois de travaux de recherche et d’une réflexion sur ma propre pratique romanesque et nouvellistique. En ce qui concerne la recherche, certains travaux, sur la théorie générale du récit, sont poursuivis depuis la fin des années 70, d’autres, touchant aux modalités de la fiction, à l’histoire des esthétiques réalistes et aux littératures dites postcoloniales, ont été entrepris plus récemment, il y a dix ou quinze ans. À propos de mon écriture romanesque, je tends à penser aujourd’hui que les difficultés que j’ai cherché à résoudre ont en bonne partie tenu au souci de plus en plus aigu et conscient d’échapper aux pièges d’un lyrisme personnel et de l’autobiographie nostalgique dans l’espoir de rendre compte d’une vision de monde partageable. Ma vocation comparatiste et cosmopolite aussi bien que mes engagements politiques m’ont conduit à plusieurs reprises à approcher tour à tour plusieurs cultures diversement éloignées des normes françaises et européennes, qu’il s’agisse, il y a fort longtemps, du Maghreb, puis de l’Australie, de l’Océan Indien, de l’Amérique Latine et enfin de l’Inde, ma principale aire d’enquête depuis une dizaine d’années. Ainsi excentré par rapport aux lieux de ma première éducation et de mes premières expériences, j’ai cherché à rejoindre, comme on dit, « mon temps » historique, celui où les autres se trouvaient aussi. Il ne s’agit plus seulement de savoir et de se souvenir, des fonctions mnémoniques de la littérature, ni d’imaginer le monde dans le non-temps des possibles, mais de découvrir et de connaître ce qui est au présent et de gagner une liberté d’action en identifiant les limites objectives de cette liberté —notre Didier Coste détermination en tant que sujets sociaux et historiques. D’où l’idée, ensuite souvent corroborée par les travaux d’autres théoriciens, que le réalisme romanesque ou, en général, celui des fictions narratives (ainsi la nouvelle, les mémoires, le journal de voyage, le documentaire, le cinéma…) était profondément lié à des entreprises et des processus de modernisation dans tous les domaines de la vie sociale, politique et idéologique. Il irait de soi, alors, que les cultures, les groupes sociaux, les sujets qui s’y trouvent placés, soumis au choc violent de la rencontre d’un dominant, le colonisateur, par exemple, n’auraient le choix, dans leur représentation d’eux-mêmes et du monde, qu’entre deux attitudes : l’une de repli fantasmatique et passéiste correspondant à la fois au principe de plaisir et à une pulsion de mort, et l’autre, adaptative, émergente, voire mutante, de novation proactive correspondant à la fois à une pulsion de vie et au principe de réalité. À coup sûr, chacune de ces deux options est aussi ardue et pleine d’embûches que l’autre ; en bien des domaines, elles seront parfois difficiles à distinguer, apparaîtront paradoxalement imbriquées l’une dans l’autre, défiant la lucidité, confondant le jugement. Des formations de compromis viables débouchant sur des modes émergents de représentation et de signification adaptés ne sont pas toujours trouvées, le dilemme et l’aporie vont alors avec un vécu tragique ou une situation de double torsion (double bind) schizophrénique. Les divers et nombreux modes esthétiques des réalismes émergents postcoloniaux, en particulier dans les cultures dites périphériques, colonisées, ex-colonisées ou néo-colonisées, mais aussi dans les sites métropolitains de dominance, traduisent chacun à sa façon les affres, la difficulté et la nécessité de la modernisation des représentations dans le cadre de l’incontournable et irréversible mondialisation culturelle. Malheureusement, l’étude et l’analyse du réalisme restent dans l’ensemble très en retard sur les besoins actuels, figées dans une périodisation périmée. Je partirai de ce constat avant de donner un seul exemple des problématiques actuelles et des efforts à faire urgemment pour moderniser la théorie littéraire et celle de la représentation en même temps que se modernisent nos cultures. Je suggèrerai seulement, en conclusion d’autres exemples et objets de recherche et de débat possibles dans ce domaine. *** 2 Réalisme, savoirs romanesques et modernisation A – L’étude et l’histoire comparée du réalisme En tant qu’objet d’étude scolaire et universitaire, le réalisme semble se limiter pour l’essentiel au XIXème siècle et presque exclusivement à la France et à l’Angleterre, séparément, c’est-à-dire très rarement envisagées ensemble et comparées. On veut tenir pour établi une fois pour toutes que le réalisme, c’est Balzac, Flaubert et Maupassant sur le continent, et Dickens, George Eliot, et à la rigueur Thomas Hardy de l’autre côté de la Manche. Certains manuels sur le réalisme contiennent un chapitre introductif évoquant ou rappelant les origines et antécédents probables du réalisme européen dans la culture populaire et dans la culture savante : la farce, d’un côté, la parodie, de l’autre, par exemple. On situe aussi le développement du réalisme en rapport avec la montée en puissance du roman en Europe, depuis le picaresque et Cervantes en Espagne, depuis le roman bourgeois et le roman comique en France (Scarron), depuis le néo-picaresque en Angleterre (Fielding). Souvent réalisme et naturalisme sont amalgamés dans un ensemble dont on ne saisit pas bien les contours, les fondements ni l’unité épistémologique, le naturalisme restant une catégorie instable et très floue où Maupassant et Daudet coexistent difficilement avec Zola. Ces ouvrages s’aventurent très rarement dans le XXème siècle, à moins qu’ils ne le fassent pour relever le tour intimiste et psychologisant que prend la fiction romanesque avec Henry James, Virginia Woolf et James Joyce, Proust, Valéry Larbaud ou Roger Martin du Gard. Encore moins nombreuses sont les études qui s’ouvrent en même temps à une plus vaste perspective européenne (Allemagne, Russie, Italie, Espagne, Portugal) ; la persistance, la vitalité, les métamorphoses du réalisme européen sont généralement ignorées ; le néo-réalisme, le réalisme social ou le réalisme socialiste, s’ils ne sont pas complètement oubliés, sont vus comme des avatars dégradés ou pervertis du « grand » et unique réalisme fondateur, celui du XIXème siècle franco-britannique. L’idée que le réalisme pourrait être le mode de représentation dominant au XXème siècle est inenvisageable, aussi Sartre et Camus sont-ils assignés à l’ « absurde » ou à une philosophie existentialiste, escamotant leur esthétique de la fiction. À peu d’exceptions près, la relation profonde et équivoque entre romantisme et réalisme est elle aussi 3 Didier Coste esquivée. Enfin je ne connais pas le moindre livre qui ait même timidement tenté une approche mondiale et encyclopédique du réalisme romanesque au XXème siècle. Même des littératures devenues aussi centrales que la littérature nord-américaine ou la littérature japonaise sont confinées dans leur espace clos au lieu d’être rapprochées des littératures européennes. Quant aux littératures émergentes d’Asie, d’Afrique et d’Amérique Latine, elles font l’objet, malgré leur impact mondial et leur pénétration actuelle dans la culture littéraire occidentale, d’une classification et d’un cadrage qui les excluent effectivement d’une approche globale du réalisme romanesque : que l’on parle de francophonie, de littératures du Commonwealth ou de mondes hispanophone ou lusophone, les anciennes métropoles coloniales, étonnamment, n’y figurent pas. Les littératures en langues indigènes, même dans le cas de l’Inde, du Maghreb et du Moyen-Orient, sont artificiellement isolées de la production locale en langues européennes. Même le tout récent développement d’approches postcoloniales translinguistiques aux Etats-Unis et en France laisse de côté une grande partie du corpus pertinent et, avec lui, de la problématique du réalisme moderne et contemporain. Les chapelles cachent l’église ou empêchent de la construire. Si Mimesis d’Auerbach est une base fondamentale au plan théorique, elle reste la seule jusqu’à ce jour ; d’autre part, son parcours transhistorique d’Homère au XXe siècle est purement européen et le prive de pouvoir penser le réalisme dans toute son étendue anthropologique ; l’articulation du réalisme à l’historicisation des représentations est rendue hasardeuse par une diachronie aussi étendue. Et, il y a plus de soixante ans, avant les indépendances africaines, moyen-orientales et asiatiques, nul n’aurait pu concevoir une modernisation du champ littéraire non occidental telle que celui-ci l’a connue. Il y avait bien quelques indices, depuis les années 1930 surtout, avec l’indigénisme, par exemple, d’une nouvelle perméabilité de cultures traditionnelles et de cultures modernes foncièrement opposées, mais la vitesse à laquelle les échanges entre elles ont modifié le panorama littéraire et artistique mondial à partir de la décolonisation générale des années 50 à 70, puis de la nouvelle donne de la chute du mur de Berlin et de la dernière révolution des technologies de l’information et de la communication, cette vitesse de mutation était complètement imprévisible à la fin de la Deuxième Guerre Mondiale. 4 Réalisme, savoirs romanesques et modernisation Dans une perspective comparatiste mondiale, essentielle pour tenter de comprendre quelque chose au monde dans lequel nous opérons et peut-être d’imaginer où va ce monde, plusieurs questions, elles-mêmes complexes, il est vrai, pourraient être sériées et posées successivement par étapes logiques : 1. Peut-on prouver que le réalisme a commencé très tôt et continue aujourd’hui à jouer un rôle instrumental dans la modernisation des cultures littéraires et artistiques non occidentales ? 2. Les sources du réalisme moderne non occidental sont-elles exclusivement occidentales, par imposition et imitation, acculturation et innutrition (ou « anthropophagisme culturel »), ou bien ce réalisme a-t-il puisé aussi dans un fond local ou dans d’autres ressources non occidentales ? 3. Le réalisme a-t-il fortement contribué à l’effacement de traits culturels non occidentaux, ou bien a-t-il au contraire servi avant tout à construire une mémoire documentaire, une archive offrant à la culture traditionnelle et aux marques identitaires des moyens de survie, voire d’épanouissement dans un nouveau contexte hostile ? 4. Le réalisme a-t-il facilité un accès mutuel à l’altérité de cultures très différentes, ou seulement un accès à sens unique, au bénéfice de l’Occident, ou encore déforme-t-il l’auto-représentation des sociétés non occidentales au point de les rendre méconnaissables et définitivement inconnaissables, même aux Occidentaux ? Un programme d’une telle ambition exigerait la constitution d’équipes de recherche dotées de moyens considérables et travaillant en un réseau mondial à la fois bien organisé et respectueux des initiatives, des spécialités et des traditions scientifiques de chacune des composantes. L’Association Internationale de Littérature Comparée, si elle était mieux soutenue et moins sujette à des rivalités de clans méthodologiques, à des querelles idéologiques et intercontinentales, serait la seule organisation scientifique qui pourrait se lancer dans une telle entreprise. Mes aspirations personnelles, d’ailleurs sévèrement bridées par mes compétences linguistiques très modestes et mon ignorance crasse d’aires culturelles tout entières, comme la Chine, l’Asie Centrale ou le Sud-Est asiatique, se bornent donc à esquisser quelques cadres théoriques et méthodologiques qui 5 Didier Coste pourraient aider à donner forme à cette sorte d’enquête. Je proposerais par exemple, pour première étape stratégique, de dresser un inventaire modal de la fiction réaliste allant de pair avec une périodisation souple conforme à une temporalité ramifiée plutôt que linéaire et qui couvrirait plusieurs synchronies se chevauchant dans l’histoire mondiale des XIXème, XXème et XXIème siècles. Mais ce n’est pas ici le lieu ni le moment de s’étendre sur ce sujet. Je voudrais seulement montrer, à travers quelques questionnements plus étroits et plus spécifiques, comment il est devenu nécessaire de conjoindre plusieurs grilles de lecture diverses et complémentaires, telles que l’esthétique et la rhétorique, la stylistique et la psychologie cognitive, la narratologie, la psychanaluyse, la sociocritique et la sociolinguistique, dans une optique résolument transdisciplinaire. *** B – Un exemple : savoir romanesque, récit, connaissance Naguère, autour de textes familiers, européens ou « occidentaux » surtout, familiaux, constitutifs en quelque sorte dans nos formations universitaires et bibliographiques, je me demandais encore : « qui sait quoi dans le récit raconté ? », « quelle est l’origine avouée, exhibée ou au seulement suggérée à demi-mot, des (prétendus) savoirs sur le monde du récit et sur le monde hors récit ? » À l’instant, mes questions seront, dans une large mesure, autres. Fréquentant assidûment depuis une longue décennie les fictions de l’Inde moderne, j’ai eu l’occasion de suivre d’assez près des débats sur l’exotisme et la créolisation, sur le parler entre soi et le parler à l’autre, sur le territoire, la communauté, le déracinement, la réappropriation culturelle. Cette conversation m’a laissé sur ma faim, sur un même questionnement obstiné : comment se fait-il que ce soient partout, quelle que soit la région concernée ou la langue d’écriture, les mêmes savoirs du quotidien empirique ou cosmique qui sont distribués et ressassés ? Quel est ce lieu, dès lors, où, que l’on soit un intellectuel parisien, un collégien du Gujarat ou un parlementaire britannique, on n’apprend à jamais que ce que l’on a toujours su ? Ce lieu, une certaine voie, précoce, 6 Réalisme, savoirs romanesques et modernisation du roman indien, les premiers romans historiques, dans leur composante réaliste comme dans leur composante symbolique, les premiers romans de mœurs, puis les débuts du réalisme social (avec des suites ou des séquelles jusqu’à nos jours), je l’appelle volontiers « la vache à savoir », la vache étant l’animal sacré dont le lait nourricier, sang divin déjà transformé, nous permettrait de rejoindre notre essence cosmique, divine, immuable. Je me place en 1936, l’année où Mulk Raj Anand, alors la trentaine, publie en anglais, son second roman, Coolie, sur la lancée du succès jamais démenti d’Untouchable (L’Intouchable), sorti l’année précédente ; tandis que Premchand, ruiné et en fin de vie, publie en hindi l’immense roman qu’on a dit bâclé et incohérent mais qui devait rendre son nom célèbre, Godaan (Le Don d’une vache). Un coolie, dans la terminologie sociale anglo-indienne, est un homme de peine, de basse caste, particulièrement le manœuvre dont le seul outil de travail est sa force, son endurance physique : il porte des charges, tire une charrette ou passe les briques aux maçons sur un chantier. L’incipit de Coolie, le roman, nous met en présence d’un jeune garçon, Mundu, dans une scène rurale presque idyllique ; comme le jeune dieu Krishna, entouré de ses camarades de hameau, Mundu garde des vaches qui se baignent paresseusement dans les basses eaux de la rivière. Mais Mundu est loin de savoir que c’est le dernier jour de son enfance et son dernier jour au village. Dès le début du 2ème chapitre, nous retrouverons un Mundu transféré contre son gré à la ville, siège de l’administration coloniale, de ses finances, d’une autorité impitoyable qui est aussi celle de l’aristocratie de caste et d’argent indienne. Peinant sous un soleil de plomb, les pieds en sang, à suivre son oncle en uniforme, portier ou coursier d’une banque, esclave d’un esclave, donc, il est complètement désemparé devant la nouvelle condition dont il doit prendre connaissance pour essayer de survivre. Au lieu d’un être de nature, partie intégrante du cosmos, du grand cycle et de celui des saisons, il n’est plus désormais qu’un objet consommable par la machine sociale, assujetti à des forces incompréhensibles qui sont celles de l’Histoire, du « progrès », d’une modernité imposée qui ne fait aucun cas de son corps, de son bien-être ou de sa dignité, dans un temps linéaire et irréversible : il a désormais un destin, qui se précipite et qui lui sera fatal. L’entrée en récit, le passage d’un réalisme descriptif à un réalisme narratif, du savoir reçu à la connaissance acquise, marque et traduit une mutation qui est celle-là même de la 7 Didier Coste modernisation, du passage d’une culture traditionnelle à une culture moderne, comme si l’on avait affaire au passage du tableau vivant au théâtre d’action, ou de l’image picturale ou photographique fixe à l’image animée, au cinéma. Or justement, Premchand, l’auteur de Godaan, avait connu une expérience malheureuse peu de temps auparavant quand on lui avait proposé un travail de scénariste. L’histoire de Hori, le paysan pauvre, dans Godaan, est de bout en bout, celle d’un homme et d’une vache. La vache sacrée est ironiquement une grande trompeuse, un piège pour le croyant. Dès sa première sortie, comme dans un conte, Hori va se voir soumis à une épreuve, mais il ne la surmontera pas et elle bouleversera sa vie et celle de son entourage jusqu’à la fin, ou plutôt elle le confirmera jusqu’à la fin désastreuse dans sa misère résignée, détruisant toute illusion d’une amélioration de sa condition servile. Un voisin laitier et veuf offre à Hori une fort belle vache en échange de ses bons offices pour lui procurer une femme qu’il puisse épouser en secondes noces afin d’accomplir les taches domestiques et qu’il ne meure pas seul et dépendant de ses enfants. Or la vache, qui n’a pas encore vêlé et ne donne pas de lait, coûte très cher à entretenir, surtout elle excite l’envie des voisins et particulièrement celle d’un frère ennemi : un soir, attachée devant la maison (elle est à l’étroit dans la petite cour), elle est empoisonnée. Comme Hori n’a pas tenu sa parole de procurer une femme au laitier, la vache morte représente une nouvelle dette écrasante, et tout s’enchaîne pour faire de lui un misérable dépossédé, sans terre, qui ne peut plus cultiver que les champs des riches ou des moins pauvres que lui, en véritable serf. On pourrait dire qu’il a lui aussi rencontré son destin, mais ce destin n’a rien de nouveau et d’imprévisible, il est ancestral et ne fait que reproduire la condition des petits paysans exploités par les grands propriétaires terriens (les zamindars), les princes, les prêtres, les commerçants et les usuriers. Contrairement à Mundu, et bien qu’il meure comme lui d’épuisement et de maladie non soignée, Hori meurt, lui, de ne pas être entré dans l’Histoire, de ne pas s’être « modernisé ». Son savoir, inconscient et devenu inadapté à la marche de l’Histoire, amorcée à la ville, l’autre lieu du roman, est toujours resté celui d’une culture du symbole dans laquelle le don d’une vache est une bénédiction, il résiste à la connaissance. Ainsi, même dans la modalité descriptive du réalisme et encore en partie dans un temps cyclique et fataliste, Premchand enregistre une entrée de la société et de la culture indienne dans la 8 Réalisme, savoirs romanesques et modernisation modernité, dont meurent les laissés pour compte, ceux qui ne peuvent pas y participer activement. De la représentation de l’immuable ou du répétitif à celle d’une catastrophe ou d’un cataclysme dans lequel bascule la vie des plus démunis jetés dans la gueule de la nouvelle férocité, de la nouvelle implacable indifférence, celle de la grande ville, de l’industrie, des trains et des banques, le roman réaliste a, par étapes, accompli son œuvre. *** Bien que je ne connaisse guère la littérature gauchesca ou celle des cangaceiros, je me demande si l’on ne pourrait pas dresser des parallèles avec Godaan et d’autres romans indiens de village, il ne serait même peut-être pas complètement déraisonnable d’en rapprocher Grapes of Wreath (Les Raisins de la colère) de Steinbeck ou tels autres romans ruraux nord-américains du déracinement ou de l’enlisement (Erskine Caldwell, Faulkner). La construction d’un réseau thématique n’est pas ici indifférente à l’appréhension de la modernisation et de sa prise de conscience par le biais du réalisme romanesque. Dans ce qui pourrait passer pour un tout autre ordre d’idées, la question de savoir si le réalisme magique ou le réel merveilleux (real maravilloso) sont ou ne sont pas les modes fictionnels hybrides les plus représentatifs de la fiction postcoloniale devrait être reprise sous cet angle. Quand on débat, accessoire mais emblématique, sur l’originalité de Salman Rushdie dans Midnight Children (Les Enfants de minuit) —a-t-il ou non imité, sinon copié García Márquez ?—, on devrait encore se demander, par-delà les déclarations de l’auteur indien, 1) si un certain pastiche technique n’était pas un moyen de dépasser critiquement les ambiguïtés de la figuration marquézienne vers une lecture de l’Histoire beaucoup plus mondiale, 2) si le prétendu « réalisme magique » (celui d’Alejo Carpentier, par exemple) n’est pas en bonne partie un nouvel exotisme faisant feu, pour satisfaire un lectorat mondial, occidental ou occidentalisé, des mêmes effets de primitivité, d’irrationalité et d’étrangeté (de non-modernité) que les pires romans et récits de voyage exotistes du XIXe siècle. La non-modernité, sous les espèces de la tradition, est certes une valeur identitaire réactive pour le colonisé, mais elle est aussi, sous les espèces de la sauvagerie, de la barbarie, de l’enfance de l’humanité, une valeur 9 Didier Coste contrastive et en même temps fascinante pour le lecteur occidental. Le néo-réalisme, le réalisme social, le réalisme documentaire (le roman factuel), ou encore l’hyperréalisme sont autant de modes réalistes qui pourraient trahir contrastivement le double jeu d’Alejo Carpentier et de García Márquez avec la modernisation réaliste, mais aussi les doubles jeux, assez différents, de Rushdie et de ses disciples, d’une part, d’Amitav Ghosh et de Peter Carey, d’autre part. Il existe des contiguïtés, de proche en proche, entre toutes ces stratégies du savoir et de la connaissance romanesques, de Narayan, apparemment au plus près du réalisme moyen, à la science-fiction de Ray Bradbury ou de Philip Dick, en passant par le quasi-fantastique de Sethu et la politique-fiction satirique d’O.V. Vijayan, mais c’est toujours la pulsion réaliste qui participe de la modernité. Le départ entre modernisation et traditionalisme équivoque se ferait entre deux pratiques de la fiction narrative faussement symétriques : imaginer le réel ou réaliser l’imaginaire. 10