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Le fantôme du modernisme

à propos de l'action performance "Specter : romantic Post-Vandalism" de l'artiste Maurycy Gomulicki, le 17 septembre 2011, dans le cadre de la présidence polonaise du Conseil de l'Union européenne.

4 2011 Maurycy Gomulicki, Specter : Romantic Post-Vandalism Cité administrative de l’État, angle boulevard Pachéco et boulevard du Jardin Botanique, Bruxelles Maurycy Gomulicki, Specter : Romantic Post-Vandalism, action performance du 17 septembre 2011, dans le cadre de la présidence polonaise du Conseil de l’Union européenne. Détail. © Photo : Pauline de La Boulaye, 2016 Le fantôme du modernisme par Pauline de La Boulaye Le piéton qui s’aventure sur le boulevard Pachéco pourrait se sentir mal à l’aise. Il se trouve entre deux trésors bruxellois – le Jardin botanique et la Cathédrale Saints-Michel-et-Gudule – mais rejoindre l’un à pied est aussi diicile que lâner jusqu’à l’autre. Plusieurs facteurs contribuent à ce malaise1 : la place démesurée accordée aux voitures, l’alignement massif de bâtiments modernistes inhospitaliers et les nombreux escaliers et bouches ouvertes vers des parkings obscurs ou le sous-sol d’une gare d’où personne ne semble jamais sortir (Gare BruxellesCongrès). Il y a de quoi avoir le vertige. Vertige renforcé par la présence vacillante d’un container de transport de marchandises posé en équilibre sur une pointe2. 1 Ayant ressenti ce malaise, j’ai organisé en 2015, deux marches cathartiques. Le 26 juin 2015, 14h-17h Promenade sur la Jonction Nord – Midi en présence de Stéphane Damsin de Recyclart, dans le cadre de Being Urban. Le 27 septembre 2015 14h-16h Marche dans les « lieux creux » boulevard Pacheco et Cité administrative organisée par Arkadia. 2 Luc Deleu, The container, installation pour l’exposition «Passages» organisée en 2013 par Recyclart et CONGRÈS, lire aussi p. 45. Le piéton de l’avenue Pachéco se trouve un peu nulle part entre la ville haute et la ville basse. Sous ses pieds passent des dizaines de trains internationaux qui saturent un tunnel creusé pendant le 20e siècle, balafrant le cœur historique de Bruxelles, de la gare du Midi à la gare du Nord : la Jonction. Folie des temps modernes, chantier démesuré. Sur la cicatrice, on a aligné, dans les années 1950 et 1960, des gares et des bâtiments à l’architecture fonctionnaliste. Mais à l’endroit même du boulevard Pachéco, une folie supplémentaire est venue se grefer : la construction d’une Cité administrative de l’État. Vingt-cinq ans de chantier (1958-1983) pour une vingtaine d’années d’occupation efective par quatorze mille fonctionnaires de l’administration d’un État belge rassemblé à la in du 20e siècle. Non loin de là, l’Europe installait son siège à Bruxelles. On se préparait au futur avec force. 141 Celui qui longe le boulevard Pachéco ne voit pas forcément cet ensemble monumental dont le volume rivalise avec Saint-Pierre de Rome ou le Palais de Justice. Il le ressent. Car il en longe les soubassements prévus pour que les travailleurs puissent directement aller du train ou de la voiture au bureau sans sortir. Il marche dans une rue déshumanisée, désinvestie, niée. Le piéton ne voit pas non plus l’immense esplanade qui surplombe le boulevard et sur laquelle il serait surpris de découvrir une vue panoramique sur tout Bruxelles, un espace public hors normes, calme et démesuré. Il longe donc cent cinquante mille mètres carré de béton (surface au sol), sur lesquels s’étend un jardin suspendu entouré de tours vertigineuses (l’équivalent de « 82 stades de foot en planchers3 »). Mais rien ne l’invite à monter. La Cité a été abandonnée au début des années 2000 avec la décentralisation et fédéralisation de l’État belge. Un échec, mais une des réalisations les plus édiiantes de Bruxelles après guerre. Le 17 septembre 2011, l’artiste Maurycy Gomulicki et une équipe d’ouvriers du bâtiment brisent quatre-vingts fenêtres d’une des tours de la Cité désafectée. Au cours de cette action performance, les passants ont pu voir apparaître sur la façade composée de séries de fenêtres identiques, l’image d’un visage humain de proil (une évocation du logo du Bauhaus datant de 1919). L’apparition s’est déroulée comme le chargement d’une image pixellisée sur les premiers ordinateurs. Il s’agit d’une œuvre éphémère réalisée dans le cadre de la présidence polonaise du Conseil de l’Union européenne en 2011. La curatrice Monika Szewczyk dont les projets vont des États-Unis à la documenta de Kassel, a invité trois artistes polonais à investir des lieux publics dans Bruxelles mettant sur pied un programme intitulé Fossils & Gardens4. Y a-t-il d’autres présidences européennes qui ont investi Bruxelles comme territoire d’expression ? Saluons ce geste qui mériterait d’être suivi. Gomulicki partage sa vie entre la Pologne, Mexico et le monde entier. À Bruxelles, il cherchait un écho, une résonance, avec son pays natal : des signes communs qui traversent l’union européenne ; il est attaché à la répétition des motifs. Il a vu dans ce bloc de la Cité administrative, la copie d’un bâtiment de l’époque communiste à Varsovie, un écho du « modernisme décadent » dans lequel il a vécu enfant. « En dehors de l’aspect évidemment nostalgique, le modernisme est surtout un idéalisme. Même si on est conscient du pouvoir de destruction d’un tel idéalisme, il met le monde en ordre. 142 3 Radio Panik, La cité perdue, une épopée radiophonique en deux épisodes, autour de la Cité administrative de l’État, l’urbanisme à Bruxelles et le délitement de l’État belge... Montage : Gwenaël Breës. Difusion : mardi 6 mars 2007 http://www.radiopanik.org/emissions/ emissions-speciales/lacite-perdue 4 Les trois artistes polonais commissionnés par Fossils and Gardens dans le cadre de la présidence polonaise du conseil de l’Union Européenne en 2011 sont : Julita Wójcik, Maurycy Gomulicki and Dominik Lejman. Coordination : Omgeving, landscape architecture urbanisme (Berchem). 5 Traduct ion d’après entretien difusé http:// culture.pl/en/event/fossils-and-gardens-threeinstallations-in-brussels. 6 Michel Jaspers sur Radio Panik, La cité perdue, cf. note 3. […] J’ai senti cette nouvelle réalité européenne de Bruxelles, où les gens viennent faire une euro carrière, dans une course insensée vers le succès, et ça valait la peine d’y réléchir. Au début, je me suis imaginé comme un hooligan […] qui arrive armé seulement d’un marteau et brise des fenêtres […]. J’ai choisi le logo du Bauhaus, comme une sorte d’adieu au modernisme. Bauhaus est une fenêtre ouverte, un soule qui s’est installé en Allemagne où l’enfer s’est développé avant de ravager toute l’Europe. [Ce motif appartient donc] à la culture universelle. […] J’espère que cela va contenir une fragilité, que ce sera une histoire évanescente, insaisissable, qui transportera son charme cadavérique5. » Specter : Romantic Post-Vandalism est le titre donné à l’action et à l’image restée depuis en suspens. Le terme de post-vandalisme exprime à la fois un acte de destruction (vandalisme) et son dépassement (post). Le post-vandalisme est un genre d’art urbain attribué à un certain Adam Jastrzebski dont il existe peu de traces en dehors de cette déinition : une stratégie artistique populaire consistant à travailler avec l’espace public dans l’intention de changer la conscience esthétique des habitants d’une ville. Cinq ans après, l’installation est toujours là. La Cité administrative a été vendue par l’État fédéral, incapable de pouvoir subvenir à la rénovation d’un site aussi gigantesque. L’État loue désormais une partie au promoteur. Le bloc hanté ofrira bientôt des appartements pour « les Européens qui sont demandeurs de logement dans le centre de Bruxelles6 ». Comme l’indique l’enseigne qui se trouve dans l’œil du spectre, le projet immobilier est en route. Et l’évanescence programmée du spectre à visage humain racontera le jour où Bruxelles est devenue encore plus moderne. 143 Maurycy Gomulicki, Specter : Romantic Post-Vandalism, action performance du 17 septembre 2011, dans le cadre de la présidence polonaise du Conseil de l’Union européenne. Cité administrative de l’État, angle boulevard Pachéco et boulevard du Jardin Botanique. © Photo : Pauline de La Boulaye, 2016