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Béarn 60. En passant par l'Algérie.

2002, cndp.fr

En comparant des travaux que Pierre Bourdieu a consacrés à deux crises de reproduction de la société paysanne, en Kabylie et au Béarn, l'auteur montre que Pierre Bourdieu a cherché à construire un système théorique qui puisse rendre compte des changements sociaux : l'auteur répond ainsi à certains critiques qui jugeaient le système théorique du sociologue incapable de tenir compte dans ses analyses des changements sociaux.

Gérôme TRUC, élève de l’ENS Cachan [ LECTURES ] enpassant par l’Algérie NDLR : Nous sommes probablement assez nombreux à avoir attendu la récente publication du Bal des célibataires pour lire enfin l’article de 1962, en quelque sorte enfoui dans Études rurales, « Célibat et condition paysanne ». Nous avons eu tort. En effectuant une lecture croisée des travaux que Pierre Bourdieu a consacré à deux crises de reproduction de la société paysanne, en Kabylie et au Béarn, Gérôme Truc nous montre que le détour de ces œuvres de jeunesse permet de répondre aux critiques répétées d’un système théorique jugé incapable de penser le changement social. uelques mois après le décès de Pierre Bourdieu, ses textes sur la société paysanne béarnaise (dont le fameux article paru dans Études rurales en 1962 : « Célibat et condition paysanne ») sont réunis pour la première fois en un seul volume, intitulé Le Bal des célibataires. Cette réédition est, selon lui1, l’occasion tout à la fois de « suivre une recherche dans la logique de son développement », qui donnerait « une idée assez juste de la logique de la recherche en sciences sociales », et de voir comment, par ce travail, le sociologue s’est « construit » en se réappropriant « intellectuellement et affectivement la part sans doute la plus obscure et la plus archaïque de lui-même ». On sait que ces travaux ont été effectués par Pierre Bourdieu à la suite d’enquêtes monographiques sur la société traditionnelle et l’agriculture en Algérie au moment de la guerre d’indépendance, qui ont abouti à la publication de Sociologie de l’Algérie, du Déracinement, puis de Travail et travailleurs en Algérie2, plus tard repris et synthétisé dans Algérie 603. Lui-même rappelle d’ailleurs qu’il écrivait son texte sur la maison kabyle à peu près à la même époque, preuve que le Béarn et l’Algérie sont, pour Pierre Bourdieu dans les années 60, les deux facettes d’une même réflexion sur la crise des sociétés paysannes et traditionnelles. Il disait d’ailleurs à propos de ces travaux : « J’ai pu, je crois, faire un grand progrès dans la maîtrise de mon passé et de mon inconscient social : cette recherche qui m’amenait à regarder les paysans béarnais, qui m’étaient familiers, tout en restant exotiques, comme j’avais appris à regarder les paysans kabyles, auxquels j’étais étranger, donc à reporter le regard obligé de l’ethnologue, regard de l’objectivation, mais aussi de la compréhension respectueuse, sur tout ce que le système scolaire m’avait incliné à Q ———————— 1. Dans l’Introduction au Bal des célibataires, rédigée en juillet 2001 (toutes les citations qui suivent sont extraites de cette introduction). 2. Avec A. Darbel, J.-P. Rivet et C. Seibel, Paris : Mouton, 1964. 3. Ce livre s’étant aujourd’hui plus ou moins substitué à Travail et travailleurs en Algérie, jamais réédité depuis 1964, c’est à lui que nous ferons référence tout au long de cet article lorsqu’il sera question de cette enquête.. 79 [idees 129 / 10. 2002 LECTURES Béarn 60 : [ LECTURES ] mépriser. Par contrecoup, j’ai pu aussi mieux comprendre, je crois, ce que je faisais en Algérie, et le théoriser4 ». Le programme de notre travail se trouve ici résumé : retrouver des indices de ce « grand progrès» du jeune sociologue. Notre objectif est d’essayer de comprendre en quoi ce retour sur sa société natale, nécessaire pour Pierre Bourdieu, n’aurait pas pu être mené correctement sans l’expérience préalable du terrain algérien. Il s’agit donc de donner quelques pistes permettant de remonter de la Kabylie jusqu’au Béarn, en montrant en quoi l’analyse de «La crise de la société paysanne en Béarn » (sous-titre du Bal des célibataires) doit beaucoup aux outils, concepts et intuitions forgés dans l’analyse de «La crise de l’agriculture traditionnelle en Algérie » (sous-titre du Déracinement), dans la mesure où, comme l’attestent ces deux sous-titres, l’objet d’étude est sensiblement le même. Pour cela, nous confronterons systématiquement Le Bal des célibataires au Déracinement, en considérant Algérie 60 comme partie prenante de cet ouvrage, dans la mesure où l’auteur développe un chapitre du Déracinement (chapitre dans lequel l’enquête de Travail et travailleurs en Algérie est citée à plus de cinq reprises). Ce travail nous semble d’autant plus nécessaire qu’il permet de saisir l’intuition fondamentale du « système » bourdieusien, avant que celui-ci ne se fige en une pensée de la « reproduction » et de la « domination », et ainsi de dégager des éléments de réponse à ceux qui considèrent que ce système est incapable de penser le changement social. De surcroît, cet effort nous ouvre aussi à une réflexion sur le rapport du jeune sociologue à son objet, médiatisé alors par le « carcan positiviste », et sur la conception que se fait alors Pierre Bourdieu du travail sociologique. 80 [idees 129 / 10. 2002 [ De l’Algérie au Béarn « La crise de la société paysanne béarnaise », « La crise de l’agriculture traditionnelle en Algérie », on ne se lasse pas de comparer ces sous-titres, donnés à presque quarante ans d’intervalle à deux ouvrages de Pierre Bourdieu, publiés chez des éditeurs différents, rassemblant pourtant des travaux effectués à la même époque: le début des années 60. «Tout se passe comme si » (pour utiliser une des expressions favorites de Pierre Bourdieu), on avait voulu attirer l’attention sur la proximité, voire l’analogie entre ces travaux, à défaut de pouvoir l’affirmer plus clairement dans les textes. En effet, un lecteur non averti du Déracinement est très loin de pouvoir se douter que l’auteur, « dans ses recherches (…), [se référait] mentalement aux paysans béarnais5 », de même qu’il n’est jamais question de la Kabylie dans Le Bal des Célibataires. Pourtant, dans la préface d’Algérie 60, on peut lire : « j’aurais voulu pouvoir apporter les informations acquises par une recherche comparative menée en France il y a quelques années ». Le fait est qu’Algérie 60 se démarque du Déracinement par une théorisation plus poussée. En se concentrant plus exclusivement sur une caractéristique de la crise de la société traditionnelle kabyle, «La découverte du travail » (titre du chapitre IV du Déracinement), et du chômage, l’analyse tend à gagner en généralité. Alors que dans le Déracinement, le contexte colonial est omniprésent ainsi que les disparités de l’objet d’étude lui-même (« Deux histoires, deux sociétés6 » sont évoqués, plutôt qu’une Algérie…), car l’analyse procède par une construction des différents « idéauxtypes » de regroupements existants, et par une approche comparative visant à déterminer les véritables causes du «déracinement» des paysans kabyles, faisant un usage important mais non exclusif de l’outil statistique, dans Algérie 60 la réflexion porte sur l’écart entre « sociologie spontanée » et « connaissance savante », ainsi que sur la question des rapports entre «structures objectives» et «dispositions individuelles», de nombreux proverbes étant alors cités en tant qu’indices de l’intériorisation des structures tradi- tionnelles par les acteurs, comme éléments contraignants et habilitants. Le fait est que de Sociologie de l’Algérie en 1958, à Algérie 60 en 1977 en passant par Le Déracinement en 1964, la spécificité du terrain algérien (qui s’incarne dans les noms de lieux géographiques, de clans, de famille, de communautés, d’aires culturelles…) tend à disparaître : les différences et contrastes propres à la Kabylie laissent peu à peu place à « l’identité profonde7 », rendant le texte plus facile à lire pour quiconque n’est pas familier de l’Algérie, et le propos d’apparence plus générale, c’est-à-dire plus « transposable » à un autre terrain… [ Le célibat, chômage matrimonial ? Si l’on transpose alors naïvement et directement l’analyse algérienne en Béarn, le célibat du paysan béarnais peut se laisser alors interpréter comme un «chômage» sur le marché matrimonial, analogue au chômage découvert et douloureusement éprouvé par le paysan kabyle. La crise se manifesterait de façon différente dans des contextes différents: par le chômage dans un cas, le célibat comme « chômage matrimonial » dans ———————— 4. Citation extraite d’une interview accordée au magazine Les Inrockuptibles en avril 1997, à l’occasion de la sortie des Méditations pascaliennes, reprise dans le n° 323, du 29 janvier 2002. 5. Voir l’interview accordée aux Inrockuptibles. 6. Titre du chapitre II du Déracinement. 7. Voir le premier paragraphe de Sociologie de l’Algérie. 8. Le Bal des célibataires, p. 116. 9. Algérie 60, p. 49-51. [ LECTURES ] 81 [idees 129 / 10. 2002 © CNDP-Pierre Samson l’autre ; elle n’en resterait pas moins redevable d’un schéma explicatif unique en termes de décalage entre structures changeantes et dispositions individuelles stables. En Algérie, le paysan découvre le « vrai » travail, salarié, et du fait des regroupements notamment se voit contraint de renoncer à cultiver sa terre. Il cherche donc un « vrai » travail mais, sans qualification adéquate, se voit condamné aux petits travaux irréguliers et au chômage, qu’il éprouve désormais comme tel, du fait qu’il ne reçoit pas de salaire régulier, alors que pour un même taux d’activité, il y a peu, il se disait paysan plutôt que chômeur. En Béarn, le célibat des cadets, de la même façon, apparaît comme «pathologique», alors que jusqu’à présent le célibat «résiduel» de certains cadets paraissait parfaitement normal. La découverte soudaine, au moment du bal appréhendé comme « fait social total », de la dévalorisation de « l’aîné » marque la fin d’une époque, et la prise de conscience d’une nouvelle donnée : la rareté des femmes, qui préfèrent désormais partir vivre et se marier au bourg, avec un « monsieur ». Ici, le bien rare est la femme, là-bas c’est le travail. Ici, la femme choisit désormais son époux, là-bas il semble que c’est « le travail qui choisit le travailleur » (Algérie 60, p. 49). Dans un cas comme dans l’autre, le paysan désormais « empaysanné » au regard des nouvelles structures sociales auxquelles justement son ethos de paysan (d’où ce redoublement à connotation péjorative : « paysan empaysanné ») ne correspond plus, découvre son handicap dans la compétition pour le bien rare convoité : la femme, le travail salarié. Mais l’analogie s’avère vite limitée. Outre le fait, bien entendu, qu’elle est ad hoc, c’est-à-dire qu’elle ne saurait en aucun cas correspondre à la logique du raisonnement de Pierre Bourdieu face aux terrains béarnais et algérien, il convient de remarquer que le mécanisme de sélection sur le marché matrimonial n’est pas le même que sur le marché du travail. La femme, en effet, émet un jugement de valeur sur le paysan : « dans les relations entre les sexes, c’est toute l’hexis corporelle qui est l’objet premier de la perception, à la fois en elle-même et au titre de signum social8 ». À l’inverse, en Algérie, «le placement ne peut être que le fruit du hasard » et, « pour les sous-prolétaires, toute l’existence professionnelle est placée sous le signe de l’arbitraire», car dans la masse des paysans « dépaysannés » sans qualification, il n’existe aucun critère objectif de sélection, de sorte que « l’embauche est en fait le résultat d’une sorte de cooptation spontanée9 ». De plus, la place des femmes dans le mécanisme de la crise diffère du tout au tout : en Béarn, elles sont au centre de ce mécanisme car elles ont le «monopole du jugement de goût », du fait notamment que le système des stratégies matrimoniales est tel que ce sont [ LECTURES ] 82 [idees 129 / 10. 2002 elles qui sont « mobiles », le paysan étant attaché à sa terre (dans le cas de l’aîné qui hérite du domaine, et dont le célibat est justement une nouveauté indiquant l’existence d’une crise du système de reproduction). Les femmes ont en outre accès à l’éducation de façon de plus en plus importante (on scolarise les femmes plus que les hommes car elles sont moins directement destinées à travailler la terre), et de ce fait elles incarnent dans ce modèle la modernité, celles par qui arrivent le changement, et donc la crise. La seule barrière à la « fuite des femmes » étant jusqu’alors dans le système de reproduction l’adot, dont l’importance tend à disparaître dans un contexte inflationniste… À l’inverse, en Algérie, les femmes incarnent l’archaïsme et le traditionalisme face aux jeunes hommes qui quittent la terre familiale pour la ville ou la France. En effet, l’agriculture tend à devenir une activité mineure (sans salaire ni régularité), délaissée par les hommes, tandis que les femmes, qui ne sont pas directement liées à la terre, et ressentent donc moins vivement le « déracinement », apparaissent comme les derniers défenseurs de la « paysannité » (thafellah’th)10. Enfin, le regroupement constitue un facteur en quelque sorte « exogène », propre à la situation coloniale, qui rend la crise algérienne encore plus spécifique, dans son déclenchement autant que dans ses manifestations. Le regroupement arrache les paysans à leur terre, contribuant ainsi à la dévaluation de l’activité agricole. Les aînés ne cherchent donc plus à suivre les anciens paysans. De plus, « le regroupement ne fait qu’accentuer les différences entre les groupes qu’il rapproche11 ». Par là, il renforce donc aussi l’homogamie (« Comment mon fils épouserait-il une de leurs filles ? […] Un fils de la montagne se marie avec une fille de la montagne ; une fille de la plaine dans une famille de montagnards, c’est la ruine de cette famille.» Le Déracinement, p. 124). Aussi Pierre Bourdieu notet-il que « ce n’est pas le lieu d’examiner la logique de ce système d’échanges matrimoniaux12 », du fait qu’il analyse alors les manifestations de la crise de l’agriculture kabyle, qui ne consistent tout simplement pas en une crise du système d’échanges matrimoniaux, bien que ce système apparaisse identique au système béarnais (on a ici sans aucun doute un exemple type de référence implicite de Pierre Bourdieu à son pays natal dans l’étude de la société algérienne) : « on observera seulement que les échanges ne sont pas indépendants des hiérarchies économiques et sociales : le principe en est qu’un homme peut prendre sa femme plus bas et non l’inverse ». Principe qu’il développera dans la première partie de son article d’Études rurales en 1962, à propos de la société béarnaise. Et pour cause : en Béarn, on observe qu’en l’absence de regroupement, et donc de déracinement, ce n’est pas l’activité agricole qui est dépréciée, mais bien plutôt l’agriculteur : le paysan éprouve la crise au travers du célibat, car il reste attaché à sa terre et cherche à reproduire une sphère familiale autour de l’exploitation. C’est justement parce que, contrairement au paysan kabyle, il n’est pas attiré par le travail salarié, qu’il éprouve la crise de cette façon. Et si le cadet quitte l’exploitation familiale pour trouver à s’employer en ville, c’est avant tout qu’il ne peut espérer être un paysan important, du fait qu’il n’héritera pas de la terre, et non parce que le travail salarié est en soi plus attractif. Au mieux, il espère devenir un « monsieur » et cherche donc un statut plutôt qu’un travail, contribuant ainsi à renforcer le mécanisme de la crise. Bref, en Algérie, la crise se manifeste avant tout par une désaffection des hommes pour le travail de paysan ; en Béarn, elle se manifeste par une désaffection des femmes pour la condition paysanne. On est donc fondé à penser que la crise est de même ordre, mais que, dans des contextes différents, les effets de cette crise ne sont pas identiques. le changement social, [ Penser théoriser la reproduction L’analogie maladroite entre le célibat et le chômage a donc une vertu pédagogique. Elle montre que les crises sont de même ordre, et qu’ainsi, malgré les différences structurelles de contexte, une même théorie générale peut rendre compte de ces crises complexes. Par conséquent, ce qu’il faut en fait percevoir, c’est que les schémas explicatifs dans un cas comme dans l’autre se rejoignent, pour construire une réflexion plus générale. Pierre Bourdieu cherche les invariants qui permettent de dépasser les différences de contexte pour trouver une théorie générale d’un phénomène « universel » : le changement social. C’est ici que s’enracine l’intérêt heuristique de sa confrontation de l’Algérie avec le Béarn, et réciproquement. Cette confrontation est la condition nécessaire pour parvenir à produire un modèle général qui puisse rendre compte des deux crises d’un même mouvement. Ce mouvement conduira paradoxalement à un modèle général de la « reproduction » sociale, qui comprend tout changement comme une crise des systèmes de reproduction… On a pu dire du système de Pierre Bourdieu qu’il était « fixiste », incapable de penser le changement social. Il nous apparaît au contraire que c’est justement pour répondre à la question du changement social, que posent les terrains algériens et béarnais, que ce système axé sur la reproduction s’est imposé à Pierre Bourdieu comme pertinent. Le changement social est selon lui une « reproduction interdite 13 », là-bas interdite de fait par l’armée française, ici interdite par la « dimension symbolique de la domination économique » sur le marché matrimonial. Le système des stratégies matrimoniales [ LECTURES ] les phrases sont déjà beaucoup plus longues et complexes, multipliant les relatives et les concepts particuliers. Le goût de la formule, lui, est toujours là : « ils ne savent pas cette vérité, mais ils la font ou, si l’on veut, ils la disent seulement dans ce qu’ils font 18 ». Il est plus qu’évident en tout cas que le sociologue qui écrit dans la préface d’Algérie 60 : « les dispositions à l’égard de l’avenir, structures structurées, fonctionnent comme structures structurantes » a déjà clairement établi une Esquisse d’une théorie de la pratique, étant donné que tout le texte qui suit (c’est-à-dire le premier chapitre intitulé « Reproduction simple et temps cyclique19 ») tourne autour de cette limpide formule, sans jamais parvenir justement à la formuler20. [ Un exemple : la dynamique de l’habitus Symptomatique de cette «théorisation» croissante des travaux par la confrontation du Béarn à l’Algérie et réciproquement est l’évolution de la notion d’habitus, déjà présente. On trouve dans les textes sur l’Algérie un terme comme ethos, utilisé assez vaguement pour désigner les dispositions individuelles de chacun, qui amènent à agir en harmonie avec les structures sociales de toute action, tant que celles-ci restent inchangées. Ce terme coexiste avec celui d’habitus, mais ce dernier paraît déjà plus marqué par une dialectique entre intériorisation/extériorisation, conscient/inconscient. Dans les textes béarnais, l’habitus l’emporte, enrichi d’une plus grande attention portée à la dimension corporelle de l’intériorisation des structures dans les dispositions individuelles, au travers de la notion d’ « hexis », désignant un habitus corporel. Ainsi, en Algérie, l’imposition du système économique capitaliste, qui engendre une découverte de la notion de productivité, de salariat, et par là-même une découverte du « chômage », suppose une conversion au moins partielle des paysans kabyles au principe de « rationalité économique », contraire à l’ethos ———————— 10. Le Déracinement, p. 95, 96 et 97. 11. Ibid., p. 125. 12. Ibid, note1, p. 125. 13. Titre du troisième article repris dans Le Bal des célibataires, initialement paru dans Études rurales, janvier-juin 1989, no 113-114. 14. Le Bal des célibataires, p. 101. 15. Algérie 60, p. 95. 16. Le Bal des célibataires, p. 236. 17. Le Déracinement, p. 136. 18. Algérie 60, p. 116. 19. Et qui reprend entièrement, en le complétant, un article de 1963, publié dans Sociologie du travail, « La société traditionnelle. Attitude à l’égard du temps et conduite économique ». 20. De fait, les titres donnés aux trois articles repris dans Le Bal des célibataires marquent de façon assez évidente cette évolution : « Célibat et condition paysanne » en 1962, « Les stratégies matrimoniales dans le système de reproduction » en 1972 et enfin « Reproduction interdite. La dimension symbolique de la domination économique » en 1989 ; on ne saurait être plus clair, dans la mesure où ces trois articles reprennent systématiquement le même matériau : l’enquête faite en Béarn au début des années 60. 83 [idees 129 / 10. 2002 est bien ainsi un élément indivis du système général des stratégies de reproduction : la crise de ce système général peut se manifester par une crise des stratégies matrimoniales (c’est effectivement le cas en Béarn), mais elle peut aussi se manifester autrement. Les différences de « contexte» relèvent en fait de différences dans les systèmes de reproduction qui éprouvent la crise. Mais la nature du phénomène reste la même. De l’Algérie au Béarn, Pierre Bourdieu recherche donc une théorie à portée générale qui puisse rendre compte de la crise des stratégies de reproduction aussi bien que de la crise d’autres stratégies (symptomatiquement, par la suite, les stratégies pédagogiques de reproduction dans Les Héritiers). Cette théorisation progressive de la reproduction se laisse appréhender par la répétition d’analyses qui ont dès lors des statuts différents selon le terrain, mais marquent cette recherche d’une explication générale par des « invariants». Ainsi en est-il par exemple d’une même attention au phénomène de migration (vers le bourg et la ville dans un cas, vers la ville et la France métropolitaine dans l’autre), ou d’une analyse quasi similaire du rapport au français («langue des relations avec le monde urbain» en Béarn14 et « langue du dialogue avec le patron» en Algérie15). De même, la répétition d’expressions et de concepts, comme « paysan dépaysanné » (ou « dépaysannisé », preuve que les concepts se forgent dans l’écriture) et paysan « empaysanné », mais aussi « conditions » et « nécessités contradictoires», assurent la continuité du propos d’un ouvrage à l’autre et signent peu à peu le style du sociologue. Derrière les notions de « seuil de calculabilité » et de « seuil de sécurité » aussi, on devine le « capital économique » qui sera utilisé pour penser les stratégies de reproduction matrimoniale en Béarn, et tout particulièrement le rôle de l’adot. Enfin, derrière une expression comme « mutilation sociale », que l’on retrouve dans Le Bal des célibataires (p. 125), comme dans Algérie 60 (p. 55 par exemple), et plus encore derrière l’analyse de l’aliénation absolue (qui anéantit la conscience de l’aliénation) ou celle de la « conscience malheureuse » des paysans « empaysannés », se trouve l’intuition de la « violence symbolique», expression qui n’est employée que dans l’article de 198916. Ainsi se reconnaissent aisément les passages repris par Pierre Bourdieu en 1977 dans Algérie 60, par rapport au Travail et travailleurs en Algérie de 1964 (de façon évidente et caractéristique : la préface et la conclusion). Dans les années 60, les phrases sont courtes et simples, et les concepts au service de la démonstration, même si Pierre Bourdieu sacrifie déjà aux formules elliptiques (« la communauté d’expérience se substitue à l’expérience de la communauté», écrit-il dans Le Déracinement17). Dix ans plus tard, [ LECTURES ] 84 [idees 129 / 10. 2002 traditionnel. C’est en ce sens que les paysans sont « dépaysannés » : ils vivent ainsi dans une « réalité ambiguë », marquée par la « dualité des normes de références21 » qui s’enracinent dans leur habitus, qui est comme clivé. « Enfermé dans la contradiction, le paysan ne peut, par essence, avoir une représentation adéquate de sa condition et, moins encore, des contradictions de cette représentation», conclut Pierre Bourdieu dans Le Déracinement22. Les contradictions de la représentation qui caractérisent la crise sont donc enracinées dans l’habitus des déracinés, qui consiste en un « sabir culturel » constitué de « bribes décontextualisées» du système économique moderne et de restes de « fragments épars » du système traditionnel23. Inversement, la victime de la crise béarnaise est le paysan « empaysanné » dont l’habitus est plus homogène que jamais, et la manifestation de cette crise des valeurs traditionnelles de la société paysanne est relativement simple et mécanique sur le marché matrimonial. Cela, Pierre Bourdieu ne peut le comprendre que par contraste avec cet habitus clivé étudié en Algérie, et le démontre en grande partie par une analyse plus « interactionniste ». Le bal donne en effet lieu à une étude des rapports entre les sexes, où l’attitude, la posture, la tenue, sont retenus comme des critères pertinents, définissant un habitus corporel : l’hexis, qui trahit la « paysannité » désormais dépréciée du paysan. Celui-ci se révèle alors « embarrassé de son corps, et dans son corps24 ». La crise de la société paysanne est ainsi vécue au travers d’une « stigmatisation25 » sur le tard des paysans autrefois dominants sur le marché des valeurs matrimoniales. Victime de son habitus, le paysan stigmatisé comme étant « empaysanné » perçoit concrètement sa dévalorisation dans les yeux des jeunes filles qui ont « le monopole du jugement de goût26 ». Le rapport ambigu et contradictoire du paysan à son rival, le « monsieur » du bourg, permet de mieux saisir le phénomène. À l’aune des valeurs traditionnelles, il se moque de celui qui travaille peu, « fait des manières » et parle maladroitement le français. Mais, à l’aune des valeurs désormais dominantes sur le marché matrimonial, il est forcé de reconnaître implicitement les qualités de celui-ci : il a une meilleure éducation, il est plus à l’aise dans les rapports avec l’administration, et propose à sa femme une vie plus confortable. Le paysan ne se saisit comme « paysan » au sens péjoratif du terme que face au « citadin » que les jeunes filles lui préfèrent, mais le « citadin » lui-même n’existe que « par opposition » au paysan. Ici, Pierre Bourdieu a, de façon évidente, la première intuition de la « distinction ». Par une analyse vestimentaire et corporelle assez fine (quasi absente des travaux sur l’Algérie), il parle déjà de ce qui constitue véritablement une « bonne volonté culturelle » des paysans « endimanchés », qui essayent en vain de s’habiller à la mode citadine le jour du bal, et renforcent par là même le pouvoir de distinction « naturelle » des citadins qui manifestent perpétuellement « l’attention la plus vive à se distinguer du paysan, du paysan ridicule27 ». [ Pierre Bourdieu, étranger en son pays En définitive, en Algérie, la crise est obligée car la reproduction est empêchée de fait. En Béarn, la crise est mécanique, produite par le mécanisme de reproduction lui-même, pris à son propre piège. C’est pourquoi le retour au Béarn permet à Pierre Bourdieu d’atteindre un niveau supérieur de compréhension et de théorisation des systèmes de reproduction et du changement social. Il a, à cette fin, interrogé le terrain algérien à partir d’intuitions ou d’impressions qu’il avait pu avoir dans son Béarn natal. Puis la complexité de la situation en Algérie l’a amené peu à peu à formuler un édifice théorique de grande ampleur, qu’il est parvenu à clarifier et affiner, par contraste, en revenant au terrain béarnais, face à une réalité moins ambiguë (mais plus difficile à appréhender objectivement pour lui). La sociologie spontanée immédiate n’aurait donc jamais pu suffire à constituer un tel édifice théorique pertinent : tout se joue en fait dans la médiation par l’Algérie. Aussi simple que soit la réalité de la crise béarnaise, elle ne se laisse appréhender dans sa simplicité que relativement à la complexité de la crise algérienne, dans un contexte colonial, a fortiori pour un individu issu de cette société béarnaise, c’est-à-dire concrètement marqué dans son habitus même par ces dispositions qui font que l’on est incapable d’une quelconque réflexivité ou distanciation sur des structures que l’on a soi-même intériorisées. En passant par l’Algérie avant de revenir à son pays natal, le « philosophenormalien » s’est donné les moyens de s’arracher aux structures dont il est le produit, afin de pouvoir les observer d’un regard de sociologue, et non plus de simple acteur social. « Conversion », « mue intellectuelle », « travail d’objectivation anamnestique », autant d’expressions qui cherchent à saisir le sens de ce que fut pour Pierre Bourdieu ce retour nécessaire au village natal28. ———————— 21. Algérie 60, p. 58. 22. Le Déracinement, p. 176. 23. Le Déracinement, p. 167 et 168. 24. Le Bal des célibataires, p. 116 et 117. 25. Le terme semble s’imposer de lui-même, tant l’analyse du bal fait penser à Erving Goffman, alors même qu’on connaît le rôle que jouera Pierre Bourdieu dans la publication en français du sociologue interactionniste américain, à peine quelques années plus tard. 26. Le Bal des célibataires, p. 121. 27. Ibid. p. 106 et 107.28. On se réfère ici à l’Introduction du Bal des célibataires, op. cit. 28. On se réfère ici à l’Introduction du Bal des célibataires, op. cit. [ LECTURES ] Le principe de cette « étrangeté » de la posture sociologique de Pierre Bourdieu est tout entière contenue dans cette phrase : « En France, le fait de venir d’une province lointaine, surtout lorsqu’elle est située au sud de la Loire, confère un certain nombre de propriétés qui ne sont pas sans équivalent dans la situation coloniale34 ». Cette « étrangeté » commune, Pierre Bourdieu la partage donc tant avec les Béarnais qu’avec les Algériens, mais en se l’appropriant par une objectivation positiviste; cette «étrangeté» devient pour lui source de lucidité et d’intuitions. Par elle, il perçoit les homologies de positions, de situations et de conditions de tous les « dominés » ; par-delà les différences de contexte, il perçoit l’universalité du « sens pratique » et des crises des sociétés traditionnelles, en Algérie comme en Béarn. [ Une certaine idée de la sociologie Le sociologue a donc, du fait de sa position sociale et de son « étrangeté » à tous les groupes sociaux, une capacité à saisir le sens objectif de la pluralité des vécus individuels. Cette capacité, qui n’appartient qu’à lui, détermine son « métier de sociologue », ou tout du moins son rôle et l’utilité sociale de son travail. Le sociologue doit donc être celui-là même qui lutte pour libérer les acteurs, les dégager de l’aliénation et de l’oppression absolue qui les empêchent de percevoir cette aliénation. Il faut croire les sous-prolétaires kabyles qui attribuent le chômage à un «dieu méchant et caché», et comprendre qui est ce dieu, pour arracher les acteurs à leur fatalisme et leur résignation. De même, il faut pouvoir expliquer aux paysans « empaysannés » qu’ils ne sont pas coupables de ne pas avoir su trouver de femmes, mais qu’ils sont victimes de leur habitus, et du changement de structures sociales sur lesquelles ils n’ont pas directement prise. De cette conception de la sociologie à La Misère du monde, il n’y a, à nos yeux, qu’un pas. Pourtant, cet ouvrage est en rupture totale d’un point de vue méthodologique avec ceux que nous venons d’étudier (et pas seulement eux), car fondé sur une volonté, clairement affichée et assumée, de sortir du « carcan » positiviste et d’assumer son empathie au cours des entretiens avec ceux qui subissent cette misère. Mais cette différence avec les textes des années 60 se résume finalement à la disparition de la retenue objectiviste du propos. À la lecture de ces différents textes, ce qui ———————— 29. Voir l’interview accordée aux Inrockuptibles, op. cit.. Pierre Bourdieu a, de plus, souvent rappelé combien furent périlleux ses entretiens en Algérie, où un mot de trop et un ton inapproprié pouvaient le mettre personnellement en danger dans un contexte de guerre. 30. Voir l’introduction au Bal des célibataires, op. cit., p. 10. 31. Voir « Excursus sur l’étranger », p. 663-668. 32. Ibid., p. 665. 33. Introduction au Bal des célibataires, p. 11. 34. Réponses (avec Loïc J.-D. Wacquant). 85 [idees 129 / 10. 2002 En Algérie, Pierre Bourdieu a appris le « métier de sociologue », si ce n’est d’anthropologue ; il a appris la photographie, le plan, la carte, la statistique et, en particulier, « les choses les plus importantes : comment conduire un entretien, comment se conduire dans un entretien, comment parler – des Kabyles par exemple – comment écrire 29 ». C’est tout ce savoir qu’il réinvestit dans le terrain béarnais, avec « la frénésie scientiste de celui qui découvre avec une sorte d’émerveillement le plaisir d’objectiver30 », afin de contrer la charge émotionnelle considérable que porte ce travail de retour aux origines, de « réconciliation […] avec un passé encombrant », encombrant car peu conciliable avec une « autre vie », faite de succès scolaires dans un monde intellectuel et parisien. La posture du sociologue permet, selon Pierre Bourdieu, en imposant un regard objectif et respectueux, un « retour contrôlé du refoulé ». Cette posture sociologique sans laquelle, on le voit, rien n’aurait été possible, est donc le fruit du travail effectué en Algérie, et c’est peut-être avant tout en cela que les travaux sur le célibat doivent à ceux effectués en Algérie. Grâce à eux, Pierre Bourdieu est devenu «étranger» à son propre pays, il est devenu cet «homme objectif », tel que le définit Simmel31, qui peut incarner une figure caractéristique du bon sociologue, capable d’objectivité et d’objectivation de l’objectivité, soit d’auto-réflexivité. Suivant cette métaphore de l’étranger tel que le définit Simmel, Pierre Bourdieu devient sociologue en devenant autant algérien que béarnais, c’est-à-dire ni tout l’un ni tout l’autre, mais l’intermédiaire idéal entre ces deux mondes, seul à même d’importer des idées et des concepts, une pensée, de l’un à l’autre, pour dévoiler les homologies de situation (une même crise, par-delà les divergences de contexte). Pierre Bourdieu, en passant par l’Algérie, s’est libéré: il est désormais «exempt d’attaches qui pourraient fausser d’avance sa perception, sa compréhension et son évaluation des données32 », comme il l’était déjà en Algérie. Plus libre en pratique (libéré de son habitus béarnais) et en théorie, il est capable de livrer au lecteur « le plan anonyme d’une maison familière où (il a) joué pendant toute son enfance », il est capable de regarder de nouveau la photo de sa classe « qu’un de [ses] condisciples […] commente en scandant impitoyablement “immariable” à propos de la moitié des présents33 ». Parce qu’il est devenu cet « étranger » en son pays, il est aussi le type même du bon confident, à qui peuvent se livrer de vieux célibataires de la génération de son père, « qui [l’]accompagnait souvent et [l’]aidait, par sa présence et ses interventions discrètes, à susciter la confiance et la confidence ». À la fois dans et endehors du groupe, il est le seul à pouvoir faire émerger une parole douloureuse et à pouvoir traiter sociologiquement les entretiens qui la recueillent. [ LECTURES ] 86 [idees 129 / 10. 2002 frappe, c’est l’unité de ton, cette cohérence de Pierre Bourdieu avec lui-même, qui au-delà de la méthode, a toujours suivi la même intention, en accord avec ce précepte spinoziste : « Ne pas déplorer, ne pas rire, ne pas détester, mais comprendre35 ». On pourrait multiplier les phrases extraites du Déracinement, ou du Bal des célibataires, où l’on sent l’empathie, la colère contenue de l’homme, derrière les propos du sociologue. La phrase de conclusion du Déracinement par exemple : « Si elles veulent accomplir cette tâche, c’est d’elles-mêmes, on le voit, que les élites révolutionnaires devront exiger ces vertus exceptionnelles qu’elles attendent aujourd’hui des paysans et, bien souvent, d’eux seuls. » La fameuse phrase de conclusion de « Célibat et condition paysanne » aussi, qui attira l’attention à l’époque sur le jeune sociologue, sonne comme un vibrant plaidoyer pour l’utilité du travail sociologique : « La sociologie ne mériterait peut-être pas une heure de peine si elle avait pour fin seulement de découvrir les ficelles qui font mouvoir les individus qu’elle observe, si elle oubliait qu’elle a affaire à des hommes, lors même que ceux-ci, à la façon de marionnettes, jouent un jeu dont ils ignorent les règles, bref : si elle ne se donnait pour tâche de restituer à ces hommes le sens de leurs actes. » (C’est nous qui soulignons.) La sociologie, pour Pierre Bourdieu, semble toujours avoir tenu à la fois d’un « sport de combat » et d’une « sociodicée » du malheur des dominés, de ceux qui souffrent d’une « mutilation sociale ». De la « mutilation sociale » des paysans algériens et béarnais, à la « misère du monde », le malheur est le même ; et la tâche du sociologue face à ce malheur aussi, puisque « les sous-prolétaires tendent à imputer leurs manques aux manques de leur être plutôt qu’aux manques de l’ordre objectif» et «n’accèdent jamais à la conscience du système comme responsable aussi de leur défaut d’instruction et de qualification professionnelles 36 », source de leur malheur, le sociologue doit permettre à ces sous-prolétaires et, au-delà, à tous « ceux qui souffrent de découvrir la possibilité d’imputer leur souffrance à des causes sociales et de se sentir ainsi disculpés ; et en faisant connaître largement l’origine sociale, collectivement occultée, du malheur sous toutes ses formes, y compris les plus intimes et les plus secrètes37 ». Depuis la prise de conscience de cet objectif fondamental en Algérie jusqu’au Collège de France, en passant par son Béarn natal, Pierre Bourdieu a toujours poursuivi le même objectif, celui qu’il assignait au travail sociologique, et qui rend socialement utile à ses yeux la sociologie. Entretemps, seule la méthode a changé, le positivisme et la retenue objectiviste, jadis tenus pour gages de scientificité, étant finalement assimilés à du « masochisme, identifié à la vertu professionnelle38 ». À ce titre, certains entretiens de La Misère du monde apparaissent comme des prolongements naturels du Déracinement ou du Bal des célibataires : que l’on songe par exemple à la misère des émigrés algériens restituée par Abdelmalek Sayad, avec qui Pierre Bourdieu avait justement écrit Le Déracinement (voir «La malédiction» ou «L’émancipation» par exemple39), ou bien à cet émouvant entretien avec des paysans aveyronnais, région relativement proche du Béarn, conduit par Rosine Christin (« Ceux qui restent40 »). Ces entretiens sont tous rassemblés dans un même chapitre, dont l’intitulé rappelle ces conditions et autres « nécessités contradictoires » : « Les contradictions de l’héritage ». Héritage de la condition paysanne, héritage de l’Algérie traditionnelle, héritage de la crise donc, héritage d’une reproduction à jamais mutilée : les contradictions de l’héritage renvoient aux contradictions de ce qui est hérité, la misère du monde renvoie aux mutilations sociales. Le sociologue se doit de donner une unité de sens à une pluralité de conditions et de malheurs individuels. Voilà, en dernier lieu, ce qui assure la continuité de l’œuvre de Pierre Bourdieu, non pas seulement entre ses travaux sur l’Algérie et ceux sur le Béarn, mais plus encore de sa prise de conscience de cette (noble) tâche propre à la sociologie sur le terrain algérien jusqu’à cette publication posthume qui nous est livrée aujourd’hui. ] ———————— 35. La Misère du monde, p. 10. 36. Algérie 60, p. 79. 37. La Misère du monde, p.1453 et 1454. 38. Voir l’Avant-propos dialogué de Jacques Maître, L’Autobiographie d’un paranoïaque, Paris : Économica, 1994, p. XVIII. 39. Respectivement p. 1267-1300 et p. 1323-1340 dans l’édition de poche. 40. Ibid., p. 1357-1374. BIBLIOGRAPHIE Sources principales BOURDIEU Pierre et SAYAD Abdelmalek. Le Déracinement. Paris : Éd. de Minuit, 1977 (1re édition 1964). BOURDIEU Pierre. Algérie 60. Paris : Éd. de Minuit, 1977. BOURDIEU Pierre. Le Bal des célibataires. Paris : Seuil, 2002. Sources secondaires BOURDIEU Pierre. Sociologie de l’Algérie. 8e édition. Paris : Puf, 2001 (1re édition 1958). BOURDIEU Pierre. Esquisse d’une théorie de la pratique. Nouvelle édition revue et augmentée. Paris: Seuil, 2000 (1re édition 1972). BOURDIEU Pierre, avec WACQUANT Loïc J.-D. Réponses. Paris : Libre examen/Seuil, 1992. BOURDIEU Pierre (dir.). La Misère du monde. Paris : Seuil, 1993 (édition de poche). SIMMEL Georg. Sociologie. Paris : Puf, 1999. Excursus sur l’étranger, chapitre 9, p. 663-668. Les Inrockuptibles. 29 janvier-4 février 2002, no 323.
Gérôme TRUC, élève de l’ENS Cachan [ LECTURES ] enpassant par l’Algérie NDLR : Nous sommes probablement assez nombreux à avoir attendu la récente publication du Bal des célibataires pour lire enfin l’article de 1962, en quelque sorte enfoui dans Études rurales, « Célibat et condition paysanne ». Nous avons eu tort. En effectuant une lecture croisée des travaux que Pierre Bourdieu a consacré à deux crises de reproduction de la société paysanne, en Kabylie et au Béarn, Gérôme Truc nous montre que le détour de ces œuvres de jeunesse permet de répondre aux critiques répétées d’un système théorique jugé incapable de penser le changement social. uelques mois après le décès de Pierre Bourdieu, ses textes sur la société paysanne béarnaise (dont le fameux article paru dans Études rurales en 1962 : « Célibat et condition paysanne ») sont réunis pour la première fois en un seul volume, intitulé Le Bal des célibataires. Cette réédition est, selon lui1, l’occasion tout à la fois de « suivre une recherche dans la logique de son développement », qui donnerait « une idée assez juste de la logique de la recherche en sciences sociales », et de voir comment, par ce travail, le sociologue s’est « construit » en se réappropriant « intellectuellement et affectivement la part sans doute la plus obscure et la plus archaïque de lui-même ». On sait que ces travaux ont été effectués par Pierre Bourdieu à la suite d’enquêtes monographiques sur la société traditionnelle et l’agriculture en Algérie au moment de la guerre d’indépendance, qui ont abouti à la publication de Sociologie de l’Algérie, du Déracinement, puis de Travail et travailleurs en Algérie2, plus tard repris et synthétisé dans Algérie 603. Lui-même rappelle d’ailleurs qu’il écrivait son texte sur la maison kabyle à peu près à la même époque, preuve que le Béarn et l’Algérie sont, pour Pierre Bourdieu dans les années 60, les deux facettes d’une même réflexion sur la crise des sociétés paysannes et traditionnelles. Il disait d’ailleurs à propos de ces travaux : « J’ai pu, je crois, faire un grand progrès dans la maîtrise de mon passé et de mon inconscient social : cette recherche qui m’amenait à regarder les paysans béarnais, qui m’étaient familiers, tout en restant exotiques, comme j’avais appris à regarder les paysans kabyles, auxquels j’étais étranger, donc à reporter le regard obligé de l’ethnologue, regard de l’objectivation, mais aussi de la compréhension respectueuse, sur tout ce que le système scolaire m’avait incliné à Q ———————— 1. Dans l’Introduction au Bal des célibataires, rédigée en juillet 2001 (toutes les citations qui suivent sont extraites de cette introduction). 2. Avec A. Darbel, J.-P. Rivet et C. Seibel, Paris : Mouton, 1964. 3. Ce livre s’étant aujourd’hui plus ou moins substitué à Travail et travailleurs en Algérie, jamais réédité depuis 1964, c’est à lui que nous ferons référence tout au long de cet article lorsqu’il sera question de cette enquête.. 79 [idees 129 / 10. 2002 LECTURES Béarn 60 : [ LECTURES ] mépriser. Par contrecoup, j’ai pu aussi mieux comprendre, je crois, ce que je faisais en Algérie, et le théoriser4 ». Le programme de notre travail se trouve ici résumé : retrouver des indices de ce « grand progrès» du jeune sociologue. Notre objectif est d’essayer de comprendre en quoi ce retour sur sa société natale, nécessaire pour Pierre Bourdieu, n’aurait pas pu être mené correctement sans l’expérience préalable du terrain algérien. Il s’agit donc de donner quelques pistes permettant de remonter de la Kabylie jusqu’au Béarn, en montrant en quoi l’analyse de «La crise de la société paysanne en Béarn » (sous-titre du Bal des célibataires) doit beaucoup aux outils, concepts et intuitions forgés dans l’analyse de «La crise de l’agriculture traditionnelle en Algérie » (sous-titre du Déracinement), dans la mesure où, comme l’attestent ces deux sous-titres, l’objet d’étude est sensiblement le même. Pour cela, nous confronterons systématiquement Le Bal des célibataires au Déracinement, en considérant Algérie 60 comme partie prenante de cet ouvrage, dans la mesure où l’auteur développe un chapitre du Déracinement (chapitre dans lequel l’enquête de Travail et travailleurs en Algérie est citée à plus de cinq reprises). Ce travail nous semble d’autant plus nécessaire qu’il permet de saisir l’intuition fondamentale du « système » bourdieusien, avant que celui-ci ne se fige en une pensée de la « reproduction » et de la « domination », et ainsi de dégager des éléments de réponse à ceux qui considèrent que ce système est incapable de penser le changement social. De surcroît, cet effort nous ouvre aussi à une réflexion sur le rapport du jeune sociologue à son objet, médiatisé alors par le « carcan positiviste », et sur la conception que se fait alors Pierre Bourdieu du travail sociologique. 80 [idees 129 / 10. 2002 [ De l’Algérie au Béarn « La crise de la société paysanne béarnaise », « La crise de l’agriculture traditionnelle en Algérie », on ne se lasse pas de comparer ces sous-titres, donnés à presque quarante ans d’intervalle à deux ouvrages de Pierre Bourdieu, publiés chez des éditeurs différents, rassemblant pourtant des travaux effectués à la même époque: le début des années 60. «Tout se passe comme si » (pour utiliser une des expressions favorites de Pierre Bourdieu), on avait voulu attirer l’attention sur la proximité, voire l’analogie entre ces travaux, à défaut de pouvoir l’affirmer plus clairement dans les textes. En effet, un lecteur non averti du Déracinement est très loin de pouvoir se douter que l’auteur, « dans ses recherches (…), [se référait] mentalement aux paysans béarnais5 », de même qu’il n’est jamais question de la Kabylie dans Le Bal des Célibataires. Pourtant, dans la préface d’Algérie 60, on peut lire : « j’aurais voulu pouvoir apporter les informations acquises par une recherche comparative menée en France il y a quelques années ». Le fait est qu’Algérie 60 se démarque du Déracinement par une théorisation plus poussée. En se concentrant plus exclusivement sur une caractéristique de la crise de la société traditionnelle kabyle, «La découverte du travail » (titre du chapitre IV du Déracinement), et du chômage, l’analyse tend à gagner en généralité. Alors que dans le Déracinement, le contexte colonial est omniprésent ainsi que les disparités de l’objet d’étude lui-même (« Deux histoires, deux sociétés6 » sont évoqués, plutôt qu’une Algérie…), car l’analyse procède par une construction des différents « idéauxtypes » de regroupements existants, et par une approche comparative visant à déterminer les véritables causes du «déracinement» des paysans kabyles, faisant un usage important mais non exclusif de l’outil statistique, dans Algérie 60 la réflexion porte sur l’écart entre « sociologie spontanée » et « connaissance savante », ainsi que sur la question des rapports entre «structures objectives» et «dispositions individuelles», de nombreux proverbes étant alors cités en tant qu’indices de l’intériorisation des structures tradi- tionnelles par les acteurs, comme éléments contraignants et habilitants. Le fait est que de Sociologie de l’Algérie en 1958, à Algérie 60 en 1977 en passant par Le Déracinement en 1964, la spécificité du terrain algérien (qui s’incarne dans les noms de lieux géographiques, de clans, de famille, de communautés, d’aires culturelles…) tend à disparaître : les différences et contrastes propres à la Kabylie laissent peu à peu place à « l’identité profonde7 », rendant le texte plus facile à lire pour quiconque n’est pas familier de l’Algérie, et le propos d’apparence plus générale, c’est-à-dire plus « transposable » à un autre terrain… [ Le célibat, chômage matrimonial ? Si l’on transpose alors naïvement et directement l’analyse algérienne en Béarn, le célibat du paysan béarnais peut se laisser alors interpréter comme un «chômage» sur le marché matrimonial, analogue au chômage découvert et douloureusement éprouvé par le paysan kabyle. La crise se manifesterait de façon différente dans des contextes différents: par le chômage dans un cas, le célibat comme « chômage matrimonial » dans ———————— 4. Citation extraite d’une interview accordée au magazine Les Inrockuptibles en avril 1997, à l’occasion de la sortie des Méditations pascaliennes, reprise dans le n° 323, du 29 janvier 2002. 5. Voir l’interview accordée aux Inrockuptibles. 6. Titre du chapitre II du Déracinement. 7. Voir le premier paragraphe de Sociologie de l’Algérie. 8. Le Bal des célibataires, p. 116. 9. Algérie 60, p. 49-51. [ LECTURES ] 81 [idees 129 / 10. 2002 © CNDP-Pierre Samson l’autre ; elle n’en resterait pas moins redevable d’un schéma explicatif unique en termes de décalage entre structures changeantes et dispositions individuelles stables. En Algérie, le paysan découvre le « vrai » travail, salarié, et du fait des regroupements notamment se voit contraint de renoncer à cultiver sa terre. Il cherche donc un « vrai » travail mais, sans qualification adéquate, se voit condamné aux petits travaux irréguliers et au chômage, qu’il éprouve désormais comme tel, du fait qu’il ne reçoit pas de salaire régulier, alors que pour un même taux d’activité, il y a peu, il se disait paysan plutôt que chômeur. En Béarn, le célibat des cadets, de la même façon, apparaît comme «pathologique», alors que jusqu’à présent le célibat «résiduel» de certains cadets paraissait parfaitement normal. La découverte soudaine, au moment du bal appréhendé comme « fait social total », de la dévalorisation de « l’aîné » marque la fin d’une époque, et la prise de conscience d’une nouvelle donnée : la rareté des femmes, qui préfèrent désormais partir vivre et se marier au bourg, avec un « monsieur ». Ici, le bien rare est la femme, là-bas c’est le travail. Ici, la femme choisit désormais son époux, là-bas il semble que c’est « le travail qui choisit le travailleur » (Algérie 60, p. 49). Dans un cas comme dans l’autre, le paysan désormais « empaysanné » au regard des nouvelles structures sociales auxquelles justement son ethos de paysan (d’où ce redoublement à connotation péjorative : « paysan empaysanné ») ne correspond plus, découvre son handicap dans la compétition pour le bien rare convoité : la femme, le travail salarié. Mais l’analogie s’avère vite limitée. Outre le fait, bien entendu, qu’elle est ad hoc, c’est-à-dire qu’elle ne saurait en aucun cas correspondre à la logique du raisonnement de Pierre Bourdieu face aux terrains béarnais et algérien, il convient de remarquer que le mécanisme de sélection sur le marché matrimonial n’est pas le même que sur le marché du travail. La femme, en effet, émet un jugement de valeur sur le paysan : « dans les relations entre les sexes, c’est toute l’hexis corporelle qui est l’objet premier de la perception, à la fois en elle-même et au titre de signum social8 ». À l’inverse, en Algérie, «le placement ne peut être que le fruit du hasard » et, « pour les sous-prolétaires, toute l’existence professionnelle est placée sous le signe de l’arbitraire», car dans la masse des paysans « dépaysannés » sans qualification, il n’existe aucun critère objectif de sélection, de sorte que « l’embauche est en fait le résultat d’une sorte de cooptation spontanée9 ». De plus, la place des femmes dans le mécanisme de la crise diffère du tout au tout : en Béarn, elles sont au centre de ce mécanisme car elles ont le «monopole du jugement de goût », du fait notamment que le système des stratégies matrimoniales est tel que ce sont [ LECTURES ] 82 [idees 129 / 10. 2002 elles qui sont « mobiles », le paysan étant attaché à sa terre (dans le cas de l’aîné qui hérite du domaine, et dont le célibat est justement une nouveauté indiquant l’existence d’une crise du système de reproduction). Les femmes ont en outre accès à l’éducation de façon de plus en plus importante (on scolarise les femmes plus que les hommes car elles sont moins directement destinées à travailler la terre), et de ce fait elles incarnent dans ce modèle la modernité, celles par qui arrivent le changement, et donc la crise. La seule barrière à la « fuite des femmes » étant jusqu’alors dans le système de reproduction l’adot, dont l’importance tend à disparaître dans un contexte inflationniste… À l’inverse, en Algérie, les femmes incarnent l’archaïsme et le traditionalisme face aux jeunes hommes qui quittent la terre familiale pour la ville ou la France. En effet, l’agriculture tend à devenir une activité mineure (sans salaire ni régularité), délaissée par les hommes, tandis que les femmes, qui ne sont pas directement liées à la terre, et ressentent donc moins vivement le « déracinement », apparaissent comme les derniers défenseurs de la « paysannité » (thafellah’th)10. Enfin, le regroupement constitue un facteur en quelque sorte « exogène », propre à la situation coloniale, qui rend la crise algérienne encore plus spécifique, dans son déclenchement autant que dans ses manifestations. Le regroupement arrache les paysans à leur terre, contribuant ainsi à la dévaluation de l’activité agricole. Les aînés ne cherchent donc plus à suivre les anciens paysans. De plus, « le regroupement ne fait qu’accentuer les différences entre les groupes qu’il rapproche11 ». Par là, il renforce donc aussi l’homogamie (« Comment mon fils épouserait-il une de leurs filles ? […] Un fils de la montagne se marie avec une fille de la montagne ; une fille de la plaine dans une famille de montagnards, c’est la ruine de cette famille.» Le Déracinement, p. 124). Aussi Pierre Bourdieu notet-il que « ce n’est pas le lieu d’examiner la logique de ce système d’échanges matrimoniaux12 », du fait qu’il analyse alors les manifestations de la crise de l’agriculture kabyle, qui ne consistent tout simplement pas en une crise du système d’échanges matrimoniaux, bien que ce système apparaisse identique au système béarnais (on a ici sans aucun doute un exemple type de référence implicite de Pierre Bourdieu à son pays natal dans l’étude de la société algérienne) : « on observera seulement que les échanges ne sont pas indépendants des hiérarchies économiques et sociales : le principe en est qu’un homme peut prendre sa femme plus bas et non l’inverse ». Principe qu’il développera dans la première partie de son article d’Études rurales en 1962, à propos de la société béarnaise. Et pour cause : en Béarn, on observe qu’en l’absence de regroupement, et donc de déracinement, ce n’est pas l’activité agricole qui est dépréciée, mais bien plutôt l’agriculteur : le paysan éprouve la crise au travers du célibat, car il reste attaché à sa terre et cherche à reproduire une sphère familiale autour de l’exploitation. C’est justement parce que, contrairement au paysan kabyle, il n’est pas attiré par le travail salarié, qu’il éprouve la crise de cette façon. Et si le cadet quitte l’exploitation familiale pour trouver à s’employer en ville, c’est avant tout qu’il ne peut espérer être un paysan important, du fait qu’il n’héritera pas de la terre, et non parce que le travail salarié est en soi plus attractif. Au mieux, il espère devenir un « monsieur » et cherche donc un statut plutôt qu’un travail, contribuant ainsi à renforcer le mécanisme de la crise. Bref, en Algérie, la crise se manifeste avant tout par une désaffection des hommes pour le travail de paysan ; en Béarn, elle se manifeste par une désaffection des femmes pour la condition paysanne. On est donc fondé à penser que la crise est de même ordre, mais que, dans des contextes différents, les effets de cette crise ne sont pas identiques. le changement social, [ Penser théoriser la reproduction L’analogie maladroite entre le célibat et le chômage a donc une vertu pédagogique. Elle montre que les crises sont de même ordre, et qu’ainsi, malgré les différences structurelles de contexte, une même théorie générale peut rendre compte de ces crises complexes. Par conséquent, ce qu’il faut en fait percevoir, c’est que les schémas explicatifs dans un cas comme dans l’autre se rejoignent, pour construire une réflexion plus générale. Pierre Bourdieu cherche les invariants qui permettent de dépasser les différences de contexte pour trouver une théorie générale d’un phénomène « universel » : le changement social. C’est ici que s’enracine l’intérêt heuristique de sa confrontation de l’Algérie avec le Béarn, et réciproquement. Cette confrontation est la condition nécessaire pour parvenir à produire un modèle général qui puisse rendre compte des deux crises d’un même mouvement. Ce mouvement conduira paradoxalement à un modèle général de la « reproduction » sociale, qui comprend tout changement comme une crise des systèmes de reproduction… On a pu dire du système de Pierre Bourdieu qu’il était « fixiste », incapable de penser le changement social. Il nous apparaît au contraire que c’est justement pour répondre à la question du changement social, que posent les terrains algériens et béarnais, que ce système axé sur la reproduction s’est imposé à Pierre Bourdieu comme pertinent. Le changement social est selon lui une « reproduction interdite 13 », là-bas interdite de fait par l’armée française, ici interdite par la « dimension symbolique de la domination économique » sur le marché matrimonial. Le système des stratégies matrimoniales [ LECTURES ] les phrases sont déjà beaucoup plus longues et complexes, multipliant les relatives et les concepts particuliers. Le goût de la formule, lui, est toujours là : « ils ne savent pas cette vérité, mais ils la font ou, si l’on veut, ils la disent seulement dans ce qu’ils font 18 ». Il est plus qu’évident en tout cas que le sociologue qui écrit dans la préface d’Algérie 60 : « les dispositions à l’égard de l’avenir, structures structurées, fonctionnent comme structures structurantes » a déjà clairement établi une Esquisse d’une théorie de la pratique, étant donné que tout le texte qui suit (c’est-à-dire le premier chapitre intitulé « Reproduction simple et temps cyclique19 ») tourne autour de cette limpide formule, sans jamais parvenir justement à la formuler20. [ Un exemple : la dynamique de l’habitus Symptomatique de cette «théorisation» croissante des travaux par la confrontation du Béarn à l’Algérie et réciproquement est l’évolution de la notion d’habitus, déjà présente. On trouve dans les textes sur l’Algérie un terme comme ethos, utilisé assez vaguement pour désigner les dispositions individuelles de chacun, qui amènent à agir en harmonie avec les structures sociales de toute action, tant que celles-ci restent inchangées. Ce terme coexiste avec celui d’habitus, mais ce dernier paraît déjà plus marqué par une dialectique entre intériorisation/extériorisation, conscient/inconscient. Dans les textes béarnais, l’habitus l’emporte, enrichi d’une plus grande attention portée à la dimension corporelle de l’intériorisation des structures dans les dispositions individuelles, au travers de la notion d’ « hexis », désignant un habitus corporel. Ainsi, en Algérie, l’imposition du système économique capitaliste, qui engendre une découverte de la notion de productivité, de salariat, et par là-même une découverte du « chômage », suppose une conversion au moins partielle des paysans kabyles au principe de « rationalité économique », contraire à l’ethos ———————— 10. Le Déracinement, p. 95, 96 et 97. 11. Ibid., p. 125. 12. Ibid, note1, p. 125. 13. Titre du troisième article repris dans Le Bal des célibataires, initialement paru dans Études rurales, janvier-juin 1989, no 113-114. 14. Le Bal des célibataires, p. 101. 15. Algérie 60, p. 95. 16. Le Bal des célibataires, p. 236. 17. Le Déracinement, p. 136. 18. Algérie 60, p. 116. 19. Et qui reprend entièrement, en le complétant, un article de 1963, publié dans Sociologie du travail, « La société traditionnelle. Attitude à l’égard du temps et conduite économique ». 20. De fait, les titres donnés aux trois articles repris dans Le Bal des célibataires marquent de façon assez évidente cette évolution : « Célibat et condition paysanne » en 1962, « Les stratégies matrimoniales dans le système de reproduction » en 1972 et enfin « Reproduction interdite. La dimension symbolique de la domination économique » en 1989 ; on ne saurait être plus clair, dans la mesure où ces trois articles reprennent systématiquement le même matériau : l’enquête faite en Béarn au début des années 60. 83 [idees 129 / 10. 2002 est bien ainsi un élément indivis du système général des stratégies de reproduction : la crise de ce système général peut se manifester par une crise des stratégies matrimoniales (c’est effectivement le cas en Béarn), mais elle peut aussi se manifester autrement. Les différences de « contexte» relèvent en fait de différences dans les systèmes de reproduction qui éprouvent la crise. Mais la nature du phénomène reste la même. De l’Algérie au Béarn, Pierre Bourdieu recherche donc une théorie à portée générale qui puisse rendre compte de la crise des stratégies de reproduction aussi bien que de la crise d’autres stratégies (symptomatiquement, par la suite, les stratégies pédagogiques de reproduction dans Les Héritiers). Cette théorisation progressive de la reproduction se laisse appréhender par la répétition d’analyses qui ont dès lors des statuts différents selon le terrain, mais marquent cette recherche d’une explication générale par des « invariants». Ainsi en est-il par exemple d’une même attention au phénomène de migration (vers le bourg et la ville dans un cas, vers la ville et la France métropolitaine dans l’autre), ou d’une analyse quasi similaire du rapport au français («langue des relations avec le monde urbain» en Béarn14 et « langue du dialogue avec le patron» en Algérie15). De même, la répétition d’expressions et de concepts, comme « paysan dépaysanné » (ou « dépaysannisé », preuve que les concepts se forgent dans l’écriture) et paysan « empaysanné », mais aussi « conditions » et « nécessités contradictoires», assurent la continuité du propos d’un ouvrage à l’autre et signent peu à peu le style du sociologue. Derrière les notions de « seuil de calculabilité » et de « seuil de sécurité » aussi, on devine le « capital économique » qui sera utilisé pour penser les stratégies de reproduction matrimoniale en Béarn, et tout particulièrement le rôle de l’adot. Enfin, derrière une expression comme « mutilation sociale », que l’on retrouve dans Le Bal des célibataires (p. 125), comme dans Algérie 60 (p. 55 par exemple), et plus encore derrière l’analyse de l’aliénation absolue (qui anéantit la conscience de l’aliénation) ou celle de la « conscience malheureuse » des paysans « empaysannés », se trouve l’intuition de la « violence symbolique», expression qui n’est employée que dans l’article de 198916. Ainsi se reconnaissent aisément les passages repris par Pierre Bourdieu en 1977 dans Algérie 60, par rapport au Travail et travailleurs en Algérie de 1964 (de façon évidente et caractéristique : la préface et la conclusion). Dans les années 60, les phrases sont courtes et simples, et les concepts au service de la démonstration, même si Pierre Bourdieu sacrifie déjà aux formules elliptiques (« la communauté d’expérience se substitue à l’expérience de la communauté», écrit-il dans Le Déracinement17). Dix ans plus tard, [ LECTURES ] 84 [idees 129 / 10. 2002 traditionnel. C’est en ce sens que les paysans sont « dépaysannés » : ils vivent ainsi dans une « réalité ambiguë », marquée par la « dualité des normes de références21 » qui s’enracinent dans leur habitus, qui est comme clivé. « Enfermé dans la contradiction, le paysan ne peut, par essence, avoir une représentation adéquate de sa condition et, moins encore, des contradictions de cette représentation», conclut Pierre Bourdieu dans Le Déracinement22. Les contradictions de la représentation qui caractérisent la crise sont donc enracinées dans l’habitus des déracinés, qui consiste en un « sabir culturel » constitué de « bribes décontextualisées» du système économique moderne et de restes de « fragments épars » du système traditionnel23. Inversement, la victime de la crise béarnaise est le paysan « empaysanné » dont l’habitus est plus homogène que jamais, et la manifestation de cette crise des valeurs traditionnelles de la société paysanne est relativement simple et mécanique sur le marché matrimonial. Cela, Pierre Bourdieu ne peut le comprendre que par contraste avec cet habitus clivé étudié en Algérie, et le démontre en grande partie par une analyse plus « interactionniste ». Le bal donne en effet lieu à une étude des rapports entre les sexes, où l’attitude, la posture, la tenue, sont retenus comme des critères pertinents, définissant un habitus corporel : l’hexis, qui trahit la « paysannité » désormais dépréciée du paysan. Celui-ci se révèle alors « embarrassé de son corps, et dans son corps24 ». La crise de la société paysanne est ainsi vécue au travers d’une « stigmatisation25 » sur le tard des paysans autrefois dominants sur le marché des valeurs matrimoniales. Victime de son habitus, le paysan stigmatisé comme étant « empaysanné » perçoit concrètement sa dévalorisation dans les yeux des jeunes filles qui ont « le monopole du jugement de goût26 ». Le rapport ambigu et contradictoire du paysan à son rival, le « monsieur » du bourg, permet de mieux saisir le phénomène. À l’aune des valeurs traditionnelles, il se moque de celui qui travaille peu, « fait des manières » et parle maladroitement le français. Mais, à l’aune des valeurs désormais dominantes sur le marché matrimonial, il est forcé de reconnaître implicitement les qualités de celui-ci : il a une meilleure éducation, il est plus à l’aise dans les rapports avec l’administration, et propose à sa femme une vie plus confortable. Le paysan ne se saisit comme « paysan » au sens péjoratif du terme que face au « citadin » que les jeunes filles lui préfèrent, mais le « citadin » lui-même n’existe que « par opposition » au paysan. Ici, Pierre Bourdieu a, de façon évidente, la première intuition de la « distinction ». Par une analyse vestimentaire et corporelle assez fine (quasi absente des travaux sur l’Algérie), il parle déjà de ce qui constitue véritablement une « bonne volonté culturelle » des paysans « endimanchés », qui essayent en vain de s’habiller à la mode citadine le jour du bal, et renforcent par là même le pouvoir de distinction « naturelle » des citadins qui manifestent perpétuellement « l’attention la plus vive à se distinguer du paysan, du paysan ridicule27 ». [ Pierre Bourdieu, étranger en son pays En définitive, en Algérie, la crise est obligée car la reproduction est empêchée de fait. En Béarn, la crise est mécanique, produite par le mécanisme de reproduction lui-même, pris à son propre piège. C’est pourquoi le retour au Béarn permet à Pierre Bourdieu d’atteindre un niveau supérieur de compréhension et de théorisation des systèmes de reproduction et du changement social. Il a, à cette fin, interrogé le terrain algérien à partir d’intuitions ou d’impressions qu’il avait pu avoir dans son Béarn natal. Puis la complexité de la situation en Algérie l’a amené peu à peu à formuler un édifice théorique de grande ampleur, qu’il est parvenu à clarifier et affiner, par contraste, en revenant au terrain béarnais, face à une réalité moins ambiguë (mais plus difficile à appréhender objectivement pour lui). La sociologie spontanée immédiate n’aurait donc jamais pu suffire à constituer un tel édifice théorique pertinent : tout se joue en fait dans la médiation par l’Algérie. Aussi simple que soit la réalité de la crise béarnaise, elle ne se laisse appréhender dans sa simplicité que relativement à la complexité de la crise algérienne, dans un contexte colonial, a fortiori pour un individu issu de cette société béarnaise, c’est-à-dire concrètement marqué dans son habitus même par ces dispositions qui font que l’on est incapable d’une quelconque réflexivité ou distanciation sur des structures que l’on a soi-même intériorisées. En passant par l’Algérie avant de revenir à son pays natal, le « philosophenormalien » s’est donné les moyens de s’arracher aux structures dont il est le produit, afin de pouvoir les observer d’un regard de sociologue, et non plus de simple acteur social. « Conversion », « mue intellectuelle », « travail d’objectivation anamnestique », autant d’expressions qui cherchent à saisir le sens de ce que fut pour Pierre Bourdieu ce retour nécessaire au village natal28. ———————— 21. Algérie 60, p. 58. 22. Le Déracinement, p. 176. 23. Le Déracinement, p. 167 et 168. 24. Le Bal des célibataires, p. 116 et 117. 25. Le terme semble s’imposer de lui-même, tant l’analyse du bal fait penser à Erving Goffman, alors même qu’on connaît le rôle que jouera Pierre Bourdieu dans la publication en français du sociologue interactionniste américain, à peine quelques années plus tard. 26. Le Bal des célibataires, p. 121. 27. Ibid. p. 106 et 107.28. On se réfère ici à l’Introduction du Bal des célibataires, op. cit. 28. On se réfère ici à l’Introduction du Bal des célibataires, op. cit. [ LECTURES ] Le principe de cette « étrangeté » de la posture sociologique de Pierre Bourdieu est tout entière contenue dans cette phrase : « En France, le fait de venir d’une province lointaine, surtout lorsqu’elle est située au sud de la Loire, confère un certain nombre de propriétés qui ne sont pas sans équivalent dans la situation coloniale34 ». Cette « étrangeté » commune, Pierre Bourdieu la partage donc tant avec les Béarnais qu’avec les Algériens, mais en se l’appropriant par une objectivation positiviste; cette «étrangeté» devient pour lui source de lucidité et d’intuitions. Par elle, il perçoit les homologies de positions, de situations et de conditions de tous les « dominés » ; par-delà les différences de contexte, il perçoit l’universalité du « sens pratique » et des crises des sociétés traditionnelles, en Algérie comme en Béarn. [ Une certaine idée de la sociologie Le sociologue a donc, du fait de sa position sociale et de son « étrangeté » à tous les groupes sociaux, une capacité à saisir le sens objectif de la pluralité des vécus individuels. Cette capacité, qui n’appartient qu’à lui, détermine son « métier de sociologue », ou tout du moins son rôle et l’utilité sociale de son travail. Le sociologue doit donc être celui-là même qui lutte pour libérer les acteurs, les dégager de l’aliénation et de l’oppression absolue qui les empêchent de percevoir cette aliénation. Il faut croire les sous-prolétaires kabyles qui attribuent le chômage à un «dieu méchant et caché», et comprendre qui est ce dieu, pour arracher les acteurs à leur fatalisme et leur résignation. De même, il faut pouvoir expliquer aux paysans « empaysannés » qu’ils ne sont pas coupables de ne pas avoir su trouver de femmes, mais qu’ils sont victimes de leur habitus, et du changement de structures sociales sur lesquelles ils n’ont pas directement prise. De cette conception de la sociologie à La Misère du monde, il n’y a, à nos yeux, qu’un pas. Pourtant, cet ouvrage est en rupture totale d’un point de vue méthodologique avec ceux que nous venons d’étudier (et pas seulement eux), car fondé sur une volonté, clairement affichée et assumée, de sortir du « carcan » positiviste et d’assumer son empathie au cours des entretiens avec ceux qui subissent cette misère. Mais cette différence avec les textes des années 60 se résume finalement à la disparition de la retenue objectiviste du propos. À la lecture de ces différents textes, ce qui ———————— 29. Voir l’interview accordée aux Inrockuptibles, op. cit.. Pierre Bourdieu a, de plus, souvent rappelé combien furent périlleux ses entretiens en Algérie, où un mot de trop et un ton inapproprié pouvaient le mettre personnellement en danger dans un contexte de guerre. 30. Voir l’introduction au Bal des célibataires, op. cit., p. 10. 31. Voir « Excursus sur l’étranger », p. 663-668. 32. Ibid., p. 665. 33. Introduction au Bal des célibataires, p. 11. 34. Réponses (avec Loïc J.-D. Wacquant). 85 [idees 129 / 10. 2002 En Algérie, Pierre Bourdieu a appris le « métier de sociologue », si ce n’est d’anthropologue ; il a appris la photographie, le plan, la carte, la statistique et, en particulier, « les choses les plus importantes : comment conduire un entretien, comment se conduire dans un entretien, comment parler – des Kabyles par exemple – comment écrire 29 ». C’est tout ce savoir qu’il réinvestit dans le terrain béarnais, avec « la frénésie scientiste de celui qui découvre avec une sorte d’émerveillement le plaisir d’objectiver30 », afin de contrer la charge émotionnelle considérable que porte ce travail de retour aux origines, de « réconciliation […] avec un passé encombrant », encombrant car peu conciliable avec une « autre vie », faite de succès scolaires dans un monde intellectuel et parisien. La posture du sociologue permet, selon Pierre Bourdieu, en imposant un regard objectif et respectueux, un « retour contrôlé du refoulé ». Cette posture sociologique sans laquelle, on le voit, rien n’aurait été possible, est donc le fruit du travail effectué en Algérie, et c’est peut-être avant tout en cela que les travaux sur le célibat doivent à ceux effectués en Algérie. Grâce à eux, Pierre Bourdieu est devenu «étranger» à son propre pays, il est devenu cet «homme objectif », tel que le définit Simmel31, qui peut incarner une figure caractéristique du bon sociologue, capable d’objectivité et d’objectivation de l’objectivité, soit d’auto-réflexivité. Suivant cette métaphore de l’étranger tel que le définit Simmel, Pierre Bourdieu devient sociologue en devenant autant algérien que béarnais, c’est-à-dire ni tout l’un ni tout l’autre, mais l’intermédiaire idéal entre ces deux mondes, seul à même d’importer des idées et des concepts, une pensée, de l’un à l’autre, pour dévoiler les homologies de situation (une même crise, par-delà les divergences de contexte). Pierre Bourdieu, en passant par l’Algérie, s’est libéré: il est désormais «exempt d’attaches qui pourraient fausser d’avance sa perception, sa compréhension et son évaluation des données32 », comme il l’était déjà en Algérie. Plus libre en pratique (libéré de son habitus béarnais) et en théorie, il est capable de livrer au lecteur « le plan anonyme d’une maison familière où (il a) joué pendant toute son enfance », il est capable de regarder de nouveau la photo de sa classe « qu’un de [ses] condisciples […] commente en scandant impitoyablement “immariable” à propos de la moitié des présents33 ». Parce qu’il est devenu cet « étranger » en son pays, il est aussi le type même du bon confident, à qui peuvent se livrer de vieux célibataires de la génération de son père, « qui [l’]accompagnait souvent et [l’]aidait, par sa présence et ses interventions discrètes, à susciter la confiance et la confidence ». À la fois dans et endehors du groupe, il est le seul à pouvoir faire émerger une parole douloureuse et à pouvoir traiter sociologiquement les entretiens qui la recueillent. [ LECTURES ] 86 [idees 129 / 10. 2002 frappe, c’est l’unité de ton, cette cohérence de Pierre Bourdieu avec lui-même, qui au-delà de la méthode, a toujours suivi la même intention, en accord avec ce précepte spinoziste : « Ne pas déplorer, ne pas rire, ne pas détester, mais comprendre35 ». On pourrait multiplier les phrases extraites du Déracinement, ou du Bal des célibataires, où l’on sent l’empathie, la colère contenue de l’homme, derrière les propos du sociologue. La phrase de conclusion du Déracinement par exemple : « Si elles veulent accomplir cette tâche, c’est d’elles-mêmes, on le voit, que les élites révolutionnaires devront exiger ces vertus exceptionnelles qu’elles attendent aujourd’hui des paysans et, bien souvent, d’eux seuls. » La fameuse phrase de conclusion de « Célibat et condition paysanne » aussi, qui attira l’attention à l’époque sur le jeune sociologue, sonne comme un vibrant plaidoyer pour l’utilité du travail sociologique : « La sociologie ne mériterait peut-être pas une heure de peine si elle avait pour fin seulement de découvrir les ficelles qui font mouvoir les individus qu’elle observe, si elle oubliait qu’elle a affaire à des hommes, lors même que ceux-ci, à la façon de marionnettes, jouent un jeu dont ils ignorent les règles, bref : si elle ne se donnait pour tâche de restituer à ces hommes le sens de leurs actes. » (C’est nous qui soulignons.) La sociologie, pour Pierre Bourdieu, semble toujours avoir tenu à la fois d’un « sport de combat » et d’une « sociodicée » du malheur des dominés, de ceux qui souffrent d’une « mutilation sociale ». De la « mutilation sociale » des paysans algériens et béarnais, à la « misère du monde », le malheur est le même ; et la tâche du sociologue face à ce malheur aussi, puisque « les sous-prolétaires tendent à imputer leurs manques aux manques de leur être plutôt qu’aux manques de l’ordre objectif» et «n’accèdent jamais à la conscience du système comme responsable aussi de leur défaut d’instruction et de qualification professionnelles 36 », source de leur malheur, le sociologue doit permettre à ces sous-prolétaires et, au-delà, à tous « ceux qui souffrent de découvrir la possibilité d’imputer leur souffrance à des causes sociales et de se sentir ainsi disculpés ; et en faisant connaître largement l’origine sociale, collectivement occultée, du malheur sous toutes ses formes, y compris les plus intimes et les plus secrètes37 ». Depuis la prise de conscience de cet objectif fondamental en Algérie jusqu’au Collège de France, en passant par son Béarn natal, Pierre Bourdieu a toujours poursuivi le même objectif, celui qu’il assignait au travail sociologique, et qui rend socialement utile à ses yeux la sociologie. Entretemps, seule la méthode a changé, le positivisme et la retenue objectiviste, jadis tenus pour gages de scientificité, étant finalement assimilés à du « masochisme, identifié à la vertu professionnelle38 ». À ce titre, certains entretiens de La Misère du monde apparaissent comme des prolongements naturels du Déracinement ou du Bal des célibataires : que l’on songe par exemple à la misère des émigrés algériens restituée par Abdelmalek Sayad, avec qui Pierre Bourdieu avait justement écrit Le Déracinement (voir «La malédiction» ou «L’émancipation» par exemple39), ou bien à cet émouvant entretien avec des paysans aveyronnais, région relativement proche du Béarn, conduit par Rosine Christin (« Ceux qui restent40 »). Ces entretiens sont tous rassemblés dans un même chapitre, dont l’intitulé rappelle ces conditions et autres « nécessités contradictoires » : « Les contradictions de l’héritage ». Héritage de la condition paysanne, héritage de l’Algérie traditionnelle, héritage de la crise donc, héritage d’une reproduction à jamais mutilée : les contradictions de l’héritage renvoient aux contradictions de ce qui est hérité, la misère du monde renvoie aux mutilations sociales. Le sociologue se doit de donner une unité de sens à une pluralité de conditions et de malheurs individuels. Voilà, en dernier lieu, ce qui assure la continuité de l’œuvre de Pierre Bourdieu, non pas seulement entre ses travaux sur l’Algérie et ceux sur le Béarn, mais plus encore de sa prise de conscience de cette (noble) tâche propre à la sociologie sur le terrain algérien jusqu’à cette publication posthume qui nous est livrée aujourd’hui. ] ———————— 35. La Misère du monde, p. 10. 36. Algérie 60, p. 79. 37. La Misère du monde, p.1453 et 1454. 38. Voir l’Avant-propos dialogué de Jacques Maître, L’Autobiographie d’un paranoïaque, Paris : Économica, 1994, p. XVIII. 39. Respectivement p. 1267-1300 et p. 1323-1340 dans l’édition de poche. 40. Ibid., p. 1357-1374. BIBLIOGRAPHIE Sources principales BOURDIEU Pierre et SAYAD Abdelmalek. Le Déracinement. Paris : Éd. de Minuit, 1977 (1re édition 1964). BOURDIEU Pierre. Algérie 60. Paris : Éd. de Minuit, 1977. BOURDIEU Pierre. Le Bal des célibataires. Paris : Seuil, 2002. Sources secondaires BOURDIEU Pierre. Sociologie de l’Algérie. 8e édition. Paris : Puf, 2001 (1re édition 1958). BOURDIEU Pierre. Esquisse d’une théorie de la pratique. Nouvelle édition revue et augmentée. Paris: Seuil, 2000 (1re édition 1972). BOURDIEU Pierre, avec WACQUANT Loïc J.-D. Réponses. Paris : Libre examen/Seuil, 1992. BOURDIEU Pierre (dir.). La Misère du monde. Paris : Seuil, 1993 (édition de poche). SIMMEL Georg. Sociologie. Paris : Puf, 1999. Excursus sur l’étranger, chapitre 9, p. 663-668. Les Inrockuptibles. 29 janvier-4 février 2002, no 323.