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La transmission du pouvoir chez les Touaregs Dag-Rali de l'Ahaggar

tyïWAL 12 CAHIERS D'ÉTUDES BERBÈRES 1995 Fondateur MOULOUD MAMMERI SOMMAIRE Tahar Djaout Réflexions sur la culture en Algérie. Propos recueillis par Arezki Mokrane 3 ARTICLES André Nouschi L'Algérie de Ben Bella : l'apprentissage de l'indépendance 11 Tassadit Yacine Femmes et création en Kabylie 23 Denise Brahimi Portraits de mères dans la littérature maghrébine 29 Dominique Combes Le « corpoème » et la quête du nom (hommage à Jean Sénac) 39 JiLALi Saie Apprentissage dans une langue non maternelle et réussite scolaire : le cas d'élèves berbères en milieu rural 67 Miloud Taifi Sentiment d'appartenance linguistique et aspirations sociales : exemples marocains 89 Paul Pandolfi La transmission du pouvoir chez les Dag-Fali de l'Ahaggar 99 TEXTES ET DOCUMENTS Narjys El Alaoui Glanes pour contribuer au parler des Idaw Martini de l'Anti-Atlas (Maroc) 125 Mohammed El-Ghobrini Joute entre deux poètes : Adiwenni ger Ccix Muhend U Lhusin et Si Muhend U Mhend 139 2 AWAL n" 12 ACTUELLES Chérif Kheddam Le cœur d'une femme libre (traduit par Tassadit Yacine) Pourquoi me dis-tu aveugle ? (traduit par Tassadit Yacine) 149 151 Abdennour Mihoubi Tasamfunit n temzi 153 Yves Timplon Arezki 157 Comptes rendus 165 Résumés 175 Publié avec le concours du Centre national du livre et du Fonds d'action sociale © 1995, Fondation de la Maison des sciences de l'homme, Paris ISSN 0764-7573 Imprimé en France REFLEXIONS SUR LA CULTURE EN ALGÉRIE Tahar Djaout Propos recueillis par Arezki Mokrane Il y a deux ans, disparaissait l'écrivain algérien Tahar Djaout. Juin 1993, l'intellectuel brillant, le journaliste talentueux, l'écrivain de renommée mondiale, Tahar Djaout, tombait sous les balles de ses assassins. Armé de ses seules idées, il faisait peur à la barbarie car sa clairvoyance et son courage contrecarraient la fatalité d'une Algérie sou mise et défaite. Lui, défendait le projet d'une Algérie moderne, républi caine et démocratique tournée vers l'avenir. Les propos qu'il avait confiés à l'un de ses confrères peu avant son assassinat gardent toute leur actua lité deux ans après sa disparition. Arezki Mokrane - Tahar quelle est la vision d'un intellectuel algé rien sur son pays aujourd'hui ? Tahar Djaout - De prime abord, ce qu'il faut remarquer c'est la rup ture d'un monopole d'expression et de production intellectuelle. Les anciens canaux d'expression étatiques sont rompus et on assiste à une diversification des tribunes, à la naissance de nouveaux éditeurs ou de nouveaux journaux. On constate aussi une diversification des points de vue : certains d'entre eux, qui, jusqu'alors, étaient quasiment interdits de séjour, sont désormais admis. Il y a donc un réel bouillonnement de l'expression. A.M. - Un bouillonnement qui peut s'observer dans le domaine de l'édition... T.D. - Oui, il y a de nouveaux éditeurs. La plupart d'entre eux ont commencé leurs activités, mais pas de façon aussi manifeste, avant les événements d'octobre 1988. A côté des maisons d'édition étatiques comme l'ENAD, l'ENAP, l'ENAG... d'ailleurs ce qui est étrange c'est qu'une seule lettre différencie ces différents sigles, on a vu naître de nou veaux éditeurs comme Bouchène par exemple ou Laphomic. Par voie de conséquence, l'édition d'État a été obligée de se renouveler, de jouer le 4 Tahar Djaout jeu, de faire preuve de qualité pour pouvoir exister à côté de cette nou velle réalité éditrice. Il faut dire aussi qu'il y a d'autres maisons qui ne méritent pas le nom d'éditeur. Ce sont en fait des imprimeurs qui repren nent des textes souvent religieux en les diffusant à un tirage énorme. Ils gagnent beaucoup d'argent mais malheureusement ils ne participent pas à la libération de l'expression ni à la promotion de la création. En réalité, ce sont de petits commerçants de la chose imprimée... A.M. - De nouveaux ouvrages ont-ils été imprimés par ces éditeurs ? T.D. - Oui. C'est le cas par exemple d'un livre qui a connu une polémique importante. Il s'agit d'un ouvrage de Belaïd Abdesselam, ancien ministre de l'Énergie, qui fait des révélations très intéressantes sur la politique pétrolière de l'Algérie pendant près d'une décennie. Il y a aussi un texte de Mostefa Lacheraf qui a connu un vif intérêt. Des livres qui, à mon sens, marquent le débat actuel de l'Algérie. AM. - Voilà un facteur important qui souligne le rôle fondamental des nouveaux éditeurs mais n'y a-t-il pas ici un problème au niveau de la diffusion, de la distribution de ces titres ? T.D. - Tu sais qu'en fait l'État s'est assuré le monopole de la dif fusion. Des éditeurs pouvaient certes se créer du temps du parti unique mais ils se heurtaient à l'État qui détenait le monopole de la distribution et cette situation constituait pour eux un réel danger d'étranglement. En ce qui concerne les derniers titres parus, certains éditeurs exploi tent la diffusion étatique mais ils n'ignorent pas l'existence d'autres circuits parallèles. Il y a même des éditeurs qui vont tout simplement faire des dé pôts chez d'autres libraires. Les circuits de distribution sont donc multiples même si, pour l'instant, ils demeurent encore mal organisés. Je crois du reste qu'une association d'éditeurs algériens s'est même mise en place et qu'elle a l'intention de rentabiliser au maximum la diffusion des ouvrages en conjuguant les efforts et les expériences qui ont vu le jour. A.M. - Quand on connaît l'importance numérique des jeunes en Algérie on peut se demander si une maison spécialisée dans la produc tion de livres à destination de la Jeunesse s'est constituée ? T.D. - A ma connaissance, malheureusement, non. Les différents éditeurs essaient de publier l'un ou l'autre ouvrage pour la jeunesse mais un éditeur vraiment spécialisé dans le secteur des jeunes il n'y en a pas. A.M. - Outre Laphomic qui s'est lancé dans la réédition de textes d'auteurs maghrébins y a-t-il d'autres maisons d'édition qui se sont plongées dans cette voie ? T.D. - Tu as parlé de Laphomic qui a racheté les droits d'un certain nombre d'ouvrages d'auteurs algériens et marocains, notamment le Con court de Ben Jelloun La Nuit sacrée mais aussi d'autres auteurs africains Réflexions sur la culture en Algérie 5 comme Tchicaya U'Tamsi, le Congolais... Je trouve d'ailleurs très inté ressant de le faire connaître ici, en Algérie, en brisant ainsi cette barrière quasiment infranchissable qu'est le Sahara. La littérature africaine pré sente en effet beaucoup de similitudes et elle mérite d'être appréciée de part et d'autre du Sahara. Je sais que d'autres éditeurs sont également intéressés par la même expérience. Ils ont même commencé à produire en ce sens. L'ENAG, par exemple, a repris Mouloud Feraoun mais pour ce qui concerne cet écri vain il faut noter qu'en fonction de la législation algérienne nous sommes un peu dans le domaine public car cet auteur est mort il y a plus de vingt-cinq ans. Bouchène a réédité les Isejfra (poèmes) de Si Mohand U Mohand de Mouloud Feraoun, parus aux Editions de Minuit en 1960. Je sais que Bouchène est intéressé par ce filon qu'il essaie d'exploiter. Mais le problème se situe au niveau des transactions financières parce qu'il y a toute une législation de change et il n'est pas facile d'acheter des droits en France ou ailleurs en raison des incidences monétaires qui en décou lent. A.M. - Au niveau des créateurs, on avait annoncé, il y a une ving taine d'années la mort prochaine des écrivains s'exprimant en français. Au contraire, n'a-t-on pas assisté, en Algérie, à un phénomène inverse ? T.D. - Je crois effectivement qu'on a assisté au phénomène inverse. D'ailleurs les intellectuels eux-mêmes ont un peu prophétisé sur cette mort et ils se sont repris par la suite. Aujourd'hui la littérature d'expres sion française s'est développée en Algérie avec de nouveaux noms très connus, très médiatisés. Mais il faut également prendre en compte le développement de la littérature dans les autres langues aussi bien en arabe qu'en berbère. Un pays comme l'Algérie avec une population très impor tante a fourni un effort indéniable en matière de scolarité et elle possède un héritage culturel multiple qui ne peut que l'inciter à produire davan tage. Je crois que la manière étriquée dont on a voulu concevoir la culture algérienne, aussi bien à travers une langue unique qu'au travers de sup ports uniformes, ne pouvait pas canaliser tout le potentiel culturel algé rien. C'est pour cela que ces supports ont dû se briser à un moment donné. Aujourd'hui, une culture algérienne très vivante s'exprime de manière éner gique aussi bien en français, qu'en arabe et en berbère. A.M. - As-tu une idée plus précise du nombre de romans publiés au cours de ces dernières années et quelles sont les tendances actuelles ? T.D. - Je peux prendre sur moi de te dire que le nombre de romans est beaucoup plus important maintenant et c'est normal mais je ne dispose pas de statistiques précises parce que, tu sais, il y a une vingtaine d'an nées, le nombre d'écrivains algériens pouvait se compter sur le bout des doigts alors qu'aujourd'hui il existe des auteurs très médiatisés. En regar dant les librairies, on découvre chaque jour énormément d'écrivains. 6 Tahar Djaout A.M. - J'ai été quelque peu surpris de constater que des ouvrages comme ceux de Rachid Mimouni ne se trouvaient pas ici en librairie... T.D. - Laphomic, dont nous avons déjà parlé, a racheté les droits de Rachid Mimouni. Il y a donc des chances de trouver ces ouvrages bientôt. Mais ce que tu soulignes ne concerne pas un auteur précis. Mes livres, par exemple, ne sont pas diffusés non plus et ils ne sont même pas repris par d'autres éditeurs ! Je pense que cela révèle tout simplement un pro blème de bureaucratie ou de manque de devises. J'ignore quels sont les critères qui président à l'importation de ces œuvres parce que l'Algérie n'a pas importé beaucoup de livres au cours de ces dernières années. Mais j'ai l'impression que l'Algérie n'a pas assez de devises ou qu'elle les consacre à d'autres projets. En revanche, on trouve aussi des livres inattendus... A.M. - On a beaucoup parlé d'édition et peu du domaine de la presse... T.D. - Dans un premier temps, les journaux qui étaient un peu bridés ont pu se libérer. Un certain nombre de choses peuvent donc s'exprimer sans problème. Mais le fait le plus saillant est l'émergence de nouveaux titres. A.M. - Le concept d'unité maghrébine a fait son chemin. Des liens se sont-ils affermis entre les intellectuels du Maghreb au fil de ces der nières années ? T.D. - Les relations entre les intellectuels du Maghreb existent depuis longtemps et elles n'ont jamais été subordonnées aux relations politiques qui ont été rarement bonnes entre l'Algérie et le Maroc. Je crois que les intellectuels maghrébins ont essayé d'être très autonomes par rapport aux pouvoirs politiques des États du Maghreb et je crois que c'est à leur honneur. Mais il y a aujourd'hui un petit changement car la cir culation entre les pays du Maghreb est devenue plus facile. Auparavant, les intellectuels maghrébins avaient surtout l'occasion de se rencontrer à Paris. Maintenant, ils peuvent le faire au niveau du Maghreb. Par exemple ici, à Alger, une sorte de colloque littéraire initié par une association culturelle a pu tenir ses assises. Des écrivains sont venus de Paris mais aussi directement du Maroc ou de Tunisie. On a aussi remarqué la tenue d'un Salon du livre maghrébin à Casablanca et, à l'issue de ce Salon, a été constituée l'Association des éditeurs maghrébins qui essaie de favo riser la circulation du livre entre les différents pays en posant la question de la création au Maroc, en Algérie et en Tunisie... A.M. - Pourtant, on sent ici une chape de plomb qui s'est abattue sur le monde intellectuel... T.D. - Oui. On peut dire qu'après l'hégémonie de l'État, on connaît maintenant d'autres hégémonies qui essaient de s'installer en Algérie. La Réflexions sur la culture en Algérie 7 plus apparente est celle de l'intégrisme religieux. Personnellement, je crois que cet intégrisme se manifeste de manière très différente dans les trois pays du Maghreb. Le Maroc a connu un développement historique plus continu que celui de l'Algérie. Et puis le roi du Maroc est un peu le chef suprême religieux. De là, s'est créée une situation particulière au Maroc. En Algérie, deux faits ont contribué selon moi à l'apparition du phé nomène intégriste. D'abord le fait colonial qui a déstructuré les racines culturelles de l'Algérie en provoquant un grand désarroi identitaire. Ensuite, après l'indépendance et durant vingt-sept années, le monopole du pouvoir par le parti unique, le FLN, qui a très mal posé le problème de l'identité de l'Algérie en réduisant cette question de manière vraiment scandaleuse et puis aussi un pouvoir qui, par sa pratique économique, a fait beaucoup de marginaux, de mécontents et d'exclus qui veulent prendre aujourd'hui une revanche sur ce pouvoir. L'image de l'État est du reste tout à fait discréditée en Algérie et une sorte de nihilisme veut détruire tout ce qui est cadre organisé. Ce sentiment parvient un peu à s'exhausser dans le cadre d'un extrémisme religieux d'autant plus dange reux que la société algérienne a été très fragilisée. Il faut ensuite poser le problème du système éducatif qui n'est pas du tout performant et ce notamment en raison de l'introduction de l'éducation religieuse qui a servi de base à certains pour déstructurer totalement l'enseignement en le trans formant parfois en un enseignement de zaouïas. A.M. - Des tendances affirment qu'il faudrait poser la question de la laïcité de l'État... T.D. - Je voulais ajouter à ces vingt-sept années de pouvoir hégé monique, la véritable paupérisation de la population à laquelle nous avons assisté. Cette population algérienne est devenue dès lors aveuglée quand il s'agit d'aborder un certain nombre de problèmes. Je salue le courage du Parti pour le rassemblement, la culture et la démocratie qui a tenu un congrès en posant pour la première fois dans le contexte algérien, des concepts comme la séparation des pouvoirs politique et religieux, la laï cité de l'enseignement, l'égalité des sexes. Et, il est heureux de voir combien ces concepts ont rencontré un écho auprès des Algériens... A.Af. - Quand tu dis «auprès des Algériens», c'est auprès de l'ensemble des Algériens ou auprès de certains d'entre eux... T.D. - C'est vrai. La couche intellectuelle a été beaucoup plus réceptive. Mais je crois que le simple fait que ces éléments deviennent des éléments de débat peut aussi faire réfléchir d'autres et les amener à se poser des questions. A.M. - Justement. D'aucuns voudraient remettre en cause les acquis actuels... 8 Tahar Djaout T.D. - Ces pauvres hommes du viir siècle perdus au xxi' siècle n'ont aucune chance d'avoir ici un écho positif parce qu'on a beau dire que la société algérienne a été fragilisée, je crois tout de même qu'il y a d'abord une sorte d'islam tolérant qui existe en Algérie, depuis une sorte d'islam sociologique qui existe depuis treize siècles et qui sait tolérer à la fois ce qui le tolère et ce qui sort un peu d'un certain rigorisme. D'autre part, l'Algérien est un méditerranéen. C'est un homme qui aime vivre, qui apprécie l'humour et qui se délecte d'un certain nombre de choses qui servent un peu de piment pour la vie. Pour moi, ce cou rant qui veut mutiler l'existence à travers ses expressions artistiques et ludiques n'a aucune chance dans un pays comme l'Algérie. A.M. - Certains événements internationaux focalisent l'attention sur un certain nombre de pays d'Europe de l'Est. Ce déplacement entraînet-il des incidences non seulement sur le plan économique mais aussi culturel ? T.D. - Je crois que les pays maghrébins sont très conscients de cette nouvelle stratégie. La preuve ? Ils essaient de plus en plus de réaliser une union pour faire face à ce grand ensemble économique et civilisationnel qu'est l'Europe. Je ne suis pas politologue et, par conséquent, les stra tégies politiques ne sont pas ma spécialité mais j'ai l'impression que la chance du Maghreb c'est d'être situé dans cette zone matrice qu'est la Méditerranée. Le nouveau paysage politique redessine de nouveaux centres d'intérêts. L'Allemagne par exemple pèse de plus en plus sur l'ensemble européen et la France ou l'Italie peuvent être amenées à recen trer aussi leur centre d'intérêt en se tournant davantage vers un ensemble méditerranéen certes protéïforme et très démantelé mais qui, avec sa posi tion stratégique et sa richesse culturelle, peut constituer une grande ten tation. A.M. - On peut aussi, tout au contraire, imaginer une plus grande uniformisation culturelle par la création de ces grands ensembles qui sub mergent le reste à la vitesse de l'image satellisée... T.D. - Il est probable que l'aspect culturel et civilisationnel puisse perdre du terrain face à l'aspect économique. Ce genre de phénomène peut être préjudiciable au monde entier et pas seulement au tiers monde ou à la Méditerranée. Il est vrai qu'on assiste à une uniformisation culturelle. Aujourd'hui par exemple on peut capter beaucoup de chaînes de télévision en Algérie. Et, quand on voyage, on se rend compte que les enfants allemands, espagnols, belges, japonais ou algériens sont façonnés par le même dessin animé, par le même ima ginaire. Cela détruit en eux une part d'originalité mais peut-être cette situation va-t-elle engendrer une meilleure communication ? Je crois que si les enfants sont élevés avec les mêmes schémas, c'est peut-être aussi favoriser une communication plus large et plus efficace... Réflexions sur la culture en Algérie 9 A.M. - Mais c'est aussi une perte de mémoire... T.D. - Oui c'est sûr. Une perte de la mémoire locale et des parti cularités. D'ailleurs c'est assez paradoxal. En même temps qu'on assiste à ce phénomène d'unification par les grands médias, on connaît peut-être aussi une réaction inverse : l'émergence d'une revendication de plus en plus forte des particularismes nationaux et régionaux. L'ALGERIE DE BEN BELLA : L'APPRENTISSAGE DE L'INDÉPENDANCE André Nouschi Quand les Français signent les accords d'Évian, ils mettent officiel lement fin à l'action militaire de l'armée française en Algérie ; cependant, pour les Algériens, cela ne signifie pas la fin de la guerre et des souf frances. En effet, l'OAS refuse les accords et tente de mettre le pays à feu et à sang pendant plusieurs mois et ne s'arrête qu'en juin. Malgré la célébration lyrique du 5 juillet 1962 par le gouvernement provisoire algé rien, le pays est partagé entre des clans qui s'affrontent les armes à la main. Le wilayisme, comme on l'a appelé, témoigne d'un affrontement au sein du FLN. Déjà, à Tripoli, celui-ci s'est scindé en plusieurs groupes qui désavouent plus ou moins les accords du 19 mars. L'un d'eux, par la voix du chef d'état-major de l'Armée de libération nationale (Houari Boumedienne) les critique avec force et les refuse. Les attaques contre le GPRA sont telles qu'elles réduisent le crédit de ceux qui représentaient l'Algérie à venir ; cet affaiblissement est aussi celui d'un État qui n'existe que sur le papier. Le wilayisme dure plusieurs mois et affaiblit davantage ce qui aurait dû prendre la suite du pouvoir colonial. Une espèce de vide politique est ainsi la réalité de l'Algérie indépendante durant ces semaines. Celui-ci sera comblé quand le groupe de Tlemcen qui possède la force la plus importante et la mieux équipée s'impose ; ce groupe est celui de Ben Bella, libéré des prisons françaises au printemps 1962, aidé de Boume dienne. La guerre civile algéro-algérienne finit par provoquer la colère des Algérois ; descendus dans les rues de la capitale, ils veulent en finir avec cette guerre : Seba'a snin, barakat ! (« Sept ans, ça suffit ! »), clament-ils avec force et imposent la paix aux factions, paix confisquée par le clan de Tlemcen. L'indépendance de l'Algérie, la victoire de Ben Bella et de son grou pe signifient que le nouvel État et la nouvelle équipe doivent résoudre de nombreux problèmes politiques, économiques et sociaux qui interfèrent. Politiques, car il faut construire l'État à l'intérieur et à l'extérieur ; écono miques, parce que la colonisation et les huit années de guerre ont marqué 12 André Noiischi le pays profondément ; sociaux parce que les Européens ont fui l'Algérie, mais aussi parce que la colonisation a bouleversé les sociétés algériennes de fond en comble. Les 196 membres de la première Assemblée (180 Algériens et 16 Européens), dénommée Assemblé nationale, sont élus le 20 septembre ; avec le gouvernement, ils définissent les bases du nouvel État : Répu blique démocratique et populaire, il est fondé sur le socialisme, c'est-àdire, « la collectivisation des grands moyens de production et la planifi cation rationnelle » qui donneront à l'Algérie « un développement rapide, harmonieux et tendront vers la satisfaction des besoins économiques pri mordiaux du peuple' ». « Le pouvoir aux mains du peuple [...] qui a tant souffert, permettra (à celui-ci) d'accéder à une indépendance [...] authentique, (sans être) vic time d'une exploitation larvée ou d'un paternalisme autochtone qui rap pellerait celui de l'ex-colonisateur. L'indépendance c'est [...] la disparition du sous-développement, le relèvement social et économique du peuple qui ne peut accepter d'être frustré de sa révolution. » A Tripoli, le FLN définit les objectifs de l'Algérie indépendante : T la Révolution agraire ; 2" le développement de l'infrastructure ; 3° la nationalisation du crédit et du commerce extérieur ; 4" la nationalisation des richesses minérales et énergétiques (c'est « un but à long terme »). La révolution agraire a pour premier but de réparer les injustices de la domination coloniale ; à « la paysannerie qui constitue les quatre cinquièmes du pays » et qui « a subi les effroyables conséquences de la guerre de libération à laquelle elle a tout sacrifié», elle doit apporter «en même temps que l'indépendance un bien-être parfaitement légitime »*. A Tripoli, le FLN indique les aspi rations des masses algériennes : 1® l'élévation du niveau de vie ; 2" la liquidation de l'analphabétisme et le développement de la culture natio nale ; 3° l'habitat ; 4" la santé publique ; 5° la libération de la femme. Dans son discours d'investiture à l'Assemblée, Ben Bella insiste sur la réforme agraire ; deux ans plus tard, le premier congrès du FLN (Charte d'Alger) met l'industrialisation au premier plan, car elle doit être le fondement de l'indépendance de l'Algérie. Réaliser ces objectifs ma jeurs (réforme ou révolution agraire, industrialisation) exige des crédits et aussi des hommes ; à l'été 1962, l'Algérie manque des uns et des autres. D'abord parce que depuis de nombreux mois l'économie algérienne a décliné considérablement, ensuite parce que les Européens dans leur fuite ont emporté leurs fonds (de 4 à 5 milliards de nouveaux francs), n'ont pas payé leurs impôts (le Trésor algérien est pour ainsi dire à sec) ; en suite parce que leur départ a enlevé à l'Algérie tout son personnel d'enca drement. L'Algérie n'a donc plus de cadres subalternes, moyens ou supé- 1. Annuaire de l'Afrique du Nord, 1962. 2. Ibid. L'Algérie de Ben Sella: l'apprentissage de l'indépendance 13 rieurs. Par ailleurs, une part des étudiants algériens ont quitté en 1956 leurs cours pour le maquis où un grand nombre d'entre eux ont péri. Le premier gouvernement de l'Algérie indépendante doit faire face à différents problèmes : d'abord celui de la démographie ; ensuite celui de la réintégration des réfugiés et des villages de regroupement, difficile et douloureuse. De plus, il doit organiser l'État, c'est-à-dire créer une admi nistration centrale et locale et assurer la transition avec le régime anté rieur qui a fini parfois en apocalypse. L'Algérie peut sans doute compter sur l'aide de la France qui s'est engagée à accorder pendant trois années une importante subvention ; ensuite sur la coopération (un des chapitres importants dans les accords d'Évian), donc l'aide de plusieurs milliers de Français chargés de tâches multiples dans les différents domaines administratifs^. De plus, le gouvernement demande à l'ALN, gonflée de milliers d'hommes venus à elle à l'extrême fin de la guerre, de participer à la construction de l'Algérie nouvelle. Dans le domaine économique, il faut immédiatement que les récoltes de l'été 1962 soient rentrées (celles de céréales d'abord, de raisin ensuite, d'agrumes et d'olives enfin) ; or les Européens (propriétaires, contremaîtres) sont tous partis. Les ouvriers agri coles demeurés sur place décident spontanément de les remplacer ; grâce à eux, les récoltes sont assurées pour 1962. L'exemple sera médité et sera à l'origine des mesures relatives à l'autogestion de mars 1963. Dans l'héritage de la guerre, il faut dénombrer les forêts incendiées au napalm, un certain nombre de villages détruits ou endommagés, les troupeaux et les vergers abattus, les fermes incendiées, certains tronçons de routes coupés, les champs près de la frontière minés, les mines ou les entreprises en chômage. Le bilan économique pour 1962 est assez contrasté : les récoltes de céréales (23,2 millions de quintaux), la production de vin (14 millions d'hectolitres) sont supérieures à celles des années précé dentes, tandis que celle d'agrumes est normale et celle des cultures maraî chères inférieure à la normale. En revanche, l'effectif des troupeaux est au plus bas (ovins, 3,6 millions de têtes ; bovins, 400 000 têtes ; caprins, 1,5 million de têtes). Pourtant les expéditions de produits agricoles (vin, cultures maraîchères, agrumes) sont presque celles d'une année normale. Les céréales, abondantes, ont servi à la seule consommation des Algériens. Dans le domaine industriel, si la production d'électricité a baissé de 17 % par rapport à 1961, celle de houille de 50%, en revanche celles de pétrole et de gaz augmentent respectivement de 15 % et de 51 % ; les dif férentes industries (métallurgiques, électriques, mécaniques) baissent de 40% par rapport à 1961, une très mauvaise année. La balance commer ciale est déficitaire (-4 875 millions de nouveaux francs), malgré l'aug3. Voir G. Viratelle, l'Algérie algérienne, Paris, Les Éditions ouvrières, 1970, et pour le pétrole, M. Brogini, L'exploitation de l'hydrocarbure en Algérie de 1956 à 1971, étude de géo graphie économique, thèse de 3" cycle, Nice, 1973. 14 André Nouschi mentation des exportations d'hydrocarbures ; ce déficit s'ajoute à celui déjà important de 1961. Les dures réalités économiques sont donc un défi implacable au programme de Ben Bella en septembre 1962. Les solutions socialistes pourront-elles pallier tous les manques que révèle l'examen de la situation ? Certains le pensent ; d'autres, sans attendre l'autorisation tirent le profit le plus large de la situation : en effet, ils achètent aux Européens, souvent pour des sommes dérisoires, les fermes, appartements, entreprises abandonnés ou occupés sans droit ni titre (ils s'arrogent alors le titre de propriétaire). La situation transitoire expliquait ces abus qui ne pouvaient durer ; il appartenait donc au gouvernement Ben Bella de mettre un certain ordre dans cette anarchie d'un temps. Dès le mois de mars 1963, une série de décrets institue l'autogestion qui touche le monde rural, les entreprises industrielles, minières et arti sanales abandonnées par les Européens et déclarées « biens vacants » (décret du 18 mars). En principe, l'autogestion doit permettre aux tra vailleurs des entreprises concernées de faire entendre d'abord leur voix, ensuite de participer à la gestion, enfin de recevoir une part des profits. En réalité, dans ces entreprises, la bureaucratie s'installe tandis que les travailleurs sont de plus en plus écartés des décisions et de la gestion ; ils ne voient pas les différences entre leur situation d'avant et celle d'après l'indépendance, même si les cadres du FLN tentent de leur expli quer l'importance des changements introduits. D'où une grande déception des ruraux ; la surface des terres mises en autogestion représente 2,5 millions d'hectares, mais la surface cultivable est en réalité de 2 millions d'hectares. Dans le domaine industriel, l'autogestion touche 345 entreprises où travaillent 9 521 ouvriers. Les décrets de mars 1963 ne remettent pas en cause le statut des pro priétés rurales privées cultivées, même si celles-ci sont importantes : les décrets ne peuvent donc être considérés comme la première étape de la réforme agraire, pas plus que l'autogestion des entreprises industrielles, minières, artisanales ou commerciales n'est l'indicateur d'une économie socialiste. Celle-ci demeure encore un projet puisqu'une part importante de l'économie est en secteur privé. Les différentes aides consenties au nouvel État de 1963 à 1965 permettent de remettre en route l'économie du pays. Ces aides sont les suivantes (en milliards de dinars) : France 2,544 États-Unis 0,168 + 0,500 (blé et céréales) Europe 0,411 Pays arabes 0,478 Pays de l'Est 1,774 Chine Divers Total 0,250 0,100 6,225 L'Algérie de Ben Sella: l'apprentissage de l'indépendance 15 De plus, la fiscalité est alourdie et atteint en 1963, 23 % du PIB. (redevances pétrolières et pétrole exclus) et en 1964, 27 %. Les revenus pétroliers de 1963 à 1965 s'élèvent à la somme totale de 929 millions de dinars, soit une moyenne de 12,3 % des recettes fiscales algériennes pour ces années. Cela ne suffit pas cependant pour accélérer le développement de l'économie algérienne. Dès novembre 1962, les Algériens demandent donc une révision des accords d'Évian concernant le pétrole. Fin 1963, l'Algérie demande au gouvernement français d'ouvrir des conversations sur ces accords car « le pétrole est la seule ressource stable dont dispose l'Algérie et dont la croissance est assurée dans l'avenir». Les négo ciations difficiles durent dix-huit mois et portent sur les privilèges accordés aux sociétés pétrolières françaises à Evian, en particulier la fis calité, la liberté des transferts, le privilège d'exploitation et de commer cialisation, le monopole du raffinage ; elles sont, au dire d'un négociateur français « harassantes ». Dans le jeu des Algériens, la nationalisation est la meilleure carte ; de plus, ils connaissent la volonté française d'avoir avec eux une coopération exemplaire, base d'une politique d'ouverture sur le Tiers-Monde d'abord, sur le monde arabe ensuite. Sans compter que les hydrocarbures algériens peuvent être payés en francs, c'est-à-dire en mar chandises et services fournis par la France. Finalement l'accord est conclu à Alger en juillet 1965, quelques semaines après le coup d'État de Boumedienne. La Sonatrach (Société nationale des transports et de commer cialisation des hydrocarbures), créée en décembre 1963, prend alors une place croissante dans l'économie et la vie de l'Algérie. Cette création s'inscrit dans la politique de socialisation d'abord des moyens de production, ensuite des circuits de distribution, enfin du crédit. Pour Ben Bella et les responsables politiques et syndicaux algériens, le socialisme est la solution de tous les problèmes et de toutes les diffi cultés : c'est le thème du congrès du FLN et de l'Union générale des tra vailleurs algériens (UGTA). Par ailleurs, les transformations relatives aux investissements (juillet 1963) sont les plus significatives de la politique économique lancée par le nouveau gouvernement algérien. De ce point de vue, ce dernier a incontestablement donné à la nouvelle Algérie ses orien tations économiques fondamentales. Les résultats au bout de trois ans sont-ils à la mesure des objectifs et des ambitions de 1962 ? Les investissements d'équipement s'élèvent à 1 742,8 millions de dinars pour le secteur rural (30,4 %) et pour le sec teur industriel à 1 186,8 millions de dinars (+20,3%) tandis que pour l'enseignement et la formation, ils se montent à 668,5 millions de dinars (11,6%) et pour l'infrastructure économique à 1 073,7 millions de dinars (18,7%), pour l'équipement social à 610 millions de dinars (10,6%); pour l'administration, ils sont de 313,1 millions de dinars (5,4%) : au total 5 728,5 millions de dinars. En réalité, ne sont utilisés que 2 509 millions de dinars, soit 43,8 % des crédits prévus. Malgré la volonté de réforme, les récoltes demeurent aussi irrégulières (en 1962-1963, 16 André Nouschi 24.4 millions de quintaux, 23,2 millions de quintaux l'année suivante et 14.5 millions de quintaux en 1964-1965). Celle de vin diminue légère ment tandis que celle des agrumes se tient aux niveaux antérieurs (des 400 000 à 430 000 quintaux), celles de légumes frais et de légumes secs sont en baisse sensible, alors que les troupeaux progressent. Dans le domaine industriel, la production de pétrole et de gaz croît régulièrement tandis que celle des différents minerais (fer, plomb, cuivre, etc.) augmente, une fois la paix revenue. Le PIB (à prix courants) aug mente et passe de 13,3 milliards de dinars à 16,2 milliards de dinars (+21,8%). Le point noir est évidemment l'agriculture puisque sa part diminue (2,5 milliards de dinars à 2,3 milliards de dinars) de 18,8% à 14.2 % du PIB alors que celle de l'industrie (mines et hydrocarbures inclus) augmente de 30,8% à 32 % (4,1 milliards de dinars à 5,2 mil liards de dinars) ainsi que celle des services et de l'administration de 50.3 % à 53,7 % (de 6,7 milliards de dinars à 8,7 milliards de dinars). Or, en 1965 comme en 1954, le principal problème était celui de l'agricul ture : l'autogestion et le transfert à l'État algérien des terres des colons n'ont pas su en venir à bout. L'industrialisation a le vent en poupe, mais cela ne suffit pas à donner un nouveau visage à la balance commerciale. Les exportations d'hydrocarbures mises à part (elles constituent plus de 50 % de leur valeur), le déficit demeure, tout comme avant 1962. Une inquiétude supplémentaire est la progression de la circulation monétaire d'une année sur l'autre (+16,3% en 1964; en 1965 +5 %). Les prix de gros et de détail suivent l'inflation malgré les prélèvements fiscaux entre 1962 et 1965. En effet, le budget de ces premières années de l'indépendance est en déficit (-760 millions de dinars en 1963; -894 millions de dinars en 1964; -3 315 millions de dinars en 1965 selon certains, -575 millions de dinars selon d'autres), ce qui bloque les initiatives éventuelles du gouvernement. A l'enthousiasme des premiers mois succède une certaine morosité et un certain désengagement de l'opi nion publique que ne parviennent pas toujours à réchauffer les visites improvisées de Ben Bella, ou certaines décisions ou certains discours qui veulent frapper les esprits. Le désenchantement est d'autant plus évident qu'à l'injustice de l'ancienne Algérie coloniale s'est substituée une injustice en tous points similaire (la seule différence est que pour l'opinion, les Européens béné ficiaires de jadis ont été remplacés par des Algériens). En effet, durant le temps de l'anarchie qui a suivi la fuite des Européens, tout ce qui leur appartenait a été occupé, sans droit ni titre ; de plus, le nouvel appareil de l'État est aux mains de ceux qui se présentent, compétents ou non, mais la priorité est donnée à ceux qui se réclament (à bon droit ou non) du FLN ou de l'ALN. Rapidement, plusieurs centaines de milliers de per sonnes sont recrutées (335 500 en 1966, soit 19,4 % de la population active) qui deviennent indéracinables ; dans le secteur tertiaire on dé nombre à cette date 561 600 personnes (32,5 % de la population active). L'Algérie de Ben Sella: l'apprentissage de l'indépendance 17 L'opinion les considère, comme des privilégiés du régime. Le recen sement de 1966 donne quelques indications. Au sommet de la pyramide sociale, les patrons, les cadres supérieurs et les professions libérales, 219 200 personnes ; puis les cadres moyens, les employés de bureau, de commerce et de services, 185 000 personnes ; après eux, le monde du tra vail (ouvriers, manœuvres, personnels de service, de défense, de police, etc.), 577 300 personnes. Les ruraux constituent un monde à part avec 1339 600 personnes, dont 951 300 salariés agricoles et assimilés. Une analyse plus fine permet de dénombrer 200 000 travailleurs dans le sec teur autogéré, 400 000 travailleurs saisonniers et 645 000 propriétaires ; ces derniers se répartissent ainsi : Moins de 10 ha, 446 000 propriétaires qui possèdent 171 000 ha (moyenne : 0,38 ha) ; De 10 à 50 ha, 167 000 propriétaires qui possèdent 3 186 000 ha (moyenne : 19 ha) ; Plus de 50 hectares, 25 000 propriétaires qui possèdent 2 800 000 ha (moyenne : 112). Dans cette catégorie figurent 8 500 propriétaires qui possèdent 1 700 000 ha (moyenne. : 200 ha) ; à l'opposé 1 million de chômeurs n'ont ni terre, ni travail et s'insèrent dans les millions de personnes inactives (72 à 74% de la population). Dans l'Algérie socialiste de Ben Bella, travailler est un privilège comme naguère du temps de l'Algérie coloniale. Et tout comme dans l'Algérie de ce temps, les villes attirent des dizaines voire des centaines de milliers de campagnards ; sur une population proche de 12 millions d'habitants, la population urbaine est de 3,7 millions d'habitants en 1966 (31 %) : en 1954 la proportion était de 25,7 %. Les grandes villes, et surtout celles de la côte, continuent de s'étendre démesurément avec tous les problèmes que cela pose : loge ments surpeuplés, ravitaillement de plus en plus en difficile (eau, produits alimentaires quotidiens), extension des faubourgs et surcharge de la cir culation, sécurité, entretien des villes, etc. Le prolétariat urbain continue de progresser avec une précarité quotidienne de l'emploi. Le contraste est frappant avec ceux qui ont su tirer le meilleur profit du nouveau régime et qui constituent une nouvelle bourgeoisie. Bourgeoisie administrative ou d'apparatchiks, de cadres moyens ou supérieurs, de professions libérales, de patrons d'entreprises d'État ou pri vées, commerciales ou industrielles. Faut-il lui coller l'étiquette de « com- pradore » (M. Bennoune'*), laissant croire qu'elle est le cheval de Troie du capitalisme international ? Il est plus simple d'admettre que le nouvel État a engendré sa propre bourgeoisie qui s'est agglomérée à celle des décennies antérieures ; les deux ont mis la main sur l'appareil de 1État, 4. M. Bennoune, The Making of Contemporary Algeria, 1830-1987, Cambridge, Cambridge University Press, 1988. 18 André Nouschi politique et économique (sociétés nationales, biens ou entreprises autogé rées, etc.). Le nouvel État est dirigé par Ahmed Ben Bella dont le meilleur titre de gloire est d'avoir passé six années de guerre dans les prisons fran çaises. Cet ancien militaire, militant dans les rangs du MTLD et du PPA, a vécu plusieurs années dans l'Égypte de Nasser. Sans formation politique sérieuse, il a réussi à accaparer le pouvoir grâce à l'appui du chef d'état- major de l'ALN, Boumedienne. Il a su se rendre populaire à la fois par la parole, certaines décisions spectaculaires et le sens du contact avec les foules. Le jour où il sera arrêté et mis en résidence surveillée, sans juge ment, par Boumedienne, ce dernier dénonce « le despote », son « amour morbide du pouvoir », « les intrigues tramées dans l'ombre, l'affrontement des tendances et des clans ressuscités », « le narcissisme politique », « l'iniprovisation » et «l'irresponsabilité, bref la mystification et l'illu sionnisme démagogique ». LA VIE POLITIQUE^ La réalité politique telle qu'on peut l'esquisser semble la suivante : en premier lieu, Ben Bella fait adopter en 1963, sans consulter l'Assem blée, par les cadres du FLN un projet de Constitution préparé en dehors de l'Assemblée ; celle-ci convoquée pour discuter et voter accepte ces violations du droit, ce qui entraîne la démission de son président Ferhat Abbas. A 1 instar de 1 URSS, des pays de l'Est mais aussi de nombreux pays ^abes (Tunisie, Syrie, Irak, Égypte), la Constitution réserve au FLN « parti unique d'avant-garde » l'essentiel des pouvoirs législatif et exé cutif. Théoriquement, la nouvelle République «garantit» la liberté de la presse et des autres moyens d'information, la liberté d'association, la liberté de parole et d'intervention publique ainsi que la liberté de réunion (art. 19) mais « nul ne peut user des droits et libertés ci-dessus énumérés pour porter atteinte à l'indépendance de la nation, à l'intégrité du terri toire, à 1unité nationale, aux institutions de la République, aux aspirations socialistes et au principe de l'unicité du FLN» (art. 22). Qui est juge de ces atteintes ? Derrière la belle machine d'apparence démocratique, la réalité du pouvoir est entre les mains du FLN : qui veut faire carrière n'a qu'un moyen : y entrer. Ce qui n'est guère différent des pays où règne le parti unique. Rapidement Ben Bella impose ses volontés et ses hommes à certains postes clés : ainsi, en avril 1963, il remplace Khider comme secrétaire du FLN tandis que Khemisti, ministre des Affaires étrangères périt assassiné (mai 1963). En juillet 1964 le ministre 5. Voir y Annuaire de l'Afrique du Nord, 1962 à 1965 et J. Leca et J.-C. Vatin, L'Algérie ?975^' régime, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques. L'Algérie de Ben Sella : l'apprentissage de l'indépendance 19 de l'Intérieur Medeghri et Kaïd Ahmed sont « démissionnés » ; en décembre, A. Boumendjel et A. Francis sont évincés de leurs postes ministériels. Ben Bella concentre ainsi une multitude de pouvoirs : sa position au sein du Bureau politique, du Comité central du FLN, à la pré sidence de la République indique mieux que tout l'extrême centralisation et la confiscation du pouvoir par Ben Bella. Mais que représente le FLN ? quoi de commun entre celui des années de guerre et celui qui prend le pouvoir en 1962 ? Durant ces années, il est constitué d'abord en majorité par ceux qui ont senti le vent tourner et voler vers la victoire dans les derniers mois, ensuite par une minorité qui a éliminé tous ceux qui pouvaient gêner : l'assassinat de plu sieurs milliers de messalistes en France et en Algérie, de certains leaders comme Abane Ramdane, l'opprobre jeté sur Messali («le vieux»), la cooptation ont donné au parti une certaine homogénéité, mais n'ont pas effacé de nombreuses divergences et différences entre ses leaders. Le parti unique installe ses hommes à tous les postes de commande, à Alger et dans les wilayas ; ils n'ont pas tous la compétence voulue, mais qu'importe s'ils ont l'appui de Ben Bella et de ses amis. En arrière du président et du FLN se profile l'armée dont le poids se renforce vite ; dirigée par Boumedienne, entourée de prestige et de légende, elle béné ficie d'avantages et de privilèges nombreux et peut, à tout moment, arbi trer entre les factions, les hommes ou intervenir. Au nom de quoi ? Qui peut le dire ? L'Armée nationale populaire (c'est son nouveau nom) assume désormais un rôle politique et idéologique majeur ; elle contrôle d'abord la Défense nationale (Boumedienne), les Affaires étrangères (Bou teflika), l'Intérieur (Medeghri). En 1963, Boumedienne devient vice-pré sident du Conseil. La police, politique, celle de l'armée, agit secrètement et toujours dans l'ombre. Sur ordre de qui et pour quelle raison ? Per sonne ne peut le dire. Que peut alors le FLN contre l'Armée, s'il est en désaccord avec elle ? Rien ; en revanche, celle-ci peut tout. L'action de Ben Bella engendre des protestations, des manifestations, la naissance de nouvelles forces politiques et surtout des révoltes qui s'appuient parfois sur l'armée : ainsi de celle qui éclate à l'automne 1963 en Kabylie, dirigée par le colonel Mohand Ou el-Hadj et Ait Ahmed. L'insurrection contamine l'ouest d'Alger et prend fin avec une négocia tion entre Ben Bella et ses adversaires. Quelques mois plus tard (début de l'été 1964), nouvelle révolte du colonel Chabani, qui se rend au bout de quelques semaines. Il est jugé, condamné à mort et exécuté immédia tement en septembre. Par ailleurs éclatent à différentes reprises des incidents parfois sanglants à l'occasion de manifestations durement réprimées par l'armée et la gendarmerie (Bordj Bon Arréridj, Jijel, Bejaïa, Constantine, Annaba dans le Constantinois et aussi dans l'Algérois) : plu sieurs dizaines de morts et de blessés au total. De plus, des grèves spon tanées, signes évidents d'une profonde déception, démarrent ici et là. Pour enrayer le mécontentement et réduire ce mal-être, Ben Bella demande aux 20 André Nouschi ministres d'aller porter, comme lui, à travers le pays la bonne parole du gouvernement. Simultanément, le régime devient de plus en plus policier et se durcit : il fait arrêter et emprisonner, sans jugement, des responsables du FLN ou du GPRA (Boudiaf, Bitat, Ait Ahmed, Abbas, Farès, Khobzi, Azzedine, etc.) ; il mute ou évince les hauts fonctionnaires civils ou mili taires. Pour se justifier, Ben Bella parle de « 10 000 comploteurs» alliés ou liés à l'étranger et aux forces colonialistes. Afin de consolider sa posi tion personnelle, il utilise le congrès de l'UGTA du printemps 1965 : la centrale syndicale devient ainsi une courroie de transmission du parti, donc du pouvoir en place. Au total, la « République démocratique et populaire» (art. 1 de la Constitution) d'Algérie, quoique islamique, res semble à s'y méprendre, pour l'exercice du pouvoir, à un quelconque pays de l'Est ou mieux encore à Cuba : tout part et tout aboutit à un homme ; c'est la grande force et aussi la faiblesse de Ben Bella. On le verra bien lors du coup d'État de Boumedienne. Il suffit à ce dernier de le faire arrêter et de le remplacer pour que tout change. Cependant, dans un domaine, les changements ne sont pas perceptibles immédiatement, celui de la politique extérieure. La nouvelle Algérie dit nettement ses orientations : pays arabe et islamique, elle est aussi un pays africain et méditerranéen. De plus, son combat contre le colonisateur français lui a donné un certain prestige dans le Tiers-Monde. Parce qu'elle a choisi le socialisme, tout ce qui, de près ou de loin émane ou semble émaner du capitalisme est suspect. L'Algérie soutient donc toutes les luttes et tous les combats contre l'impérialisme dans le monde : au Proche-Orient, les Palestiniens, l'Irak et la Syrie ba'athistes, l'Egypte de Nasser ; en Afrique et en Asie, tous les mou vements de libération, plus ou moins soutenus par l'URSS ou la Chine communiste ; en Amérique, Cuba et Castro sont les modèles à suivre et l'ambassadeur cubain à Alger, Jorge Papito Serguera, est un véritable mentor pour Ben Bella. En Europe, la faveur des Algériens va à l'Union soviétique, aux démocraties populaires et à la Yougoslavie de Tito. Malgré leurs préférences idéologiques ou doctrinales, les Algériens nouent des relations normales avec les autres puissances ; toutefois, la France - l'ancien adversaire - est leur principal interlocuteur, tant sur le plan économique (60 à 70 % du commerce algérien) que politique (coo pération technique et culturelle). La base de cette relation particulière demeure les accords d'Évian, bien qu'ils soient renégociés pour les hydro carbures. Le seul point noir est l'affrontement avec le Maroc en octobre 1963 pour la région de Tindouf ; des combats acharnés ont lieu du 15 au 31 octobre au sujet de la ligne frontière entre les deux États. Derrière le différend frontalier apparaissent d'abord l'antagonisme entre la monarchie marocaine et la république socialiste auréolée de sa victoire sur la France ; de plus la région en litige comprend un exceptionnel gisement de L'Algérie de Ben Sella: l'apprentissage de l'indépendance 21 minerai de fer ; ensuite une opposition entre Ben Bella et Hassan IL Le monarque marocain est traité par la presse algérienne de l'époque El Moudjahid de pantin aux mains d'une oligarchie animé par un apprenti Raspoutine, Guedira. Enfin, le heurt de deux jeunes nationalismes. Le conflit armé se termine en novembre, après la médiation de certains Etats africains ; il sera réglé en 1969 quand les deux États accepteront les fron tières de la colonisation avec quelques modifications mineures. Ce conflit entache le seul domaine où Ben Bella aurait pu présenter un bilan positif; ailleurs, le passif l'emporte sur l'actif. Faut-il invoquer l'absence de «métier » politique ? L'entourage dans lequel les Égyptiens, les castristes, et ceux qu'à Alger on appelle les « pieds rouges » ? Ben Bella était-il incapable d'affronter les difficultés qui étaient grandes ? Le nouveau gouvernement avait-il les moyens de sa politique ? Toutes ces raisons ont peut-être joué. L'Algérie est désormais engagée dans la voie du socialisme, sous la direction d'un parti unique, sans contrepoids ; mais elle manque souvent de cadres compétents. Et comme le note avec cruauté Boumedienne, la mystification, l'approximation, l'improvisation ont engendré le gaspillage, la baisse de la production, la déperdition du capital productif, l'aggravation des disparités territoriales et sectorielles, en un mot la désorganisation de l'économie. Quoique bref, le passage de Ben Bella à la direction de l'Algérie a orienté le pays dans une direction qu'il ne quittera plus. Sur le plan poli tique d'abord, quand, grâce à l'armée des frontières et au FLN, il confisque l'essentiel du pouvoir. C'est lui encore qui, libéré de prison et arrivant à Tunis au printemps 1962, répète à trois reprises, en arabe : « Nous sommes des Arabes ! Nous sommes des musulmans ! » Sur le plan économique ensuite, le choix de la croissance et du développement à partir de l'industrie lourde et des hydrocarbures signifie que l'agriculture et le monde rural passent au second plan. Avec lui, l'Algérie, sur le plan des relations internationales, tourne le dos, plus ou moins ostensiblement à l'Occident et regarde vers l'URSS et les démocraties populaires, modèle d'un socialisme mythifié et par de nombreux côtés irréaliste. Le plus grave est que le pays s'engage avec ses voisins marocains dans un conflit qui pèsera lourd sur la vie des Algériens. Enfin, le souci de Ben Bella de faire de l'Algérie un modèle et une référence pour le Tiers-Monde l'amène à prendre des responsabilités qui semblent excéder les capacités réelles du pays. En un mot, Ben Bella et ses amis n'ont-ils pas surévalué les possibilité réelles de l'Algérie indépendante ? Malgré les critiques qu'il lui adresse, Boumedienne ne modifie pas fondamentalement les choix antérieurs mais semble les conforter au cours des années où il exerce le pouvoir. FEMMES ET CREATION EN KABYLIE Tassadit Yacine Plus que le terme d'écriture, c'est le terme d'expression qu'il convient d'adopter dans le cas de Nouara, cette femme immigrée, illettrée et qui pourtant essaie de s'exprimer. Comment appréhender la création chez les femmes sans essayer de les replacer dans leur contexte social et anthropologique de production. Pour Nouara (comme pour Fadhma Aït Mansour Amrouche, auteur de Histoire de ma vie^), la prise de la parole implique symboliquement une prise de pouvoir : c'est rendre publique une situation de dominée. Mais n'est-ce pas là une logique spécifique des systèmes sociaux ? Le mode de fonctionnement de ces derniers exige une cohérence apparente qui consiste à ce que les dominés (femmes, esclaves, enfants, etc.) entrent totalement ou partiellement dans le jeu - et au besoin se laissent prendre à ce dernier - en masquant par leur silence, leur soumission, leur complicité les rapports de force émanant de ceux qui les exercent. Ce qui revient à nier et partant à annuler les inégalités. Car les dominants ne peuvent apprécier leur pouvoir que s'il paraît naturel, que s'il est librement consenti. Lorsque les femmes par leur inconduite amènent leur mari à exercer un rapport de forces brut (révélant ainsi leur tyrannie), ces derniers les désapprouvent puisqu'en se démasquant ils sont amenés malgré eux à casser le Jeu. L'expression féminine sortie de l'orbite traditionnelle pose problème. Car l'expression collective (les izlan) —même virulente —est canalisée par l'idéologie légitime^. Le rite (la fête) lui enlève de sa dimension per sonnelle. La société considère qu'elle permet à la libido de s'exprimer collectivement, le temps d'une fête. Cela ne va pas sans rappeler certains rites d'inversion symbolique de l'ordre que constituent les carnavals. En cette période circonscrite dans l'espace et dans le temps, il est permis d'insulter, de railler le représentant de l'ordre, le roi, par exemple. 1. Paris, Maspero, 1968. 2. Cf. Tassadit Yacine, L'izli ou l'amour chanté en kabyle, préface Pierre Bourdieu, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l'homme, 1988. 24 Tassadiî Yacine L'expression à travers certains canaux (la voyance, la poésie, la transe de type chamanique) permet aux femmes de sortir du groupe tout en se laissant récupérer par lui. Emprunter ces canaux d'expression constitue en somme une catharsis nécessaire dans laquelle des vies socia lement condamnées sont mises à profit par la collectivité. Tels sont les principes structurant les schèmes de vision de la doxa. Sur un plan strictement individuel, la poésie et l'écriture posent des problèmes paradoxaux (au sens où elles contredisent la doxa). Il est extrê mement difficile (même s'il y a des exemples qui confirment la règle) pour une jeune fille d'envisager d'écrire ou de vaticiner. En revanche, c'est plus courant chez les femmes mariées. C'est une façon de fuir pour beaucoup - leur situation de femme sans « avenir » tout en conser vant leur statut de femme mariée. Se situant à l'intérieur d'un statut social, d'une classe d'âge, elles tentent néanmoins d'échapper à cette condition. Lorsqu'elles sont reconnues pour leur pratique, elles ont accès au monde extérieur, ce que n'ont pas les femmes protégées par « l'hon neur» masculin. Ce sont les nouveaux rapports introduits par cette posi tion de la femme qui méritent d'être étudiés avec rigueur. Ce type d'expression permet aux femmes de sortir de la sphère de la domesticité, de distendre les liens - considérés comme indéfectibles - avec le mari. Elles échappent au contrôle social, elles se singularisent (elles étaient « nous », elles deviennent «je »), elles affichent une person nalité différente, indépendante du mari qu'elles cessent de représenter. Mieux : il se produit une inversion des hiérarchies et du sens. Le conjoint devient le mari d'une telle, de la voyante, de la poétesse, de la chanteuse. Son identité de mâle, de représentant de son groupe, est entièrement mise en cause. C'est ainsi que l'on peut décrire les relations entre les femmes et la poésie jusqu'aux années 60. On ne peut pas dire que de ce point de vue la société se soit totalement transformée, à partir de cette date, mais on peut cependant remarquer l'émergence timide des femmes dans le domaine de la chanson^ Les chanteuses kabyles des années 40 - comme pour les hommes ont dû rompre totalement avec le groupe pour exister par elles-mêmes. D'ailleurs on remarquera qu'elles ne gardent en public que leur prénom (souvent d'emprunt)^. Elles n'ont pas de nom, ni d'appartenance (Chérifa, Hanifa, Ourida, Djamila, Anissa, El Djida, Karima, etc.), donc pas d'insertion explicite à une généalogie. Le chant individuel est souvent l'expression d'une révolte contre la société. Les grandes figures féminines qui ont marqué la société ont souvent connu un destin tragique : elles ont dû fuir leur village, leur famille et souvent un mari imposé. 3. D'après VAnthologie de la musique arabe (1906-1960) de Ahmed et Mohamed Elhabib Hachlef, Paris, Publisud, 1993. 4. Il y a bien entendu des exceptions, comme Bahia Farah, mais c'est surtout en dehors de Kabylie (comme Mériem Abed) qu'on peut constater ce phénomène. Femmes et création en Kabylie 25 Chérifa aurait quitté son village et sa famille parce qu'elle ne sup portait pas la vie avec un homme qu'elle n'aimait pas. Il en est de même pour Hanifa qui a fui son village pour des motifs sentimentaux. Toutes deux savaient ce que partir signifiait : une femme sans le support de la famille et des hommes n'existe plus sur le plan social. A Alger, entière ment démunies, elles ne pouvaient rien faire d'autre que faire découvrir (au sens d'ôter le voile) le son de leur voix^, lui-même socialement contrôlé (en raison de sa charge et surcharge sensuelles). Dans le domaine de la chanson, comme dans bien d'autres, les femmes ont presque toujours des rôles secondaires. Les premières femmes qu'on entendit chanter ne furent que des « interprètes ». Elles chantèrent leur vie et celle de leurs pareilles. Les premiers textes relèvent du domaine public. Convenons que pendant les années 50 la différence entre le particulier et le collectif^ était difficile à établir. C'est depuis la Seconde Guerre mondiale que les femmes kabyles ont chanté en public, c'est-à-dire depuis la création à Alger d'une chaîne de radio, en 1948. Nous n'avons pas entrepris d'enquête systématique sur les conditions par ticulières qui ont amené chacune à quitter son cadre familial, mais tout laisse à supposer qu'elles ont dû payer le prix fort - socialement - pour opérer cette rupture. Dans un autre registre, d'autres femmes commencent à écrire. Nous en trouvons quelques-unes dans des revues des années 40. Les plus remarquables parmi les rurales sont bien sûr Fadhma Ait Mansour et sa fille, Marguerite Taos Amrouche. La naissance du roman féminin pourrait éclairer notre problématique, car si dans le premier cas (les femmes tra ditionnelles illettrées) elles quittent symboliquement la communauté, dans le deuxième cas (les romancières berbérophones) elles ont dû quitter réel lement la communauté islamique. Des conditions sociales et historiques précises (Fadhma Aït Mansour, enfant illégitime et qui n'avait pas d'exis tence propre, dans la société kabyle de la fin du xix' siècle, a été baptisée le jour de son mariage, car elle devait se marier avec un chrétien, Belkacem ou Amrouche de Ighil-Ali), ont déterminé la « conversion » de Fadhma. Détour nécessaire pour écrire sur soi ? Comme pour Nouara on le verra plus loin - ce sont les souffrances qui vont pousser Fadhma à écrire. Le roman de Fadhma est un long récit de vie. Il est celui qui reflète le mieux la mentalité des femmes algériennes ayant intériorisé les modes anciens de transmission et d'expression de la douleur : la vie d'une femme et ses épreuves doivent être relatées aux plus jeunes pour 5. Ce qui est encore une transgression. Dans certains groupes, il est mal vu d'entendre la voix d'une femme. Elles sont tenues de parler à voix basse. 6. Signalons que la grande cantatrice Marguerite Taos Amrouche internationalement connue n'entre pas dans cette typologie. Elle exprime certes une douleur sociale, existentielle (être ou ne pas être) mais le moteur principal de son action est fondamentalement intellectuel et politique. Marguerite Taos est d'abord connue comme première romancière algérienne, puis comme cher cheur chantant des textes recueillis dans et par la famille. 26 Tassadit Yacine l'exemple. Dans Histoire de ma vie, Fadhma raconte sa vie sous la forme d'un conte. Elle emploie le pronom personnel «je» et décrit sans fard ni grandiloquence une histoire camouflée pendant longtemps. Cette histoire qui a été écrite, en 1946, à la demande de son fils Jean Amrouche ne sera publiée qu'en 1967 ; bien après la mort de Belkacem, son mari qui avait conservé le manuscrit enfermé dans son secrétaire et après celles de ses fils Saadi Noël et Jean (le poète'), en 1962. Fadhma a certes vécu une enfance dans la douleur du reniement de soi mais la perte de son mari et de ses enfants est plus déchirante encore. Elle ne manque pas, dans la dédicace à Jean, de signaler ce geste en apparence banal mais d'une grande importance. Fadhma écrit : « Ce que ma mère et moi avions souffert pour que naisse Jean Amrouche, le poète berbère. » La souffrance est transmissible, elle constitue l'élément clé de la mémoire familiale et collective : il y a nécessité de la souffrance qui permet d'être au monde et de naître. Reconnaissance explicite que la souffrance est associée à la féminité, et qu'elle structure ici la trajectoire des enfants Amrouche. Si nous suivons la chaîne : Aïni souffre à cause de sa fille Fadhma ; la mère de Aïni à cause de sa fille Aïni ; Jean et Marguerite Taos, eux, souffrent de la souffrance de leur mère. Il y a donc comme une histoire de la souf france qui permet d'établir une généalogie des épreuves (une chaîne) et qui fonde le récit, le dote de sens, le légitime en somme. Si les hommes sont censés transmettre par leurs écrits la douleur de la cité, les guerres (Jean Amrouche impliqué dans la guerre d'Algérie exprime la souffrance d'un colonisé face à son colonisateur), les femmes sont chargées de transmettre la vie, leur vie. Chaque vie exemplaire de femme algérienne est perçue comme une épopée pour les plus jeunes. Issue du terroir et fille de Fadhma, Taos va décrire la première la saga des Amrouche. Au départ (dans Jacinthe noire et Rue des Tambourins), Taos emprunte à la littérature les éléments qui permettent de masquer l'autobiographie, même si certains détails sont clairement repérables comme faits réels. Mais dans son dernier ouvrage Taos semble ne plus chercher à masquer, elle se livre. Avait-elle déjà l'intuition qu'elle n'en avait plus pour longtemps®, voulait-elle vider son sac, « sa poche », comme Nouara, comme Tassadit O. qui est venue me demander si elle pouvait se délivrer - en me racontant sa vie - de la « mine » déposée dans son ventre. « De grâce, je ne veux pas que ça explose {ad felqeyo). » Le dire, c'est donc reconnaître qu'elle évite ainsi une implosion. L'Amant imaginaire^ est un formidable récit dans lequel Taos tour à tour décrit, analyse, juge. Elle nous donne à connaître la vie d'une femme, ses amours, ses déchirements. Le tout écrit avec courage, force 7. Jean El-Mouhoub Amrouche, Un Algérien s'adresse aux Français ou l'histoire d'Algérie par les textes (1943-1961), édition établie par Tassadit Yacine, Paris, Awal-L'Harmattan, 1994. 8. Taos souffrait d'un cancer. 9. Amrouche Taos, L'amant imaginaire, Paris, Morel, 1975. Femmes et création en Kabylie 27 et sincérité. Aména (l'héroïne) se fait violence en se livrant au lecteur dans sa générosité, sa beauté et son intransigeance. Ce cahier journal (car c'en est un) montre bien que Taos, comme Nouara, consigne au quotidien des faits et suit leur évolution. Mais surtout elle s'emploie à une autosocioanalyse. Cette longue digression permet de s'interroger sur la spécificité de l'écriture des femmes. Rappeler la naissance du roman et les grandes lignes de son émergence, n'est-ce pas chercher le lien unissant ces femmes à leur culture originelle, à leur condition sexuellement déter minée ? L'étude de nombreux récits de vie montre qu'il n'y a pas rupture mais transformation. Aussi bien chez les romancières (Fadhma et Taos) que chez les poétesses kabyles en immigration, la rupture n'est jamais exprimée. Elles semblent au contraire revendiquer leur culture et leur société originelles. Elles se situent comme membres de leur société qu'elles souhaiteraient changer de l'intérieur. Elles se sentent en effet piégées puisque les systèmes en place ne permettent pas de changement émanant de membres supposés « extérieurs ». A la fois dans la commu nauté traditionnelle (par l'esprit et la culture) et en dehors (le mode de vie), Nouara, sans être très imprégnée de culture écrite et encore moins de culture française, en vient spontanément au cahier journal. Ce qui laisse supposer que de nombreuses femmes en seraient arrivées à adopter le même procédé si elles avaient eu la maîtrise de l'écriture. On peut, par ailleurs, inverser la proposition les femmes dites « modernes » n'auraient-elles pas adopté le cahier journal pour pallier l'absence des canaux traditionnels d'expression (fontaine, mausolée, etc.) ? PORTRAITS DE MERES DANS LA LITTÉRATURE MAGHRÉBINE Denise Brahimi La psychanalyse nous a habitués à prendre en compte la figure du Père dans la constitution de la personnalité - étant entendu que le père ainsi conçu n'est pas nécessairement celui qui a engendré, mais celui qu'on se donne et qu'on se choisit. Il est possible que la figure de la mère ne puisse correspondre à un choix aussi libre ; pourtant elle peut aussi englober des femmes qui ne sont pas directement celle par qui on a été enfanté : la grand-mère par exemple - dont on accepte plus faci lement qu'elle soit différente de soi, sans que cette différence nuise en rien à l'amour qui lui est porté. C'est le cas du portrait de grand-mère que présente la Tunisienne Hélé Béji dans son roman. L'œil du jour\ La figure de la mère ne peut manquer d'être différente, selon qu'elle est évoquée par une femme, sa fille, ou par son fils, un homme. Sans chercher à théoriser cette variation, on mettra en rapport, équitablement, deux exemples correspondant à chaque cas. Soit deux portraits de mère proposés par des femmes, Fadhma Amrouche et Hélé Béji et deux autres faits par des hommes, Driss Chraïbi^ et Mohammed Dib^ Les portraits qu'on pourrait appeler femme/femme se caractérisent par une très grande fusion affective en dépit de la différence des modes de vie. Tandis que dans les portraits mère/fils, la part de la fiction est plus grande, et la composante autobiographique du roman plus éloignée, sinon absente comme c'est vraisemblablement le cas dans le roman de Chraïbi. Il est cependant impossible de rapprocher le personnage de conte merveilleux inventé par Chraïbi du portrait réaliste d'une femme du peuple présenté par Dib. S'il y a un point commun à ces images de mère incluant le regard des fils, qu'elles soient tristes ou gaies, c'est la part qu'elles doivent au sentiment de culpabilité latent chez leur créateur. L'importance de ce sen1. Béji, Hélé, L'œil du jour, Paris, Nadeau, 1985. 2. Chraibi, Driss, Le passé simple, Paris, Denoël, 1954 ; La civilisation, ma Mère, Paris, Denoël, 1972. 3. Dib, Mohammed, La grande maison, Paris, Le Seuil, 1952. 30 Denise Brahimi timent eût été plus évidente si l'on avait parlé du premier portrait de mère peint par Chraïbi dans Le passé simple ou de celui que trace Boudjedra dans La répudiation^ mais trop évidente justement pour ne pas masquer tout le reste et pour laisser place à un véritable portrait. Il semble bien que ces premiers romans aient été écrits par des auteurs qui avaient besoin d'exhiber leur culpabilité d'homme maghrébin pour tenter de l'exorciser. C'est pourquoi les femmes y sont vues sous un jour très par ticulier, utilisées ici encore, pour un rituel d'exorcisme. Mieux valait prendre des romans où la culpabilité masculine est différée, détournée, intégrée plus discrètement, de manière à travailler au cœur du texte plutôt que de se plaquer sur lui en l'étouffant. La fiction littéraire permet aux hommes de dire, avec réalisme ou fantaisie, le mélange de douleur et d'émerveillement qui nimbe la figure maternelle dont ils sont porteurs. Il n'est pas sûr que cette figure maternelle soit beaucoup plus simple à exprimer pour les femmes écrivains. Si la figure de la grand-mère semble bien exempte de culpabilité (raison pour laquelle elle est si extraordinairement euphorique), il n'en est pas de même pour celle de la mère, et l'on pourrait peut-être expliquer ainsi le fait que les femmes écrivains semblent avoir beaucoup de peine à l'aborder. Assia Djebar dans L'amour, la fantasia^, a fondé son récit sur l'amour entre un père magh rébin et sa fille, mais elle n'a pas jusqu'à ce jour traité des sentiments entre cette même fille (ou une autre) et sa mère. On peut donc généraliser ce qui concerne les portraits de mère magh rébine en invoquant un sentiment diffus ou marqué de détresse qui se manifeste fréquemment à leur égard - comme si elles étaient victimes d'une injustice qui vient de très loin et que l'on n'a pas encore réussi à réparer. On est tenté de remonter pour l'expliquer à l'idée d'un antique matriarcat, époque où les Mères suscitaient émerveillement et respect. Le passage au patriarcat s'est fait par l'écrasement des mères et leur humi liation, laissant pourtant quelques traces de l'état précédent sur le palimp seste porteur de la nouvelle loi ; et enfoui dans les cœurs, une sorte de remords rageur d'accepter, voire de participer, au règne nouveau, celui des hommes. Ainsi s'expliquerait le caractère bouleversant de ces por traits, même quand ils mettent en valeur chez les femmes courage et énergie. « AÏNI », DE FADHMA AÏT MANSOUR ArdROUCHE*^ Le récit nous transporte dans un village kabyle, en Algérie, il y a plus d'un siècle. C'est l'histoire d'une très jeune femme, qui nous est 4. Boudjedra, Rachid, La répudiation, Paris, Denoël, 1969. 5. Djebar, Assia, L'amour, la fantasia, Paris-Alger, Lattès-Enal, 1985. 6. D'après Amrouche, Aït Mansour Fadhma, Histoire de ma vie, Paris, Maspero, 1968. Portraits de mères dans la littérature maghrébine 31 racontée beaucoup plus tard et bien après sa mort par sa fille Fadhma, avec l'aide de sa petite fille Taos. Sans ce témoignage, on n'imaginerait pas à quel point la jeune femme a dû lutter pour vivre et pour faire vivre ses trois enfants, une fille et deux garçons. Portrait sans équivalent, au rang des plus précieux. Que la montagne était rude, mais plus rudes encore les mœurs, et par dessus tout la vie des femmes, soumises à la nature et à la culture, c'est-àdire tenues de faire un immense travail aux champs et à la maison, en même temps qu'écrasées par la plus patriarcale des traditions. Prendre à revers tout cet ensemble de contraintes, en soulever le poids à la force de ses muscles et de son caractère, voilà l'exploit que dut faire Aïni, dans une totale solitude de femme sans homme, puisque successivement veuve et abandonnée, par le père de sa fille et par ses frères. Non contents de lui refuser toute aide, ces derniers d'ailleurs font bien pire, puisqu'ils interdisent à Aïni de venir voir sa mère. Sera-t-elle jamais assez punie en effet, pour avoir refusé de réintégrer la maison familiale après la mort de son mari ! Et le village tout entier s'associe à cet ostracisme, qui porte condamnation contre une femme libre, parce qu'elle a choisi de travailler de toutes ses forces pour élever ses enfants sans famille et sans mari. A lire la vie d'Aïni, le cœur se serre à la fois d'admiration et de chagrin. Alors que son image pourrait être celle d'une créature défaite et accablée, elle reste dans nos mémoires comme une très fière jeune femme, incroyable de courage et d'intrépidité. Les dernières images qu'en donne sa fille, celles d'une vieille femme malade et fatiguée, ne peuvent rien contre la force de ce portrait. De l'enfance d'Aïni on ne sait rien, sinon qu'elle a dû se passer dans les années 1860. Mais que peut signifier le mot enfance, s'agissant de vies si rudes que l'idée d'un vert paradis ou d'un espace de tendresse y paraît hors de propos. Dès qu'on connaît Aïni, elle est déjà en train de se débattre, déjà mariée, déjà veuve, déjà mère de deux garçons. Veuve sitôt que mariée, il n'y a rien d'étonnant à cela, dans un monde où les fillettes tout juste pubères sont données (vendues) en mariage à des vieil lards. Que le mari, avant de mourir, ait tué son propre frère pour des questions d'héritage, voilà qui nous donne une idée de l'appui que la jeune femme peut espérer trouver du côté de sa belle-famille. Mais du côté de sa propre famille, il faut revenir sur la manière dont les choses se passent à ce moment-là pour mieux comprendre qui est Aïni, et quels risques elle est capable de prendre, lorsqu'elle a décidé d'en faire à sa volonté. « Quitte cette maison, lui dit son frère à la mort de son mari. Viens chez nous avec tes enfants. Notre mère les élèvera, et toi, tu te remarieras. » « Je resterai avec mes enfants, dans ma maison », répond alors Aïni. Sur quoi son frère la renie définitivement, non sans arracher une tuile du toit qu'il jette sur elle en signe de lapidation. Voilà donc Aïni projetée dans la vie comme par la bouche d'un canon. Une vie où il faut non seulement travailler à corps perdu, pour un 32 Denise Brahimi peu de nourriture quotidienne, mais aussi une vie où il faut se battre sans relâche, contre les institutions et les gens. Aïni ne refuse jamais sa res ponsabilité, et jamais elle ne se plaint ; elle sait qu'il faut payer pour tout, et notamment pour le court moment d'égarement et de plaisir charnel qu'elle a connu avec l'un de ses voisins. Lorsqu'il s'agit de mettre l'enfant au monde, cette enfant qui sera la petite Fadhma, elle se délivre seule et coupe le cordon ombilical avec ses dents. Mais elle a aussi une haute conscience de la justice et du droit ; autant elle accepte que le père de Fadhma ne puisse l'épouser puisqu'il n'est pas libre, autant elle se révolte et s'indigne qu'il ne veuille pas reconnaître l'enfant. Ce qu'elle est alors capable de faire est presque incroyable, tant il y faut de courage et d'énergie. Pour le bien de sa fille, et pour lui épargner d'être une bâtarde, elle s'en va à pied au tribunal de la ville, marchant pendant des heures et par tous les temps, aussi souvent qu'on lui dit de revenir. Et tout cela inutilement. Mais ce n'est pas le pire des sacrifices qu'il lui faudra consentir ; car les persécutions qui commencent et qui mettent en danger cette fille sans père obligent Aïni à se séparer de son enfant. Elle n'a d'autre solution que de la confier à des religieuses, et c'est ainsi que l'enfant devient chrétienne. Une fois encore, Aïni n'a pas une plainte ni un regret d'avoir dû accepter cela. Et pourtant, quel crève-cœur pour une musulmane comme elle que de ne pouvoir partager les fêtes religieuses avec son enfant ! Admirable musulmane, qui n'a besoin d'aucune contrainte inté griste pour trouver les formes de sa piété. On hésite à parler de la part du religieux dans la vie quotidienne d'Aïni car ce mot part implique partage, c'est-à-dire division ou restric tion. Or ce n'est pas ainsi qu'elle vit et il y a au contraire une unité pro fonde, dans ses gestes de chaque jour, entre ceux de la paysanne et ceux de la musulmane ; ce sont les mêmes, dirait-on. Sa première action chaque matin est d'aller remplir d'eau à la fontaine la cruche des deux mosquées, pour permettre les ablutions. Et il en est du rythme des ans comme de celui des jours : jamais Aïni n'omettrait, quand elle a fini sa récolte, de faire don du dixième (pas l'ombre d'une tricherie dans ses comptes !), comme le demande la religion. Elle représente ainsi la parfaite intégration de l'islam dans une vie de Berbère paysanne et païenne. Toutes les fêtes du village, auxquelles elle participe sans réserve, appar tiennent à ces deux registres, mais aussi chacune de ses tâches, auxquelles elle n'aurait sûrement pas donné le nom d'obligation, dans l'évidence où elle était de ne pouvoir vivre autrement. Cette évidence caractérise chacun de ses gestes, que nous voyons comme en gros plan : grain du blé à moudre, grain de la peau tannée par le soleil. De ce grain elle moud chaque jour la ration qu'il faut pour qu'on mange à sa faim ; quand elle a fait cuire les galettes, elle les par tage de ses mains pour les donner comme une offrande ; à côté de chacun, elle pose aussi une corbeille de figues et un verre de lait caillé ; Portraits de mères dans la littérature maghrébine 33 chacun de ces gestes n'existe que par toute la chaîne des autres qui aupa ravant l'ont rendu possible. Aïni vit ainsi dans le plus grand naturel, ce qui veut dire que tout ce qu'elle fait est à la fois simple et nécessaire ; mais aussi discrètement imprégné de rituel, ce qui veut dire plus intense et plus accompli. Et tout s'y passe en pleine lumière, sans arrière-plan ni autre monde suggéré ; c'est pourquoi tout ce qu'elle touche se charge de vérité, le propre de la vérité étant d'être unique et seule. Lorsqu'on dit qu'Aïni est une paysanne kabyle, cela ne signifie pas qu'on la range dans une catégorie sociale, ni qu'on la soumette à une eth nographie. On ne songerait pas à en faire une sorte de personnage typique pour roman ou récit paysan, avec son costume folklorique, ici la fouta, et autres accessoires à portée de la main, notamment les fameuses poteries - qu'elle fabrique en effet chaque année pour ses besoins domestiques. Il y a tout cela dans la vie d'Ami et dans son entourage, et des figuiers qui ont chacun leur nom, et des jarres d'huile d'olive. Mais si Aïni ne peut se penser en figure typique, si l'idée de la voir en mannequin de cire pour quelques musée Grévin ou maison kabyle reconstituée est une idée insupportable et révoltante, c'est qu'elle est une personne exceptionnelle, un être unique et qu'on sait à jamais perdu. Il y a autour d'Aïni une double douleur irréparable, et qui est par deux fois celle que laisse une mère tôt disparue à sa fille orpheline. Le lieu où elle nous apparaît n'est pas le musée kabyle, mais celui d'une blessure intime, perte de sa mère renouvelée par la perte de sa fille, l'une et l'autre affreusement injustes. La méchanceté des hommes en est seule cause, c'est pourquoi Aïni n'a jamais pu s'y résigner. Après la malédic tion prononcée par son frère, Aïni ne pourra plus jamais revoir sa mère que de part et d'autre d'un ruisseau qui sépare leurs deux villages. L'image qui reste est celle de leurs mains tendues à la rencontre, pour échanger de menus présents, infimes douceurs que chacune a fabriquées pour l'offrir à l'autre. Quelle scène inventée atteindrait le pathétique de celle-là ? Vient le moment où disparaît même ce substitut symbolique à l'impossible fusion. Lorsque Aïni apprend que sa mère est morte, elle supplie éperdument qu'on lui permette de s'en approcher, pour la voir ou la toucher une dernière fois. Mais la loi imbécile des hommes s'y oppose, comme elle s'opposait à ce qu'Antigone enterre son frère. Séparée de sa mère, Aïni l'est aussi de sa fille, et de plus en plus, par une sorte de tragique enchaînement. Ayant dû quitter le village d'où l'expulsaient les mauvais traitements, Fadhma un jour épouse un homme d'ailleurs, un Kabyle, certes, mais d'une autre région. Il lui faut non seu lement habiter le village des Anu"0uche, qui sont la famille de son mari, mais bientôt partir encore plus loin, à Tunis, non pour chercher fortune, comme on dit, car de fortune il ne sera jamais question, mais tout sim plement pour survivre et nourrir une nichée d'enfants. Après le mariage de Fadhma, la mère et la fille ne se reverront qu'un très petit nombre de fois, et il y a alors tant de tristesse chez Aïni que 34 Denise Brahimi le bonheur de ces brèves retrouvailles en est assombri. On croit entendre dans cette douleur, quelques dizaines d'années plus tard, l'écho de ce qu'a été la première rupture mère/fille qu'elle a vécue auparavant ; mais Aïni la forte, la courageuse, est maintenant épuisée. Elle a trop usé ses forces pour pouvoir encore résister à sa peine et défendre sa vie contre le chagrin. Lorsque son petit-fils, Paul, vient la voir, en 1914, elle lui dit « G mon fils, je mourrai sans avoir revu ta mère ! » et l'on apprend plus tard qu'elle ne se trompait pas. Entre la perte de sa mère et la perte de sa fille, dont la douleur accompagne en sourdine tout le temps de sa vie, Aïni reçoit un choc non préparé, et qui la désarme complètement. C'est le jour où son fils cadet, son préféré, part sans la prévenir pour la France. Si l'on voulait parler en termes d'histoire et de sociologie, il serait facile de reconnaître, dans ce départ groupé de quelques jeunes paysans excédés par une vie trop dure, tout un processus bien connu, qui a constitué le premier mouvement important d'émigration kabyle, à la fin du siècle dernier. D'autres mères, par la suite, ont su peut-être ce qui les attendait, et qui était inévitable. Mais Aïni n'avait jamais pensé à cela, elle ne s'était jamais prémunie contre cette douleur, qui ajoute au fait brutal de la séparation le sentiment d'un amour trahi. L'histoire d'Ami est celle d'une femme qui, dès qu'elle entre dans la vie consciente, doit résister, se battre, et recevoir des coups. Parmi ces coups, cependant, tous ne sont pas de la même sorte. Il y a ceux qu'elle sait recevoir, dans une lutte qui ne parvient pas à l'abattre, même si objectivement elle est vaincue. Mais il y a ceux qui lui font si mal que cette douleur reste encore aujourd'hui dans le monde (grâce à l'irrempla çable témoignage de Fadhma), sans que rien puisse l'en effacer. Il en est pour elle comme pour quelques personnages de Dostoïevski, femmes aussi le plus souvent. Sachant ce qu'a été la vie d'Aïni, le plus optimiste ne peut oublier qu'il y a du mal dans le monde, irréductiblement. Si l'on cherche hors du Maghreb des femmes qui, dans la littérature sinon dans la vie, pourraient être sœurs d'Aïni, on est étonné de voir qu'il y en a bien peu - tant il est vrai que la littérature occidentale depuis quelques décennies s'attache aux destinées de la bourgeoisie. Ce qui peut signifier, très simplement, qu'elle n'est pas paysanne, et ne sait pas parler des humbles de ce monde-là. Des humbles ou des simples, si l'on prend ce mot au sens que lui donne un des très rares écrivains-paysans français, Emile Guillaumin. Mais le simple dont il raconte la vie est un homme, en sorte qu'on ne trouve pas dans son œuvre l'équivalent du portrait d'Aïni par Fadhma. Si passionnants et riches que soient les romans paysans de George Sand, et bien qu'il ne s'agisse en aucune façon de pastorales lénifiantes, le but de leur auteur n'était pas de les consacrer à des portraits d'hommes ni de femmes, en sorte que ce n'est pas là non plus qu'on trouvera une Portraits de mères dans la littérature maghrébine 35 sœur française d'Aïni. On peut avoir en revanche le sentiment qu'on en approche de très près lorsqu'on lit le récit de la paysanne et bergère solo gnote Marguerite Audoux, livre intitulé Marie-Claire^ et qui paraît en 1910, alors que son auteur a déjà quarante-sept ans. Sous le nom de Marie-Claire c'est d'elle-même qu'elle parle, telle qu'elle a été dans son enfance et son adolescence, avant de quitter la Sologne pour Paris. Née en 1863, elle appartient à la génération d'Aïni, mais par la seconde partie de sa vie, qui lui fait connaître la ville, la littérature et la civilisation urbaine, elle s'apparente aussi à Fadhma, sa cadette d'une vingtaine d'années. Son récit est le témoignage non moins exceptionnel de ce que pouvait être la vie d'une enfant et d'une jeune fille pauvre, seule et sans parents, dans la campagne française il y a un peu plus d'un siècle (les changements apportés par les lois de la IIP République, notamment sur l'école, n'ont pu être sensibles avant la fin des années 1880). Comme celle d'Aïni, la vie de Marie-Claire est partagée entre courage et douleur, elle connaît la dureté des travaux des champs, et l'intensité des sentiments ou passions qui permettent d'y survivre. Mais elle est plus proche de Fadhma en ceci qu'ayant été élevée dans un orphelinat religieux, elle a accès à la lecture et à l'écriture (au point de devenir écrivain elle-même par la suite). Ceci nous permet de définir Aïni a contrario comme une femme qui n'a jamais été contaminée par ces pratiques fondatrices de la culture moderne. « Contaminée » est évidemment un mot fort et fortement péjo ratif. Il veut dire qu'on se situe dans la mouvance de Rousseau, prolongée par son disciple en anthropologie Claude Lévi-Strauss. Car s'il est diffi cile de soutenir leur point de vue par une argumentation de type scien tifique ou logique, il est évident qu'un exemple concret, comme celui d'Aïni, lui apporte défense et illustration. Leur axiome de base consiste en l'affirmation d'une coupure radicale entre le monde de ceux qui n'ont jamais utilisé la médiation de l'écriture et ceux qui au contraire ont pris l'habitude et l'usage d'en passer par là. C'est sur le mot «jamais » qu'il faut insister, car c'est là ce qui le rend si inimaginable pour nous. D'autant plus qu'il y a là à la fois, pour ce monde d'avant la coupure, force et faiblesse indissociables. Car le monde sans écriture est un monde sans intermédiaire, à tous égards. Ce qui veut dire que ses forces restent entières et intactes, aussi longtemps qu'elles durent, parce qu'elles ne sont pas partagées. Mais aussi que c'est un monde où l'on perd pied, irrémédiablement, dès qu'on cesse d'avoir la force à l'intérieur de soi. Dans le monde de l'écriture en revanche, il existe une diversité dans les formes de pouvoir et de survie, et c'est la raison pour laquelle la mort y vient plus lentement. On pense à ces images mythiques qui montrent l'encre comme du sang, un sang qui s'écoule, mais peu à peu, et en laissant des traces après lui. L'écriture 7. Audoux, Marguerite, Marie-Claire, Paris, Fasquelle-Grasset, 1987 [Fasquelle, 1910]. 36 Denise Brahimi surgit dans le monde comme un état nouveau entre vie et mort, entre force et faiblesse, entre vérité et mensonge. Dans le monde d'Aïni il n'y a pas d'écriture, mais il y a une vérité, pour nous insoupçonnable, de tout ce que charrie l'oralité. Car cette oralité n'est pas seulement pourvoyeuse d'imaginaire, comme on le croirait selon l'usage actuel des contes ; mais plus encore pourvoyeuse de symboles et de sens. On dirait que dans ce monde-là, les contes arrivent à leur place, sans gaspillage, juste au moment où on en a besoin. Ils arri vent quand on a le temps de les entendre, et pour rendre compréhensible ce qui ne l'était pas. Ils sont la manière dont les femmes comprennent l'ordre du monde, et ce collectivement, car il y en a toujours plusieurs à la fois qui écoutent, jusqu'au moment où à leur tour elles transmettront. Il est bien vrai que tout est affaire de dates, ou de société et d'envi ronnement. Dans la vie d'Aïni, l'écrit ne pourrait être qu'un surgissement arbitraire, inutile ou redondant. La preuve en est que sa fille Fadhma, qui aurait tous les moyens de le faire et suffisamment d'amour pour le tenter, n'essaie pas d'apprendre lecture ni écriture à sa mère. Elle sait bien que cela n'apporterait rien de plus dans la vie d'Aïni et ne la changerait en rien. En revanche, Assia Djebar raconte dans Uamour, la fantasia comment le fait de savoir écrire a libéré quelques adolescentes de sa connaissance, qui vivaient enfermées. Mais cela se passe un bon demisiècle plus tard, chez des citadines ; l'enfermement de ces jeunes filles (même s'il correspond à une pratique encore dominante) est déjà un archaïsme, voire une absurdité. Elles ne font en écrivant clandestinement que rejoindre le monde auquel elles appartiennent, de toute façon, que leur famille le veuille ou non, et qui est déjà un monde médiatisé. Le moment le plus difficile pourrait bien être celui où il a fallu passer d'un monde à l'autre, et accepter les coupures affectives, cultu relles, existentielles, causées par ce changement. Il ne s'agit évidemment pas de se laisser aller au passéisme, ou idéalisation du passé. Qui oserait prétendre que la vie d'Aïni était paradisiaque ! Ce serait aussi choquant qu'insensé. Mais il pourrait être utile d'en revenir ici à quelque compa raison. Dans la vie de Marie-Claire telle que la raconte Marguerite Audoux, la seconde partie, qu'elle intitule « L'atelier de Marie-Claire », et qui se passe au moment où l'héroïne est venue vivre à Paris, n'est pas moins autobiographique que la première. Or elle fait état d'une difficulté d'être et de tortures morales bien plus fortes qu'à l'époque où l'héroïne était paysanne et bergère. On peut en conclure que cette vie-là, qui était si dure - et celle d'Aïni l'était tout autant - connaît quelques très grandes douleurs, mais qu'elle est, si l'on ose dire, dispensée des autres. Dis pensée du fameux malaise dans la civilisation et de toutes sortes d'inquié tudes, d'incertitudes et de regrets, que l'écriture sans doute développe, dans la mesure où elle permet de les analyser et de les exprimer. Ce n'est pas s'adonner au culte du bon vieux temps que de le dire, mais tout juste essayer de comprendre la luminosité et la transparence du Portraits de mères dans la littérature maghrébine 37 personnage d'Aïni, pourtant frappée cruellement à plusieurs reprises et dans ses sentiments les plus forts. Dans la galerie des Maghrébines, elle est là pour nous rappeler qu'il y a eu un avant, très vite suivi de ce que les historiens appellent parfois une génération de transition, ou, de manière plus élégiaque, une génération perdue. Cette génération, dont on pourrait discuter pour savoir combien de temps elle a duré au Maghreb, est celle des femmes qui ont connu l'école, mais à une époque où beau coup d'autres femmes encore n'y allaient pas. En sorte qu'il leur a fallu payer leur acquis au prix d'une rupture affective et d'une coupure lin guistique culpabilisantes. Ce qui est très exactement le sujet abordé par la romancière Assia Djebar dans son roman déjà évoqué. L'amour, la fan tasia. Elle y donne un portrait largement autobiographique d'Algérienne lettrée, dont la vie se déroule environ soixante-quinze ans après celle d'Aïni. Or il y a encore autour d'elle, pendant toute son enfance et son adolescence, beaucoup de femmes qui sont illettrées. Mais le monde dans lequel elles vivent a évolué de telle sorte qu'elles y font figure d'attar dées, souffrant d'un cruel handicap. Et le malaise n'est pas moins grand pour celle qui va à l'école, car elle se sent de ce fait non seulement coupée des autres, mais coupable à leur égard d'une sorte de trahison sentiment que Fadhma, semble-t-il n'a pas éprouvé à l'égard de sa mère. Fadhma à la fin de sa vie se fait un devoir d'écrire, avec l'aide de sa fille, pour porter témoignage et rendre un double hommage - l'un à sa mère Ami et l'autre à son institutrice Madame Malaval. C'est bien la preuve qu'elle ne ressent aucune contradiction entre ce que l'une et l'autre lui ont apporté et qu'elle peut les unir sans déchirement dans un même amour. Dans L'amour, la fantasia, l'héroïne dit aussi qu'il y a pour elle un devoir d'écrire, mais ce devoir résulte au contraire d'une déchi rure, entre volonté de savoir et désir de fusion. Elle doit écrire pour toutes celles qui ne le peuvent pas : véritable tonneau des Danaïdes et tâche inépuisable ; aussi ne pourra-t-elle jamais combler la faille qui est en elle. Fadhma en revanche, lorsqu'elle relit sa « longue histoire » en 1946, a le sentiment d'avoir transmis ce qu'il y avait à transmettre (mais elle ne savait pas encore, à cette date, que son fils Jean mourrait avant elle). Fadhma pourrait être la grand-mère d'Assia Djebar. C'est dans les deux générations qui les séparent que se perd la fierté d'une femme comme Aïni, à laquelle succèdent des Maghrébines qu'il faut bien appeler illettrées, ce qui veut dire à partir de là misérables et frustrées, main tenues dans l'ignorance et dans un infantilisme humiliant. Cependant, face à cette histoire qui change vite, et radicalement, le Maghreb a su pré server quelques îlots, trop rares sans doute, mais qu'on peut encore découvrir de nos jours avec émerveillement. LE « CORPOÈME » ET LA QUÊTE DU NOM HOMMAGE À JEAN SÉNAC Dominique Combes La poésie de Jean Sénac se construit sur le mouvement d'une recherche incessante que rythme la dialectique entre « chercher » et « trouver » : Qui cherches-tu J'ai trouvé le sourire de personne' Votre recherche sera longue trouverez-vous même le sein la ronce où germent les couteaux^ Toute une nuit cherchant la Nuit j'appelle une inconnue et J'épuise le nombre et je ne trouve rien que les obus de l'ombre^ Recherche hantée par son échec, donc, et aux résonances métaphy siques, voire mystiques. Bien évidemment, une telle quête passe par le langage, si bien que la dialectique de la recherche et de la « trouvure » - selon le sous-titre du recueil posthume dérisions et Vertige^ - se double du jeu des voix en écho, de l'appel et de la réponse. Le poète en quête lance en effet un appel qui reste désespérément sans réponse : Il n'est pas de réponse aux sièges dérisoires ni l'imprécise rigueur d'un appel pour apaiser' 1. Poèmes [1954] rééd., Arles, Actes Sud, 1986, p. 87. 2. Poèmes, p. 94. 3. A-Corpoème suivi de Désordres, édité par Jean Déjeux, Jean Sénac vivant, Paris, Ed. Saint-Germain-des-Prés, Les Cahiers de poésie I, 1981, p. 186. 4. dérisions et Vertige : trouvures, Arles, Actes Sud, 1983. 5. Poèmes, p. 80. 40 Dominique Combes Je t'appelle je t'appelle quel innocent répondra^ et par là sans cesse renouvelé : Quel jour aurons-nous fini d'être appelants par tous nos pores, sur la margelle de la mort quel jour cesseront nos bavardages ?' La poésie n'est autre que cet appel, cette ouverture à l'Autre et, réci proquement, dans une pulsation qui est la vie, qu'une réponse, transitive par nature selon la préface à Avant-Corps : « Car si le poème plaque en nous les fragiles plaisirs d'Onan, il ne prend sa voix que transmis. Ecrire, c'est toujours répondre à quelqu'un quand bien même ce quelqu'un serait le jumeau noir en nous qui se cache et nous persécute, exigeant de notre vigilance de perpétuelles mutations. Se taire, c'est aussi répondre, amé nager avec des mots blancs des haltes de suggestions®. » Le silence est encore une forme de dialogue. De là, la fréquence des poèmes, d'un recueil à l'autre, qui s'ouvrent sur un « tu » en apostrophe ou en invo cation lyrique : « Tu tords ton maillot jusqu'à l'âme^ » ; « Tu disais des choses faciles/travailleuse du matin'"»; «J'étais si près de toi que je parlais de mon bonheur comme d'un cataclysme" », etc. Certains poèmes, privilégiant la relation fondatrice du poète à l'autre, opposent fortement le couple « je »-« tu » à une troisième personne : Avec eux tirer les paupières avec toi élargir la foule du regard Avec eux tricher sur les rails avec toi répéter la prouesse des vagues Avec eux définir la rose avec toi accueillir la grâce du chardon Avec eux compter chaque borne avec toi trouver mille routes'^... Ce poème, qui s'achève par la célébration élémentaire de r« ami » (« Tu es l'eau/ Tu es le feu/ Tu es la pierre »), montre bien que l'appel 6. Désordres, p. 184. 7. Désordres, p. 216. 8. Avant-Corps, Paris, Gallimard. 1968, p. 11. 9. Avant-Corps, p. 26. 10. Poèmes, p. 59. 11. Poèmes, p. 65. 12. Poèmes, p. 96. Le « corpoème » et la quête du nom 41 à l'autre suppose une tension, voire une opposition. Le « dialoguisme » de la poésie de Sénac, à la différence par exemple de ces échanges « faciles » propres à Eluard, par exemple, est hanté par le silence et l'incommunicabilité. En l'absence de réponse, l'appel devient cri-invoca tion, supplication, exhortation : Tu cries mais l'ordre est brut et la pierre est scellée Seule une tête blonde se retourne apeurée'^ Nous n'avons pas crié vers vous comment nous auriez-vous entendu dans ce grand schisme de nos vertèbres'"* Par un de ces jeux de mots aimés de Sénac, la fonction du poète est définie par le cri : « Le cri vain/l'écrivain» LE NOM DU PÈRE : LE POÈTE ET DIEU C'est que ce dialogue - ou plutôt cet appel au dialogue qui tourne donc souvent au monologue (« Tu es seul et tu t'écoutes » dit admirable ment le poème «Jardins du différent'^») - implique le Tout-autre : la quête poétique de Sénac est hantée par l'image biblique du deus absconditus qui reste sourd aux appels désespérés. L'Autre s'y avère infi niment lointain car « Rien n'est plus étranger qu'un ami" » (et le cri finit par s'intérioriser, faute de réponse : «Hurle en silence'®»). Composant la « Prière du poète » - « Toi qui comprends l'âme inquiète / Gethsémanivivant, poète,/ Jésus ! » -, Sénac reconnaît dans une lettre à un ami le caractère religieux de son inspiration : « C'est la première fois que je réa lise cette grande idée, en suspens dans mon esprit depuis plusieurs années. Jésus poète, confident des poètes, incarnation divine de l'angoisse poétique"». Le destinataire du «cri», en un sens, est peut-être Jésus, encore que celui-ci, comme « confident », semble prêter une oreille plus attentive aux « misères » du poète que le Père. Toujours est-il que se trouve confirmée la signification religieuse de l'acte poétique, au moins dans les premiers poèmes des années 45-50. C'est d'ailleurs à cette époque, en 1946, qu'il déclare à sa mère : « Je considère cette vie de 13. 14. 15. 16. 17. 18. Poèmes, p. Poèmes, p. Désordres, Poèmes, p. Poèmes, p. Corpoème, 81. 114. p. 202. 80. 80. p. 126. 19. Cité par J.-P. Péroncel-Hugoz, Assassinat d'un poète : Jean Sénac, Marseille, Éditions du Quai-Jeanne Laffitte, 1983, p. 99. 42 Dominique Combes poète comme une mission dont Dieu m'a chargé et un apostolat que je dois aux hommes, mes frères^®. » Mais si la correspondance atteste le déclin progressif de cette ferveur religieuse de celui qui « ne sai[t] plus prier avec ferveur » et le doute grandissant, la poésie quant à elle, garde trace, plus que jamais, de l'interrogation religieuse jusque dans les derniers recueils de 70-73, publiés après l'assassinat du poète, dérisions et Vertige, Le Mythe du sperme-Méditerranée^\ notamment, où la prière se retrouve encore dans le style parodique et blasphématoire d'une sorte de «supplique» à Dieu : «Faites que l'aube/Ne me daube. / Faites que la nuit / Me gobe./Faites que chaque jour/Je puisse/Sortir sans drap, sans robe,/Avec mes cuisses.». Le Mythe du sperme-Méditerranée va jus qu'à sommer Dieu de comparaître dans le sexe : « Si tu es / Ejacule-moi dans la bouche ! / Surgis / Père / Nom / Dieu^^ ! » C'est même par le questionnement sur Dieu, dont Sénac scrute l'absence, que la probléma tique religieuse apparaît d'autant plus présente. Comme Rimbaud, qu'il lit assidûment en 1945 : « Lis Rimbaud. Ses poèmes me font du bien. Crus, amers, révoltés, assaisonnés à l'Infernale. Ce qu'il me faut à présent ! Décide d'apprendre par cœur son admirable Ophélie^'*» (Sénac remet en question l'éducation pieuse reçue de sa mère, sans pouvoir se détacher de la fascination exercée par la figure du Christ^^). La poésie est alors saturée de références ou allusions religieuses, le plus souvent au christia nisme, mais aussi quelquefois à l'islam, comme l'indique le double exergue aux Poèmes, syncrétique, emprunté à saint Paul et au Coran. Ce sont toutefois les images évangéliques - et non de l'Ancien Testament qui dominent. Le recueil des Poèmes s'ouvre en effet de façon emblé matique sur « Le Verbe désincarné » et sur « Epiphanie » ; « Silence des oliviers » reprenant la méditation de Vigny et de Nerval sur la souffrance du Christ, s'adresse directement à Dieu : Maintenant ô mon Dieu enfonce-toi dans l'âtre jusqu'à ce que tout soit résolu [...] Debout dans l'effondrement de ta grâce j'attends Le verbe s'ouvrira à l'heure diligente...^® Et même en l'absence d'une thématique explicitement religieuse, les poèmes sont chargés d'une imagerie de source évangélique, comme les moissons et les vendanges, le pain rompu, les épines ou les plaies. Parmi elles, le motif du voile de Véronique qui, ayant essuyé le visage en sueur 20. 21. 22. 23. 24. 25. 26. Cité par J. Déjeux, Jean Sénac vivant, p. 11. Le mythe du sperme-Méditerranée, Arles, Actes Sud, 1984. dérisions et Vertige, p. 73. dérisions et Vertige, p. 173. Cité par J.-P. Péroncel-Hugoz, Assassinat d'un poète, p. 109. L'itinéraire de Sénac, à cet égard, évoque irrésistiblement celui de Pasolini. Poèmes, p. 101. Le « corpoème » et la quête du nom 43 du Christ pendant le calvaire, en garde miraculeusement l'image, traverse l'œuvre entière : et doux est le voile où s'étendit la face de l'ami si loin dans les déserts de l'âme que Véronique en fut couverte et vous mes arbres marronniers^' Regarde ce puits confident cette larme si terrible ce voile de Véronique où j'ai préservé ton nom"' La réflexion conduite par Sénac sur le pouvoir de l'image poétique passe par la méditation sur le miracle du voile de Véronique, comme le montre le poème intitulé, précisément, « Les images » : Véronique ô lumineuse voici mon visage écrit sur les fanges de la nuit hors des querelles veilleuses Voici l'image debout profonde comme une gueule...'' Le voile, en effet garde la trace de la Face que la poésie s'efforce de représenter afin de donner corps et présence au deus absconditus : « Dans l'orgasme et la flaque je suscite ta face^°. » Autant dire que la rhétorique pose un problème d'essence religieuse, Sénac s'interrogeant finalement sur la possibilité de représenter l'irreprésentable. Nul doute qu'il se fonde sur l'interdit oriental de la représenta tion, mais aussi sur la gnose. L'image est en effet sans cesse mise en question en ce qu'elle nous éloigne de la vérité, à laquelle elle semble pourtant le seul moyen d'accès. LES IMAGES Je suis pris dans vos tisons l'os du cœur est ma poussière on ne refait pas la terre d'illusion en illusion^' 27. 28. 29. 30. 31. Poèmes, p. Poèmes, p. Désordres, Corpoème, Désordres, 26. 69. p. 193. p. 125. p. 193. 44 Dominique Combes La tentation iconoclaste rejoint ici, de façon saisissante, la pensée d'Yves Bonnefoy lorsqu'il dénonce le « leurre » de l'Image qui prive le poète de la présence au moment même où celle-ci semble magnifiée. Le poème « La nuit des images^^ » par son titre, rappelle les termes mêmes de la poétique de Bonnefoy. Sénac salue d'ailleurs l'œuvre de Bonnefoy dans un poème de dérisions et Vertige^^. En outre, la méditation sur la Passion et la Résurrection (« A Bmmaiis, les pèlerins ne reconnurent le Christ que lorsque le pain fut rompu », rappelle la préface à Avant-Corps) fait du Christ un double du poète : destinataire qui se dérobe, certes, à l'image mais aussi image même du poète en bute aux railleries, à la violence des hommes ; et, de manière prémonitoire, victime des hommes. A cet égard, la référence constante au poète et mystique arabe Al-Hallaj, crucifié pour hérésie, joue le même rôle christique selon un syncrétisme du christianisme et de l'islam : Cloue-moi. Cloue-moi, avec tes yeux cloue-moi. Avec tes mains. Avec ton sexe. Avec ta langue. Avec tes pieds et tes vertèbres. Avec tes mots. Avec la tendresse et l'horreur. [...] Cloue-moi. Forge-moi. Tape et cloue^ Corpoème, dans ses « Chardons », cite Al-Hallaj aux côtés de Michaux, de Char et d'autres poètes arabes. C'est bien à la mystique^^ soufie ou chrétienne - que s'apparente la poésie de Sénac, qui cite éga lement Thérèse d'Avila et Jean de la Croix en exergue^^ à une section de Désordres : « Par une nuit obscure, brûlée d'un amour anxieux... » Comme la critique l'a souvent montré, le deus absconditus exhorté par la poésie est avant tout ce père inconnu, sans nom, dont l'absence « troue » littéralement le poème à la fin de dérisions et Vertige. A cet égard, le poème « Ebauche du père », daté de 1955, dans Désordres^ associé au « roman » de même titre, explicite ce qui est latent dans l'ensemble de l'œuvre. L'Autre questionné par le poème est bien le père absent, dans sa triple acception génétique et juridique, et théologique : 32. Désordres, p. 199. 33. dérisions et Vertige, « Critique », p. 93. 34. Corpoème, p. 126. 35. vision mystique de l'Éros apparente la poésie de Sénac à celle de Pierre-Jean Jouve, également placée sous le signe de Thérèse d'Avila, de Jean de la Croix et, poétiquement, de Bau delaire. 36. Les nombreuses citations en exergue montrent l'importance accordée par Sénac à ses intercesseurs. La fin du Corpoème fait des citations la matière poétique elle-même, en une série d'hommages aux poètes-amis : Jude Stefan, Jacques Roubaud, Denis Roche, Jean Grosjean, René Char, Yves Bonnefoy. Le « corpoème » et la quête du nom 45 O face pavée du Père des siècles entre nous pourrissent [...] Quelle est donc cette voix la vôtre Père et j'interroge connaissant chaque degré de votre fuite chaque vertèbre cassée dans le lit maternel [...] Je crie entendrez-vous un fils au bord de l'âme plus fragile et bruyant que l'oiseau sur son mât Père de lents couteaux nous insultent sans vous..." De là, évidemment, cette obsession de la filiation - Sénac a adopté un fils, Jacques Miel - et, en exergue à « Ebauche d'un père » il cite saint Paul : « Nous aussi nous soupirons en nous-mêmes en attendant l'adoption, la rédemption de notre corps. Car c'est en espérance que nous sommes sauvés^® » qui, là encore, le rapproche de Rimbaud et de la « bâtardise », par lesquelles il pense le rapport du poète à son œuvre : Les mots sont des bâtards Insoucieux de leur haine Où est ton père ? Où est ton front ? Les mots sont mes bâtards Et bâtard de ma peine J'enfante dans le lit De leurs microsillons". La quête du père, qui est aussi celle d'une identité et, aussi bien, d'une terre, d'un pays, d'une nation et d'une langue, permet de comprendre le sens du Nom qui marque cette poésie. On a rappelé le goût de Sénac, partagé avec Fernando Pessoa, mais aussi avec Nerval que Sénac cite dans la dernière section de Corpoème - «Le Prince d'Aqui taine », pour les pseudonymes. En vérité, s'il publie sous différents noms - Jean Gomma, Christian Pérès, puis Yahia el-Ouahrani (Jean l'Ora- nais) -, c'est qu'il n'a pas de nom, devant attendre jusqu'à l'âge de cinq ans le mariage de sa mère avec Edmond Sénac, qui le reconnaît ; ainsi que le note J. Déjeux, « Sénac » n'est jamais qu'un pseudonyme officiel pour celui qui n'a pas de nom. La poésie est donc tout entière vouée au pouvoir de la nomination, qui se confond avec la représentation, déjà analysée, de la Face du Père. Le nom est principe de vie, fondement de l'existence, « fortifications pour 37. Désordres, p. 235. 38. Désordres, p. 213. 39. Avant-Corps, p. 61. 46 Dominique Combes vivre », de sorte que, en son absence, la poésie devra suppléer à la « reconnaissance » : Nous vivons parce que nous sommes nommés. Toute vie se fait en nous par le nom qu'elle exalte. Et toute la tentative du poète, dans l'espace de ses tour ments, ne vise qu'à reconstituer ces syllabes d'où le visage pourrait surgir vivant du seul amour'"'. Ainsi, la recherche questionnante du père passe essentiellement par la nécessité de dire le nom - nommer et être nommé en retour -, si bien que l'amour est l'amour du nom, en quoi consiste la vocation transitive de la poésie : Je t'aime pour toi j'écris des poèmes à ne plus penser me soûle d'images invente des marges pour te prolonger Si j'avais au moins ton nom pour le dire ô mon inconnue ma folle des rues [...] Absente mon aiguille d'or parmi les foins !"" La poésie est donc explicitement (sans qu'il soit nécessaire d'avoir recours à une problématique lacanienne) fondée sur l'absence, le manque du nom du père : « La grandeur la voici je ne puis la nommer"*^. » De sorte que les tentatives avortées de communiquer avec l'autre tiennent aux « mauvais noms » utilisés par le poète, voué au monologue faute de détenir la « connaissance » du nom efficace : Mon amour mon amour Je t'appelle sans répit je te donne des noms inutiles des noms sans magie des noms qui n'éclatent pas comme un mauvais fruit"*'. La solitude elle-même résulte de l'impossibilité à trouver le nom « propre » : « La solitude est bien plantée dans les plages du nom"*"*. » 40. 41. 42. 43. 44. Préface d'Avant-Corps, p. 11. p. 195. p. 219. 68. 80. Désordres, Désordres, Poèmes, p. Poèmes, p. Le « corpoème » et la quête du nom 47 Lorsqu'il rêve d'une communication restaurée avec Dieu, le poète appelle Dieu par son nom - « je dirai Seigneur », « établissant ton nom dans chaque mot reçu"*^ » et « Il me sera/permis de Te nommer"^. » Là encore, Sénac retrouve la mystique soufie qui, scandant à l'infini les mille noms - ou plutôt épithètes, attributs - d'Allah (« le Clément », « le Miséricor dieux », « le Généreux », etc.), montre l'impuissance du langage à nommer l'innommable, tout comme la Kabbale, pour laquelle Dieu ne peut jamais être dit que par métaphore. Il s'agit bien alors de « forcer l'Ange au Nom / Qui ne venait jamais comme si quelque déluge/Avait fermé ses lettres à notre avidité'*' ». Le pouvoir de la nomination est l'envers de la puissance de Dieu sur ses créatures. Si Dieu est innommable, c'est que lui seul assigne un nom aux êtres et aux choses, auxquelles il donne existence par le Verbe, sou vent invoqué par Sénac. Pour le poète, accéder au pouvoir du Nom, c'est concurrencer Dieu comme démiurge, dans la tradition de la Genèse. La poésie est alors création, convocation à l'existence : Je t'ai nommé Pour que tu sortes Cru de mes mots'"'. Et, réciproquement, en raison de la dialectique entre la question et la réponse et de cette relation dialogique qui s'établit, malgré tout, par la parole, la « misère » du poète est d'être « innomminé sans fin », « par courant tout l'espace de sa condamnation'*^ » : incapable de nommer Dieu-le-Père, il est en retour anonyme à ses yeux, privé de sa bienveil lance, attendant : « et Dieu dit le nom », selon le titre d'un des Poèmes^^, Et que le nom soit dit une fois pour toutes au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit". Accéder au Nom, pour le poète, c'est trouver le salut, la rédemp tion : « Tu as reçu ton nom. Tu es purifié'^. » Le thème du Nom, de la nomination prend souvent une signification érotique dans les poèmes, comme l'indique l'identification métaphorique : « et ton sexe invulnérable : moulin magique du nom^^ ». Mais c'est sur tout dans Corpoème que cette thématique érotique s'impose en assimilant la nomination à l'union amoureuse : 45. 46. 47. 48. 49. 50. 51. 52. 53. Poèmes, p. 102. Désordres, p. 243. Corpoème, p. 109. Corpoème, p. 155. Avant-Corps, p. 29. Poèmes, p. 87. Désordres, p. 205. Avant-Corps, p. 134. Poèmes, p. "74. 48 Dominique Combes Attise. Nomme-moi. Au-delà du rire des grottes, Du combat, du roux des girafes. Sacre-moi. Dénue-moi. Eau lustrale, nue-moi î®'' avec, toujours, de fortes images religieuses qui vont dans le sens d'une mystique de l'Eros. Selon une tension toute baudelairienne - Sénac n'a jamais cessé de relire Baudelaire : Et ce Baudelaire, n'est-il pas le Maître de tes Mots ? Tu nous cites toujours Char (ton Dieu), Artaud, Genet, Otero, Hikmet, Voznessenski, Ginsberg, Retamar, Whitman, Lorca, Verlaine, Eluard, Rimbaud, Louise Labé, Aragon, Brecht - mais ce Baudelaire dont tu ne nous parles jamais et, qu'avec Racine, tu relis chaque soir^' ? C'est au plus profond de l'Eros génital, non sublimé, que surgit la possibilité de la rédemption et de la purification : Tu as reçu ton nom. Tu es purifié. Et Moi J'erre, [...] Il suffirait pourtant que de ma bave Au détour d'un tripode, l'Homme se lève et que je sois Nommé Il suffira que tu me nommes. Je serai nu''. C'est donc vers la sexualité - l'homosexualité, en particulier - que tend la recherche anxieuse du Nom du Père. Le questionnement, l'appel à l'Autre engage le corps tout entier, et avec lui la parole poétique. LA DIALECTIQUE DU « CORPOÈME » Au cœur de l'homosexualité, il y a donc la recherche anxieuse du Nom et de la « connaissance », au sens intellectuel et biblique du terme, du Père. Cette homosexualité, latente dans les Poèmes s'avoue comme telle dans Avant-Corps : «Avant-Corps est important pour moi parce que si dans mes poèmes de guerre j'ai affronté l'oppresseur, dans ces corpoèmes j'affronte les aliénations, entre autres, en m'avouant pour la pre mière fois sans ostentation ni complaisance homosexuel^®. » Nul doute que la lecture de Gide, dont il reconnaît l'importance dans sa formation : 54. Corpoème, p. 107. 55. Avant-Corps, p. 113. 56. Avant-Corps, p. 134. 57. dérisions et Vertige, p. 133. 58. Cité par J.-P. Péroncel-Hugoz, Assassinat d'un poète, p. 35. Le «corpoème » et la quête du nom 49 «J'ai toujours pour le Gide des Nourritures terrestres et le Camus des Noces cette fervente tendresse de l'adolescent pied-noir qui les découvrit vers 1945^*^ », l'ait aidé dans cette reconnaissance, tout comme celle, plus tard, de Genet, qu'il cite en exergue à Avant-Corps. Il est néanmoins significatif que Sénac compte son homosexualité parmi les « aliénations » qu'il faut comprendre ici non pas tant dans un sens marxiste, et par là socio-politique, comme dans ses poèmes militants en faveur de l'indépen dance ou de la Palestine, mais dans un sens hégélien. L'homosexualité - et avec elle la quête du Nom - s'inscrit dans le « calvaire » de la conscience comme un moment frappé par le négatif, et destiné à être sur monté dialectiquement. L'homosexualité est la marque d'un déchirement de la conscience —« conscience malheureuse » ; « Le bonheur est impos sible », déclare le poème inaugural du recueil de 1954. En 1945 déjà, l'adolescent formulait l'angoisse dirimante de la « double postulation » entre la chair et l'esprit, selon J. Déjeux, qu'il rapporte tout naturellement au « spleen » baudelairien : « Dégoût persistant, inquiétude quant à mon avenir, crainte de ma trop grande facilité à pécher. Spleen décevant, longues rêveries sans issue. Migraine, lassitude. Depuis quinze jours ça ne va pas. Arrive à peine à hasarder quelques lambeaux de prière avant de m'endormir. Je ne peut (sic) plus prier. Effrayant » Et, bien entendu, l'affrontement avec l'Ange au gué de Jabbok Avant-Corps, qui s'ouvre précisément sur un « Schéma de la misère » (tout comme Désordres s'ouvre sur « Obélisques de la misère »), rappelle là encore l'œuvre et la vie de Gide dans la mesure où il implique la dimension religieuse. Au-delà de l'aspect biographique, dont le discours critique sur Jean Sénac a de la peine à s'affranchir, le malheur d'une conscience en proie à la double postulation entre la chair et l'esprit, et par là hautement cou pable, apparaît bien dans les poèmes. Nombreuses sont en effet les images de division, de déchirement, de séparation - d'« aliénation », de négati vité, en somme. Ainsi du motif de l'arrachement qui, avant de signifier la libération, représente d'abord la souffrance de la perte, nécessaire à la « reconnaissance » : «Et qui l'arrachera désormais à la nuit^' ? », « l'homme est arraché à son île^^ », « rien ne s'arrache du cœur^^ » ou du déchirement : «voile déchiré^», «arbres si profonds que le cœur s'y déchire^^ », « mémoire sans issue mémoire déchirante^^ ». Tous ces exem ples, choisis parmi tant d'autres, s'ils ne sont pas directement rattachés au thème sexuel, témoignent bien de l'angoisse latente qui règne sur l'univers des Poèmes, signe d'une négativité à l'œuvre. Mais sans doute, 59. Cité par J.-P. Péroncel-Hugoz, Assassinat d'un poète, p. 34. 60. Cité par J.-P. Péroncel-Hugoz, Assassinat d'un poète, p. 105. 61. 62. 63. 64. 65. 66. Poèmes, Poèmes, Poèmes, Poèmes, Poèmes, Poèmes, p. p. p. p. p. p. 112. 41. 80. 59. 59. 66. 50 Dominique Combes de toutes les images, la plaie, le plus souvent associée aux épines, aux ronces, aux églantiers, dont on a déjà commenté la signification christique, est-elle la plus hégélienne, qui semble concrétiser la douleur du négatif : « le voile déchiré le cri/la plaie encore vigilante" » « nous arra cherons l'homme à son ombre/ensemble nous fermerons les plaies®^ », « le puits la plaie le puits la voix" », etc. Le thème sexuel, qui se dévelop pera dans Avant-Corps et dans le Corpoème (les « monstrueuses plaies »), est déjà présent, de sorte que le mot « plaie » reçoit une double signifi cation symbolique : J'étais chaste en ce temps de grives je mettais si.haut l'amour comment m'auriez vous choisi moi qui n'étais que plaie vive™ Le Mythe du sperme-Méditerranée s'ouvre sur le corps supplicié auquel le poète dresse une stèle : Je ne réagis plus d'accord ; D'une voix à peine murmurante, sur les vingt-six plaies de mon corps Je dresse la stèle de malédiction" Outre l'allusion à la malédiction qui frappe l'Egypte de sept plaies, c'est évidemment la référence à la Passion - aux plaies du Christ sup plicié - qui permet de comprendre le retour obsédant, dans l'œuvre entière de Sénac, de ces épines et de ces ronces dont le poète-prophète est en somme ironiquement couronné. Mais ces épines sont aussi, comme les « échardes », qui apparaissent également, l'image même de la culpa bilité qui ronge la conscience malheureuse, notamment vis-à-vis du père. Il est en effet significatif que ces images surviennent dans « Ébauche d'un père » : Quand les signes finissent de tourner que la tête se repose sous le pétale de la rose il y a la plaie Les épines que dans mon cœur je garde ceux qui les verront diront que c'est faux Comme il nous tarde de grandir" 67. 68. 69. 70. Poèmes, Poèmes, Poèmes, Poèmes, p. p. p. p. 57. 61. 114. 86. 1\. Le Mythe du sperme-Méditerranée, p. 7. 72. Désordres, p. 216. Le « corpoème » et la quête du nom 51 Le terme de cette souffrance, la mort, représente évidemment le stade ultime de la négativité. Et il faut là encore rapprocher l'œuvre de Sénac de celle de Bonnefoy qui, surtout dans Du mouvement et de l'immobilité de Douve, composé et publié à la même époque que les Poèmes de Sénac, fonde une poétique de la fmitude. Du reste, Sénac nous invite à un tel rapprochement sur le motif de la mort dans dérisions et Vertige, en un « poème critique » : Relisant Bonnefoy, saisi d'accablement De ne sentir en moi un peu ce bruissement De la mort lorsqu'elle dialogue Avec nos sources, et souillant l'eau la purifie. Patience De l'os, gain remis" De cette interférence - sinon influence - entre Bonnefoy et Sénac témoigne la thématique de r« ordalie » qui revient par deux fois dans Avant-Corps. L'ordalie signifie bien l'épreuve par le feu que l'homme doit traverser - le négatif - pour se soumettre au jugement de Dieu. Chez Bonnefoy, dans le récit de fiction, L'Ordalie, mais aussi dans les poèmes de Douve qui en reprennent la matière, cette épreuve est d'abord celle de la mort et, comme chez Sénac, l'ascendant de la dialectique hégélienne s'y fait sentir : « Il te faudra franchir la mort pour que tu vives» La valeur sacrificielle de la poésie est alors exaltée chez Sénac : « Poèmes iliaques, ordalies vers le Corps Total" » ; et la mort correspond à la perte du Nom qu'il faut dépasser : « Un mort c'est aussi le nom qui s'émousse". » Le poème « Ordalie de novembre » place la quête du Nom tout entière sous le signe d'un tel sacrifice : « Un nom - comme édenté, profus, risque inutilisable,/Risque où ne peuvent plus se piéger les oiseaux" », à travers l'idée du « risque » si importante pour Bonnefoy (« j'ai risqué/ Le sens et au-delà du sens le monde froid'^. ») Il ne peut sembler fortuit que les poèmes de Sénac qui mettent la mort en scène au demeurant assez peu nombreux - rencontrent les images spécifiques de Bonnefoy, comme le « seuil » dans « Connaissance du seuil » : Au fond de la mort je laisse naître un oiseau avec ses tiges et la craie cassée de l'angoisse Au fond de la mort un oiseau me répond" 73. 74. 75. 76. 77. 78. 79. dérisions et Vertige, p. 93. Poèmes, p. 74. Avant-Corps, p. 30. Désordres, p. 178. Avant-Corps, p. 53. Poèmes, p. 138. Poèmes, p. 21. 52 Dominique Combes Mais, ainsi que le déclare le poème « Le premier jour de la se maine », « Pourquoi chercherons-nous parmi les morts/celui qui est vivant®" ? », la mort, présente dans les Poèmes, s'efface devant la vie, sans même qu'on puisse s'y arrêter comme dans Douve. LE REFUS ET LA NÉGATIVITÉ La négativité s'exprime également de manière plus abstraite par l'attitude du poète vis-à-vis du monde, placée sous le double signe dia lectique de l'acceptation et du refus - « extase de la vie », « horreur de la vie », disait Baudelaire. Le « spleen » est bien la tension née d'une double postulation entre l'adhésion à la chair, et son refus simultané. De là cette oscillation, ce va-et-vient constant dans les poèmes entre « accepter» et « refuser » qui sont le rythme même de la négativité à l'œuvre dans le langage. Cette négativité est associée parfois au motif imaginaire du chardon, qui joue un rôle si important dans la poétique de Sénac : Chardons chardons épais vous voici le refus s'installe®', ou encore des épines et des ronces : Le soleil a des épines elles germent sous mes doigts la mer a des églantines dans le refus de ma voix®^ La recherche du Nom passe par la phase du refus, qui est donc aussi la tentation de la chair déniée. Mais le refus frappe aussi, de manière ambivalente, la foi reçue de la mère et, plus généralement, l'ordre établi - moral et sexuel, politique, poétique -, contre lequel la poésie doit se dresser : « Réceptacle des fondamentales négations, haine contre ! /Ne pas donner prise. Somptueusement», déclare magnifiquement Le Mythe du sperme-Méditerranée dans un poème intitulé emblématiquement « Contre », ou encore : Approche de la négation. Arrache à la pensée sa crème de tigresse. Tire de leur purin les mots®' 80. 81. 82. 83. Poèmes, p. 26. Poèmes, p. 79. Poèmes, p. 82. dérisions et Vertige, p. 25. Le «corpoème » et la quête du nom 53 Là encore la poésie et l'acte d'amour sont intimement liés dans le travail du négatif, comme le montre le poème déjà cité : Quand tu m'auras cloué. Autour de moi dessine et danse. Avec ta négation. Et ton effroi. Et cloue-moi encor. Cloue-moi®'* si bien que le refus est associé à la «jouissance» dans une figure d'hendiadyin où le « et » prend la valeur de la préposition « de » : J'ai fait avec mes hoquets frénétiques Un verbe pour nommer La jouissance et la négation'.85 Autant dire que la quête du Nom par le sexe est dominée par des fantasmes de viol et de violence, comme le suggérait déjà le vers « Forcer l'Ange au Nom » : Et je saccage Sur tes lèvres ces vérandas Je déchire des slips je hurle A l'enfance®^. De là aussi, et indissociable, la révolte et la révolution présentes dans l'œuvre - la célébration de Rimbaud, de Whitman, de Ginsberg, mais aussi de Che Guevara, d'Hô Chi Minh et, bien sûr, de la révolution algé rienne pour l'indépendance. La poésie «militante» de Sénac doit se comprendre aussi comme une quête de la nomination et c'est la nécessité de dénoncer les vices de la société qui le conduit à inventer le signe du « point d'ironie », destiné à marquer par l'écriture l'indignation du poète. Stylistiquement, la violence du négatif se mesure à la fréquence de phrases négatives, qui témoignent d'une vision a contrario de la réalité. Dans dérisions et Vertige, « Fards » paraît significatif d'un usage systé matique de la négation qui met en péril la correction grammaticale, aux limites de la langue française, elle aussi mise à mal, « violée » : Ni l'ombre ne voudrait que les ombres se taisent. Ne voudrait : poésie impropre, viol aux dents. Je dis avec le fond secret qui me taraude Le fard intarissable où gisent mes redents. 84. Corpoème p. 126. 85. Corpoème, p. 151. 86. Corpoème, p. 152. 54 Dominique Combes Clarté. Ni la clarté ne voudrait. Propre à lire. Impropre à susciter l'exergue de mon sang, Je roule avec ma fable en guise de turban De l'horizon brutal à des horizons pires..."' Ce sonnet, par sa syntaxe et sa thématique, est un plagiat de Mal larmé, à qui il emprunte précisément sa rhétorique négative. La négativité s'exprime à l'état brut, dans la mesure où les négations syntaxiques ne conduisent pas à une affirmation, ou ne postulent pas une affirmation préalable ; bien plutôt, c'est toute la force du refus qui s'exprime là, sans objet et sans limite. De la même manière, « L'Enfant désaccordé » pré sente la réalité sur un tour négatif : L'enfant que mutilait l'agonie d'une rose têtu grave se repose le jour ferme ses aveux La tendresse est monocorde quoi ! nul état ne s'accorde au miracle de ses yeux Nulle faille ne réveille l'impatience de l'abeille nul bois ne répond au feu Ainsi, enfin, du premier poème de « Chardons », ce qui en confirme du reste la portée symbolique, composé d'une longue énumération néga tive : Ni un ni deux ni trois le même chiffre sans ordre sans rayon [...] Ni un ni deux le solitaire ni trois perdu dans le chaos [...] Ni cent repu dans la cohorte le vin servile les boisseaux ni mille au rang des aires mortes [...] Ni un ni deux ni personne n'a pris l'étoile de ta main Contre l'écharde qui se forme le puits de l'aube arme le sein"' 87. dérisions et Vertige, p. 134. 88. Poèmes, p. 120. 89. Poèmes, p. 73. Le « corpoème » et la quête du nom 55 Très souvent, les poèmes se construisent ainsi sur des indéfinis négatifs (« Mais nul oiseau ne vient à cette heure précaire'® », « Prends le lilas d'amertume [...]/personne ne l'a voulu/S'il devient un clou aigu/ personne ne verra le sang..." », « rien n'est plus illusoire que la désirée" ». Et cette négation, lorsqu'elle devient a-grammaticale, montre bien la fureur de détruire, par une sorte de violence hyperbolique qui se porte contre la langue elle-même : « Ni art/ Ni même pas des mots" ». Comme on peut l'imaginer, donc, l'écriture elle-même est soumise à la puissance du négatif. La « double postulation » entre la chair et l'esprit ne divise pas moins la conscience poétique qui, sans cesse, met en ques tion le langage et le sens de l'activité poétique, dès l'ouverture du pre mier recueil ; Je parle je parle trop ma mère est à l'hôpital le voisin est sans travail on cloue l'affront à la porte [...] Le poème est trahison'^ Ta présence Eût anéanti le poème ? Le monde a-t-il tellement besoin de poèmes ? N'a-t-il pas besoin d'hommes heureux ? D'un bonheur silencieux furibond sans axe ?" Le topos de l'existence, jugée supérieure à la poésie, suscite une interrogation de la conscience malheureuse sur elle-même, et la tentation - mallarméenne, mais aussi rimbaldienne - du silence : « A tue-tête je me tais », déclare le poète à la fin de dérisions et Vertige, tout comme Corpoème « Hurle en silence ». Aussi peut-on réinterpréter le sens du « cri » désespéré adressé à l'Autre comme la voix de la négativité. A cet égard, la mystique de Sénac tourne à la théologie négative, d'inspiration nette ment mallarméenne, en ce que « se taire, c'est aussi répondre, aménager avec des mots blancs des haltes de suggestions » : « dans cette absence radicale du langage, une part de l'être s'écrit. Silence de syllabes inquiètes, de bords retenus'^ ». Pourtant, simultanément, Sénac réagit contre cette tentation de la théologie négative en abandonnant la poétique de la raréfaction à laquelle tendaient les Poèmes —celle-là même qu'un ami avait conseillée au poète adolescent : « Cherchez à simplifier votre poésie dans son expression, refusez des mots qui furent peut-être autrefois 90. 91. 92. 93. 94. 95. 96. Poèmes, p. 123. Poèmes, p. 88-89. Poèmes, p. 80. Corpoème, p. 135. Poèmes, p. 13-14. Corpoème, p. 136. Préface à Avant-Corps, p. 11. 56 Dominique Combes émouvants, mais qui sont aujourd'hui usés. » « Désormais devrai me dis cipliner dans mon inspiration - féconde en banalités. Freiner ma produc tion, mais la mûrir. Un vers en une semaine, un seul mais excellent, condensé, ayant valeur de strophe''. » Cette réduction drastique à l'essen tiel qui fait la beauté des Poèmes, et qui justifie l'admiration que leur vouait René Char, devenu le père spirituel de Sénac après la semaine passée aux Busclats en 1950, est elle-même balayée par le négatif, comme l'attestent les recueils suivants, voués à une efflorescence généreuse du vers et de la phrase. La poétique essentialiste de Char (« cristallisations crispées ») est alors explicitement révoquée par l'expression : « Héritiers de trop de rigueurs et de cristallisations crispées, nous devons avoir désormais le courage d'assumer aussi le mélodrame. La poésie de ce temps ne peut être que totale'®. » Les recueils publiés de façon posthume, par leur prolifération, par leur invention verbale évoquent bien plutôt la rhétorique du verset de Walt Whitman, que Sénac aime également citer. C'est bien là le signe d'un « dépassement » du négatif, d'une « ouver ture » du poème au Corps Total, au « Corpoème ». Les textes eux-mêmes signifient ce désir d'ouverture. Ainsi de « L'Homme ouvert » : « Cet homme était grand comme une main ouverte" » qui thématise le rapport à Autrui par l'image de la main, tout comme, réciproquement, cette « pierre qui s'ouvre/dans la main du rêveur » dans le très beau « Rire'®° ». La parole elle-même est associée à l'ouverture au monde et à autrui : Croire ouvrir et parler revivre dans le silence impétueux"" Trouver l'Autre, c'est entrer dans l'Ouvert, pour prendre un mot de Rilke : Je t'ai trouvée ta voix suffit le monde s'ouvre nous arracherons l'homme à son ombre ensemble nous fermons les plaies'"^, tandis qu'inversement les images de fermeture sont porteuses de négati vité, de souffrance et, finalement, de mort - « maintenant ferme la porte/ 97. Cilé par J.-P. Péroncel-Hugoz, Assassinat d'un poète, p. 105. 98. Désordres, p. 231. 99. Poèmes, p. 135. 100. Poèmes, p. 125. 101. Poèmes, p. 93. 102. Poèmes, p. 61. Le « corpoème » et la quête du nom 57 ferme le cœur ferme la trace», « la porte est fermée/une fois pour toutes'"^ » et, finalement, synonymes de silence : Toute parole qui se ferme Ouvre une plaie sur l'innocent'"^ Et les infirmes conquérants qui fermaient les écluses silence disaient-ils silence et laine fade'"" L'ouverture et le rétrécissement de l'espace, les battements du cœur, tout comme le jeu des questions et des réponses, rythment les poèmes, qui doivent accueillir les êtres et les choses : « Inscrits dans l'événement le plus banal et transitoire, ces poèmes ouvrent ma fenêtre sur la mer», affirme la préface ôl Avant-Corps. Cette ouverture est déjà une réconcilia tion avec le monde et avec soi-même : « La poésie de ce temps ne peut être que totale'®' ». LA RÉCONCILIATION DANS LE « CORPOÈME » Selon une problématique toute hégélienne, la poésie de Sénac comme celle de Bonnefoy, d'ailleurs - est tendue vers l'espoir d'une réconciliation, d'une restauration de l'unité primitive perdue dans le déchirement de la « conscience malheureuse », grâce à la « connaissance » du Nom. C'est dire l'importance accordée, une fois encore, à la parole poétique, tendue vers une langue « suprême », adéquate au réel et, par là, constitutive. Cette réconciliation des contraires, Sénac l'appelle le « Corps Total ». Car, ainsi que le laissaient présager les Poèmes^ Sénac a accordé une place grandissante au corps dans sa poésie, notamment dans Avant-Corps et dans les projets, édités de façon posthume, du Corpoème et du Mythe du sperme-Méditerranée. Se démarquant de Bonnefoy, la poésie de Sénac s'inscrit alors dans le sillage de Michaux, pour décrire la sensation de la souffrance, et surtout d'Artaud, dont il cite, en exergue à Avant-Corps^ la phrase : « L'homme sera un corps pur. » Par ailleurs, il est marqué par le « messianisme pansexualiste » de Whitman, d'Apollinaire et de Lorca qui érotise le rapport de l'homme au cosmos tout entier. L'homosexualité est alors transcendée, dépassée et universalisée, de sorte que l'extase 103. 104. 105. 106. 107. Poèmes, p. Poèmes, p. Désordres, Poèmes, p. Désordres, 57. 39. p. 211. 38. p. 231. 58 Dominique Combes amoureuse devient le modèle de toute relation de l'homme avec le monde. Le conflit de la chair et de l'esprit semble lui-même se résoudre, dans les derniers recueils, en une apologie de la chair. ÉROS COSMIQUE ET NOSTALGIE FUSIONNELLE Au titre de cette vision « pansexualiste », le recueil le plus fort est Le Mythe du sperme-Méditerranée qui est centré sur le thème génital. L'amour y est démystifié au nom de la génitalité avec la plus grande vio lence (« Tu parles d'amour et d'amour. Je ne comprends/Que la douleur des couilles qui n'ont que leur miroir pour se vider... »). Les images du sexe masculin, du sperme et de la semence, qui scandent le texte de manière obsessionnelle, semblent participer d'une volonté de sacraliser un éros primitif qui serait élargi aux dimensions de l'univers. Il n'est d'ailleurs nullement fortuit que Sénac intitule son recueil Le Mythe du sperme-Méditerranée, comme s'il voulait retrouver les grands rituels dio nysiaques et paniques de la Grèce antique, sans doute relus à travers Nietzsche et Bataille, dont il est parfois très proche, comme semble le suggérer l'exaltation jubilatoire suscitée par la thématique orgiaque. D'où l'image, qu'il faut prendre au pied de la lettre, de r« abyssale douleur des couilles », de r« abyssale douleur jusqu'à l'Os » qui associe l'union érotique aux forces cosmiques. La célébration du sperme est une célébration de la puissance de procréation de la poésie « contre » le « coït procréa teur, moteur de la perpétuelle abomination », selon le mot même de Sénac ; Dieu dans mes couilles met à l'affût Adam, Jacob et Job - et l'ange juif Et l'ange arabe. Il m'a nommé Provocateur du foutre pour que les étoiles Tombent une à une sur l'Assemblée'"* Dans un vers très rimbaldien, Sénac invoque la puissance créatrice de l'Eros poétique : «Je voulais inventer un monde/Plus vaste que ton sou rire'"'. » Et on mesure bien là l'ambivalence de l'attitude de Sénac à l'égard de la filiation et de la paternité : si la « tantouzerie » est invoquée « contre » la procréation, si la « Fumelle » et ses « vagineries » suscitent une véritable phobie, c'est au nom d'une puissance supérieure d'engendrement par le langage poétique. Le modèle génétique - paternité, filia tion - demeure, sublimé dans la relation du poète à son œuvre. La « nomination », qui procède à la fois de la Parole et du sexe, assigne donc à l'acte d'amour une fonction unificatrice. Car l'Eros chez 108. L£ Mythe du sperme-Méditerranée, p. 7-8. 109. Le Mythe du sperme-Méditerranée, p. 15-16. u « corpoème » et la quête du nom 59 Sénac n'est pas seulement la réunion, la communion par la chair et par l'esprit de deux êtres ; l'Eros est fusion de l'homme et de la nature, réin tégration de l'homme dans les éléments, retour dans la matrice - à la Mère, mais aussi au Père. En effet, les poèmes d'amour associent très étroitement par leur thé matique et par leur stylistique la fusion des corps et celle des éléments. Déjà, dans les Poèmes, on assiste à ce qu'on peut appeler une « natura lisation » de la personne qui, grâce aux figures de rhétorique, caractérise le corps humain par des qualités élémentaires, naturelles. Ainsi de l'énumération « feu de... » qui, dans le très beau « Miroir de l'églantier », évoque « L'Union libre » de Breton : Feu de sarments dans tes yeux feu de ronces sur tes joues feu de silex sur ton front feu d'amandes sur tes doigts feu de laves sur tes seins feu d'oranges dans ton cœur feu d'œillets à ta ceinture feu de chardons sur ton ventre feu de glaise à tes genoux feu de bave sous tes pieds..."" Ce véritable « blason » du corps de la Mère identifie progressivement et systématiquement toutes les parties du corps aux pierres, aux fleurs, aux fruits... grâce à l'image répétée du « feu » et, surtout, grâce aux pré positions « sur » « dans », « à », « sous » qui établissent une correspon dance métonymique, spatiale entre l'humain et le naturel. Et il est signi ficatif que ce soit précisément la Mère qui soit ainsi assimilée à la nature. En outre, les éléments retenus sont tous des motifs récurrents dans la poésie de Sénac (ronces, silex, oranges, œillets, chardons, etc.), si bien que, dans le recueil, la réapparition de ces motifs sera métonymiquement associée au corps de la Mère ainsi fragmenté. D'innombrables exemples pourraient être cités de ce procédé de « naturalisation » qui passe tantôt par des comparaisons : « Enfant-tige/enfant pareil à la colère des feuilles...'"», tantôt par des images irréductibles à la rhétorique qui se construisent toujours sur des prépositions, comme « à » qui, là encore, permet d'associer chaque partie du corps, décrite en un blason, à un élé ment du paysage : La courbe de la crique à ta jambe nerveuse Le gisant de la roche à ta lèvre étonnée 110. Poèmes, p. 15. 111. Poèmes, p. 33. 60 Dominique Combes L'impudeur de la vague à ton œil indécis L'inceste du soleil à ton sein refusé"^ L'union érotique du corps et de la nature et la nostalgie fusionnelle qu'elle traduit permet de dépasser le stade de la « conscience malheu reuse » dans une extase des sens, et une réconciliation du sujet avec luimême, dont le corps se trouve lui-même réunifié, « car il faut que chacun au-delà de ses débris/Atteigne le noyauOn comprend mieux ainsi l'admiration de Sénac pour les Nourritures terrestres^ qui a servi de révé lateur avec le roman de Paul Gadenne, Siloé (1947) qui relate précisément une expérience d'ouverture du corps aux plaisirs des sens retrouvés à travers la maladie, complété par la lecture des mystiques hindous et soufis. Nul doute alors que la quête du Nom dans la participation cos mique prenne une dimension presque panthéiste. L'extase amoureuse est la réintégration de l'homme dans le cosmos, lui-même assimilé à Dieu dans le « Corps Total ». Le poème est alors conçu comme un organisme qui englobe l'homme ; « le corpoème [...] voudrait être le signe de cette intégration de l'homme dans la réalité pleine et entière d'aujourd'hui"'*». L'IDENTITÉ NATIONALE Un tel rêve d'unité, dont la métaphysique et la théologie peuvent évoquer la pensée romantique, recouvre une dimension sociale et politique chez Sénac. Car lé « Corps Total » qui unit l'homme à la nature, le récon ciliant avec le Père, mais aussi avec lui-même par-delà la conscience mal heureuse, est aussi le corps social. L'idéal de fraternité - là encore un terme aux connotations familiales - souvent exprimé par Sénac corres pond bien au désir de l'unité. Là encore, cet idéal doit être atteint dialectiquement par une sécession préalable, le poète se retirant de la cité, en butte qu'il est, selon une image christique, aux quolibets des enfants (« Les gosses n'ont pas été créés pour jeter des pierres aux barbus/Ni pour insulter les poètes..."^») : «J'ai quitté tous mes frères pour croire à la fraternité"®» La fraternité - reprenant l'appel à l'Autre -, qui revient surtout dans les recueils posthumes, montre que la révolution et l'Eros sont insépa rables dans la poésie, à la vocation unificatrice. Et c'est encore d'un tel 112. 113. 114. 115. 116. Poèmes, p. 49. Corpoème, p. 129. Cité par J.-P Péroncel-Hugoz, Assassinat d'un poète, p. 35. Le Mythe, p. 11-12. Avant-Corps, p. 54. Le « corpoème » et la quête du nom 61 souci de l'unité que participe la délicate question de la nationalité pour Sénac. « Pied-noir » de mère espagnole et de père inconnu, participant aux luttes pour l'indépendance de l'Algérie, il refuse de se faire natura liser « algérien » considérant que la nationalité doit lui échoir de plein droit. Car la nationalité algérienne représente pour lui l'unité politique par-delà les différences ethniques et religieuses entre « pieds-noirs » et arabes, entre chrétiens et musulmans. L'idéal de fraternité, de façon toute hégélienne, doit conduire à un « dépassement » des particularités dans ce qu'il appelle « son peuple ». Aussi peut-il répondre à Jean Daniel qui sou ligne l'identité « européenne » de Sénac : « Quelle atroce chose, Daniel ! Ainsi vous nous rameniez au racisme ! Non je ne suis pas, je n'étais pas un Européen comme vous l'entendez. Je suis un citoyen du monde"^», c'est-à-dire « algérien ». Ce sens de l'unité nationale, pense-t-il, ne doit pas l'empêcher de continuer à être un chrétien de langue française dans un pays musulman arabophone. De sorte que sa poésie, quoique écrite en français, ressortit pleinement à la littérature algérienne, dont elle n'est finalement qu'une variante « de graphie française » : « Littérature de langue nationale (arabe), littérature de graphie française, chacune aura sa part. Littérature d'expression algérienne"®». La «conscience malheu reuse » doit être dépassée par l'idée de nation, de nationalité, qui subsume les différences de religion et de langue. La poésie « algérienne » est donc un aspect essentiel du « Corps Total ». Sans doute faut-il mettre en rap port ce sens de la « nation » avec le désir d'être « nommé » - c'est-à-dire de trouver une identité : « Citoyens innommés nos Portes sont atteintes », déclare-t-il à la fin de l'important poème « Alger, ville ouverte"' ! » Etre « algérien » c'est dépasser la condition d'enfant sans père, mais également sans « Terre », s'enraciner. Cette volonté de synthèse apparaissait dans le programme de la revue Terrasses fondée par Sénac en 1953, avec Mohammed Dib et Mouloud Mammeri : « Confrontant la pensée médi terranéenne et la pensée du désert, le message oriental et le message romain, les structures européennes et les structures islamiques, l'Algérie se définit progressivement comme un des creusets les plus généreux de la littérature actuelle'^®». La réconciliation s'opère au plan géographique, culturel et religieux, avec une série qui relie « méditerranéen » à « romain » et à « européen », opposée à « désert », « oriental », « isla mique ». A cet égard, la révolution algérienne célébrée par Sénac, qui devait donner « un jour son vrai visage à la patrie algérienne où tous, d'origine arabe, berbère, juive, française, espagnole, italienne, etc. ser[aient] enfin des hommes libres'^' », ressemble étrangement à la vic toire de Napoléon à léna pour Hegel, véritable entrée de l'Esprit à cheval 117. 118. 119. 120. 121. Cité par J.-P. Péroncel-Hugoz, Assassinat d'un poète, p. 27. Cité par J.-P. Péroncel-Hugoz, Assassinat d'un poète, p. 138. Avant-Corps, p. 58. Cité par J. Déjeux, Jean Sénac vivant, p. 258. Cité par J.-P. Péroncel-Hugoz, Assassinat d'un poète, p. 29. 62 Dominique Combes dans l'Histoire. Et c'est cet idéal unitaire qui séparera Sénac de ses anciens amis qui, passées les luttes pour la libération, identifieront l'Algérie à la culture arabo-musulmane, déniant au poète le droit à la nationalité « algérienne ». Le poète Malek Haddad déclarait à Sénac, en 1957 : « Tu ne seras jamais accepté, demain en Algérie, comme poète algérien. Tu t'appelles Jean, la place de droit ira au Malek, Kateb, Omar'^^. » Du côté « européen », c'est encore l'origine de la brouille avec Camus, qui considérait Sénac comme un « Français » et non comme un « Algérien ». LE « CORPS TOTAL » ET LE « CORPOEME » Invention frémissante, Éros, Lorsque d'une enjambée tu biffes la plage, Les baigneurs se retournent, émerveillés. Jusqu'à ce qu'à nouveau tu jaillisses de l'écume. Poésie, Corps Total La fusion de l'esprit et de la chair, de l'homme et de la nature, et l'érotisation de l'univers n'ont de sens que par l'indistinction de la poésie et du corps dans le « Corps total » devenu « Corpoème » : « Le corpoème se présente comme un Corps Total (la chair et l'esprit), c'est-à-dire qu'il est une manière de roman où le poète est donné. Ebloui'^".» Le «Cor poème » représente ainsi une expérience mystique, à l'instar de celle qu'il relate dans une lettre à René Char : La nuit du 28 au 29 septembre a été prodigieuse ; couché à deux heures du matin, je n'arrivais pas à dormir [...]. A cinq heures je me suis levé, lavé, rasé, fait beau (comme le jour de ma première communion !). Je suis sorti. Le matin venait à ma rencontre. Je prenais conscience de l'Univers des astres, des objets, de l'eau, de l'air ; j'entrais dans leur intimité. Il y avait échange et magie, un mariage prestigieux. Je crois avoir tenu quelques secondes, à plusieurs reprises, la vie dans sa totalité, la Poésie, Dieu, Moi. J'étais affolé, effrayé, mais terriblement heureux, un homme qui naît. Pour une fois dans la glace JE ME SUIS VU ET J'AI VU [...] J'ai possédé la vérité dans un corps total, âme et chair'^^. Dans cet admirable récit qui évoque certaines scènes d'Aurélia, tous les éléments d'une révélation mystique, d'une expérience extatique de par ticipation cosmique et de réconciliation - de palingénésie, avec une thé matique amoureuse (« mariage », « intimité »). La volonté unificatrice va 122. 123. 124. 125. Cité par J.-P. Péroncel-Hugoz, Assassinat d'un poète, p. 26. Avant-Corps, p. 84. Cité par J. Déjeux, Jean Sénac vivant, p. 77. Cité par J. Déjeux, Jean Sénac vivant, p. 77. Le « corpoème » et la quête du nom 63 donc jusqu'à abolir ainsi toute distance entre le langage et les choses. La pensée elle-même ne peut se distinguer du corps, de la « chair » : « Il n'y a pas de pensée. L'ordre de la pensée est un mensonge, un alibi pour ne pas désespérer, vertigineusement [...] Il y a le geste de la chair qui happe quelques signes au vol, les trace» La pensée et le langage ne sont autres que les gestes du corps, si bien que l'Eros qui tend à l'union des corps est aussi le mouvement même de la poésie : le « Corps Total » est « Corpoème ». Dans ce projet du « Corpoème », Sénac reprend le topos du « souffle » de la poésie pour lui rendre son sens primitif. En effet, l'idée que la poésie procède du souffle, de la respiration, n'est pas seulement une figure de style convenue ; la poésie est souffle pour autant qu'elle se confond avec le corps : Qu'un mot s'accorde à un autre mot et le mythe met en place l'image à souffle continu : l'univers respire, l'homme existe'". D'un rocher à l'autre, d'un creux De sable à l'angle de la digue Les syllabes se poursuivent, les mots s'assemblent, le livre S'épanouit. Emerveillé, le souffle en moi frais comme un fruit de mer. Je recopie mon vocabulaire'^® Triple unité dans ce « Deuxième poème iliaque », que celle de l'homme, de la nature (signifiée par la comparaison « comme un fruit de mer »), et de la poésie dans une dynamique commune. L'Eros n'est alors que le triple lien qui unit les hommes entre eux, les hommes aux élé ments, et les deux réunis à la poésie. C'est alors, selon une image liquide cette fois que « le mot/Comme une effusion d'eau/Prend la forme elle- même de nos corps'"». Et c'est en vertu de cette triple unité qui fait le « Corpoème » comme « Corps Total » et comme « Corps écrit », selon la préface à dérisions et Vertige - à la manière de l'Esprit absolu hégélien qui inclut sa propre Parole - que les textes tïAvant-Corps glissent sans cesse de l'amour à l'écriture dans une indistinction préréflexive. Grâce au pouvoir synthétique de l'image, la parole poétique et l'amour s'échangent : T'aimer Serait rendre aux syllabes Un sourire innocent'^" 126. 127. 128. 129. 130. Avant-Corps, Avant-Corps, Avant-Corps, Avant-Corps, Avant-Corps, p. p. p. p. p. 118. 12. 21. 21. 17. 64 Dominique Combes J'aime écrire parce que c'est Te couvrir de caresses. Nommer ta chair dans son plus féroce au-delà. Et boire, à même nos songes. D'une même bouche épurée. Ces mots fous de soleil et d'orange sanguine'^' ! de sorte que le poète lui-même est incapable de les distinguer : «Mon poème ou ton sein? / Je ne sais plus'^^». C'est dire qu'on retrouve alors l'acception érotique de la « nomination ». Cette fusion, cette extase ne vaut d'ailleurs pas que pour le « souffle » de la parole orale ; l'acte d'amour concerne aussi le « texte » : « Et je fus envahi de textes», «corps fugace envahi de textes'"» dans un véritable «entre lacs », selon l'ontologie de Merleau-Ponty, avec laquelle la poésie de Sénac converge de manière étonnante. L'INCARNATION DU VERBE L'unité du corps et de la parole dans le « Corpoème » ou dans le « spoerme », là encore, ressortit à une méditation mystique et théologique. Car cette parole somme toute incamée - et, réciproquement, ce corps textualisé - n'est autre que le verbe dans son acception chrétienne, comme l'indique explicitement la préface à Avant-Corps : « Cette aventure iliaque, cet avant-corps ne sont que des prolégomènes vers un verbe réconcilié, une chair heureuse, le Corps Total », et l'opération poétique est qualifiée de « Transfiguratisme'" ». Le verbe réconcilie la chair et l'esprit, l'homme avec lui-même et avec les autres, l'homme avec la nature, qui inclut la mort : Tu iras jusqu'à la mort Le geste immanent du Verbe sur le seuil te précède...'^' Toute la poétique de Sénac consiste à échapper au règne d'un « verbe désincarné », sur lequel s'ouvre le recueil des Poèmes, et qui, pré cisément, suscitait les interrogations sur la valeur de la poésie (« Je parle je parle trop... ») : Poètes désincarnés assez de cheveux en quatre 131. 132. 133. 134. 135. Avant-Corps, préface, p. 21-22. Avant-Corps, p. 20. dérisions et Vertige, p. 41. Avant-Corps, préface, p. 11 et 12. Désordres, p. 228. Le « corpoème » et la quête du nom 65 les cahiers au feu les esthètes au milieu Là encore, cette méditation sur l'incarnation doit être rapprochée de la poétique de Bonnefoy définie dans L'Improbable. Comme chez Bon- nefoy, elle engage une relecture hégélienne - celle des écrits de jeunesse de Hegel, encore marqués par la réflexion théologique - du dogme chré tien. Car le thème christique de l'incarnation et de la trinité sert de modèle à Hegel pour penser le développement de l'Esprit dans l'histoire, et sa réintégration dans le langage de l'art et, au stade ultime, de la phi losophie. Pour Sénac, comme pour Bonnefoy, c'est au langage poétique qu'est dévolu un tel rôle unificateur. Le « Corpoème » est l'incarnation du Verbe par laquelle le poète nomme et accède lui-même au Nom, qui exauce le vœu d'une langue « adamique ». 136. Poèmes, p. 14. APPRENTISSAGE DANS UNE LANGUE NON MATERNELLE ET RÉUSSITE SCOLAIRE : LE CAS D'ÉLÈVES BERBÈRES EN MILIEU RURAL' Jilali Saib « Une langue ne sert pas à communiquer, elle sert à être^. » Jacques Berque Il est universellement admis que l'instruction effectuée dans la langue maternelle (désormais LM) de l'individu, lui assure une acquisition des connaissances sans trop de peine et une socialisation sans heurts ni déchi rement. C'est sans doute pourquoi les projets d'alphabétisation et d'ensei gnement fondamental financés par l'UNESCO^, par exemple, ont préco nisé l'utilisation de LM comme langue d'instruction. Cependant, dans des sociétés multilingues, avec des langues en présence au statut inégal, il est arrivé que des décideurs au niveau institutionnel aient prôné une politique d'enseignement utilisant une langue non maternelle (désormais LNM), souvent étrangère. C'est le cas, par exemple, de la quasi-totalité des pays francophones d'Afrique noire. Bien que l'imposition de LNM, dans les situations susmentionnées, ait été effectuée par souci « d'efficacité économique » et/ou au « nom de l'unification nationale », il n'empêche que cette politique a eu un certain impact sur l'équilibre psychosocial des apprenants (ex. problèmes d'identisation et de socialisation) et surtout sur leur réussite scolaire. L'objet du présent travail est d'examiner les effets que peut avoir un apprentissage effectué dans une langue non maternelle sur la performance scolaire des apprenants berbères au niveau du primaire, en milieu rural. Comme chacun sait, ces enfants sont appelés à suivre un enseignement 1. Le présent travail est le texte remanié de la communication que nous avons faite à TiziOuzou, dans le cadre du colloque sur les langues maternelles. En effectuant la recherche sur laquelle est ba.sée le travail ici présenté, nous avons bénéficié du concours et des encouragements de notre collègue et ami des Ighezranes, Mohamed Mellouk, professeur à la faculté des sciences de l'éducation, à Rabat. Nous lui en savons gré et le remercions vivement. Nous remercions aussi les organisateurs du colloque pour leur confiance et leur patience, et Mme Benabi pour ses remarques judicieuses, faites à l'issue de notre présentation orale. 2. Cette réflexion est citée dans Grandguillaume (1983 6). 3. C'est le cas des programmes d'alphabétisation et d'enseignement fondamental conçus pour les Touaregs au Mali et au Niger et pour les minorités ethniques de par le monde. Ainsi, dans ces pays, les Touaregs ont leurs propres écoles dans lesquelles l'enseignement fondamental est dispensé en langue touarègue, langue maternelle qui a acquis le statut de langue nationale au même titre que le bambara et les autres langues négro-africaines - depuis la conférence de rUnesco, à Bamako, 1966 (Chaker, 1984). 68 Jilali Saib effectué dans deux langues non maternelles : l'arabe standard et le fran çais. L'examen de cette question prendra la forme d'une évaluation cri tique de deux points de vue : celui affirmant que cet impact a été plutôt négatif, et celui minimisant son importance. Concernant le cas d'élèves berbères en milieu rural, le focus sera sur deux études appuyant le deuxième point de vue ; celle, quelque peu ancienne, de Penchoen (1968) et celle, plus récente, effectuée par Ezzaki et al. en 1987. Le sujet traité dans le présent travail, a été (et continue d'être) l'objet d'une grande controverse, aux niveaux académique et politique, dans la plupart des pays multilingues. C'est le cas des pays du Maghreb, surtout l'Algérie et le Maroc, à cause du choix que ces pays ont fait pour une arabisation totale de l'enseignement à effectuer en arabe standard (cf. Grandguillaume, 1983 a et b). Cependant, le but que nous nous sommes fixé dans ce travail est de générer une réflexion, sur cette question essen tielle pour la bonne gestion de notre enseignement, sur la base de faits et d'études empiriques. Il n'est nullement de participer à une polémique, « politico-académique », déjà vieille de quelques décennies. Afin d'aider le lecteur à suivre la démarche de notre réflexion, nous avons cru bon de subdiviser le présent travail en trois parties. Dans une première partie, nous discutons, de façon fort succincte, quelques déter minants des succès et échecs scolaires, dont l'utilisation de LNM. La deuxième partie est consacrée à la présentation des deux études qui ont traité de la situation scolaire des élèves berbérophones en milieu rural. La troisième partie examine les résultats auxquels ont abouti les deux études en question et discute leurs implications. UTILISATION DE LNM ET PERFORMANCE SCOLAIRE : QUELQUES DÉTERMINANTS Les succès et échecs scolaires peuvent être dus à plusieurs facteurs ou déterminants, pour utiliser un concept désormais consacré que l'on trouve dans des études variationnelles. Dans ce qui suit, nous présentons quelques déterminants, regroupés dans des catégories, et discutons comment ils peuvent être utilisés dans l'examen de la relation qui existe entre eux et la performance scolaire des apprenants. Les déterminants Parmi les déterminants affectant la performance scolaire, il en est qui relèvent du développement psychologique de l'apprenant, tels sa maturité intellectuelle, son sens d'identisation, sa capacité à relever les défis posés par les processus d'un apprentissage structuré, institutionnalisé, et non plus intuitif, etc. Il en est d'autres qui ont trait au niveau de socialisation atteint par l'enfant/élève (ex : son appréhension de l'environnement social Apprentissage dans une langue non maternelle et réussite scolaire 69 OÙ il a grandi et de celui où il effectue sa scolarisation ; sa détermination du climat qui prévaut dans les deux environnements, etc.). Enfin, il y a une troisième catégorie de déterminants : ceux étroitement liés à la poli tique éducative prônée par les instances chargées de la gestion de l'ensei gnement - ex. fondements et objectifs de cette politique ; moyens maté riels et ressources humaines mis en œuvre pour réaliser les divers aspects de sa planification ; le(s) système(s) éducatif(s) retenu(s) ; etc. Notons que, dans les sociétés multilingues comme les nôtres, un aspect essentiel de cette politique est le choix de l'instrument linguistique jugé à même de véhiculer et de transmettre le savoir, donc la langue dans laquelle doit se faire l'apprentissage à l'école. Que doit-elle être ? Doitelle être la langue maternelle, la langue nationale - si l'on en a choisi une - ou une langue étrangère ? Notons aussi que, dans les deux derniers cas, il peut s'agir d'une langue non maternelle, ce qui n'est pas sans poser toutes sortes de problèmes à l'apprenant (voir ci-dessous). Fonctions de ces déterminants Dans l'abondante littérature qui existe sur la planification et l'éva luation des politiques éducatives, une relation de cause à effet a souvent été établie entre les déterminants susmentionnés, pris individuellement ou en tant que groupes, et la performance scolaire des apprenants. Cela s'est fait au niveau du primaire et du secondaire surtout, mais aussi - derniè rement - aux niveaux préscolaire et universitaire"*. En outre, cette relation a été étudiée en prenant compte des apprenants recevant leur enseigne ment dans les deux systèmes les plus répandus dans le monde : a) Le système unilingue (avec comme langue d'instruction la langue maternelle ou une langue non maternelle choisie ou imposée) ; b) Le système bilingue avec ses modèles divers, dont le modèle que nous appellerons « préservationniste » (cf. angl. maintenance model) et « assimilationniste » (cf. assimilation model), à la suite de HemandezChavez (1978) et Ansre (1978) et les références qui y sont citées. Cependant, il est à remarquer que, eu égard à la spécialité des cher cheurs (ou des équipes de chercheurs), la nature et le type d'intérêt et d'attention accordés à cette relation ont été différents. Et ceci a conduit, fort naturellement, à l'éclairage de certains aspects de la relation en ques tion plutôt que d'autres. En effet, c'est ce qui est ressorti de notre examen de quelques ouvrages collectifs - pour la plupart des actes de colloques - tels Simoes (ed.) 1976, Mackey et Omstein (eds) 1977, Homby (ed.) 1977, Paradis (ed.) 1978, Alatis (ed.) 1978 et 1980, Trueba et ai (ed.) 1979, etc. C'est aussi ce qu'a révélé notre examen de quelques travaux 4. A ce dernier niveau, les programmes qui peuvent bénéficier de pareilles études sont ceux dits «d'immersion » (cf. Connors et al, 1978 ; Swain, 1978) et ceux envisagés pour les détenteurs du baccalauiéat arabisé voulant se spécialiser dans des disciplines enseignées en français (ex. médecine, sciences, etc.) au Maroc et en Algérie. 70 Jilali Saib de synthèse (ex. : UNESCO 1953 ; Lambert et Peal 1962, 1972 ; Balkan 1970 ; Hakuta 1986 ; Sigùan et Mackey 1987, etc.)^. Notons que cet état des choses ne devrait pas surprendre outre mesure, étant donné la nature très controversée de la relation examinée (c'est-à-dire LNM et performance scolaire), les différentes motivations que peuvent avoir les chercheurs, la différence entre leurs postulats et hypothèses de base. Car plusieurs variables, parfois difficiles à contrôler, entrent en jeu lorsque l'on examine la relation en question dans les systèmes éducatifs unilingues ou bilingues. Dans le cas du sujet qui nous intéresse dans le présent travail ces variables ont trait aux faits suivants : a) Le type d'espace rural (développé/sous-développé) dans lequel renfant/élève berbère a accompli son premier apprentissage et a opéré ses premières tentatives de socialisation et d'identisation. b) Le bagage intellectuel amené par cet enfant à l'école. c) Le degré d'acculturation atteint par cet enfant et par ses parents. (Il est à noter qu'on peut avoir affaire à des degrés différents.) d) Les attitudes (positives/négatives/indifférentes) des apprenants berbères ruraux et celles de leurs parents envers l'école, et leurs per ceptions du statut, du rôle, et des buts de celle-ci. e) Les attitudes de la population non berbérophone envers le groupe ethnique - ou du moins linguistique - et la classe socio-économique auxquels appartiennent les apprenants berbères ruraux. f) Le statut (prestigieux/non prestigieux) assigné aux langues qui coexistent dans la communauté, c'est-à-dire dans notre cas le berbère (langue du foyer et des domaines familiers), l'arabe marocain (la première langue seconde pour l'enfant berbère et lingua franca pour les Berbères parlant des dialectes différents), l'arabe standard (langue officielle et langue de l'école) et enfin le français (langue de l'école, jusqu'à ces der nières années). g) Le type de système éducatif : « assimilationniste »/« préservationniste ». Ces faits et/ou variables appellent quelques commentaires, ce à quoi nous allons procéder à présent. Concernant la variable première, la plupart des sociologues qui ont étudié l'espace rural marocain (Pascon et Bentahar, 1978 ; Haddiya, 1988) s'accordent à affirmer que le milieu rural est « dévalorisé »^ par rapport au milieu urbain, qui est « idéalisé » et « dont les valeurs constituent le modèle à suivre et à adopter, à travers l'institution scolaire ». (Haddiya, pp. 67-69). Quant au bagage intellectuel de l'enfant berbère marocain en 5. Pour des références allant au moins jusqu'en 1982, le lecteur intéressé devra consulter la bibliographie internationale sur le bilinguisme de W.F. Mackey. 6. Dans le cas du milieu rural berbère, nous pourrons même dire qu'il est doublement « dévalorisé » : une première fois parce qu'il est rural, et une deuxième fois parce qu'il est ber bérophone. A la suite de Haddiya, il convient de distinguerdeux sortes de milieu rural au Maroc : le milieu villageois en voie d'urbanisation et celui de l'arrière-pays, qui continue à vivre « sa ruralité. » Apprentissage dans une langue non maternelle et réussite scolaire 71 milieu rural (la deuxième variable), une collègue sociologue m'a affirmé qu'à sa connaissance il n'a pas été étudié jusqu'à présent^. Du reste, quand bien même il aurait été déterminé, seuls les aspects relatifs à la capacité non verbale (cf. angl. non-verbal ability) - telle la capacité du raisonnement abstrait® - pourront être de quelque utilité à l'élève berbère. Encore faut-il qu'il soit en mesure de faire montre de ces capacités dans la langue non maternelle de l'école, langue qu'il peut ignorer complète ment. Bien entendu, l'aspect linguistique (capacité verbale) ne saurait être utile puisque, en dépit des nombreux emprunts lexicaux faits à l'arabe, le berbère et l'arabe restent des langues très différentes. Le degré d'acculturation présuppose l'exposition à la culture arabe dominante, ce qui est le cas pour les Berbères, même ceux de l'arrièrepays rural, à cause de la couverture étendue des médias électroniques. Il est à remarquer que, mis à part l'appréciation - fort récente du reste — du folklore berbère par bon nombre d'Arabes, l'acculturation est unidirec tionnelle : adoption de la culture arabe par les Berbères et non l'inverse. Cela est dû à l'attitude assez négative des arabophones envers la langue et la culture berbères' et au statut prestigieux accordé à l'arabe, surtout sa variété standard. Quant aux attitudes envers la scolarisation, les ruraux en général, et les Berbères parmi eux en particulier, perçoivent cette der nière comme un moyen de promotion sociale. La motivation est donc à la fois instrumentale et intégrative. Du reste, cela est encouragé par le système éducatif marocain à vocation assimilationniste. Tels sont les faits et les variables qui, ce nous semble, doivent être pris en considération dans l'examen de la question de savoir si oui ou non l'enseignement dans une langue non maternelle a un impact négatif ou positif sur la performance scolaire des élèves berbères en milieu rural. Dans cette partie, nous avons présenté quelques déterminants dont l'impact sur la performance scolaire des apprenants recevant leur ensei gnement dans LNM a été observé et documenté (cf. les références citées plus haut). Cette présentation a été motivée par notre désir de fournir un background sur le problème étudié et d'établir des critères et des points de référence par rapport auxquels les deux études susmentionnées peuvent 7. Des études que nous avons en notre possession, seules celles de Wagner et son équipe mentionnent cette problématique, sans toutefois donner des mesures du bagage intellectuel de l'élève berbère. Notre constatation a été confirmée par une consultante du projet, Fatima Badry. L'absence de données sur cette question nous a été confirmée par Rahma Bourquia, du départe ment de sociologie à la faculté des lettres de Rabat. Nous saisissons cette occasion pour les en remercier vivement. 8. La mesure de la capacité non verbale fait partie de la batterie de tests d'intelligence appelée Lorge-Thomdike Intelligence Tests. Cette capacité consiste à établir des classifications d'images, des recoupements d'images sur la base de l'analogie, et des relations entre les nombres. 9. Cette attitude va jusqu'à considérer le berbère comme « une langue étrangère » (sic) dans les taquineries et les plaisanteries de mauvais goût faites par les arabophones. Du reste, on nous a dit que le Bureau des programmes en dialectes berbères à la radio marocaine relève du Service pour les langues étrangères. 72 Jilali Saib être évaluées objectivement. Mais avant cette évaluation, présentons d'abord les deux études choisies. PRÉSENTATION DES DEUX ÉTUDES Les deux études que nous avons choisies, ont en commun le fait que a) elles comparent la performance scolaire des élèves berbères à celle de leurs camarades arabophones en vue de déterminer l'impact qu'a l'ensei gnement dispensé dans LNM sur cette performance, b) elles aboutissent essentiellement à la même conclusion. Celle-ci peut être résumée ainsi (pour les détails, voir la troisième partie, ci-dessous) : l'enseignement dans LNM aux enfants berbérophones ne pose pas autant de problèmes qu'on se l'était imaginé auparavant. Elles diffèrent sur quelques points, dont la période de l'enquête, le contexte où a eu lieu l'enquête, la conception de l'investigation et les moyens mis en œuvre pour sa réalisation. En effet, la période de l'enquête est l'année 1966-1967 pour Penchoen, et les années 1983-1985 pour l'équipe de Wagner (composée de Pratt, Ezzaki, et Mellouk'®). Quant au contexte, l'enquête de Penchoen a été menée dans l'île de Jerba, en Tunisie, où les Berbères vivent dans des îlots linguistiques entourés de zones arabophones. Celle de l'équipe de Wagner a été effec tuée dans des villages avoisinant le petit centre urbain d'Azilal, devenu depuis quelques années chef-lieu de province, sis aux contreforts du ver sant sud-ouest du Moyen Atlas. Dans cette région, bien qu'il y ait des arabophones, la majorité de la population est berbère. Enfin, les moyens mis en œuvre sont considérables pour l'équipe de Wagner et très modestes pour Penchoen. Les deux études constituent des rapports d'enquête ; dans le cas de l'équipe de Wagner, ce rapport est caractérisé comme étant préliminaire. L'étude de Penchoen L'étude de Penchoen n'est pas toute consacrée à la question qui nous intéresse dans le présent travail, à savoir si l'enseignement dispensé aux élèves berbères en Tunisie dans des langues non maternelles (l'arabe stan dard et le français) a un impact positif ou négatif sur leurs performances scolaires. Comme son titre l'indique (voir bibliographie ci-dessous), cette étude traite aussi de la situation de la langue berbère en Tunisie, où les Berbères représentent une minorité. En fait, sur les 34 pages que comporte le travail, seules trois sont réellement consacrées à la situation scolaire de l'enfant berbère (pp. 32-34). Le reste de l'article analyse la 10. Bien que Mohamed Mellouk ait travaillé avec l'équipe de Wagner, aucune référence n'a été faite à sa contribution, dans les publications de l'équipe. Apprentissage dans une langue non maternelle et réussite scolaire 73 position du berbère en Tunisie, sa répartition géographique, les éléments de sa structure linguistique, ses emprunts à l'arabe, et la « situation humaine du berbère ». Cependant, la discussion de ce dernier aspect du fait berbère en Tunisie, fournit un background nécessaire à l'enquête pro prement dite, puisqu'elle traite de facteurs similaires à ceux mentionnés plus haut, comme la répartition des villages, l'économie des régions berbérophones, la situation de la femme berbère, les données culturelles, la langue comme moyen d'identité, l'attitude « plutôt d'indifférence à l'égard de la langue, du moins pour l'homme» (p. 32)". L'enquête de Penchoen a été menée dans trois villages (Sédouikech, Guellala, et Adjim) situés dans l'île de Jerba. Selon Basset (1952), les trois villages étaient tous berbérophones ; cependant, seul Guellala l'est resté en 1966 (Penchoen, p. 24). Le nombre de berbérophones s'est réduit au tiers à Adjim et à un peu plus de la moitié à Sédouikech (Penchoen, p. 24). Ayant noté chez l'enfant berbère une sorte de rupture, ou tout au moins une discontinuité manifeste, entre son milieu familial et le monde extérieur dominé par l'arabophonie, Penchoen s'est posé un certain nombre de questions importantes : a) Comment réagit l'enfant berbère scolarisé en première année du primaire, par exemple, quand il est forcé d'opérer sa sortie du milieu familial pour aller évoluer dans le monde extérieur ? b) (^uels sont les problèmes que lui pose le fait d'être berbère ? c) Dans quelle mesure arrive-t-il à s'adapter, à apprendre dans une école où la langue de l'enseignement n'est pas la sienne ? Penchoen spécifie que c'est pour trouver « une première réponse » à cette dernière question qu'il a mené son enquête. Bien qu'étant, de l'aveu même de l'auteur, de conception « très simple », cette enquête comprend des éléments essentiels pour trouver la réponse recherchée. En effet, dans le but de « mettre en rapport d'un côté la langue maternelle de l'enfant, de l'autre les résultats scolaires », Pen choen a divisé les élèves en deux groupes. Le premier était constitué d'élèves de première et deuxième années du primaire, le second d'élèves de troisième, quatrième et cinquième années du même cycle. Ensuite, l'auteur a pris en considération « la note globale et la position qu'occu pait l'enfant dans le classement », sans doute général. Quant aux élèves du second groupe, Penchoen a pris : a) Leurs notes globales et leurs positions dans le classement général ; b) Le classement des élèves dans trois matières : l'arabe, le calcul, et le français. La raison pour laquelle Penchoen a opéré ainsi est qu'il voulait « déterminer, si possible, si, en raison des difficultés prévisibles, il y avait des matières où le fait d'être berbérophone jouait un rôle très 11. Ces détails sont ici présentés par souci d'exhaustivité et aussi pour permettre au lecteur de mieux appréhender l'évaluation critique qui est donnée plus loin sur cette étude. 74 Jilali Saib grand » (p. 32), Le but recherché était d'« établir simplement dans quelle mesure la berbérophonie constitu[ait] un obstacle pour la réussite sco laire » (p. 32). Penchoen a aussi procédé à une comparaison entre la performance des élèves berbérophones et celle de leurs camarades arabophones. Pour ce faire, il a choisi le village qui, selon lui, offrait « [...] les meilleures conditions pour établir une comparaison valable[...] » En effet, dans Sédouikech - le village choisi - berbérophones et arabophones étaient en nombre à peu près égal. Cette comparaison allait déterminer lequel des deux groupes linguistiques était « supérieur pour une classe donnée ». Une grille à trois valeurs (« peu supérieur », « assez supérieur », et « supé rieur») a été établie à cet effet. L'étude de Ezzaki et al.^^ Cette étude est un rapport sur une recherche de longue envergure entreprise dans le but d'étudier le processus de l'acquisition des habiletés de lettrisme'^ et de son maintien (angl. literacy acquisition and rétention) au Maroc (p. 159). Et le travail examiné ici n'est qu'un article parmi d'autres, écrits par les membres de cette équipe, conjointement ou indi viduellement (cf. Wagner, 1987 et les références qui y sont citées). Son objet est d'étudier les effets que peuvent avoir l'expérience pré scolaire et le background linguistique (angl. language background) des apprenants marocains en milieu rural sur leurs habiletés de lettrisme au niveau du primaire. Deux problématiques sont donc envisagées : a) les effets du background linguistique sur l'apprentissage de la lecture en langue arabe, b) ceux des expériences préscolaires institutionnalisées (dans le cas du milieu rural, l'école coranique), sur cet apprentissage. Concernant la première problématique, Ezzaki et al. se sont donné pour but de trouver une réponse à plusieurs questions : a) L'apprentissage de la lecture dans une langue non maternelle, ou dans une langue seconde, a-t-il un effet différentiel ? b) Spécifiquement, les enfants berbérophones et arabophones, attei gnent-ils des niveaux différents en matière de lecture en arabe standard ? c) Est-ce que ces différences persistent lors des années suivantes ? d) Est-ce que les différences concernant les habiletés langagières ont un effet sur les habiletés de lecture, aboutissant à l'établissement de pattems différents ? Pour la deuxième problématique, les auteurs se sont posé questions suivantes : les 12. Une autre publication par la même équipe (cf. Ezzaki et al., 1989) est consacrée au même smet. En outre, M. Abdellah Koucha, de la faculté des lettres de Marrakech, prépare une thèse d'Etat sur le sujet. 13. Nous devons ce terme à notre collègue et ami, Abdelkader Ezzaki, que nous remercions pour ses encouragements. Apprentissage dans une langue non maternelle et réussite scolaire 75 a) L'expérience préscolaire facilite-t-elle l'acquisition des habiletés de lettrisme pour les enfants ruraux, au niveau du primaire ? b) Est-ce que tout avantage initial, provenant de l'expérience pré scolaire, est maintenu pendant les années de scolarité suivantes ? Comme les auteurs eux-mêmes en sont conscients, les réponses apportées à ces questions ne manqueront pas d'avoir des implications importantes pour ce qui est de la politique éducative à adopter pour le Maroc et les autres pays multilingues. L'investigation par l'équipe de Wagner des problématiques décrites plus haut, a été effectuée selon des méthodes et procédures expérimentales bien connues et récemment utilisées en psychologie de l'éducation, à savoir : a) L'application de critères rigoureux régissant le choix des parti cipants à l'enquête en vue d'établir des groupes et sous-groupes"*. b) La validation de l'établissement de ces groupes, au moyen d'un test de connaissance du vocabulaire de l'arabe marocain à l'aide d'images. c) La validation de l'expérience préscolaire (c'est-à-dire à l'école coranique) auprès des écoles et des parents. d) Une batterie de tests expérimentaux sur la lecture, spécialement conçus pour l'investigation. Ces tests, au nombre de trois, étaient déve loppés sur la base du vocabulaire et des structures syntaxiques tirés des manuels scolaires conçus pour les trois premières années du primaire. Ils comportaient : le test de connaissance des lettres arabes (letter knowledge test), le test de correspondance mot-image (word-picture matching test), le test des phrases à trous accompagnées d'une liste de mots à insérer (sen tence maze test). Le premier test a été appliqué aux élèves de première et deuxième années, le deuxième à ceux des trois premières années du cycle primaire, et le troisième à ceux des deuxième et troisième années. Ils ont été admi nistrés alternativement pendant les trois années qu'a duré l'investigation : individuellement aux élèves de première et deuxième années, à tous les groupes en troisième année. Ceux-ci étaient au nombre de quatre (voir note 14). Tels étaient les éléments de recherche des deux études choisies. Ils ont été présentés ici d'une manière quelque peu exhaustive afin d'aider le lecteur non angliciste à comprendre les résultats obtenus et l'évaluation critique que nous en proposons. 14. Ces groupes sont : a) arabophones avec formation coranique, b) berbérophones avec for mation coranique, c) arabophones sans formation coranique, d) berbérophones sans formation cora nique. Les enquêteurs ont aussi pris en considération le sexe des élèves, ce que Penchoen ne fait pas. 76 Jilali Sait ÉVALUATION DES ÉTUDES Dans cette partie de notre travail, nous livrons nos impressions sur les résultats obtenus par ces deux études et nous nous efforçons de mettre en évidence les implications qui en découlent. Résultats des études Comme il est généralement admis pour l'argumentation scientifique, les résultats d'une étude doivent être jugés surtout par rapport à son objet et ses buts, ses prémisses et postulats de base, la méthodologie suivie, l'interprétation des données et les conclusions tirées de celle-ci. Cette démarche est suivie dans notre évaluation des deux études. Les résultats auxquels a abouti l'étude de Penchoen, sur la base de la comparaison entre les notes et le classement obtenus par les élèves appartenant aux deux communautés linguistiques, sont présentés dans le tableau suivant. Il est à rappeler que l'un des buts de l'étude était de savoir qui des arabophones ou des berbérophones étaient supérieurs en ce qui concerne la performance scolaire. Année Première Résultat global Arabe Calcul Français B : assez supérieur Deuxième A : peu supérieur Troisième B : assez B : peu supérieur B : très supérieur égalité B : assez B : assez supérieur supérieur B : peu supérieur B : peu supérieur B : peu supérieur supérieur Quatrième B : assez supérieur Cinquième égalité B : peu supérieur B : berbérophones ; A : arabophones. De ces résultats qui « ne manqueront pas d'étonner », comme l'a noté Penchoen, reconnaissant être le premier à en être surpris, l'auteur tire les conclusions suivantes : à) « [...] contrairement à ce qu'on pourrait attendre, les élèves dont la langue maternelle est le berbère - et qui ne sont que rarement bilingues en entrant à l'école - réussissent très bien dès le début. Même en arabe, il semble qu'ils ne subissent aucun retard par rapport à leurs camarades arabophones ». b) « Malgré les difficultés dont font état les instituteurs, surtout ceux des premières classes, la langue maternelle de l'enfant, voire son unilin- guisme berbère au début, ne semble pas poser un obstacle sérieux à sa réussite à l'école. » Dans son explication des résultats, Penchoen signale deux facteurs : l'égale difficulté présentée par l'arabe classique ou littéral pour les deux Apprentissage dans une langue non maternelle et réussite scolaire 77 groupes d'élèves ; « la psychologie minoritaire » des berbérophones, sans doute provenant de leur conviction d'appartenir à une minorité linguis tique. L'invocation du premier facteur est justifiée par ce que Penchoen appelle « les grandes différences qui existent entre l'arabe parlé et l'arabe classique ou littéral », qui font que les élèves arabophones ont à peu près les mêmes difficultés que leurs camarades berbérophones. Sur ce plan, donc, les deux groupes seraient sur le même pied d'égalité. Quant à celle faite au deuxième facteur, Penchoen l'explique par le fait que les enfants berbérophones accordent « une grande importance à la réussite scolaire[...] par désir d'adaptation » au monde extérieur, dominé par les arabophones. Leur motivation serait à la fois instrumentale et intégrative (Lambert, 1978), puisque même les rares villages qui sont entièrement ou quasiment berbérophones sont cernés de tous les côtés par des zones arabophones. Les résultats obtenus à l'issue de l'investigation effectuée par l'équipe de Wagner, ont été présentés dans un tableau détaillé (p. 166). Il contient les moyennes normalisées (z-scores), réalisées par les groupes d'élèves de niveaux différents aux divers tests qui leurs avaient été admi nistrés'^. Cependant, vu la complexité de ce tableau, nous ne pouvons pas le reproduire ici ; nous nous contenterons donc d'en exposer les conclu sions ; Effet de la langue maternelle de l'apprenant : a) En première année, les enfants arabophones réalisent une perfor mance supérieure à celle de leurs camarades berbérophones (cf. résultats au test de connaissance des lettres arabes et à celui de la correspondance mot-image). b) Cette supériorité est maintenue durant les deuxième et troisième années de scolarité (cf. résultats à tous les tests). Effet du passage par l'école coranique : à) Les enfants (arabophones et berbérophones) ayant reçu un ensei gnement à l'école coranique réalisent une performance en général supé rieure à celle de leurs camarades n'ayant pas bénéficié de cet enseigne ment, même les arabophones parmi ces derniers. b) Parmi les berbérophones, ceux qui ont étudié à l'école coranique rattrapent leur retard initial par rapport aux arabophones (cf. résultats sur tout du test de correspondance mot-image). Cependant, les autres berbé rophones restent en retard. Les explications avancées par Ezzaki et al. s'appuient sur l'invoca15. Interrogé à ce sujet, A. Ezzaki nous a répondu que, conformément aux principes régis sant la présentation des résultats statistiques, l'équipe n'avait pas d'autre choix, étant donné le manque de distribution normale (normal distribution) de leur échantillon. 78 Jilali Sait tion de plusieurs facteurs. C'est ainsi que la supériorité relative des ara bophones se trouve justifiée par la grande ressemblance aux niveaux pho nologique et lexico-sémantique entre l'arabe marocain (leur langue mater nelle) et l'arabe standard (langue de l'école), le passage par l'école coranique. Et la bonne performance réalisée par les berbérophones ayant reçu un enseignement coranique - où l'usage de l'arabe classique est incontour nable - se justifie par l'absence de lettrisme en berbère qui concurrence rait celui de l'arabe, la conscience qu'ont les berbérophones du fait que l'acquisition des habiletés de lettrisme en arabe est « la clef du succès » à l'école. Notons que le dernier facteur rend l'apprentissage de l'arabe standard obligatoire, étant donné le fait qu'à l'époque de l'enquête tout le primaire et une partie du secondaire avaient été arabisés. Les deux études concor dent, donc, sur la motivation à la fois instrumentale et intégrative chez les berbérophones. Elles diffèrent, cependant, en ce qui concerne la res semblance entre l'arabe parlé et l'arabe standard (cf. l'affirmation de Penchoen plus haut). ÉVALUATION DES RÉSULTATS Bien que Penchoen et l'équipe de Wagner aient pris assez de pré cautions en ce qui concerne les éléments de leurs enquêtes respectives, il n'empêche qu'il y ait un certain nombre de points sur lesquels un cher cheur avisé des problèmes rencontrés par les élèves berbérophones trou verait à redire. Cela s'applique aussi bien aux éléments des enquêtes qu'aux résultats et à l'interprétation de ceux-ci. Dans cette section, nous livrons nos impressions en vrac, laissant une évaluation plus minutieuse à un travail ultérieur. L'étude de Penchoen L'étude de Penchoen, a le mérite de prendre en considération la per formance globale des apprenants. Cependant, on ne sait pas trop à quelles valeurs numériques correspondent les catégories « peu supérieur », « assez supérieur », etc. Tout ce que nous savons est ce que Penchoen a daigné nous dire, à savoir : « Je pense avoir fait correctement les différentes opé rations de calcul et l'échantillonnage ne semble pas pouvoir être mis en cause. » En tant qu'ancien assistant de Penchoen, nous ne doutons pas de la rigueur scientifique avec laquelle il peut mener ses enquêtes. Néan moins, il aurait été préférable de fournir les données quantitatives sur les quelles il a basé ses conclusions, d'autant plus que celles-ci sont étonnan tes. La signification statistique des différences, ou l'absence de celles-ci, aurait apparu automatiquement à d'autres chercheurs que lui. Apprentissage dans une langue non maternelle et réussite scolaire 79 Un autre point, beaucoup plus sérieux, concerne le choix que Penchoen a fait de ne pas prendre en considération les notes obtenues par les élèves des deux groupes en arabe, calcul, et français, pendant les deux premières années (cf. notre tableau ci-dessus). Nous pensons que c'est pendant ces années cruciales que les berbérophones, surtout les mono lingues parmi eux, ont le plus de problèmes. Nous ne pouvons pas comprendre le bien-fondé de cette omission volontaire, surtout vu l'expé rience traumatisante que constitue le premier contact avec l'école, pour ces élèves. L'affirmation de Penchoen que les enfants berbérophones « réussissent très bien dès le début... », se trouve, donc, sans justification solide. Un troisième point concerne le taux de redoublement et ceux des abandons et des exclusions des berbérophones dans ce cycle crucial qu'est le primaire. Il n'en est nullement question dans l'étude de Penchoen. Or, nous pensons que ces taux auraient donné un éclairage tout autre aux résultats de cette étude. Et qui plus est, ils auraient peut-être conduit à des conclusions différentes que celles tirées par Penchoen. L'étude de l'équipe de Wagner L'étude effectuée par l'équipe de Wagner pêche par le manque de considération pour des données et variables - surtout sociolinguistiques - autres que celles mentionnées'^. Par exemple, l'étude ne traite qu'un des aspects entrant en jeu dans l'évaluation de la performance scolaire globale des apprenants berbérophones : l'acquisition des habiletés de lettrisme pour les élèves berbérophones et arabophones en milieu rural. D'aucuns pourraient arguer, non sans fondement, que l'on ne saurait en tenir rigueur aux enquêteurs étant donné qu'ils avaient explicitement bien délimité l'objet et les objectifs de leur recherche. Cependant, l'on pourrait rétorquer, non sans justification aussi, qu'elle n'aurait pas dû se limiter seulement aux problèmes posés par l'acquisition de l'arabe stan dard. Étant donné l'arabisation du primaire, d'autres matières sont enseignées en arabe : ex. l'histoire, la géographie, le calcul. Les cher cheurs s'intéressant à l'impact qu'un enseignement donné en LNM a sur la performance scolaire globale des apprenants, auraient aimé que les résultats obtenus dans ces matières aient été analysés. En effet, nous aurions désiré savoir quelle était la performance des quatre groupes, établis par les enquêteurs, dans ces matières ? Quel était l'effet de l'ensei gnement de ces matières aux berbérophones dans LNM : l'arabe stan dard ? Vu l'incidence que les notes obtenues dans ces matières ont sur le classement général, et partant sur le passage à la classe supérieure - donc le maintien ou l'exclusion de certains de ces élèves - la performance réa lisée dans ces matières aurait dû être prise en considération. 16. Cf. Ezzaki et al. 80 Jilali Saib Une autre donnée que les enquêteurs n'ont pas retenue, bien qu'ils en soient conscients (cf. note p. 168), est le taux de redoublement et celui des abandons (volontaires ou forcés) chez les berbérophones. En dépit de la motivation instrumentale et intégrative dont il a été fait état, nous estimons que les taux en question seraient très élevés pour les berbéro phones (cf. aussi El Chhab, 1981 ; Kadmiri, 1983). Enfin, comme les auteurs le reconnaissent eux-mêmes, l'effet de l'expérience préscolaire à l'école coranique est somme toute assez minime. Il n'a été que partiellement confirmé au niveau de la troisième année, et encore que par les résultats d'un seul test : celui de la corres pondance mot-image. Cela étant, le problème des élèves berbérophones reste quasi entier, même pour ceux d'entre eux qui ont été à l'école cora nique. Cet examen critique ne couvre pas tous les aspects ni toutes les pro blématiques des deux études. En effet, une autre critique pourrait concerner, par exemple, la mise entre parenthèses d'un bon nombre de déterminants, tels l'existence ou la non-existence de frères et sœurs sco larisés, ou le taux d'absentéisme chez les élèves soumis à l'enquête". Il faudrait également y ajouter les attitudes des instituteurs arabophones monolingues à l'égard de leur affectation en milieu rural et envers leurs élèves berbères monolingues, etc. (voir Haddiya, 1988, pour l'impact de ces deux derniers déterminants, et aussi El Chhab, 1981). Implications des résultats Les résultats discutés plus haut - surtout ceux de l'étude de Pen- choen - ont un certain nombre d'implications pour la politique éducative à suivre au Maghreb, l'avenir de la langue berbère, et les aspirations iden titaires des berbérophones. Une des implications au niveau de la politique éducative est qu'il n'est pas nécessaire, voire utile, d'utiliser la langue maternelle (dans notre cas le berbère) dans l'enseignement fondamental. En effet, si les résultats enregistrés ne sont pas interrogés, comme nous l'avons fait plus haut, ils ne manqueraient pas d'être utilisés pour la position des partisans d'une arabisation totale, dès le préscolaire. Et qui plus est, ils mettraient les défenseurs d'une politique éducative préconisant l'enseignement en langue maternelle en très mauvaise posture. Une autre implication est que le bilinguisme berbère-arabe est une étape nécessaire pour tout élève berbérophone. De même est nécessaire le passage par l'école coranique, étant donné la contribution positive de cette école au niveau de l'acquisition du lettrisme en arabe littéral. C'est 17. Pascon et Ben Tahar (1978) et Haddiya (1988) ont trouvé que l'absentéisme est très élevé pendant la période des récoltes et des moussems, et qu'il se faisait parfois avec la conni vence des instituteurs. Il peut même mener à l'abandon des études. Apprentissage dans une langue non maternelle et réussite scolaire 81 donc à l'apprenant berbérophone, et non à l'école, qu'incombe le devoir de faire les ajustements et adaptations nécessaires. Aux niveaux social et psychologique, une des implications de ces résultats est que les problèmes sociopsychologiques des apprenants berbérophones n'ont pas un effet sensible sur leur performance scolaire. Cela voudrait dire que les besoins de ces apprenants, pour une socialisation et identisation sans heurts ni déchirure, peuvent ne pas être pris en consi dération. L'apprenant berbère serait donc condamné à se « déidentiser » et à s'assimiler. Or, il est universellement reconnu que les processus en question sont très importants pour l'équilibre psychosociologique des indi vidus, surtout à l'âge scolaire. Ne serait-ce pas trop demander, à cet âge fragile, que de lui assigner deux tâches : celle d'accomplir sa socialisa tion et celle de réaliser une performance acceptable dans un enseignement dispensé dans LNM ? QUEL AVENIR POUR LES LANGUES MATERNELLES AU MAGHREB ? Les implications discutées plus haut, si elles ne sont pas contrées, présageraient d'un avenir sombre pour les langues maternelles, surtout le berbère. En effet, si l'arabe dialectal peut être sauvé et maintenu sous une forme médiane (l'arabe médian), il ne saurait être le cas pour le berbère. Les implications tirées des études examinées, signifieraient la signature de l'arrêt de mort pour cette dernière langue. Dévalorisée dans le marché lin guistique, elle ne peut qu'attendre avec fatalisme le coup de grâce. Ceci, Penchoen l'a bien entrevu pour le berbère en Tunisie quand il a écrit : « Puisque rien ne s'y oppose, c'est sans doute par l'école que le berbère recevra, en Tunisie, le coup de grâce. » Pourrait-il en être autrement ? Nous pensons que oui. Car il existe toute une littérature où un bon nombre d'arguments scientifiques - basés sur des recherches en pédagogie, psychologie de l'éducation, et en psy chosociologie - ont été avancés. Ils militent pour le maintien et l'utilisa tion des langues maternelles, et partant le berbère, au moins aux niveaux préscolaire et primaire'®. Notons que cela peut se faire avec l'introduction progressive de l'arabe standard (cf. cas du bilinguisme additif). C'est le cas des études commandées par l'UNESCO, et effectuées par des experts neutres sur cette question. Dans un des rapports de l'UNESCO (cf. UNESCO, 1953), les faits suivants ont été établis : 18. C'est ce qui se fait dans la plupart des pays multilingues à politique éducative non assimilationniste. Cela permettrait une meilleure insertion des élèves berbérophones dans le système scolaire et limiterait les échecs scolaires. Pour le rôle de l'éducation préscolaire dans la préven tion contre les échecs scolaires au Maroc, voir la thèse de Sadni-Azizi (1983). 82 Jilali Saib « Every child is bom into a cultural environment ; the language is both a part of, and an expression of, that environment. Thus the acquiring of this language (bis « mother longue ») is part of the process by which a child absorbs the cultural environment ; it can be said this language plays an important part in moulding the child's early concepts. In leaming any foreign language a child may fmd difficulty in mastering the alien vocabulary and syntax sufficiently to express his ideas in it. A child, faced with this task at an âge when his powers of self-expression even in his mother longue are but incompletely developed, may possibly never achieve adéquate self-expression. » Dans le même rapport, il est recommandé ce qui suit : « For these reasons, it is important that every effort be made to provide édu cation in the mother longue. On educational grounds we recommend that the use of the mother longue be extended to as late a stage in éducation as possible. In particular, pupils should begin their schooling through the médium of the mother longue, because they understand it best and because to begin their school life in the mother longue will make the break between home and school as small as possible. » Dans le cas où on doit passer tôt à une langue seconde, le rapport recommande ce qui suit : « They should [i. e children], for example, be taught by teachers who speak their mother longue, and their task of passing to the new médium should take priority over other tasks. » Tel n'est pas le cas dans les régions rurales à majorité berbérophones. Dans la plupart des cas, l'enseignant n'est pas berbérophone et est forcé d'utiliser un enfant bilingue, s'il s'en trouve, comme interprète. Dans une autre étude, effectuée par Sigùan et Mackey (1987) pour r UNESCO, il est écrit ce qui suit : « [...] l'acquisition du langage par l'enfant équivaut à une conquête cognitive progressive de la réalité, en partie parce que, à travers le langage, il organise sa propre expérience et en partie parce que le langage reçu d'autrui condense une expérience collective. C'est dire que le langage avec lequel l'enfant arrive à l'école et la manière dont il l'utilise résument sa vision de la réalité et son attitude face à celle-ci. » (P. 72.) « Si l'enfant arrive à l'école en parlant cette langue, il est normal que l'école, pour communiquer avec lui afin de lui dispenser un enseignement, utilise, au moins dans la première étape, cette langue-là de préférence à toute autre. » (P. 71.) Pour peu que nos décideurs soient soucieux d'instaurer un système éducatif équitable pour tous les segments de la population, ils pourraient tenir compte des faits et des recommandations présentés plus haut. Certes des arguments existent contre l'utilisation des langues maternelles, et Apprentissage dans une langue non maternelle et réussite scolaire 83 ceux-ci ont été inventoriés dans le rapport de l'UNESCO. Ils ont trait à ceci : a) vocabulaire inadéquat, b) manque de matériaux éducatifs, c) mul tiplicité des langues dans une région, d) besoin d'ouvrages pour la lecture, e) opposition populaire à la langue maternelle, f) existence d'une lingua franca, g) existence de pidgins et créoles. Cependant, si les quatre pre mières raisons a h d sont valables actuellement, pour ce qui est du ber bère, c'est parce qu'on n'a pas créé - ni laissé créer - un cadre officiel lement reconnu pour que les nombreux linguistes et pédagogues berbérophones puissent remédier à cette situation. Car, d'un point de vue scientifique, il n'est pas difficile de le faire, ni de préserver le berbère comme langue maternelle pouvant servir en même temps de langue d'enseignement, au moins au niveau du primaire. En effet, il existe bon nombre de modèles pour la préservation des langues des « minorités ethniques » (cf. Fishman, 1972). Voyons comment, au vu des idées exprimées par Fishman et d'autres chercheurs (cf. Saib, 1991) le berbère peut être préservé et promu en tant que langue d'enseignement : r Comme une langue à tradition orale qui est rendue minoritaire est vouée à une mort certaine, la première tâche à accomplir pour quiconque voudrait son maintien est de la doter d'un alphabet pratiqueCela per mettrait de consigner dans des documents tout le patrimoine linguistique et culturel du peuple qui la parle. 2° Une fois que le choix d'un alphabet est fait et que le passage à l'écrit est réalisé, il sera plus aisé de confectionner tous les matériaux nécessaires pour faire du berbère une langue dans laquelle peuvent s'acquérir les habiletés de lettrisme : ex. manuels de grammaire et de lec ture, dictionnaires, ouvrages consignant le patrimoine culturel et littéraire, etc. Les autres objections (de e h. g) émises contre l'enseignement dans des langues maternelles jusque-là à tradition orale, ne sont pas non plus irréfutables. En effet, une fois que les aspirations identitaires des Berbères sont acceptées officiellement, toute opposition populaire, réelle ou pré tendue, n'aurait plus de raison d'être. Et l'existence dans une région donnée d'une lingua franca ou d'une langue à usage international, n'a aucunement empêché que des efforts aient été déployés afin de préserver les autres langues, y compris celles dites minoritaires, et ce dans le but de maintenir l'harmonie sociale. Il suffit, pour se convaincre de la jus tesse d'une telle affirmation, de se rappeler le cas des langues bantoues vis-à-vis du swahili, celui du gallois et de l'irlandais vis-à-vis de 19. Pour notre part, nous suggérons, pour des raisons pratiques, l'alphabet latin. Un autre candidat est l'alphabet arabe ; cependant, ce dernier ne nous permettra pas une ouverture sur le monde extérieur, surtout dans le domaine technologique. Nous estimons que l'alphabet tifinagh, s'il permet aux berbérophones de s'enorgueillir du fait que leur langue ait eu un alphabet depuis l'Antiquité, ne fera pas l'affaire. 84 Jilali Saib l'anglais, celui du quechua vis-à-vis de l'espagnol, celui du flamand vis-àvis du français, celui du français vis-à-vis de l'anglais au Canada, etc. Les berbérisants, natifs et étrangers, qui se soucient du maintien de la langue berbère, ont donc bien du « pain sur la planche ». Le moment est venu pour qu'ils constituent plusieurs équipes pour mener à bien la besogne. Ce faisant, ils lui assureraient un avenir tout autre que celui prédit par Penchoen (1968) quand il a écrit : « Certes, il serait faux d'exagérer l'importance du berbère dans le contexte de la vie tunisienne moderne : c'est tout juste si je ne viens pas ici pour constater le décès, pour ainsi dire, de cette langue sur le territoire, extinction dont je ne puis, en tant que linguiste, m'empêcher de regretter l'arrivée, mais qui ne semble pas destinée à entraîner des conséquences trop défavorables, même pour ceux qui en seront les plus touchés, les berbérophones eux-mêmes. » Comme qui dit « langue maternelle » dit la langue préservée et trans mise par l'élément féminin de la population, l'on ne saurait trop souligner le rôle primordial, voire crucial, des femmes berbères dans tout pro gramme de préservation de cette langue. En tant que gardiennes du patri moine linguistique et culturel berbère, c'est surtout à travers elles que se font - et se feront - le premier apprentissage et le maintien de cette langue. Ainsi, l'on peut donc voir comment le berbère peut être préservé et comment cette préservation peut aider à réduire, voire à éliminer, le pro blème posé par les échecs scolaires enregistrés pour les élèves berbères en milieu rural. CONCLUSION Le présent travail a traité d'un sujet très controversé aussi bien au niveau académique qu'institutionnel : l'impact de l'enseignement dans une langue non maternelle sur la performance scolaire des apprenants, au niveau du primaire. Le cas spécifique qui a été examiné est celui des élèves berbérophones en milieu rural, milieu doublement dévalorisé (cf. note 6). Notre examen de ce cas, a été fait sur la base d'une évaluation critique de deux études qui ont été effectuées sur ce sujet : celle de Pen choen et celle de l'équipe de Wagner. En plus du fait qu'elles aient été les seules études, à notre connaissance, à prendre en considération le fait berbère, elles nous ont intéressé par leurs résultats. Ces derniers étaient jugés comme confirmant les hypothèses que a) l'enseignement dans une langue non maternelle n'a pas d'impact négatif sur la performance sco laire des apprenants (cf. Penchoen), et b) cet impact n'est négatif que pour les berbérophones monolingues sans expérience préscolaire (l'école coranique) (cf. Ezzaki et al.). Apprentissoge dans une langue non maternelle et réussite scolaire 85 Nous avons examiné ces résultats et montré qu'ils pouvaient être remis en question à cause du fait que les données de base n'englobaient pas, entre autres choses, les variables ayant trait à la socialisation et l'identisation de l'apprenant berbérophone. Pis encore, les études effectuées semblent avoir pris comme prémisse ceci : si problème d'apprentissage il y a, c'est à l'enfant berbérophone et non à l'école - et partant à la politique éducative - qu'il incombe de lui trouver une solu tion. Et cette solution passe inéluctablement par ce que nous avons appelé sa « déidentisation » et son assimilation^®. Or, il a été observé de par le monde, que c'est dans la langue et en l'occurrence la langue maternelle, que l'individu trouve ce que Grandguillaume (1983 b) a caractérisé comme étant « un ancrage pour son identité». Aussi nous sommes-nous permis de reformuler ainsi la réflexion de notre maître, Jacques Berque, que nous avions mise en exergue à ce travail : «Une langue maternelle ne sert pas seulement à communiquer, elle sert à être. » Souhaitons que les décideurs parmi nous la prendront en considéra tion, pour le grand bien des élèves qu'on aura destiné a suivre un ensei gnement uniquement dans une langue non maternelle. 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Si cette tendance continue, les berbérophones se retrouveront à peu près dans la même situation que les Amérindiens qui, jusqu'à l'acceptation de l'éducation bilingue par les gouver- nements concernés, ont eu à subir le système d'éducation développé pour mainstreoM America ou mainstream Canada. Ce système a eu comme principe de base ceci : «[...] the Indian's salvation lies in bis ceasing to be what and who he is, that it lies in becoming assimilated by the acceptance of 'éducative' procédures designed to alienate the child from his own people, beginning with the rule that English shall be the sole language of instruction.» Voir aussi Pfeiffer, 1975, pp. 132-139. 86 Jilali Sait Ezzaki, a., et ai, 1987, « Childhood literacy acquisition in rural Morocco : effects of language différences and Quranic preschooling », in Wagner (éd.), The future of literacy in a changing world, London, Pergamon. 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Un système national ne peut se maintenir et s'affermir que si la popu lation l'approuve, le soutient et le consolide. Autrement dit, la pérennité d'un système national et des institutions qui le sous-tendent dépend du degré d'attachement que lui montre la population. Si un tel attachement se relâche - le relâchement pouvant être dû à diverses causes - la totalité ou une partie de la population entre en conflit avec le système national exi geant soit des réformes, des amendements, soit, dans des cas de non-retour, le changement radical des institutions et leur remplacement par d'autres qui répondent mieux aux aspirations socio-économiques de la population. Les conflits peuvent être partiels ou généralisés selon les revendications des couches sociales dont le sentiment d'attachement s'est relâché. Il faut souligner qu'il est rare, voire impossible, qu'un système national, quel qu'il soit, soit soutenu par la population tout entière. Géné ralement le système tient sa légitimité d'une majorité au cours d'une consultation populaire libre : c'est le cas des régimes démocratiques. Le cas contraire est représenté par des régimes despotiques où le système national est décrié, refusé par la majorité mais défendu par un groupe social dominant qui en tire profit et qui met en place un dispositif de répression pour le maintenir par la force. Le groupe social dominant pro cède, parallèlement à l'exercice de la force, à des manipulations idéolo giques diverses : l'exemple-type est l'utilisation de la religion dans cer tains pays musulmans ou d'une doctrine idéo-politique dans les pays anciennement d'obédience communiste. 90 Miloiid Taifi CONDITIONS D'EFFICACITÉ D'UN SYSTÈME NATIONAL On peut considérer qu'un système national est efficace (et par consé quent conforme au droit, à la justice, à l'équité et à la raison) s'il satisfait à deux conditions essentielles : Il est efficace si les institutions adoptées reflètent l'identité ethnoculturelle de la population dans toute sa diversité. Les institutions doivent non seulement reconnaître l'identité ethno-culturelle des différentes communautés qui forment la nation mais aussi protéger son « authenti cité » et assurer sa promotion et son développement. Si un système national reflète l'identité ethno-culturelle de la population, celle-ci s'y reconnaît et, par conséquent, en le défendant, défend sa propre identité. Un système national est efficace par ailleurs si les institutions mises en place répondent aux besoins matériels de la population et sauvegardent ses intérêts. Les institutions doivent offrir aux individus et aux groupes sociaux les mêmes possibilités de promotion et de développement et les mêmes occasions qui permettraient à chacun de s'engager dans le système et de profiter des avantages et des privilèges qu'offrent les structures socio-économiques et les ressources du pays. Ces deux effets de l'efficacité d'un système national engendrent chez la population deux attachements au système qui sont interdépendants : l'attachement sentimental relatif à l'identité ethno-culturelle et l'attache ment matériel relatif aux besoins et aux intérêts économiques. Les deux attachements peuvent être convergents ou divergents : ils peuvent concorder chez certains groupes sociaux, mais l'un peut être plus fort, plus intense que l'autre chez d'autres groupes. La détermination identitaire et les aspirations socio-économiques sont donc les deux facteurs importants qui fondent et justifient les attitudes, les comportements ainsi que les options idéologiques et politiques des individus et des groupes sociaux à l'intérieur d'un système national. Dans les deux attachements, sentimental et matériel, la langue joue un rôle primordial. En ce qui concerne la détermination identitaire ou l'appartenance ethno-culturelle, la langue est le symbole par excellence qui reflète et représente une identité donnée. C'est dans et par la langue que les individus et les groupes sociaux se définissent comme entité homogène en comparaison avec d'autres communautés qui pratiquent d'autres langues. C'est aussi au moyen de la langue que sont véhiculées et transmises de génération en génération les traditions, les coutumes, les pratiques et les valeurs morales d'une communauté ethno-culturelle. Enfin la socialisation de l'enfant passe nécessairement par sa langue maternelle. La langue est incontournable aussi en tant qu'outil fonctionnel pour s'engager et s'insérer dans les structures socio-économiques d'un système national. C'est dans une langue donnée que les individus acquièrent un Sentiment d'appartenance linguistique et aspirations sociales 91 savoir et un savoir-faire technologique qu'ils mettent en pratique pour développer et améliorer leurs situations économiques. C'est la langue qui permet des interactions et des échanges sociaux et c'est grâce à elle qu'on peut arriver à une entente ou un accord dans les affaires humaines. La langue est ainsi le pivot même du fonctionnement d'un système national parce qu'elle a deux fonctions fondamentales : elle est le sym bole de l'ancrage culturel et historique et de l'appartenance ethnoculturelle et elle est aussi le passage obligé qui ouvre la voie à l'inté gration dans le système et l'accès à la mobilité sociale. LA SITUATION LINGUISTIQUE AU MAROC Examinons à la lumière de ces quelques réflexions sur l'importance du rôle de la langue dans un système national la situation linguistique actuelle au Maroc, situation caractérisée par une diversité ethno-culturelle et linguistique. L'échiquier linguistique au Maroc est composé de plu sieurs langues qui sont en compétition ; l'espagnol employé de façon éparse au nord et le français dont l'usage est nettement plus fréquent dans le reste du pays, sont les deux langues romanes héritées de la colonisa tion. L'arabe classique, langue du Coran et support de l'islam, s'est implanté au Maroc depuis la conquête musulmane au vip siècle. L'arabe dialectal (ou marocain) est l'idiome le plus pratiqué par la population. Enfin le berbère, langue autochtone avec ses trois rameaux, tirifiyt, tamazight et tachelhiyt, en usage principalement dans le monde rural, tend à supplanter de plus en plus l'arabe, depuis quelques années, dans les centres urbains, à cause de l'exode rural, mais aussi comme manifestation d'une prise de conscience de l'appartenance linguistique des berbérophones. LA LANGUE OFFICIELLE L'arabe classique a été décrété langue officielle depuis la Constitu tion de 1961. Déjà sacralisé en tant que code liturgique, il a acquis un statut supérieur comme instrument de transmission de la culture savante : l'héritage arabo-islamique véhiculé à travers les productions littéraires et théologiques. L'arabe classique est conçu par le pouvoir comme langue unificatrice et créatrice d'une identité culturelle nationale avec deux aspects corrélatifs : l'islamité et l'arabité. L'arabe classique est enseigné et utilisé comme langue d'enseignement dans les écoles et les lycées ; l'arabisation des matières scientifiques (mathématiques, physique, chimie...) a commencé depuis quelques années et l'année 1990 a vu la première promotion de bacheliers « scientifiques » qui ont reçu les ensei gnements en arabe. L'université échappe pour le moment au processus de l'arabisation de l'enseignement. 92 Miloud Taifi L'arabe classique est par ailleurs la langue de l'administration, de la justice et évidemment des affaires religieuses. Mais il reste, comme il l'a toujours été, confiné à l'écrit. N'étant la langue maternelle de personne, son emploi oral n'est effectif que dans certaines situations de communi cation : discours politiques, prêches et causeries religieuses, informations à la radio et à la télévision... LA LANGUE D'APPOINT Le français est considéré officiellement comme véhicule du « savoir moderne ». Il est le moyen inévitable pour accéder à la « modernité », c'est-à-dire l'acquisition d'un savoir scientifique et d'un savoir-faire tech nologique indispensables pour sortir du sous-développement. Le français est la langue des structures socio-économiques modernes. Bien que l'ara bisation ait été un objectif prioritaire dans le parachèvement de l'indé pendance nationale, elle n'a pas touché toutes les institutions étatiques ou privées. Le français domine encore largement comme instrument de tra vail et de fonctionnement dans un grand nombre de secteurs socio-éco nomiques et institutionnels : il est utilisé (parfois parallèlement à l'arabe) par l'armée, par les ministères des Finances, des Transports, de la Santé, du Commerce extérieur, du Tourisme. Il prévaut aussi dans les banques, les offices et les grandes entreprises étatiques ou privées. Le français est la langue d'enseignement dans les facultés des sciences, de médecine et dans les grandes écoles. L'État a créé depuis quelques années des instituts et centres de formation professionnelle pour former des ingénieurs et des techniciens ; l'enseignement y est dispensé en français. L'enseignement supérieur privé a connu aussi un essor consi dérable : il y a en effet prolifération d'écoles supérieures qui proposent des enseignements et des formations préparant aux métiers d'avenir : informatique, programmation, marketing, gestion, commerce, comptabilité, etc., les langues d'enseignement qui y sont utilisées sont le français et l'anglais. LES LANGUES VERNACULAIRES L'arabe dialectal et le berbère, qui sont pourtant les instruments de communication des masses, ne sont pas officialisés et restent en dehors des principales institutions et activités sociales. Les deux langues sont donc réduites à des fonctions vernaculaires et par conséquent à des rôles restreints. L'arabe dialectal appartient à l'arabe maghrébin qui recouvre l'aire linguistique allant de la Libye au Maroc. On distingue généralement du point de vue historique deux groupes différents : les parlers sédentaires Sentiment d'appartenance linguistique et aspirations sociales 93 introduits dès les premières conquêtes arabes de l'Afrique du Nord (vii' et VHP siècles) et les parlers bédouins dont la diffusion relève des immi grations ultérieures des tribus nomades arabes. Si cette distinction est peut-être historiquement fondée, elle ne semble plus opérante dans l'état actuel de l'arabe dialectal tel qu'il est pratiqué au Maroc. Les variations sont beaucoup plus régionales indépen damment de l'opposition sédentaire/rural ou bédouin. Malgré quelques diversités et caractéristiques distinctives des parlers régionaux, l'arabe dia lectal présente une unité et une homogénéité indiscutables. La facilité des voies de communication et le mouvement des populations à travers tout le pays font que les particularités s'estompent tous les jours davantage. L'unification se fait progressivement à partir des grands centres urbains où l'arabe dialectal connaît des évolutions rapides essentiellement lexi cales. Il intègre en effet de plus en plus un grand nombre de vocables et d'expressions fournis par l'arabe classique dans les domaines juridique, administratif et politique. L'arabe dialectal subit aussi l'influence lexicale de l'arabe de l'Orient (égyptien, syrien...), la presse, le cinéma, la radio et surtout la télévision, friande des téléfeuilletons arabes, contribuent à la propagation d'un vocabulaire nouveau qui, peu à peu, s'introduit et s'ins talle dans les parlers citadins. Il semble donc que l'arabe dialectal soit susceptible d'une évolution rapide qui lui permettrait d'accéder à la fonction véhiculaire. Son utilisa tion s'élargit déjà à des domaines sociaux réservés auparavant à l'arabe classique. Il faut souligner cependant que, malgré quelques tentatives d'écriture, l'arabe dialectal reste un code oral, mais son usage dominant, comparativement au berbère, en fait de facto une langue nationale. Le berbère a subi sur le plan diachronique le processus de dialectalisation dû à l'histoire de l'Afrique du Nord. Il n'existe actuellement en tant que système linguistique qu'à travers différents rameaux qui présen tent chacun un aspect propre. On a cependant toujours exagéré quelque peu l'éclatement du berbère en le considérant comme un ensemble d'innombrables parlers n'ayant que quelques ressemblances entre eux. Les études récentes de linguistique démontrent, avec des descriptions minu tieuses à l'appui, que le berbère n'est pas aussi « éparpillé » que le lais sent supposer certains auteurs. La diversité phonétique et surtout lexicale toute relative du berbère constitue beaucoup plus une richesse qu'un han dicap. Le berbère est non seulement méconnu par les institutions étatiques mais aussi combattu par les classes dominantes qui souhaitent, sans le déclarer, sa disparition. Mais, au niveau de l'usage et malgré la politique linguistique de l'État qui l'ignore, le berbère domine encore largement comme instrument de communication privilégié d'une partie non négli geable de la population marocaine. Il est évident cependant qu'il connaît une régression sur le plan national. Les changements socio-économiques récents et le développement des voies de communication ayant bouleversé Miloud Taifi 94 les structures sociales traditionnelles et accéléré l'exode rural et la séden tarisation, ont contribué manifestement au recul du berbère au profit de l'arabe dialectal. Les nouvelles conditions socio-économiques ont favorisé en effet l'extension du bilinguisme berbère/arabe dialectal qui est le fait exclusif des locuteurs dont la première langue est le berbère. Bilinguisme de plus en plus généralisé et qui est le prélude à l'assimilation progressive et peut-être irréversible des berbérophones. Fonctionnement linguistique du système national marocain ARABE CLASSIQUE Statut langue non maternelle, décrétée langue ofilcielle Domaines d'usages affaires religieuses, administratives, justice, enseignement (primaire et secondaire) Écriture langue écrite Culture véhiculée culture savante : héritage arabo-islamique (littérature et théologie) Identité ethno-culturelle symbolisée identité arabo-islamique et orientalité Fonction politique FRANÇAIS Statut langue non maternelle reconnue officiellement langue seconde Domaines d'usages principales institutions étatiques privées, secteurs socio-économiques modernes, enseignement supérieur (scientifique et technique) Écriture langue écrite Culture véhiculée culture occidentale, culture française Identité ethno-culturelle symbolisée occidentalité, francité et américanité Fonction véhiculaire et matérielle ARABE DIALECTAL ET BERBÈRE Statut Domaines d'usages langues maternelles, ni reconnues ni officialisées langues de travail et de communication quotidiennes des masses Écritures langues orales Cultures véhiculées culture populaire marocaine d'expression arabophone et/ou berbérophone Identité ethno-culturelle symbolisée identité maghrébine ; spécificité marocaine Fonction vemaculaire et communication A examiner les données dressées dans le tableau, force est de constater que les deux langues maternelles des Marocains, l'arabe dia lectal et le berbère, sont écartées du système national. Premièrement elles Sentiment d'appartenance linguistique et aspirations sociales 95 sont considérées inutiles, n'ayant aucune valeur marchande ni symbolique ni matérielle, leur acquisition et leur pratique ne permettent pas de s'en gager dans le système et de participer à son fonctionnement socio-éco nomique. Deuxièmement, la culture populaire dont elles constituent le sym bole et le moyen d'expression est bannie des instances culturelles et des canaux médiatiques officiels. Si l'on considère que les deux langues sont celles pratiquées par la majorité de la population marocaine, celle-ci se trouve donc ainsi exclue par la politique linguistique de l'État. Pour s'insérer dans le système national tel qu'il fonctionne actuelle ment et prétendre à de quelconques mobilités et ascensions sociales, les locuteurs dont la langue maternelle est l'arabe dialectal et/ou le berbère doivent apprendre l'arabe classique et surtout le français. Or ces deux langues ne peuvent être apprises qu'à l'école. L'accès au système national passe donc obligatoirement par la scolarisation. C'est pour cela que cette dernière a toujours été perçue comme un investissement à long terme, investissement dont la rentabilité escomptée est l'acquisition des langues étrangères (le français et l'anglais) et au-delà l'assimilation d'un savoir scientifique et technologique qui est par la suite monnayé dans les insti tutions et les structures socio-économiques du système national. Quand on sait que la scolarisation au Maroc non seulement ne touche qu'une partie insignifiante de la population mais connaît aussi d'impor tantes déperditions, on comprend facilement pourquoi le fonctionnement linguistique du système national marocain est un véritable traquenard (aux deux sens du terme). Pour ceux-là mêmes qui ont la chance de trouver une place à l'école, le dispositif éducatif met en placé des barrières infranchissables pour produire le moins possible de diplômés : le contenu hétéroclite des enseignements inadaptés aux réalités nationales, des procédés d'évaluation aberrants, une infrastructure insuffisante et un corps enseignant mal préparé, immotivé et timoré - à cause de sa situation socio-économique désastreuse - font de l'enseignement une entreprise en faillite mais que l'État continue d'assister parce qu'elle est, mais autre ment, rentable pour les classes dominantes. Elle permet en effet de pro céder à un filtrage systématique des scolarisés - tous candidats à l'entrée dans le système national - pour n'en laisser passer qu'une infime partie. Rares sont en effet ceux parmi les éléments des classes populaires qui échappent au traquenard linguistique tendu par l'État et arrivent, armés de langues étrangères et d'un savoir moderne, à se faufiler subrepticement dans le système national. La politique linguistique et culturelle adoptée par le pouvoir fait de la société marocaine une « société bloquée », en ce sens que l'inégalité des langues instaure l'inégalité des chances. Imposer des langues étrangères comme instruments de travail et de fonctionnement des insti tutions et des structures socio-économiques du pays et laisser les langues maternelles à l'abandon, c'est exclure de facto les forces vives de la nation et les condamner à vivre en dehors et contre le système national. 96 Miloud Taifi LA QUESTION BERBÈRE Dans la hiérarchie des langues pratiquées au Maroc, le berbère occupe une place subalterne. On a déjà signalé qu'il est méconnu sinon combattu par les institutions étatiques. Les attitudes des berbérophones envers leur propre langue diffèrent évidemment selon leur situation socio-économique. Les berbérophones ne constituent pas un groupe social homogène. Bien que la majorité des éléments berbérophones, du fait de leur appartenance rurale, soit exclue du système national, on en trouve aussi et de plus en plus parmi les intégrés du système. Il faut souligner cependant que le sentiment d'appar tenance, partagé de façon diffuse, donne lieu à une certaine solidarité entre les berbérophones dans les interactions et comportements sociaux. Une telle appartenance exprimée par les notions de winneh, (le nôtre), gma, (mon frère), u tmazirt (fils du pays, compatriote), institue une sorte de « fratrie » entre les berbérophones, se traduisant dans la pratique par une entraide, des traitements de faveur... Mais la solidarité entre les ber bérophones est néanmoins nettement moins affermie que celle qui prévaut chez d'autres communautés ethno-culturelles. Il y a par ailleurs des sen timents de différence entre les trois groupements berbérophones : chaque frange se jugeant supérieure à l'autre, sentiments fondés sur l'ignorance mutuelle et se brisant facilement dans la pratique quotidienne commune qui révèle d'autres échelles de valeur au niveau des masses populaires. Les berbérophones ont, d'une façon générale, une perception négative de leur langue et de leur culture, perception dépréciative résultant du pro cessus de dévalorisation que subit l'identité ethno-culturelle berbère depuis longtemps. Mais depuis une vingtaine d'années, des voix s'élèvent contre la subordination et l'assimilation de la culture berbère. Cette revendication identitaire qui réclame le droit à la différence est orchestrée par des intellectuels soucieux de leur dignité. Le mouvement revendicatif est traduit dans la pratique par la création d'associations, l'organisation de rencontres et de colloques et des études sur le patri moine culturel et linguistique berbère, le but étant la réhabilitation de l'appartenance ethno-culturelle. Ces activités sont plus ou moins tolérées, selon les conjonctures, par les classes dominantes. Si les intellectuels font de la question berbère une simple revendi cation démocratique, égalité des langues et démocratisation de la culture, les éléments berbérophones des classes dominantes en font un tout autre usage, dicté par le souci de sauvegarder leurs intérêts socio-économiques. Sentiment d'appartenance linguistique et aspirations sociales 97 LES CLASSES DOMINANTES ET L'OPPOSITION ARABITÉ/BERBÉRITÉ Les éléments des classes dominantes, à savoir les grands propriétaires fonciers anciens ou modernes et la grande bourgeoisie citadine, se recru tent aussi bien parmi des arabophones que des berbérophones. Pour l'appareil de l'État également, les ministres, les hauts personnages de l'administration, les directeurs des offices et des banques, les hauts gradés de l'armée et de la police... sont indifféremment arabophones ou berbé rophones. Le critère qui prévaut à leur recrutement et à leur nomination par l'État à des postes clés n'est pas leur appartenance linguistique mais leur capacité de servir efficacement les intérêts des classes dominantes. Il y a donc une certaine unité entre les arabophones et les berbérophones des classes dominantes, unité fondée sur la sauvegarde des mêmes intérêts économiques. Mais des contradictions peuvent apparaître dans des moments de crise socio-économique. Quand la situation des classes dominantes est menacée par le mouvement des masses, les différences dans les idées avancées et les solutions envisagées pour sauver la situation prennent la forme de contradictions entre éléments arabophones et berbérophones et servent de support aux frictions et querelles intestines. De même certaines mesures administratives, lois de finance et codes d'investissement, sans aller contre les intérêts des grands propriétaires fonciers, ne les servent pas directement et bloquent partiellement leurs ambitions d'extension de leur patrimoine. Or cette fraction des classes dominantes se trouve en majorité dans le monde rural, dans les régions montagneuses et les hauts plateaux qui sont des régions berbérophones. Dans ce cas, le facteur berbère est utilisé comme moyen d'attache pour la constitution de groupes dans les luttes fractionnaires : sous l'étendard du « berbérisme », les éléments berbérophones des classes dominantes cherchent à exercer des pressions pour obtenir plus de privilèges commer ciaux et fonciers. Le Mouvement populaire, seul parti politique officiel qui a inscrit la question berbère dans ses programmes, est le représentant d'une telle tendance. Le « berbérisme » est utilisé aussi, mais plus récem ment et de manière larvée, par la bourgeoisie commerçante soussie pour obtenir davantage de prérogatives sociales. Au niveau de l'économie et de la politique, les facteurs d'unité entre les éléments arabophones et berbérophones l'emportent sur les facteurs de division. Au niveau de la culture, le système d'idées et de conceptions bourgeoises prédomine chez les deux éléments. Il y a aussi accord pour promouvoir, au niveau institutionnel, les systèmes linguistiques arabe et français et reléguer au second plan le berbère traité comme « dialecte local » n'ayant aucun avenir et condamné à une mort inéluctable. Une telle condamnation de leur propre langue ne pose pas de problèmes concrets aux berbérophones des classes dominantes dans la réalisation de 98 Miloud Taifi leurs intérêts, car pour les intérêts de ces classes, ce qui est nécessaire ce sont les langues européennes, notamment le français. Tout en déniant au berbère le droit de cité et en proclamant l'arabisation des institutions et surtout de l'enseignement, les éléments arabophones et berbérophones des classes dominantes réservent un autre sort à leur progéniture : celle-ci est en effet inscrite dans les écoles et lycées de la Mission culturelle fran çaise et orientée ensuite vers les universités françaises ou américaines. Les classes dominantes assurent ainsi la relève en préparant les géné rations futures à s'insérer plus aisément dans le système national et à en tirer profit. Face aux doléances conjoncturelles des berbérophones des classes dominantes, relatives à la langue et à la culture berbères, la partie ara bophone répond par certaines formes de récupération ; elle concède par exemple douze heures par jour d'émissions radiophoniques en langue ber bère et affiche avec ostentation, dans certaines circonstances appropriées un intérêt particulier pour le patrimoine culturel berbère, mais en procé dant insidieusement à sa folklorisation pour en faire un simple bien de consommation pour touristes nationaux ou étrangers. Les éléments berbé rophones des classes dominantes participent volontiers à une telle folklo risation qui vise, à long terme, l'éradication de la langue et de la culture berbères. Toutes activités visant à moderniser et à promouvoir la langue et la culture berbères sont soit réprimées, soit rendues suspectes, soit à peine tolérées par les classes dominantes y compris leurs éléments berbéro phones, car si ces derniers utilisent politiquement le « berbérisme » pour consolider leur groupe de pression, ils craignent les implications autono mistes implicites et les implications démocratiques d'une telle revendica tion identitaire dont le point nodal est l'égalité des langues. Ce qui irait évidemment à rencontre des intérêts socio-économiques des classes domi nantes. En conclusion, je dirai tout simplement que la langue d'une commu nauté n'a de valeur que parce qu'elle reflète et symbolise sa culture et son génie et qu'elle permet à ses membres de tisser des relations sociales et commerciales et de participer au fonctionnement socio-économique du système national. Si le sentiment d'appartenance d'une communauté se relâche et s'étiole, sa langue perd alors toute sa signification et se dévalorise. Les locuteurs sont alors condamnés à l'aventure, à la bâtardise et à l'hybridité linguistique et culturelle, s'exposant à n'importe quelles influences étran gères. Lin système national qui ne donne pas la parole aux citoyens dans leur langue maternelle tue leur citoyenneté car le comportement linguis tique est l'une des libertés fondamentales des sociétés civilisées. LA TRANSMISSION DU POUVOIR CHEZ LES DAG-TALI DE L'AHAGGAR Paul Pandolfi La confédération des Touaregs Kel-Ahaggar combine tout à la fois une structure hiérarchique et nombre de caractéristiques propres aux sociétés de type segmentaire. Ainsi d'une part, la société est divisée en strates hiérarchiques ou « rangs » pour reprendre une expression de P. Bonté (1986 : 4). On trouve alors de haut en bas de l'échelle sociale : les nobles (ihaggâren), les tributaires {imyad ou Kel-Ulli) et les esclaves {iklan). Plus, depuis la seconde moitié du xix' siècle, des cultivateurs sédentaires {izeggâyen) originaires du Touat-Tidikelt. D'autre part, les Kel-Ahaggar se répartissent en clans {tawsiî) à forte tendance endogame - surtout chez les Kel-Ulli - se réclamant d'un ancêtre commun. La plu part de ces tawsit se subdivisent en plusieurs fractions (voire sous- fractions) dont les noms font souvent référence à la toponymie des terri toires habituellement dévolus à ces groupes. Avant d'aborder, à partir de l'exemple Dag-Pali, le problème de la transmission du pouvoir dans les groupes tributaires de l'Ahaggar, il est nécessaire de présenter brièvement trois termes {amyar, amenûkal et ettebel) qui reviendront fréquemment dans notre étude. Précisons toutefois que, selon leur contexte d'emploi, ces mots peuvent renvoyer à des sens différents et qu'il n'est point dans notre propos d'épuiser cette polysémie. Nous nous contenterons donc de rappeler ici les seuls sens qui s'avèrent pertinents pour la suite de notre exposé'. AMENUKAL AMFAR ET ETTEBEL A la tête de cet ensemble de tawsit connu sous le nom de confédé ration des Kel-Ahaggar se trouvait un chef désigné par le terme 1. Pour un développement plus complet sur ces deux premiers termes, on pourra se reporter aux notices rédigées par S. Chaker et M. Gast pour VEncyclopédie berbère (1987, IV : 581 et 590). En ce qui concerne les différents sens é"ettebel en langue tamâhaq voir Foucauld 1951 : 1922. 100 Paul Pandolfi amenUkal. Toujours choisi parmi les nobles Kel-Tela et plus précisé ment parmi ceux qui avaient hérité en ligne utérine du droit au comman dement, il avait pour fonction de représenter l'ensemble Kel-Ahaggar vis-àvis de l'extérieur. En cas de conflits avec des populations étrangères ou d'autres confédérations touarègues, c'est lui qui décrétait l'état de guerre et appelait à la mobilisation l'ensemble des tawsit. A l'intérieur même de la confédération, Vamenûkal rendait la justice et arbitrait les conflits. D'un point de vue économique, il recevait l'impôt annuel en nature (tiwsé) que, signe d'allégeance, lui remettaient les groupes tributaires. A cette ressource principale venaient s'ajouter d'autres bénéfices propres à sa charge (redevance sur les jardins cultivés, droits de passage sur les caravanes, part sur les butins de rezzous organisés par les tributaires...). Si le terme amenûkal ne pouvait désigner qu'un seul homme investi, à un moment donné, du pouvoir au niveau de la confédération, il n'en était point de même du mot amyar qui, lui, s'appliquait à plusieurs per sonnes. Issu de la racine M F R (« être grand, âgé »), ce terme se retrouve dans tous les parlers berbères. Mais, à ce sens premier viennent s'ajouter dans chacun de ceux-ci des significations plus particulières ren voyant généralement à l'organisation sociale (cf. Chaker et Gast 1987 b : 590). En tamâhaq, amyar (pl. imyaren) désigne non seulement un homme âgé mais aussi le père et les ascendants masculins ainsi que toute per sonne possédant une autorité et qui est amenée à l'exercer sur un groupe plus ou moins important d'individus (Foucauld 1951 : 1237 ; Chaker et Gast 1987 b : 591). Dans ce dernier sens, amyar est principalement employé pour l'homme qui est désigné comme le chef d'une tawsit. A ce titre, il était censé régler, souvent avec l'aide d'autres notables reconnus, les conflits qui pouvaient apparaître à tous les niveaux de la tawsit. C'est à lui également que revenaient le contrôle et la gestion du territoire du groupe. L'amyar était aussi le représentant de son groupe par rapport à l'extérieur et servait notamment d'intermédiaire entre celui-ci et Vamenûkal. Tous les amyar des groupes tributaires participaient, avec les nobles chefs de famille, à l'élection de Vamenûkal. De plus, c'est à lui que revenait la charge de collecter l'impôt (tiwsé) dont il prélevait d'ailleurs une part. Ainsi, sur les douze sacs de mil que donnaient chaque année les Dag-Fali, deux revenaient à Vamyar de cette tawsit. Ettebel est lui aussi un terme fort polysémique en tamâhaq (cf. Fou cauld 1951 : 1922). Il désigne dans un premier sens un «gros tambour demi-sphérique » qui, chez les Kel-Ahaggar mais aussi dans d'autres groupes touaregs, est le symbole de la souveraineté détenue par Vamenûkal. C'est d'ailleurs à cette idée de souveraineté que le terme ettebel renvoie le plus fréquemment. Appliqué à des personnes ou des groupes nobles, ettebel connote alors une suzeraineté exercée sur des groupes ou personnes tributaires. Mais, chez ces derniers - comme le démontre l'exemple Dag-Fali -, la La transmission du pouvoir chez les Dag-Tali de l'Ahaggar 101 notion d'ettebel intervient aussi dans la mesure où seule sa possession permettra à certains membres du groupe de postuler au poste d'amyar mais également de bénéficier de certains biens transmis tout comme le pouvoir par voie matrilinéaire. Ettebel désigne donc avant tout, à différents niveaux hiérarchiques de la société, ce droit à la souveraineté transmis par voie utérine. LA TRANSMISSION DU POUVOIR SUPRÊME {AMENÛKAL) Le caractère matrilinéaire de la transmission du pouvoir {amenûkal) chez les Kel-Ahaggar a été depuis longtemps relevé. Depuis le xviip siècle, cet amenûkal a toujours été choisi dans une des tawsit nobles à savoir celle des Kel-Fela. Parmi plusieurs prétendants possibles à cette charge une assemblée composée de tous les suzerains et de tous les amyar tributaires désigne celui qui apparaît le mieux à même de remplir cette fonction. Mais, à l'intérieur de la tawsit Kel-Fela seuls les des cendants masculins de mères possédant Vettebel peuvent prétendre accéder au titre d'amenûkal. Ces mères sont les descendantes de Kella, elle-même présentée comme une descendante de Tin-Hinan ancêtre féminin mythique des nobles Kel-Ahaggar. Depuis Kella, Vettebel s'est transmis par voie utérine : les détentrices de ce privilège le transmettant à leurs filles tandis que leurs descendants masculins pourront eux - et eux seuls - prétendre accéder au rang d'amenûkal. Ainsi, comme a pu l'écrire M. Gast (1973 : 523) « les femmes transmettent à leurs fils un pouvoir qu'elles n'exercent pas ». Il s'agit là d'une caractéristique commune à nombre de cas de transmission matrilinéaire du pouvoir (cf. Fox 1972 ; 112). Si ce dernier y est transmis par les femmes, ce sont généralement leurs descendants masculins qui l'exercent. Cette distinction fondamentale entre exercice et transmission du pou voir est parfaitement illustrée, en dehors du monde touareg, par les lignées royales comoriennes ayant pour origine des princesses shirazi. Mais, « le fait que le pouvoir des princesses ne soit pas exercé par ellesmêmes, mais par des hommes de la lignée, ne diminue en rien leur statut. En effet, elles seules détiennent véritablement la souveraineté (yezi) et la lèguent à leur descendance » (Damir et al. 1985 : 45). En principe donc, les successeurs d'un amenûkal se choisissent en lignée utérine parmi les descendants masculins de femmes possédant Vettebel. Soit, par ordre de préférence, parmi les frères (anaten), les cousins parallèles matrilatéraux {anaten dar ara n-tanâtîn : « frères enfants de sœurs ») et enfin les neveux utérins {ay elet ma). 102 Paul Pandolfi 1 - Transmission du pouvoir chez les Kel-Ahaggar (D'après m. gast 1973) I I I i I I En langue tamâhaq ce mode de transmission du pouvoir se nomme tadâbit (Foucauld 1951 : 152) avec une distinction entre ce qui est dé nommé tadâbit tan ara-n-tanâtîn, à savoir la transmission latérale aux cousins parallèles matrilatéraux, et tadâbit tan kaskab, soit la transmission de la chefferie aux neveux utérins. Ainsi, après le décès de Vamenûkal (1), c'est son frère (la) qui est censé lui succéder ou à défaut ses cousins parallèles matrilatéraux (2, 3, et 4). L'ordre de succession entre ces trois prétendants étant ici fonction de l'ordre d'aînesse des mères et non point de l'âge des prétendants. Enfin, si cette génération est épuisée, l'on en vient aux descendants des sœurs (là aussi en respectant l'ordre d'aînesse) soit aux neveux utérins (5 à 8) des précédents amenûkal. Nous aurons l'occasion de revenir plus loin sur la manière dont ce principe de transmission a pu se concrétiser dans l'histoire des Kel-Ahaggar. Nous devons cependant dès maintenant souli gner le rôle capital joué ici par deux personnages féminins : Tin-Hinan et Kella. La première est considérée comme l'ancêtre mythique des nobles (ihaggâren) ou parfois - selon les versions - des seuls Kel-Fela. Quant à la seconde, présentée comme une « fille » de Tin-Hinan, elle est le per sonnage à partir duquel peut se poursuivre la transmission de Vettebel. Si Tin-Hinan reste pour nous un personnage mythique, nombre de Kel-Fela et notamment parmi eux les détenteurs de Vettebel peuvent faire remonter leur généalogie jusqu'à Kella qui par son mariage avec Sidi (troisième amenûkal connu des Kel-Ahaggar) permit à leur tawsit de monopoliser le pouvoir^. 2. Précisons qu'il ne s'agit point ici de présenter en détails ni le principe gouvernant la transmission du pouvoir ni l'histoire de la chefferie chez les Kel-Ahaggar mais simplement d'en -rappeler quelques points importants pour une meilleure compréhension de ce qui structure la trans mission de la charge à'amyar dans un groupe tributaire. Pour de plus amples détails sur l'histoire La transmission du pouvoir chez les Dag-Tali de VAhaggar 103 L'EXEMPLE DAG-FALI Si le modèle de transmission du pouvoir suprême détenu par Vamenûkal chez les Kel-Ahaggar a depuis fort longtemps été relevé et analysé, il n'en est point de même en ce qui concerne la charge d'amyar dans les groupes tributaires (Kel-Ulli). Au mieux trouve-t-on chez certains auteurs l'affirmation que cette dernière se transmet, tout comme celle d'amenûkal, par voie utérine. Mais cette affirmation, extension de ce qui se passait chez les nobles aux groupes tributaires, n'est jamais étayée par l'analyse d'un exemple précis^. C'est cette lacune qui, en dehors même d'un simple souci historique, nous a amené à nous intéresser aux amyar Dag-fali et au phénomène de la transmission du pouvoir dans cette tawsit. Il n'est point sûr d'ailleurs que ce que nous pouvons maintenant affirmer à propos des Dag-fali soit également valable pour tous les autres groupes Kel-Ulli. Il faudrait entreprendre auprès de ces derniers des enquêtes similaires qui seules permettraient de mieux cerner comment s'opérait dans chaque tawsit considérée la transmission du pouvoir. Pour l'instant, nous remarquerons simplement qu'en ce qui concerne la tawsit des Aguh-n-tahlé il n'apparaît point évident - au vu des trop maigres informations en notre possession - que le modèle dégagé à partir de l'exemple Dag-fali soit applicable tel quef. Nos enquêtes chez les Dag-fali nous ont permis de dresser la liste des amyar qui se sont succédé à la tête de cette tawsit. Cette liste a été plusieurs fois vérifiée, contrôlée auprès de divers informateurs et nous semble désormais peu sujette à caution. Précisons d'ailleurs que pour les derniers amyar (à partir de Dua ag Ag-Iklan) la liste ainsi établie a été confrontée aux fort rares indications que l'on peut trouver sur ce sujet soit dans les rapports militaires (consultables aux Archives d'Outre-Mer d'Aix-en-Provence), soit dans la littérature ethnographique du début du siècle. Débutant avec fali, ancêtre éponyme de la tawsit, cette liste comprend onze noms. C'est seulement à partir du cinquième amyar, à savoir Sîdi ag Buhen, que nous avons pu apporter quelques précisions chronologiques. Bien évidemment, ces dernières vont en s'amplifiant et en de la chefferie chez les Kel-Ahaggar, on pourra se référer à Gast (1976 et 1986) ainsi qu'à Bourgeot (1976). 3. Il faut cependant signaler la publication par H. Claudot de la liste des amyar KelTazulet. Mais il s'agit là d'un groupe appartenant aux Isseqqemaren et qui, à ce titre, ne peut être considéré et analysé sur le même plan que les tawsit Kel-Ulli proprement dites (Claudot 1987 : 175). 4. Et d'autant plus qu'au dire de nombreux Aguh-n-tahlé et à la différence de ce qui se passe chez les Dag-Fali il ne semble pas qu'on puisse parler véritablement d'un amyar n tawsit. Il apparaît, en effet, que dans ce cas il n'y a eu que fort rarement un amyar commun à l'ensemble de la tawsit. Plus fréquemment se trouvaient juxtaposés un nombre variable de « chefs «/représentants de fractions sans que l'un d'eux ait véritablement prééminence sur les autres et du même coup apparaisse comme le représentant reconnu de l'ensemble de la tawsit. 104 Paul Fandolfi se précisant au fur et à mesure que l'on se rapproche de l'époque actuelle. A contrario, pour les amyar précédant Sîdi ag Buhen nous ne possédons que leurs noms et - à l'exception de l'un d'eux - ceux de leurs ascendants. LISTE DES AMFAR DAG-TALI Les dates figurant en face de certains noms de cette liste indiquent l'année de leur prise de fonction et l'année de leur décès qui correspond aussi - vu qu'il n'y a point eu démission ou destitution - à celle de la fin de leur fonction d'amyar. 1. 2. 3. 4. 5. 6. 7. 8. 9. 10. 11. Fali ag El-Mader Aganna Uray ag Fali Mohammed ag Amagor Sîdi ag Buhen Mohammed ag Besa Dua ag Ag Iklan Uksem ag Uray Akrud ag Ama Dengusi ag Uksem Sîdi Mohammed ag Dua 7-1893' 1893-1902' 1902-1911 1911-1947' 1948-1952' 1953-1960 1960-1975 Trois points doivent être précisés : 1° Nous faisons débuter cette liste par Fali ag El-Mader, ancêtre éponyme de la tawsit. Mais il nous a parfois été donné comme « chefs » plus anciens encore deux autres noms. Il s'agit en l'occurrence d'Awata ag Mohammed, oncle paternel et beau-père de Fali et d'El-Mader ag 5. La date du décès de Sîdi ag Buhen nous est fournie par les chronologies recueillies par J. Dubief chez les Kel-Ahaggar. L'année 1893 étant désignée par certains groupes comme « aouélai oua d aba Sîdi ag Bourin » (Dubief 1942 : 11). 6. Mohammed ag Besa fut tué comme de très nombreux Dag-Pali au combat de Tit (avril 1902). 7. Dua ag Ag-Iklan est né en 1855 (cf. Foucauld 1925 : 258). 11 est mort de soif en 1911 au Tamesna (Gorrée 1946 : 484 et Dubief 1942 : 19). Blessé au bras au combat de Tit, il était amyar des Dag-Pali lors du séjour (mai-octobre 1905) de M. Benhazera dans l'Ahaggar. Cet auteur dressa de lui un portrait louangeur : « Vamyar actuel. Doua ag Iklan, est un honune d'une quarantaine d'années. Sensé, sérieux, intelligent, il jouit d'une réelle influence sur sa fraction et même d'une certaine considération de la part des nobles et imr'ads des autres fractions. 11 parle un peu l'arabe et le comprend assez bien » (Benhazera 1908 : 144). 8. Uksem ag Uray, né en 1870, (Foucauld 1925 : 474), est décédé le 21-12-1947. Vu l'époque durant laquelle il se trouva à la tête de la tawsit et les liens étroits qu'il avait développés tant avec les amenûkal qu'avec l'administration coloniale, c'est sur cet amyar que nous possédons le plus grand nombre de témoignages. Voir les nombreuses notations sur Uksem que l'on peut trouver dans les écrits de Foucauld (m Gorrée 1946) et de Lhote (1951) notamment. 9. Akrud ag Ama est décédé lors d'un pèlerinage à La Mecque en 1952 (cf. Lecointre 1953). La transmission du pouvoir chez les Dag-TaH de l'Ahaggar 105 Mohammed, frère cadet du précédent et père de Fali. Nous n'intégrons point ces deux personnages dans notre liste car leur rang d'amyar semble moins certain et ne fait pas l'unanimité parmi les personnes de cette tawsit qui possèdent encore la mémoire de l'histoire de leur groupe. 2° Le nom (Aganna) du deuxième amyar nous a été donné et confirmé par plusieurs informateurs Dag-Fali appartenant à des fractions différentes de cette tawsit^^. Mais alors que pour tous les autres amyar nous possédons des renseignements d'ordre généalogique, tant sur leurs ascendants que sur leurs épouses et descendants, nous n'avons aucune information de ce type à propos d'Aganna. Au mieux, il nous a été indiqué qu'il s'agirait d'un « cousin » de Fali dont plus personne ne connaîtrait désormais les ascendants. Il nous a également été rapporté que cet amyar aurait été le contemporain de Vamenûkal Yunes ag Sidi mais que considéré comme manquant de la tayté^^ nécessaire à sa charge, il aurait été destitué par Vamenûkal des Kel-Ahaggar (Yunes ou Ag-Mama ag Sîdi ?) et ce au profit d'Uray ag Fali. Quoi qu'il en soit, à l'heure actuelle - mais nous craignons fort de ne point pouvoir sur ce point affiner/compléter notre connaissance - il y a là un manque préjudiciable dans la mesure où nous ne pouvons intégrer cet amyar dans le tableau généalogique qui permet de suivre la transmission du pouvoir chez les Dag-Fali. 3® Nous avons arrêté notre liste à Sidi Mohammed ag Dua, décédé en 1975. Cependant, succéda à ce dernier Eyub ag El-Hoseyni décédé en septembre 1993. Mais les conditions de sa nomination et, semble-t-il, l'intervention de l'administration font que nombre de Dag-Fali ne le considèrent point vraiment sur le même plan que les amyar précédents. 10. Signalons qu'on retrouve le nom d'Aganna en tête de la liste - incomplète - des amyar Dag-Fali contenue dans le rapport du capitaine Florimond (1925 : 39). Il y est même indiqué le nom de son ascendant paternel en l'occurrence Orar (Uray ?). Mais aucun de nos informateurs n'ayant pu nous confirmer cette ascendance, nous ne l'avons point reprise ici. Et ce d'autant plus qu'il ne peut s'agir d'un fils d'Uray ag Fali dont la descendance est parfaitement connue par nombre de Dag-Fali. 11. Ce terme fréquemment employé dans l'Ahaggar est généralement traduit par «intelli gence» (Foucauld 1951 : 708). Mais, il nous paraît nécessaire de préciser que ce mot désigne avant tout une forme spécifique d'intelligence, celle qui consiste en un savoir acquis par l'expé rience et en une capacité à se comporter selon le code d'honneur propre aux amyar. En ce sens, tayté nous paraît proche de sagesse et il n'est point indifférent que cette qualité soit généralement - mais non exclusivement - attribuée à des personnes âgées et expérimentées. Elles seules ont eu le temps de l'acquérir mais aussi de la manifester tant dans leurs actes que dans leurs paroles. Il est également significatif que les Kel-Ahaggar - de plus en plus nombreux - ayant acquis un savoir scolaire de type occidental sont loin d'être tous possesseurs de tayté aux yeux de leurs compatriotes. 2 - Tableau généalogique : les amear dag-fali Mohammed I Ag-Ahnet lÂLI . 9I i; Urayag Fali I I 1 u Debeinnu • I Tcgodrait Am.g»AI • SI Besaag Uray 4 Mhd Agentor 1 Tali ® Terhananel El-Maderag Mohammed Uraya/p î Enyrubu ag Amagor 1 Buhén ag Agenlor ag Iklan Sidi ag Buhen ag Agenlor . Ama Dua ag Ag-lklan Mohammedag Besa 8 Uksemag Uray I 10 Dengusiag Uksem ag Uray A = amyar. Le chiffre indique l'ordre de succession à la tête de la tawsit. {g = Femme détentrice de Vettebel. \ 9 AkrudagAma ag In-Théyéwin 11 Sidi Mohammed ag Dua La transmission du pouvoir chez les Dag-Tali de l'Ahaggar 107 ETTEBEL ET TRANSMISSION DU POUVOIR CHEZ LES DAG-FALI D'emblée, une première lecture du tableau précédent permet de noter que toutes les mères des amyar qui se sont succédé à la tête de la tawsit étaient détentrices de Vettebel. En cela, ce tableau illustre et confirme les dires des Dag-Pali eux-mêmes quand ils affirment que la transmission du pouvoir s'opérait dans leur tawsit selon un axe matrilinéaire comme chez les nobles Kel-Fela. En ce qui concerne les Dag-Fali, un récit met en scène cette notion d'ettebel et sa transmission par voie utérine. Les deux personnages prin cipaux en sont deux sœurs, Debeinnu et Tegodrait, filles d'Awata ag Mohammed. Ce dernier est tout à la fois oncle paternel et beau-père de Fali ag El-Mader. Ce récit nous a été narré par trois informateurs différents. Au-delà de légères variantes, le schéma général en était identique. Ag-Ahnet ag Awata, frère aîné de Debeinnu et Tegodrait, part en caravane à In-Salah. Outre un chargement lui appartenant, il emporte également avec lui du beurre de chèvre et des fromages qui lui ont été confiés par ses deux sœurs. Arrivé à In-Salah, il négocie ces produits et peut ainsi ramener à ses sœurs une chamelle, des dattes, un tapis et du tissu. De retour dans l'Ahaggar, il présente tous ces biens à Debeinnu et Tegodrait en leur proposant d'opérer elles-mêmes le partage. Tegodrait, la sœur cadette, qui a la charge de jeunes enfants, exprime alors sa préférence pour les dattes et le tapis. En échange, Debeinnu garde la chamelle qui désormais sera marquée de son feu (terkeyt). Quant au tissu, les deux sœurs se le partagent équitablement. Mais, très vite, les dattes furent mangées. Quant au tapis, il ne peut avoir qu'une vie sans prolongement : bientôt usé, il devra être remplacé. Par contre, la chamelle qui revient à la sœur aînée pourra elle donner naissance à de jeunes chamelons. Par là, le bien de Debeinnu est bien destiné à durer, à se perpétuer. Pour les Dag-Fali, la chamelle qui revient à Debeinnu et dont la pro géniture sera transmise de mère en fille symbolise Vettebel. Par contre, en choisissant, par attrait d'un profit immédiat, les dattes et le tapis, Tegodrait, la sœur cadette, perd tout droit sur cet ettebel et surtout ne pourra rien transmettre à ses descendantes. Cette interprétation, avancée par les Dag-Fali eux-mêmes, reste toujours identique quelles que soient les variantes secondaires du récitDe fait, le schéma de base est toujours le même. On est toujours face à un choix, un partage entre deux sœurs. D'un côté une chamelle, de l'autre un chargement. La chamelle symbolisant toujours Vettebel et sa perpétuation alors que le chargement 12. Ces variantes concernent essentiellement la composition des chargements tant à l'aller qu'au retour. Outre le beurre de chèvre et les fromages, Ag-Ahnet emporte aussi des sacs en cuir confectionnés par ses deux sœurs. Au retour, il est parfois fait mention de deux tapis ou cou vertures. N'est pas toujours signalé non plus la raison du choix de Tegodrait qui serait qu'ayant la charge de jeunes enfants elle préfère les dattes du chargement à la chamelle. 108 Paul Pandolfi illustre ce qui - à la différence de Vettebel - ne peut se transmettre, ne peut se perpétuer Appliqué au tableau généalogique ci-dessus, ce récit justifie le choix des amyar dans la mesure où les mères de ces derniers sont toutes déten trices de Vettebel mais aussi « filles » (descendantes par voie matrili néaire) de Debeinnu Ult Awata. La chaîne matrilinéaire peut pour chacune d'elles être remontée sans rupture jusqu'à l'épouse de Fali''*. On notera au passage que le rôle fondamental joué ici par Debeinnu en tant que femme initiatrice de Vettebel chez les Dag-Fali apparaît fort proche de celui joué, pour la tawsit des Kel-Fela, par Kella. Cette dernière est pré sentée comme une descendante de Tin-Hinan ancêtre féminine mythique des nobles de l'Ahaggar. De même manière, nombre de Dag-Fali voient en Debeinnu une descendante de Takamat, servante ou sœur cadette selon les versions - de Tin-Hinan, et ancêtre des Imessiliten, tawsit dont descendent les principaux groupes tributaires de l'Ahaggar (Dag-Fali, KelAhnet et Aît-Loaïen). D'autres faits viennent illustrer et conforter cette thèse d'une trans mission matrilinéaire du pouvoir. Ainsi, Uray ag Fali (tout comme son petit-fils Mohammed ag Besa) pourrait avoir été choisi à ce poste soit en tant que fils de sa mère, soit en tant que fils de son père, en l'occurrence Fali lui-même. Rien, en effet, ne permet de décider si nous sommes ici en présence d'une transmission de type matrilinéaire ou patrilinéaire de la charge d'amyar. Par contre, tel n'est point le cas des autres amyar qui eux se trouvent rattachés à l'ancêtre éponyme uniquement par les femmes et plus particulièrement par l'intermédiaire des filles de Fali. Cela est d'autant plus vrai que par voie patrilinéaire la plupart de ces amyar se rattachent à des « étrangers », en l'occurrence Amagor ag Akotey et Enyrubu ag Attanuf. S'il est un fait largement reconnu chez les Dag-Fali quant à l'histoire de leur tawsit, c'est bien celui de l'origine extérieure tant d'Attanuf que d'Amagor. Le premier serait en effet originaire du Niger et plus précisé13. H. Ciaudot a brièvement signalé un mythe qui pour présenter la rivalité des Urayen et Imenan et l'accaparement de Vettebel par ces derniers utilise le même schéma. « L'histoire se situe dans la région de Ghat. Un homme, qui revient d'une caravane en Orient, propose à ses filles de choisir entre deux cadeaux différents : l'une, qui est la mère des Uraghen, choisit l'écuelle d'or, et l'autre, qui est la mère des Imenan, choisit Vettebel (chefferie). » (Ciaudot 1987 : 185.) 14. Lors de nos enquêtes généalogiques, nous est en effet vite apparue une forte différence entre les membres de la tawsit pouvant se réclamer de Vettebel et ceux (plus nombreux) qui ne peuvent y prétendre. La mémoire généalogique des premiers étant nettement plus étendue que celle des seconds. De plus, alors que pour les premiers cette mémoire généalogique est efficiente en bilatéralité, pour les seconds, l'axe paternel est largement prédominant par rapport à l'axe maternel. Il n'est point rare que, dès la deuxième ou troisième ascendance, les ancêtre maternels soient oubliés alors que la chaîne généalogique des pères est conservée au-delà. Dans la littéra ture consacrée aux Kel-Ahaggar, il a souvent été relevé que la mémoire généalogique est plus importante chez les nobles que chez les Kel-Ulli (Nicolaisen 1963 et Keenan 1977 entre autres.) Peut-être devrait-on préciser ce constat peu niable en introduisant ici le paramètre ettebel. Ce der nier ouvre l'accès non seulement au pouvoir mais aussi à un certain nombre de biens. Aussi, l'ascendance a ici un rôle politico-économique non négligeable. La transmission du pouvoir chez les Dag-Tali de l'Ahaggar 109 ment de la région d'In-Gall et - selon la plupart des témoignages - appar tenait à la tawsit des Kel-Ayefsa. Quant au second, il viendrait du Tas- sili-n-Ajjer et, par ses ancêtres, était rattaché aux Iwerweren'^. Nous aurons l'occasion de revenir sur la manière dont ces deux étrangers ont été intégrés aux Dag-Fali. Mais, dès maintenant, le tableau généalogique montre comment, en se mariant avec des « filles » de Fali et Debeinnu, Amagor d'un côté et les fils d'Enyrubu de l'autre ont capté au profit de leurs enfants Vettebel des Dag-Fali. Cela est particulièrement évident pour la descendance d'Enyrubu ag Attanuf. Trois de ses quatre fils se sont mariés avec des petites-filles de Debeinnu, détentrices de Vettebel. Résultat : les cinq derniers amyar Dag-Fali se rattachent tous à Enyrubu, au point que l'on peut évoquer ici - que ce soit de manière délibérée au non - une véritable prise de pouvoir. Critères du choix des amyar Cependant, si ce tableau généalogique confirme que seuls les hommes fils d'une mère détentrice de l'ettebel pouvaient accéder au rang dVamyar, il n'explique point le choix opéré entre différents prétendants. A chaque « succession » un seul parmi ceux-ci était en effet choisi, mais sur quels critères se faisait alors la décision ? Il est fort difficile de fournir une réponse précise à cette question. Nous nous bornerons ici à avancer quelques éléments de réponse en combinant pour cela les dires des Dag-Fali eux-mêmes, les enseignements que nous pouvons extraire de nos enquêtes généalogiques et (les maigres et parfois contradictoires) indi cations contenues dans la littérature ethnologique consacrée aux tawsit tri butaires chez les Kel-Ahaggar. Sur ce sujet, la position des Dag-Fali peut se résumer à deux idéesforces, à deux principes : - Ne peuvent accéder à la charge dVamyar que les seuls descendants masculins (en ligne directe) d'une femme détentrice de Vettebel. - Parmi ceux-ci, sera choisi celui qui possède au mieux les qualités nécessaires à une telle charge. Celles-ci consistent essentiellement en une 15. Les Iwerweren sont un des groupes Kel-Ulli de la confédération des Kel-Ajjer (cf. Fou- cauid 195! : 537). Selon certains Dag-Fali, descendants d'Amagor, un frère de ce dernier resté lui dans FAjjer en serait un des ancêtres fondateurs. On notera aussi que des Iwerweren se sont également intégrés à la tawsit des Kel-Ahnet de l'Ahaggar. Parmi eux, toujours selon les Dag-Fali, se trouveraient certains descendants de Fali issus du second mariage de celui-ci avec une femme nommée Resa Ult Amama. Quant à l'appellation de Kel-Ayefsa, elle désigne tout à la fois une fraction des Aguh-n-tahlé de l'Ahaggar, et un groupe de Touaregs résidant dans la région d'inGall au Niger. Ces derniers sont restés en Aïr quand les Aguh-n-tahlé, alors connus sous le nom de Tégehé-n-Elimen, vinrent s'établir dans l'Ahaggar il y a environ trois siècles. Il est fort vrai semblable que ce mouvement d'émigration du sud vers le nord ait été précédé d'un mouvement inverse (Gast 1985 : 266 et Lhote 1984 : 74). L'Arefsa désigne, en effet, une région de l'Ahaggar (Foucauld 1940 : 219), et les Kel-Aïr surnomment les Kel-Ayefsa résidant chez eux Ihaggaren ô<ceux de l'Ahaggar»). 110 Paul Pandolfi maximalisation des traits du code de conduite propre aux Kel-Ahaggar, maîtrise de soi, don de la parole, tayté... Ces deux critères permettant de combiner tout à la fois un accès sélectif, du fait même de l'hérédité (transmission de Vettebel), et une ouverture « démocratique », dans la mesure où la première condition est ici tempérée par reconnaissance de qualités dues à l'ensemble des hommes de la tawsit. Mais ils ne sont point les seuls pris en compte. Trois autres paramètres interviennent également. Il s'agit, en l'occurrence, de : - L'ordre aîné/cadet parmi les prétendants possibles ; - L'avis de Vamenûkal et des nobles dirigeants ; - L'alternance instaurée entre les fractions Dag-Fali. Aînés et cadets L'on sait que l'axe aîné/cadet joue un rôle fondamental et à de nom breux niveaux (segmentation, système d'attitudes, résidence, etc.) chez les Kel-Ahaggar. Cela s'inscrit dans la terminologie de la parenté elle-même. Ainsi, Ego'^ utilisera des termes différents pour désigner ses frères (réels et classificatoires) selon qu'ils se trouvent par rapport à lui en position d'aînés {ameqqar) ou de cadets (amadray). Que cet axe aîné/cadet inter vienne aussi en ce qui concerne le choix des amyar n'est donc en rien étonnant. L'on peut ainsi supposer, par exemple, que le choix d'Uray ag Fali et non de son frère cadet El-Haj Ahmadu quand il fallut désigner le troisième amyar ou encore celui de Sîdî ag Buhen et non de son cadet Ebekki, pour le poste de cinquième amyar, relèvent d'une telle logique. Précisons que la notion de seniorité chez les Kel-Ahaggar convient non seulement à l'aîné par naissance (soit le plus âgé des frères) mais également à l'aîné social. Ainsi, que! que soit leur écart d'âge, le fils d'un frère aîné sera considéré comme l'aîné du fils d'un frère cadet'^. Nous aurons d'ailleurs l'occasion d'analyser, à partir d'un exemple précis (cf. tableau 2), l'intervention de cette notion de seniorité sociale dans le choix des amyar. 16. «Ego n'appelle pas «frère (ou sœur) aîné ou cadet» ses cousins parallèles plus âgés ou plus jeunes que lui, mais il les appelle aînés, si leur père est l'aîné de son père ou si leur mère est l'aînée de sa mère. Il les appelle cadets si leur père est le cadet de son père et si leur mère est la cadette de sa mère. En sorte qu'Ego peut appeler frère aîné un cousin plus jeune que lui et frère cadet un cousin plus âgé que lui (idem pour les cousines).» (Gast 1974 : 187). On notera que cette notion d'aîné social n'est point spécifique aux seuls Kel-Ahaggar : voir RadcliffeBrown 1953 : 29 et Balandier 1985. 17. On pourrait s'étonner que nous insistions sur le poids de Vamenûkal dans le choix des amyar sans évoquer, par contre, l'influence de l'administration coloniale française. Mais, à nous en tenir à nos informations actuelles, celle-ci ne semble point être intervenue à ce niveau. Tout indique que les Dag-Fali ne furent en rien « dirigés » dans ce choix. 11 n'en fut pas toujours de même en ce qui concerne Vamenûkal des Kel-Ahaggar ; Nombre d'entre eux se souviennent encore comment les autorités locales (et notamment le capitaine Florimond) surent imposer Meslar ag Amayas comme amenûkal des Kel-Ahaggar alors que la plupart de ceux-ci (nobles et tribu taires) étaient favorables à Bey ag Akhamuk. La transmission du pouvoir chez les Dag-Vali de l'Ahaggar 111 L'avis de /'amenûkal Sur ce point nous ne pouvons qu'émettre une hypothèse même si elle nous apparaît fort vraisemblable. En parlant de « l'avis » (et non de la décision) de Vamenûkal, nous tenons à marquer qu'il s'agit moins pour ce dernier de dicter/imposer son choix (et celui du groupe dirigeant) que d'une possibilité d'influencer voire d'accepter ou refuser la décision prise par les Dag-Fali. A cet égard, la démarche suivie lors du choix d'un amyar nous semble, telle que nous avons pu la reconstituer, fort signifi cative. Si c'étaient les Dag-Fali eux-mêmes qui devaient désigner parmi plusieurs prétendants celui qui serait amené à représenter leur tawsit, il n'empêche que l'intronisation véritable au niveau de Vettebel des KelAhaggar se faisait lors d'une cérémonie qui se déroulait dans le campe ment même de Vamenûkal. Par là se marquait que certes choisi par ses pairs Vamyar ne pouvait cependant se dire tel qu'une fois accepté par Vamenûkal lui-même. Ainsi, le dixième amyar, Dengusi ag Uksem, fut intronisé durant l'hiver 1952-1953 lors d'une cérémonie qui se déroula dans le campement de Vamenûkal Bey ag Akhamuk, campement alors situé au lieu-dit Taheseyt (entre Illamane et Aouknet) en plein cœur de l'Atakor. Ce rôle important de Vamenûkal apparaît aussi dans un des rares renseignements que nous avons pu obtenir au sujet d'Aganna, deuxième amyar Dag-Fali qui fut destitué de ses fonctions par Vamenûkal lui-même. Pour justifier cette décision, on invoqua le manque de tayté de cet amyar. Cause réelle ou prétexte, il n'en reste pas moins que dans ce cas Vamenûkal mit fin par une décision autoritaire à la charge que la tawsit avait confiée à Aganna. Si Vamenûkal détenait un tel pouvoir, on peut logiquement penser qu'au-delà même des rapports hiérarchiques forts prégnants entre Kel-Fela et Dag-Fali, son avis avait un poids déterminant lorsqu'il fallait choisir un nouvel amyar. Il apparaît ainsi que les Dag-Fali ne pouvaient choisir un homme n'ayant pas l'approbation de Vamenûkal et des nobles dirigeants. Un des Dag-Fali dont le souvenir est encore fort vivace aujourd'hui, se nommait Mohammed Buzin. Ce descendant direct de Mohammed ag Besa (sixième amyar) était fils de Mimi ult InThéyéwin, détentrice de Vettebel. Cependant sa célébrité était surtout due à son caractère indépendant voire à ses actes d'insubordination par rapport à Vamenûkal et aux nobles Kel-Fela. J'avais souvent entendu parler de ce personnage ne serait-ce que parce que son nom (et ses « faits d'armes » !) revenait fréquemment quand on voulait m'expliquer en quoi consistaient les amendes (eddiet) distribuées par Vamenûkal aux Kel-Ahaggar trop tur bulents ! Suite à mes enquêtes généalogiques, je m'aperçus que Mohammed Buzin aurait pu prétendre accéder au rang d'amyar. Je posais alors - par provocation délibérée - la question de sa possible désignation à plusieurs Dag-Fali. La réponse, dont l'essentiel tenait en un sourire amusé, fut immédiate et unanime : jamais ce personnage vu les rapports 112 Paul Pandolfi tendus qu'il entretenait avec les nobles et Vamenûkal n'aurait pu être choisi comme amyar. L'alternance des fractions Nous voudrions surtout évoquer ici le rôle important que joue, lors de la nomination d'un amyar, l'alternance entre fractions Dag-Fali. Comme la plupart des tawsit Kel-Ahaggar, celle des Dag-Fali se subdivise en plusieurs segments. Dans le cadre de cette brève étude nous ne pouvons nous étendre sur ce phénomène complexe de segmentation. On notera cependant que cette division en plusieurs fractions varie fortement selon que l'on se réfère à tel ou tel auteur. Nous ne pensons point qu'il faille à ce niveau chercher qui parmi ces observateurs a le mieux rendu compte de la réalité de cette tawsit. En effet, les différences enregistrées proviennent moins des observateurs que de la réalité même. La segmen tation de la tawsit des Dag-Fali a fortement varié selon les époques et les divergences entre les comptes rendus ethnographiques ne sont que le reflet de cette segmentation fluctuante où fission et fusion sont sans cesse à l'œuvre'®. A l'heure actuelle, les Dag-Fali se subdivisent en quatre fractions : Kel-Tamanrasset, Kel-Terhananet, Kel-Hirafok, Kel-Hiffra. Tout semble indiquer d'ailleurs que cette segmentation est celle qui a été la plus cou rante dans l'histoire récente de cette tawsit. Les Dag-Fali présentent sou vent leur tawsit comme un chameau dont les quatre pattes seraient les fractions ci-dessus dénommées. Appliquée à la transmission de la charge d'amyar, cette division se manifeste par deux données fondamentales. Si l'on se réfère aux tableaux précédents ainsi qu'aux commentaires des Dag-Fali eux-mêmes, on s'aperçoit en effet que : - Dans l'histoire de la tawsit, les amyar n'ont jamais été choisis parmi les deux dernières fractions (Kel-Hirafok et Kel-Hiffra) mais toujours parmi les seuls Kel-Tamanrasset et Kel-Terhananet, comme l'avait déjà relevé sans autre explication J. Nicolaisen (1963 : 144). - De plus, une alternance entre ces deux dernières fractions est ins18. Nous avons déjà abordé ce problème à partir de l'exemple des Ikechemaden (Pandolfi 1993). Si la littérature ethnographique a toujours eu beaucoup de mal à rendre compte de cette réalité fluctuante, il en était de même pour l'administration coloniale. La lecture des « Tableaux de l'organisation du commandement des tribus », établis annuellement depuis 1925, est à cet égard significative. Ces documents recensaient les différentes tawsit ainsi que leurs fractions et indi quaient pour chacun de ces niveaux de segmentation les noms des amyar. Mais, d'une année sur l'autre, tant le nombre que la dénomination de ces fractions (notamment dans le cas des Dag-Fali) se modifient. Le rédacteur du « Tableau » de l'année 1929 ajoutera d'ailleurs une note introductive dans laquelle perce son désarroi : « Quand la nouvelle annexe du Hoggar aura été créée, toute cette organisation sera à étudier plus en détails, car il y a de nombreuses discordances entre les études déjà faites à ce sujet, et les rapports des fractions et sous-fractions les unes avec les autres. [...] En réalité, tout cela est assez compliqué et cadre mal avec les exigences de notre esprit méthodique. Il est donc assez difficile de présenter l'organisation des Touaregs sous forme de tableau et cependant, sans tableau... il est complètement impossible de s'y reconnaître... » (A.O.-M., 8 HH 68). 113 La transmission du pouvoir chez les Dag-Tali de l'Ahaggar taurée de telle sorte qu'à un amyar Kel-Terhananet succédera un amyar choisi parmi les Kel-Tamanrasset et ainsi de suite. Ainsi, à Dua ag AgIklan (Kel-Terhananet) succéda Uksem ag Uray (Kel-Tamanrasset) qui eut lui pour successeur Akrud ag Ama des Kel-Terhananet, etc. Cette alternance instaure dès lors au niveau du pouvoir un « équi libre » (phénomène fréquent dans le monde berbère) entre les principales fractions comme c'est le cas ici entre Kel-Tamanrasset et Kel-Terhananet. Mais elle élimine aussi des hommes qui - de par Vettebel de leur mère - auraient pu prétendre au pouvoir. Combiné avec l'axe aîné/cadet, ce principe permet de mieux appréhender le phénomène de la succession des amyar. Exemple : suite au décès du sixième amyar Mohammed ag Besa (Kel-Tamanrasset), c'est Dua ag Ag-Iklan des Kel-Terhananet qui lui suc céda. Mais dans cette dernière fraction se trouvait un autre prétendant possible, à savoir Ama ag In-Théyéwin, frère classificatoire (cousin paral lèle patrilatéral) de Dua ag Ag-Iklan (cf. tableau 2). Cependant, en tant que cadet il ne put prétendre supplanter Dua ag Ag-Iklan. A la mort de ce dernier, la charge d'amyar revint à un KelTamanrasset, ce qui fut le cas avec Uksem ag Uray et échappa donc à nouveau à Ama ag In-Théyéwin. C'est seulement une génération plus tard que son fils Akrud ag Ama occupera cette place. On notera aussi que certains prétendants exclus par le jeu de l'alter nance furent désignés comme « chefs »/représentants de leur propre frac tion. Ainsi, durant la longue période (36 ans) où Uksem ag Uray des KelTamanrasset fut amyar, Ama ag Dua - dont la mère était aussi détentrice de Vettebel - se retrouva à la tête de la fraction des Kel-Terhananet (cf. tableau. 3). 3 - Alternance entre les fractions Kel-Tamanrasset et Kel-Terhananet POUR LE CHOIX DE L'AMPAR Kel-Terhananet Kel-Tamanrasset i-OA=0 In-Theyéwin A-O Ag-Iklan 1 r'^ A = Ô k-o kk A A : Mohammed Uksem 7 Dua ag Besa ag Uray ag Ag-Iklan ag Ih-Théyé Ama A A 10 Ama Dengusi ag Uksem ag Dua 11 Sidi Mohammed agDua 9 Akrud ag Ama 114 Paul Pandolfi Stratégies matrimoniales et ettebel Reste cependant une question centrale : pourquoi les amyar Dag-Fali sont-ils choisis uniquement parmi les Kel-Terhananet et Kel-Tamanrasset ? Suivant en cela les dires des Dag-Fali eux-mêmes, c'est en nous réfé rant à la notion ettebel et à sa transmission que nous aborderons cette question. Seront donc pris en compte ci-dessous les enseignements que nous fournissent nos enquêtes généalogiques mais également ceux du récit précédemment exposé. Si effectivement l'origine de Vettebel chez les Dag-Fali remonte à Debeinnu ult Awata et qu'ensuite sa transmission s'est opérée par voie matrilinéaire, cela revient à dire qu'en G-1 seules trois filles du couple Fali/Debeinnu en étaient détentrices et qu'en G -2 cinq femmes seulement (à savoir les filles des filles de Debeinnu) possédaient ce privilège. Or, au vu des généalogies relevées, ces cinq « petites-filles » de Debeinnu se sont toutes unies avec des Kel-Tamanrasset ou Kel-Terhananet. L'appar tenance à telle ou telle fraction se transmettant chez les Dag-Fali par voie patrilinéaire", on comprend dès lors que dès la deuxième génération après Debeinnu, Vettebel se retrouve monopolisé par les membres des deux fractions précédemment citées. Les unions matrimoniales toujours recherchées dans la parenté proche (cousines croisées ou parallèles notamment) plus une mise en place par certains lignages - tel celui d'Enyrubu - de stratégies matrimoniales propres à conserver Vettebel font qu'il faudra attendre G+4 pour voir apparaître une première union entre une détentrice de Vettebel et un homme appartenant à une autre fraction Dag-Fali et donc des prétendants à la charge û"amyar (soit les descendants masculins de la-dite union) en G+5 seulement. Autant dire dès lors, qu'outre leur très faible nombre par rapport aux autres prétendants, Kel-Hirafok et Kel-Hiffra se trouveront confrontés à une « tradition » déjà instituée et selon laquelle le titre éVamyar revient (à tour de rôle) à un membre d'une des deux autres fractions Dag-Fali. Vérification finalement de ce que m'énonçait en jan vier 1993 une des détentrices actuelles de Vettebel mariée à un Kel- Hirafok. M'étonnant, devant elle, qu'aucun amyar ne soit issu de la frac tion de son époux, elle me répondit par deux « affirmations » : Certes, il y a maintenant parmi les Kel-Hirafok et Kel-Hiffra quelques détentrices de Vettebel mais elles sont fort peu nombreuses surtout comparées à 19. Nous savons que cette affirmation peut sembler surprenante au vu de la littérature déjà existante sur les Kel-Ahaggar. Pourtant, en ce qui concerne les Dag-Fali, nous ne faisons là que reprendre les propos des intéressés eux-mêmes. Propos amplement confirmés - et pour plusieurs générations - par Fétude des généalogies recueillies dans cette tawsit. Nous aurons l'occasion de revenir sur ce problème cruci^. On notera simplement ici qu'en dehors de la perception qu'ont les intéressés sur question. Il s'agit Dag-Fali cotisent est toujours celle ce problème, il est au moins un événement qui permet de mieux cerner cette en l'occurrence de la Ziara de Dar-Mouli. A cette occasion, les quatre fractions alors avec les membres de la fraction à laquelle ils appartiennent, fraction qui de leur père et de leurs ascendants patrilinéaires. La transmission du pouvoir chez les Dag-Tali de l'Ahaggar 115 celles mariées chez les Kel-Terhananet ou Kel-Tamanrasset. C'est donc dans ces deux fractions qu'« il y a le plus d'ettebel ». Et puis, ajoutat-elle, « c'est comme cela... on choisit toujours Yamyar parmi ces deux fractions ». Propos amplement confirmés par nos enquêtes généalogiques. Dans la fraction des Kel-Tamanrasset, nous avons recensé 33 mariages concernant des femmes détentrices de Vettebel. Or, la répartition de leurs conjoints est la suivante : 16 Kel-Tamanrasset, 14 Kel-Terhananet mais seulement 3 Kel-Hirafok et aucun Kel-Hiffra. Cela ne signifie point qu'il ait eu, dès le départ, exclusion délibérée des fractions autres que celles des Kel-Tamanrasset et Kel-Terhananet. En effet, si nous remontons à nouveau aux trois filles de Debeinnu ult Awata, on note que leurs unions ont eu lieu avec : - Ewenzeg ag Ag-Ahnet ag Awata (mariage avec sa cousine croisée matrilatérale). - Amagor ag Akotey (d'origine « extérieure » à la tawsit). - Buhen ag Agentor (union avec la cousine parallèle patrilatérale). Or, si la descendance de ce dernier appartient aux Kel-Tamanrasset, si celle d'Amagor sera intégrée aux Kel-Terhananet, par contre, les des cendants d'Ag-Ahnet n'appartiennent pas à ces deux fractions. On ne peut donc point parler, à l'origine, d'un phénomène d'appropriation exclusive de Vettebel par telle ou telle fraction. Mais, Ewenzeg ag Ag-Ahnet semble n'avoir eu qu'une seule fille. Dès lors, le mariage de celle-ci avec Mohammed ag Amagor (Kel-Terhananet) entraîne que de facto, l'accès au pouvoir se concentre chez les Kel-Terhananet et Kel-Tamanrasset. Et ce d'autant plus qu'on assiste à la même époque à une « prise de pouvoir » par les Dag-Enyrubu puisque trois des quatre fils de ce dernier s'unissent avec des petites-filles de Tali et Debeinnu. Dès lors pourront effectivement se mettre en place des stratégies matrimoniales visant à la conservation (voire la monopolisation) de Vettebel. Mais nous devons avant d'aborder ce problème affiner encore notre analyse. Ainsi dire, comme les Dag-fali eux-mêmes, que la charge d'amyar est réservée à deux fractions alors que deux autres en sont exclues est à la fois juste et insuffisant. Juste puisque est ainsi présentée une réalité confirmée par la liste des amyar qui se sont succédé à la tête de la tawsit. Insuffisant car même chez les Kel-Terhananet et les Kel- Tamanrasset le nombre des prétendants possibles (de par Vettebel détenu par leurs mères) est finalement restreint. Seuls ceux dont les pères se sont unis avec des « filles » (au sens de descendantes en voie matrilinéaire) de Debeinnu peuvent y prétendre. Tous les autres (soit la grande majorité), y compris dans ces fractions, en sont exclus et ce quel que soit leur rap port de proximité par voie patrilinéaire avec l'ancêtre éponyme de la tawsit. Tel est le cas, entre autres exemples, des nombreux descendants d'el-Haj-Ahmadu fils cadet de Tali et Debeinnu. En effet, ni lui-même ni ses descendants masculins n'ont épousé une détentrice de Vettebel. 116 Paul Pandolfi Ainsi, apparaît de fait, circonscrit à l'intérieur des fractions KelTamanrasset et Kel-Terhananet, un groupe restreint de Kel-ettebel (Foucauld 1951 : 1924). Groupe dans lequel se retrouvent les femmes détentrices de Vettebel et leurs descendantes. Soit leurs fils qui pourront prétendre à la charge d'amyar, soit leurs filles qui assurent elles la transmission de Vettebel. Chez les Dag-Fali, ce groupe est essentiellement constitué par deux lignées : celle d'Enyrubu ag Attanuf et celle d'Uray ag Fali. D'où la mul tiplication des alliances matrimoniales soit à l'intérieur même de ces lignées soit entre elles. Ainsi se trouve évité le risque de dispersion de Vettebel vers V« extérieur » étant entendu que ce terme recouvre avant tout ici les autres familles Dag-Fali (y compris Kel-Terhananet ou KelTamanrasset) non détentrices de Vettebel. Paradoxalement, du moins en première apparence, la création d'une aire endogame à l'intérieur même de la tawsit semble ici se combiner avec une tendance exogame. Il a déjà été relevé - souvent sans références précises - que les tawsit Kel-Ulli et notamment celle des Dag-Fali constituaient des groupes endogames. Tant au niveau du discours où l'idéal endogamique est fort valorisé qu'au niveau des pratiques réelles, cette endogamie de tawsit semble s'opposer à l'ouverture beaucoup plus importante relevée chez les nobles Kel-Fela. Le matériel ethnographique en notre possession à partir de quelque 227 unions matrimoniales relevées sur plusieurs générations permet de confirmer cette endogamie de tawsit. Nous avons pu ainsi établir que le taux d'endogamie chez les Dag-Fali se situe aux environs de 87 %. Mais, ce chiffre doit encore être précisé. En effet, dans les 13 % de mariages à l'extérieur de la tawsit, environ 7,5 % ont été contractés entre des Kel- Tamanrasset et des hommes ou femmes appartenant la plupart aux Aguh-n-tahlé et plus particulièrement à la fraction des Usenden. Mieux, ces mariages concernent quasi exclusivement - en dehors de quelques rares et récentes exceptions - des Kel-Tamanrasset appartenant au groupe défini précédemment comme celui des Ke\-ettebel et chez les Usenden des descendants masculins ou féminins d'Ilachen ag Mansuri. Certes, plusieurs raisons peuvent être avancées pour expliquer ce type d'union^", mais il 20. Il faut notamment relever que les Usenden qui s'unissent avec des Kel-Tamanrasset sont tous des descendants par leur « mère » Tehit ult Keroza (épouse d'Ilachen ag Mansuri) d'un dénommé Keroza (Aguh-n-tahlé) et d'Arani ult Fali. Cette dernière étant présentée comme une fille de TAU issue du second mariage de ce dernier avec une femme des Ibottenaten dénommée Resa Ult Amama. A cette inscription dans l'histoire par l'intermédiaire de la trame généalogique vient s'ajouter une inscription dans l'espace. Les territoires attribués aux Kel-Tamanrasset et aux Usenden sont, en effet, contigus. Ce « gardien positif de voisinage » (Murdock 1972 : 306) permet l'instauration et le développement de relations et d'échanges entre les deux groupes. De plus, cette résidence dans un cadre écologique similaire (fait capital pour des groupes de pasteurs) entraîne un style de vie semblable. Par là, une alliance entre Usenden et Dag-Fali ne provoque point un bouleversement de mode de vie semblable à celui qu'entraînerait une union avec une tawsit rési dant dans une autre contrée de l'Ahaggar. La transmission du pouvoir chez les Dag-Tali de l'Ahaggar 117 paraît évident que le fait que ces mariages concernent essentiellement des Kél-ettebel doit ici être pris en considération. Si nous nous replaçons dans une perspective de stratégies matrimoniales visant à la conservation et à la perpétuation de Vettebel dans un groupe restreint, on notera qu'alors deux options principales se dégagent : - La première, déjà évoquée, consiste à rechercher un maximum d'unions matrimoniales à l'intérieur du groupe des Kel-ettebeL - La seconde a contrario consiste en une ouverture sur l'extérieur : on privilégiera dans ce cas des unions hors-tawsit. 4 - Stratégies matrimoniales visant à la conservation de vettebel Aguh-n-tahlé Dag-Fali Kel-Terhananet \ 1Kel-Hirafok i^el-ettebeî\ \ 1 Kel-Hiffra V£3y / Usenden Kel-Tamanrasset/ Or, ces deux tendances, ces deux tactiques peuvent parfaitement être comprises comme des moyens - non exclusifs dans la mesure où ils peu vent se déployer en même temps - destinés à atteindre un même but, comme les manifestations d'une même stratégie. Dans les deux cas, en effet, il s'agit de restreindre au maximum la dispersion de Vettebel, de le garder « entre soi ». La création d'une aire d'endogamie (celle des Kelettebel), à l'intérieur même de la tawsit, répond à cette attente. Les mariages « extérieurs » également. En effet, quand une femme détentrice de Vettebel se marie « hors tawsit » avec un Usenden cela signifie que les enfants issus de cette union, généralement considérés Aguh-n-tahlé comme leur père, ne pourront de fait prétendre au rang d'amyar. En ce sens, ne seront point mis au monde des concurrents potentiels pour les autres Kelettebel et c'est bien cela qu'il s'agit d'éviter. A contrario, si se réalisait l'union d'une détentrice de Vettebel avec un Dag-Fali (et ce quelle que soit sa fraction) cela provoquerait un bou leversement important des données régissant la transmission du pouvoir dans la tawsit. Dans la descendance d'une telle union apparaîtraient, en effet, des candidats potentiels à la charge d^amyar (côté masculin) mais aussi de nouvelles lignées féminines détentrices de Vettebel. 118 Paul Pandolfi Ainsi, deux tendances principales (cf. fig. 4) semblent se dégager concernant les stratégies matrimoniales des Kel-ettebel chez les Dag-Fali : 1. Unions recherchées à l'intérieur du groupe restreint des Kelettebel, a) soit à l'intérieur d'une même fraction (et entre descendants d'une même lignée), b) soit entre membres des deux fractions principales (Kel-Tamanrasset et Kel-Terhananet) ; 2. Unions recherchées à l'extérieur de la tawsit avec des membres de la fraction des Usenden (Aguh-n-tahlé). Mais, dans les deux cas, la même logique de « monopolisation » de Vettebel est à l'œuvre. Il s'agit soit de le garder «entre soi» (cas \a et 1^), soit, à défaut, de ne point le transmettre aux autres Dag-Fali exclus de Vettebel (cas 2). Ainsi, au-delà des indications ici fournies sur la transmission de la charge d'amyar, cette étude nous permet aussi d'un peu mieux cerner, à partir de l'exemple Dag-Fali, la nature d'un groupe tributaire. Tout comme cela avait déjà été amplement démontré en ce qui concerne les nobles Kel-Fela (Gast 1976 et Claudot 1987), on ne peut pour les Dag-Fali maintenir la fiction d'une tawsit égalitaire. Malgré l'image proposée d'un groupe de descendance dont tous les membres seraient placés sur le même plan, on s'aperçoit ici qu'être Dag-Fali ne signifie point avoir des droits similaires. De fait, par rapport à Vettebel, une hiérarchi sation s'inscrit au sein même de la tawsit différenciant les ayants droit (Kel-^rfôè^O de la grande majorité de ceux qui, membres à part entière du groupe, ne peuvent prétendre ni au rang d'amyar ni aux bénéfices écono miques qui, sous la forme de biens collectifs, se rattachent à Vettebel. Or, comme nous l'avons vu, les Kéi-ettebel se définissent en réfé rence à un personnage féminin (Debeinnu) à partir duquel s'est transmis par voie utérine cet ettebel dont la possession trace au sein de la tawsit une « frontière » entre ceux qui y ont accès et ceux qui en sont exclus. Si l'appartenance à la tawsit vu le caractère fortement endogamique de cette dernière ne peut se déterminer à partir d'un principe unilinéaire, si c'est un personnage masculin (en l'occurrence Fali) qui se retrouve ancêtre éponyme, il n'en reste pas moins que c'est par référence à un ancêtre féminin et à sa descendance utérine que certains privilèges tant politiques qu'économiques se transmettent. HYPOTHESE SUR UNE HISTOIRE Le titre de cette annexe par sa formulation même indique que nous entrons là dans le domaine d'hypothèses historiques. L'absence de cer titudes tant en ce qui concerne l'histoire ancienne des Dag-Fali qu'à un degré moindre cependant, celle des Kel-Fela nous incite à cette prudence. Cependant, aussi minimes soient-ils, un certain nombre d'indices nous La transmission du pouvoir chez les Dag-Tali de l'Ahaggar 119 permettent d'avancer, quitte à ce que des travaux plus pertinents puissent un jour invalider ou modifier la perpective suivante. Nous avons évoqué au début de cet article comment se transmettait le titre d'amenûkal chez les Kel-Ahaggar. C'est M. Benhazera (1908 : 50) qui le premier présenta correctement ce principe de transmission du pou voir^'. Mais cet auteur eut aussi le mérite d'apporter sur l'histoire de cette confédération une somme importante de renseignements. Il releva notam ment que la succession des premiers amenûkal s'était opérée par voie patrilinéaire et que ce n'était qu'à partir de Yunes ag Sîdi^^ qu'une trans mission matrilinéaire du pouvoir s'était (à nouveau ?) établie. Cette varia bilité historique a depuis été analysée par nombre d'auteurs mais les informations que nous avons pu recueillir chez les Dag-Fali nous incitent à revenir sur ce problème. Nous avons, en effet, signalé au début de notre étude que, selon les dires de certains Dag-Fali, Awata ag Mohammed (oncle paternel de Fali) puis son frère cadet El-Mader ag Mohamed (père de Fali) avaient précédé Fali à la tête de la tawsit. Si bien qu'apparaît comme possible que pour les Dag-Fali, comme pour le groupe dirigeant de la confédération, on ait d'abord eu une transmission patrilinéaire du pouvoir avant qu'une trans mission utérine du pouvoir ne soit (à nouveau ?) instaurée ; il est frappant que la liste des amenûkal, telle qu'elle nous est connue aujourd'hui, compte douze noms et que celle des amyar Dag-Fali - si on y inclut Awata et El-Mader ag Mohammed - en comporte treize. Coïncidence numérique qui pourrait dénoter un parallélisme chronologique des his toires de ces deux tawsit. Les quelques indices en notre possession, et notamment l'affirmation qu'Aganna aurait été amyar quand Yunes était lui amenûkal des Kel- Ahaggar^' nous permettent d'avancer que les premiers amyar Dag-Fali (Awata, El-Mader et Fali) étaient fort probablement les contemporains des premiers amenûkal connus de l'Ahaggar. Dès lors, la variabilité depuis longtemps relevée quant à la transmission du pouvoir (patrilinéarité puis 21. Avant M. Benhazera, H. Duveyrier n'avait insisté que sur la notion de tadabit tan kaskab soit la transmission du pouvoir de l'oncle maternel au neveu utérin (Duveyrier 1864) alors que celui-ci, pour reprendre les termes de Benhazera (1908 : 94) ne vient «qu'en troisième posi tion ». L'ordre de succession relevé par Benhazera se retrouve également chez les Urayen de l'Ajjer (Dubief 1956 : 89). 22. Nous retenons donc la possibilité d'une transmission patrilinéaire du pouvoir pour les trois premiers amenûkal connus de l'Ahaggar. Par la suite, l'union de Sîdi avec Kella nous paraît être le tournant capital. C'est pourquoi nous pensons, au contraire de J. P. Maître (1977 ; 781) et A. Bourgeot (1976 : 25), que dès Yunes et Ag Mama c'est bien l'axe matrilinéaire qui devient prédominant quant à la transmission de Vettebel et du pouvoir. Dans la succession des amyar Dag-Fali se pose un problème identique en ce qui concerne Uray ag Fali dans la mesure où il pouvait accéder au pouvoir tant par son ascendance paternelle que par son ascendance maternelle. Il est cependant frappant que tous nos informateurs ont mis l'accent sur le même point : c'est avant tout parce que bénéficiant de Vettebel de sa mère Debeinnu qu'il fut porté à la tête de la tawsit. 23. S'y ajoute une autre indication fournie par certains Dag-Fali : Uray ag Fali aurait été amyar à l'époque où Ag-Mama était amenûkal. 120 Paul Pandolfi matrilinéarité) apparaît comme un changement/bouleversement historique plus fondamental encore puisque ayant affecté non seulement le groupe dirigeant mais également des tawsit tributaires comme celle des Dag-Pali. De plus, dans ces deux groupes apparaissent, là aussi, semble-t-il, à la même époque, deux personnages féminins (Kella dans le groupe diri geant et Debeinnu chez les Dag-Fali) qui par bien des aspects peuvent être rapprochés. Toutes deux sont des personnages historiques auxquels remontent les généalogies recueillies tant chez les Dag-Fali que chez les Kel-Fela (cf. Régnier 1961 pour les Kel-Fela). Mais toutes deux tirent aussi leur force d'être présentées comme des descendantes de Tin-Hinan et Takama, ancêtres féminines mythiques des deux strates principales (nobles et tributaires) de la société Kel-Ahaggar. Surtout, ces deux femmes apparaissent comme les initiatrices de Vettebel qui à partir d'elles, tant chez les Kel-Fela que chez les Dag-Fali, sera transmis par voie utérine. On le voit, il ne s'agit point pour nous de présenter une réinterpré tation globale de l'histoire de la confédération Kel-Ahaggar. Au contraire, tout semble indiquer que les informations recueillies chez les Dag-Fali confirment sur des points essentiels l'histoire du groupe de commande ment proposée jusqu'alors (cf. Gast 1976 et 1986). C'est bien plutôt une extension à l'ensemble de la confédération (groupes tributaires compris) des bouleversements repérés jusqu'ici dans le seul groupe dirigeant que nous tenions à avancer ici. RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES Archives d'Outre-Mer, Aix-en-Provence, Tableaux de Torganisation du comman dement des tribus, Série 8HH. Balandier, g., 1985, Anthropologiques, Paris, Livre de Poche/Biblio. Benhazera, m., 1908, Six mois chez les Touaregs de l'Ahaggar, Alger, Jourdan. 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La transmission du pouvoir chez les Dag-Fali de l'Ahaggar 121 Dubief, J., 1956, «Les Ouraghen des Kel-Ajjer. Chronologie et nomadisme», in Travaux de l'Institut de recherches sahariennes, Alger, tome XIV ; 85-137. Duveyrier, h., 1864, Les Touaregs du Nord, Paris, Challamel. Florimond, Cap., 1925, Rapport annuel, Aix-en-Provence, Archives d'Outre-Mer. Foucauld, Père Ch., de, 1925-1930, Poésies touarègues, dialecte de l'Ahaggar, Paris, Leroux. Foucauld, Père Ch., de, 1940, Dictionnaire abrégé touareg-français des noms pro pres, Paris, Larose. Foucauld, Père Ch., de, 1951-1952, Dictionnaire touareg-français, dialecte de l'Ahaggar, Paris, Imprimerie nationale. Fox, R., 1972, Anthropologie de la parenté : une analyse de la consanguinité et de l'alliance, Paris, Gallimard. Gast, m., 1973, « Le don des sandales dans la cérémonie du mariage chez les Kel- Ahaggar » in Actes du Premier congrès d'études des cultures méditerra néennes d'influence arabo-berbère, Alger, SNED : 522-531. 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TEXTES ET DOCUMENTS GLANES POUR CONTRIBUER AU PARLER DES IDAW MARTINI DE L'ANTI-ATLAS MAROC Narjys El Alaoui Enclavés dans la partie septentrionale des Isaffn, entre lyrm au nord-est, Idaw Zkri au nord-ouest, Asa et Tagmmut à l'est ; Ibrkakn au sud-ouest et enfin Idaw Tinst au sud et Tata au sud-est, les Idaw Martini berbérophones du groupe taslhyt, sont installés sur les rives d'Asif n Isaffn (« Fleuve des fleuves » ou « Grand Fleuve »). D'une altitude moyenne de 800 m, la vallée bénéficie du climat pré saharien, avec des étés chauds et secs et des hivers doux. Seul le vent du nord/nord-ouest et d'ouest, taggut, souvent chargé de nuages, abaisse la température et génère la fraîcheur. Les précipitations sont rares : la saison des pluies s'étend d'octobre à janvier. On peut évaluer à environ 60 mm la quantité des pluies annuelles. Les vents sont fréquents et vio lents ; les vents du sud-est, afasi, et du sud, adu, sont une réelle calamité lorsqu'ils surviennent pendant le vannage. La vie agricole se réfugie dans les cuvettes, à proximité des sources. Sédentaires, les Idaw Martini pratiquent la céréaliculture (orge et maïs) et l'arboriculture (caroubiers, amandiers, oliviers et quelques rares palmiers dattiers, poiriers et abricotiers). Les jardins en terrasse épousent la silhouette de la géologie et l'on ne peut traverser champs et vergers, sans s'imprégner d'une puissante volupté mêlée de douceur, opposée à l'aridité des sommets, qui conduit à l'émergence de la vie dans un lieu si peu favorisé par les pluies. Originaires de Tamdult Wuqqa, ancienne cité prospère du Bani, les Idaw Martini, comme les groupements territoriaux Idaw de l'Anti-Atlas, ont participé à la querelle d'alliance politico-religieuse, qui les aurait, selon eux, divisés, en partis duels régionaux : Iguzzuln, auxquels ils appartinrent, et Isuktan. Si douce et pourtant si sévère, la vallée corrodée par l'aridification se dépeuple graduellement. L'émigration vers les centres urbains, entamée depuis les années trente, coïncidant avec la « pacification » de l'AntiAtlas, suit son cours et de nombreux foyers quittent leur village, souvent de manière définitive. 126 Narjys El Alaoui L'achèvement de la construction des routes goudronnées reliant les centres administratifs d'Iyrm-Lxmis n Isaffn (1984) à Tata (1987) et la faculté d'adaptation qui engendre un éloignement sensible du parler d'ori gine, pour se mêler, non sans fierté, à celui diffusé par les ondes, contri buent largement à l'abandon des signes culturels. Par souci de cohérence et afin de garder au parler des Idaw Martini son authenticité différentielle, nous avons délibérément opté pour la trans cription phonétique. Ordonner le monde, codifier sa langue, comme porter le drapé, la coiffure ou les fagots d'armoise sur le dos ou encore nommer les plantes, etc., révèle un particularisme que chaque groupement défend volontiers. En se maintenant strictement à ce parler, la matière lexicale, ici proposée, répond au souci de la localisation territoriale' des locuteurs. Le lecteur pourra remarquer la richesse lexicale liée à la végétation et particulièrement à l'agriculture (céréales, labours, etc.) et l'absence volon taire des verbes et du vocabulaire relatif à la botanique, à la zoologie, à la parenté, qui feront l'objet d'articles ultérieurs. Certains insectes, en cours d'identification, sont réunis sous leur terme générique (araignée, sauteriau, par ex.) Cherchant à susciter des investigations de la part de jeunes cher cheurs, ces glanes souhaitent, par ailleurs, contribuer aux efforts attendus des berbérisants en ces temps où la matrilangue leur est unanimement confiée. Si l'écrit garde le passé en mémoire et constitue le lieu de la norme, c'est à la langue orale créative que revient l'expression libre. Puisse-t-elle encourager de nouvelles interrogations.^ 1. L'expérience tirée de mon étude ethnobotanique engagée en 1989 a montré que les noms vemaculaires des plantes pour la région de l'Anti-Atlas sont souvent source de confusion ; soit qu'un même terme s'applique à plusieurs espèces de plantes différentes, soit que la même espèce est désignée sous différents vocables. En regard de cette expérience, le propos se fonde sur la gestion lexicale des Idaw Martini, à laquelle elle se limite. 2. Cf. infra « tiyri » Glanes pour contribuer au parler des Idaw Martini de 1'Anti-Atlas Maroc ABRÉVIATIONS ET SYMBOLES A. animal anat. anatomie ar. arabe, d'origine arabe coll. terme de boucherie collectif derm. dermatologique dimin. dr. cout. diminutif droit coutumier bouch. expr. expression fém. féminin H homme hum. humain ind. indéterminé ou en voie d'identification « littéralement » méd. médical Péj. pl. péjoratif pluriel proverbe prov. topony. toponyme antonyme (t-t) particule du féminin orthographe ou prononciation différente id. que syllabes précédentes mot de sens identique, synonyme voir [] indique une précision apportée à la traduction 127 Narjys El Alaoui 128 A ayyu 10 petit-lait => ak^fay. 20 sperme => i^maen. ayy'*! (t-t) génisson, taurillon en âge de procréer, pl. wy/'a (t-) => albbuk, amuad, aellus, azgr. ayzdis 10 (anat.) côte. 20 (dr. coutum.) co-jureur ; pl. iyzdisn ayanim izdyisn. 10 Arundo donax L. (canne de Provence). 20 coll. roseau. ayaras 30 flûte de roseau évidé. 40 plume de roseau utilisée par les écoliers pour s'exercer à l'écriture des versets du Qur'an sur leur tablette =:> talluht, tayanimt. 10 chemin, sentier, voie. 20 droiture ; ayaras n rbbi « voie ayad ayla (t-t) ayrram ayrray ayrum ayudu ayuni de Dieu » désigne l'espace habité, organisé, sacré ayaras n Ssitan « voie de Satan » désigne l'espace vidé d'humanité, siège des bêtes féroces et des génies, bouc ; pl. ayadn => ablbay, ahttus, iyzd, taya^ agneau, agnelle => ikru, imziy / ahruy, tahruyt. 10 ruine. 20 muret de pierres sèches ; pl. iyrramn. => ayuni, ay^rab, tilt. poutre transversale soutenant une série de travées ; pl. iyrrayn => tasiut, tagzdit. pain (rond) ; ayrum imlan : sorte de crêpe épaisse cuite dans un plat en terre ; ayrum wurfan : pain cuit sur des cailloux ; ayrum win tfala : pain cuit dans un plat en aluminium (tous ces pains sont cuits dans un four), espace compris entre deux nœuds d'une longe dans lequel on passe la tête de chaque âne pendant le dépiquage => amkrus. muret, clôture ; pl. iyunan. => ay'^rab, tilt, ayrram (2). ayurf meule de pressoir à olives => Imesrt. ayuri 10 chant du coq. 20 prière de l'aube => tazallit = asyuri. ayurmi noyau ; pl. iyurman => ibbbi, ixs (3). ay'^da ay'^lal Felis sylvestris lybica, chat sauvage. => tay'^da. 10 gastéropode, coquille conique ou ronde de -. 20 cauri. 30 tifilut i wuylaln ; collier de coquilles confectionné et porté par les enfants lors d'amaesur <= désigné également par wi wwussn « ceux du chacal » ; pl. iY'laln (t-lin). mur maçonné, cloison, enceinte, fortification, muraille ; pl. ay^'rab iy'^rban. => tilt, ayrram (2), ayuni. ayyul ayzan âne, bête de somme, de bât et de trait ; pl. //"ya/n. compartiment d'une case => a^nu de grenier collectif => agadir ou domestique => Ixzin pour la conservation des denrées impérissables (céréales, fruits et légumes secs, huile) ; pl. iyzan. ayzzayfu 10 homme de grande taille. 20 hautes flammes (d'un feu rituel). => tiyzi. Glanes pour contribuer au parler des Idaw Martini de VAnti-Atlas Maroc 129 aeami aebrus aebruq personne du commun, par référence aux descendants de saints => ag'^rram ou du Prophète => ssrif ; pi. ieamiyn. insectes ; pl. iebraS (coll). carré, foulard (de coton ou synthétique) ; aebruq azgë^ay : carré d'étoffe rouge voilant le visage de la fiancée avant la noce ; aebruq bi iegg^^an : large carré de coton noir, muni de pompons aux angles, porté par les femmes (en voie de dis parition) => asddad, a^ar, tagiwalt, taknbust, tasddat, anxammu. aEgummi vestibule, hall d'entrée ; pl. iegumma. aeiyal (t-t) 10 garçon. 20 beau-frère; pl. ieiyaln. albbukk, amuad, azgr, taellust. aellus (t-t) veau de lait => aenbri (ar.) voile de tête (hommes) ambré => rzza. ae^r (ar.) colporteur. Le marché étant interdit aux femmes « blanches », son passage leur permet d'acquérir à leur goût quelques objets (bijoux, vêtements, épices) sans quitter le village, abayuy abazzr renard; pl. ibuyay. conduit d'une meule domestique d'où s'écoule la mouture => azrg. aballah abasil abaq'^s raquette de figuier de barbarie ; pl. iballahn. 10 pièce de bois supportant le soc d'un araire (cep) => agullu. 20 cornée inférieure du pied de dromadaire (sole). 30 pied difforme. 40 végétal (ind.), à petites fleurs violettes, employé comme combustible ; pl. ibasiln. 10 aiguillon (guêpe). 20 dard (scorpion), pl. ibaqs^'n => asaq'^s. abaw fève, une des graines qui entre dans la composition du couscous aux sept légumes du repas du nouvel an agraire ; pl. abaws fourche à deux dents, pl. ibiwas => tazzart. 10 corne de mouflon ou de gazelle. 20 griffe d'Uromastix acanthinurus => ag^zzitn. 30 serre ; pl. ibbaxsam. ibawn. abbaxsar bouc ; pl. iblyadn => aya^ ahttus, iyzd, tayatt. ablyad ablbay couleur brun clair (café au lait), ablbbuz chiot ; pl. iblbbuzn => ikzin. abluh datte jaune, avant maturité, au goût âcre ; pl. ibluhn => tiyni, abnkal serpent ; pl. ibnkaln ; bu tfala : naja ; hra n umlal : serpent taqqayin. de sable ; bi idrimn (ind.) => alg'^mad. abnqurri grumeau (de couscous, que l'on réduit avec l'huile d'olive) ; abra pl. ibnqurray. bouton (de vêtement) ; pl. ibratn. cloque (dermique) ; pl. ibrayn. orge avant épiage (formation de l'épi). => ag'*Ias. abrkuk (t-t) originaire des Ibrkakn ; pl. Ibrkakn. abray abrbur 130 abrqu Narjys El Alaoui sauterelle ; pl. ibrqa => amrd, aw^^ taf^a, tamuryt, abru (t-t) queue d'Uromastix acanthinurus ; pl. ibra => ag'^zzim. => abrzuzzi asallaf, tasallaft, tazaEimt, tigzdmt miette de pain ; pl. ibrzuzzay. abukad aveugle ; pl. ibukadn. abud 10 cordon ombilical, tubbuyt n ubud : section du cordon ombilical. 20 nombril => azy^r / azyur. abzg addag large bracelet d'argent ouvert, porté par la mariée jusqu'au matin des noces ; mu wbzg : jeune fille qui a trouvé ce bra celet dans un tas d'orge et de fruits secs => afran et qui est tenue de ramasser le fâgot de bois le plus important, pour la cuisson du repas de la mariée ; pl. ibzgan. arbre ; pl. addagn => agzza, agzdi, agariw, akssud, amxsur, aqbur, asyar, awlm, aziwwa, iyizzu, ifrk, tagzzayt, tasaîlit, tiggisfit, tunkirt, unsir, uzu (3). adffas partie d'amltof <= rabattue sur la poitrine w ansri. => admr, akmmus, irzzuyn, taggust, tagiwalt, tazifalt, tazrzit, usi. adfl neige ; pl. idflan. adif moelle osseuse. adis ventre => a^bu^ aMig, tadist idran. admkal admr labour avec eau de pluie => agdru, tayrza. 10 poitrine, poitrail. 20 partie d'amlhaf <= couvrant la poi trine jusqu'à la taille => akmmus, irzzuyn, taggust, tagiwalt, tazifalt, tazrzit, usi, wansri, adffas ; pl. idmam. aduku 10 soulier de cuir (jaune pour les hommes, rouge pour les femmes) plat, couvrant la partie antérieure du pied jusqu'aux chevilles, dont la semelle => timsilt, débordante au bout carré, est surmontée d'un contrefort => awrz (que l'on relève pour tenir le talon lors d'une marche difficile) et d'une lan guette, tamizuyt => amzzuy au niveau des chevilles (que l'on tire pour enfoncer le pied). 20 aduku ur illin tam^^uyt : « babouche sans contrefort », métaphore d'un homme sans appui ni sécurité, sans mère. Durant toute la période de deuil, la veuve porte idukan de son défunt => tadgg'^'alt ; pl. idukan. adwas adx'^s afaggu force physique [idus : être fort], colostrum (vache) = adxs => timiizza. long et lourd drapé de laine blanche tissée et brodée aux angles, élément indispensable de iqimt = dont le port est afgan afgud tombé en désuétude ; pl. ifugga. => ig'^nan. êtres humains, gens => middn. chicot de dent ; pl. ifg'^ad. aflla en haut, au-delà de ; en amont, afnskkr sabots (bovidés) ; pl. ifnskkm. afatn Glanes pour contribuer au parler des Idaw Martini de l'Anti-Atlas Maroc afran 131 10 triage. 20 séquence rituelle de mariage où les jeunes filles font mine de trier [fm], sur la terrasse du fiancé, un tas d'orge et de fruits secs (dattes, amandes) dans lequel est dis simulé le bracelet de la mariée => abzg, que l'une d'elles doit trouver => mu wbzg. De l'orge de cet afran, la fiancée fera son premier sksu <= ou son premier pain, à sa nouvelle parenté. afras afrdu afrig afruy feuilles de navet accompagnant sksu <= ; pl. tifrasin. mortier. A l'entrée de chaque quartier de lignage, on peut voir un mortier en pierre, autrefois destiné à broyer le plomb pour obtenir la poudre à fusil ; dimin. tafrdut. haie, clôture de jujubier => azgg'^ar ; pl. ifrgan. palmier dattier => aqnrif, axtir, Ifdam, tassmrt, tazkkikt, => aussi tagunint, tamsist, taryalt, taskala, tazuzwut, tisgg^'it, tissist. afr^ afssay afud afulki vanne fermant une petite parcelle de terre irriguée => uzun. 10 dénouement, acte de dénouer. 20 séquence rituelle du mariage où la coiffure de la jeune fille est dénouée. 10 genou. 20 force physique ; pl. ifaddn. 30 Sidi bi ifaddn « Seigneur des genoux » est l'appellation d'une tombe, à proximité de laquelle se trouve une pierre représentant la forme d'un genou et suggérant la croyance selon laquelle sa fonction est de guérir cette partie du corps. Les personnes souffrant d'arthrose se frottent le genou avec la terre avant d'y déposer leur genou en invoquant le « saint ». beauté => tawunza. afullus (t-t) 10 coq ; pl. ifullusn (gallinacée). 20 tafullust uwaman « poule d'eau » : canard. afus 10 main => azr wufus, bu wfus, tafust, tawrmt, tidiklt, tukkimt, uraw, bimmaz^ adad. 20 anse, poignée d'un ustensile, d'un outil => tayrust, ^kuk. 30 lignage formé de plusieurs foyers => takat ; famille large, éponyme, patriarcale et patrilinéaire vivant dans un quartier de village et parta geant en commun les champs, le tour d'eau dans le calendrier hydraulique, le pressoir à olives, l'aire de battage. 40 manche d'un vêtement. 50 bandoulière ; pl. ifassn. afza argile contenant du fer consommée par les femmes enceintes, paliant ainsi la carence de fer dans l'alimentation ; les jeunes filles en consomment en cas de gastralgie. aMas bât d'âne ; pl. ihlasn. agzza souche d'un arbre ; pl. ig^iwn => asila, aziwwa, azuwa. 132 agzdi agadir agariw Narjys El Alaoui 10 tronc d'arbre. 20 poutre de soutènement d'un plafond, madrier. 30 pieu central d'une aire de battage. 40 balancier du pressoir à olives, ce tronc d'igg <= écorcé auquel on a conservé deux fourches => tokad et la souche, fait l'objet d'un rite particulier lors de son abattage et de son transport au pressoir, (qui ne sera construit qu'après l'installation de cet élément essentiel du pressoir) ; pl. igzda. imda <=> Imeyrt. grenier collectif de village constitué de plusieurs étages où chaque foyer dépose ses denrées impérissables dans une case => a^nu compartimentée => ayzan ; pl. igudar. bouture ; pl. igariwn. Lors de la sécheresse de 1993, de nom breux arbres fruitiers ayant succombé, ont été abattus et toutes les branches rescapées ont été bouturées => asyar, aglluy, afêus, azqqur, tagttam^ tasalilt, tayawt, tasttet, tezzkikt ; unsir. agdru agdud labour sans eau de pluie => admkal, tayrza. foule ; pl. igdad. agdur marmite, partie inférieure du couscoussier => tasksut ; agdur wuyrab : récipient intégré dans un mur, lors de sa construc tion, pour ranger sel, allumettes, bougies, etc. puisage (puits, source, citerne), cadre de tambour ; pl. igganziwn => ganga. aggam agganza aggaz aggurn aggu goûter (le), farine, mouture (orge, blé, maïs), fumée (pl. inconnu). aggun pierre, pl. igguna ; Taggunt Ifal (topony).« Pierre de l'augure » sur laquelle les jeunes filles s'assoient en formu lant des vœux à l'aube de la « Nuit de la Destinée » du 27 ramadaen. agllay agllid actes de propriétés ; pl. igllayn => arra. 10 roi. 20 agllid n tizwa : roi des abeilles (reine des abeilles) => waggmziz. aglluy enclos en branchage (troncs d'amandier, d'olivier et de pal mier), à hauteur d'homme et réservé à l'âne, aux poules et au bois sec à proximité d'une habitation. => asgg'^'n, tagrurt. pioche-herminette ; aglzim bu wukad : pioche trident ; aglzim bu yaymi : hoyau (pioche à lame courbe taillée en biseau) ; aglzim agnaw agrru agrtil agrzam pl. iglzam. muet ; pl. ignawn => tignaw. cul, anus. natte de jonc tressée => azmmay. panthère ; pl. igrzamn. Glanes pour contribuer au parler des Idaw Martini de 1'Anti-Atlas Maroc 133 agullu araire en bois d'amandier (excepté le soc récent, qui est en fer) tiré par un âne ; pl. igulla. Cet araire est d'une part composé d'un corps de bois coudé formant le cep => abasil qui reçoit le soc => tagursa et le mancheron => ^kuk ; et d'autre part d'une flèche ou âge => tay^da. => tasft, tazza- agursl champignon ; pl. igursln. glut. aguru «VV V • ag zzim agwal ag'^las ag*Iif ag'^rram ados formé dans un terrain entre deux sillons (billon) mani festant la maladresse et l'inattention du laboureur ; pl. igurutn => a^f. Uromastix acanthinurus, fouette-queue ; lézard des palmiers (ar. dabb) ; nom d'un lignage à Anzrg ; pl. ig^'zzimn => aUg'^zziin. chants et danses de jeunes filles nubiles, exceptionnellement d'hommes, avec ou sans instruments de musique, orge verte, orge en herbe avec son épi, qui entre dans l'ali mentation des animaux domestiques. => abrbur. essaim ; pl. ig'^lifn => tazzwit. saint (e), descendant de saint ; pl. ig^'rramn. (t-t) ag^ttil énorme tas d'orge attendant d'être vannée sur l'aire. => amaday, taffa, tuymut, uymu. 10 fosse => tag'^dt. 20 wuzzal : forge => uzzal ; pl. agzzar boûcher, agent de l'immolation rituelle, homme de petite taille ; pl. igzzuln. oiseau ; pl. igdadn. poussière. sorcier, magicien ; pl. ihzdnim. ig^'dyan, agzzayln ag^d agdrur ahzdrur (t-t) ahanu petite pièce accolée à tagrurt <= où loge la vache à l'inté rieur de certaines anciennes habitations, ahttus errant, nomade, qui n'a pas d'habitat fixe, pl. ihiyadn. coq de grande taille, agneau ; pl. ihrayn => ikru, ayla. grand bouc => iyzd, tayyat, ayad, ablbay. aMzam barbier assumant la circoncision. al^nu 10 sanctuaire sans dôme. 20 case à grains. 30 petite pièce d'habitation ; ahanu n tguni : chambre à coucher ; pl. ihuna. ventre, ahbud n ignwan « ventre des cieux » : bedon d'enfant tirant sur le vêtement et le laissant à l'air => aMig, tadist ahiyad ahnnis ahruy ahbbud idran, adis. 134 Narjys El Alaoui aUg'^zzim surnom donné par les enfants au fouette-queue. Pour le faire avancer, on lui caresse la queue en lui disant : sujf turrin ahlg'^zzim « gonfle tes poumons ô fouette-queue » => ag'^zam. aMig aUlab ventre => tadist idran, adis, a^bud. collier porté par les jeunes filles lors des cérémonies, fait d'un assemblage de pièces d'argent relié sur la poitrine à deux fibules => tizrza. atobl tapis de sol tissé en poils de chèvre, à larges bandes ; pl. ihnbln. afêus akiyaw 10 lieu de rassemblement d'une assemblée lignagère sur un appentis dominant le village ; 20 hutte de branchage faisant fonction d'aire de repos en plein air et destinée à protéger des ardeurs du soleil => assays, izyi. poussin ; pl. ikiyawn. aklkaw (t-t)bavard. akmmus pan d'aml^f <= allant de la ceinture aux genoux, giron for mant la jupe => irzzuyn, taggust, tagiwalt, tazifalt, tazrzit, usi, wansri, adffas, admr. akna-takna co-épouse ; pl. takniwin. =>aknnu. aknari Opuntia Ficus indica, figuier de Barbarie ; coll. figues de Barbarie (très abondant en Idaw Knsus, par ex.) => taknarit, aballa^ aquziz. aknnu (t-t) jumeau ; pl. ikunna (t-t) => akna. aknsus (t-t) originaire des Idaw Knsus ; pl. Ikunsas. akssud akrum 10 coll. bois. 20 akssud llsfit : bois de combustion => ai?yar. 10 dos. 20 mal de dos, lumbago. Sidi bi ikurman (topony.) est le nom d'un menhir sur lequel toute personne souffrant de douleurs dorsales vient frotter cette partie du corps. 30 tsbihat uwkrum : colonne vertébrale, vertèbres ; pl. ikurman => iztf (2). akuray 10 bâton, bâton de vieillesse. 20 bastonnade. 30 gaule : akurray n tiyni : rachis de dattier => tazkkikt ou akuray n uyanim : perche de roseau pour gauler les olives, akuray n angarf : gaule en bois de gattilier pour faire tomber les amandes. 40 takurayt n ttalb : sorte de canne « bâton de pèlerin » que tient ttalb lors du prône de la fête du sacrifice ibrahimien. 50 takurayt n ganga : baguette de tambour => ganga. akuzzi akuzzi pet => akuzd, takussit. pet tonitruant => akussitt. ak'^fay lait frais => alulu, a^yr, tifrkkit, ayyu. akdu olfaction. alamus chaume (orge). Glanes pour contribuer au parler des Idaw Martini de l'Anti-Atlas Maroc 135 albbuk (t-t) veau / velle de lait (plus jeune que le génisson => amuad, azgr, ayy^i, aellus. algamu algsus alg'^mad mors (âne). paupière lourde ; pl. ilgsusn. serpent ; pl. ilg'*'madn.=> asray, Ihq n ubnkal, tansa, tizzguna, abnkal. alili Nerium oleander, laurier-rose (à alim toxique ; pl. ililitn. son (orge ou blé) trempé dans l'eau chaude en hiver et dans l'eau fraîche en été, il constitue un des fourrages de la vache fleur rose ou blanche) => ilammn. alk'dis alln allun pli, bourrelet abdominal ; pl. ilk^disn -> tamunna^ taggust. yeux, pas de sg. => tit iyurruyn walln : écarquillement des yeux ; bi / mi iyurruyn celui / celle qui a de gros yeux (péj.) (mus.) cercle de bois tendu de peau de bœuf, que l'on fait résonner à l'aide d'une ou de deux mains ; tambourin ; pl. illuna => tallunt. almugg'^ar rassemblement collectif focalisé sur un sacrifice sanglant de bovidé(s) autour d'un sanctuaire [mmiggir : rencontrer, se rencontrer, se réunir, se rassembler] ; fête votive qui a lieu à proximité du tombeau d'un saint, réputé pour les bienfaits qu'il aurait dispensés de son vivant, auquel on sacrifie annuellement un animal de boucherie. Aucun almugg'^ar ne donne lieu à une foire en Isaffn. aiqay-8 alulu aluqi alus alxf alzzaz amyar amyrus amayus chevreau ; pl. ilqayn / ilqaen. lait caillé => ak^fay. 10 (anat.) os iliaque, bassin. 20 hanche; pl. iluqay. écume à la surface d'un liquide en ébullition. cervelle dont la consommation est supposée rendre les enfants débiles ; pl. ilxfan. écrou, cheville d'assemblage en bois, coin ; pl. ilzzazn. chef ou représentant d'un groupement territorial => taqbilt auprès de l'administration, plus couramment nommé ssix n tqbilt ou Imqddm n tqbilt ; ssix llmude ou Imqddm llmude désigne le représentant du village, point d'eau au débit abondant => tiyrsi, yrs. cosmétique à base de pépins de grenades => ixs (3) broyés dans une meule. Le jus récolté de cette pression est bouilli sur un feu de bois toute une nuit et sert à fixer le henné sur amaesur (ar.) le corps ou les tissus. => asmis. rite solsticial d'été où l'on allume un bûcher, que l'on enjambe et autour duquel on fait une ronde en chantant, après avoir incinéré un morceau de bois de laurier-rose désigné par taslit «fîancée» (2) => asli , tiymrt (1); rite sacrificiel commémorant Sidi ebdlla U Dawd (saint-sourcier). Narjys El Alaoui 136 amzzud amaday amadir amadl amalu teigneux => azzid. 10 tombe = dar laxira «chez l'au-delà» = tigmmi n tuzumt « maison du centre » => amnir, asdl, asi uzru, as^l. 20 tas d'orge dépiquée dont la forme évoque celle d'une tombe ; pl. imadayn => ag'^ttil, taffa, tuyinut, uyinu. pioche à lame triangulaire, houe utilisée pour le semis en poquet (par ex. maïs), joue, pommette ; pl. imudal => aqulli. 10 ombre. 20 village des Idaw Tinst, élevé sur un versant ombreux (ubac) ; pl. imula. amalus boue. aman 10 eau (sg. inconnu) ; aman wanin : eau bouillie ; aman ryanin : eau chaude ; aman hmanin : eau tiède. 20 urine => ibz^n. 30 sève. Orion, qui guide en hiver la route vers les sommets de mon tagnes, où a lieu la cueillette => tazdmt de l'armoise et autres plantes de combustion et médicinales pour le stockage amanar annuel. amarg amarir amartini (t-t) amawal amayug 10 nostalgie, langueur (ex. yay umarg nnm : tu vas me man quer). 20 poésie => and^m, tand^mt. 10 belle voix [tirir : chanter]. 20 personne qui a une belle voix ; pl. imarirn. originaire des Idaw Martini ; pl. Imartiniyn = Ayt Idaw Martini (ist -) => asif (3), idaw, nyyd, tamaziyt. « divertissement » qui consiste à décharger les fusils, assis, en poussant des « cris » pendant agwal ou en réponse à des éloges chantés par un poète, 10 mâchoire ; amayug n iggi : mâchoire supérieure ; amayug n ddawi : mâchoire inférieure => azzarma ; pl. imuyag. 20 sorte d'herminette aratoire, amazir amdlu amdruy amggar amggrd fumier, purin => timlzzit. nuage ; pl. imdlan => tamdlut. fœtus mort ; pl. imdray. moissonneur ; pl. imggam => tamgra. 10 collier (A). 20 cou, belle voix (voix qui porte => amarir). 30 nom d'un village en Idaw Tinst (Isaffn) ; pl. imggrad. amguf amMz ignorant des convenances, insensé ; pl. imgaf. gardien des champs, membre de l'assemblée de village ; pl. aml^bl pièce tissée de coton épais, offert par le fiancé à sa future épouse, enveloppant ukris <= et porté par celle-ci lorsqu'elle quitte son domicile pour celui de son époux, écolier suivant un enseignement coranique dans une mos quée ; pl. imhdarn => Ih^r. imhizn => IWz. amh^r Glanes pour contribuer au parler des Idaw Martini de 1'Anti-Atlas Maroc amkkuk amkrus amksa amlal 137 Genista ferox, arbuste épineux utilisé comme combustible. Ses fleurs constituent, dit-ori, la nourriture principale du fouette-queue => ag'^zzim. nœud [/:r5 : nouer] ; pl. imkras => ayudu, ukris. pâtre, berger ; pl. imksawn. sable ; terre aride ou inculte => umlil. amlhaf (t t) pièce d'étoffe synthétique autrefois de coton - bleu ou violet chez les jeunes filles et noir chez les femmes - unique, ample et sans couture ; attachée sur la poitrine à l'aide de fibules d'argent, de noyaux de dattes ou d'épingles de nour rice le plus souvent, et retenue à la taille par une ceinture de laine (femmes) rouge et noire fabriquée par les Ist Iduska U Fila et Ist Knsus, ou nouée sur le devant (jeunes filles) et amlu amlyiyd amnir tombant jusqu'à la cheville. Blanc, ce drapé cérémoniel est nommé lizar <= ; pl. imlhafn. pâte sucrée à base d'amandes grillées et broyées additionnées d'huile d'argan <=, de miel ou de sucre. => Iluz. qui a la couleur de la cendre, cendré => iyd. pierre tumulaire, dalle gréseuse d'une tombe, longue et plate indiquant l'emplacement de la tête et des pieds ; au nombre de deux, elles sont érigées verticalement l'une en face de l'autre (hommes) ou disposées de profil (femmes) ; pl. imnirn. => amaday- amnru amqifî amqqus amrd amrmir amrrag pivot en bois logé au centre d'une meule gisante d'un moulin domestique à bras => azrg, axe du moulin autour duquel elle tourne, permettant ainsi la mouture des grains ou des amandes, pour amlu <=. => inqifi ; pl. inqifin. étron (matière fécale) ; pl. imqqusn. abrqu. criquet => aw^d, tafto, tamuryt, bave animale, pl. imrmarn. => asufs, iflzzan. pierre gréseuse plate servant à casser les amandes et les noix = amsrr^ag. amrwas virginité, dot liée à la vertu de la mariée, réduite de moitié lorsqu'elle se remarie. amsrr^'ag => amrrag. amttul grande parcelle de terre irriguée formée de 2 à 12 taliwin => amuad tala, uzun ; pl. imtlan. taurillon, fém. tamuatt => ayy'^i (t-0» aibbuk, aellus (t-t), azgr. amud amuddu graine, semence, baie, voyage => anmuddu. amxllf travaux domestiques liés à la cérémonie de mariage. joute longue chantée pendant agwal <=. amxsur arbre épuisé, qu'il faut élaguer ; pl. imxsar. =>. amussu Narjys El Alaoui 138 amzil amzur forgeron ; pl. imziln => uzzal. 10 crottin d'équidés (âne, mulet). 20 amzur n uxsan : « crottin des dents » qu'une jeune fille tient entre les dent et dépose sur le pieu de l'aire de battage afin de provoquer symboliquement le vent pendant le vannage ; pl. imzurn. => tax^sast. amzuzzr vanneur ; pl imzuzzm => amzur, azuzzur, taslift, tazzart. amzwag dévoyé, personne ayant commis un acte répréhensible et qui se réfugie dans un sanctuaire, bénéficiant ainsi de la protec tion du saint ; exilé ; pl. imzwagn. fidèles d'une mosquée ; pl. im^allan => izzul, tazallit 10 oreille. 20 (méd.) oreillons. 30 tenon de marmitte. 40 tamiiuyt : pièce de cuir ronde, cousue sur chaque côté de la chaussure => aduku et aidant à y enfoncer le cou-de-pied ; pl. imiiay. 10 pièce réservée au père de famille dans une habitation. 20 amsriy n ingbiun : chambre d'hôtes, grande pièce => angbi amzilli amzzuy amsriy anya anazzl anammr anamul anazum (ahanu n -) ; pl. imsriyn. (anat.) palais ; pl. anyiwn. Morus L, mûrier => a^l wumus. se dit d'un site exposé au soleil. Tagadirt n Wanammr (topony.) : village des Idaw Martini, accusation non fondée, préjudice, injustice (ex. ad ur tawit anamul /... : ne porte pas de fausse accusation contre...) nubile, en âge de jeûner => uzum. (t-t)' anbur (t-t) célibataire, pl. inbum (t-rin). anflus 10 terme désignant, dans le passé, un membre de l'assemblée de village. 20 courageux, brave ; pl. inflas. angarf Vitex agnus-castus ; gattilier, bois, dont la combustion lente le fait apprécier des cuisinières ; ses branches éloignent les moustiques et sont employées dans la construction d'un toit d' ahsus <= ou sont utilisées en guise de balai sur l'aire de battage, ou de gaule pour les amandes. (à suivre) ADIWENNI GER CCIX MUHEND U LHUSIN D SI MUHEND U MHEND Mohammed El-Ghobrini Ccix Muhend Yenteq Ccix Muhend yenna Walay di Ibadna Uggadey fellak a Muh U Mhend Ddunit-a ur tesei Imaena Achal aya 1-lesna Heddery-ak baedek esl-ed Tewwid achal d ccehna Efk i yiman-ik lehna leumm-ak berka-k lemd-ed Asebsi d ac'i k-yema Yefka-k i Imehna S abrid d Iweqt uyal-ed Si Muhend U Mhend I k-mennay a Ccix d arUq Lehdur-ik hemmley a sen-sley Ayen d-nnid itekkes Ixiq Xrunt-ed wallen ur htamey Asm'akken i lliy d uhdiq Yak tecfid anda ssawdey Tezrid ur ssiney ddiq Anda yebya wul ruhey Di tmurt ur ||iy amdiq Hemmeln-i yakw wid ssney Assa ddunit d aeewwiq A Ccix amek ara xedmey 140 Mohammed El-Ghobrini Ccix Muhend Nek smektiy-ak-id laxeit Keccini tbegsed-d i ddunit Achal i-gegnen yef teefert Hussen sebren i twayit Achal i-gettfen dyinett Ur yuhtam Imut teddem-it Lqut ma tseww-it taddart Di tejmaet wi £eddan yeôô-it Ajenwi ma yewwed tagmert Aksum-is wi byan yewwi-t Win yeksan mebla tamrart Labudd at-tettef ddunit Si Muhend U Mhend Ur yilley ad yedru wakka Ur yilley ay d-wwten lehyud Ur s-hezzbey i wzekka Ur yilley ddunit d alud Mi s-nniy ieumm-i berka A iray-iw anda tlehhud Ruh aj-jxedmed taferka Di Imelk-ik eedd'aî-Jezzud Yir abrid am twekka E||-it abat aj-tehlud Aha a Ccix 1-lbaraka Amek ara yi-J-id-tessefrud ? Amek ara dilley yef rrbeh Tamsalt-iw d ayen ur nferru Xeafarey mebla leslah Am win ye{namaren azru Segm'ara d-kkrey ssbeh Aima yekkat bururu Nek Jenqelyadey ger lejrah Pas akken neggum'an-nejru Ssih atah deg wul qerreh Anezgum yugw'as-yebru Leebd i yef rewlen lefrah Illa Ccix ad yessefru Adiwenni ger Ccix Muhend U Uiusin d Si Muhend U Mhend Ccix Muhend Sliy yissek tessefruyed Lameena nnan-d laemer turid Irkwel widak themmled Fellasen atas ay tennid Ma d widak ay tkerhed S rregmat wer ten-te|èid Ger teswiein tetneqlabed Wehdey Éebbi amek i tgid ? Tikwal d ukyis te{meyyized Fehmen medden ay tebyid Tikwal amzun tedrewced Ur tezrid anda tellid Si Muhend U Mhend Lukan a Ccix day tehsid Ayen ieeddan yef yiri Lhala-w welleh ar tejyid Imetti yezga f yizri Achal i yi-d-yerra Ihid Daymen wehdi d aeari Ddunit-iw tegwra-d tetyid I texdem dgi tayri Ay ul bezzaf tetmennid Tullas rrant-ek am yetri' Tin twalad fellas tecnid Laemer i k-id-mmuqel tziri F Yamina 1-lhag ur tejyid Eks-ed amnar ur nedduri A wi jerben m'a yi-d-tinid Sfehm-ay-id ayen ur nezri Baed d keC ahbib wer t-tufid Ulac wi yi-gan tiyri^ Am-min yudnen ajegèid Yiwen ur d-itezzi yuri Ini-d a Ccix keS te{walid Ma iteddu-d kra deffiri Mi yilley ifuk usemmid 1. « Bu wudem yecban aggur Yerra-t Ilah am yetri » (Yusef U Qasi ?) Itusemma yuyal d awray. 2. Dagi anamek n wawal tiyri d azal. (valeur). 141 142 Mohammed El-Ghobrini Assen a d-yewwet webruri Ihi a Ccix semmeh-iyi Mazal ur yi-d-fhimed ara Aeyiy di ddunit berka-yi Hs'a Ccix ur s-ttumley ara Reggwley fellas tettef-iyi Eks-ed amkan deg ur yi d-tetbi£ ara Mi s-nniy baed-kem xdu-yi Tecbek dg'am tara Asmi yiHey tegga-yi Felli dayen ur d-terz'ara Tuyal d asebsi tewwi-yi Zdatek a Ccix ur mnieey ara Ccix Muhend Qii d asebsi i k-ixussen Dayemm'ur d-tentiqed ara Ma d annect-a i k-ieerqcn Tas ini-d ur {seth'ara Nek yiHey s acu k-yuyen Ney d amkan ur k-nehw'ara Furi d acu i k-id-yessawden Hsiy lamCi d zeyyara Ayen i k-id-yewwin wissen Abat d ayen ur nezr'ara l£umm-ak tuzzya isaffen N wayen ur k-terri tmara Di sbeh la d-tessefruyed Mazal d-tennid i k-id-yecqan Aqlak amzun t£ewqed Aha inn-ay-d ayen yedran Ulac d ac'ara tefred Kul amdiq yes£'iberdan Ma Imut felli tuggaded Medden syenn akw i £eddan Siwel-iyi-d s wayen i thussed Mrehba s wayen i d-yusan Yif-it tidet rzagen Wala lekdeb azidan Adiwenni ger Ccix Muhend U Uiusin d Si Muhend U Mhend Si Muhend U Mhend I yi-d-yewwin yurek d lemwansa Aneam a Ccix rgu a k-d-iniy Urgay tergagi tasa Amzun ttsey nek ukwiy Zdati tbedd-ed tlafsa Tenna-d usiy-d a k-awiy Nniy-as ruh macci assa Atas l-Iehwayeè ur qdiy Deg webrid tbedd-ed am leersa Wehdi qqimey {{ergigiy Wehmey ansi i yi-d-tusa Eedday ruhey aj-îesseqsiy Heddery-as s lekyasa Terra-d times qnb ryiy Imir l|eîîa-w temsa Kkawen ifadden-iw aeyiy Temearred-iyi-d am tgwersa Ur zriy d ac'i s-rriy Di Imelk-ik tenna-d teksa Achal aya nek ur zriy Abemus nek yidek i t-nelsa D aya a Ccix iwmi d-cfiy Tamurt a{-îbeddel leessa Teddun-d a {-zedyen wiyid Ccix Muhend Dagi a Muh telheqd-iyi-d Aha eiwed-as-d i wsefru Pas ini-d sfehm-iyi-d A d-neddem s wayes a t-naru F ayen ur|iy ma tesqerbed-iyi-d Nek ur lliy d amezwaru Axxam r-Rebbi ma isawel-iyi-d Ddunit s Iferh a s-nebru Ayen i k-d-nniy tura esl-iyi-d Tamsalt-a ilaq a {-nefru Ac'ara yedrun mmel-iyi-d Nnig wayen yuran yef qerru 143 144 Mohammed El-Ghobrini Si Muhend U Mhend Aneam a Ccix tessned-iyi Kra nniy ur s-îeawadey ara Fihel ma thersed-iyi Fef ayen iwm'ur zmirey ara Zriy a Ccix tesserd-iyi Lxir inek ur t-te^tuy ara Ma gguley-ak baedek amen-iyi Ala aya ur xeddemy ara Qebley dduea-k tettef-iyi Sebbay ayen ur reffedy ara Ddunit tamenzut tyuir-iyi Tis snat ur {-rbihey ara Ccix Muhend Wulfey heddrey i medden Awal-iw wlac wi t-ieusan Sellen lehdur tmeyyizen Laemer yella win i yi-sserfan Akken i sen-qqarey i xeddmen Aneam a Ccix i yi-d-Jarran Assa keô txulfet-ten Aqlak teffyed imedqan Ka n win mi dean ieessasen Abrid-is atan iban D Imut n weyrib i k-d-ihudden Akka i yebya win yuran Si Muhend U Mhend Hsiy d ayrib ara mmtey Annect-a lamci d Ibadna Di ddunit atas i eetbey Laemer a Ccix i ssiney lhanna Deg berdan i {nemdarey Axxam-iw laemer yebna Assa aqli yurek i d-rewley Filley da a d-afey lehna Ziy kif kif anda ruhey Dinn'i tetragu Imehna Ur d-iqqim w'ara ssirmey Zman amcum akk'i d-yenna Adiwenni ger Ccix Muhend U Lhusin d Si Muhend U Mhend Ccix Muhend Ddunit tyu^ maéôi d yiwen Atas iwmi texdem taqlat NetJat d ccitan d akniwen Ulac m'ur tesbur tacdat Achal i-gxedmen afriwen jjun talaba t-tyalat Yeshel fellasen usawen Gren irebbi i mkul tamat Lukan Imeena deg wacciwen Tilaq i sraffgen tayat G lehsab yezga ixuss yiwen D ayen i tjerbed twalat-t Wissen ma tmektid-ed ass nni M'ara k-ttfent tmedlin Ddunit-ik truh d amenai Laemer terwid tuzzya t-tyaitin Tteddud wer tezrid s ani ^ay-ik yebda yef tudrin Pas theddred s lemeani Hemmlen-k medden yidek îtilin Anda terrid d abeirani Tezgid ur teseid wis sin Lha|a win tegguni Ilaq as-iheggi aewin Si Muhend U Mhend Ad ruhey a Ccix ad zwirey Nek Pîlafsa nni a n-neddukel Deg wass'aqi'ur d-îîuyaley Awal dinn'a t-nkemmel Tedduy anda ara kebley Imettawen felli fihel Yebbed-ed Iweqt ad ruhey G Imut ul'anda nerwel Zriy atas ay cdey Lameena laemer nejhel G wesqif n ttmana ad medley D winna i d amkan nhemmel 145 ACTUELLES 148 Chérif Kheddam UL N THERRIT UR YEJNUZH U1 n therrit ur yejnuz S ddheb d leknuz M'ur yelli Ihubb yef Usas W ibyan yellis a {-ieuzz MaôCi s lehruz Wi t-ihemmien d win i d ddwa-s Axxam mi yebna f rrda Kul yiwen i yebya Winna sehhant tgejda-s leac tameict n lehna Di Ifurah yezga Ula d zzher yedsa-yas Bab-is yezga deg nnaema Lmal d dderya Mebla ma izur-ed aeessas Axxam mi yebna isegged S llsas-is yeh|hed Dinna kullec d Ifayda Kulwa yer Iwah^eb-is yebded Ur yelli lehsed Mlalen s lemhibba Win ifehmen ad ieanned Ma izmer yeh|hg-ed Timeayin i ineggura DEUX POEMES' Chérif Kheddam Traduction Tassadit Yacine LE CŒUR D'UNE FEMME LIBRE Le cœur d'une femme ne peut s'acheter A prix d'or ou d'argent Sans amour Pour qui aime sa fille Point de talismans Son remède c'est l'amour Un foyer bâti sur l'entente De deux êtres Ses bases sont fortes Il connaît le bonheur Baigne dans la joie La chance elle-même lui sourit Celui qui le possède est riche Biens et enfants Sans même prier les saints Une maison Dont les fondations sont solides Tout y est bénéfice Chacun fait face à ses devoirs Avec générosité La rencontre est fondée sur l'amour L'esprit intelligent en fera autant Et laissera s'il le peut Des maximes à ceux qui viendront après 1. Extrait de Chérif Kheddam ou l'amour de l'art, Paris, La Découverte / Awal, 1995. 150 Chérif Kheddam ACIMI ARA YI-D-TINip Acimi ara yi-d-tinid Nek d aderyal ur zerrey Lumur widak ur tezrid Nek fellasen aeyiy heddrey Ma d allen ssi te^walid Yif-it imi ur tent-ksibey bas ad ak-yili di Ibal Ma nniy-ak awai hess-ed Ulamma yas akka d aderyal Nek mmuquley s lebeed eaqley ma bedlen lehwal Imi lehsab-iw yeh^hed hîettbey lehna n Ihgiran-iw Lakw d Iwahèeb yelrah^un Menyif h|hiiy di lehq-iw Wala a s-inin d aeeggun Ma {-{afat tella g-wul-iw bas fellas ad iyi-d-hkun F laebad ur {lummuy Mkul yiwen s Iqedr-is Di irehma n Rebbi Jrahguy Nekwni merra d arraw-is Dima s laeqel i tedduy Kulwa yesea Imektub-is Deux poèmes POURQUOI ME DIS-TU AVEUGLE ? Pourquoi me dis-tu Aveugle De ce que tu ignores Moi j'en suis témoin Mieux vaut être un homme aveugle Qu'un ignorant qui voit De ce que j'ai à dire Tiens-en compte Bien qu'aveugle Je vois loin Je devine l'évolution des choses Car mes comptes sont justes Avec ma paix je veux celle de mon voisin Conscient de mes devoirs Mieux perdre Que devenir chien La lumière qui habite mon cœur Ressemble-t-elle à celles des autres ? Ne reproche rien à personne A chacun son respect Attends la paix de Dieu Nous sommes ses créatures Allons à pas mesurés Chacun n'est-ce pas a son propre destin 151 TASAMFUNIT N TEMZI Abdennur Mihoubi Nnan asmi i d-iferreq Qessam tallit ar'idiren lyersiwen d yemdanen g dunnit, yal wa ifka-yas 50 iseggwasen ; anagar amdan, mi d-iwwet d anegar, gwranj-as-d xemsa u eecrin iseggwasen. Inteq umdan yer Qessam, s wannuz d ttaea : ay Agellid ameqwran ! Nek drus iyi tirem{ ayi g dunnit. Ur illi acu ara xedmey s 25 iseggwasen n tudert. Irra-yas-d Ugellid : Nek d ayen kan i yi-d-igwran fkiy-ak-ten-d. Ma yehwa-yak ruh suter-asen kec i lyersiwen nniten ma yella wac'ara k-d-rren g tallit n tudert nnsen. Amdan imir ibda itekk-iten-d yiwen yiwen, gumman akw as-d-mun, ala aserdun d uqjun d ibki. Yal wa yema-yas-ed 25 iseggwasen, yuyal imir yer Ugellid ameqwran s 75 iseggwasen ger ifassen. Inna-yas : Haten ay Agellid {Jery-ed 75 iseggwasen ma yella ay ten-Jemut. Ay ten-Jarut f tudert-iw ? Agellid irra-yas-d : Ihi, mi k-yehwa akka ay amdan a k-ten-rnuy iseggwasen ayi. D acu kan, anagar 25 iseggwasen imenza ara tidiret s tgemmi-k, wamma 25 nniten d rrekt d urabee am userdun ; tyit s uEaned am abki. 25 iseggwasen ineggura meira d aseglef am uqjun. Muhend Azwaw, d aqcic yecban arrac. Seg wasmi i d-ilul nejja d azuyer g ukkud. Ur ihetîeb i wutan, ur ijfaras deg wussan. Asmi i-gesla s tmacahut ayi, ifhem tamsirt ij^len yer daxel. Ibda aseqsi, yebda tizli yebya ad ifares deg ussan n temzi. Deg wussan deg ijjidir d amdan aheqqani. Issawal, iîlemseqsi, i^azzal ad iqtee ussan, ad issimzi utan. Ad ijbed tallit n 25 iseggwasen a {-irr d Iqem ney sin. Iqqar yer temywer ur tyaray ara. Qqim kan akka a temzi, achal i tmellhet, achal i tcebhet. Tizi ayi inem kan i J-îaheqqanit. Ay nella d imdanen. Txil-em rnu teywzi wwussan d wutan. Txil-em rju ur jebbu ara alamma nefhem tiyri-m, annefhem d acu kem, wa a y-tfehmet d acu yay. D acu asni i d amdan ? D acu aeni i temzi-s ? D acu ara nnadi, d acu ara d-nini ? D acu ara nri deg tallit-a n temzi ? Temzi tetarray-as-ed, am tmettut igèlen akken at-trebbi tarwa, ney 154 Abdennur Mihoubi am tefsut issefsayen ideflawen akken aî-tejju|eg talma : ayen riy {-tayri akw î-îmusni. Ayen cennuy Mayri ; ayen {{idirey t-îayri. Anda lliy {-tayri. Anda ufiy ilemzi am kec cennuy-as tayri. Cennuy tayri i wulawen mellulen akw t-tmusni wallayen zeddigen. Amer a k-syelten g lehsab. At-tyilet nni n tyemmar tin akken wwaqmac wwallen d ustewtew. Yella wa, yella wayen, umbeed ayen. Tin cennuy nek J-Jin n tecriht i netteten yer terwiht. MacCi î-jacettaht inetteten yer terbaht. Nek a mmi maCôi d aselmed i yeslemden akken ay syelten, ney ay beddlen. Nek d nek, ar assa wwussan i sen-iselmaden, i sen-d-icennun tasamfunit-iw ; cennuy-j ma yella win ara s-d-ismuzgten. Nek l-jHemlzit n tlemziyin, {-lilemzit n temyarin. Cennuy g yal tayerma, cennuy i yal tasuta u mazal ad cnuy anda ufiy ilemzi ney tilemzit am kec. Muhend inteq s Iferh wwul d ucmumeh yyimi. Yufa wazduz afus-is. Nek akka te^walit mezziyey. Hemley temzi, hemley tamusni, hemley ccna. Ihi al-îecnut yidi. Ihi, ad dduy an-necnu Iwahi. G zik hemley wid icennun fellam. Hemley wid icennun yas kan akka. Acku akken i kem-hemley a temzi i hemley tayri. Akken i hemley tayri i hemley ccna. Imi ccna tcennu tayri, u tayri tcennu temzi. T-lasamfunit-iw. Tin n ccna, tin n tayri, tin n temzi. Tasamfunit n temzi. Tin ur nesei tazwara, ney tagara tasamfunit i ccnan^ tmilas n tyermiwin, timilas n tsutwin. Ula g tayri nney tella ccna inem a temzi. D acu kan nekwni ur s-ngerrez ara isem. Idles nney amaziy, isemma-yas IZLI. U izli i t-icennun t-tilawin d imeksawen, d ilmezzyen ur nesei leqrar. Widak ijeqlulluyen g kedran {-îzegwa. Deg berdan nni issawnen, icôuren d idyayen, wid i yef i d-sberbren inijlawen. Ilemziyen nni ijuraren amyar uqerruc. Wid ijlnsun tiqwendyar n Ixalat, teqqwalen {-{iferkusin tucbihin, wid i d-irebban Ilazuq n tfeywa. Tas akken bnin i tuffza, zzay, ija|ga-d lliqa-s yeywin i^cuddun imi. Iwehhel ger tuymas. Yemu g tallit-a ilemziyen n tsuta-w meira d win n klurufil i tfezzen. D win i-geummen i-gmuccaeen. Yemu ijagga-d rriha leali tin n tfeywa yas a t-id-netcihwi tikwal maena ur s-nezmir ara. Nekwni macci am ilemziyen nni n zik, at utemmin J-Jazart, at ubisar...Nekwni s at wassa d ayen leqqaqen d wayen leggwayen. Ayen zziden d wayen fessusen. Yernu tura tfuk tinna wwanzaren. « Tas taeebbut texwa, anzaren-iw dima qutben ». At-tfuk tinna uzawali u d lefhel, yas s tuffza wuzzal t-^rewla yer tqucac idurar. Akken qqaren yakan : « wi byan Iherma ar î-Jagwar ad yali s adrar, aqacuc, abellut... ». Tura medden tarran Iwelha yer yimawen nnsen ma te^Jen ney ala, wama anzaren qutben ney ddzen maôôi d aywbel. U yernu tura maèCi d abellut, tura d imru. Tura d ssmex azegza f Ikayet amellal, ifuk wehni nni azeggway f akal aberkan. Tura win ibyan Iherma ar J-Jagwar yaru idlisen d wungalen. Muhend Azwaw, dima akka, tarran-î waman d asawen. W'ara d-imennin ije|gigen ijwali isennanen. Ijmeslay f temzi, yufa-d iman-is i{meslay f tqucac idurar. Tas yuki-d maena ijkemmil tameslayt. Fef tyuri d idurar. Iqqar, tura fukkenj sebbat nni n zik. At imm ur ssinen ara adrar. Tasamfunit n temgzi 155 t idurar ur ssinen ara imru. Iqqar tura bnan-d Iakulat deg ara yren imesdurar. Fkan-d imru, fkan-d axxam i tmusni d useqsi. Nekwni nefreh ad gmun wallayen. Akken nella nhemmel tamusni. Nejqadar lakui, nefqadar axxam n tmusni. Ntekker-ed tafejrit nteg timsizzelt anwi ara yawwten yures d amenzu. Lferh ameqwran m'ara nniwet, neîîaf-it zeddig, iferreh, irad, issa-d i tmusni, i tyuri, i tayri. I temzi n tayri akw H^yri n temzi. Imi akken i neddakal, akken i nejyimi i netturar, i neyyar amzun d iferra|. Am arrac am tullas. Siwa azmumeg d ucmumeh. Ur tejjakwit alamma teslit : kem î-îaje|èigt. kec d abayur, kem takuskit, anda rriy a k-afey am {wekkart...Tasamfunit imesdurar deg wyerbaz : temzi, tayuri akw i-tayri. Neqqwel ne{îu akw belli deg wedrar ay nella, belli d imes durar, d arraw n imeksawen. NeJîa tigrawliwin d lemhayen n zik. Am win ara yessethin as-yini d mmis umeksa. Ameksa n tyetten, bu tjewwaqt d yezlan. Muhend Azwaw, ad ijmeslay ad itezzi ad iîîaf ayen ijjuyal yer deffir yugar ayen iteddu yer zzat. Iqqar {-tidet d arraw imeksawen. Macôi d nuhni i d-iztan talaba n lehna ? I d-isekkren tagrawla ? T-tajewwaqt nni i s-d-icnan a yemma sber ur Jm. Tura dayen medden akw {{un takessawt î-yewwaqin. Tas tella tin i d-igwran af-tafet ibda-j-id rekku, manj-ed tefla, macôi ala sebea ay tesea. M'ara tcennu tesxertim, tikkelj aj-jakwer nnuta, tikkelî at-temu tayet. Wid illan d imeksawen zik, tura meqwrit. Le^han d useyyed d ususku...Tikwal m' a d-nejmekti temzi nnsen, neîwehhid deg Rebbi amek ddren. F akken i d-hekkun siwa neyya y ultmas. Ula d ttrad asmi kkren yures, kkren s tmekwhal wwarwaz ijeemmiren yures s tberra n tyetten. Amek tezzin kan i tyetten ? Kkren ad eatden idmer isembawlen timura. Idmer urumi, llifea m sebea iqerra. U deg akken ssawten yer yiswi nnsen, ieedda wawal nnsen. Tura dayen, nutni ztan-d talaba wiyyit a {-weccmen. Muhend Azwaw, i t-id-ismektin {-{amayli ueessas n llakul. Imi d yiwen degsen, d yiwen deg wid yefkan temzi nnsen d asfel akken aî-{eju|èeg temzi wwiyit. Deg wasmi i-geldi uyerbaz ur itaxxer ssin. Ijbekkir-ed yal tasebhit ; m'ara d-niwet nekwni, netîaf isellek aferreh d usired, isqam ttwabel. M'ara t-nesseqsi iqqar ur yi-yuy kra rtahey nnecrahey. Nekwni an-nefreh an-nejhenni, maSci am zik nesserwat jeebbin wiyit. Tura d mmi d mmis n mmi ara yuraren, ara yezleebten. D kunwi a tarwa ara yecnun, ara yes- sinen, ara yeseqsin ccix, ara wen-issemin g tmusni. Assa a tarwa iffey laetab yer tafat, ijwakkes uzaglu {-{mara. Mmis n teebbut-is ijwali-t akken i-gmenna. Akken ibya. Yeôôa yerwa ; yelsa yehma. D nnig waya d isit. Neggan mebla argagi, mebla tugwdi. Ifuk idegrez, ifuk usdubbez. Amaqwa m'ur tecfim ara, nekwni ne^raju kan melmi ara y-d-rrzen tawwurt ! Tura taeejjajt teedda, tfuk Igerra, tfuk Igirra. Wi cqa yas temzi nney nekwni te|ga-yay. Kunwi a kwen Jqabel s taj^a d lehna. At-Jejugggem a(-ternum tayri tamusni. Muhend Azwaw, d imenyi i-gennuy d babas akken ad ikkes amkan ger tizzya-s. Yurew-ihen-d babas g tlata. Amenzu yunag yer Faffa, wis 156 Abdennur Mihoubi sin ifka afus-is i tgwersa ; igwra-d Muhend d abeztut ibya a t-irr i tkes- sawt. Inna-yas : wah a mmi ! lyra babatwen al^en aî-îeyrem ? U yemu...Muhend ireed-ed felias am ssihqa : a k-ksey tiyetten ! ? A k-rebbiy izamaren, ad hawcey tizemrin ? Ad a k-lwiy tigrurin ! ! ? Ay tezrit amek i d-twarebbay. Nnumey tihluqin, ^-Jhedrin ddaw ufus. Tura tebyit a k-ksey. Takessawt iiga-î Iweqt, tura {"tayuri. Ksant ney mmlenj. Tura maèci d acuddu n tarkasin, tura d aserreg n tsebbatin ; tikustimin, tigrabatin...ifuk usayer uni ger tyaltin, tura ad refdey atad-iw kan ay d-laein. Ifuk wannuy d wuccanen. Tura tyimiy d ifehhamen. Ifuk lehsab uni d azal mazal, itij yuli yeyli, tura d nnaqus wwuzai. Tura ifuk uqlulli {-{izli ; tura aia tayri j-îniusni... Wa yusa-d s iyil, wa wwin-j-id s iyil, wa yusa-d kan akka mlalen-d. Imlal-ed Muhend Azwaw {-îmitai-is akken ad yren ; akken ad issinen... Ay ass amenzu, mi {{len yilsawen, mi qquren yimawen. Ay ass deg i-grawlen wallayen ger idurar igullen ur hniten. Ass deg i d-kecmen, wa deffir wa imnayen n tmusni. Amenzu d ajenwi deg wfus d deusu deg iles. Wis sin d abeckit d uhlalas. Ur ead ur d-ntiqen tennejla tayri ; ur £ad ur d-ntiqen teuqqer tmusni ! ! ! 10-11-89 AREZKI Yves Timplon Arezki est un homme d'une cinquantaine d'années, à la barbe gri sonnante, aussi sec qu'un vieil âne. Il se drape dans des vêtements amples à larges manches et se chausse à la mode du pays : des pantoufles de cuir sans talons et sans quartier qu'il fait tramer à chaque pas. Il s'enroule le sommet du crâne d'une large bande d'étoffe bise et il le fait à la manière des gens d'ici ; comme s'il préparait un nid sur sa tête. Il se déplace lentement et avec nonchalance. La première fois, quand je l'ai vu s'avancer vers moi de ce pas-là, j'ai cru que j'aurais un maître faible. Je déchantai vite. Arezki a été sévère mais jamais méchant. Il a toujours su me tenir et, en ces temps propices à tous les relâchements, je lui en sais gré aujourd'hui, même si j'ai souffert. Chaque semaine il monte à Aït-Dj... par la route. Le mardi est son jour. Il me charge alors tant qu'il peut, dans la mesure de mes moyens. Il remplit mes couffins de sacs de semoule, de céréales (pois chiches, haricots secs ou fèves), de boîtes de conserves (je me souviens des petites boîtes de lait Nestlé destinées aux jeunes enfants), de légumes et de fruits (des piments, des rouges et des verts, des oranges, des pamplemousses) et puis, ficelé et arrimé sur les côtés de façon hasardeuse, tout un bricà-brac : des fournitures de bazar comme de petits flacons de pétrole lam pant (l'huile d'olive n'alimente plus les belles lampes en terre, ni les hommes), du savon, des crayons, de petits couteaux à manche en bois, des cahiers, quelques coupons de mauvais tissu et, attachés ça et là par dessus le tout, des ustensiles de cuisine qui bringuebalent constamment pendant la montée. On nous voit de loin. On nous entend de loin. Tous les mardis nous prenons la route d'Aït-Dj... ; Arezki me laisse marcher devant et, quand il juge mon allure trop lente - il arrive alors à ma hauteur-, il me fouette sur la croupe en poussant un cri que ne suis jamais parvenu à identifier vraiment. C'est une sorte de « ARRRH ! », comme un fort raclement de gorge qu'il prolonge pour m'impressionner. Parfois même, sans doute à ses moments de plus grande colère, je l'entends marmonner. J'en déduis qu'il appelle sur moi toutes les foudres 158 Yves Timplon du ciel. Je n'en mène pas large. Je règle mon pas comme il veut. Je marche devant à son rythme, en évitant les ornières que les lourds camions ont tracées. La première fois, ce fut une surprise de monter à Aït-Dj... par une route. Je m'attendais à un chemin ou un sentier de montagne. C'était, caillouteuse et presque directe, une large route encore mal stabilisée. A croire qu'on avait voulu d'un coup forcer les villages pour mieux les investir et connaître leurs secrets. Il était rare que mon pied se dérobe. La tête baissée - il n'y avait chez moi aucun excès de soumission -, je scrutais attentivement la chaussée pour en déjouer tous les pièges. Parfois Arezki s'arrêtait. Je ne l'entendais plus derrière moi. J'attendais d'avoir pris quelques longueurs pour m'arrêter. Il m'est arrivé quelquefois de faire semblant de le croire encore tout près. Je ne ralentissais pas. Il poussait alors son « ARRRH ! » et fouettait la route en même temps, comme si c'était elle qu'il punissait de ma désobéissance. Je finissais toujours par m'arrêter. Je me mettais sur le bas-côté et en profitais pour brouter ce qui se présentait, herbe ou feuille. De cela Arezki ne m'a jamais tenu rigueur. Il nous arrivait de croiser des femmes quand nous approchions du village. Elles étaient souvent chargées de bois à m'en faire pâlir. Du bois vert qui alimenterait les foyers et ferait pleurer les yeux. Elles portaient d'énormes fagots sur leurs épaules, ce qui les obligeait à se casser en deux pour avancer. Des deux mains elles s'agrippaient à la corde qui liait les branchages. Je croyais bêtement qu'elles tiraient sur leur propre attache pour avancer. Moi aussi je peinais mais je me trouvais mieux loti. Il me semblait que ce rôle de portefaix faisait perdre aux femmes leur fierté et leur beauté. Je les préfère quand elles vont à la fontaine. Arezki leur parlait peu, leur demandait s'il y avait du nouveau au village. Trop essoufflées pour faire autrement, les femmes répondaient souvent par monosyllabes. La pire chose qui pouvait nous arriver pendant la montée, c'était de rencontrer un convoi. Heureusement nous l'entendions venir. Le bruit des moteurs emplissait d'abord la vallée, répercuté par la montagne en échos sourds et puissants. C'étaient en ces temps-là d'impressionnants convois, des convois armés, composés d'engins spéciaux faits pour la guerre et menés par des hommes de guerre. Il s'en dégageait une force extraordi naire. Rien ne semblait pouvoir les arrêter. Quand il entendait le bruit des moteurs, Arezki accélérait pour être à ma hauteur. Il me fouettait plusieurs fois et je faisais un effort pour atteindre au plus vite le refuge qu'il avait prévu. Jamais je n'ai failli dans ces moments-là. Je crois qu'au fond de lui-même, Arezki m'appréciait. Ce qui me surprenait c'est que, loin de vouloir se cacher, mon maître faisait exprès d'être vu. Il attendait l'arrivée du premier véhicule, toujours hérissé d'armes celui-là, et levait la main pour saluer. Ce geste - je l'appris plus tard - n'était pas un geste de reconnaissance mais un geste Arezki 159 de sauvegarde pour les autres et pour lui. Un geste qui signifiait pour tous l'absence de danger. « ARRRHezki ! ARRRHezki ! » criait-on en imitant comiquement le cri de mon maître. Et les armes se baissaient, et l'attention se relâchait : on avait reconnu le petit épicier de M... On savait qu'il pouvait aller et venir sans risques. On savait aussi que, là où il était, on ne risquait pas de tomber dans une embuscade. J'appris plus tard qu'un marché avait été passé entre les chefs et lui. Je sus combien c'était un marché à risques. Je compris pourquoi, en un temps où la plupart des hommes étaient par tisans, Arezki m'avait semblé incapable de se décider. Je l'avais taxé de faiblesse. J'avais trouvé qu'il manquait de caractère. Je me suis trompé. Alors il souriait en entendant clamer son nom haut et fort par les hommes du convoi, saluait encore et encore, et me montrait de la main. On s'esclaffait, on plaisantait, on finissait par se moquer. Je ne savais si c'était de moi ou de lui. Au familier « ARRRHezki ! » succédaient des « ARRRHioul ! » cinglants que, pour l'instant, je ne comprenais pas. Comme je refusais l'idée d'avoir à obéir à un maître acceptant la risée, je prenais tout sur moi. Alors, formidable caravane progressant sans efforts, épouvantable chenille mécanique hérissée d'armes, le convoi passait ; et il laissait der rière lui des émanations qui prenaient à la gorge. Nous voyions disparaître un à un les véhicules, entendions s'estomper peu à peu les effrayants bruits. Nous tentions d'oublier les quolibets et reprenions sagement notre montée lente et difficile. Enfin les premiers murets d'Aït-Dj..., les premières maisons aveugles, les premiers toits de tuiles alourdis de grosses pierres, les premières frises de barbelés... et nous pénétrons dans le village. Comme d'habitude Arezki a prévu d'y passer la nuit. Le repos est pour bientôt. Il est assuré. Cela fait du bien de le savoir. Lors de nos premières montées - c'était au début et la violence n'avait pas encore atteint son paroxysme -, l'approche du village était souvent animée par la présence des enfants. Il n'était pas rare d'en voir quelques-uns dans les champs. D'autres s'amusaient sous les arbres. Des garçons autour desquels tournaient quelques chiens. Ils faisaient des signes en nous voyant. Souvent aussi, Meziane venait à notre rencontre. C'était le fils d'Arezki. Il nous entendait. Mes casseroles l'avertissaient, quand ce n'étaient pas les cris de son père. Il aimait à se cacher à notre approche et, lorsque nous arrivions à sa hauteur, il surgissait comme un diable pour nous faire peur. Son père souriait de ces enfantillages. D'un coup, cette bonne vie disparut : les enfants durent rester au village. Il y avait danger disait-on à les laisser courir. Meziane ne vint plus à notre rencontre et les chiens disparurent. Je regrettais beaucoup l'absence des enfants. Quant aux chiens, je vais être franc : je serais fou de m'apitoyer. A M..., près de l'épicerie où Arezki m'attachait pour la nuit, quel- 160 Yves Timplon ques-uns rôdaient. Affamés, ils comptaient sans doute pouvoir trouver des rogatons ou attendaient l'occasion d'un larcin. Ils m'approchaient et, sans raison, me mordillaient les mollets. Je les pris en haine. Chaque nuit ils rôdaient autour de l'épicerie pour fouiner dans les cagettes. Ils allaient de village en village, parcourant la montagne, poussés par la faim au gré des circonstances. Et les circonstances étaient telles qu'ils trouvaient peu de choses à se mettre sous la dent. Est-ce cela qui les rendait enragés ? Etaient-ils dépités de n'avoir rien trouvé ? Les plus méchants se ven geaient en me mordillant les jambes mais je me défendais bien. J'en ai étendu plus d'un avec mon sabot. D'un seul coup bien ajusté. Sait-on que je frappe mieux et plus fort que le mulet ?... Je m'étais pourtant juré de ne jamais parler de ce frère bâtard mais il est temps de lui donner la réputation qu'il mérite : le mulet est prompt à vanter sa mère la jument, c'est vrai, mais si prompt, le monstre, qu'il en oublie de respecter son père. C'est un dégénéré : sans les miens il n'existerait pas. Et il ose renier son père ! Je lui renvoie son mépris au centuple. Avec un pet. Je le hais. A présent les enfants se faisaient rares aux abords des villages. Ils finirent par disparaître complètement. On les confina à l'intérieur : les barbelés et les mines foisonnaient ; de plus, c'étaient les ordres. La guerre avait ses lois. Quant aux chiens, ils étaient depuis toujours à demi sauvages parce qu'ils n'avaient pas de maîtres. Ils ne respectaient aucune limite, ils ne se conformaient à aucun horaire. Ils payaient tout cela très cher désor mais. Beaucoup s'approchaient la nuit des villages pour fouiller dans les décharges. Si affamés qu'ils ne prenaient plus garde aux barbelés dans lesquels ils s'empêtraient et cela déclenchait des tirs mortels. Au matin, on s'amusait de voir leurs dépouilles accrochées aux fils de fer, raidies dans des poses grotesques. Et ces pauvres loques n'intéressaient même plus les chacals devenus prudents. Peu à peu j'ai appris la vérité sur la disparition des chiens. Qu'elle fit l'objet d'une circulaire émanant d'un important service officiel. Que des hommes forts et responsables avaient signalé le danger que représen taient «ces animaux sans attaches et sans valeur». Jugeant la menace sérieuse, quelqu'un d'important avait ordonné, «compte tenu de la conjoncture et des circonstances, de prendre les mesures adéquates, de faire le nécessaire et d'agir en conséquence ». Pourquoi s'attaquer aux chiens alors qu'il y avait tant d'autres choses à faire ? Ils gênaient. Plus qu'avant ? Oui. Qui gênaient-ils ? Tout le monde, sauf les vieillards les femmes et les enfants. Ça fait beaucoup. Et pourquoi les vieillards les femmes et les enfants n'ont-ils rien dit ? Ils n'avaient pas voix au chapitre. Qui commandait alors ? Les hommes forts, les hommes violents. Qui étaient-ils ? Des hommes nés ici opposés à des hommes d'ailleurs. Et pourquoi les hommes d'ici et les hommes d'ailleurs avaient-ils la même patrie mais pas le même pays. Et c'était important Arezki 161 ça ? Oui. Ils n'avaient pas la même langue ni les mêmes ancêtres, bien qu'on ait voulu leur faire croire. Les uns devaient obéir aux autres. Ce pays n'était qu'un petit morceau de la Grande Patrie et les droits et les devoirs n'étaient pas tout à fait pareils pour les hommes d'ici. Les hommes de la Grande Patrie n'étaient donc pas tous égaux... Les chiens se battent mais ne s'entretuent pas, eux. En quoi gênaient-ils ? Ils empê chaient les hommes d'ici de tendre des pièges aux hommes d'ailleurs. Ils empêchaient aussi les hommes d'ailleurs d'attraper les hommes d'ici, ils éventaient tous les pièges. Comment faisaient-ils ? La nuit, ils repéraient les hommes et aboyaient, et les hommes repérés par les chiens étaient aussi repérés par les autres hommes leurs ennemis. C'était dangereux. Ça faussait le jeu. Quel jeu ? Le jeu de la guerre, c'est un jeu sérieux entre hommes forts. Alors je préfère jouer avec les chiens ! Tais-toi ! Tu ne comprends rien. C'est bien ce que je pensais : quand on commence à tuer les chiens ça veut dire qu'on va bientôt tuer les hommes, et peut-être aussi les vieillards les femmes et les enfants. Tu dis n'importe quoi ! Eh bien je le dirai quand même ! Qui prit la décision d'abattre les chiens à Aït-Dj.... ? Partis travailler dans les usines ou sur les chantiers de la Grande Patrie, maintenant victimes de la guerre ou occupés à la faire, les hommes forts étaient absents du village. Il ne restait que les vieillards, les femmes et les enfants. Ceux-là formaient traditionnellement l'assemblée des Anciens. Ils siégeaient régulièrement sur la petite place. Je les ai vu assis, échangeant quelques mots ou se faisant des gestes. Leur démocratie était peu bavarde mais tout ce qui concernait la vie du village y était abordé. Ils parlèrent des chiens mais n'en décidèrent pas la disparition. Ils durent se plier c'est tout. En ce temps-là, les vieillards n'étaient plus libres de leurs décisions. Ils subissaient des pressions de toutes parts. Les hommes forts des villages qui faisaient la guerre revenaient la nuit pour se ravitailler, voir leurs femmes et demander des comptes. De l'autre côté, les hommes forts de la Grande Patrie continuaient à dicter leurs volontés à tous au nom de la loi commune. Pour une fois, les uns et les autres furent du même avis : il fallait exterminer les chiens. Comment les vieillards auraient-ils pu s'opposer puisqu'on ne les écoutait plus ? Et si les vieillards s'étaient opposés quand même ? On les aurait peut-être abattus avant d'abattre les chiens. C'étaient un temps de grande violence. Les vieillards comme les chiens avaient si peu d'importance. Et on les tua comment les chiens ? Il fallu d'abord les capturer. Ce ne fut pas difficile. Ils furent attirés de nuit dans un enclos près de la décharge du village d'Aït-Dj... C'était un lieu qu'ils connaissaient bien. On les attira avec des restes de viande, des morceaux immangeables ou avariés. En ce temps-là les chiens man geaient tout, même les charognes que les chacals apeurés ne convoitaient 162 Yves Timplon plus. Attirés par l'odeur, poussés par la faim, les chiens pénétrèrent dans l'enclos. Ils dévorèrent tout, rognèrent complètement les gros os. Ils se battaient pour manger, aboyaient, grognaient, allaient jusqu'à se mordre pour prendre ou garder leur morceau. Ils étaient devenus féroces. Alors on ferma l'enclos : ils étaient pris. Ce n'est que lorsqu'ils eurent tout mangé qu'ils s'en aperçurent. Ils commencèrent par tourner en rond, la tête basse, leur museau fouinant rageusement au pied du grillage pour trouver une issue. Ils grattèrent, s'écorchaient les pattes à griffer les pierres pour les déplacer. En vain. De folle rage ils se jetèrent dans la clôture. C'étaient des chiens à poil jaune, maigres mais tellement vigou reux. Leur fureur ne s'apaisa pas au fil des heures. Elle dura jusqu'au matin. Je ne dormis pas cette nuit-là de les entendre. Alors on les extermina comment ? Ce fut atroce et vite fait. A l'aube, au moment où le soleil commence à prendre la montagne en enfilade, on les transféra dans une vieille maison, une construction en ruines, sans toit, située à l'écart du village. On leur passa un à un la corde au cou et, un par un, ils furent tirés de l'enclos et enfermés entre les murs. Le jour se levait à peine et les vieillards les femmes et les enfants n'étaient pas encore sortis. Ils avaient sans doute mal dormi eux aussi. D'ordinaire ils se levaient avec le jour. Au passage des chiens qui aboyaient, plusieurs finirent par pointer le nez à la porte de leur maison. Devinant ce qui se préparait, certains enfants plus audacieux s'avancèrent à la rencontre de l'animal. C'était peut-être avec ce chien-là qu'ils avaient joué du temps où ils pouvaient sortir librement du village. Ils parvenaient parfois à le toucher en lui par lant. L'homme d'arme alors accélérait le pas, tirait plus fort et l'animal s'étranglait, se raidissait, ne marchait plus, et l'homme tirait aussi longtemps qu'il pouvait, aussi fort et aussi vite qu'il pouvait. Il ne s'arrê tait que pour reprendre souffle. Il fixait alors l'animal et lâchait des mots comme ordure, charogne ou putain. On ne savait si c'était aux enfants ou au chien qu'il en avait car à chaque passage les enfants revenaient. On ordonna aux mères de les tenir enfermés dans les maisons. Déjà têtus à leur âge - ils n'avaient pas douze ans pour la plupart -, les garçons refu sèrent d'obéir. Plus timorées ou plus sages, les fillettes étaient restées sur le seuil. Alors les mères se déplacèrent pour empoigner leurs garçons. Elles n'hésitèrent pas à lever la main sur les plus âgés pour les faire ren trer. Là, on tenta de raisonner tout ce monde. On expliqua pourquoi la mort des chiens était inévitable. On démontra qu'ils gênaient, maintenant plus qu'avant. Oui, les hommes devaient s'affronter la nuit. Oui, les chiens les dérangeaient : ils faussaient le jeu de la guerre et on devait absolument jouer à ce jeu. Pour secouer le joug étranger et être libres disaient les uns ; à cause de la raison d'Etat et pour faire respecter la loi disaient les autres. Et si on en prenait un avec nous ? On l'attacherait, on le surveille rait, il n'aboierait pas. Je m'en occuperais, je le dresserais. Il coucherait Arezki 163 avec moi... Avec quoi je le nourrirais ? Je lui donnerais ma part. Il mange si peu. Regarde comme il est maigre ! On trouvera bien quelque chose. Je me débrouillerai. Les vieillards et les femmes avaient beau déployer des trésors de per suasion, rien n'y faisait. Les enfants refusaient de se montrer raisonnables. Plus même : ils retournaient les arguments contre ceux qui les avançaient. Et ils le faisaient avec un entêtement qui, s'il en était besoin, les rap prochait encore de moi. Cette dizaine de chiens ne pouvait-elle être retenue la nuit dans le village ? plaidaient-ils. On leur répondait que non. Alors ils imploraient pour qu'on garde au moins les plus jeunes, les plus faciles à dresser. Les vieux, c'est vrai, avaient connu trop longtemps la liberté. Ils n'auraient pas supporté les entraves... Mais on les tua comment ? On ne voulut pas gaspiller les munitions, on les lapida. Tout sim plement. C'était traditionnellement le supplice réservé aux traîtres et aux renégats. Cela fut rappelé par quelques hommes cultivés qui parvinrent à prouver que, oui, les chiens d'ici, en fait et tout bien considéré, trahis saient les combattants en signalant la nuit leur présence. Mettre en danger la vie de ses proches, existe-t-il plus grande trahison ? disaient-ils. L'intel ligence de ces hommes-là, leur culture et leur autorité permettaient de donner une grande force à leur raisonnement. Tu as assisté à la lapidation des chiens, toi ? Oui, avec Arezki... Nous nous préparions à redescendre à M... Nous avons vu. Nous avons entendu. Quand les chiens furent regroupés à l'intérieur de la vieille maison, des hommes forts posèrent leurs armes et grimpèrent sur les murs. C'étaient des murs très épais faits de pierres sèches, sans ciment ; ainsi sont faits les murs des maisons d'ici. Les hommes d'armes n'avaient qu'à se baisser pour prendre les pierres et les lancer... Et ça devient un jeu. On vise un animal en contrebas, n'importe lequel, celui qui passe à portée et malheur à qui rate sa cible ! Il est hué sans pitié par les autres. Il faut entendre par contre les « ouais » ! lourds et gouailleurs saluant les réus sites. A travers la porte disjointe, j'ai vu se traîner les chiens. J'en ai vu tirer sur leur arrière-train brisé. L'échine cassée net - leur dos faisant un épouvantable angle creux -, d'autres se traînaient sur le côté en geignant. Je me souviens d'un jeune chien qui ne tenait plus sur ses pattes. Devenues molles parce que broyées, elles se retournaient tantôt en avant tantôt en arrière, comme celles des petites peluches pour enfants. Il avait encore la force de se déplacer pour tenter d'échapper à l'enfer. J'entendais craquer sous les pierres les os des animaux vivants. Les hur lements et les plaintes résonnaient entre les murs, étaient répercutés très loin. On les entendait dans toute la vallée. Il devenait urgent de ramener le silence trahi par les chiens. Ces sales bêtes refusaient de disparaître sans bruit. On leur en voulait pour cela aussi. On s'employa à les faire taire... Enfin, une dernière pierre bien lancée étouffa le dernier râle : c'est 164 Yves Timplon alors, et alors seulement, qu'on perçut mieux, venant des maisons, les hurlements des jeunes enfants... .... Je ne les entendis bientôt plus... Peut-être choqué lui aussi, Arezki m'avait fait reprendre la route. Mes couffins étaient presque vides. Ce fut pourtant une descente difficile mais les ARRRH ! répétés de mon maître m'interdirent de trop gamberger. De ses coups, de ses cris, je ne me plaignis pas ce jour-là. (à suivre) COMPTES RENDUS Marceau Gast et Yvette Assié, 1993, Des coffres puniques aux coffres kabyles, Paris, CNRS Éditions, 251 p. Marceau Gast et Yvette Assié dans une très belle collection de photos de deux cents coffres recensés entre les années 1961 (avant l'indé pendance de l'Algérie) et 1966 (quatre ans après) en Algérie, attirent l'attention du lecteur sur l'érosion qui atteint un «objet d'art» propre à un pays voire à un sous-continent (l'Afrique du Nord). Le coffre serait la marque d'un « art collectif, anonyme, expression d'une culture et d'une époque », rapportent les auteurs. Ces coffres témoins d'une histoire lointaine font l'objet d'un désin téressement total de la part de ceux-mêmes qui en avaient jusque-là fait l'élément principal de leur mobilier. Le coffre (afiiiq, asenduq) occupait jadis la place la plus importante de la maison. Il servait à contenir tous les objets de valeur. Comme tout élément important, il avait une place réelle et symbo lique qui a disparu avec le temps. Le coffre était entouré de sacré comme le souligne Marceau Gast. Il est supposé - tout comme la nouvelle mariée - apporter la baraka (effluve sacré). Ne dit-on pas « faire entrer le coffre » qui s'oppose à « faire sortir le coffre » (associé ici à la civière et à la mort). Ce n'est pas donc pas par hasard que le coffre avait cette autre fonc tion - bien avant les religions monothéistes en Afrique du Nord - de constituer le mobilier de la dernière maison. Grâce à leurs observations et à leur étude fouillée ils ont réussi à établir le lien entre le passé et le présent, la vie et la mort et enfin l'archéologie et l'ethnologie. Ils ont tenté dans cet univers, où le refoulé est important, de saisir au vol les empreintes d'une mémoire collective en quête de survie, en particulier des pays récemment décolonisés, comme l'Algérie, où la déva lorisation de soi, de son art, de son identité était presque synonyme de progrès et de conformité avec un monde nouveau. 166 AWAL n" 12 La patience qui a animé nos chercheurs, la minutie avec laquelle ils ont réuni des milliers de photos prises non seulement en Algérie mais partout où il a été possible (dans les pays méditerranéens, dans les pays de l'Est...), leur conscience dans le travail (la connaissance des techniques employées sachant que la transmission de cet art était exclusivement tra ditionnelle) méritent d'être encouragées. Objet d'art en lui-même, ce livre est en plus un modèle de lutte contre l'oubli et contre la tendance à la technicisation de nos sociétés. On peut partir dorénavant de cet inventaire, indispensable dans la recherche, pour entreprendre des études plus poussées sur les nombreux coffrages et stèles funéraires en bois qui nous sont signalés. Les auteurs ont constitué un corpus de décors artisanaux sur lesquels les jeunes cher cheurs maghrébins devraient travailler s'ils veulent saisir le sens profond de leur histoire et de leur culture. Grâce à ces objets imposants, Marceau Gast et Yvette Assié nous invitent à dépasser les visions étroites de la culture pour une réconciliation avec un pan occulté de l'histoire : l'his toire des Berbères, persistante depuis Carthage jusqu'à nos jours. Les coffres désormais en témoignent. Tassadit Yacine Danièle Djamila Amrane-Minne, 1994, Les femmes dans la guerre, Paris, Éditions Karthala, 215 p. Djamila Amrane tente de retracer la lutte des femmes pendant la guerre d'Algérie (1954-1962). L'absence de sources écrites, hormis la presse, ont amené l'auteur à utiliser deux sources peu exploitées en Algérie : le fichier du ministère des Anciens Moudjahidine (Anciens Combattants) et les témoignages oraux. Deux méthodes jusque-là peu conciliables dans l'univers scientifique. Pour les femmes engagées pendant la guerre d'Algérie il est toujours possible de disposer de renseignements fiables sur : leur identité, filiation, date et lieu de naissance, activités, etc. L'analyse de ces données permet d'énoncer avec certitude certaines caractéristiques majeures qui apportent un éclairage nouveau non seule ment sur le militantisme féminin, mais aussi sur la guerre de libération nationale ; Les militantes prennent part à la lutte dès novembre 1954, dans les mêmes zones (Aurès, puis Nord constantinois et Kabylie) au même titre que les hommes. L'entrée spontanée des femmes dans la guerre révèle aussi leur adhésion au combat politique pour l'autodétermination de l'Algérie. Grâce à Djamila Amrane, le lecteur peut avoir une idée bien précise de la répartition des militantes. Cette dernière fait apparaître très nette ment des zones de fort militantisme. La Grande Kabylie et l'Aurès, par exemple, regroupent 34,6 % des combattantes, alors que ces régions ne Comptes rendus 167 totalisent que 11 % de la population nationale. Les régions où se concen trent les militantes (Grande Kabylie et une partie de la Petite Kabylie, zone côtière du Nord constantinois, Aurès, région de Tlemcen, Dahra et Atlas blidéen) sont montagneuses, relativement peu productrices, mais subissant un surpeuplement rural avec une très faible proportion d'Euro péens. Les partis politiques anticolonialistes s'y sont implantés facilement. Tous ces caractères en font des zones propices aux maquis. Le dépouillement exhaustif d'un journal de l'époque, la Dépêche quotidienne d'Alger, a permis, à partir d'un recensement de toutes les actions militaires, une approche de l'intensité de la guerre à travers le ter ritoire national. Une concordance existe généralement entre l'importance du militantisme féminin et les activités militaires. A cette répartition régionale se superpose la distinction entre mili tantes citadines et rurales. En 1954, 80 % de la population musulmane est rurale, ce qui explique le fort pourcentage des militantes campagnardes, mais proportionnellement il y eut autant de militantes dans les villes que dans les campagnes. L'image la plus répandue de la militante est celle de l'infirmière maquisarde ou de la partisane poseuse de bombes et accessoirement de l'agent de liaison. Or il s'agit là des militantes statistiquement les moins nombreuses. Les maquisardes ne représentent que 16 % de l'ensemble des militantes et la moitié d'entre elles se consacre à la cuisine et à la les sive. Les militantes qui participent directement ou qui effectuent des attentats ne sont qu'une infime minorité : 2 % de l'ensemble. Les mili tantes ont rempli les fonctions qui leur étaient le plus accessibles et où elles étaient le plus utiles. Les 2/3 d'entre elles (63,9 %) sont respon sables de ravitaillement ou de refuge. La répression s'est abattue avec force sur les militantes : 20 % d'entre elles ont été arrêtées ou tuées. Les témoignages oraux apportent une autre dimension. Les entretiens saisissent sur le vif la personnalité des militantes et, parce qu'ils rendent leur vécu quotidien, ils apportent un éclairage nouveau sur la guerre d'Algérie. 88 entretiens ont été réalisés et utilisés comme une source essentielle. Plusieurs atouts ont joué en faveur d'entretiens plus spontanés et plus naturels, donc plus proches de la réalité. D'abord le fait d'avoir vécu les mêmes expériences de la clandestinité, du maquis, de la prison, ainsi que les liens d'amitié noués dans la lutte commune, soit avec l'interviewée, soit avec une de ses amies proches, ont facilité les rapports interviewée / interviewer. De plus, le fait qu'il s'agisse de femmes souvent analphabètes ou peu instruites, et non structurées dans un parti politique, permet d'éviter les discours et les déclarations. Les femmes entre elles se livrent plus spon tanément ; moins préoccupées par leur réussite sociale ou professionnelle, elles ne sont pas entravées par le souci de l'image qu'elles vont donner 168 AWAL n" 12 d'elles-mêmes au monde extérieur. Généralement sans ambition politique elles ne construisent pas leur discours sur leur participation à la guerre en fonction de mobiles étrangers à ceux de l'entretien, tel que la défense d'un point de vue, d'un groupe ou de leur valorisation personnelle. L'intérêt de ces témoignages oraux est de dévoiler un des aspects ignorés de la guerre d'Algérie : le rôle des femmes. La vie dans les maquis est racontée simplement au jour le jour, sans discours triompha listes. Revivent ainsi ces maquisards et maquisardes insuffisamment armés, dépourvus de médicaments, sous-alimentés, mal protégés des intempéries, décimés par une armée moderne, puissante, et qui, malgré tout, combattent et survivent. La lutte armée dans les villes apparaît comme le combat d'une poi gnée d'hommes et de femmes qui maintiennent avec des moyens déri soires une résistance armée. C'est d'ailleurs la précarité des conditions de lutte qui fait que les militantes ont joué un rôle décisif. Parce qu'ils émanent de femmes, ces témoignages collent à la réalité quotidienne et ils nous restituent, dans certaines limites, le vécu quotidien de la guerre. Ils n'évoquent ni grands faits guerriers, ni grandes décisions historiques, mais ils ne se présentent pas non plus comme une histoire reconstruite selon des schémas plaqués après coup sur une réalité souvent plus vivante et évocatrice que l'histoire officielle. Sans prétention, riches d'une infinité de détails, mêlant le quotidien au sublime, ces entretiens restituent l'atmosphère de l'Algérie en guerre. Tassadit Yacine El Houssaïn El Moujahid, Syntaxe du groupe nominal en berbère tachelhiyt. Parler d'Igherm, Souss, Maroc. Thèse pour le doctorat d'État ès-lettres, soutenue en décembre 1993, Faculté des lettres et des sciences humaines, Rabat (département de langue et littérature françaises). Ce travail, s'inscrit dans la lignée des études dialectologiques portant sur la langue berbère en général et sur le dialecte tachelhiyt en particu lier. Il a pour objet spécifique l'analyse de quelques aspects syntaxiques du nom (N) et du groupe nominal (NP) en tachelhiyt, représentée par le parler d'Igherm (Souss, sud-ouest du Maroc). Cette analyse est soustendue par les principes théoriques de la grammaire générative et transformationnelle (GGT), dans ses développements relativement récents durant les années quatre-vingt (voir notamment les ouvrages de Chomsky). Tant sur le plan de son objet que sur celui des questions qu'elle se propose d'examiner, cette étude se présente comme un prolongement logique d'une description précédente, que l'auteur avait effectuée en 1981 sur le même parler, dans le cadre du structuralisme fonctionnaliste de l'école de Prague, tel qu'il est conçu et développé par André Martinet et adopté par les berbérisants de la même école. Comptes rendus 169 Dans cette première description, il avait abordé la morphologie et la syntaxe du nom et du groupe nominal, en concluant à la suspension de certains problèmes épineux dont l'explication outrepassait les latitudes de l'approche descriptive et taxinomique du modèle fonctionnaliste. Domenico Canciani, Sergio de La Pierre, 1993, Le ragioni di Babele. Le etnie tra vecchi nazionalismi e nuove identità, Milano, Franco Angeli, 268 p. L'apparition d'aspects et de formes nouvelles de l'ethnicité - l'ethnisme régional, urbain et celui issu de la nouvelle immigration en Italie a poussé les auteurs à mettre en discussion la notion même de « minorité ». A partir d'analyses historiques du jacobinisme linguistique, les auteurs ont essayé de réfléchir sur la structure hiérarchique dans la dif fusion des langues en mettant en évidence le rapport langue dominante / langue dominée dans la production littéraire tel qu'on peut le percevoir dans la dépendance culturelle de type néo-colonialiste chez les intellec tuels. L'hypothèse permet de voir dans l'émergence ethnique le paradigme même d'un « besoin » d'identité largement répandu dans la société. Ce « besoin » réunirait dans un même mouvement la quête des racines et la recherche de sens à l'intérieur de la société postindustrielle où l'on retrouve en même temps unies et critiquées l'aliénation issue de l'universalisme étatique et la fonction d'homologation du marché. La recherche aboutit à une définition et à une proposition d'une caté gorie de l'ethnicité contemporaine éloignée du nationalisme du xix' siècle et des nationalismes inquiétants sévissant tant dans le bloc des pays de l'Est que dans celui de la modernité occidentale. Tassadit Yacine Ahmed Boukous, Société, langues et cultures au Maroc. Enjeux sym boliques, Rabat, Publications de la Faculté des lettres. Série Essais et Etudes n° 8, 1995, 239 pages + carte linguistique. Voici près de deux décennies qu'Ahmed Boukous a publié Langage et culture populaires au Maroc (1977), qui fut à l'origine l'une des pre mières thèses qui marquèrent la rupture scientifique et éthique avec les approches coloniales du patrimoine culturel et linguistique marocain. A cet auteur, rompu à la théorie linguistique et à la méthode sociolinguistique, et dont la démarche est imprégnée d'une interdisciplinarité intégrée, nous devons des études qui ne manquèrent pas de faire date, voire école, tant sur le plan de la méthodologie que sur celui de la conceptualisation et de la rationalité objective, dépassionnée et sereine. Outre ses études 170 AWAL n" 12 pionnières sur le profil sociolinguistique et sur le capital symbolique, ses analyses sur la question identitaire, la pensée de la différence et les enjeux idéologiques qui sous-tendent le marché des biens symboliques, ont contribué à l'intégration de la langue et de la culture amazighes au paradigme des préoccupations majeures des différents acteurs de la scène culturelle marocaine, chercheurs, idéologues et politologues d'horizons divers. Ces idées, fécondées par la participation active et engagée de l'auteur sur les débats actuels et le devenir du paysage linguistique et culturel, devaient un jour prendre la forme d'un document dont la teneur viendrait ponctuer une phase historique du Maroc, où le discours préco nisant la paix linguistique et culturelle, la convivialité et la symbiose des composantes culturelles du Maroc, uni dans sa pluralité et sa diversité lin guistique et culturelle, prévaut contre les discours nostalgiques, totalitaires et assimilationnistes. Société, langues et cultures au Maroc. Enjeux sym boliques, s'inscrit dans cette optique. Dans cet ouvrage, Ahmed Boukous nous livre une analyse pertinente de la société marocaine d'aujourd'hui sous l'angle de la situation symbo lique, notamment dans ses aspects sociolinguistiques et socioculturels. Cette analyse est menée dans le cadre des propositions théoriques de Bourdieu sur la production symbolique. Dans le volet sociolinguistique, l'auteur examine en cinq chapitres les données du marché linguistique marocain et les relations de compétition qui s'y instaurent entre les langues en présence, l'amazighe (berbère), l'arabe (dialectal et standard), le français et l'espagnol. Cet examen se fonde sur des enquêtes de terrain. Les principales questions de recherche auxquelles est dévolue l'analyse sont relatives aux propriétés sociolinguis tiques des langues en usage sur le marché marocain, à la nature de l'inte raction entre ces langues et aux mécanismes de la dépendance des langues vemaculaires. L'hypothèse centrale du travail postule que le marché lin guistique marocain est structuré de telle sorte que les langues qui jouis sent d'un appui logistique important constituent un capital symbolique recherché et de ce fait occupent une position privilégiée sur le marché des biens symboliques, aussi prédisposent-elles leurs détenteurs à bénéficier de profits et privilèges matériels et symboliques. Le premier chapitre (pp. 15-40) s'attache à décrire la genèse du marché linguistique, la typologie des langues, leur statut, leurs usages sociaux et leurs fonctions sociolinguistiques. Le second chapitre (pp. 41-60) analyse la structuration de l'habitus linguistique des locuteurs marocains, les modalités de l'interaction des langues, notamment les dif férents cas de bilinguisme et de diglossie. Le troisième chapitre (pp. 61-84) traite de la modernité comme enjeu sociolinguistique, préci sément le conflit qui oppose les langues fortes sur le marché linguistique, à savoir l'arabe standard, le français et de plus en plus l'anglais, l'accent est mis sur les atouts intrinsèques de chacune des langues et sur les stra tégies que développent les groupes sociaux qui les soutiennent. Le qua- Comptes rendus 171 trième chapitre (pp. 85-100) examine la situation sociolinguistique des langues maternelles, l'amazighe et l'arabe dialectal, leur grandeur et leur servitude et la dynamique de leur compétition. Enfin, le cinquième cha pitre (pp. 101-120) étudie la situation sociolinguistique de l'amazighe, notamment les effets du changement social sur sa structure interne et sur ses fonctions sociales, et le processus de substitution linguistique auquel sont soumis les locuteurs de langue amazighe se trouvant en contact avec d'autres langues. Les résultats de l'analyse du marché linguistique révèlent que ce der nier est à la fois hétérogène et stratifié. 11 comprend en effet des langues nationales (l'arabe standard, l'arabe dialectal et l'amazighe) et des langues étrangères (notamment le français et l'espagnol). Ces langues occupent chacune une position déterminée sur le marché linguistique, en fonction de la valeur qui leur est attribuée dans la formation sociale, et structurent l'habitus linguistique des locuteurs ; elles se trouvent naturellement en rapports de compétition symbolique, compétition qui se déroule sur un plan vertical. Le., compétition entre les langues fortes (l'arabe standard et le français) et les langues faibles (l'amazighe et l'arabe dialectal) et sur un plan horizontal, i.e., compétition interne aux deux classes de langues. Les enjeux de cette lutte symbolique diffèrent selon qu'il s'agit du pre mier plan ou du second. Sur le plan vertical, les langues fortes s'instal lent dans une position de dominance en investissant les champs de la for malité, de l'officialité, des rapports transactionnels et des relations de rôles sociaux, elles acquièrent ainsi le statut de facto de langues véhiculaires ; en revanche, les langues affaiblies par/dans l'exercice des rapports de lutte symbolique se trouvent être les langues maternelles, celles de la communion, de l'expression de l'affect, des pulsions premières, de la créativité inaugurale, de la libération de la pesanteur du formel et du social. Sur le plan horizontal, la compétition qui met aux prises les langues fortes entre elles a pour enjeu l'expression linguistique de la modernité, chacun de ces idiomes étant supporté par des groupes sociaux qui veulent l'imposer en tant que médium exclusif de la rationalité du temps présent ; c'est ainsi que l'arabe standard ambitionne d'allier à son statut de jure (c'est la langue de l'Etat et de la religion d'Etat) le statut de facto de langue de la technique et de la modernité, par le biais d'un ensemble de mesures techniques et institutionnelles de normalisation lin guistique appelées arabisation. Dans cette lutte, le français se fonde sur une logistique à la fois matérielle et symbolique qui lui permet non seu lement de se maintenir dans le champ culturel mais aussi de s'imposer en tant que véhicule de la modernité technique. L'anglais acquiert des positions de plus en plus fermes dans certains sous-champs, notamment dans l'enseignement, ce qui en fait un outsider sérieux dans la compéti tion symbolique. L'amazighe représente l'idiome le moins loti dans cette compétition, il est concurrencé par l'arabe dialectal dans son propre domaine même. Le., le sous-champ de l'expression vemaculaire : les 172 AWAL n" 12 communautés amazighophones installées en ville sont en effet assujetties à un intense processus d'assimilation linguistique, notamment parmi les jeunes générations, au profit de l'arabe dialectal. Dans le volet socioculturel, l'auteur s'attache à faire ressortir en six chapitres les paradigmes majeurs du champ culturel marocain. La méthode adoptée consiste à s'appuyer sur une enquête de type documentaire et sur l'analyse interne et externe d'un corpus représentatif des principaux discours culturels. Le premier chapitre (pp. 123-127) présente quelques échantillons des discours qui s'énoncent dans le champ culturel et les discours de l'intégrisme, du mysticisme populaire, de l'amazighisme, de l'arabisme, de l'interculturalisme et du rationalisme. L'auteur n'analysera cependant dans les chapitres suivants que les discours les plus saillants, en les organisant en deux paradigmes, celui des discours qui s'ensource dans le patrimonialisme et celui des discours qui se réclame de la moder nité. Le second chapitre (pp. 129-144) est une introduction à la genèse du champ culturel ; trois périodes y sont reconnues : la période antéislamique, les premières étapes de la période musulmane et la période contemporaine. Le troisième chapitre (pp. 145-163) analyse les discours constitutifs du paradigme patrimonialiste, à savoir le discours intégriste, le discours réformiste et le discours amazighiste. Le quatrième chapitre (pp. 165-187) est consacré aux discours qui s'inscrivent dans une vision moderniste, spécifiquement le discours de l'historicisme, le discours du rationalisme et le discours de l'interculturalisme ; la section finale s'attache à faire ressortir quelques-unes des contradictions dans lesquelles se meut l'intellectuel confronté aux pesanteurs socioculturelles. Les deux derniers chapitres (respectivement, pp. 189-205 et 207-222) sont consacrés à l'examen de la dynamique de la culture périphérique, précisément la culture d'expression amazighe, notamment le processus de changement qui s'y opère et les stratégies de survie qui s'y déploient. Les questions de recherche auxquelles est dévolu l'examen du champ culturel sont centrées sur les projets culturels alternatifs : quels sont les principaux discours qui structurent le champ de la production symbo lique ? quels en sont les principes fondateurs ? quelles sont les diver gences et les convergences entre les thèses avancées dans le cadre du paradigme du patrimoine et celui de la modernité ? quelles sont les modalités du changement qui sont à l'œuvre dans la culture périphérique en tant que sous-champ sur lequel s'exerce la dominance symbolique au premier degré ? L'hypothèse générale qui est postulée dans l'analyse pro duite est que des discours s'inscrivant dans une logique non dialectique des identités irréductibles sont fondés de fait sur des rationalités parallèles donnant à la macro-structure symbolique une forme et une substance composites et dont les micro-structures sont à la fois la source et la scène d'implosions à répétition. L'analyse des discours qui s'expriment dans le champ culturel montre que la pensée marocaine est structurée par le paradigme de la tradition Comptes rendus 173 et celui de la modernité, les deux étant des modalités contradictoires de la prise de conscience du retard historique accusé par les sociétés dépen dantes. La question récurrente et obsessionnelle qui revient dans les dif férents discours est qui sommes-nous ? A cette question le discours inté griste fournit une réponse résolue : « Nous sommes des musulmans et nous devons vivre selon le modèle de la société islamique des premiers âges. » Les autres discours sont plus nuancés, ils tergiversent en oscillant entre les termes des dichotomies traditionnelles de la pensée périphérique, à savoir spécificité vs universalité, authenticité vs contemporanéité, spiri tualité vs rationalité, avec néanmoins deux tendances générales selon les quelles les variantes du discours patrimonialiste et celles du discours moderniste privilégient, respectivement, la tradition et la modernité. L'analyse des thèses des différents discours conduit l'auteur à examiner leur cohérence interne et leur adéquation à répondre aux attentes de la société civile. Cette analyse révèle que le champ culturel marocain est composé de strates reflétant les différents états de sa structuration depuis l'Antiquité jusqu'à la période contemporaine ; cette situation composite n'est pas toujours assumée par les actants culturels qui pratiquent bien souvent l'amnésie du passé antérieur en refoulant dans les ténèbres de r impensé la culture du Maroc profond et en privilégiant la culture élitaire aux dépens de la culture des masses populaires, notamment la culture amazighe. La contradiction majeure à laquelle sont confrontés les dif férents discours réside dans leur incapacité à conceptualiser et à traduire dans la praxis un projet culturel adéquat, contradiction qui se résume dans l'inconsistance théorique du discours patrimonialiste et l'inconsistance pratique du discours moderniste. Ce projet, qui serait un vecteur d'équi libre psychique, social et culturel, fonctionnerait comme un module sym bolique articulé sur un modèle sociétal fondé sur la démocratie et l'équité. En définitive, Ahmed Boukous, qui nous a habitués à la rigueur et aux scrupules méthodologiques nécessaires à l'approche de la complexité de la situation linguistique et culturelle nationale, vient d'apporter, par cette livraison, une grande contribution à la compréhension d'un champ d'investigation largement marqué par la controverse. Plusieurs instances sont ainsi interpellées, bien des préjugés et tabous sont explicitement démantelés et combien de démons y sont exorcisés. Il n'est donc ni une coïncidence ni un hasard, à un moment où notre société civile est en pleine émergence, de voir émcuier du champ académique des discours dif férentiels qui prennent en charge l'analyse scientifique et objective du corps socioculturel de notre pays. El Houssaïn El Moujahid RESUMES L'Algérie de Ben Sella : l'apprentissage de l'indépendance André Nouschi Ahmed Ben Bella un des chefs historiques du FLN prend le pouvoir en 1962 dans des conditions - à tout le moins - contraires à l'esprit de la « jeune révolution ». L'héritage d'un régime honni et rejeté, l'OAS, le départ massif des Européens au lendemain du 5 juillet 1962 ont favorisé l'improvisation en matière de gestion économique (agriculture, industries, habitat) et le rap port de force au plan politique. C'est sur ces difficultés réelles que l'armée des frontières impose son mode de gérer le pays. On voit donc apparaître les grandes orientations politiques dans lesquelles le pays s'est enlisé (armée, parti unique, « socialisme »). André Nouschi brosse un tableau de la situation économique et décrit l'insuffisante préparation des Algériens à une gestion rationnelle des ressources matérielles du pays mais aussi de son potentiel humain. Des militants, des cadres, des citoyens seront éliminés dès le début parce qu'ils ne partageaient pas le point de vue dominant. André Nouschi part de faits vécus par les Algériens pour décrire et analyser comment le FLN et l'ANP (Armée nationale populaire) vont devenir les principales forces sur lesquelles l'État et le pouvoir (les deux étant souvent confondus) vont s'appuyer pour se maintenir à la tête du pays. Pour finir André Nouschi laisse entrevoir ce qui va se passer après 1965 : en somme, l'histoire du trompeur trompé des contes et légendes. Femmes et création en Kabylie Tassadit Yacine L'auteur se penche sur le problème peu connu et délicat de la créa tion des femmes dans la société traditionnelle. Tassadit Yacine nous décrit les voies possibles, souvent détournées, qu'elles empruntent pour parvenir à la création. 176 AWAL n" 12 Portraits de mères dans la littérature maghrébine Denise Brahimi Dans les portraits littéraires brossés par Denise Brahimi, les mères occupent une place de choix. Dans cet article elle relate la résistance des mères à la domination masculine en s'appuyant sur la biographie de Fadhma Ait Mansour Amrouche. Le « corpoème » et la quête du nom (hommage à Jean Sénac) Dominique Combes Toute poésie est quête. Chez Jean Sénac, il s'agit d'une quête de la quête, c'est-à-dire une recherche permanente et pluridimensionnelle. Elle est quête d'une reconnaissance poétique, quête d'une identité plurielle où l'on retrouve l'homme dans le poète et le poète dans l'homme. Cette quête est en effet plurielle : quête d'un père réel mais aussi d'un père spirituel qu'il va tenter de trouver dans l'univers des lettres (Baudelaire par exemple) mais aussi dans la mystique ; quête amoureuse dans l'homosexualité assumée et sublimée ; quête d'une patrie aux mul tiples visages. Dans son étude Dominique Combes nous introduit dans les méandres d'une poésie captivante et d'une histoire de l'homme (Jean Sénac) qui n'est rien d'autre que le questionnement perpétuel de l'être face au nonêtre. Apprentissage dans une langue non maternelle et réussite scolaire : le cas d'élèves berbères en milieu rural Jilali Saïb Jilali Saïb s'interroge sur le choix de la langue et ses effets dans l'instruction / apprentissage, ou cursus scolaire, au Maghreb. Il pose le problème de l'utilisation de la langue maternelle dans l'apprentissage d'une autre langue. Des expériences sur le terrain ont montré que la langue maternelle apprise et assumée peut être un garant de réussite scolaire. A cet égard, il serait alors intéressant d'évaluer l'apport psycho-affectif des apprenants. Jilali Saïb part de ce postulat pour poser le problème des enfants berbérophones, issus de milieu rural, en situation de bilinguisme voire de trilinguisme, puisqu'ils seront amenés à apprendre l'arabe standard et le français. Résumés 177 Sentiment d'appartenance linguistique et aspirations sociales : exemples marocains Miloud Taïfi L'auteur part du postulat que tout système national doit prendre en considération les langues, les cultures et tout ce qui est relation avec le patrimoine ethnoculturel de la nation et tente de le mettre à l'épreuve dans la société marocaine. Miloud Taïfi énumère les langues utilisées au Maroc. Il y a d'un côté les langues écrites : le français et l'espagnol (langues romanes) héritées de la colonisation et l'arabe savant, langue de l'islam. De l'autre, les langues vemaculaires : l'arabe dialectal et le berbère (dans ses variantes : tachelhit, tarifit, tamazight). Ces langues sont à la fois celles qui sont le plus pratiquées et paradoxalement les plus marginalisées au sens où elles ne sont pas utilisées dans la sphère politique et officielle. Miloud Taïfi montre dans son étude les liens profonds unissant l'homme à la langue ; ce qui va à rencontre de l'opinion communément admise qui associe la langue au statut social. La langue est en effet liée à l'identité et à l'affectif. La transmission du pouvoir chez les Dag-Fali de l'Ahaggar Paul Pandplfi Dans une étude très fine et très détaillée, Paul Pandolfi essaie de nous montrer l'imbrication du politique dans la parenté des Dag-Fali. Chez ceux-ci, seuls les hommes, fils de mère détentrice de VettebeU peu vent accéder au rang d'amyar. A chaque succession, un seul parmi eux sera choisi. Il devra pos séder les qualités nécessaires à une telle charge. Cependant trois autres paramètres vont également intervenir : l'ordre aîné/cadet parmi les pré tendant possibles ; l'avis de Vamenûkal et des nobles dirigeants ; l'alter nance instaurée entre les fractions Dag-Fali. Paul Pandolfi nous montre comment par des stratégies matrimoniales visant à la conservation (voire à la monopolisation) de Vettebel les amyar Dag-Fali sont uniquement choisis parmi les Kel-Terhananet et les KelTamanrasset. Achevé d'imprimer le 4« trimestre 1995 sur les presses de l'Imprimerie Néo-Typo le, rue Lavoisier - 25000 Besançon Photocomposition : PFC B.P. 343 - F-39105 Dole Dépôt légal : Décembre 1995