tyïWAL
12
CAHIERS D'ÉTUDES BERBÈRES
1995
Fondateur
MOULOUD MAMMERI
SOMMAIRE
Tahar Djaout
Réflexions sur la culture en Algérie. Propos recueillis par Arezki
Mokrane
3
ARTICLES
André Nouschi
L'Algérie de Ben Bella : l'apprentissage de l'indépendance
11
Tassadit Yacine
Femmes et création en Kabylie
23
Denise Brahimi
Portraits de mères dans la littérature maghrébine
29
Dominique Combes
Le « corpoème » et la quête du nom (hommage à Jean Sénac)
39
JiLALi Saie
Apprentissage dans une langue non maternelle et réussite scolaire :
le cas d'élèves berbères en milieu rural
67
Miloud Taifi
Sentiment d'appartenance linguistique et aspirations sociales :
exemples marocains
89
Paul Pandolfi
La transmission du pouvoir chez les Dag-Fali de l'Ahaggar
99
TEXTES ET DOCUMENTS
Narjys El Alaoui
Glanes pour contribuer au parler des Idaw Martini de l'Anti-Atlas
(Maroc)
125
Mohammed El-Ghobrini
Joute entre deux poètes : Adiwenni ger Ccix Muhend U Lhusin et
Si Muhend U Mhend
139
2
AWAL n" 12
ACTUELLES
Chérif Kheddam
Le cœur d'une femme libre (traduit par Tassadit Yacine)
Pourquoi me dis-tu aveugle ? (traduit par Tassadit Yacine)
149
151
Abdennour Mihoubi
Tasamfunit n temzi
153
Yves Timplon
Arezki
157
Comptes rendus
165
Résumés
175
Publié avec le concours du Centre national du livre
et du Fonds d'action sociale
© 1995, Fondation de la Maison des sciences de l'homme, Paris
ISSN 0764-7573
Imprimé en France
REFLEXIONS SUR LA CULTURE EN ALGÉRIE
Tahar Djaout
Propos recueillis par Arezki Mokrane
Il y a deux ans, disparaissait l'écrivain algérien Tahar Djaout.
Juin 1993, l'intellectuel brillant, le journaliste talentueux, l'écrivain
de renommée mondiale, Tahar Djaout, tombait sous les balles de ses
assassins. Armé de ses seules idées, il faisait peur à la barbarie car sa
clairvoyance et son courage contrecarraient la fatalité d'une Algérie sou
mise et défaite. Lui, défendait le projet d'une Algérie moderne, républi
caine et démocratique tournée vers l'avenir. Les propos qu'il avait confiés
à l'un de ses confrères peu avant son assassinat gardent toute leur actua
lité deux ans après sa disparition.
Arezki Mokrane - Tahar quelle est la vision d'un intellectuel algé
rien sur son pays aujourd'hui ?
Tahar Djaout - De prime abord, ce qu'il faut remarquer c'est la rup
ture d'un monopole d'expression et de production intellectuelle. Les
anciens canaux d'expression étatiques sont rompus et on assiste à une
diversification des tribunes, à la naissance de nouveaux éditeurs ou de
nouveaux journaux.
On constate aussi une diversification des points de vue : certains
d'entre eux, qui, jusqu'alors, étaient quasiment interdits de séjour, sont
désormais admis. Il y a donc un réel bouillonnement de l'expression.
A.M. - Un bouillonnement qui peut s'observer dans le domaine de
l'édition...
T.D. - Oui, il y a de nouveaux éditeurs. La plupart d'entre eux ont
commencé leurs activités, mais pas de façon aussi manifeste, avant les
événements d'octobre 1988. A côté des maisons d'édition étatiques
comme l'ENAD, l'ENAP, l'ENAG... d'ailleurs ce qui est étrange c'est
qu'une seule lettre différencie ces différents sigles, on a vu naître de nou
veaux éditeurs comme Bouchène par exemple ou Laphomic. Par voie de
conséquence, l'édition d'État a été obligée de se renouveler, de jouer le
4
Tahar Djaout
jeu, de faire preuve de qualité pour pouvoir exister à côté de cette nou
velle réalité éditrice. Il faut dire aussi qu'il y a d'autres maisons qui ne
méritent pas le nom d'éditeur. Ce sont en fait des imprimeurs qui repren
nent des textes souvent religieux en les diffusant à un tirage énorme. Ils
gagnent beaucoup d'argent mais malheureusement ils ne participent pas à
la libération de l'expression ni à la promotion de la création. En réalité,
ce sont de petits commerçants de la chose imprimée...
A.M. - De nouveaux ouvrages ont-ils été imprimés par ces éditeurs ?
T.D. - Oui. C'est le cas par exemple d'un livre qui a connu une
polémique importante. Il s'agit d'un ouvrage de Belaïd Abdesselam,
ancien ministre de l'Énergie, qui fait des révélations très intéressantes sur
la politique pétrolière de l'Algérie pendant près d'une décennie. Il y a
aussi un texte de Mostefa Lacheraf qui a connu un vif intérêt. Des livres
qui, à mon sens, marquent le débat actuel de l'Algérie.
AM. - Voilà un facteur important qui souligne le rôle fondamental
des nouveaux éditeurs mais n'y a-t-il pas ici un problème au niveau de
la diffusion, de la distribution de ces titres ?
T.D. - Tu sais qu'en fait l'État s'est assuré le monopole de la dif
fusion. Des éditeurs pouvaient certes se créer du temps du parti unique
mais ils se heurtaient à l'État qui détenait le monopole de la distribution
et cette situation constituait pour eux un réel danger d'étranglement.
En ce qui concerne les derniers titres parus, certains éditeurs exploi
tent la diffusion étatique mais ils n'ignorent pas l'existence d'autres circuits
parallèles. Il y a même des éditeurs qui vont tout simplement faire des dé
pôts chez d'autres libraires. Les circuits de distribution sont donc multiples
même si, pour l'instant, ils demeurent encore mal organisés. Je crois du
reste qu'une association d'éditeurs algériens s'est même mise en place et
qu'elle a l'intention de rentabiliser au maximum la diffusion des ouvrages
en conjuguant les efforts et les expériences qui ont vu le jour.
A.M. - Quand on connaît l'importance numérique des jeunes en
Algérie on peut se demander si une maison spécialisée dans la produc
tion de livres à destination de la Jeunesse s'est constituée ?
T.D. - A ma connaissance, malheureusement, non. Les différents
éditeurs essaient de publier l'un ou l'autre ouvrage pour la jeunesse mais
un éditeur vraiment spécialisé dans le secteur des jeunes il n'y en a pas.
A.M. - Outre Laphomic qui s'est lancé dans la réédition de textes
d'auteurs maghrébins y a-t-il d'autres maisons d'édition qui se sont
plongées dans cette voie ?
T.D. - Tu as parlé de Laphomic qui a racheté les droits d'un certain
nombre d'ouvrages d'auteurs algériens et marocains, notamment le Con
court de Ben Jelloun La Nuit sacrée mais aussi d'autres auteurs africains
Réflexions sur la culture en Algérie
5
comme Tchicaya U'Tamsi, le Congolais... Je trouve d'ailleurs très inté
ressant de le faire connaître ici, en Algérie, en brisant ainsi cette barrière
quasiment infranchissable qu'est le Sahara. La littérature africaine pré
sente en effet beaucoup de similitudes et elle mérite d'être appréciée de
part et d'autre du Sahara.
Je sais que d'autres éditeurs sont également intéressés par la même
expérience. Ils ont même commencé à produire en ce sens. L'ENAG, par
exemple, a repris Mouloud Feraoun mais pour ce qui concerne cet écri
vain il faut noter qu'en fonction de la législation algérienne nous sommes
un peu dans le domaine public car cet auteur est mort il y a plus de
vingt-cinq ans. Bouchène a réédité les Isejfra (poèmes) de Si Mohand U
Mohand de Mouloud Feraoun, parus aux Editions de Minuit en 1960. Je
sais que Bouchène est intéressé par ce filon qu'il essaie d'exploiter. Mais
le problème se situe au niveau des transactions financières parce qu'il y
a toute une législation de change et il n'est pas facile d'acheter des droits
en France ou ailleurs en raison des incidences monétaires qui en décou
lent.
A.M. - Au niveau des créateurs, on avait annoncé, il y a une ving
taine d'années la mort prochaine des écrivains s'exprimant en français.
Au contraire, n'a-t-on pas assisté, en Algérie, à un phénomène inverse ?
T.D. - Je crois effectivement qu'on a assisté au phénomène inverse.
D'ailleurs les intellectuels eux-mêmes ont un peu prophétisé sur cette
mort et ils se sont repris par la suite. Aujourd'hui la littérature d'expres
sion française s'est développée en Algérie avec de nouveaux noms très
connus, très médiatisés. Mais il faut également prendre en compte le
développement de la littérature dans les autres langues aussi bien en arabe
qu'en berbère. Un pays comme l'Algérie avec une population très impor
tante a fourni un effort indéniable en matière de scolarité et elle possède
un héritage culturel multiple qui ne peut que l'inciter à produire davan
tage. Je crois que la manière étriquée dont on a voulu concevoir la culture
algérienne, aussi bien à travers une langue unique qu'au travers de sup
ports uniformes, ne pouvait pas canaliser tout le potentiel culturel algé
rien. C'est pour cela que ces supports ont dû se briser à un moment donné.
Aujourd'hui, une culture algérienne très vivante s'exprime de manière éner
gique aussi bien en français, qu'en arabe et en berbère.
A.M. - As-tu une idée plus précise du nombre de romans publiés au
cours de ces dernières années et quelles sont les tendances actuelles ?
T.D. - Je peux prendre sur moi de te dire que le nombre de romans
est beaucoup plus important maintenant et c'est normal mais je ne dispose
pas de statistiques précises parce que, tu sais, il y a une vingtaine d'an
nées, le nombre d'écrivains algériens pouvait se compter sur le bout des
doigts alors qu'aujourd'hui il existe des auteurs très médiatisés. En regar
dant les librairies, on découvre chaque jour énormément d'écrivains.
6
Tahar Djaout
A.M. - J'ai été quelque peu surpris de constater que des ouvrages
comme ceux de Rachid Mimouni ne se trouvaient pas ici en librairie...
T.D. - Laphomic, dont nous avons déjà parlé, a racheté les droits de
Rachid Mimouni. Il y a donc des chances de trouver ces ouvrages bientôt.
Mais ce que tu soulignes ne concerne pas un auteur précis. Mes livres,
par exemple, ne sont pas diffusés non plus et ils ne sont même pas repris
par d'autres éditeurs ! Je pense que cela révèle tout simplement un pro
blème de bureaucratie ou de manque de devises. J'ignore quels sont les
critères qui président à l'importation de ces œuvres parce que l'Algérie
n'a pas importé beaucoup de livres au cours de ces dernières années.
Mais j'ai l'impression que l'Algérie n'a pas assez de devises ou qu'elle
les consacre à d'autres projets. En revanche, on trouve aussi des livres
inattendus...
A.M. - On a beaucoup parlé d'édition et peu du domaine de la
presse...
T.D. - Dans un premier temps, les journaux qui étaient un peu
bridés ont pu se libérer. Un certain nombre de choses peuvent donc
s'exprimer sans problème. Mais le fait le plus saillant est l'émergence de
nouveaux titres.
A.M. - Le concept d'unité maghrébine a fait son chemin. Des liens
se sont-ils affermis entre les intellectuels du Maghreb au fil de ces der
nières années ?
T.D. - Les relations entre les intellectuels du Maghreb existent
depuis longtemps et elles n'ont jamais été subordonnées aux relations
politiques qui ont été rarement bonnes entre l'Algérie et le Maroc. Je
crois que les intellectuels maghrébins ont essayé d'être très autonomes par
rapport aux pouvoirs politiques des États du Maghreb et je crois que c'est
à leur honneur. Mais il y a aujourd'hui un petit changement car la cir
culation entre les pays du Maghreb est devenue plus facile. Auparavant,
les intellectuels maghrébins avaient surtout l'occasion de se rencontrer à
Paris. Maintenant, ils peuvent le faire au niveau du Maghreb. Par exemple
ici, à Alger, une sorte de colloque littéraire initié par une association
culturelle a pu tenir ses assises. Des écrivains sont venus de Paris mais
aussi directement du Maroc ou de Tunisie. On a aussi remarqué la tenue
d'un Salon du livre maghrébin à Casablanca et, à l'issue de ce Salon, a
été constituée l'Association des éditeurs maghrébins qui essaie de favo
riser la circulation du livre entre les différents pays en posant la question
de la création au Maroc, en Algérie et en Tunisie...
A.M. - Pourtant, on sent ici une chape de plomb qui s'est abattue
sur le monde intellectuel...
T.D. - Oui. On peut dire qu'après l'hégémonie de l'État, on connaît
maintenant d'autres hégémonies qui essaient de s'installer en Algérie. La
Réflexions sur la culture en Algérie
7
plus apparente est celle de l'intégrisme religieux. Personnellement, je
crois que cet intégrisme se manifeste de manière très différente dans les
trois pays du Maghreb. Le Maroc a connu un développement historique
plus continu que celui de l'Algérie. Et puis le roi du Maroc est un peu
le chef suprême religieux. De là, s'est créée une situation particulière au
Maroc.
En Algérie, deux faits ont contribué selon moi à l'apparition du phé
nomène intégriste. D'abord le fait colonial qui a déstructuré les racines
culturelles de l'Algérie en provoquant un grand désarroi identitaire.
Ensuite, après l'indépendance et durant vingt-sept années, le monopole du
pouvoir par le parti unique, le FLN, qui a très mal posé le problème de
l'identité de l'Algérie en réduisant cette question de manière vraiment
scandaleuse et puis aussi un pouvoir qui, par sa pratique économique, a
fait beaucoup de marginaux, de mécontents et d'exclus qui veulent
prendre aujourd'hui une revanche sur ce pouvoir. L'image de l'État est
du reste tout à fait discréditée en Algérie et une sorte de nihilisme veut
détruire tout ce qui est cadre organisé. Ce sentiment parvient un peu à
s'exhausser dans le cadre d'un extrémisme religieux d'autant plus dange
reux que la société algérienne a été très fragilisée. Il faut ensuite poser
le problème du système éducatif qui n'est pas du tout performant et ce
notamment en raison de l'introduction de l'éducation religieuse qui a servi
de base à certains pour déstructurer totalement l'enseignement en le trans
formant parfois en un enseignement de zaouïas.
A.M. - Des tendances affirment qu'il faudrait poser la question de
la laïcité de l'État...
T.D. - Je voulais ajouter à ces vingt-sept années de pouvoir hégé
monique, la véritable paupérisation de la population à laquelle nous avons
assisté. Cette population algérienne est devenue dès lors aveuglée quand
il s'agit d'aborder un certain nombre de problèmes. Je salue le courage
du Parti pour le rassemblement, la culture et la démocratie qui a tenu un
congrès en posant pour la première fois dans le contexte algérien, des
concepts comme la séparation des pouvoirs politique et religieux, la laï
cité de l'enseignement, l'égalité des sexes. Et, il est heureux de voir
combien ces concepts ont rencontré un écho auprès des Algériens...
A.Af. - Quand tu dis «auprès des Algériens», c'est auprès de
l'ensemble des Algériens ou auprès de certains d'entre eux...
T.D. - C'est vrai. La couche intellectuelle a été beaucoup plus
réceptive. Mais je crois que le simple fait que ces éléments deviennent
des éléments de débat peut aussi faire réfléchir d'autres et les amener à
se poser des questions.
A.M. - Justement. D'aucuns voudraient remettre en cause les acquis
actuels...
8
Tahar Djaout
T.D. - Ces pauvres hommes du viir siècle perdus au xxi' siècle n'ont
aucune chance d'avoir ici un écho positif parce qu'on a beau dire que la
société algérienne a été fragilisée, je crois tout de même qu'il y a d'abord
une sorte d'islam tolérant qui existe en Algérie, depuis une sorte d'islam
sociologique qui existe depuis treize siècles et qui sait tolérer à la fois ce
qui le tolère et ce qui sort un peu d'un certain rigorisme.
D'autre part, l'Algérien est un méditerranéen. C'est un homme qui
aime vivre, qui apprécie l'humour et qui se délecte d'un certain nombre
de choses qui servent un peu de piment pour la vie. Pour moi, ce cou
rant qui veut mutiler l'existence à travers ses expressions artistiques et
ludiques n'a aucune chance dans un pays comme l'Algérie.
A.M. - Certains événements internationaux focalisent l'attention sur
un certain nombre de pays d'Europe de l'Est. Ce déplacement entraînet-il des incidences non seulement sur le plan économique mais aussi
culturel ?
T.D. - Je crois que les pays maghrébins sont très conscients de cette
nouvelle stratégie. La preuve ? Ils essaient de plus en plus de réaliser une
union pour faire face à ce grand ensemble économique et civilisationnel
qu'est l'Europe. Je ne suis pas politologue et, par conséquent, les stra
tégies politiques ne sont pas ma spécialité mais j'ai l'impression que la
chance du Maghreb c'est d'être situé dans cette zone matrice qu'est la
Méditerranée. Le nouveau paysage politique redessine de nouveaux
centres d'intérêts. L'Allemagne par exemple pèse de plus en plus sur
l'ensemble européen et la France ou l'Italie peuvent être amenées à recen
trer aussi leur centre d'intérêt en se tournant davantage vers un ensemble
méditerranéen certes protéïforme et très démantelé mais qui, avec sa posi
tion stratégique et sa richesse culturelle, peut constituer une grande ten
tation.
A.M. - On peut aussi, tout au contraire, imaginer une plus grande
uniformisation culturelle par la création de ces grands ensembles qui sub
mergent le reste à la vitesse de l'image satellisée...
T.D. - Il est probable que l'aspect culturel et civilisationnel puisse
perdre du terrain face à l'aspect économique.
Ce genre de phénomène peut être préjudiciable au monde entier et
pas seulement au tiers monde ou à la Méditerranée. Il est vrai qu'on
assiste à une uniformisation culturelle. Aujourd'hui par exemple on peut
capter beaucoup de chaînes de télévision en Algérie. Et, quand on voyage,
on se rend compte que les enfants allemands, espagnols, belges, japonais
ou algériens sont façonnés par le même dessin animé, par le même ima
ginaire. Cela détruit en eux une part d'originalité mais peut-être cette
situation va-t-elle engendrer une meilleure communication ? Je crois que
si les enfants sont élevés avec les mêmes schémas, c'est peut-être aussi
favoriser une communication plus large et plus efficace...
Réflexions sur la culture en Algérie
9
A.M. - Mais c'est aussi une perte de mémoire...
T.D. - Oui c'est sûr. Une perte de la mémoire locale et des parti
cularités. D'ailleurs c'est assez paradoxal. En même temps qu'on assiste
à ce phénomène d'unification par les grands médias, on connaît peut-être
aussi une réaction inverse : l'émergence d'une revendication de plus en
plus forte des particularismes nationaux et régionaux.
L'ALGERIE DE BEN BELLA :
L'APPRENTISSAGE DE L'INDÉPENDANCE
André Nouschi
Quand les Français signent les accords d'Évian, ils mettent officiel
lement fin à l'action militaire de l'armée française en Algérie ; cependant,
pour les Algériens, cela ne signifie pas la fin de la guerre et des souf
frances. En effet, l'OAS refuse les accords et tente de mettre le pays à
feu et à sang pendant plusieurs mois et ne s'arrête qu'en juin. Malgré la
célébration lyrique du 5 juillet 1962 par le gouvernement provisoire algé
rien, le pays est partagé entre des clans qui s'affrontent les armes à la
main. Le wilayisme, comme on l'a appelé, témoigne d'un affrontement au
sein du FLN. Déjà, à Tripoli, celui-ci s'est scindé en plusieurs groupes
qui désavouent plus ou moins les accords du 19 mars. L'un d'eux, par
la voix du chef d'état-major de l'Armée de libération nationale (Houari
Boumedienne) les critique avec force et les refuse. Les attaques contre le
GPRA sont telles qu'elles réduisent le crédit de ceux qui représentaient
l'Algérie à venir ; cet affaiblissement est aussi celui d'un État qui n'existe
que sur le papier.
Le wilayisme dure plusieurs mois et affaiblit davantage ce qui aurait
dû prendre la suite du pouvoir colonial. Une espèce de vide politique est
ainsi la réalité de l'Algérie indépendante durant ces semaines. Celui-ci
sera comblé quand le groupe de Tlemcen qui possède la force la plus
importante et la mieux équipée s'impose ; ce groupe est celui de Ben
Bella, libéré des prisons françaises au printemps 1962, aidé de Boume
dienne. La guerre civile algéro-algérienne finit par provoquer la colère des
Algérois ; descendus dans les rues de la capitale, ils veulent en finir avec
cette guerre : Seba'a snin, barakat ! (« Sept ans, ça suffit ! »), clament-ils
avec force et imposent la paix aux factions, paix confisquée par le clan
de Tlemcen.
L'indépendance de l'Algérie, la victoire de Ben Bella et de son grou
pe signifient que le nouvel État et la nouvelle équipe doivent résoudre de
nombreux problèmes politiques, économiques et sociaux qui interfèrent.
Politiques, car il faut construire l'État à l'intérieur et à l'extérieur ; écono
miques, parce que la colonisation et les huit années de guerre ont marqué
12
André Noiischi
le pays profondément ; sociaux parce que les Européens ont fui l'Algérie,
mais aussi parce que la colonisation a bouleversé les sociétés algériennes
de fond en comble.
Les 196 membres de la première Assemblée (180 Algériens et
16 Européens), dénommée Assemblé nationale, sont élus le 20 septembre ;
avec le gouvernement, ils définissent les bases du nouvel État : Répu
blique démocratique et populaire, il est fondé sur le socialisme, c'est-àdire, « la collectivisation des grands moyens de production et la planifi
cation rationnelle » qui donneront à l'Algérie « un développement rapide,
harmonieux et tendront vers la satisfaction des besoins économiques pri
mordiaux du peuple' ».
« Le pouvoir aux mains du peuple [...] qui a tant souffert, permettra
(à celui-ci) d'accéder à une indépendance [...] authentique, (sans être) vic
time d'une exploitation larvée ou d'un paternalisme autochtone qui rap
pellerait celui de l'ex-colonisateur. L'indépendance c'est [...] la disparition
du sous-développement, le relèvement social et économique du peuple qui
ne peut accepter d'être frustré de sa révolution. » A Tripoli, le FLN
définit les objectifs de l'Algérie indépendante : T la Révolution agraire ;
2" le développement de l'infrastructure ; 3° la nationalisation du crédit et
du commerce extérieur ; 4" la nationalisation des richesses minérales et
énergétiques (c'est « un but à long terme »). La révolution agraire a pour
premier but de réparer les injustices de la domination coloniale ; à « la
paysannerie qui constitue les quatre cinquièmes du pays » et qui « a subi
les effroyables conséquences de la guerre de libération à laquelle elle a
tout sacrifié», elle doit apporter «en même temps que l'indépendance un
bien-être parfaitement légitime »*. A Tripoli, le FLN indique les aspi
rations des masses algériennes : 1® l'élévation du niveau de vie ; 2" la
liquidation de l'analphabétisme et le développement de la culture natio
nale ; 3° l'habitat ; 4" la santé publique ; 5° la libération de la femme.
Dans son discours d'investiture à l'Assemblée, Ben Bella insiste sur
la réforme agraire ; deux ans plus tard, le premier congrès du FLN
(Charte d'Alger) met l'industrialisation au premier plan, car elle doit être
le fondement de l'indépendance de l'Algérie. Réaliser ces objectifs ma
jeurs (réforme ou révolution agraire, industrialisation) exige des crédits et
aussi des hommes ; à l'été 1962, l'Algérie manque des uns et des autres.
D'abord parce que depuis de nombreux mois l'économie algérienne a
décliné considérablement, ensuite parce que les Européens dans leur fuite
ont emporté leurs fonds (de 4 à 5 milliards de nouveaux francs), n'ont
pas payé leurs impôts (le Trésor algérien est pour ainsi dire à sec) ; en
suite parce que leur départ a enlevé à l'Algérie tout son personnel d'enca
drement. L'Algérie n'a donc plus de cadres subalternes, moyens ou supé-
1. Annuaire de l'Afrique du Nord, 1962.
2. Ibid.
L'Algérie de Ben Sella: l'apprentissage de l'indépendance
13
rieurs. Par ailleurs, une part des étudiants algériens ont quitté en 1956 leurs
cours pour le maquis où un grand nombre d'entre eux ont péri.
Le premier gouvernement de l'Algérie indépendante doit faire face à
différents problèmes : d'abord celui de la démographie ; ensuite celui de
la réintégration des réfugiés et des villages de regroupement, difficile et
douloureuse. De plus, il doit organiser l'État, c'est-à-dire créer une admi
nistration centrale et locale et assurer la transition avec le régime anté
rieur qui a fini parfois en apocalypse.
L'Algérie peut sans doute compter sur l'aide de la France qui s'est
engagée à accorder pendant trois années une importante subvention ;
ensuite sur la coopération (un des chapitres importants dans les accords
d'Évian), donc l'aide de plusieurs milliers de Français chargés de tâches
multiples dans les différents domaines administratifs^.
De plus, le gouvernement demande à l'ALN, gonflée de milliers
d'hommes venus à elle à l'extrême fin de la guerre, de participer à la
construction de l'Algérie nouvelle. Dans le domaine économique, il faut
immédiatement que les récoltes de l'été 1962 soient rentrées (celles de
céréales d'abord, de raisin ensuite, d'agrumes et d'olives enfin) ; or les
Européens (propriétaires, contremaîtres) sont tous partis. Les ouvriers agri
coles demeurés sur place décident spontanément de les remplacer ; grâce
à eux, les récoltes sont assurées pour 1962. L'exemple sera médité et sera
à l'origine des mesures relatives à l'autogestion de mars 1963. Dans
l'héritage de la guerre, il faut dénombrer les forêts incendiées au napalm,
un certain nombre de villages détruits ou endommagés, les troupeaux et
les vergers abattus, les fermes incendiées, certains tronçons de routes
coupés, les champs près de la frontière minés, les mines ou les entreprises
en chômage. Le bilan économique pour 1962 est assez contrasté : les
récoltes de céréales (23,2 millions de quintaux), la production de vin
(14 millions d'hectolitres) sont supérieures à celles des années précé
dentes, tandis que celle d'agrumes est normale et celle des cultures maraî
chères inférieure à la normale. En revanche, l'effectif des troupeaux est
au plus bas (ovins, 3,6 millions de têtes ; bovins, 400 000 têtes ; caprins,
1,5 million de têtes). Pourtant les expéditions de produits agricoles (vin,
cultures maraîchères, agrumes) sont presque celles d'une année normale.
Les céréales, abondantes, ont servi à la seule consommation des Algériens.
Dans le domaine industriel, si la production d'électricité a baissé de
17 % par rapport à 1961, celle de houille de 50%, en revanche celles de
pétrole et de gaz augmentent respectivement de 15 % et de 51 % ; les dif
férentes industries (métallurgiques, électriques, mécaniques) baissent de
40% par rapport à 1961, une très mauvaise année. La balance commer
ciale est déficitaire (-4 875 millions de nouveaux francs), malgré l'aug3. Voir G. Viratelle, l'Algérie algérienne, Paris, Les Éditions ouvrières, 1970, et pour le
pétrole, M. Brogini, L'exploitation de l'hydrocarbure en Algérie de 1956 à 1971, étude de géo
graphie économique, thèse de 3" cycle, Nice, 1973.
14
André Nouschi
mentation des exportations d'hydrocarbures ; ce déficit s'ajoute à celui
déjà important de 1961. Les dures réalités économiques sont donc un défi
implacable au programme de Ben Bella en septembre 1962. Les solutions
socialistes pourront-elles pallier tous les manques que révèle l'examen de
la situation ? Certains le pensent ; d'autres, sans attendre l'autorisation
tirent le profit le plus large de la situation : en effet, ils achètent aux
Européens, souvent pour des sommes dérisoires, les fermes, appartements,
entreprises abandonnés ou occupés sans droit ni titre (ils s'arrogent alors
le titre de propriétaire). La situation transitoire expliquait ces abus qui ne
pouvaient durer ; il appartenait donc au gouvernement Ben Bella de
mettre un certain ordre dans cette anarchie d'un temps.
Dès le mois de mars 1963, une série de décrets institue l'autogestion
qui touche le monde rural, les entreprises industrielles, minières et arti
sanales abandonnées par les Européens et déclarées « biens vacants »
(décret du 18 mars). En principe, l'autogestion doit permettre aux tra
vailleurs des entreprises concernées de faire entendre d'abord leur voix,
ensuite de participer à la gestion, enfin de recevoir une part des profits.
En réalité, dans ces entreprises, la bureaucratie s'installe tandis que les
travailleurs sont de plus en plus écartés des décisions et de la gestion ;
ils ne voient pas les différences entre leur situation d'avant et celle
d'après l'indépendance, même si les cadres du FLN tentent de leur expli
quer l'importance des changements introduits. D'où une grande déception
des ruraux ; la surface des terres mises en autogestion représente
2,5 millions d'hectares, mais la surface cultivable est en réalité de
2 millions d'hectares. Dans le domaine industriel, l'autogestion touche
345 entreprises où travaillent 9 521 ouvriers.
Les décrets de mars 1963 ne remettent pas en cause le statut des pro
priétés rurales privées cultivées, même si celles-ci sont importantes : les
décrets ne peuvent donc être considérés comme la première étape de la
réforme agraire, pas plus que l'autogestion des entreprises industrielles,
minières, artisanales ou commerciales n'est l'indicateur d'une économie
socialiste. Celle-ci demeure encore un projet puisqu'une part importante
de l'économie est en secteur privé. Les différentes aides consenties au
nouvel État de 1963 à 1965 permettent de remettre en route l'économie
du pays. Ces aides sont les suivantes (en milliards de dinars) :
France
2,544
États-Unis
0,168
+ 0,500 (blé et céréales)
Europe
0,411
Pays arabes
0,478
Pays de l'Est 1,774
Chine
Divers
Total
0,250
0,100
6,225
L'Algérie de Ben Sella: l'apprentissage de l'indépendance
15
De plus, la fiscalité est alourdie et atteint en 1963, 23 % du PIB.
(redevances pétrolières et pétrole exclus) et en 1964, 27 %. Les revenus
pétroliers de 1963 à 1965 s'élèvent à la somme totale de 929 millions de
dinars, soit une moyenne de 12,3 % des recettes fiscales algériennes pour
ces années. Cela ne suffit pas cependant pour accélérer le développement
de l'économie algérienne. Dès novembre 1962, les Algériens demandent
donc une révision des accords d'Évian concernant le pétrole. Fin 1963,
l'Algérie demande au gouvernement français d'ouvrir des conversations
sur ces accords car « le pétrole est la seule ressource stable dont dispose
l'Algérie et dont la croissance est assurée dans l'avenir». Les négo
ciations difficiles durent dix-huit mois et portent sur les privilèges
accordés aux sociétés pétrolières françaises à Evian, en particulier la fis
calité, la liberté des transferts, le privilège d'exploitation et de commer
cialisation, le monopole du raffinage ; elles sont, au dire d'un négociateur
français « harassantes ». Dans le jeu des Algériens, la nationalisation est
la meilleure carte ; de plus, ils connaissent la volonté française d'avoir
avec eux une coopération exemplaire, base d'une politique d'ouverture sur
le Tiers-Monde d'abord, sur le monde arabe ensuite. Sans compter que les
hydrocarbures algériens peuvent être payés en francs, c'est-à-dire en mar
chandises et services fournis par la France. Finalement l'accord est conclu
à Alger en juillet 1965, quelques semaines après le coup d'État de Boumedienne. La Sonatrach (Société nationale des transports et de commer
cialisation des hydrocarbures), créée en décembre 1963, prend alors une
place croissante dans l'économie et la vie de l'Algérie.
Cette création s'inscrit dans la politique de socialisation d'abord des
moyens de production, ensuite des circuits de distribution, enfin du crédit.
Pour Ben Bella et les responsables politiques et syndicaux algériens, le
socialisme est la solution de tous les problèmes et de toutes les diffi
cultés : c'est le thème du congrès du FLN et de l'Union générale des tra
vailleurs algériens (UGTA). Par ailleurs, les transformations relatives aux
investissements (juillet 1963) sont les plus significatives de la politique
économique lancée par le nouveau gouvernement algérien. De ce point de
vue, ce dernier a incontestablement donné à la nouvelle Algérie ses orien
tations économiques fondamentales.
Les résultats au bout de trois ans sont-ils à la mesure des objectifs
et des ambitions de 1962 ? Les investissements d'équipement s'élèvent à
1 742,8 millions de dinars pour le secteur rural (30,4 %) et pour le sec
teur industriel à 1 186,8 millions de dinars (+20,3%) tandis que pour
l'enseignement et la formation, ils se montent à 668,5 millions de dinars
(11,6%) et pour l'infrastructure économique à 1 073,7 millions de dinars
(18,7%), pour l'équipement social à 610 millions de dinars (10,6%);
pour l'administration, ils sont de 313,1 millions de dinars (5,4%) : au
total 5 728,5 millions de dinars. En réalité, ne sont utilisés que
2 509 millions de dinars, soit 43,8 % des crédits prévus. Malgré la volonté
de réforme, les récoltes demeurent aussi irrégulières (en 1962-1963,
16
André Nouschi
24.4 millions de quintaux, 23,2 millions de quintaux l'année suivante et
14.5 millions de quintaux en 1964-1965). Celle de vin diminue légère
ment tandis que celle des agrumes se tient aux niveaux antérieurs (des
400 000 à 430 000 quintaux), celles de légumes frais et de légumes secs
sont en baisse sensible, alors que les troupeaux progressent.
Dans le domaine industriel, la production de pétrole et de gaz croît
régulièrement tandis que celle des différents minerais (fer, plomb, cuivre,
etc.) augmente, une fois la paix revenue. Le PIB (à prix courants) aug
mente et passe de 13,3 milliards de dinars à 16,2 milliards de dinars
(+21,8%). Le point noir est évidemment l'agriculture puisque sa part
diminue (2,5 milliards de dinars à 2,3 milliards de dinars) de 18,8% à
14.2 % du PIB alors que celle de l'industrie (mines et hydrocarbures
inclus) augmente de 30,8% à 32 % (4,1 milliards de dinars à 5,2 mil
liards de dinars) ainsi que celle des services et de l'administration de
50.3 % à 53,7 % (de 6,7 milliards de dinars à 8,7 milliards de dinars). Or,
en 1965 comme en 1954, le principal problème était celui de l'agricul
ture : l'autogestion et le transfert à l'État algérien des terres des colons
n'ont pas su en venir à bout. L'industrialisation a le vent en poupe, mais
cela ne suffit pas à donner un nouveau visage à la balance commerciale.
Les exportations d'hydrocarbures mises à part (elles constituent plus de
50 % de leur valeur), le déficit demeure, tout comme avant 1962.
Une inquiétude supplémentaire est la progression de la circulation
monétaire d'une année sur l'autre (+16,3% en 1964; en 1965 +5 %).
Les prix de gros et de détail suivent l'inflation malgré les prélèvements
fiscaux entre 1962 et 1965. En effet, le budget de ces premières années
de l'indépendance est en déficit (-760 millions de dinars en 1963;
-894 millions de dinars en 1964; -3 315 millions de dinars en 1965
selon certains, -575 millions de dinars selon d'autres), ce qui bloque les
initiatives éventuelles du gouvernement. A l'enthousiasme des premiers
mois succède une certaine morosité et un certain désengagement de l'opi
nion publique que ne parviennent pas toujours à réchauffer les visites
improvisées de Ben Bella, ou certaines décisions ou certains discours qui
veulent frapper les esprits.
Le désenchantement est d'autant plus évident qu'à l'injustice de
l'ancienne Algérie coloniale s'est substituée une injustice en tous points
similaire (la seule différence est que pour l'opinion, les Européens béné
ficiaires de jadis ont été remplacés par des Algériens). En effet, durant
le temps de l'anarchie qui a suivi la fuite des Européens, tout ce qui leur
appartenait a été occupé, sans droit ni titre ; de plus, le nouvel appareil
de l'État est aux mains de ceux qui se présentent, compétents ou non,
mais la priorité est donnée à ceux qui se réclament (à bon droit ou non)
du FLN ou de l'ALN. Rapidement, plusieurs centaines de milliers de per
sonnes sont recrutées (335 500 en 1966, soit 19,4 % de la population
active) qui deviennent indéracinables ; dans le secteur tertiaire on dé
nombre à cette date 561 600 personnes (32,5 % de la population active).
L'Algérie de Ben Sella: l'apprentissage de l'indépendance
17
L'opinion les considère, comme des privilégiés du régime. Le recen
sement de 1966 donne quelques indications. Au sommet de la pyramide
sociale, les patrons, les cadres supérieurs et les professions libérales,
219 200 personnes ; puis les cadres moyens, les employés de bureau, de
commerce et de services, 185 000 personnes ; après eux, le monde du tra
vail (ouvriers, manœuvres, personnels de service, de défense, de police,
etc.), 577 300 personnes. Les ruraux constituent un monde à part avec
1339 600 personnes, dont 951 300 salariés agricoles et assimilés. Une
analyse plus fine permet de dénombrer 200 000 travailleurs dans le sec
teur autogéré, 400 000 travailleurs saisonniers et 645 000 propriétaires ;
ces derniers se répartissent ainsi :
Moins de 10 ha, 446 000 propriétaires qui possèdent 171 000 ha
(moyenne : 0,38 ha) ;
De 10 à 50 ha, 167 000 propriétaires qui possèdent 3 186 000 ha
(moyenne : 19 ha) ;
Plus de 50 hectares, 25 000 propriétaires qui possèdent 2 800 000 ha
(moyenne : 112).
Dans cette catégorie figurent 8 500 propriétaires qui possèdent
1 700 000 ha (moyenne. : 200 ha) ; à l'opposé 1 million de chômeurs
n'ont ni terre, ni travail et s'insèrent dans les millions de personnes
inactives (72 à 74% de la population). Dans l'Algérie socialiste de Ben
Bella, travailler est un privilège comme naguère du temps de l'Algérie
coloniale. Et tout comme dans l'Algérie de ce temps, les villes attirent
des dizaines voire des centaines de milliers de campagnards ; sur une
population proche de 12 millions d'habitants, la population urbaine est de
3,7 millions d'habitants en 1966 (31 %) : en 1954 la proportion était de
25,7 %. Les grandes villes, et surtout celles de la côte, continuent de
s'étendre démesurément avec tous les problèmes que cela pose : loge
ments surpeuplés, ravitaillement de plus en plus en difficile (eau, produits
alimentaires quotidiens), extension des faubourgs et surcharge de la cir
culation, sécurité, entretien des villes, etc. Le prolétariat urbain continue
de progresser avec une précarité quotidienne de l'emploi. Le contraste est
frappant avec ceux qui ont su tirer le meilleur profit du nouveau régime
et qui constituent une nouvelle bourgeoisie.
Bourgeoisie administrative ou d'apparatchiks, de cadres moyens ou
supérieurs, de professions libérales, de patrons d'entreprises d'État ou pri
vées, commerciales ou industrielles. Faut-il lui coller l'étiquette de « com-
pradore » (M. Bennoune'*), laissant croire qu'elle est le cheval de Troie
du capitalisme international ? Il est plus simple d'admettre que le nouvel
État a engendré sa propre bourgeoisie qui s'est agglomérée à celle des
décennies antérieures ; les deux ont mis la main sur l'appareil de 1État,
4. M. Bennoune, The Making of Contemporary Algeria, 1830-1987, Cambridge, Cambridge
University Press, 1988.
18
André Nouschi
politique et économique (sociétés nationales, biens ou entreprises autogé
rées, etc.).
Le nouvel État est dirigé par Ahmed Ben Bella dont le meilleur titre
de gloire est d'avoir passé six années de guerre dans les prisons fran
çaises. Cet ancien militaire, militant dans les rangs du MTLD et du PPA,
a vécu plusieurs années dans l'Égypte de Nasser. Sans formation politique
sérieuse, il a réussi à accaparer le pouvoir grâce à l'appui du chef d'état-
major de l'ALN, Boumedienne. Il a su se rendre populaire à la fois par
la parole, certaines décisions spectaculaires et le sens du contact avec les
foules. Le jour où il sera arrêté et mis en résidence surveillée, sans juge
ment, par Boumedienne, ce dernier dénonce « le despote », son « amour
morbide du pouvoir », « les intrigues tramées dans l'ombre, l'affrontement
des tendances et des clans ressuscités », « le narcissisme politique »,
« l'iniprovisation » et «l'irresponsabilité, bref la mystification et l'illu
sionnisme démagogique ».
LA VIE POLITIQUE^
La réalité politique telle qu'on peut l'esquisser semble la suivante :
en premier lieu, Ben Bella fait adopter en 1963, sans consulter l'Assem
blée, par les cadres du FLN un projet de Constitution préparé en dehors
de l'Assemblée ; celle-ci convoquée pour discuter et voter accepte ces
violations du droit, ce qui entraîne la démission de son président Ferhat
Abbas. A 1 instar de 1 URSS, des pays de l'Est mais aussi de nombreux
pays ^abes (Tunisie, Syrie, Irak, Égypte), la Constitution réserve au FLN
« parti unique d'avant-garde » l'essentiel des pouvoirs législatif et exé
cutif. Théoriquement, la nouvelle République «garantit» la liberté de la
presse et des autres moyens d'information, la liberté d'association, la
liberté de parole et d'intervention publique ainsi que la liberté de réunion
(art. 19) mais « nul ne peut user des droits et libertés ci-dessus énumérés
pour porter atteinte à l'indépendance de la nation, à l'intégrité du terri
toire, à 1unité nationale, aux institutions de la République, aux aspirations
socialistes et au principe de l'unicité du FLN» (art. 22).
Qui est juge de ces atteintes ? Derrière la belle machine d'apparence
démocratique, la réalité du pouvoir est entre les mains du FLN : qui veut
faire carrière n'a qu'un moyen : y entrer. Ce qui n'est guère différent des
pays où règne le parti unique. Rapidement Ben Bella impose ses volontés
et ses hommes à certains postes clés : ainsi, en avril 1963, il remplace
Khider comme secrétaire du FLN tandis que Khemisti, ministre des
Affaires étrangères périt assassiné (mai 1963). En juillet 1964 le ministre
5. Voir y Annuaire de l'Afrique du Nord, 1962 à 1965 et J. Leca et J.-C. Vatin, L'Algérie
?975^'
régime, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques.
L'Algérie de Ben Sella : l'apprentissage de l'indépendance
19
de l'Intérieur Medeghri et Kaïd Ahmed sont « démissionnés » ; en
décembre, A. Boumendjel et A. Francis sont évincés de leurs postes
ministériels. Ben Bella concentre ainsi une multitude de pouvoirs : sa
position au sein du Bureau politique, du Comité central du FLN, à la pré
sidence de la République indique mieux que tout l'extrême centralisation
et la confiscation du pouvoir par Ben Bella.
Mais que représente le FLN ? quoi de commun entre celui des
années de guerre et celui qui prend le pouvoir en 1962 ? Durant ces
années, il est constitué d'abord en majorité par ceux qui ont senti le vent
tourner et voler vers la victoire dans les derniers mois, ensuite par une
minorité qui a éliminé tous ceux qui pouvaient gêner : l'assassinat de plu
sieurs milliers de messalistes en France et en Algérie, de certains leaders
comme Abane Ramdane, l'opprobre jeté sur Messali («le vieux»), la
cooptation ont donné au parti une certaine homogénéité, mais n'ont pas
effacé de nombreuses divergences et différences entre ses leaders.
Le parti unique installe ses hommes à tous les postes de commande,
à Alger et dans les wilayas ; ils n'ont pas tous la compétence voulue,
mais qu'importe s'ils ont l'appui de Ben Bella et de ses amis. En arrière
du président et du FLN se profile l'armée dont le poids se renforce vite ;
dirigée par Boumedienne, entourée de prestige et de légende, elle béné
ficie d'avantages et de privilèges nombreux et peut, à tout moment, arbi
trer entre les factions, les hommes ou intervenir. Au nom de quoi ? Qui
peut le dire ? L'Armée nationale populaire (c'est son nouveau nom)
assume désormais un rôle politique et idéologique majeur ; elle contrôle
d'abord la Défense nationale (Boumedienne), les Affaires étrangères (Bou
teflika), l'Intérieur (Medeghri). En 1963, Boumedienne devient vice-pré
sident du Conseil. La police, politique, celle de l'armée, agit secrètement
et toujours dans l'ombre. Sur ordre de qui et pour quelle raison ? Per
sonne ne peut le dire. Que peut alors le FLN contre l'Armée, s'il est en
désaccord avec elle ? Rien ; en revanche, celle-ci peut tout.
L'action de Ben Bella engendre des protestations, des manifestations,
la naissance de nouvelles forces politiques et surtout des révoltes qui
s'appuient parfois sur l'armée : ainsi de celle qui éclate à l'automne 1963
en Kabylie, dirigée par le colonel Mohand Ou el-Hadj et Ait Ahmed.
L'insurrection contamine l'ouest d'Alger et prend fin avec une négocia
tion entre Ben Bella et ses adversaires. Quelques mois plus tard (début
de l'été 1964), nouvelle révolte du colonel Chabani, qui se rend au bout
de quelques semaines. Il est jugé, condamné à mort et exécuté immédia
tement en septembre. Par ailleurs éclatent à différentes reprises des
incidents parfois sanglants à l'occasion de manifestations durement
réprimées par l'armée et la gendarmerie (Bordj Bon Arréridj, Jijel, Bejaïa,
Constantine, Annaba dans le Constantinois et aussi dans l'Algérois) : plu
sieurs dizaines de morts et de blessés au total. De plus, des grèves spon
tanées, signes évidents d'une profonde déception, démarrent ici et là. Pour
enrayer le mécontentement et réduire ce mal-être, Ben Bella demande aux
20
André Nouschi
ministres d'aller porter, comme lui, à travers le pays la bonne parole du
gouvernement.
Simultanément, le régime devient de plus en plus policier et se
durcit : il fait arrêter et emprisonner, sans jugement, des responsables du
FLN ou du GPRA (Boudiaf, Bitat, Ait Ahmed, Abbas, Farès, Khobzi,
Azzedine, etc.) ; il mute ou évince les hauts fonctionnaires civils ou mili
taires. Pour se justifier, Ben Bella parle de « 10 000 comploteurs» alliés
ou liés à l'étranger et aux forces colonialistes. Afin de consolider sa posi
tion personnelle, il utilise le congrès de l'UGTA du printemps 1965 : la
centrale syndicale devient ainsi une courroie de transmission du parti,
donc du pouvoir en place. Au total, la « République démocratique et
populaire» (art. 1 de la Constitution) d'Algérie, quoique islamique, res
semble à s'y méprendre, pour l'exercice du pouvoir, à un quelconque
pays de l'Est ou mieux encore à Cuba : tout part et tout aboutit à un
homme ; c'est la grande force et aussi la faiblesse de Ben Bella. On le
verra bien lors du coup d'État de Boumedienne. Il suffit à ce dernier de
le faire arrêter et de le remplacer pour que tout change. Cependant, dans
un domaine, les changements ne sont pas perceptibles immédiatement,
celui de la politique extérieure.
La nouvelle Algérie dit nettement ses orientations : pays arabe et
islamique, elle est aussi un pays africain et méditerranéen. De plus, son
combat contre le colonisateur français lui a donné un certain prestige dans
le Tiers-Monde. Parce qu'elle a choisi le socialisme, tout ce qui, de près
ou de loin émane ou semble émaner du capitalisme est suspect. L'Algérie
soutient donc toutes les luttes et tous les combats contre l'impérialisme
dans le monde : au Proche-Orient, les Palestiniens, l'Irak et la Syrie
ba'athistes, l'Egypte de Nasser ; en Afrique et en Asie, tous les mou
vements de libération, plus ou moins soutenus par l'URSS ou la Chine
communiste ; en Amérique, Cuba et Castro sont les modèles à suivre et
l'ambassadeur cubain à Alger, Jorge Papito Serguera, est un véritable
mentor pour Ben Bella. En Europe, la faveur des Algériens va à l'Union
soviétique, aux démocraties populaires et à la Yougoslavie de Tito.
Malgré leurs préférences idéologiques ou doctrinales, les Algériens
nouent des relations normales avec les autres puissances ; toutefois, la
France - l'ancien adversaire - est leur principal interlocuteur, tant sur le
plan économique (60 à 70 % du commerce algérien) que politique (coo
pération technique et culturelle). La base de cette relation particulière
demeure les accords d'Évian, bien qu'ils soient renégociés pour les hydro
carbures.
Le seul point noir est l'affrontement avec le Maroc en octobre 1963
pour la région de Tindouf ; des combats acharnés ont lieu du 15 au
31 octobre au sujet de la ligne frontière entre les deux États. Derrière le
différend frontalier apparaissent d'abord l'antagonisme entre la monarchie
marocaine et la république socialiste auréolée de sa victoire sur la
France ; de plus la région en litige comprend un exceptionnel gisement de
L'Algérie de Ben Sella: l'apprentissage de l'indépendance
21
minerai de fer ; ensuite une opposition entre Ben Bella et Hassan IL Le
monarque marocain est traité par la presse algérienne de l'époque El
Moudjahid de pantin aux mains d'une oligarchie animé par un apprenti
Raspoutine, Guedira. Enfin, le heurt de deux jeunes nationalismes. Le
conflit armé se termine en novembre, après la médiation de certains Etats
africains ; il sera réglé en 1969 quand les deux États accepteront les fron
tières de la colonisation avec quelques modifications mineures.
Ce conflit entache le seul domaine où Ben Bella aurait pu présenter
un bilan positif; ailleurs, le passif l'emporte sur l'actif. Faut-il invoquer
l'absence de «métier » politique ? L'entourage dans lequel les Égyptiens,
les castristes, et ceux qu'à Alger on appelle les « pieds rouges » ? Ben
Bella était-il incapable d'affronter les difficultés qui étaient grandes ? Le
nouveau gouvernement avait-il les moyens de sa politique ? Toutes ces
raisons ont peut-être joué. L'Algérie est désormais engagée dans la voie
du socialisme, sous la direction d'un parti unique, sans contrepoids ; mais
elle manque souvent de cadres compétents. Et comme le note avec
cruauté Boumedienne, la mystification, l'approximation, l'improvisation
ont engendré le gaspillage, la baisse de la production, la déperdition du
capital productif, l'aggravation des disparités territoriales et sectorielles,
en un mot la désorganisation de l'économie.
Quoique bref, le passage de Ben Bella à la direction de l'Algérie a
orienté le pays dans une direction qu'il ne quittera plus. Sur le plan poli
tique d'abord, quand, grâce à l'armée des frontières et au FLN, il
confisque l'essentiel du pouvoir. C'est lui encore qui, libéré de prison et
arrivant à Tunis au printemps 1962, répète à trois reprises, en arabe :
« Nous sommes des Arabes ! Nous sommes des musulmans ! » Sur le plan
économique ensuite, le choix de la croissance et du développement à
partir de l'industrie lourde et des hydrocarbures signifie que l'agriculture
et le monde rural passent au second plan. Avec lui, l'Algérie, sur le plan
des relations internationales, tourne le dos, plus ou moins ostensiblement
à l'Occident et regarde vers l'URSS et les démocraties populaires, modèle
d'un socialisme mythifié et par de nombreux côtés irréaliste. Le plus
grave est que le pays s'engage avec ses voisins marocains dans un conflit
qui pèsera lourd sur la vie des Algériens. Enfin, le souci de Ben Bella
de faire de l'Algérie un modèle et une référence pour le Tiers-Monde
l'amène à prendre des responsabilités qui semblent excéder les capacités
réelles du pays. En un mot, Ben Bella et ses amis n'ont-ils pas surévalué
les possibilité réelles de l'Algérie indépendante ? Malgré les critiques
qu'il lui adresse, Boumedienne ne modifie pas fondamentalement les
choix antérieurs mais semble les conforter au cours des années où il
exerce le pouvoir.
FEMMES ET CREATION EN KABYLIE
Tassadit Yacine
Plus que le terme d'écriture, c'est le terme d'expression qu'il
convient d'adopter dans le cas de Nouara, cette femme immigrée, illettrée
et qui pourtant essaie de s'exprimer. Comment appréhender la création
chez les femmes sans essayer de les replacer dans leur contexte social et
anthropologique de production. Pour Nouara (comme pour Fadhma Aït
Mansour Amrouche, auteur de Histoire de ma vie^), la prise de la parole
implique symboliquement une prise de pouvoir : c'est rendre publique une
situation de dominée. Mais n'est-ce pas là une logique spécifique des
systèmes sociaux ? Le mode de fonctionnement de ces derniers exige une
cohérence apparente qui consiste à ce que les dominés (femmes, esclaves,
enfants, etc.) entrent totalement ou partiellement dans le jeu - et au
besoin se laissent prendre à ce dernier - en masquant par leur silence,
leur soumission, leur complicité les rapports de force émanant de ceux qui
les exercent. Ce qui revient à nier et partant à annuler les inégalités. Car
les dominants ne peuvent apprécier leur pouvoir que s'il paraît naturel,
que s'il est librement consenti. Lorsque les femmes par leur inconduite
amènent leur mari à exercer un rapport de forces brut (révélant ainsi leur
tyrannie), ces derniers les désapprouvent puisqu'en se démasquant ils sont
amenés malgré eux à casser le Jeu.
L'expression féminine sortie de l'orbite traditionnelle pose problème.
Car l'expression collective (les izlan) —même virulente —est canalisée
par l'idéologie légitime^. Le rite (la fête) lui enlève de sa dimension per
sonnelle. La société considère qu'elle permet à la libido de s'exprimer
collectivement, le temps d'une fête. Cela ne va pas sans rappeler certains
rites d'inversion symbolique de l'ordre que constituent les carnavals. En
cette période circonscrite dans l'espace et dans le temps, il est permis
d'insulter, de railler le représentant de l'ordre, le roi, par exemple.
1. Paris, Maspero, 1968.
2. Cf. Tassadit Yacine, L'izli ou l'amour chanté en kabyle, préface Pierre Bourdieu, Paris,
Éditions de la Maison des sciences de l'homme, 1988.
24
Tassadiî Yacine
L'expression à travers certains canaux (la voyance, la poésie, la
transe de type chamanique) permet aux femmes de sortir du groupe tout
en se laissant récupérer par lui. Emprunter ces canaux d'expression
constitue en somme une catharsis nécessaire dans laquelle des vies socia
lement condamnées sont mises à profit par la collectivité. Tels sont les
principes structurant les schèmes de vision de la doxa.
Sur un plan strictement individuel, la poésie et l'écriture posent des
problèmes paradoxaux (au sens où elles contredisent la doxa). Il est extrê
mement difficile (même s'il y a des exemples qui confirment la règle)
pour une jeune fille d'envisager d'écrire ou de vaticiner. En revanche,
c'est plus courant chez les femmes mariées. C'est une façon de fuir pour beaucoup - leur situation de femme sans « avenir » tout en conser
vant leur statut de femme mariée. Se situant à l'intérieur d'un statut
social, d'une classe d'âge, elles tentent néanmoins d'échapper à cette
condition. Lorsqu'elles sont reconnues pour leur pratique, elles ont accès
au monde extérieur, ce que n'ont pas les femmes protégées par « l'hon
neur» masculin. Ce sont les nouveaux rapports introduits par cette posi
tion de la femme qui méritent d'être étudiés avec rigueur.
Ce type d'expression permet aux femmes de sortir de la sphère de
la domesticité, de distendre les liens - considérés comme indéfectibles -
avec le mari. Elles échappent au contrôle social, elles se singularisent
(elles étaient « nous », elles deviennent «je »), elles affichent une person
nalité différente, indépendante du mari qu'elles cessent de représenter.
Mieux : il se produit une inversion des hiérarchies et du sens. Le conjoint
devient le mari d'une telle, de la voyante, de la poétesse, de la chanteuse.
Son identité de mâle, de représentant de son groupe, est entièrement mise
en cause.
C'est ainsi que l'on peut décrire les relations entre les femmes et la
poésie jusqu'aux années 60. On ne peut pas dire que de ce point de vue
la société se soit totalement transformée, à partir de cette date, mais on
peut cependant remarquer l'émergence timide des femmes dans le
domaine de la chanson^
Les chanteuses kabyles des années 40 - comme pour les hommes ont dû rompre totalement avec le groupe pour exister par elles-mêmes.
D'ailleurs on remarquera qu'elles ne gardent en public que leur prénom
(souvent d'emprunt)^. Elles n'ont pas de nom, ni d'appartenance (Chérifa,
Hanifa, Ourida, Djamila, Anissa, El Djida, Karima, etc.), donc pas
d'insertion explicite à une généalogie. Le chant individuel est souvent
l'expression d'une révolte contre la société. Les grandes figures féminines
qui ont marqué la société ont souvent connu un destin tragique : elles ont
dû fuir leur village, leur famille et souvent un mari imposé.
3. D'après VAnthologie de la musique arabe (1906-1960) de Ahmed et Mohamed Elhabib
Hachlef, Paris, Publisud, 1993.
4. Il y a bien entendu des exceptions, comme Bahia Farah, mais c'est surtout en dehors
de Kabylie (comme Mériem Abed) qu'on peut constater ce phénomène.
Femmes et création en Kabylie
25
Chérifa aurait quitté son village et sa famille parce qu'elle ne sup
portait pas la vie avec un homme qu'elle n'aimait pas. Il en est de même
pour Hanifa qui a fui son village pour des motifs sentimentaux. Toutes
deux savaient ce que partir signifiait : une femme sans le support de la
famille et des hommes n'existe plus sur le plan social. A Alger, entière
ment démunies, elles ne pouvaient rien faire d'autre que faire découvrir
(au sens d'ôter le voile) le son de leur voix^, lui-même socialement
contrôlé (en raison de sa charge et surcharge sensuelles).
Dans le domaine de la chanson, comme dans bien d'autres, les
femmes ont presque toujours des rôles secondaires. Les premières femmes
qu'on entendit chanter ne furent que des « interprètes ». Elles chantèrent
leur vie et celle de leurs pareilles. Les premiers textes relèvent du
domaine public. Convenons que pendant les années 50 la différence entre
le particulier et le collectif^ était difficile à établir. C'est depuis la
Seconde Guerre mondiale que les femmes kabyles ont chanté en public,
c'est-à-dire depuis la création à Alger d'une chaîne de radio, en 1948.
Nous n'avons pas entrepris d'enquête systématique sur les conditions par
ticulières qui ont amené chacune à quitter son cadre familial, mais tout
laisse à supposer qu'elles ont dû payer le prix fort - socialement - pour
opérer cette rupture.
Dans un autre registre, d'autres femmes commencent à écrire. Nous
en trouvons quelques-unes dans des revues des années 40. Les plus
remarquables parmi les rurales sont bien sûr Fadhma Ait Mansour et sa
fille, Marguerite Taos Amrouche. La naissance du roman féminin pourrait
éclairer notre problématique, car si dans le premier cas (les femmes tra
ditionnelles illettrées) elles quittent symboliquement la communauté, dans
le deuxième cas (les romancières berbérophones) elles ont dû quitter réel
lement la communauté islamique. Des conditions sociales et historiques
précises (Fadhma Aït Mansour, enfant illégitime et qui n'avait pas d'exis
tence propre, dans la société kabyle de la fin du xix' siècle, a été baptisée
le jour de son mariage, car elle devait se marier avec un chrétien, Belkacem ou Amrouche de Ighil-Ali), ont déterminé la « conversion » de
Fadhma. Détour nécessaire pour écrire sur soi ? Comme pour Nouara on le verra plus loin - ce sont les souffrances qui vont pousser Fadhma
à écrire.
Le roman de Fadhma est un long récit de vie. Il est celui qui reflète
le mieux la mentalité des femmes algériennes ayant intériorisé les modes
anciens de transmission et d'expression de la douleur : la vie d'une
femme et ses épreuves doivent être relatées aux plus jeunes pour
5. Ce qui est encore une transgression. Dans certains groupes, il est mal vu d'entendre la
voix d'une femme. Elles sont tenues de parler à voix basse.
6. Signalons que la grande cantatrice Marguerite Taos Amrouche internationalement connue
n'entre pas dans cette typologie. Elle exprime certes une douleur sociale, existentielle (être ou ne
pas être) mais le moteur principal de son action est fondamentalement intellectuel et politique.
Marguerite Taos est d'abord connue comme première romancière algérienne, puis comme cher
cheur chantant des textes recueillis dans et par la famille.
26
Tassadit Yacine
l'exemple. Dans Histoire de ma vie, Fadhma raconte sa vie sous la forme
d'un conte. Elle emploie le pronom personnel «je» et décrit sans fard ni
grandiloquence une histoire camouflée pendant longtemps. Cette histoire
qui a été écrite, en 1946, à la demande de son fils Jean Amrouche ne
sera publiée qu'en 1967 ; bien après la mort de Belkacem, son mari qui
avait conservé le manuscrit enfermé dans son secrétaire et après celles de
ses fils Saadi Noël et Jean (le poète'), en 1962. Fadhma a certes vécu
une enfance dans la douleur du reniement de soi mais la perte de son
mari et de ses enfants est plus déchirante encore. Elle ne manque pas,
dans la dédicace à Jean, de signaler ce geste en apparence banal mais
d'une grande importance. Fadhma écrit : « Ce que ma mère et moi avions
souffert pour que naisse Jean Amrouche, le poète berbère. » La souffrance
est transmissible, elle constitue l'élément clé de la mémoire familiale et
collective : il y a nécessité de la souffrance qui permet d'être au monde
et de naître.
Reconnaissance explicite que la souffrance est associée à la féminité,
et qu'elle structure ici la trajectoire des enfants Amrouche. Si nous
suivons la chaîne : Aïni souffre à cause de sa fille Fadhma ; la mère de
Aïni à cause de sa fille Aïni ; Jean et Marguerite Taos, eux, souffrent de
la souffrance de leur mère. Il y a donc comme une histoire de la souf
france qui permet d'établir une généalogie des épreuves (une chaîne) et
qui fonde le récit, le dote de sens, le légitime en somme.
Si les hommes sont censés transmettre par leurs écrits la douleur de
la cité, les guerres (Jean Amrouche impliqué dans la guerre d'Algérie
exprime la souffrance d'un colonisé face à son colonisateur), les femmes
sont chargées de transmettre la vie, leur vie. Chaque vie exemplaire de
femme algérienne est perçue comme une épopée pour les plus jeunes.
Issue du terroir et fille de Fadhma, Taos va décrire la première la saga
des Amrouche. Au départ (dans Jacinthe noire et Rue des Tambourins),
Taos emprunte à la littérature les éléments qui permettent de masquer
l'autobiographie, même si certains détails sont clairement repérables
comme faits réels. Mais dans son dernier ouvrage Taos semble ne plus
chercher à masquer, elle se livre. Avait-elle déjà l'intuition qu'elle n'en
avait plus pour longtemps®, voulait-elle vider son sac, « sa poche »,
comme Nouara, comme Tassadit O. qui est venue me demander si elle
pouvait se délivrer - en me racontant sa vie - de la « mine » déposée
dans son ventre. « De grâce, je ne veux pas que ça explose {ad felqeyo). » Le dire, c'est donc reconnaître qu'elle évite ainsi une implosion.
L'Amant imaginaire^ est un formidable récit dans lequel Taos tour à
tour décrit, analyse, juge. Elle nous donne à connaître la vie d'une
femme, ses amours, ses déchirements. Le tout écrit avec courage, force
7. Jean El-Mouhoub Amrouche, Un Algérien s'adresse aux Français ou l'histoire d'Algérie
par les textes (1943-1961), édition établie par Tassadit Yacine, Paris, Awal-L'Harmattan, 1994.
8. Taos souffrait d'un cancer.
9. Amrouche Taos, L'amant imaginaire, Paris, Morel, 1975.
Femmes et création en Kabylie
27
et sincérité. Aména (l'héroïne) se fait violence en se livrant au lecteur
dans sa générosité, sa beauté et son intransigeance. Ce cahier journal (car
c'en est un) montre bien que Taos, comme Nouara, consigne au quotidien
des faits et suit leur évolution. Mais surtout elle s'emploie à une autosocioanalyse.
Cette longue digression permet de s'interroger sur la spécificité de
l'écriture des femmes. Rappeler la naissance du roman et les grandes
lignes de son émergence, n'est-ce pas chercher le lien unissant ces
femmes à leur culture originelle, à leur condition sexuellement déter
minée ?
L'étude de nombreux récits de vie montre qu'il n'y a pas rupture
mais transformation. Aussi bien chez les romancières (Fadhma et Taos)
que chez les poétesses kabyles en immigration, la rupture n'est jamais
exprimée. Elles semblent au contraire revendiquer leur culture et leur
société originelles. Elles se situent comme membres de leur société
qu'elles souhaiteraient changer de l'intérieur. Elles se sentent en effet
piégées puisque les systèmes en place ne permettent pas de changement
émanant de membres supposés « extérieurs ». A la fois dans la commu
nauté traditionnelle (par l'esprit et la culture) et en dehors (le mode de
vie), Nouara, sans être très imprégnée de culture écrite et encore moins
de culture française, en vient spontanément au cahier journal. Ce qui
laisse supposer que de nombreuses femmes en seraient arrivées à adopter
le même procédé si elles avaient eu la maîtrise de l'écriture. On peut, par
ailleurs, inverser la proposition
les femmes dites « modernes »
n'auraient-elles pas adopté le cahier journal pour pallier l'absence des
canaux traditionnels d'expression (fontaine, mausolée, etc.) ?
PORTRAITS DE MERES
DANS LA LITTÉRATURE MAGHRÉBINE
Denise Brahimi
La psychanalyse nous a habitués à prendre en compte la figure du
Père dans la constitution de la personnalité - étant entendu que le père
ainsi conçu n'est pas nécessairement celui qui a engendré, mais celui
qu'on se donne et qu'on se choisit. Il est possible que la figure de la
mère ne puisse correspondre à un choix aussi libre ; pourtant elle peut
aussi englober des femmes qui ne sont pas directement celle par qui on
a été enfanté : la grand-mère par exemple - dont on accepte plus faci
lement qu'elle soit différente de soi, sans que cette différence nuise en
rien à l'amour qui lui est porté. C'est le cas du portrait de grand-mère
que présente la Tunisienne Hélé Béji dans son roman. L'œil du jour\
La figure de la mère ne peut manquer d'être différente, selon qu'elle
est évoquée par une femme, sa fille, ou par son fils, un homme. Sans
chercher à théoriser cette variation, on mettra en rapport, équitablement,
deux exemples correspondant à chaque cas. Soit deux portraits de mère
proposés par des femmes, Fadhma Amrouche et Hélé Béji et deux autres
faits par des hommes, Driss Chraïbi^ et Mohammed Dib^ Les portraits
qu'on pourrait appeler femme/femme se caractérisent par une très grande
fusion affective en dépit de la différence des modes de vie. Tandis que
dans les portraits mère/fils, la part de la fiction est plus grande, et la
composante autobiographique du roman plus éloignée, sinon absente
comme c'est vraisemblablement le cas dans le roman de Chraïbi. Il est
cependant impossible de rapprocher le personnage de conte merveilleux
inventé par Chraïbi du portrait réaliste d'une femme du peuple présenté
par Dib.
S'il y a un point commun à ces images de mère incluant le regard
des fils, qu'elles soient tristes ou gaies, c'est la part qu'elles doivent au
sentiment de culpabilité latent chez leur créateur. L'importance de ce sen1. Béji, Hélé, L'œil du jour, Paris, Nadeau, 1985.
2. Chraibi, Driss, Le passé simple, Paris, Denoël, 1954 ; La civilisation, ma Mère, Paris,
Denoël, 1972.
3. Dib, Mohammed, La grande maison, Paris, Le Seuil, 1952.
30
Denise Brahimi
timent eût été plus évidente si l'on avait parlé du premier portrait de mère
peint par Chraïbi dans Le passé simple ou de celui que trace Boudjedra
dans La répudiation^ mais trop évidente justement pour ne pas masquer
tout le reste et pour laisser place à un véritable portrait. Il semble bien
que ces premiers romans aient été écrits par des auteurs qui avaient
besoin d'exhiber leur culpabilité d'homme maghrébin pour tenter de
l'exorciser. C'est pourquoi les femmes y sont vues sous un jour très par
ticulier, utilisées ici encore, pour un rituel d'exorcisme. Mieux valait
prendre des romans où la culpabilité masculine est différée, détournée,
intégrée plus discrètement, de manière à travailler au cœur du texte plutôt
que de se plaquer sur lui en l'étouffant. La fiction littéraire permet aux
hommes de dire, avec réalisme ou fantaisie, le mélange de douleur et
d'émerveillement qui nimbe la figure maternelle dont ils sont porteurs.
Il n'est pas sûr que cette figure maternelle soit beaucoup plus simple
à exprimer pour les femmes écrivains. Si la figure de la grand-mère
semble bien exempte de culpabilité (raison pour laquelle elle est si
extraordinairement euphorique), il n'en est pas de même pour celle de la
mère, et l'on pourrait peut-être expliquer ainsi le fait que les femmes
écrivains semblent avoir beaucoup de peine à l'aborder. Assia Djebar dans
L'amour, la fantasia^, a fondé son récit sur l'amour entre un père magh
rébin et sa fille, mais elle n'a pas jusqu'à ce jour traité des sentiments
entre cette même fille (ou une autre) et sa mère.
On peut donc généraliser ce qui concerne les portraits de mère magh
rébine en invoquant un sentiment diffus ou marqué de détresse qui se
manifeste fréquemment à leur égard - comme si elles étaient victimes
d'une injustice qui vient de très loin et que l'on n'a pas encore réussi à
réparer. On est tenté de remonter pour l'expliquer à l'idée d'un antique
matriarcat, époque où les Mères suscitaient émerveillement et respect. Le
passage au patriarcat s'est fait par l'écrasement des mères et leur humi
liation, laissant pourtant quelques traces de l'état précédent sur le palimp
seste porteur de la nouvelle loi ; et enfoui dans les cœurs, une sorte de
remords rageur d'accepter, voire de participer, au règne nouveau, celui
des hommes. Ainsi s'expliquerait le caractère bouleversant de ces por
traits, même quand ils mettent en valeur chez les femmes courage et
énergie.
« AÏNI », DE FADHMA AÏT MANSOUR ArdROUCHE*^
Le récit nous transporte dans un village kabyle, en Algérie, il y a
plus d'un siècle. C'est l'histoire d'une très jeune femme, qui nous est
4. Boudjedra, Rachid, La répudiation, Paris, Denoël, 1969.
5. Djebar, Assia, L'amour, la fantasia, Paris-Alger, Lattès-Enal, 1985.
6. D'après Amrouche, Aït Mansour Fadhma, Histoire de ma vie, Paris, Maspero, 1968.
Portraits de mères dans la littérature maghrébine
31
racontée beaucoup plus tard et bien après sa mort par sa fille Fadhma,
avec l'aide de sa petite fille Taos. Sans ce témoignage, on n'imaginerait
pas à quel point la jeune femme a dû lutter pour vivre et pour faire vivre
ses trois enfants, une fille et deux garçons. Portrait sans équivalent, au
rang des plus précieux.
Que la montagne était rude, mais plus rudes encore les mœurs, et par
dessus tout la vie des femmes, soumises à la nature et à la culture, c'est-àdire tenues de faire un immense travail aux champs et à la maison, en
même temps qu'écrasées par la plus patriarcale des traditions. Prendre à
revers tout cet ensemble de contraintes, en soulever le poids à la force
de ses muscles et de son caractère, voilà l'exploit que dut faire Aïni, dans
une totale solitude de femme sans homme, puisque successivement veuve
et abandonnée, par le père de sa fille et par ses frères. Non contents de
lui refuser toute aide, ces derniers d'ailleurs font bien pire, puisqu'ils
interdisent à Aïni de venir voir sa mère. Sera-t-elle jamais assez punie en
effet, pour avoir refusé de réintégrer la maison familiale après la mort de
son mari ! Et le village tout entier s'associe à cet ostracisme, qui porte
condamnation contre une femme libre, parce qu'elle a choisi de travailler
de toutes ses forces pour élever ses enfants sans famille et sans mari.
A lire la vie d'Aïni, le cœur se serre à la fois d'admiration et de
chagrin. Alors que son image pourrait être celle d'une créature défaite et
accablée, elle reste dans nos mémoires comme une très fière jeune
femme, incroyable de courage et d'intrépidité. Les dernières images qu'en
donne sa fille, celles d'une vieille femme malade et fatiguée, ne peuvent
rien contre la force de ce portrait.
De l'enfance d'Aïni on ne sait rien, sinon qu'elle a dû se passer dans
les années 1860. Mais que peut signifier le mot enfance, s'agissant de
vies si rudes que l'idée d'un vert paradis ou d'un espace de tendresse y
paraît hors de propos. Dès qu'on connaît Aïni, elle est déjà en train de
se débattre, déjà mariée, déjà veuve, déjà mère de deux garçons. Veuve
sitôt que mariée, il n'y a rien d'étonnant à cela, dans un monde où les
fillettes tout juste pubères sont données (vendues) en mariage à des vieil
lards. Que le mari, avant de mourir, ait tué son propre frère pour des
questions d'héritage, voilà qui nous donne une idée de l'appui que la
jeune femme peut espérer trouver du côté de sa belle-famille. Mais du
côté de sa propre famille, il faut revenir sur la manière dont les choses
se passent à ce moment-là pour mieux comprendre qui est Aïni, et quels
risques elle est capable de prendre, lorsqu'elle a décidé d'en faire à sa
volonté. « Quitte cette maison, lui dit son frère à la mort de son mari.
Viens chez nous avec tes enfants. Notre mère les élèvera, et toi, tu te
remarieras. » « Je resterai avec mes enfants, dans ma maison », répond
alors Aïni. Sur quoi son frère la renie définitivement, non sans arracher
une tuile du toit qu'il jette sur elle en signe de lapidation.
Voilà donc Aïni projetée dans la vie comme par la bouche d'un
canon. Une vie où il faut non seulement travailler à corps perdu, pour un
32
Denise Brahimi
peu de nourriture quotidienne, mais aussi une vie où il faut se battre sans
relâche, contre les institutions et les gens. Aïni ne refuse jamais sa res
ponsabilité, et jamais elle ne se plaint ; elle sait qu'il faut payer pour tout,
et notamment pour le court moment d'égarement et de plaisir charnel
qu'elle a connu avec l'un de ses voisins. Lorsqu'il s'agit de mettre
l'enfant au monde, cette enfant qui sera la petite Fadhma, elle se délivre
seule et coupe le cordon ombilical avec ses dents. Mais elle a aussi une
haute conscience de la justice et du droit ; autant elle accepte que le père
de Fadhma ne puisse l'épouser puisqu'il n'est pas libre, autant elle se
révolte et s'indigne qu'il ne veuille pas reconnaître l'enfant. Ce qu'elle
est alors capable de faire est presque incroyable, tant il y faut de courage
et d'énergie. Pour le bien de sa fille, et pour lui épargner d'être une
bâtarde, elle s'en va à pied au tribunal de la ville, marchant pendant des
heures et par tous les temps, aussi souvent qu'on lui dit de revenir. Et
tout cela inutilement.
Mais ce n'est pas le pire des sacrifices qu'il lui faudra consentir ; car
les persécutions qui commencent et qui mettent en danger cette fille sans
père obligent Aïni à se séparer de son enfant. Elle n'a d'autre solution
que de la confier à des religieuses, et c'est ainsi que l'enfant devient
chrétienne. Une fois encore, Aïni n'a pas une plainte ni un regret d'avoir
dû accepter cela. Et pourtant, quel crève-cœur pour une musulmane
comme elle que de ne pouvoir partager les fêtes religieuses avec son
enfant ! Admirable musulmane, qui n'a besoin d'aucune contrainte inté
griste pour trouver les formes de sa piété.
On hésite à parler de la part du religieux dans la vie quotidienne
d'Aïni car ce mot part implique partage, c'est-à-dire division ou restric
tion. Or ce n'est pas ainsi qu'elle vit et il y a au contraire une unité pro
fonde, dans ses gestes de chaque jour, entre ceux de la paysanne et ceux
de la musulmane ; ce sont les mêmes, dirait-on. Sa première action
chaque matin est d'aller remplir d'eau à la fontaine la cruche des deux
mosquées, pour permettre les ablutions. Et il en est du rythme des ans
comme de celui des jours : jamais Aïni n'omettrait, quand elle a fini sa
récolte, de faire don du dixième (pas l'ombre d'une tricherie dans ses
comptes !), comme le demande la religion. Elle représente ainsi la parfaite
intégration de l'islam dans une vie de Berbère paysanne et païenne.
Toutes les fêtes du village, auxquelles elle participe sans réserve, appar
tiennent à ces deux registres, mais aussi chacune de ses tâches, auxquelles
elle n'aurait sûrement pas donné le nom d'obligation, dans l'évidence où
elle était de ne pouvoir vivre autrement.
Cette évidence caractérise chacun de ses gestes, que nous voyons
comme en gros plan : grain du blé à moudre, grain de la peau tannée par
le soleil. De ce grain elle moud chaque jour la ration qu'il faut pour
qu'on mange à sa faim ; quand elle a fait cuire les galettes, elle les par
tage de ses mains pour les donner comme une offrande ; à côté de
chacun, elle pose aussi une corbeille de figues et un verre de lait caillé ;
Portraits de mères dans la littérature maghrébine
33
chacun de ces gestes n'existe que par toute la chaîne des autres qui aupa
ravant l'ont rendu possible. Aïni vit ainsi dans le plus grand naturel, ce
qui veut dire que tout ce qu'elle fait est à la fois simple et nécessaire ;
mais aussi discrètement imprégné de rituel, ce qui veut dire plus intense
et plus accompli. Et tout s'y passe en pleine lumière, sans arrière-plan ni
autre monde suggéré ; c'est pourquoi tout ce qu'elle touche se charge de
vérité, le propre de la vérité étant d'être unique et seule.
Lorsqu'on dit qu'Aïni est une paysanne kabyle, cela ne signifie pas
qu'on la range dans une catégorie sociale, ni qu'on la soumette à une eth
nographie. On ne songerait pas à en faire une sorte de personnage typique
pour roman ou récit paysan, avec son costume folklorique, ici la fouta,
et autres accessoires à portée de la main, notamment les fameuses poteries
- qu'elle fabrique en effet chaque année pour ses besoins domestiques. Il
y a tout cela dans la vie d'Ami et dans son entourage, et des figuiers qui
ont chacun leur nom, et des jarres d'huile d'olive. Mais si Aïni ne peut
se penser en figure typique, si l'idée de la voir en mannequin de cire
pour quelques musée Grévin ou maison kabyle reconstituée est une idée
insupportable et révoltante, c'est qu'elle est une personne exceptionnelle,
un être unique et qu'on sait à jamais perdu.
Il y a autour d'Aïni une double douleur irréparable, et qui est par
deux fois celle que laisse une mère tôt disparue à sa fille orpheline. Le
lieu où elle nous apparaît n'est pas le musée kabyle, mais celui d'une
blessure intime, perte de sa mère renouvelée par la perte de sa fille, l'une
et l'autre affreusement injustes. La méchanceté des hommes en est seule
cause, c'est pourquoi Aïni n'a jamais pu s'y résigner. Après la malédic
tion prononcée par son frère, Aïni ne pourra plus jamais revoir sa mère
que de part et d'autre d'un ruisseau qui sépare leurs deux villages.
L'image qui reste est celle de leurs mains tendues à la rencontre, pour
échanger de menus présents, infimes douceurs que chacune a fabriquées
pour l'offrir à l'autre. Quelle scène inventée atteindrait le pathétique de
celle-là ? Vient le moment où disparaît même ce substitut symbolique à
l'impossible fusion. Lorsque Aïni apprend que sa mère est morte, elle
supplie éperdument qu'on lui permette de s'en approcher, pour la voir ou
la toucher une dernière fois. Mais la loi imbécile des hommes s'y oppose,
comme elle s'opposait à ce qu'Antigone enterre son frère.
Séparée de sa mère, Aïni l'est aussi de sa fille, et de plus en plus,
par une sorte de tragique enchaînement. Ayant dû quitter le village d'où
l'expulsaient les mauvais traitements, Fadhma un jour épouse un homme
d'ailleurs, un Kabyle, certes, mais d'une autre région. Il lui faut non seu
lement habiter le village des Anu"0uche, qui sont la famille de son mari,
mais bientôt partir encore plus loin, à Tunis, non pour chercher fortune,
comme on dit, car de fortune il ne sera jamais question, mais tout sim
plement pour survivre et nourrir une nichée d'enfants.
Après le mariage de Fadhma, la mère et la fille ne se reverront qu'un
très petit nombre de fois, et il y a alors tant de tristesse chez Aïni que
34
Denise Brahimi
le bonheur de ces brèves retrouvailles en est assombri. On croit entendre
dans cette douleur, quelques dizaines d'années plus tard, l'écho de ce
qu'a été la première rupture mère/fille qu'elle a vécue auparavant ; mais
Aïni la forte, la courageuse, est maintenant épuisée. Elle a trop usé ses
forces pour pouvoir encore résister à sa peine et défendre sa vie contre
le chagrin. Lorsque son petit-fils, Paul, vient la voir, en 1914, elle lui dit
« G mon fils, je mourrai sans avoir revu ta mère ! » et l'on apprend plus
tard qu'elle ne se trompait pas.
Entre la perte de sa mère et la perte de sa fille, dont la douleur
accompagne en sourdine tout le temps de sa vie, Aïni reçoit un choc non
préparé, et qui la désarme complètement. C'est le jour où son fils cadet,
son préféré, part sans la prévenir pour la France. Si l'on voulait parler
en termes d'histoire et de sociologie, il serait facile de reconnaître, dans
ce départ groupé de quelques jeunes paysans excédés par une vie trop
dure, tout un processus bien connu, qui a constitué le premier mouvement
important d'émigration kabyle, à la fin du siècle dernier. D'autres mères,
par la suite, ont su peut-être ce qui les attendait, et qui était inévitable.
Mais Aïni n'avait jamais pensé à cela, elle ne s'était jamais prémunie
contre cette douleur, qui ajoute au fait brutal de la séparation le sentiment
d'un amour trahi.
L'histoire d'Ami est celle d'une femme qui, dès qu'elle entre dans
la vie consciente, doit résister, se battre, et recevoir des coups. Parmi ces
coups, cependant, tous ne sont pas de la même sorte. Il y a ceux qu'elle
sait recevoir, dans une lutte qui ne parvient pas à l'abattre, même si
objectivement elle est vaincue. Mais il y a ceux qui lui font si mal que
cette douleur reste encore aujourd'hui dans le monde (grâce à l'irrempla
çable témoignage de Fadhma), sans que rien puisse l'en effacer. Il en est
pour elle comme pour quelques personnages de Dostoïevski, femmes aussi
le plus souvent. Sachant ce qu'a été la vie d'Aïni, le plus optimiste ne
peut oublier qu'il y a du mal dans le monde, irréductiblement.
Si l'on cherche hors du Maghreb des femmes qui, dans la littérature
sinon dans la vie, pourraient être sœurs d'Aïni, on est étonné de voir qu'il
y en a bien peu - tant il est vrai que la littérature occidentale depuis
quelques décennies s'attache aux destinées de la bourgeoisie. Ce qui peut
signifier, très simplement, qu'elle n'est pas paysanne, et ne sait pas parler
des humbles de ce monde-là. Des humbles ou des simples, si l'on prend
ce mot au sens que lui donne un des très rares écrivains-paysans français,
Emile Guillaumin. Mais le simple dont il raconte la vie est un homme,
en sorte qu'on ne trouve pas dans son œuvre l'équivalent du portrait
d'Aïni par Fadhma.
Si passionnants et riches que soient les romans paysans de George
Sand, et bien qu'il ne s'agisse en aucune façon de pastorales lénifiantes,
le but de leur auteur n'était pas de les consacrer à des portraits d'hommes
ni de femmes, en sorte que ce n'est pas là non plus qu'on trouvera une
Portraits de mères dans la littérature maghrébine
35
sœur française d'Aïni. On peut avoir en revanche le sentiment qu'on en
approche de très près lorsqu'on lit le récit de la paysanne et bergère solo
gnote Marguerite Audoux, livre intitulé Marie-Claire^ et qui paraît en
1910, alors que son auteur a déjà quarante-sept ans. Sous le nom de
Marie-Claire c'est d'elle-même qu'elle parle, telle qu'elle a été dans son
enfance et son adolescence, avant de quitter la Sologne pour Paris. Née
en 1863, elle appartient à la génération d'Aïni, mais par la seconde partie
de sa vie, qui lui fait connaître la ville, la littérature et la civilisation
urbaine, elle s'apparente aussi à Fadhma, sa cadette d'une vingtaine
d'années. Son récit est le témoignage non moins exceptionnel de ce que
pouvait être la vie d'une enfant et d'une jeune fille pauvre, seule et sans
parents, dans la campagne française il y a un peu plus d'un siècle (les
changements apportés par les lois de la IIP République, notamment sur
l'école, n'ont pu être sensibles avant la fin des années 1880). Comme
celle d'Aïni, la vie de Marie-Claire est partagée entre courage et douleur,
elle connaît la dureté des travaux des champs, et l'intensité des sentiments
ou passions qui permettent d'y survivre. Mais elle est plus proche de
Fadhma en ceci qu'ayant été élevée dans un orphelinat religieux, elle a
accès à la lecture et à l'écriture (au point de devenir écrivain elle-même
par la suite).
Ceci nous permet de définir Aïni a contrario comme une femme qui
n'a jamais été contaminée par ces pratiques fondatrices de la culture
moderne. « Contaminée » est évidemment un mot fort et fortement péjo
ratif. Il veut dire qu'on se situe dans la mouvance de Rousseau, prolongée
par son disciple en anthropologie Claude Lévi-Strauss. Car s'il est diffi
cile de soutenir leur point de vue par une argumentation de type scien
tifique ou logique, il est évident qu'un exemple concret, comme celui
d'Aïni, lui apporte défense et illustration.
Leur axiome de base consiste en l'affirmation d'une coupure radicale
entre le monde de ceux qui n'ont jamais utilisé la médiation de l'écriture
et ceux qui au contraire ont pris l'habitude et l'usage d'en passer par là.
C'est sur le mot «jamais » qu'il faut insister, car c'est là ce qui le rend
si inimaginable pour nous. D'autant plus qu'il y a là à la fois, pour ce
monde d'avant la coupure, force et faiblesse indissociables. Car le monde
sans écriture est un monde sans intermédiaire, à tous égards. Ce qui veut
dire que ses forces restent entières et intactes, aussi longtemps qu'elles
durent, parce qu'elles ne sont pas partagées. Mais aussi que c'est un
monde où l'on perd pied, irrémédiablement, dès qu'on cesse d'avoir la
force à l'intérieur de soi. Dans le monde de l'écriture en revanche, il
existe une diversité dans les formes de pouvoir et de survie, et c'est la
raison pour laquelle la mort y vient plus lentement. On pense à ces
images mythiques qui montrent l'encre comme du sang, un sang qui
s'écoule, mais peu à peu, et en laissant des traces après lui. L'écriture
7. Audoux, Marguerite, Marie-Claire, Paris, Fasquelle-Grasset, 1987 [Fasquelle, 1910].
36
Denise Brahimi
surgit dans le monde comme un état nouveau entre vie et mort, entre
force et faiblesse, entre vérité et mensonge.
Dans le monde d'Aïni il n'y a pas d'écriture, mais il y a une vérité,
pour nous insoupçonnable, de tout ce que charrie l'oralité. Car cette oralité n'est pas seulement pourvoyeuse d'imaginaire, comme on le croirait
selon l'usage actuel des contes ; mais plus encore pourvoyeuse de
symboles et de sens. On dirait que dans ce monde-là, les contes arrivent
à leur place, sans gaspillage, juste au moment où on en a besoin. Ils arri
vent quand on a le temps de les entendre, et pour rendre compréhensible
ce qui ne l'était pas. Ils sont la manière dont les femmes comprennent
l'ordre du monde, et ce collectivement, car il y en a toujours plusieurs
à la fois qui écoutent, jusqu'au moment où à leur tour elles transmettront.
Il est bien vrai que tout est affaire de dates, ou de société et d'envi
ronnement. Dans la vie d'Aïni, l'écrit ne pourrait être qu'un surgissement
arbitraire, inutile ou redondant. La preuve en est que sa fille Fadhma, qui
aurait tous les moyens de le faire et suffisamment d'amour pour le tenter,
n'essaie pas d'apprendre lecture ni écriture à sa mère. Elle sait bien que
cela n'apporterait rien de plus dans la vie d'Aïni et ne la changerait en
rien. En revanche, Assia Djebar raconte dans Uamour, la fantasia
comment le fait de savoir écrire a libéré quelques adolescentes de sa
connaissance, qui vivaient enfermées. Mais cela se passe un bon demisiècle plus tard, chez des citadines ; l'enfermement de ces jeunes filles
(même s'il correspond à une pratique encore dominante) est déjà un
archaïsme, voire une absurdité. Elles ne font en écrivant clandestinement
que rejoindre le monde auquel elles appartiennent, de toute façon, que
leur famille le veuille ou non, et qui est déjà un monde médiatisé.
Le moment le plus difficile pourrait bien être celui où il a fallu
passer d'un monde à l'autre, et accepter les coupures affectives, cultu
relles, existentielles, causées par ce changement. Il ne s'agit évidemment
pas de se laisser aller au passéisme, ou idéalisation du passé. Qui oserait
prétendre que la vie d'Aïni était paradisiaque ! Ce serait aussi choquant
qu'insensé. Mais il pourrait être utile d'en revenir ici à quelque compa
raison. Dans la vie de Marie-Claire telle que la raconte Marguerite
Audoux, la seconde partie, qu'elle intitule « L'atelier de Marie-Claire », et
qui se passe au moment où l'héroïne est venue vivre à Paris, n'est pas
moins autobiographique que la première. Or elle fait état d'une difficulté
d'être et de tortures morales bien plus fortes qu'à l'époque où l'héroïne
était paysanne et bergère. On peut en conclure que cette vie-là, qui était
si dure - et celle d'Aïni l'était tout autant - connaît quelques très grandes
douleurs, mais qu'elle est, si l'on ose dire, dispensée des autres. Dis
pensée du fameux malaise dans la civilisation et de toutes sortes d'inquié
tudes, d'incertitudes et de regrets, que l'écriture sans doute développe,
dans la mesure où elle permet de les analyser et de les exprimer.
Ce n'est pas s'adonner au culte du bon vieux temps que de le dire,
mais tout juste essayer de comprendre la luminosité et la transparence du
Portraits de mères dans la littérature maghrébine
37
personnage d'Aïni, pourtant frappée cruellement à plusieurs reprises et
dans ses sentiments les plus forts. Dans la galerie des Maghrébines, elle
est là pour nous rappeler qu'il y a eu un avant, très vite suivi de ce que
les historiens appellent parfois une génération de transition, ou, de
manière plus élégiaque, une génération perdue. Cette génération, dont on
pourrait discuter pour savoir combien de temps elle a duré au Maghreb,
est celle des femmes qui ont connu l'école, mais à une époque où beau
coup d'autres femmes encore n'y allaient pas. En sorte qu'il leur a fallu
payer leur acquis au prix d'une rupture affective et d'une coupure lin
guistique culpabilisantes. Ce qui est très exactement le sujet abordé par
la romancière Assia Djebar dans son roman déjà évoqué. L'amour, la fan
tasia. Elle y donne un portrait largement autobiographique d'Algérienne
lettrée, dont la vie se déroule environ soixante-quinze ans après celle
d'Aïni. Or il y a encore autour d'elle, pendant toute son enfance et son
adolescence, beaucoup de femmes qui sont illettrées. Mais le monde dans
lequel elles vivent a évolué de telle sorte qu'elles y font figure d'attar
dées, souffrant d'un cruel handicap. Et le malaise n'est pas moins grand
pour celle qui va à l'école, car elle se sent de ce fait non seulement
coupée des autres, mais coupable à leur égard d'une sorte de trahison sentiment que Fadhma, semble-t-il n'a pas éprouvé à l'égard de sa mère.
Fadhma à la fin de sa vie se fait un devoir d'écrire, avec l'aide de
sa fille, pour porter témoignage et rendre un double hommage - l'un à
sa mère Ami et l'autre à son institutrice Madame Malaval. C'est bien la
preuve qu'elle ne ressent aucune contradiction entre ce que l'une et
l'autre lui ont apporté et qu'elle peut les unir sans déchirement dans un
même amour. Dans L'amour, la fantasia, l'héroïne dit aussi qu'il y a pour
elle un devoir d'écrire, mais ce devoir résulte au contraire d'une déchi
rure, entre volonté de savoir et désir de fusion. Elle doit écrire pour
toutes celles qui ne le peuvent pas : véritable tonneau des Danaïdes et
tâche inépuisable ; aussi ne pourra-t-elle jamais combler la faille qui est
en elle. Fadhma en revanche, lorsqu'elle relit sa « longue histoire » en
1946, a le sentiment d'avoir transmis ce qu'il y avait à transmettre (mais
elle ne savait pas encore, à cette date, que son fils Jean mourrait avant
elle).
Fadhma pourrait être la grand-mère d'Assia Djebar. C'est dans les
deux générations qui les séparent que se perd la fierté d'une femme
comme Aïni, à laquelle succèdent des Maghrébines qu'il faut bien appeler
illettrées, ce qui veut dire à partir de là misérables et frustrées, main
tenues dans l'ignorance et dans un infantilisme humiliant. Cependant, face
à cette histoire qui change vite, et radicalement, le Maghreb a su pré
server quelques îlots, trop rares sans doute, mais qu'on peut encore
découvrir de nos jours avec émerveillement.
LE « CORPOÈME » ET LA QUÊTE DU NOM
HOMMAGE À JEAN SÉNAC
Dominique Combes
La poésie de Jean Sénac se construit sur le mouvement d'une
recherche incessante que rythme la dialectique entre « chercher » et
« trouver »
:
Qui cherches-tu
J'ai trouvé
le sourire de personne'
Votre recherche sera longue
trouverez-vous même le sein
la ronce où germent les couteaux^
Toute une nuit cherchant la Nuit
j'appelle une inconnue et J'épuise le nombre
et je ne trouve rien que les obus de l'ombre^
Recherche hantée par son échec, donc, et aux résonances métaphy
siques, voire mystiques. Bien évidemment, une telle quête passe par le
langage, si bien que la dialectique de la recherche et de la « trouvure »
- selon le sous-titre du recueil posthume dérisions et Vertige^ - se double
du jeu des voix en écho, de l'appel et de la réponse. Le poète en quête
lance en effet un appel qui reste désespérément sans réponse :
Il n'est pas de réponse aux sièges dérisoires
ni l'imprécise rigueur d'un appel
pour apaiser'
1. Poèmes [1954] rééd., Arles, Actes Sud, 1986, p. 87.
2. Poèmes, p. 94.
3. A-Corpoème suivi de Désordres, édité par Jean Déjeux, Jean Sénac vivant, Paris, Ed.
Saint-Germain-des-Prés, Les Cahiers de poésie I, 1981, p. 186.
4. dérisions et Vertige : trouvures, Arles, Actes Sud, 1983.
5. Poèmes, p. 80.
40
Dominique Combes
Je t'appelle je t'appelle
quel innocent répondra^
et par là sans cesse renouvelé :
Quel jour aurons-nous fini
d'être appelants par tous nos pores,
sur la margelle de la mort
quel jour cesseront nos bavardages ?'
La poésie n'est autre que cet appel, cette ouverture à l'Autre et, réci
proquement, dans une pulsation qui est la vie, qu'une réponse, transitive
par nature selon la préface à Avant-Corps : « Car si le poème plaque en
nous les fragiles plaisirs d'Onan, il ne prend sa voix que transmis. Ecrire,
c'est toujours répondre à quelqu'un quand bien même ce quelqu'un serait
le jumeau noir en nous qui se cache et nous persécute, exigeant de notre
vigilance de perpétuelles mutations. Se taire, c'est aussi répondre, amé
nager avec des mots blancs des haltes de suggestions®. » Le silence est
encore une forme de dialogue. De là, la fréquence des poèmes, d'un
recueil à l'autre, qui s'ouvrent sur un « tu » en apostrophe ou en invo
cation lyrique : « Tu tords ton maillot jusqu'à l'âme^ » ; « Tu disais des
choses faciles/travailleuse du matin'"»; «J'étais si près de toi que je
parlais de mon bonheur comme d'un cataclysme" », etc. Certains poèmes,
privilégiant la relation fondatrice du poète à l'autre, opposent fortement
le couple « je »-« tu » à une troisième personne :
Avec eux tirer les paupières
avec toi élargir la foule du regard
Avec eux tricher sur les rails
avec toi répéter la prouesse des vagues
Avec eux définir la rose
avec toi accueillir la grâce du chardon
Avec eux compter chaque borne
avec toi trouver mille routes'^...
Ce poème, qui s'achève par la célébration élémentaire de r« ami »
(« Tu es l'eau/ Tu es le feu/ Tu es la pierre »), montre bien que l'appel
6. Désordres, p. 184.
7. Désordres, p. 216.
8. Avant-Corps, Paris, Gallimard. 1968, p. 11.
9. Avant-Corps, p. 26.
10. Poèmes, p. 59.
11. Poèmes, p. 65.
12. Poèmes, p. 96.
Le « corpoème » et la quête du nom
41
à l'autre suppose une tension, voire une opposition. Le « dialoguisme » de
la poésie de Sénac, à la différence par exemple de ces échanges
« faciles » propres à Eluard, par exemple, est hanté par le silence et
l'incommunicabilité. En l'absence de réponse, l'appel devient cri-invoca
tion, supplication, exhortation :
Tu cries mais l'ordre est brut
et la pierre est scellée
Seule une tête blonde
se retourne apeurée'^
Nous n'avons pas crié vers vous
comment nous auriez-vous entendu
dans ce grand schisme de nos vertèbres'"*
Par un de ces jeux de mots aimés de Sénac, la fonction du poète est
définie par le cri : « Le cri vain/l'écrivain»
LE NOM DU PÈRE : LE POÈTE ET DIEU
C'est que ce dialogue - ou plutôt cet appel au dialogue qui tourne
donc souvent au monologue (« Tu es seul et tu t'écoutes » dit admirable
ment le poème «Jardins du différent'^») - implique le Tout-autre : la
quête poétique de Sénac est hantée par l'image biblique du deus absconditus qui reste sourd aux appels désespérés. L'Autre s'y avère infi
niment lointain car « Rien n'est plus étranger qu'un ami" » (et le cri finit
par s'intérioriser, faute de réponse : «Hurle en silence'®»). Composant la
« Prière du poète » - « Toi qui comprends l'âme inquiète / Gethsémanivivant, poète,/ Jésus ! » -, Sénac reconnaît dans une lettre à un ami le
caractère religieux de son inspiration : « C'est la première fois que je réa
lise cette grande idée, en suspens dans mon esprit depuis plusieurs
années. Jésus poète, confident des poètes, incarnation divine de l'angoisse
poétique"». Le destinataire du «cri», en un sens, est peut-être Jésus,
encore que celui-ci, comme « confident », semble prêter une oreille plus
attentive aux « misères » du poète que le Père. Toujours est-il que se
trouve confirmée la signification religieuse de l'acte poétique, au moins
dans les premiers poèmes des années 45-50. C'est d'ailleurs à cette
époque, en 1946, qu'il déclare à sa mère : « Je considère cette vie de
13.
14.
15.
16.
17.
18.
Poèmes, p.
Poèmes, p.
Désordres,
Poèmes, p.
Poèmes, p.
Corpoème,
81.
114.
p. 202.
80.
80.
p. 126.
19. Cité par J.-P. Péroncel-Hugoz, Assassinat d'un poète : Jean Sénac, Marseille, Éditions
du Quai-Jeanne Laffitte, 1983, p. 99.
42
Dominique Combes
poète comme une mission dont Dieu m'a chargé et un apostolat que je
dois aux hommes, mes frères^®. » Mais si la correspondance atteste le
déclin progressif de cette ferveur religieuse de celui qui « ne sai[t] plus
prier avec ferveur » et le doute grandissant, la poésie quant à elle, garde
trace, plus que jamais, de l'interrogation religieuse jusque dans les
derniers recueils de 70-73, publiés après l'assassinat du poète, dérisions
et Vertige, Le Mythe du sperme-Méditerranée^\ notamment, où la prière
se retrouve encore dans le style parodique et blasphématoire d'une sorte
de «supplique» à Dieu : «Faites que l'aube/Ne me daube. / Faites que
la nuit / Me gobe./Faites que chaque jour/Je puisse/Sortir sans drap, sans
robe,/Avec mes cuisses.». Le Mythe du sperme-Méditerranée va jus
qu'à sommer Dieu de comparaître dans le sexe : « Si tu es / Ejacule-moi
dans la bouche ! / Surgis / Père / Nom / Dieu^^ ! » C'est même par le
questionnement sur Dieu, dont Sénac scrute l'absence, que la probléma
tique religieuse apparaît d'autant plus présente. Comme Rimbaud, qu'il lit
assidûment en 1945 : « Lis Rimbaud. Ses poèmes me font du bien. Crus,
amers, révoltés, assaisonnés à l'Infernale. Ce qu'il me faut à présent !
Décide d'apprendre par cœur son admirable Ophélie^'*» (Sénac remet en
question l'éducation pieuse reçue de sa mère, sans pouvoir se détacher de
la fascination exercée par la figure du Christ^^). La poésie est alors
saturée de références ou allusions religieuses, le plus souvent au christia
nisme, mais aussi quelquefois à l'islam, comme l'indique le double
exergue aux Poèmes, syncrétique, emprunté à saint Paul et au Coran. Ce
sont toutefois les images évangéliques - et non de l'Ancien Testament qui dominent. Le recueil des Poèmes s'ouvre en effet de façon emblé
matique sur « Le Verbe désincarné » et sur « Epiphanie » ; « Silence des
oliviers » reprenant la méditation de Vigny et de Nerval sur la souffrance
du Christ, s'adresse directement à Dieu :
Maintenant ô mon Dieu enfonce-toi dans l'âtre
jusqu'à ce que tout soit résolu [...]
Debout dans l'effondrement de ta grâce
j'attends
Le verbe s'ouvrira à l'heure diligente...^®
Et même en l'absence d'une thématique explicitement religieuse, les
poèmes sont chargés d'une imagerie de source évangélique, comme les
moissons et les vendanges, le pain rompu, les épines ou les plaies. Parmi
elles, le motif du voile de Véronique qui, ayant essuyé le visage en sueur
20.
21.
22.
23.
24.
25.
26.
Cité par J. Déjeux, Jean Sénac vivant, p. 11.
Le mythe du sperme-Méditerranée, Arles, Actes Sud, 1984.
dérisions et Vertige, p. 73.
dérisions et Vertige, p. 173.
Cité par J.-P. Péroncel-Hugoz, Assassinat d'un poète, p. 109.
L'itinéraire de Sénac, à cet égard, évoque irrésistiblement celui de Pasolini.
Poèmes, p. 101.
Le « corpoème » et la quête du nom
43
du Christ pendant le calvaire, en garde miraculeusement l'image, traverse
l'œuvre entière :
et doux est le voile
où s'étendit la face de l'ami
si loin dans les déserts de l'âme
que Véronique en fut couverte
et vous mes arbres marronniers^'
Regarde ce puits confident
cette larme si terrible
ce voile de Véronique
où j'ai préservé ton nom"'
La réflexion conduite par Sénac sur le pouvoir de l'image poétique
passe par la méditation sur le miracle du voile de Véronique, comme le
montre le poème intitulé, précisément, « Les images » :
Véronique ô lumineuse
voici mon visage écrit
sur les fanges de la nuit
hors des querelles veilleuses
Voici l'image debout
profonde comme une gueule...''
Le voile, en effet garde la trace de la Face que la poésie s'efforce
de représenter afin de donner corps et présence au deus absconditus :
« Dans l'orgasme et la flaque je suscite ta face^°. »
Autant dire que la rhétorique pose un problème d'essence religieuse,
Sénac s'interrogeant finalement sur la possibilité de représenter l'irreprésentable. Nul doute qu'il se fonde sur l'interdit oriental de la représenta
tion, mais aussi sur la gnose. L'image est en effet sans cesse mise en
question en ce qu'elle nous éloigne de la vérité, à laquelle elle semble
pourtant le seul moyen d'accès.
LES IMAGES
Je suis pris dans vos tisons
l'os du cœur est ma poussière
on ne refait pas la terre
d'illusion en illusion^'
27.
28.
29.
30.
31.
Poèmes, p.
Poèmes, p.
Désordres,
Corpoème,
Désordres,
26.
69.
p. 193.
p. 125.
p. 193.
44
Dominique Combes
La tentation iconoclaste rejoint ici, de façon saisissante, la pensée
d'Yves Bonnefoy lorsqu'il dénonce le « leurre » de l'Image qui prive le
poète de la présence au moment même où celle-ci semble magnifiée. Le
poème « La nuit des images^^ » par son titre, rappelle les termes mêmes
de la poétique de Bonnefoy. Sénac salue d'ailleurs l'œuvre de Bonnefoy
dans un poème de dérisions et Vertige^^.
En outre, la méditation sur la Passion et la Résurrection (« A
Bmmaiis, les pèlerins ne reconnurent le Christ que lorsque le pain fut
rompu », rappelle la préface à Avant-Corps) fait du Christ un double du
poète : destinataire qui se dérobe, certes, à l'image mais aussi image
même du poète en bute aux railleries, à la violence des hommes ; et, de
manière prémonitoire, victime des hommes. A cet égard, la référence
constante au poète et mystique arabe Al-Hallaj, crucifié pour hérésie, joue
le même rôle christique selon un syncrétisme du christianisme et de
l'islam :
Cloue-moi. Cloue-moi, avec tes yeux cloue-moi.
Avec tes mains. Avec ton sexe. Avec ta langue.
Avec tes pieds et tes vertèbres.
Avec tes mots. Avec la tendresse et l'horreur. [...]
Cloue-moi. Forge-moi.
Tape et cloue^
Corpoème, dans ses « Chardons », cite Al-Hallaj
aux côtés de
Michaux, de Char et d'autres poètes arabes. C'est bien à la mystique^^ soufie ou chrétienne - que s'apparente la poésie de Sénac, qui cite éga
lement Thérèse d'Avila et Jean de la Croix en exergue^^ à une section de
Désordres : « Par une nuit obscure, brûlée d'un amour anxieux... »
Comme la critique l'a souvent montré, le deus absconditus exhorté
par la poésie est avant tout ce père inconnu, sans nom, dont l'absence
« troue » littéralement le poème à la fin de dérisions et Vertige. A cet
égard, le poème « Ebauche du père », daté de 1955, dans Désordres^
associé au « roman » de même titre, explicite ce qui est latent dans
l'ensemble de l'œuvre. L'Autre questionné par le poème est bien le père
absent, dans sa triple acception génétique et juridique, et théologique :
32. Désordres, p. 199.
33. dérisions et Vertige, « Critique », p. 93.
34. Corpoème, p. 126.
35.
vision mystique de l'Éros apparente la poésie de Sénac à celle de Pierre-Jean Jouve,
également placée sous le signe de Thérèse d'Avila, de Jean de la Croix et, poétiquement, de Bau
delaire.
36. Les nombreuses citations en exergue montrent l'importance accordée par Sénac à ses
intercesseurs. La fin du Corpoème fait des citations la matière poétique elle-même, en une série
d'hommages aux poètes-amis : Jude Stefan, Jacques Roubaud, Denis Roche, Jean Grosjean, René
Char, Yves Bonnefoy.
Le « corpoème » et la quête du nom
45
O face pavée du Père
des siècles entre nous
pourrissent [...]
Quelle est donc cette voix la vôtre Père
et j'interroge connaissant chaque degré de votre fuite
chaque vertèbre cassée dans le lit maternel [...]
Je crie entendrez-vous un fils au bord de l'âme
plus fragile et bruyant que l'oiseau sur son mât
Père de lents couteaux nous insultent sans vous..."
De là, évidemment, cette obsession de la filiation - Sénac a adopté
un fils, Jacques Miel - et, en exergue à « Ebauche d'un père » il cite
saint Paul : « Nous aussi nous soupirons en nous-mêmes en attendant
l'adoption, la rédemption de notre corps. Car c'est en espérance que nous
sommes sauvés^® » qui, là encore, le rapproche de Rimbaud et de la
« bâtardise », par lesquelles il pense le rapport du poète à son œuvre :
Les mots sont des bâtards
Insoucieux de leur haine
Où est ton père ?
Où est ton front ?
Les mots sont mes bâtards
Et bâtard de ma peine
J'enfante dans le lit
De leurs microsillons".
La quête du père, qui est aussi celle d'une identité et, aussi bien,
d'une terre, d'un pays, d'une nation et d'une langue, permet de
comprendre le sens du Nom qui marque cette poésie. On a rappelé le goût
de Sénac, partagé avec Fernando Pessoa, mais aussi avec Nerval que
Sénac cite dans la dernière section de Corpoème - «Le Prince d'Aqui
taine », pour les pseudonymes. En vérité, s'il publie sous différents noms
- Jean Gomma, Christian Pérès, puis Yahia el-Ouahrani (Jean l'Ora-
nais) -, c'est qu'il n'a pas de nom, devant attendre jusqu'à l'âge de cinq
ans le mariage de sa mère avec Edmond Sénac, qui le reconnaît ; ainsi
que le note J. Déjeux, « Sénac » n'est jamais qu'un pseudonyme officiel
pour celui qui n'a pas de nom.
La poésie est donc tout entière vouée au pouvoir de la nomination,
qui se confond avec la représentation, déjà analysée, de la Face du Père.
Le nom est principe de vie, fondement de l'existence, « fortifications pour
37. Désordres, p. 235.
38. Désordres, p. 213.
39. Avant-Corps, p. 61.
46
Dominique Combes
vivre », de sorte que, en son absence, la poésie devra suppléer à la
« reconnaissance » :
Nous vivons parce que nous sommes nommés. Toute vie se fait en nous par
le nom qu'elle exalte. Et toute la tentative du poète, dans l'espace de ses tour
ments, ne vise qu'à reconstituer ces syllabes d'où le visage pourrait surgir vivant
du seul amour'"'.
Ainsi, la recherche questionnante du père passe essentiellement par la
nécessité de dire le nom - nommer et être nommé en retour -, si bien
que l'amour est l'amour du nom, en quoi consiste la vocation transitive
de la poésie :
Je t'aime
pour toi j'écris des poèmes
à ne plus penser
me soûle d'images
invente des marges
pour te prolonger
Si j'avais au moins
ton nom pour le dire
ô mon inconnue ma folle des rues [...]
Absente mon aiguille d'or parmi les foins !""
La poésie est donc explicitement (sans qu'il soit nécessaire d'avoir
recours à une problématique lacanienne) fondée sur l'absence, le manque
du nom du père : « La grandeur la voici je ne puis la nommer"*^. » De
sorte que les tentatives avortées de communiquer avec l'autre tiennent aux
« mauvais noms » utilisés par le poète, voué au monologue faute de
détenir la « connaissance » du nom efficace :
Mon amour mon amour
Je t'appelle sans répit
je te donne des noms inutiles
des noms sans magie
des noms qui n'éclatent pas
comme un mauvais fruit"*'.
La solitude elle-même résulte de l'impossibilité à trouver le nom
« propre » : « La solitude est bien plantée dans les plages du nom"*"*. »
40.
41.
42.
43.
44.
Préface d'Avant-Corps, p. 11.
p. 195.
p. 219.
68.
80.
Désordres,
Désordres,
Poèmes, p.
Poèmes, p.
Le « corpoème » et la quête du nom
47
Lorsqu'il rêve d'une communication restaurée avec Dieu, le poète appelle
Dieu par son nom - « je dirai Seigneur », « établissant ton nom dans
chaque mot reçu"*^ » et « Il me sera/permis de Te nommer"^. » Là encore,
Sénac retrouve la mystique soufie qui, scandant à l'infini les mille noms
- ou plutôt épithètes, attributs - d'Allah (« le Clément », « le Miséricor
dieux », « le Généreux », etc.), montre l'impuissance du langage à
nommer l'innommable, tout comme la Kabbale, pour laquelle Dieu ne
peut jamais être dit que par métaphore. Il s'agit bien alors de « forcer
l'Ange au Nom / Qui ne venait jamais comme si quelque déluge/Avait
fermé ses lettres à notre avidité'*' ».
Le pouvoir de la nomination est l'envers de la puissance de Dieu sur
ses créatures. Si Dieu est innommable, c'est que lui seul assigne un nom
aux êtres et aux choses, auxquelles il donne existence par le Verbe, sou
vent invoqué par Sénac. Pour le poète, accéder au pouvoir du Nom, c'est
concurrencer Dieu comme démiurge, dans la tradition de la Genèse. La
poésie est alors création, convocation à l'existence :
Je t'ai nommé
Pour que tu sortes
Cru de mes mots'"'.
Et, réciproquement, en raison de la dialectique entre la question et
la réponse et de cette relation dialogique qui s'établit, malgré tout, par la
parole, la « misère » du poète est d'être « innomminé sans fin », « par
courant tout l'espace de sa condamnation'*^ » : incapable de nommer
Dieu-le-Père, il est en retour anonyme à ses yeux, privé de sa bienveil
lance, attendant : « et Dieu dit le nom », selon le titre d'un des Poèmes^^,
Et que le nom soit dit une fois pour toutes
au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit".
Accéder au Nom, pour le poète, c'est trouver le salut, la rédemp
tion : « Tu as reçu ton nom. Tu es purifié'^. »
Le thème du Nom, de la nomination prend souvent une signification
érotique dans les poèmes, comme l'indique l'identification métaphorique :
« et ton sexe invulnérable : moulin magique du nom^^ ». Mais c'est sur
tout dans Corpoème que cette thématique érotique s'impose en assimilant
la nomination à l'union amoureuse :
45.
46.
47.
48.
49.
50.
51.
52.
53.
Poèmes, p. 102.
Désordres, p. 243.
Corpoème, p. 109.
Corpoème, p. 155.
Avant-Corps, p. 29.
Poèmes, p. 87.
Désordres, p. 205.
Avant-Corps, p. 134.
Poèmes, p. "74.
48
Dominique Combes
Attise. Nomme-moi. Au-delà du rire des grottes,
Du combat, du roux des girafes.
Sacre-moi. Dénue-moi.
Eau lustrale, nue-moi î®''
avec, toujours, de fortes images religieuses qui vont dans le sens d'une
mystique de l'Eros. Selon une tension toute baudelairienne - Sénac n'a
jamais cessé de relire Baudelaire :
Et ce Baudelaire, n'est-il pas le Maître de tes Mots ? Tu nous cites
toujours Char (ton Dieu), Artaud, Genet, Otero, Hikmet, Voznessenski,
Ginsberg, Retamar, Whitman, Lorca, Verlaine, Eluard, Rimbaud, Louise
Labé, Aragon, Brecht - mais ce Baudelaire dont tu ne nous parles jamais
et, qu'avec Racine, tu relis chaque soir^' ?
C'est au plus profond de l'Eros génital, non sublimé, que surgit la
possibilité de la rédemption et de la purification :
Tu as reçu ton nom. Tu es purifié.
Et
Moi
J'erre, [...]
Il suffirait pourtant que de ma bave
Au détour d'un tripode, l'Homme se lève et que je sois
Nommé
Il suffira que tu me nommes.
Je serai nu''.
C'est donc vers la sexualité - l'homosexualité, en particulier - que
tend la recherche anxieuse du Nom du Père. Le questionnement, l'appel
à l'Autre engage le corps tout entier, et avec lui la parole poétique.
LA DIALECTIQUE DU « CORPOÈME »
Au cœur de l'homosexualité, il y a donc la recherche anxieuse du
Nom et de la « connaissance », au sens intellectuel et biblique du terme,
du Père. Cette homosexualité, latente dans les Poèmes s'avoue comme
telle dans Avant-Corps : «Avant-Corps est important pour moi parce que
si dans mes poèmes de guerre j'ai affronté l'oppresseur, dans ces corpoèmes j'affronte les aliénations, entre autres, en m'avouant pour la pre
mière fois sans ostentation ni complaisance homosexuel^®. » Nul doute
que la lecture de Gide, dont il reconnaît l'importance dans sa formation :
54. Corpoème, p. 107.
55. Avant-Corps, p. 113.
56. Avant-Corps, p. 134.
57. dérisions et Vertige, p. 133.
58. Cité par J.-P. Péroncel-Hugoz, Assassinat d'un poète, p. 35.
Le «corpoème » et la quête du nom
49
«J'ai toujours pour le Gide des Nourritures terrestres et le Camus des
Noces cette fervente tendresse de l'adolescent pied-noir qui les découvrit
vers 1945^*^ », l'ait aidé dans cette reconnaissance, tout comme celle, plus
tard, de Genet, qu'il cite en exergue à Avant-Corps. Il est néanmoins
significatif que Sénac compte son homosexualité parmi les « aliénations »
qu'il faut comprendre ici non pas tant dans un sens marxiste, et par là
socio-politique, comme dans ses poèmes militants en faveur de l'indépen
dance ou de la Palestine, mais dans un sens hégélien. L'homosexualité -
et avec elle la quête du Nom - s'inscrit dans le « calvaire » de la
conscience comme un moment frappé par le négatif, et destiné à être sur
monté dialectiquement. L'homosexualité est la marque d'un déchirement
de la conscience —« conscience malheureuse » ; « Le bonheur est impos
sible », déclare le poème inaugural du recueil de 1954. En 1945 déjà,
l'adolescent formulait l'angoisse dirimante de la « double postulation »
entre la chair et l'esprit, selon J. Déjeux, qu'il rapporte tout naturellement
au « spleen » baudelairien : « Dégoût persistant, inquiétude quant à mon
avenir, crainte de ma trop grande facilité à pécher. Spleen décevant,
longues rêveries sans issue. Migraine, lassitude. Depuis quinze jours ça ne
va pas. Arrive à peine à hasarder quelques lambeaux de prière avant de
m'endormir. Je ne peut (sic) plus prier. Effrayant » Et, bien entendu,
l'affrontement avec l'Ange au gué de Jabbok
Avant-Corps, qui s'ouvre
précisément sur un « Schéma de la misère » (tout comme Désordres
s'ouvre sur « Obélisques de la misère »), rappelle là encore l'œuvre et la
vie de Gide dans la mesure où il implique la dimension religieuse.
Au-delà de l'aspect biographique, dont le discours critique sur Jean
Sénac a de la peine à s'affranchir, le malheur d'une conscience en proie
à la double postulation entre la chair et l'esprit, et par là hautement cou
pable, apparaît bien dans les poèmes. Nombreuses sont en effet les images
de division, de déchirement, de séparation - d'« aliénation », de négati
vité, en somme. Ainsi du motif de l'arrachement qui, avant de signifier
la libération, représente d'abord la souffrance de la perte, nécessaire à la
« reconnaissance » : «Et qui l'arrachera désormais à la nuit^' ? »,
« l'homme est arraché à son île^^ », « rien ne s'arrache du cœur^^ » ou du
déchirement : «voile déchiré^», «arbres si profonds que le cœur s'y
déchire^^ », « mémoire sans issue mémoire déchirante^^ ». Tous ces exem
ples, choisis parmi tant d'autres, s'ils ne sont pas directement rattachés au
thème sexuel, témoignent bien de l'angoisse latente qui règne sur
l'univers des Poèmes, signe d'une négativité à l'œuvre. Mais sans doute,
59. Cité par J.-P. Péroncel-Hugoz, Assassinat d'un poète, p. 34.
60. Cité par J.-P. Péroncel-Hugoz, Assassinat d'un poète, p. 105.
61.
62.
63.
64.
65.
66.
Poèmes,
Poèmes,
Poèmes,
Poèmes,
Poèmes,
Poèmes,
p.
p.
p.
p.
p.
p.
112.
41.
80.
59.
59.
66.
50
Dominique Combes
de toutes les images, la plaie, le plus souvent associée aux épines, aux
ronces, aux églantiers, dont on a déjà commenté la signification christique, est-elle la plus hégélienne, qui semble concrétiser la douleur du
négatif : « le voile déchiré le cri/la plaie encore vigilante" » « nous arra
cherons l'homme à son ombre/ensemble nous fermerons les plaies®^ », « le
puits la plaie le puits la voix" », etc. Le thème sexuel, qui se dévelop
pera dans Avant-Corps et dans le Corpoème (les « monstrueuses plaies »),
est déjà présent, de sorte que le mot « plaie » reçoit une double signifi
cation symbolique :
J'étais chaste en ce temps de grives
je mettais si.haut l'amour
comment m'auriez vous choisi
moi qui n'étais que plaie vive™
Le Mythe du sperme-Méditerranée s'ouvre sur le corps supplicié
auquel le poète dresse une stèle :
Je ne réagis plus d'accord ;
D'une voix à peine murmurante,
sur les vingt-six plaies de mon corps
Je dresse la stèle de malédiction"
Outre l'allusion à la malédiction qui frappe l'Egypte de sept plaies,
c'est évidemment la référence à la Passion - aux plaies du Christ sup
plicié - qui permet de comprendre le retour obsédant, dans l'œuvre
entière de Sénac, de ces épines et de ces ronces dont le poète-prophète
est en somme ironiquement couronné. Mais ces épines sont aussi, comme
les « échardes », qui apparaissent également, l'image même de la culpa
bilité qui ronge la conscience malheureuse, notamment vis-à-vis du père.
Il est en effet significatif que ces images surviennent dans « Ébauche d'un
père » :
Quand les signes finissent de tourner
que la tête se repose
sous le pétale de la rose
il y a la plaie
Les épines que dans mon cœur je garde
ceux qui les verront diront que c'est faux
Comme il nous tarde
de grandir"
67.
68.
69.
70.
Poèmes,
Poèmes,
Poèmes,
Poèmes,
p.
p.
p.
p.
57.
61.
114.
86.
1\. Le Mythe du sperme-Méditerranée, p. 7.
72. Désordres, p. 216.
Le « corpoème » et la quête du nom
51
Le terme de cette souffrance, la mort, représente évidemment le stade
ultime de la négativité. Et il faut là encore rapprocher l'œuvre de Sénac
de celle de Bonnefoy qui, surtout dans Du mouvement et de l'immobilité
de Douve, composé et publié à la même époque que les Poèmes de
Sénac, fonde une poétique de la fmitude. Du reste, Sénac nous invite à
un tel rapprochement sur le motif de la mort dans dérisions et Vertige,
en un « poème critique » :
Relisant Bonnefoy, saisi d'accablement
De ne sentir en moi un peu ce bruissement
De la mort lorsqu'elle dialogue
Avec nos sources, et souillant l'eau la purifie. Patience
De l'os, gain remis"
De cette interférence - sinon influence - entre Bonnefoy et Sénac
témoigne la thématique de r« ordalie » qui revient par deux fois dans
Avant-Corps. L'ordalie signifie bien l'épreuve par le feu que l'homme
doit traverser - le négatif - pour se soumettre au jugement de Dieu. Chez
Bonnefoy, dans le récit de fiction, L'Ordalie, mais aussi dans les poèmes
de Douve qui en reprennent la matière, cette épreuve est d'abord celle de
la mort et, comme chez Sénac, l'ascendant de la dialectique hégélienne
s'y fait sentir : « Il te faudra franchir la mort pour que tu vives» La
valeur sacrificielle de la poésie est alors exaltée chez Sénac : « Poèmes
iliaques, ordalies vers le Corps Total" » ; et la mort correspond à la perte
du Nom qu'il faut dépasser : « Un mort c'est aussi le nom qui
s'émousse". » Le poème « Ordalie de novembre » place la quête du Nom
tout entière sous le signe d'un tel sacrifice : « Un nom - comme édenté,
profus, risque inutilisable,/Risque où ne peuvent plus se piéger les
oiseaux" », à travers l'idée du « risque » si importante pour Bonnefoy
(« j'ai risqué/ Le sens et au-delà du sens le monde froid'^. ») Il ne peut
sembler fortuit que les poèmes de Sénac qui mettent la mort en scène au demeurant assez peu nombreux - rencontrent les images spécifiques de
Bonnefoy, comme le « seuil » dans « Connaissance du seuil » :
Au fond de la mort je laisse naître un oiseau
avec ses tiges
et la craie cassée de l'angoisse
Au fond de la mort un oiseau me répond"
73.
74.
75.
76.
77.
78.
79.
dérisions et Vertige, p. 93.
Poèmes, p. 74.
Avant-Corps, p. 30.
Désordres, p. 178.
Avant-Corps, p. 53.
Poèmes, p. 138.
Poèmes, p. 21.
52
Dominique Combes
Mais, ainsi que le déclare le poème « Le premier jour de la se
maine », « Pourquoi chercherons-nous parmi les morts/celui qui est
vivant®" ? », la mort, présente dans les Poèmes, s'efface devant la vie,
sans même qu'on puisse s'y arrêter comme dans Douve.
LE REFUS ET LA NÉGATIVITÉ
La négativité s'exprime également de manière plus abstraite par
l'attitude du poète vis-à-vis du monde, placée sous le double signe dia
lectique de l'acceptation et du refus - « extase de la vie », « horreur de
la vie », disait Baudelaire. Le « spleen » est bien la tension née d'une
double postulation entre l'adhésion à la chair, et son refus simultané. De
là cette oscillation, ce va-et-vient constant dans les poèmes entre
« accepter» et « refuser » qui sont le rythme même de la négativité à
l'œuvre dans le langage. Cette négativité est associée parfois au motif
imaginaire du chardon, qui joue un rôle si important dans la poétique de
Sénac :
Chardons chardons épais
vous voici le refus s'installe®',
ou encore des épines et des ronces :
Le soleil a des épines
elles germent sous mes doigts
la mer a des églantines
dans le refus de ma voix®^
La recherche du Nom passe par la phase du refus, qui est donc aussi
la tentation de la chair déniée. Mais le refus frappe aussi, de manière
ambivalente, la foi reçue de la mère et, plus généralement, l'ordre établi
- moral et sexuel, politique, poétique -, contre lequel la poésie doit se
dresser : « Réceptacle des fondamentales négations, haine contre ! /Ne pas
donner prise. Somptueusement», déclare magnifiquement Le Mythe du
sperme-Méditerranée dans un poème intitulé emblématiquement
« Contre », ou encore :
Approche de la négation.
Arrache à la pensée sa crème de tigresse.
Tire de leur purin les mots®'
80.
81.
82.
83.
Poèmes, p. 26.
Poèmes, p. 79.
Poèmes, p. 82.
dérisions et Vertige, p. 25.
Le «corpoème » et la quête du nom
53
Là encore la poésie et l'acte d'amour sont intimement liés dans le
travail du négatif, comme le montre le poème déjà cité :
Quand tu m'auras cloué.
Autour de moi dessine et danse.
Avec ta négation. Et ton effroi.
Et cloue-moi encor.
Cloue-moi®'*
si bien que le refus est associé à la «jouissance» dans une figure d'hendiadyin où le « et » prend la valeur de la préposition « de » :
J'ai fait avec mes hoquets frénétiques
Un verbe pour nommer
La jouissance et la négation'.85
Autant dire que la quête du Nom par le sexe est dominée par des
fantasmes de viol et de violence, comme le suggérait déjà le vers « Forcer
l'Ange au Nom » :
Et je saccage
Sur tes lèvres ces vérandas
Je déchire des slips je hurle
A l'enfance®^.
De là aussi, et indissociable, la révolte et la révolution présentes dans
l'œuvre - la célébration de Rimbaud, de Whitman, de Ginsberg, mais
aussi de Che Guevara, d'Hô Chi Minh et, bien sûr, de la révolution algé
rienne pour l'indépendance. La poésie «militante» de Sénac doit se
comprendre aussi comme une quête de la nomination et c'est la nécessité
de dénoncer les vices de la société qui le conduit à inventer le signe du
« point d'ironie », destiné à marquer par l'écriture l'indignation du poète.
Stylistiquement, la violence du négatif se mesure à la fréquence de
phrases négatives, qui témoignent d'une vision a contrario de la réalité.
Dans dérisions et Vertige, « Fards » paraît significatif d'un usage systé
matique de la négation qui met en péril la correction grammaticale, aux
limites de la langue française, elle aussi mise à mal, « violée » :
Ni l'ombre ne voudrait que les ombres se taisent.
Ne voudrait : poésie impropre, viol aux dents.
Je dis avec le fond secret qui me taraude
Le fard intarissable où gisent mes redents.
84. Corpoème p. 126.
85. Corpoème, p. 151.
86. Corpoème, p. 152.
54
Dominique Combes
Clarté. Ni la clarté ne voudrait. Propre à lire.
Impropre à susciter l'exergue de mon sang,
Je roule avec ma fable en guise de turban
De l'horizon brutal à des horizons pires..."'
Ce sonnet, par sa syntaxe et sa thématique, est un plagiat de Mal
larmé, à qui il emprunte précisément sa rhétorique négative. La négativité
s'exprime à l'état brut, dans la mesure où les négations syntaxiques ne
conduisent pas à une affirmation, ou ne postulent pas une affirmation
préalable ; bien plutôt, c'est toute la force du refus qui s'exprime là, sans
objet et sans limite. De la même manière, « L'Enfant désaccordé » pré
sente la réalité sur un tour négatif :
L'enfant que mutilait l'agonie d'une rose
têtu grave se repose
le jour ferme ses aveux
La tendresse est monocorde
quoi ! nul état ne s'accorde
au miracle de ses yeux
Nulle faille ne réveille
l'impatience de l'abeille
nul bois ne répond au feu
Ainsi, enfin, du premier poème de « Chardons », ce qui en confirme
du reste la portée symbolique, composé d'une longue énumération néga
tive :
Ni un ni deux ni trois le même
chiffre sans ordre sans rayon [...]
Ni un ni deux le solitaire
ni trois perdu dans le chaos [...]
Ni cent repu dans la cohorte
le vin servile les boisseaux
ni mille au rang des aires mortes [...]
Ni un ni deux ni personne
n'a pris l'étoile de ta main
Contre l'écharde qui se forme
le puits de l'aube arme le sein"'
87. dérisions et Vertige, p. 134.
88. Poèmes, p. 120.
89. Poèmes, p. 73.
Le « corpoème » et la quête du nom
55
Très souvent, les poèmes se construisent ainsi sur des indéfinis
négatifs (« Mais nul oiseau ne vient à cette heure précaire'® », « Prends
le lilas d'amertume [...]/personne ne l'a voulu/S'il devient un clou aigu/
personne ne verra le sang..." », « rien n'est plus illusoire que la
désirée" ». Et cette négation, lorsqu'elle devient a-grammaticale, montre
bien la fureur de détruire, par une sorte de violence hyperbolique qui se
porte contre la langue elle-même : « Ni art/ Ni même pas des mots" ».
Comme on peut l'imaginer, donc, l'écriture elle-même est soumise à
la puissance du négatif. La « double postulation » entre la chair et l'esprit
ne divise pas moins la conscience poétique qui, sans cesse, met en ques
tion le langage et le sens de l'activité poétique, dès l'ouverture du pre
mier recueil ;
Je parle je parle trop
ma mère est à l'hôpital
le voisin est sans travail
on cloue l'affront à la porte [...]
Le poème est trahison'^
Ta présence
Eût anéanti le poème ?
Le monde a-t-il tellement besoin de poèmes ?
N'a-t-il pas besoin d'hommes heureux ?
D'un bonheur silencieux furibond sans axe ?"
Le topos de l'existence, jugée supérieure à la poésie, suscite une
interrogation de la conscience malheureuse sur elle-même, et la tentation
- mallarméenne, mais aussi rimbaldienne - du silence : « A tue-tête je me
tais », déclare le poète à la fin de dérisions et Vertige, tout comme Corpoème « Hurle en silence ». Aussi peut-on réinterpréter le sens du « cri »
désespéré adressé à l'Autre comme la voix de la négativité. A cet égard,
la mystique de Sénac tourne à la théologie négative, d'inspiration nette
ment mallarméenne, en ce que « se taire, c'est aussi répondre, aménager
avec des mots blancs des haltes de suggestions » : « dans cette absence
radicale du langage, une part de l'être s'écrit. Silence de syllabes
inquiètes, de bords retenus'^ ». Pourtant, simultanément, Sénac réagit
contre cette tentation de la théologie négative en abandonnant la poétique
de la raréfaction à laquelle tendaient les Poèmes —celle-là même qu'un
ami avait conseillée au poète adolescent : « Cherchez à simplifier votre
poésie dans son expression, refusez des mots qui furent peut-être autrefois
90.
91.
92.
93.
94.
95.
96.
Poèmes, p. 123.
Poèmes, p. 88-89.
Poèmes, p. 80.
Corpoème, p. 135.
Poèmes, p. 13-14.
Corpoème, p. 136.
Préface à Avant-Corps, p. 11.
56
Dominique Combes
émouvants, mais qui sont aujourd'hui usés. » « Désormais devrai me dis
cipliner dans mon inspiration - féconde en banalités. Freiner ma produc
tion, mais la mûrir. Un vers en une semaine, un seul mais excellent,
condensé, ayant valeur de strophe''. » Cette réduction drastique à l'essen
tiel qui fait la beauté des Poèmes, et qui justifie l'admiration que leur
vouait René Char, devenu le père spirituel de Sénac après la semaine
passée aux Busclats en 1950, est elle-même balayée par le négatif, comme
l'attestent les recueils suivants, voués à une efflorescence généreuse du
vers et de la phrase. La poétique essentialiste de Char (« cristallisations
crispées ») est alors explicitement révoquée par l'expression : « Héritiers
de trop de rigueurs et de cristallisations crispées, nous devons avoir
désormais le courage d'assumer aussi le mélodrame. La poésie de ce
temps ne peut être que totale'®. » Les recueils publiés de façon posthume,
par leur prolifération, par leur invention verbale évoquent bien plutôt la
rhétorique du verset de Walt Whitman, que Sénac aime également citer.
C'est bien là le signe d'un « dépassement » du négatif, d'une « ouver
ture » du poème au Corps Total, au « Corpoème ». Les textes eux-mêmes
signifient ce désir d'ouverture. Ainsi de « L'Homme ouvert » : « Cet
homme était grand comme une main ouverte" » qui thématise le rapport
à Autrui par l'image de la main, tout comme, réciproquement, cette
« pierre qui s'ouvre/dans la main du rêveur » dans le très beau « Rire'®° ».
La parole elle-même est associée à l'ouverture au monde et à autrui :
Croire
ouvrir
et parler
revivre
dans le silence impétueux""
Trouver l'Autre, c'est entrer dans l'Ouvert, pour prendre un mot de
Rilke :
Je t'ai trouvée
ta voix suffit le monde s'ouvre
nous arracherons l'homme à son ombre
ensemble nous fermons les plaies'"^,
tandis qu'inversement les images de fermeture sont porteuses de négati
vité, de souffrance et, finalement, de mort - « maintenant ferme la porte/
97. Cilé par J.-P. Péroncel-Hugoz, Assassinat d'un poète, p. 105.
98. Désordres, p. 231.
99. Poèmes, p. 135.
100. Poèmes, p. 125.
101. Poèmes, p. 93.
102. Poèmes, p. 61.
Le « corpoème » et la quête du nom
57
ferme le cœur ferme la trace», « la porte est fermée/une fois pour
toutes'"^ » et, finalement, synonymes de silence :
Toute parole qui se ferme
Ouvre une plaie sur l'innocent'"^
Et les infirmes
conquérants
qui fermaient les écluses
silence disaient-ils
silence et laine fade'""
L'ouverture et le rétrécissement de l'espace, les battements du cœur,
tout comme le jeu des questions et des réponses, rythment les poèmes,
qui doivent accueillir les êtres et les choses : « Inscrits dans l'événement
le plus banal et transitoire, ces poèmes ouvrent ma fenêtre sur la mer»,
affirme la préface ôl Avant-Corps. Cette ouverture est déjà une réconcilia
tion avec le monde et avec soi-même : « La poésie de ce temps ne peut
être que totale'®' ».
LA RÉCONCILIATION DANS LE « CORPOÈME »
Selon une problématique toute hégélienne, la poésie de Sénac comme celle de Bonnefoy, d'ailleurs - est tendue vers l'espoir d'une
réconciliation, d'une restauration de l'unité primitive perdue dans le
déchirement de la « conscience malheureuse », grâce à la « connaissance »
du Nom. C'est dire l'importance accordée, une fois encore, à la parole
poétique, tendue vers une langue « suprême », adéquate au réel et, par là,
constitutive.
Cette réconciliation des contraires, Sénac l'appelle le « Corps Total ».
Car, ainsi que le laissaient présager les Poèmes^ Sénac a accordé une
place grandissante au corps dans sa poésie, notamment dans Avant-Corps
et dans les projets, édités de façon posthume, du Corpoème et du Mythe
du sperme-Méditerranée. Se démarquant de Bonnefoy, la poésie de Sénac
s'inscrit alors dans le sillage de Michaux, pour décrire la sensation de la
souffrance, et surtout d'Artaud, dont il cite, en exergue à Avant-Corps^ la
phrase : « L'homme sera un corps pur. » Par ailleurs, il est marqué par
le « messianisme pansexualiste » de Whitman, d'Apollinaire et de Lorca
qui érotise le rapport de l'homme au cosmos tout entier. L'homosexualité
est alors transcendée, dépassée et universalisée, de sorte que l'extase
103.
104.
105.
106.
107.
Poèmes, p.
Poèmes, p.
Désordres,
Poèmes, p.
Désordres,
57.
39.
p. 211.
38.
p. 231.
58
Dominique Combes
amoureuse devient le modèle de toute relation de l'homme avec le monde.
Le conflit de la chair et de l'esprit semble lui-même se résoudre, dans les
derniers recueils, en une apologie de la chair.
ÉROS COSMIQUE ET NOSTALGIE FUSIONNELLE
Au titre de cette vision « pansexualiste », le recueil le plus fort est
Le Mythe du sperme-Méditerranée qui est centré sur le thème génital.
L'amour y est démystifié au nom de la génitalité avec la plus grande vio
lence (« Tu parles d'amour et d'amour. Je ne comprends/Que la douleur
des couilles qui n'ont que leur miroir pour se vider... »). Les images du
sexe masculin, du sperme et de la semence, qui scandent le texte de
manière obsessionnelle, semblent participer d'une volonté de sacraliser un
éros primitif qui serait élargi aux dimensions de l'univers. Il n'est
d'ailleurs nullement fortuit que Sénac intitule son recueil Le Mythe du
sperme-Méditerranée, comme s'il voulait retrouver les grands rituels dio
nysiaques et paniques de la Grèce antique, sans doute relus à travers
Nietzsche et Bataille, dont il est parfois très proche, comme semble le
suggérer l'exaltation jubilatoire suscitée par la thématique orgiaque. D'où
l'image, qu'il faut prendre au pied de la lettre, de r« abyssale douleur des
couilles », de r« abyssale douleur jusqu'à l'Os » qui associe l'union érotique aux forces cosmiques. La célébration du sperme est une célébration
de la puissance de procréation de la poésie « contre » le « coït procréa
teur, moteur de la perpétuelle abomination », selon le mot même de
Sénac ;
Dieu dans mes couilles met à l'affût
Adam, Jacob et Job - et l'ange juif
Et l'ange arabe. Il m'a nommé
Provocateur du foutre pour que les étoiles
Tombent une à une sur l'Assemblée'"*
Dans un vers très rimbaldien, Sénac invoque la puissance créatrice de
l'Eros poétique : «Je voulais inventer un monde/Plus vaste que ton sou
rire'"'. » Et on mesure bien là l'ambivalence de l'attitude de Sénac à
l'égard de la filiation et de la paternité : si la « tantouzerie » est invoquée
« contre » la procréation, si la « Fumelle » et ses « vagineries » suscitent
une véritable phobie, c'est au nom d'une puissance supérieure d'engendrement par le langage poétique. Le modèle génétique - paternité, filia
tion - demeure, sublimé dans la relation du poète à son œuvre.
La « nomination », qui procède à la fois de la Parole et du sexe,
assigne donc à l'acte d'amour une fonction unificatrice. Car l'Eros chez
108. L£ Mythe du sperme-Méditerranée, p. 7-8.
109. Le Mythe du sperme-Méditerranée, p. 15-16.
u
« corpoème » et la quête du nom
59
Sénac n'est pas seulement la réunion, la communion par la chair et par
l'esprit de deux êtres ; l'Eros est fusion de l'homme et de la nature, réin
tégration de l'homme dans les éléments, retour dans la matrice - à la
Mère, mais aussi au Père.
En effet, les poèmes d'amour associent très étroitement par leur thé
matique et par leur stylistique la fusion des corps et celle des éléments.
Déjà, dans les Poèmes, on assiste à ce qu'on peut appeler une « natura
lisation » de la personne qui, grâce aux figures de rhétorique, caractérise
le corps humain par des qualités élémentaires, naturelles. Ainsi de l'énumération « feu de... » qui, dans le très beau « Miroir de l'églantier »,
évoque « L'Union libre » de Breton :
Feu de sarments dans tes yeux
feu de ronces sur tes joues
feu de silex sur ton front
feu d'amandes sur tes doigts
feu de laves sur tes seins
feu d'oranges dans ton cœur
feu d'œillets à ta ceinture
feu de chardons sur ton ventre
feu de glaise à tes genoux
feu de bave sous tes pieds...""
Ce véritable « blason » du corps de la Mère identifie progressivement
et systématiquement toutes les parties du corps aux pierres, aux fleurs,
aux fruits... grâce à l'image répétée du « feu » et, surtout, grâce aux pré
positions « sur » « dans », « à », « sous » qui établissent une correspon
dance métonymique, spatiale entre l'humain et le naturel. Et il est signi
ficatif que ce soit précisément la Mère qui soit ainsi assimilée à la nature.
En outre, les éléments retenus sont tous des motifs récurrents dans la
poésie de Sénac (ronces, silex, oranges, œillets, chardons, etc.), si bien
que, dans le recueil, la réapparition de ces motifs sera métonymiquement
associée au corps de la Mère ainsi fragmenté. D'innombrables exemples
pourraient être cités de ce procédé de « naturalisation » qui passe tantôt
par des comparaisons : « Enfant-tige/enfant pareil à la colère des
feuilles...'"», tantôt par des images irréductibles à la rhétorique qui se
construisent toujours sur des prépositions, comme « à » qui, là encore,
permet d'associer chaque partie du corps, décrite en un blason, à un élé
ment du paysage :
La courbe de la crique
à ta jambe nerveuse
Le gisant de la roche
à ta lèvre étonnée
110. Poèmes, p. 15.
111. Poèmes, p. 33.
60
Dominique Combes
L'impudeur de la vague
à ton œil indécis
L'inceste du soleil
à ton sein refusé"^
L'union érotique du corps et de la nature et la nostalgie fusionnelle
qu'elle traduit permet de dépasser le stade de la « conscience malheu
reuse » dans une extase des sens, et une réconciliation du sujet avec luimême, dont le corps se trouve lui-même réunifié, « car il faut que chacun
au-delà de ses débris/Atteigne le noyauOn comprend mieux ainsi
l'admiration de Sénac pour les Nourritures terrestres^ qui a servi de révé
lateur avec le roman de Paul Gadenne, Siloé (1947) qui relate précisément
une expérience d'ouverture du corps aux plaisirs des sens retrouvés à
travers la maladie, complété par la lecture des mystiques hindous et
soufis. Nul doute alors que la quête du Nom dans la participation cos
mique prenne une dimension presque panthéiste. L'extase amoureuse est
la réintégration de l'homme dans le cosmos, lui-même assimilé à Dieu dans le « Corps Total ». Le poème est alors conçu comme un organisme
qui englobe l'homme ; « le corpoème [...] voudrait être le signe de cette
intégration de l'homme dans la réalité pleine et entière d'aujourd'hui"'*».
L'IDENTITÉ NATIONALE
Un tel rêve d'unité, dont la métaphysique et la théologie peuvent
évoquer la pensée romantique, recouvre une dimension sociale et politique
chez Sénac. Car lé « Corps Total » qui unit l'homme à la nature, le récon
ciliant avec le Père, mais aussi avec lui-même par-delà la conscience mal
heureuse, est aussi le corps social. L'idéal de fraternité - là encore un
terme aux connotations familiales - souvent exprimé par Sénac corres
pond bien au désir de l'unité. Là encore, cet idéal doit être atteint dialectiquement par une sécession préalable, le poète se retirant de la cité,
en butte qu'il est, selon une image christique, aux quolibets des enfants
(« Les gosses n'ont pas été créés pour jeter des pierres aux barbus/Ni
pour insulter les poètes..."^») :
«J'ai quitté tous mes frères pour croire à la fraternité"®»
La fraternité - reprenant l'appel à l'Autre -, qui revient surtout dans
les recueils posthumes, montre que la révolution et l'Eros sont insépa
rables dans la poésie, à la vocation unificatrice. Et c'est encore d'un tel
112.
113.
114.
115.
116.
Poèmes, p. 49.
Corpoème, p. 129.
Cité par J.-P Péroncel-Hugoz, Assassinat d'un poète, p. 35.
Le Mythe, p. 11-12.
Avant-Corps, p. 54.
Le « corpoème » et la quête du nom
61
souci de l'unité que participe la délicate question de la nationalité pour
Sénac. « Pied-noir » de mère espagnole et de père inconnu, participant
aux luttes pour l'indépendance de l'Algérie, il refuse de se faire natura
liser « algérien » considérant que la nationalité doit lui échoir de plein
droit. Car la nationalité algérienne représente pour lui l'unité politique
par-delà les différences ethniques et religieuses entre « pieds-noirs » et
arabes, entre chrétiens et musulmans. L'idéal de fraternité, de façon toute
hégélienne, doit conduire à un « dépassement » des particularités dans ce
qu'il appelle « son peuple ». Aussi peut-il répondre à Jean Daniel qui sou
ligne l'identité « européenne » de Sénac : « Quelle atroce chose, Daniel !
Ainsi vous nous rameniez au racisme ! Non je ne suis pas, je n'étais pas
un Européen comme vous l'entendez. Je suis un citoyen du monde"^»,
c'est-à-dire « algérien ». Ce sens de l'unité nationale, pense-t-il, ne doit
pas l'empêcher de continuer à être un chrétien de langue française dans
un pays musulman arabophone. De sorte que sa poésie, quoique écrite en
français, ressortit pleinement à la littérature algérienne, dont elle n'est
finalement qu'une variante « de graphie française » : « Littérature de
langue nationale (arabe), littérature de graphie française, chacune aura sa
part. Littérature d'expression algérienne"®». La «conscience malheu
reuse » doit être dépassée par l'idée de nation, de nationalité, qui subsume
les différences de religion et de langue. La poésie « algérienne » est donc
un aspect essentiel du « Corps Total ». Sans doute faut-il mettre en rap
port ce sens de la « nation » avec le désir d'être « nommé » - c'est-à-dire
de trouver une identité : « Citoyens innommés nos Portes sont atteintes »,
déclare-t-il à la fin de l'important poème « Alger, ville ouverte"' ! » Etre
« algérien » c'est dépasser la condition d'enfant sans père, mais également
sans « Terre », s'enraciner. Cette volonté de synthèse apparaissait dans le
programme de la revue Terrasses fondée par Sénac en 1953, avec
Mohammed Dib et Mouloud Mammeri : « Confrontant la pensée médi
terranéenne et la pensée du désert, le message oriental et le message
romain, les structures européennes et les structures islamiques, l'Algérie
se définit progressivement comme un des creusets les plus généreux de
la littérature actuelle'^®». La réconciliation s'opère au plan géographique,
culturel et religieux, avec une série qui relie « méditerranéen » à
« romain » et à « européen », opposée à « désert », « oriental », « isla
mique ». A cet égard, la révolution algérienne célébrée par Sénac, qui
devait donner « un jour son vrai visage à la patrie algérienne où tous,
d'origine arabe, berbère, juive, française, espagnole, italienne, etc.
ser[aient] enfin des hommes libres'^' », ressemble étrangement à la vic
toire de Napoléon à léna pour Hegel, véritable entrée de l'Esprit à cheval
117.
118.
119.
120.
121.
Cité par J.-P. Péroncel-Hugoz, Assassinat d'un poète, p. 27.
Cité par J.-P. Péroncel-Hugoz, Assassinat d'un poète, p. 138.
Avant-Corps, p. 58.
Cité par J. Déjeux, Jean Sénac vivant, p. 258.
Cité par J.-P. Péroncel-Hugoz, Assassinat d'un poète, p. 29.
62
Dominique Combes
dans l'Histoire. Et c'est cet idéal unitaire qui séparera Sénac de ses
anciens amis qui, passées les luttes pour la libération, identifieront
l'Algérie à la culture arabo-musulmane, déniant au poète le droit à la
nationalité « algérienne ». Le poète Malek Haddad déclarait à Sénac, en
1957 : « Tu ne seras jamais accepté, demain en Algérie, comme poète
algérien. Tu t'appelles Jean, la place de droit ira au Malek, Kateb,
Omar'^^. » Du côté « européen », c'est encore l'origine de la brouille avec
Camus, qui considérait Sénac comme un « Français » et non comme un
« Algérien ».
LE « CORPS TOTAL » ET LE « CORPOEME »
Invention frémissante, Éros,
Lorsque d'une enjambée tu biffes la plage,
Les baigneurs se retournent, émerveillés.
Jusqu'à ce qu'à nouveau tu jaillisses de l'écume.
Poésie, Corps Total
La fusion de l'esprit et de la chair, de l'homme et de la nature, et
l'érotisation de l'univers n'ont de sens que par l'indistinction de la poésie
et du corps dans le « Corps total » devenu « Corpoème » : « Le corpoème
se présente comme un Corps Total (la chair et l'esprit), c'est-à-dire qu'il
est une manière de roman où le poète est donné. Ebloui'^".» Le «Cor
poème » représente ainsi une expérience mystique, à l'instar de celle qu'il
relate dans une lettre à René Char :
La nuit du 28 au 29 septembre a été prodigieuse ; couché à deux heures du
matin, je n'arrivais pas à dormir [...]. A cinq heures je me suis levé, lavé, rasé,
fait beau (comme le jour de ma première communion !). Je suis sorti. Le matin
venait à ma rencontre. Je prenais conscience de l'Univers des astres, des objets, de
l'eau, de l'air ; j'entrais dans leur intimité. Il y avait échange et magie, un mariage
prestigieux. Je crois avoir tenu quelques secondes, à plusieurs reprises, la vie dans
sa totalité, la Poésie, Dieu, Moi. J'étais affolé, effrayé, mais terriblement heureux,
un homme qui naît. Pour une fois dans la glace JE ME SUIS VU ET J'AI VU
[...] J'ai possédé la vérité dans un corps total, âme et chair'^^.
Dans cet admirable récit qui évoque certaines scènes d'Aurélia, tous
les éléments d'une révélation mystique, d'une expérience extatique de par
ticipation cosmique et de réconciliation - de palingénésie, avec une thé
matique amoureuse (« mariage », « intimité »). La volonté unificatrice va
122.
123.
124.
125.
Cité par J.-P. Péroncel-Hugoz, Assassinat d'un poète, p. 26.
Avant-Corps, p. 84.
Cité par J. Déjeux, Jean Sénac vivant, p. 77.
Cité par J. Déjeux, Jean Sénac vivant, p. 77.
Le « corpoème » et la quête du nom
63
donc jusqu'à abolir ainsi toute distance entre le langage et les choses. La
pensée elle-même ne peut se distinguer du corps, de la « chair » : « Il n'y
a pas de pensée. L'ordre de la pensée est un mensonge, un alibi pour ne
pas désespérer, vertigineusement [...] Il y a le geste de la chair qui happe
quelques signes au vol, les trace» La pensée et le langage ne sont
autres que les gestes du corps, si bien que l'Eros qui tend à l'union des
corps est aussi le mouvement même de la poésie : le « Corps Total » est
« Corpoème ».
Dans ce projet du « Corpoème », Sénac reprend le topos du
« souffle » de la poésie pour lui rendre son sens primitif. En effet, l'idée
que la poésie procède du souffle, de la respiration, n'est pas seulement
une figure de style convenue ; la poésie est souffle pour autant qu'elle se
confond avec le corps :
Qu'un mot s'accorde à un autre mot et le mythe met en place
l'image à souffle continu : l'univers respire, l'homme existe'".
D'un rocher à l'autre, d'un creux
De sable à l'angle de la digue
Les syllabes se poursuivent, les mots s'assemblent, le livre
S'épanouit.
Emerveillé, le souffle en moi frais comme un fruit de mer.
Je recopie mon vocabulaire'^®
Triple unité dans ce « Deuxième poème iliaque », que celle de
l'homme, de la nature (signifiée par la comparaison « comme un fruit de
mer »), et de la poésie dans une dynamique commune. L'Eros n'est alors
que le triple lien qui unit les hommes entre eux, les hommes aux élé
ments, et les deux réunis à la poésie. C'est alors, selon une image liquide
cette fois que « le mot/Comme une effusion d'eau/Prend la forme elle-
même de nos corps'"». Et c'est en vertu de cette triple unité qui fait le
« Corpoème » comme « Corps Total » et comme « Corps écrit », selon la
préface à dérisions et Vertige - à la manière de l'Esprit absolu hégélien
qui inclut sa propre Parole - que les textes tïAvant-Corps glissent sans
cesse de l'amour à l'écriture dans une indistinction préréflexive.
Grâce au pouvoir synthétique de l'image, la parole poétique et
l'amour s'échangent :
T'aimer
Serait rendre aux syllabes
Un sourire innocent'^"
126.
127.
128.
129.
130.
Avant-Corps,
Avant-Corps,
Avant-Corps,
Avant-Corps,
Avant-Corps,
p.
p.
p.
p.
p.
118.
12.
21.
21.
17.
64
Dominique Combes
J'aime écrire parce que c'est
Te couvrir de caresses.
Nommer ta chair dans son plus féroce au-delà.
Et boire, à même nos songes.
D'une même bouche épurée.
Ces mots fous de soleil et d'orange sanguine'^' !
de sorte que le poète lui-même est incapable de les distinguer :
«Mon poème ou ton sein? / Je ne sais plus'^^». C'est dire qu'on
retrouve alors l'acception érotique de la « nomination ». Cette fusion,
cette extase ne vaut d'ailleurs pas que pour le « souffle » de la parole
orale ; l'acte d'amour concerne aussi le « texte » : « Et je fus envahi de
textes», «corps fugace envahi de textes'"» dans un véritable «entre
lacs », selon l'ontologie de Merleau-Ponty, avec laquelle la poésie de
Sénac converge de manière étonnante.
L'INCARNATION DU VERBE
L'unité du corps et de la parole dans le « Corpoème » ou dans le
« spoerme », là encore, ressortit à une méditation mystique et théologique.
Car cette parole somme toute incamée - et, réciproquement, ce corps textualisé - n'est autre que le verbe dans son acception chrétienne, comme
l'indique explicitement la préface à Avant-Corps : « Cette aventure
iliaque, cet avant-corps ne sont que des prolégomènes vers un verbe
réconcilié, une chair heureuse, le Corps Total », et l'opération poétique est
qualifiée de « Transfiguratisme'" ». Le verbe réconcilie la chair et
l'esprit, l'homme avec lui-même et avec les autres, l'homme avec la
nature, qui inclut la mort :
Tu iras jusqu'à la mort
Le geste immanent du Verbe
sur le seuil te précède...'^'
Toute la poétique de Sénac consiste à échapper au règne d'un
« verbe désincarné », sur lequel s'ouvre le recueil des Poèmes, et qui, pré
cisément, suscitait les interrogations sur la valeur de la poésie (« Je parle
je parle trop... ») :
Poètes désincarnés
assez de cheveux en quatre
131.
132.
133.
134.
135.
Avant-Corps, préface, p. 21-22.
Avant-Corps, p. 20.
dérisions et Vertige, p. 41.
Avant-Corps, préface, p. 11 et 12.
Désordres, p. 228.
Le « corpoème » et la quête du nom
65
les cahiers au feu
les esthètes au milieu
Là encore, cette méditation sur l'incarnation doit être rapprochée de
la poétique de Bonnefoy définie dans L'Improbable. Comme chez Bon-
nefoy, elle engage une relecture hégélienne - celle des écrits de jeunesse
de Hegel, encore marqués par la réflexion théologique - du dogme chré
tien. Car le thème christique de l'incarnation et de la trinité sert de
modèle à Hegel pour penser le développement de l'Esprit dans l'histoire,
et sa réintégration dans le langage de l'art et, au stade ultime, de la phi
losophie. Pour Sénac, comme pour Bonnefoy, c'est au langage poétique
qu'est dévolu un tel rôle unificateur. Le « Corpoème » est l'incarnation du
Verbe par laquelle le poète nomme et accède lui-même au Nom, qui
exauce le vœu d'une langue « adamique ».
136. Poèmes, p. 14.
APPRENTISSAGE DANS UNE LANGUE NON MATERNELLE
ET RÉUSSITE SCOLAIRE : LE CAS D'ÉLÈVES BERBÈRES
EN MILIEU RURAL'
Jilali Saib
« Une langue ne sert pas à communiquer, elle sert à être^. »
Jacques Berque
Il est universellement admis que l'instruction effectuée dans la langue
maternelle (désormais LM) de l'individu, lui assure une acquisition des
connaissances sans trop de peine et une socialisation sans heurts ni déchi
rement. C'est sans doute pourquoi les projets d'alphabétisation et d'ensei
gnement fondamental financés par l'UNESCO^, par exemple, ont préco
nisé l'utilisation de LM comme langue d'instruction. Cependant, dans des
sociétés multilingues, avec des langues en présence au statut inégal, il est
arrivé que des décideurs au niveau institutionnel aient prôné une politique
d'enseignement utilisant une langue non maternelle (désormais LNM),
souvent étrangère. C'est le cas, par exemple, de la quasi-totalité des pays
francophones d'Afrique noire.
Bien que l'imposition de LNM, dans les situations susmentionnées,
ait été effectuée par souci « d'efficacité économique » et/ou au « nom de
l'unification nationale », il n'empêche que cette politique a eu un certain
impact sur l'équilibre psychosocial des apprenants (ex. problèmes d'identisation et de socialisation) et surtout sur leur réussite scolaire.
L'objet du présent travail est d'examiner les effets que peut avoir un
apprentissage effectué dans une langue non maternelle sur la performance
scolaire des apprenants berbères au niveau du primaire, en milieu rural.
Comme chacun sait, ces enfants sont appelés à suivre un enseignement
1. Le présent travail est le texte remanié de la communication que nous avons faite à TiziOuzou, dans le cadre du colloque sur les langues maternelles. En effectuant la recherche sur
laquelle est ba.sée le travail ici présenté, nous avons bénéficié du concours et des encouragements
de notre collègue et ami des Ighezranes, Mohamed Mellouk, professeur à la faculté des sciences
de l'éducation, à Rabat. Nous lui en savons gré et le remercions vivement. Nous remercions aussi
les organisateurs du colloque pour leur confiance et leur patience, et Mme Benabi pour ses
remarques judicieuses, faites à l'issue de notre présentation orale.
2. Cette réflexion est citée dans Grandguillaume (1983 6).
3. C'est le cas des programmes d'alphabétisation et d'enseignement fondamental conçus
pour les Touaregs au Mali et au Niger et pour les minorités ethniques de par le monde. Ainsi,
dans ces pays, les Touaregs ont leurs propres écoles dans lesquelles l'enseignement fondamental
est dispensé en langue touarègue, langue maternelle qui a acquis le statut de langue nationale au même titre que le bambara et les autres langues négro-africaines - depuis la conférence de
rUnesco, à Bamako, 1966 (Chaker, 1984).
68
Jilali Saib
effectué dans deux langues non maternelles : l'arabe standard et le fran
çais. L'examen de cette question prendra la forme d'une évaluation cri
tique de deux points de vue : celui affirmant que cet impact a été plutôt
négatif, et celui minimisant son importance. Concernant le cas d'élèves
berbères en milieu rural, le focus sera sur deux études appuyant le
deuxième point de vue ; celle, quelque peu ancienne, de Penchoen (1968)
et celle, plus récente, effectuée par Ezzaki et al. en 1987.
Le sujet traité dans le présent travail, a été (et continue d'être)
l'objet d'une grande controverse, aux niveaux académique et politique,
dans la plupart des pays multilingues. C'est le cas des pays du Maghreb,
surtout l'Algérie et le Maroc, à cause du choix que ces pays ont fait pour
une arabisation totale de l'enseignement à effectuer en arabe standard (cf.
Grandguillaume, 1983 a et b). Cependant, le but que nous nous sommes
fixé dans ce travail est de générer une réflexion, sur cette question essen
tielle pour la bonne gestion de notre enseignement, sur la base de faits
et d'études empiriques. Il n'est nullement de participer à une polémique,
« politico-académique », déjà vieille de quelques décennies.
Afin d'aider le lecteur à suivre la démarche de notre réflexion, nous
avons cru bon de subdiviser le présent travail en trois parties. Dans une
première partie, nous discutons, de façon fort succincte, quelques déter
minants des succès et échecs scolaires, dont l'utilisation de LNM. La
deuxième partie est consacrée à la présentation des deux études qui ont
traité de la situation scolaire des élèves berbérophones en milieu rural. La
troisième partie examine les résultats auxquels ont abouti les deux études
en question et discute leurs implications.
UTILISATION DE LNM ET PERFORMANCE SCOLAIRE :
QUELQUES DÉTERMINANTS
Les succès et échecs scolaires peuvent être dus à plusieurs facteurs
ou déterminants, pour utiliser un concept désormais consacré que l'on
trouve dans des études variationnelles. Dans ce qui suit, nous présentons
quelques déterminants, regroupés dans des catégories, et discutons
comment ils peuvent être utilisés dans l'examen de la relation qui existe
entre eux et la performance scolaire des apprenants.
Les déterminants
Parmi les déterminants affectant la performance scolaire, il en est qui
relèvent du développement psychologique de l'apprenant, tels sa maturité
intellectuelle, son sens d'identisation, sa capacité à relever les défis posés
par les processus d'un apprentissage structuré, institutionnalisé, et non
plus intuitif, etc. Il en est d'autres qui ont trait au niveau de socialisation
atteint par l'enfant/élève (ex : son appréhension de l'environnement social
Apprentissage dans une langue non maternelle et réussite scolaire
69
OÙ il a grandi et de celui où il effectue sa scolarisation ; sa détermination
du climat qui prévaut dans les deux environnements, etc.). Enfin, il y a
une troisième catégorie de déterminants : ceux étroitement liés à la poli
tique éducative prônée par les instances chargées de la gestion de l'ensei
gnement - ex. fondements et objectifs de cette politique ; moyens maté
riels et ressources humaines mis en œuvre pour réaliser les divers aspects
de sa planification ; le(s) système(s) éducatif(s) retenu(s) ; etc.
Notons que, dans les sociétés multilingues comme les nôtres, un
aspect essentiel de cette politique est le choix de l'instrument linguistique
jugé à même de véhiculer et de transmettre le savoir, donc la langue dans
laquelle doit se faire l'apprentissage à l'école. Que doit-elle être ? Doitelle être la langue maternelle, la langue nationale - si l'on en a choisi
une - ou une langue étrangère ? Notons aussi que, dans les deux derniers
cas, il peut s'agir d'une langue non maternelle, ce qui n'est pas sans
poser toutes sortes de problèmes à l'apprenant (voir ci-dessous).
Fonctions de ces déterminants
Dans l'abondante littérature qui existe sur la planification et l'éva
luation des politiques éducatives, une relation de cause à effet a souvent
été établie entre les déterminants susmentionnés, pris individuellement ou
en tant que groupes, et la performance scolaire des apprenants. Cela s'est
fait au niveau du primaire et du secondaire surtout, mais aussi - derniè
rement - aux niveaux préscolaire et universitaire"*. En outre, cette relation
a été étudiée en prenant compte des apprenants recevant leur enseigne
ment dans les deux systèmes les plus répandus dans le monde :
a) Le système unilingue (avec comme langue d'instruction la langue
maternelle ou une langue non maternelle choisie ou imposée) ;
b) Le système bilingue avec ses modèles divers, dont le modèle que
nous appellerons « préservationniste » (cf. angl. maintenance model) et
« assimilationniste » (cf. assimilation model), à la suite de HemandezChavez (1978) et Ansre (1978) et les références qui y sont citées.
Cependant, il est à remarquer que, eu égard à la spécialité des cher
cheurs (ou des équipes de chercheurs), la nature et le type d'intérêt et
d'attention accordés à cette relation ont été différents. Et ceci a conduit,
fort naturellement, à l'éclairage de certains aspects de la relation en ques
tion plutôt que d'autres. En effet, c'est ce qui est ressorti de notre examen
de quelques ouvrages collectifs - pour la plupart des actes de colloques
- tels Simoes (ed.) 1976, Mackey et Omstein (eds) 1977, Homby (ed.)
1977, Paradis (ed.) 1978, Alatis (ed.) 1978 et 1980, Trueba et ai (ed.)
1979, etc. C'est aussi ce qu'a révélé notre examen de quelques travaux
4. A ce dernier niveau, les programmes qui peuvent bénéficier de pareilles études sont ceux
dits «d'immersion » (cf. Connors et al, 1978 ; Swain, 1978) et ceux envisagés pour les détenteurs
du baccalauiéat arabisé voulant se spécialiser dans des disciplines enseignées en français (ex.
médecine, sciences, etc.) au Maroc et en Algérie.
70
Jilali Saib
de synthèse (ex. : UNESCO 1953 ; Lambert et Peal 1962, 1972 ; Balkan
1970 ; Hakuta 1986 ; Sigùan et Mackey 1987, etc.)^.
Notons que cet état des choses ne devrait pas surprendre outre
mesure, étant donné la nature très controversée de la relation examinée
(c'est-à-dire LNM et performance scolaire), les différentes motivations
que peuvent avoir les chercheurs, la différence entre leurs postulats et
hypothèses de base. Car plusieurs variables, parfois difficiles à contrôler,
entrent en jeu lorsque l'on examine la relation en question dans les
systèmes éducatifs unilingues ou bilingues. Dans le cas du sujet qui nous
intéresse dans le présent travail ces variables ont trait aux faits suivants :
a) Le type d'espace rural (développé/sous-développé) dans lequel
renfant/élève berbère a accompli son premier apprentissage et a opéré ses
premières tentatives de socialisation et d'identisation.
b) Le bagage intellectuel amené par cet enfant à l'école.
c) Le degré d'acculturation atteint par cet enfant et par ses parents.
(Il est à noter qu'on peut avoir affaire à des degrés différents.)
d) Les attitudes (positives/négatives/indifférentes) des apprenants
berbères ruraux et celles de leurs parents envers l'école, et leurs per
ceptions du statut, du rôle, et des buts de celle-ci.
e) Les attitudes de la population non berbérophone envers le groupe
ethnique - ou du moins linguistique - et la classe socio-économique
auxquels appartiennent les apprenants berbères ruraux.
f) Le statut (prestigieux/non prestigieux) assigné aux langues qui
coexistent dans la communauté, c'est-à-dire dans notre cas le berbère
(langue du foyer et des domaines familiers), l'arabe marocain (la première
langue seconde pour l'enfant berbère et lingua franca pour les Berbères
parlant des dialectes différents), l'arabe standard (langue officielle et
langue de l'école) et enfin le français (langue de l'école, jusqu'à ces der
nières années).
g) Le type de système éducatif : « assimilationniste »/« préservationniste ».
Ces faits et/ou variables appellent quelques commentaires, ce à quoi
nous allons procéder à présent.
Concernant la variable première, la plupart des sociologues qui ont
étudié l'espace rural marocain (Pascon et Bentahar, 1978 ; Haddiya, 1988)
s'accordent à affirmer que le milieu rural est « dévalorisé »^ par rapport
au milieu urbain, qui est « idéalisé » et « dont les valeurs constituent le
modèle à suivre et à adopter, à travers l'institution scolaire ». (Haddiya,
pp. 67-69). Quant au bagage intellectuel de l'enfant berbère marocain en
5. Pour des références allant au moins jusqu'en 1982, le lecteur intéressé devra consulter
la bibliographie internationale sur le bilinguisme de W.F. Mackey.
6. Dans le cas du milieu rural berbère, nous pourrons même dire qu'il est doublement
« dévalorisé » : une première fois parce qu'il est rural, et une deuxième fois parce qu'il est ber
bérophone. A la suite de Haddiya, il convient de distinguerdeux sortes de milieu rural au Maroc :
le milieu villageois en voie d'urbanisation et celui de l'arrière-pays, qui continue à vivre « sa ruralité. »
Apprentissage dans une langue non maternelle et réussite scolaire
71
milieu rural (la deuxième variable), une collègue sociologue m'a affirmé
qu'à sa connaissance il n'a pas été étudié jusqu'à présent^. Du reste,
quand bien même il aurait été déterminé, seuls les aspects relatifs à la
capacité non verbale (cf. angl. non-verbal ability) - telle la capacité du
raisonnement abstrait® - pourront être de quelque utilité à l'élève berbère.
Encore faut-il qu'il soit en mesure de faire montre de ces capacités dans
la langue non maternelle de l'école, langue qu'il peut ignorer complète
ment. Bien entendu, l'aspect linguistique (capacité verbale) ne saurait être
utile puisque, en dépit des nombreux emprunts lexicaux faits à l'arabe, le
berbère et l'arabe restent des langues très différentes.
Le degré d'acculturation présuppose l'exposition à la culture arabe
dominante, ce qui est le cas pour les Berbères, même ceux de l'arrièrepays rural, à cause de la couverture étendue des médias électroniques. Il
est à remarquer que, mis à part l'appréciation - fort récente du reste —
du folklore berbère par bon nombre d'Arabes, l'acculturation est unidirec
tionnelle : adoption de la culture arabe par les Berbères et non l'inverse.
Cela est dû à l'attitude assez négative des arabophones envers la langue
et la culture berbères' et au statut prestigieux accordé à l'arabe, surtout
sa variété standard. Quant aux attitudes envers la scolarisation, les ruraux
en général, et les Berbères parmi eux en particulier, perçoivent cette der
nière comme un moyen de promotion sociale. La motivation est donc à
la fois instrumentale et intégrative. Du reste, cela est encouragé par le
système éducatif marocain à vocation assimilationniste.
Tels sont les faits et les variables qui, ce nous semble, doivent être
pris en considération dans l'examen de la question de savoir si oui ou non
l'enseignement dans une langue non maternelle a un impact négatif ou
positif sur la performance scolaire des élèves berbères en milieu rural.
Dans cette partie, nous avons présenté quelques déterminants dont
l'impact sur la performance scolaire des apprenants recevant leur ensei
gnement dans LNM a été observé et documenté (cf. les références citées
plus haut). Cette présentation a été motivée par notre désir de fournir un
background sur le problème étudié et d'établir des critères et des points
de référence par rapport auxquels les deux études susmentionnées peuvent
7. Des études que nous avons en notre possession, seules celles de Wagner et son équipe
mentionnent cette problématique, sans toutefois donner des mesures du bagage intellectuel de
l'élève berbère. Notre constatation a été confirmée par une consultante du projet, Fatima Badry.
L'absence de données sur cette question nous a été confirmée par Rahma Bourquia, du départe
ment de sociologie à la faculté des lettres de Rabat. Nous saisissons cette occasion pour les en
remercier vivement.
8. La mesure de la capacité non verbale fait partie de la batterie de tests d'intelligence
appelée Lorge-Thomdike Intelligence Tests. Cette capacité consiste à établir des classifications
d'images, des recoupements d'images sur la base de l'analogie, et des relations entre les nombres.
9. Cette attitude va jusqu'à considérer le berbère comme « une langue étrangère » (sic) dans
les taquineries et les plaisanteries de mauvais goût faites par les arabophones. Du reste, on nous
a dit que le Bureau des programmes en dialectes berbères à la radio marocaine relève du Service
pour les langues étrangères.
72
Jilali Saib
être évaluées objectivement. Mais avant cette évaluation, présentons
d'abord les deux études choisies.
PRÉSENTATION DES DEUX ÉTUDES
Les deux études que nous avons choisies, ont en commun le fait que
a) elles comparent la performance scolaire des élèves berbères à celle de
leurs camarades arabophones en vue de déterminer l'impact qu'a l'ensei
gnement dispensé dans LNM sur cette performance, b) elles aboutissent
essentiellement à la même conclusion. Celle-ci peut être résumée ainsi
(pour les détails, voir la troisième partie, ci-dessous) : l'enseignement
dans LNM aux enfants berbérophones ne pose pas autant de problèmes
qu'on se l'était imaginé auparavant.
Elles diffèrent sur quelques points, dont la période de l'enquête, le
contexte où a eu lieu l'enquête, la conception de l'investigation et les
moyens mis en œuvre pour sa réalisation. En effet, la période de
l'enquête est l'année 1966-1967 pour Penchoen, et les années 1983-1985
pour l'équipe de Wagner (composée de Pratt, Ezzaki, et Mellouk'®).
Quant au contexte, l'enquête de Penchoen a été menée dans l'île de
Jerba, en Tunisie, où les Berbères vivent dans des îlots linguistiques
entourés de zones arabophones. Celle de l'équipe de Wagner a été effec
tuée dans des villages avoisinant le petit centre urbain d'Azilal, devenu
depuis quelques années chef-lieu de province, sis aux contreforts du ver
sant sud-ouest du Moyen Atlas. Dans cette région, bien qu'il y ait des
arabophones, la majorité de la population est berbère. Enfin, les moyens
mis en œuvre sont considérables pour l'équipe de Wagner et très
modestes pour Penchoen.
Les deux études constituent des rapports d'enquête ; dans le cas de
l'équipe de Wagner, ce rapport est caractérisé comme étant préliminaire.
L'étude de Penchoen
L'étude de Penchoen n'est pas toute consacrée à la question qui nous
intéresse dans le présent travail, à savoir si l'enseignement dispensé aux
élèves berbères en Tunisie dans des langues non maternelles (l'arabe stan
dard et le français) a un impact positif ou négatif sur leurs performances
scolaires. Comme son titre l'indique (voir bibliographie ci-dessous), cette
étude traite aussi de la situation de la langue berbère en Tunisie, où les
Berbères représentent une minorité. En fait, sur les 34 pages que
comporte le travail, seules trois sont réellement consacrées à la situation
scolaire de l'enfant berbère (pp. 32-34). Le reste de l'article analyse la
10. Bien que Mohamed Mellouk ait travaillé avec l'équipe de Wagner, aucune référence n'a
été faite à sa contribution, dans les publications de l'équipe.
Apprentissage dans une langue non maternelle et réussite scolaire
73
position du berbère en Tunisie, sa répartition géographique, les éléments
de sa structure linguistique, ses emprunts à l'arabe, et la « situation
humaine du berbère ». Cependant, la discussion de ce dernier aspect du
fait berbère en Tunisie, fournit un background nécessaire à l'enquête pro
prement dite, puisqu'elle traite de facteurs similaires à ceux mentionnés
plus haut, comme la répartition des villages, l'économie des régions berbérophones, la situation de la femme berbère, les données culturelles, la
langue comme moyen d'identité, l'attitude « plutôt d'indifférence à l'égard
de la langue, du moins pour l'homme» (p. 32)".
L'enquête de Penchoen a été menée dans trois villages (Sédouikech,
Guellala, et Adjim) situés dans l'île de Jerba. Selon Basset (1952), les
trois villages étaient tous berbérophones ; cependant, seul Guellala l'est
resté en 1966 (Penchoen, p. 24). Le nombre de berbérophones s'est réduit
au tiers à Adjim et à un peu plus de la moitié à Sédouikech (Penchoen,
p. 24).
Ayant noté chez l'enfant berbère une sorte de rupture, ou tout au
moins une discontinuité manifeste, entre son milieu familial et le monde
extérieur dominé par l'arabophonie, Penchoen s'est posé un certain
nombre de questions importantes :
a) Comment réagit l'enfant berbère scolarisé en première année du
primaire, par exemple, quand il est forcé d'opérer sa sortie du milieu
familial pour aller évoluer dans le monde extérieur ?
b) (^uels sont les problèmes que lui pose le fait d'être berbère ?
c) Dans quelle mesure arrive-t-il à s'adapter, à apprendre dans une
école où la langue de l'enseignement n'est pas la sienne ?
Penchoen spécifie que c'est pour trouver « une première réponse » à
cette dernière question qu'il a mené son enquête.
Bien qu'étant, de l'aveu même de l'auteur, de conception « très
simple », cette enquête comprend des éléments essentiels pour trouver la
réponse recherchée. En effet, dans le but de « mettre en rapport d'un côté
la langue maternelle de l'enfant, de l'autre les résultats scolaires », Pen
choen a divisé les élèves en deux groupes. Le premier était constitué
d'élèves de première et deuxième années du primaire, le second d'élèves
de troisième, quatrième et cinquième années du même cycle. Ensuite,
l'auteur a pris en considération « la note globale et la position qu'occu
pait l'enfant dans le classement », sans doute général. Quant aux élèves
du second groupe, Penchoen a pris :
a) Leurs notes globales et leurs positions dans le classement général ;
b) Le classement des élèves dans trois matières : l'arabe, le calcul,
et le français. La raison pour laquelle Penchoen a opéré ainsi est qu'il
voulait « déterminer, si possible, si, en raison des difficultés prévisibles,
il y avait des matières où le fait d'être berbérophone jouait un rôle très
11. Ces détails sont ici présentés par souci d'exhaustivité et aussi pour permettre au lecteur
de mieux appréhender l'évaluation critique qui est donnée plus loin sur cette étude.
74
Jilali Saib
grand » (p. 32), Le but recherché était d'« établir simplement dans quelle
mesure la berbérophonie constitu[ait] un obstacle pour la réussite sco
laire » (p. 32).
Penchoen a aussi procédé à une comparaison entre la performance
des élèves berbérophones et celle de leurs camarades arabophones. Pour
ce faire, il a choisi le village qui, selon lui, offrait « [...] les meilleures
conditions pour établir une comparaison valable[...] » En effet, dans
Sédouikech - le village choisi - berbérophones et arabophones étaient en
nombre à peu près égal. Cette comparaison allait déterminer lequel des
deux groupes linguistiques était « supérieur pour une classe donnée ». Une
grille à trois valeurs (« peu supérieur », « assez supérieur », et « supé
rieur») a été établie à cet effet.
L'étude de Ezzaki et al.^^
Cette étude est un rapport sur une recherche de longue envergure
entreprise dans le but d'étudier le processus de l'acquisition des habiletés
de lettrisme'^ et de son maintien (angl. literacy acquisition and rétention)
au Maroc (p. 159). Et le travail examiné ici n'est qu'un article parmi
d'autres, écrits par les membres de cette équipe, conjointement ou indi
viduellement (cf. Wagner, 1987 et les références qui y sont citées).
Son objet est d'étudier les effets que peuvent avoir l'expérience pré
scolaire et le background linguistique (angl. language background) des
apprenants marocains en milieu rural sur leurs habiletés de lettrisme au
niveau du primaire. Deux problématiques sont donc envisagées : a) les
effets du background linguistique sur l'apprentissage de la lecture en
langue arabe, b) ceux des expériences préscolaires institutionnalisées (dans
le cas du milieu rural, l'école coranique), sur cet apprentissage.
Concernant la première problématique, Ezzaki et al. se sont donné
pour but de trouver une réponse à plusieurs questions :
a) L'apprentissage de la lecture dans une langue non maternelle, ou
dans une langue seconde, a-t-il un effet différentiel ?
b) Spécifiquement, les enfants berbérophones et arabophones, attei
gnent-ils des niveaux différents en matière de lecture en arabe standard ?
c) Est-ce que ces différences persistent lors des années suivantes ?
d) Est-ce que les différences concernant les habiletés langagières ont
un effet sur les habiletés de lecture, aboutissant à l'établissement de
pattems différents ?
Pour la deuxième problématique, les auteurs se sont posé
questions suivantes :
les
12. Une autre publication par la même équipe (cf. Ezzaki et al., 1989) est consacrée au
même smet. En outre, M. Abdellah Koucha, de la faculté des lettres de Marrakech, prépare une
thèse d'Etat sur le sujet.
13. Nous devons ce terme à notre collègue et ami, Abdelkader Ezzaki, que nous remercions
pour ses encouragements.
Apprentissage dans une langue non maternelle et réussite scolaire
75
a) L'expérience préscolaire facilite-t-elle l'acquisition des habiletés
de lettrisme pour les enfants ruraux, au niveau du primaire ?
b) Est-ce que tout avantage initial, provenant de l'expérience pré
scolaire, est maintenu pendant les années de scolarité suivantes ?
Comme les auteurs eux-mêmes en sont conscients, les réponses
apportées à ces questions ne manqueront pas d'avoir des implications
importantes pour ce qui est de la politique éducative à adopter pour le
Maroc et les autres pays multilingues.
L'investigation par l'équipe de Wagner des problématiques décrites
plus haut, a été effectuée selon des méthodes et procédures expérimentales
bien connues et récemment utilisées en psychologie de l'éducation, à
savoir :
a) L'application de critères rigoureux régissant le choix des parti
cipants à l'enquête en vue d'établir des groupes et sous-groupes"*.
b) La validation de l'établissement de ces groupes, au moyen d'un
test de connaissance du vocabulaire de l'arabe marocain à l'aide d'images.
c) La validation de l'expérience préscolaire (c'est-à-dire à l'école
coranique) auprès des écoles et des parents.
d) Une batterie de tests expérimentaux sur la lecture, spécialement
conçus pour l'investigation. Ces tests, au nombre de trois, étaient déve
loppés sur la base du vocabulaire et des structures syntaxiques tirés des
manuels scolaires conçus pour les trois premières années du primaire. Ils
comportaient : le test de connaissance des lettres arabes (letter knowledge
test), le test de correspondance mot-image (word-picture matching test), le
test des phrases à trous accompagnées d'une liste de mots à insérer (sen
tence maze test).
Le premier test a été appliqué aux élèves de première et deuxième
années, le deuxième à ceux des trois premières années du cycle primaire,
et le troisième à ceux des deuxième et troisième années. Ils ont été admi
nistrés alternativement pendant les trois années qu'a duré l'investigation :
individuellement aux élèves de première et deuxième années, à tous les
groupes en troisième année. Ceux-ci étaient au nombre de quatre (voir
note 14).
Tels étaient les éléments de recherche des deux études choisies. Ils
ont été présentés ici d'une manière quelque peu exhaustive afin d'aider
le lecteur non angliciste à comprendre les résultats obtenus et l'évaluation
critique que nous en proposons.
14. Ces groupes sont : a) arabophones avec formation coranique, b) berbérophones avec for
mation coranique, c) arabophones sans formation coranique, d) berbérophones sans formation cora
nique. Les enquêteurs ont aussi pris en considération le sexe des élèves, ce que Penchoen ne fait
pas.
76
Jilali Sait
ÉVALUATION DES ÉTUDES
Dans cette partie de notre travail, nous livrons nos impressions sur
les résultats obtenus par ces deux études et nous nous efforçons de mettre
en évidence les implications qui en découlent.
Résultats des études
Comme il est généralement admis pour l'argumentation scientifique,
les résultats d'une étude doivent être jugés surtout par rapport à son objet
et ses buts, ses prémisses et postulats de base, la méthodologie suivie,
l'interprétation des données et les conclusions tirées de celle-ci. Cette
démarche est suivie dans notre évaluation des deux études.
Les résultats auxquels a abouti l'étude de Penchoen, sur la base de
la comparaison entre les notes et le classement obtenus par les élèves
appartenant aux deux communautés linguistiques, sont présentés dans le
tableau suivant. Il est à rappeler que l'un des buts de l'étude était de
savoir qui des arabophones ou des berbérophones étaient supérieurs en ce
qui concerne la performance scolaire.
Année
Première
Résultat global
Arabe
Calcul
Français
B : assez
supérieur
Deuxième
A : peu supérieur
Troisième
B : assez
B : peu supérieur
B : très supérieur
égalité
B : assez
B : assez
supérieur
supérieur
B : peu supérieur
B : peu supérieur
B : peu supérieur
supérieur
Quatrième
B : assez
supérieur
Cinquième égalité
B : peu supérieur
B : berbérophones ; A : arabophones.
De ces résultats qui « ne manqueront pas d'étonner », comme l'a noté
Penchoen, reconnaissant être le premier à en être surpris, l'auteur tire les
conclusions suivantes :
à) « [...] contrairement à ce qu'on pourrait attendre, les élèves dont
la langue maternelle est le berbère - et qui ne sont que rarement bilingues
en entrant à l'école - réussissent très bien dès le début. Même en arabe,
il semble qu'ils ne subissent aucun retard par rapport à leurs camarades
arabophones ».
b) « Malgré les difficultés dont font état les instituteurs, surtout ceux
des premières classes, la langue maternelle de l'enfant, voire son unilin-
guisme berbère au début, ne semble pas poser un obstacle sérieux à sa
réussite à l'école. »
Dans son explication des résultats, Penchoen signale deux facteurs :
l'égale difficulté présentée par l'arabe classique ou littéral pour les deux
Apprentissage dans une langue non maternelle et réussite scolaire
77
groupes d'élèves ; « la psychologie minoritaire » des berbérophones, sans
doute provenant de leur conviction d'appartenir à une minorité linguis
tique. L'invocation du premier facteur est justifiée par ce que Penchoen
appelle « les grandes différences qui existent entre l'arabe parlé et l'arabe
classique ou littéral », qui font que les élèves arabophones ont à peu près
les mêmes difficultés que leurs camarades berbérophones. Sur ce plan,
donc, les deux groupes seraient sur le même pied d'égalité. Quant à celle
faite au deuxième facteur, Penchoen l'explique par le fait que les enfants
berbérophones accordent « une grande importance à la réussite scolaire[...]
par désir d'adaptation » au monde extérieur, dominé par les arabophones.
Leur motivation serait à la fois instrumentale et intégrative (Lambert,
1978), puisque même les rares villages qui sont entièrement ou quasiment
berbérophones sont cernés de tous les côtés par des zones arabophones.
Les résultats obtenus à l'issue de l'investigation effectuée par
l'équipe de Wagner, ont été présentés dans un tableau détaillé (p. 166).
Il contient les moyennes normalisées (z-scores), réalisées par les groupes
d'élèves de niveaux différents aux divers tests qui leurs avaient été admi
nistrés'^. Cependant, vu la complexité de ce tableau, nous ne pouvons pas
le reproduire ici ; nous nous contenterons donc d'en exposer les conclu
sions ;
Effet de la langue maternelle de l'apprenant :
a) En première année, les enfants arabophones réalisent une perfor
mance supérieure à celle de leurs camarades berbérophones (cf. résultats
au test de connaissance des lettres arabes et à celui de la correspondance
mot-image).
b) Cette supériorité est maintenue durant les deuxième et troisième
années de scolarité (cf. résultats à tous les tests).
Effet du passage par l'école coranique :
à) Les enfants (arabophones et berbérophones) ayant reçu un ensei
gnement à l'école coranique réalisent une performance en général supé
rieure à celle de leurs camarades n'ayant pas bénéficié de cet enseigne
ment, même les arabophones parmi ces derniers.
b) Parmi les berbérophones, ceux qui ont étudié à l'école coranique
rattrapent leur retard initial par rapport aux arabophones (cf. résultats sur
tout du test de correspondance mot-image). Cependant, les autres berbé
rophones restent en retard.
Les explications avancées par Ezzaki et al. s'appuient sur l'invoca15. Interrogé à ce sujet, A. Ezzaki nous a répondu que, conformément aux principes régis
sant la présentation des résultats statistiques, l'équipe n'avait pas d'autre choix, étant donné le
manque de distribution normale (normal distribution) de leur échantillon.
78
Jilali Sait
tion de plusieurs facteurs. C'est ainsi que la supériorité relative des ara
bophones se trouve justifiée par la grande ressemblance aux niveaux pho
nologique et lexico-sémantique entre l'arabe marocain (leur langue mater
nelle) et l'arabe standard (langue de l'école), le passage par l'école
coranique.
Et la bonne performance réalisée par les berbérophones ayant reçu un
enseignement coranique - où l'usage de l'arabe classique est incontour
nable - se justifie par l'absence de lettrisme en berbère qui concurrence
rait celui de l'arabe, la conscience qu'ont les berbérophones du fait que
l'acquisition des habiletés de lettrisme en arabe est « la clef du succès »
à l'école.
Notons que le dernier facteur rend l'apprentissage de l'arabe standard
obligatoire, étant donné le fait qu'à l'époque de l'enquête tout le primaire
et une partie du secondaire avaient été arabisés. Les deux études concor
dent, donc, sur la motivation à la fois instrumentale et intégrative chez
les berbérophones. Elles diffèrent, cependant, en ce qui concerne la res
semblance entre l'arabe parlé et l'arabe standard (cf. l'affirmation de Penchoen plus haut).
ÉVALUATION DES RÉSULTATS
Bien que Penchoen et l'équipe de Wagner aient pris assez de pré
cautions en ce qui concerne les éléments de leurs enquêtes respectives, il
n'empêche qu'il y ait un certain nombre de points sur lesquels un cher
cheur avisé des problèmes rencontrés par les élèves berbérophones trou
verait à redire. Cela s'applique aussi bien aux éléments des enquêtes
qu'aux résultats et à l'interprétation de ceux-ci. Dans cette section, nous
livrons nos impressions en vrac, laissant une évaluation plus minutieuse
à un travail ultérieur.
L'étude de Penchoen
L'étude de Penchoen, a le mérite de prendre en considération la per
formance globale des apprenants. Cependant, on ne sait pas trop à quelles
valeurs numériques correspondent les catégories « peu supérieur », « assez
supérieur », etc. Tout ce que nous savons est ce que Penchoen a daigné
nous dire, à savoir : « Je pense avoir fait correctement les différentes opé
rations de calcul et l'échantillonnage ne semble pas pouvoir être mis en
cause. » En tant qu'ancien assistant de Penchoen, nous ne doutons pas de
la rigueur scientifique avec laquelle il peut mener ses enquêtes. Néan
moins, il aurait été préférable de fournir les données quantitatives sur les
quelles il a basé ses conclusions, d'autant plus que celles-ci sont étonnan
tes. La signification statistique des différences, ou l'absence de celles-ci,
aurait apparu automatiquement à d'autres chercheurs que lui.
Apprentissage dans une langue non maternelle et réussite scolaire
79
Un autre point, beaucoup plus sérieux, concerne le choix que Penchoen a fait de ne pas prendre en considération les notes obtenues par les
élèves des deux groupes en arabe, calcul, et français, pendant les deux
premières années (cf. notre tableau ci-dessus). Nous pensons que c'est
pendant ces années cruciales que les berbérophones, surtout les mono
lingues parmi eux, ont le plus de problèmes. Nous ne pouvons pas
comprendre le bien-fondé de cette omission volontaire, surtout vu l'expé
rience traumatisante que constitue le premier contact avec l'école, pour
ces élèves. L'affirmation de Penchoen que les enfants berbérophones
« réussissent très bien dès le début... », se trouve, donc, sans justification
solide.
Un troisième point concerne le taux de redoublement et ceux des
abandons et des exclusions des berbérophones dans ce cycle crucial qu'est
le primaire. Il n'en est nullement question dans l'étude de Penchoen. Or,
nous pensons que ces taux auraient donné un éclairage tout autre aux
résultats de cette étude. Et qui plus est, ils auraient peut-être conduit à
des conclusions différentes que celles tirées par Penchoen.
L'étude de l'équipe de Wagner
L'étude effectuée par l'équipe de Wagner pêche par le manque de
considération pour des données et variables - surtout sociolinguistiques -
autres que celles mentionnées'^. Par exemple, l'étude ne traite qu'un des
aspects entrant en jeu dans l'évaluation de la performance scolaire globale
des apprenants berbérophones : l'acquisition des habiletés de lettrisme
pour les élèves berbérophones et arabophones en milieu rural.
D'aucuns pourraient arguer, non sans fondement, que l'on ne saurait
en tenir rigueur aux enquêteurs étant donné qu'ils avaient explicitement
bien délimité l'objet et les objectifs de leur recherche. Cependant, l'on
pourrait rétorquer, non sans justification aussi, qu'elle n'aurait pas dû se
limiter seulement aux problèmes posés par l'acquisition de l'arabe stan
dard. Étant donné l'arabisation du primaire, d'autres matières sont
enseignées en arabe : ex. l'histoire, la géographie, le calcul. Les cher
cheurs s'intéressant à l'impact qu'un enseignement donné en LNM a sur
la performance scolaire globale des apprenants, auraient aimé que les
résultats obtenus dans ces matières aient été analysés. En effet, nous
aurions désiré savoir quelle était la performance des quatre groupes,
établis par les enquêteurs, dans ces matières ? Quel était l'effet de l'ensei
gnement de ces matières aux berbérophones dans LNM : l'arabe stan
dard ? Vu l'incidence que les notes obtenues dans ces matières ont sur le
classement général, et partant sur le passage à la classe supérieure - donc
le maintien ou l'exclusion de certains de ces élèves - la performance réa
lisée dans ces matières aurait dû être prise en considération.
16. Cf. Ezzaki et al.
80
Jilali Saib
Une autre donnée que les enquêteurs n'ont pas retenue, bien qu'ils
en soient conscients (cf. note p. 168), est le taux de redoublement et celui
des abandons (volontaires ou forcés) chez les berbérophones. En dépit de
la motivation instrumentale et intégrative dont il a été fait état, nous
estimons que les taux en question seraient très élevés pour les berbéro
phones (cf. aussi El Chhab, 1981 ; Kadmiri, 1983).
Enfin, comme les auteurs le reconnaissent eux-mêmes, l'effet de
l'expérience préscolaire à l'école coranique est somme toute assez
minime. Il n'a été que partiellement confirmé au niveau de la troisième
année, et encore que par les résultats d'un seul test : celui de la corres
pondance mot-image. Cela étant, le problème des élèves berbérophones
reste quasi entier, même pour ceux d'entre eux qui ont été à l'école cora
nique.
Cet examen critique ne couvre pas tous les aspects ni toutes les pro
blématiques des deux études. En effet, une autre critique pourrait
concerner, par exemple, la mise entre parenthèses d'un bon nombre de
déterminants, tels l'existence ou la non-existence de frères et sœurs sco
larisés, ou le taux d'absentéisme chez les élèves soumis à l'enquête". Il
faudrait également y ajouter les attitudes des instituteurs arabophones
monolingues à l'égard de leur affectation en milieu rural et envers leurs
élèves berbères monolingues, etc. (voir Haddiya, 1988, pour l'impact de
ces deux derniers déterminants, et aussi El Chhab, 1981).
Implications des résultats
Les résultats discutés plus haut - surtout ceux de l'étude de Pen-
choen - ont un certain nombre d'implications pour la politique éducative
à suivre au Maghreb, l'avenir de la langue berbère, et les aspirations iden
titaires des berbérophones.
Une des implications au niveau de la politique éducative est qu'il
n'est pas nécessaire, voire utile, d'utiliser la langue maternelle (dans notre
cas le berbère) dans l'enseignement fondamental. En effet, si les résultats
enregistrés ne sont pas interrogés, comme nous l'avons fait plus haut, ils
ne manqueraient pas d'être utilisés pour la position des partisans d'une
arabisation totale, dès le préscolaire. Et qui plus est, ils mettraient les
défenseurs d'une politique éducative préconisant l'enseignement en langue
maternelle en très mauvaise posture.
Une autre implication est que le bilinguisme berbère-arabe est une
étape nécessaire pour tout élève berbérophone. De même est nécessaire
le passage par l'école coranique, étant donné la contribution positive de
cette école au niveau de l'acquisition du lettrisme en arabe littéral. C'est
17. Pascon et Ben Tahar (1978) et Haddiya (1988) ont trouvé que l'absentéisme est très
élevé pendant la période des récoltes et des moussems, et qu'il se faisait parfois avec la conni
vence des instituteurs. Il peut même mener à l'abandon des études.
Apprentissage dans une langue non maternelle et réussite scolaire
81
donc à l'apprenant berbérophone, et non à l'école, qu'incombe le devoir
de faire les ajustements et adaptations nécessaires.
Aux niveaux social et psychologique, une des implications de ces
résultats est que les problèmes sociopsychologiques des apprenants berbérophones n'ont pas un effet sensible sur leur performance scolaire. Cela
voudrait dire que les besoins de ces apprenants, pour une socialisation et
identisation sans heurts ni déchirure, peuvent ne pas être pris en consi
dération. L'apprenant berbère serait donc condamné à se « déidentiser » et
à s'assimiler. Or, il est universellement reconnu que les processus en
question sont très importants pour l'équilibre psychosociologique des indi
vidus, surtout à l'âge scolaire. Ne serait-ce pas trop demander, à cet âge
fragile, que de lui assigner deux tâches : celle d'accomplir sa socialisa
tion et celle de réaliser une performance acceptable dans un enseignement
dispensé dans LNM ?
QUEL AVENIR POUR LES LANGUES MATERNELLES AU MAGHREB ?
Les implications discutées plus haut, si elles ne sont pas contrées,
présageraient d'un avenir sombre pour les langues maternelles, surtout le
berbère. En effet, si l'arabe dialectal peut être sauvé et maintenu sous une
forme médiane (l'arabe médian), il ne saurait être le cas pour le berbère.
Les implications tirées des études examinées, signifieraient la signature de
l'arrêt de mort pour cette dernière langue. Dévalorisée dans le marché lin
guistique, elle ne peut qu'attendre avec fatalisme le coup de grâce. Ceci,
Penchoen l'a bien entrevu pour le berbère en Tunisie quand il a écrit :
« Puisque rien ne s'y oppose, c'est sans doute par l'école que le berbère
recevra, en Tunisie, le coup de grâce. »
Pourrait-il en être autrement ? Nous pensons que oui. Car il existe
toute une littérature où un bon nombre d'arguments scientifiques - basés
sur des recherches en pédagogie, psychologie de l'éducation, et en psy
chosociologie - ont été avancés. Ils militent pour le maintien et l'utilisa
tion des langues maternelles, et partant le berbère, au moins aux niveaux
préscolaire et primaire'®. Notons que cela peut se faire avec l'introduction
progressive de l'arabe standard (cf. cas du bilinguisme additif). C'est le
cas des études commandées par l'UNESCO, et effectuées par des experts
neutres sur cette question.
Dans un des rapports de l'UNESCO (cf. UNESCO, 1953), les faits
suivants ont été établis :
18. C'est ce qui se fait dans la plupart des pays multilingues à politique éducative non assimilationniste. Cela permettrait une meilleure insertion des élèves berbérophones dans le système
scolaire et limiterait les échecs scolaires. Pour le rôle de l'éducation préscolaire dans la préven
tion contre les échecs scolaires au Maroc, voir la thèse de Sadni-Azizi (1983).
82
Jilali Saib
« Every child is bom into a cultural environment ; the language is both a part
of, and an expression of, that environment. Thus the acquiring of this language (bis
« mother longue ») is part of the process by which a child absorbs the cultural
environment ; it can be said this language plays an important part in moulding the
child's early concepts.
In leaming any foreign language a child may fmd difficulty in mastering the
alien vocabulary and syntax sufficiently to express his ideas in it.
A child, faced with this task at an âge when his powers of self-expression
even in his mother longue are but incompletely developed, may possibly never
achieve adéquate self-expression. »
Dans le même rapport, il est recommandé ce qui suit :
« For these reasons, it is important that every effort be made to provide édu
cation in the mother longue.
On educational grounds we recommend that the use of the mother longue be
extended to as late a stage in éducation as possible. In particular, pupils should
begin their schooling through the médium of the mother longue, because they
understand it best and because to begin their school life in the mother longue will
make the break between home and school as small as possible. »
Dans le cas où on doit passer tôt à une langue seconde, le rapport
recommande ce qui suit :
« They should [i. e children], for example, be taught by teachers who speak
their mother longue, and their task of passing to the new médium should take priority over other tasks. »
Tel n'est pas le cas dans les régions rurales à majorité berbérophones. Dans la plupart des cas, l'enseignant n'est pas berbérophone et
est forcé d'utiliser un enfant bilingue, s'il s'en trouve, comme interprète.
Dans une autre étude, effectuée par Sigùan et Mackey (1987) pour
r UNESCO, il est écrit ce qui suit :
« [...] l'acquisition du langage par l'enfant équivaut à une conquête cognitive
progressive de la réalité, en partie parce que, à travers le langage, il organise sa
propre expérience et en partie parce que le langage reçu d'autrui condense une
expérience collective. C'est dire que le langage avec lequel l'enfant arrive à l'école
et la manière dont il l'utilise résument sa vision de la réalité et son attitude face
à celle-ci. » (P. 72.)
« Si l'enfant arrive à l'école en parlant cette langue, il est normal que l'école,
pour communiquer avec lui afin de lui dispenser un enseignement, utilise, au moins
dans la première étape, cette langue-là de préférence à toute autre. » (P. 71.)
Pour peu que nos décideurs soient soucieux d'instaurer un système
éducatif équitable pour tous les segments de la population, ils pourraient
tenir compte des faits et des recommandations présentés plus haut. Certes
des arguments existent contre l'utilisation des langues maternelles, et
Apprentissage dans une langue non maternelle et réussite scolaire
83
ceux-ci ont été inventoriés dans le rapport de l'UNESCO. Ils ont trait à
ceci : a) vocabulaire inadéquat, b) manque de matériaux éducatifs, c) mul
tiplicité des langues dans une région, d) besoin d'ouvrages pour la lecture,
e) opposition populaire à la langue maternelle, f) existence d'une lingua
franca, g) existence de pidgins et créoles. Cependant, si les quatre pre
mières raisons a h d sont valables actuellement, pour ce qui est du ber
bère, c'est parce qu'on n'a pas créé - ni laissé créer - un cadre officiel
lement reconnu pour que les nombreux linguistes et pédagogues
berbérophones puissent remédier à cette situation. Car, d'un point de vue
scientifique, il n'est pas difficile de le faire, ni de préserver le berbère
comme langue maternelle pouvant servir en même temps de langue
d'enseignement, au moins au niveau du primaire.
En effet, il existe bon nombre de modèles pour la préservation des
langues des « minorités ethniques » (cf. Fishman, 1972). Voyons
comment, au vu des idées exprimées par Fishman et d'autres chercheurs
(cf. Saib, 1991) le berbère peut être préservé et promu en tant que langue
d'enseignement :
r Comme une langue à tradition orale qui est rendue minoritaire est
vouée à une mort certaine, la première tâche à accomplir pour quiconque
voudrait son maintien est de la doter d'un alphabet pratiqueCela per
mettrait de consigner dans des documents tout le patrimoine linguistique
et culturel du peuple qui la parle.
2° Une fois que le choix d'un alphabet est fait et que le passage à
l'écrit est réalisé, il sera plus aisé de confectionner tous les matériaux
nécessaires pour faire du berbère une langue dans laquelle peuvent
s'acquérir les habiletés de lettrisme : ex. manuels de grammaire et de lec
ture, dictionnaires, ouvrages consignant le patrimoine culturel et littéraire,
etc.
Les autres objections (de e h. g) émises contre l'enseignement dans
des langues maternelles jusque-là à tradition orale, ne sont pas non plus
irréfutables. En effet, une fois que les aspirations identitaires des Berbères
sont acceptées officiellement, toute opposition populaire, réelle ou pré
tendue, n'aurait plus de raison d'être. Et l'existence dans une région
donnée d'une lingua franca ou d'une langue à usage international, n'a
aucunement empêché que des efforts aient été déployés afin de préserver
les autres langues, y compris celles dites minoritaires, et ce dans le but
de maintenir l'harmonie sociale. Il suffit, pour se convaincre de la jus
tesse d'une telle affirmation, de se rappeler le cas des langues bantoues
vis-à-vis du swahili, celui du gallois et de l'irlandais vis-à-vis de
19. Pour notre part, nous suggérons, pour des raisons pratiques, l'alphabet latin. Un autre
candidat est l'alphabet arabe ; cependant, ce dernier ne nous permettra pas une ouverture sur le
monde extérieur, surtout dans le domaine technologique. Nous estimons que l'alphabet tifinagh,
s'il permet aux berbérophones de s'enorgueillir du fait que leur langue ait eu un alphabet depuis
l'Antiquité, ne fera pas l'affaire.
84
Jilali Saib
l'anglais, celui du quechua vis-à-vis de l'espagnol, celui du flamand vis-àvis du français, celui du français vis-à-vis de l'anglais au Canada, etc.
Les berbérisants, natifs et étrangers, qui se soucient du maintien de
la langue berbère, ont donc bien du « pain sur la planche ». Le moment
est venu pour qu'ils constituent plusieurs équipes pour mener à bien la
besogne. Ce faisant, ils lui assureraient un avenir tout autre que celui
prédit par Penchoen (1968) quand il a écrit :
« Certes, il serait faux d'exagérer l'importance du berbère dans le contexte de
la vie tunisienne moderne : c'est tout juste si je ne viens pas ici pour constater
le décès, pour ainsi dire, de cette langue sur le territoire, extinction dont je ne puis,
en tant que linguiste, m'empêcher de regretter l'arrivée, mais qui ne semble pas
destinée à entraîner des conséquences trop défavorables, même pour ceux qui en
seront les plus touchés, les berbérophones eux-mêmes. »
Comme qui dit « langue maternelle » dit la langue préservée et trans
mise par l'élément féminin de la population, l'on ne saurait trop souligner
le rôle primordial, voire crucial, des femmes berbères dans tout pro
gramme de préservation de cette langue. En tant que gardiennes du patri
moine linguistique et culturel berbère, c'est surtout à travers elles que se
font - et se feront - le premier apprentissage et le maintien de cette
langue.
Ainsi, l'on peut donc voir comment le berbère peut être préservé et
comment cette préservation peut aider à réduire, voire à éliminer, le pro
blème posé par les échecs scolaires enregistrés pour les élèves berbères
en milieu rural.
CONCLUSION
Le présent travail a traité d'un sujet très controversé aussi bien au
niveau académique qu'institutionnel : l'impact de l'enseignement dans une
langue non maternelle sur la performance scolaire des apprenants, au
niveau du primaire. Le cas spécifique qui a été examiné est celui des
élèves berbérophones en milieu rural, milieu doublement dévalorisé (cf.
note 6). Notre examen de ce cas, a été fait sur la base d'une évaluation
critique de deux études qui ont été effectuées sur ce sujet : celle de Pen
choen et celle de l'équipe de Wagner. En plus du fait qu'elles aient été
les seules études, à notre connaissance, à prendre en considération le fait
berbère, elles nous ont intéressé par leurs résultats. Ces derniers étaient
jugés comme confirmant les hypothèses que a) l'enseignement dans une
langue non maternelle n'a pas d'impact négatif sur la performance sco
laire des apprenants (cf. Penchoen), et b) cet impact n'est négatif que
pour les berbérophones monolingues sans expérience préscolaire (l'école
coranique) (cf. Ezzaki et al.).
Apprentissoge dans une langue non maternelle et réussite scolaire
85
Nous avons examiné ces résultats et montré qu'ils pouvaient être
remis en question à cause du fait que les données de base n'englobaient
pas, entre autres choses, les variables ayant trait à la socialisation et
l'identisation de l'apprenant berbérophone. Pis encore, les études
effectuées semblent avoir pris comme prémisse ceci : si problème
d'apprentissage il y a, c'est à l'enfant berbérophone et non à l'école - et
partant à la politique éducative - qu'il incombe de lui trouver une solu
tion. Et cette solution passe inéluctablement par ce que nous avons appelé
sa « déidentisation » et son assimilation^®. Or, il a été observé de par le
monde, que c'est dans la langue et en l'occurrence la langue maternelle,
que l'individu trouve ce que Grandguillaume (1983 b) a caractérisé
comme étant « un ancrage pour son identité». Aussi nous sommes-nous
permis de reformuler ainsi la réflexion de notre maître, Jacques Berque,
que nous avions mise en exergue à ce travail :
«Une langue maternelle ne sert pas seulement à communiquer, elle sert à
être. »
Souhaitons que les décideurs parmi nous la prendront en considéra
tion, pour le grand bien des élèves qu'on aura destiné a suivre un ensei
gnement uniquement dans une langue non maternelle.
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situation que les Amérindiens qui, jusqu'à l'acceptation de l'éducation bilingue par les gouver-
nements concernés, ont eu à subir le système d'éducation développé pour mainstreoM America ou
mainstream Canada. Ce système a eu comme principe de base ceci : «[...] the Indian's salvation
lies in bis ceasing to be what and who he is, that it lies in becoming assimilated by the acceptance of 'éducative' procédures designed to alienate the child from his own people, beginning with
the rule that English shall be the sole language of instruction.» Voir aussi Pfeiffer, 1975,
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SENTIMENT D'APPARTENANCE LINGUISTIQUE
ET ASPIRATIONS SOCIALES : EXEMPLES MAROCAINS
Miloud Taifi
Ce que je voudrais développer dans cet article c'est que la langue a
un pouvoir puissant dans l'unification ou la dislocation d'un système
national, car c'est au moyen de la langue que les individus et les groupes
sociaux s'engagent dans le système soit pour le soutenir, soit pour le
changer. J'entends par système national l'ensemble des institutions socioéconomiques, politiques et culturelles mises en place et qui régissent les
comportements des individus et réglementent leurs rapports et leurs acti
vités.
Un système national ne peut se maintenir et s'affermir que si la popu
lation l'approuve, le soutient et le consolide. Autrement dit, la pérennité
d'un système national et des institutions qui le sous-tendent dépend du
degré d'attachement que lui montre la population. Si un tel attachement se
relâche - le relâchement pouvant être dû à diverses causes - la totalité ou
une partie de la population entre en conflit avec le système national exi
geant soit des réformes, des amendements, soit, dans des cas de non-retour,
le changement radical des institutions et leur remplacement par d'autres
qui répondent mieux aux aspirations socio-économiques de la population.
Les conflits peuvent être partiels ou généralisés selon les revendications
des couches sociales dont le sentiment d'attachement s'est relâché.
Il faut souligner qu'il est rare, voire impossible, qu'un système
national, quel qu'il soit, soit soutenu par la population tout entière. Géné
ralement le système tient sa légitimité d'une majorité au cours d'une
consultation populaire libre : c'est le cas des régimes démocratiques. Le
cas contraire est représenté par des régimes despotiques où le système
national est décrié, refusé par la majorité mais défendu par un groupe
social dominant qui en tire profit et qui met en place un dispositif de
répression pour le maintenir par la force. Le groupe social dominant pro
cède, parallèlement à l'exercice de la force, à des manipulations idéolo
giques diverses : l'exemple-type est l'utilisation de la religion dans cer
tains pays musulmans ou d'une doctrine idéo-politique dans les pays
anciennement d'obédience communiste.
90
Miloiid Taifi
CONDITIONS D'EFFICACITÉ
D'UN SYSTÈME NATIONAL
On peut considérer qu'un système national est efficace (et par consé
quent conforme au droit, à la justice, à l'équité et à la raison) s'il satisfait
à deux conditions essentielles :
Il est efficace si les institutions adoptées reflètent l'identité ethnoculturelle de la population dans toute sa diversité. Les institutions doivent
non
seulement
reconnaître
l'identité
ethno-culturelle
des
différentes
communautés qui forment la nation mais aussi protéger son « authenti
cité » et assurer sa promotion et son développement. Si un système
national reflète l'identité ethno-culturelle de la population, celle-ci s'y
reconnaît et, par conséquent, en le défendant, défend sa propre identité.
Un système national est efficace par ailleurs si les institutions mises
en place répondent aux besoins matériels de la population et sauvegardent
ses intérêts. Les institutions doivent offrir aux individus et aux groupes
sociaux les mêmes possibilités de promotion et de développement et les
mêmes occasions qui permettraient à chacun de s'engager dans le système
et de profiter des avantages et des privilèges qu'offrent les structures
socio-économiques et les ressources du pays.
Ces deux effets de l'efficacité d'un système national engendrent chez
la population deux attachements au système qui sont interdépendants :
l'attachement sentimental relatif à l'identité ethno-culturelle et l'attache
ment matériel relatif aux besoins et aux intérêts économiques. Les deux
attachements peuvent être convergents ou divergents : ils peuvent
concorder chez certains groupes sociaux, mais l'un peut être plus fort,
plus intense que l'autre chez d'autres groupes.
La détermination identitaire et les aspirations socio-économiques sont
donc les deux facteurs importants qui fondent et justifient les attitudes, les
comportements ainsi que les options idéologiques et politiques des
individus et des groupes sociaux à l'intérieur d'un système national.
Dans les deux attachements, sentimental et matériel, la langue joue
un rôle primordial.
En ce qui concerne la détermination identitaire ou l'appartenance
ethno-culturelle, la langue est le symbole par excellence qui reflète et
représente une identité donnée. C'est dans et par la langue que les
individus et les groupes sociaux se définissent comme entité homogène en
comparaison avec d'autres communautés qui pratiquent d'autres langues.
C'est aussi au moyen de la langue que sont véhiculées et transmises de
génération en génération les traditions, les coutumes, les pratiques et les
valeurs morales d'une communauté ethno-culturelle. Enfin la socialisation
de l'enfant passe nécessairement par sa langue maternelle.
La langue est incontournable aussi en tant qu'outil fonctionnel pour
s'engager et s'insérer dans les structures socio-économiques d'un système
national. C'est dans une langue donnée que les individus acquièrent un
Sentiment d'appartenance linguistique et aspirations sociales
91
savoir et un savoir-faire technologique qu'ils mettent en pratique pour
développer et améliorer leurs situations économiques. C'est la langue qui
permet des interactions et des échanges sociaux et c'est grâce à elle qu'on
peut arriver à une entente ou un accord dans les affaires humaines.
La langue est ainsi le pivot même du fonctionnement d'un système
national parce qu'elle a deux fonctions fondamentales : elle est le sym
bole de l'ancrage culturel et historique et de l'appartenance ethnoculturelle et elle est aussi le passage obligé qui ouvre la voie à l'inté
gration dans le système et l'accès à la mobilité sociale.
LA SITUATION LINGUISTIQUE AU MAROC
Examinons à la lumière de ces quelques réflexions sur l'importance
du rôle de la langue dans un système national la situation linguistique
actuelle au Maroc, situation caractérisée par une diversité ethno-culturelle
et linguistique. L'échiquier linguistique au Maroc est composé de plu
sieurs langues qui sont en compétition ; l'espagnol employé de façon
éparse au nord et le français dont l'usage est nettement plus fréquent dans
le reste du pays, sont les deux langues romanes héritées de la colonisa
tion. L'arabe classique, langue du Coran et support de l'islam, s'est
implanté au Maroc depuis la conquête musulmane au vip siècle. L'arabe
dialectal (ou marocain) est l'idiome le plus pratiqué par la population.
Enfin le berbère, langue autochtone avec ses trois rameaux, tirifiyt, tamazight et tachelhiyt, en usage principalement dans le monde rural, tend à
supplanter de plus en plus l'arabe, depuis quelques années, dans les
centres urbains, à cause de l'exode rural, mais aussi comme manifestation
d'une prise de conscience de l'appartenance linguistique des berbérophones.
LA LANGUE OFFICIELLE
L'arabe classique a été décrété langue officielle depuis la Constitu
tion de 1961. Déjà sacralisé en tant que code liturgique, il a acquis un
statut supérieur comme instrument de transmission de la culture savante :
l'héritage arabo-islamique véhiculé à travers les productions littéraires et
théologiques. L'arabe classique est conçu par le pouvoir comme langue
unificatrice et créatrice d'une
identité culturelle nationale
avec
deux
aspects corrélatifs : l'islamité et l'arabité. L'arabe classique est enseigné
et utilisé comme langue d'enseignement dans les écoles et les lycées ;
l'arabisation des matières scientifiques (mathématiques, physique,
chimie...) a commencé depuis quelques années et l'année 1990 a vu la
première promotion de bacheliers « scientifiques » qui ont reçu les ensei
gnements en arabe. L'université échappe pour le moment au processus de
l'arabisation de l'enseignement.
92
Miloud Taifi
L'arabe classique est par ailleurs la langue de l'administration, de la
justice et évidemment des affaires religieuses. Mais il reste, comme il l'a
toujours été, confiné à l'écrit. N'étant la langue maternelle de personne,
son emploi oral n'est effectif que dans certaines situations de communi
cation : discours politiques, prêches et causeries religieuses, informations
à la radio et à la télévision...
LA LANGUE D'APPOINT
Le français est considéré officiellement comme véhicule du « savoir
moderne ». Il est le moyen inévitable pour accéder à la « modernité »,
c'est-à-dire l'acquisition d'un savoir scientifique et d'un savoir-faire tech
nologique indispensables pour sortir du sous-développement. Le français
est la langue des structures socio-économiques modernes. Bien que l'ara
bisation ait été un objectif prioritaire dans le parachèvement de l'indé
pendance nationale, elle n'a pas touché toutes les institutions étatiques ou
privées. Le français domine encore largement comme instrument de tra
vail et de fonctionnement dans un grand nombre de secteurs socio-éco
nomiques et institutionnels : il est utilisé (parfois parallèlement à l'arabe)
par l'armée, par les ministères des Finances, des Transports, de la Santé,
du Commerce extérieur, du Tourisme. Il prévaut aussi dans les banques,
les offices et les grandes entreprises étatiques ou privées.
Le français est la langue d'enseignement dans les facultés des
sciences, de médecine et dans les grandes écoles. L'État a créé depuis
quelques années des instituts et centres de formation professionnelle pour
former des ingénieurs et des techniciens ; l'enseignement y est dispensé
en français. L'enseignement supérieur privé a connu aussi un essor consi
dérable : il y a en effet prolifération d'écoles supérieures qui proposent
des enseignements et des formations préparant aux métiers d'avenir :
informatique, programmation, marketing, gestion, commerce, comptabilité,
etc., les langues d'enseignement qui y sont utilisées sont le français et
l'anglais.
LES LANGUES VERNACULAIRES
L'arabe dialectal et le berbère, qui sont pourtant les instruments de
communication des masses, ne sont pas officialisés et restent en dehors
des principales institutions et activités sociales. Les deux langues sont
donc réduites à des fonctions vernaculaires et par conséquent à des rôles
restreints.
L'arabe dialectal appartient à l'arabe maghrébin qui recouvre l'aire
linguistique allant de la Libye au Maroc. On distingue généralement du
point de vue historique deux groupes différents : les parlers sédentaires
Sentiment d'appartenance linguistique et aspirations sociales
93
introduits dès les premières conquêtes arabes de l'Afrique du Nord (vii'
et VHP siècles) et les parlers bédouins dont la diffusion relève des immi
grations ultérieures des tribus nomades arabes.
Si cette distinction est peut-être historiquement fondée, elle ne
semble plus opérante dans l'état actuel de l'arabe dialectal tel qu'il est
pratiqué au Maroc. Les variations sont beaucoup plus régionales indépen
damment de l'opposition sédentaire/rural ou bédouin. Malgré quelques
diversités et caractéristiques distinctives des parlers régionaux, l'arabe dia
lectal présente une unité et une homogénéité indiscutables. La facilité des
voies de communication et le mouvement des populations à travers tout
le pays font que les particularités s'estompent tous les jours davantage.
L'unification se fait progressivement à partir des grands centres urbains
où l'arabe dialectal connaît des évolutions rapides essentiellement lexi
cales. Il intègre en effet de plus en plus un grand nombre de vocables
et d'expressions fournis par l'arabe classique dans les domaines juridique,
administratif et politique. L'arabe dialectal subit aussi l'influence lexicale
de l'arabe de l'Orient (égyptien, syrien...), la presse, le cinéma, la radio
et surtout la télévision, friande des téléfeuilletons arabes, contribuent à la
propagation d'un vocabulaire nouveau qui, peu à peu, s'introduit et s'ins
talle dans les parlers citadins.
Il semble donc que l'arabe dialectal soit susceptible d'une évolution
rapide qui lui permettrait d'accéder à la fonction véhiculaire. Son utilisa
tion s'élargit déjà à des domaines sociaux réservés auparavant à l'arabe
classique. Il faut souligner cependant que, malgré quelques tentatives
d'écriture, l'arabe dialectal reste un code oral, mais son usage dominant,
comparativement au berbère, en fait de facto une langue nationale.
Le berbère a subi sur le plan diachronique le processus de dialectalisation dû à l'histoire de l'Afrique du Nord. Il n'existe actuellement en
tant que système linguistique qu'à travers différents rameaux qui présen
tent chacun un aspect propre. On a cependant toujours exagéré quelque
peu l'éclatement du berbère en le considérant comme un ensemble
d'innombrables parlers n'ayant que quelques ressemblances entre eux. Les
études récentes de linguistique démontrent, avec des descriptions minu
tieuses à l'appui, que le berbère n'est pas aussi « éparpillé » que le lais
sent supposer certains auteurs. La diversité phonétique et surtout lexicale
toute relative du berbère constitue beaucoup plus une richesse qu'un han
dicap.
Le berbère est non seulement méconnu par les institutions étatiques
mais aussi combattu par les classes dominantes qui souhaitent, sans le
déclarer, sa disparition. Mais, au niveau de l'usage et malgré la politique
linguistique de l'État qui l'ignore, le berbère domine encore largement
comme instrument de communication privilégié d'une partie non négli
geable de la population marocaine. Il est évident cependant qu'il connaît
une régression sur le plan national. Les changements socio-économiques
récents et le développement des voies de communication ayant bouleversé
Miloud Taifi
94
les structures sociales traditionnelles et accéléré l'exode rural et la séden
tarisation, ont contribué manifestement au recul du berbère au profit de
l'arabe dialectal.
Les nouvelles conditions socio-économiques ont favorisé en effet
l'extension du bilinguisme berbère/arabe dialectal qui est le fait exclusif
des locuteurs dont la première langue est le berbère. Bilinguisme de plus
en plus généralisé et qui est le prélude à l'assimilation progressive et
peut-être irréversible des berbérophones.
Fonctionnement linguistique du système national marocain
ARABE CLASSIQUE
Statut
langue non maternelle, décrétée langue ofilcielle
Domaines d'usages
affaires religieuses, administratives, justice,
enseignement (primaire et secondaire)
Écriture
langue écrite
Culture véhiculée
culture savante : héritage arabo-islamique
(littérature et théologie)
Identité ethno-culturelle symbolisée
identité arabo-islamique et orientalité
Fonction
politique
FRANÇAIS
Statut
langue non maternelle reconnue officiellement
langue seconde
Domaines d'usages
principales institutions étatiques privées, secteurs
socio-économiques modernes, enseignement
supérieur (scientifique et technique)
Écriture
langue écrite
Culture véhiculée
culture occidentale, culture française
Identité ethno-culturelle symbolisée
occidentalité, francité et américanité
Fonction
véhiculaire et matérielle
ARABE DIALECTAL ET BERBÈRE
Statut
Domaines d'usages
langues maternelles, ni reconnues ni officialisées
langues de travail et de communication
quotidiennes des masses
Écritures
langues orales
Cultures véhiculées
culture populaire marocaine d'expression
arabophone et/ou berbérophone
Identité ethno-culturelle symbolisée
identité maghrébine ; spécificité marocaine
Fonction
vemaculaire et communication
A examiner les données dressées dans le tableau, force est de
constater que les deux langues maternelles des Marocains, l'arabe dia
lectal et le berbère, sont écartées du système national. Premièrement elles
Sentiment d'appartenance linguistique et aspirations sociales
95
sont considérées inutiles, n'ayant aucune valeur marchande ni symbolique
ni matérielle, leur acquisition et leur pratique ne permettent pas de s'en
gager dans le système et de participer à son fonctionnement socio-éco
nomique. Deuxièmement, la culture populaire dont elles constituent le sym
bole et le moyen d'expression est bannie des instances culturelles et des
canaux médiatiques officiels. Si l'on considère que les deux langues sont
celles pratiquées par la majorité de la population marocaine, celle-ci se
trouve donc ainsi exclue par la politique linguistique de l'État.
Pour s'insérer dans le système national tel qu'il fonctionne actuelle
ment et prétendre à de quelconques mobilités et ascensions sociales, les
locuteurs dont la langue maternelle est l'arabe dialectal et/ou le berbère
doivent apprendre l'arabe classique et surtout le français. Or ces deux
langues ne peuvent être apprises qu'à l'école. L'accès au système national
passe donc obligatoirement par la scolarisation. C'est pour cela que cette
dernière a toujours été perçue comme un investissement à long terme,
investissement dont la rentabilité escomptée est l'acquisition des langues
étrangères (le français et l'anglais) et au-delà l'assimilation d'un savoir
scientifique et technologique qui est par la suite monnayé dans les insti
tutions et les structures socio-économiques du système national.
Quand on sait que la scolarisation au Maroc non seulement ne touche
qu'une partie insignifiante de la population mais connaît aussi d'impor
tantes déperditions, on comprend facilement pourquoi le fonctionnement
linguistique du système national marocain est un véritable traquenard (aux
deux sens du terme). Pour ceux-là mêmes qui ont la chance de trouver
une place à l'école, le dispositif éducatif met en placé des barrières
infranchissables pour produire le moins possible de diplômés : le contenu
hétéroclite des enseignements inadaptés aux réalités nationales, des
procédés d'évaluation aberrants, une infrastructure insuffisante et un corps
enseignant mal préparé, immotivé et timoré - à cause de sa situation
socio-économique désastreuse - font de l'enseignement une entreprise en
faillite mais que l'État continue d'assister parce qu'elle est, mais autre
ment, rentable pour les classes dominantes. Elle permet en effet de pro
céder à un filtrage systématique des scolarisés - tous candidats à l'entrée
dans le système national - pour n'en laisser passer qu'une infime partie.
Rares sont en effet ceux parmi les éléments des classes populaires qui
échappent au traquenard linguistique tendu par l'État et arrivent, armés de
langues étrangères et d'un savoir moderne, à se faufiler subrepticement
dans le système national.
La politique linguistique et culturelle adoptée par le pouvoir fait de
la société marocaine une « société bloquée », en ce sens que l'inégalité
des langues instaure l'inégalité des chances. Imposer des langues
étrangères comme instruments de travail et de fonctionnement des insti
tutions et des structures socio-économiques du pays et laisser les langues
maternelles à l'abandon, c'est exclure de facto les forces vives de la
nation et les condamner à vivre en dehors et contre le système national.
96
Miloud Taifi
LA QUESTION BERBÈRE
Dans la hiérarchie des langues pratiquées au Maroc, le berbère
occupe une place subalterne. On a déjà signalé qu'il est méconnu sinon
combattu par les institutions étatiques.
Les attitudes des berbérophones envers leur propre langue diffèrent
évidemment selon leur situation socio-économique. Les berbérophones ne
constituent pas un groupe social homogène. Bien que la majorité des
éléments berbérophones, du fait de leur appartenance rurale, soit exclue
du système national, on en trouve aussi et de plus en plus parmi les
intégrés du système. Il faut souligner cependant que le sentiment d'appar
tenance, partagé de façon diffuse, donne lieu à une certaine solidarité
entre les berbérophones dans les interactions et comportements sociaux.
Une telle appartenance exprimée par les notions de winneh, (le nôtre),
gma, (mon frère), u tmazirt (fils du pays, compatriote), institue une sorte
de « fratrie » entre les berbérophones, se traduisant dans la pratique par
une entraide, des traitements de faveur... Mais la solidarité entre les ber
bérophones est néanmoins nettement moins affermie que celle qui prévaut
chez d'autres communautés ethno-culturelles. Il y a par ailleurs des sen
timents de différence entre les trois groupements berbérophones : chaque
frange se jugeant supérieure à l'autre, sentiments fondés sur l'ignorance
mutuelle et se brisant facilement dans la pratique quotidienne commune
qui révèle d'autres échelles de valeur au niveau des masses populaires.
Les berbérophones ont, d'une façon générale, une perception négative
de leur langue et de leur culture, perception dépréciative résultant du pro
cessus de dévalorisation que subit l'identité ethno-culturelle berbère
depuis longtemps.
Mais depuis une vingtaine d'années, des voix s'élèvent contre la
subordination et l'assimilation de la culture berbère.
Cette revendication identitaire qui réclame le droit à la différence est
orchestrée par des intellectuels soucieux de leur dignité. Le mouvement
revendicatif est traduit dans la pratique par la création d'associations,
l'organisation de rencontres et de colloques et des études sur le patri
moine culturel et linguistique berbère, le but étant la réhabilitation de
l'appartenance ethno-culturelle. Ces activités sont plus ou moins tolérées,
selon les conjonctures, par les classes dominantes.
Si les intellectuels font de la question berbère une simple revendi
cation démocratique, égalité des langues et démocratisation de la culture,
les éléments berbérophones des classes dominantes en font un tout autre
usage, dicté par le souci de sauvegarder leurs intérêts socio-économiques.
Sentiment d'appartenance linguistique et aspirations sociales
97
LES CLASSES DOMINANTES
ET L'OPPOSITION ARABITÉ/BERBÉRITÉ
Les éléments des classes dominantes, à savoir les grands propriétaires
fonciers anciens ou modernes et la grande bourgeoisie citadine, se recru
tent aussi bien parmi des arabophones que des berbérophones. Pour
l'appareil de l'État également, les ministres, les hauts personnages de
l'administration, les directeurs des offices et des banques, les hauts gradés
de l'armée et de la police... sont indifféremment arabophones ou berbé
rophones. Le critère qui prévaut à leur recrutement et à leur nomination
par l'État à des postes clés n'est pas leur appartenance linguistique mais
leur capacité de servir efficacement les intérêts des classes dominantes. Il
y a donc une certaine unité entre les arabophones et les berbérophones
des classes dominantes, unité fondée sur la sauvegarde des mêmes intérêts
économiques.
Mais des contradictions peuvent apparaître dans des moments de
crise socio-économique. Quand la situation des classes dominantes est
menacée par le mouvement des masses, les différences dans les idées
avancées et les solutions envisagées pour sauver la situation prennent la
forme de contradictions entre éléments arabophones et berbérophones et
servent de support aux frictions et querelles intestines.
De même certaines mesures administratives, lois de finance et codes
d'investissement, sans aller contre les intérêts des grands propriétaires
fonciers, ne les servent pas directement et bloquent partiellement leurs
ambitions d'extension de leur patrimoine. Or cette fraction des classes
dominantes se trouve en majorité dans le monde rural, dans les régions
montagneuses et les hauts plateaux qui sont des régions berbérophones.
Dans ce cas, le facteur berbère est utilisé comme moyen d'attache pour
la constitution de groupes dans les luttes fractionnaires : sous l'étendard
du « berbérisme », les éléments berbérophones des classes dominantes
cherchent à exercer des pressions pour obtenir plus de privilèges commer
ciaux et fonciers. Le Mouvement populaire, seul parti politique officiel
qui a inscrit la question berbère dans ses programmes, est le représentant
d'une telle tendance. Le « berbérisme » est utilisé aussi, mais plus récem
ment et de manière larvée, par la bourgeoisie commerçante soussie pour
obtenir davantage de prérogatives sociales.
Au niveau de l'économie et de la politique, les facteurs d'unité entre
les éléments arabophones et berbérophones l'emportent sur les facteurs de
division. Au niveau de la culture, le système d'idées et de conceptions
bourgeoises prédomine chez les deux éléments. Il y a aussi accord pour
promouvoir, au niveau institutionnel, les systèmes linguistiques arabe et
français et reléguer au second plan le berbère traité comme « dialecte
local » n'ayant aucun avenir et condamné à une mort inéluctable. Une
telle condamnation de leur propre langue ne pose pas de problèmes
concrets aux berbérophones des classes dominantes dans la réalisation de
98
Miloud Taifi
leurs intérêts, car pour les intérêts de ces classes, ce qui est nécessaire
ce sont les langues européennes, notamment le français. Tout en déniant
au berbère le droit de cité et en proclamant l'arabisation des institutions
et surtout de l'enseignement, les éléments arabophones et berbérophones
des classes dominantes réservent un autre sort à leur progéniture : celle-ci
est en effet inscrite dans les écoles et lycées de la Mission culturelle fran
çaise et orientée ensuite vers les universités françaises ou américaines.
Les classes dominantes assurent ainsi la relève en préparant les géné
rations futures à s'insérer plus aisément dans le système national et à en
tirer profit.
Face aux doléances conjoncturelles des berbérophones des classes
dominantes, relatives à la langue et à la culture berbères, la partie ara
bophone répond par certaines formes de récupération ; elle concède par
exemple douze heures par jour d'émissions radiophoniques en langue ber
bère et affiche avec ostentation, dans certaines circonstances appropriées
un intérêt particulier pour le patrimoine culturel berbère, mais en procé
dant insidieusement à sa folklorisation pour en faire un simple bien de
consommation pour touristes nationaux ou étrangers. Les éléments berbé
rophones des classes dominantes participent volontiers à une telle folklo
risation qui vise, à long terme, l'éradication de la langue et de la culture
berbères.
Toutes activités visant à moderniser et à promouvoir la langue et la
culture berbères sont soit réprimées, soit rendues suspectes, soit à peine
tolérées par les classes dominantes y compris leurs éléments berbéro
phones, car si ces derniers utilisent politiquement le « berbérisme » pour
consolider leur groupe de pression, ils craignent les implications autono
mistes implicites et les implications démocratiques d'une telle revendica
tion identitaire dont le point nodal est l'égalité des langues. Ce qui irait
évidemment à rencontre des intérêts socio-économiques des classes domi
nantes.
En conclusion, je dirai tout simplement que la langue d'une commu
nauté n'a de valeur que parce qu'elle reflète et symbolise sa culture et
son génie et qu'elle permet à ses membres de tisser des relations sociales
et commerciales et de participer au fonctionnement socio-économique du
système national.
Si le sentiment d'appartenance d'une communauté se relâche et
s'étiole, sa langue perd alors toute sa signification et se dévalorise. Les
locuteurs sont alors condamnés à l'aventure, à la bâtardise et à l'hybridité
linguistique et culturelle, s'exposant à n'importe quelles influences étran
gères.
Lin système national qui ne donne pas la parole aux citoyens dans
leur langue maternelle tue leur citoyenneté car le comportement linguis
tique est l'une des libertés fondamentales des sociétés civilisées.
LA TRANSMISSION DU POUVOIR CHEZ LES DAG-TALI
DE L'AHAGGAR
Paul Pandolfi
La confédération des Touaregs Kel-Ahaggar combine tout à la fois
une structure hiérarchique et nombre de caractéristiques propres aux
sociétés de type segmentaire. Ainsi d'une part, la société est divisée en
strates hiérarchiques ou « rangs » pour reprendre une expression de
P. Bonté (1986 : 4). On trouve alors de haut en bas de l'échelle sociale :
les nobles (ihaggâren), les tributaires {imyad ou Kel-Ulli) et les esclaves
{iklan). Plus, depuis la seconde moitié du xix' siècle, des cultivateurs
sédentaires {izeggâyen) originaires du Touat-Tidikelt. D'autre part, les
Kel-Ahaggar se répartissent en clans {tawsiî) à forte tendance endogame
- surtout chez les Kel-Ulli - se réclamant d'un ancêtre commun. La plu
part de ces tawsit se subdivisent en plusieurs fractions (voire sous-
fractions) dont les noms font souvent référence à la toponymie des terri
toires habituellement dévolus à ces groupes.
Avant d'aborder, à partir de l'exemple Dag-Pali, le problème de la
transmission du pouvoir dans les groupes tributaires de l'Ahaggar, il est
nécessaire de présenter brièvement trois termes {amyar, amenûkal et
ettebel) qui reviendront fréquemment dans notre étude. Précisons toutefois
que, selon leur contexte d'emploi, ces mots peuvent renvoyer à des sens
différents et qu'il n'est point dans notre propos d'épuiser cette polysémie.
Nous nous contenterons donc de rappeler ici les seuls sens qui s'avèrent
pertinents pour la suite de notre exposé'.
AMENUKAL AMFAR ET ETTEBEL
A la tête de cet ensemble de tawsit connu sous le nom de confédé
ration des Kel-Ahaggar se trouvait un chef désigné par le terme
1. Pour un développement plus complet sur ces deux premiers termes, on pourra se reporter
aux notices rédigées par S. Chaker et M. Gast pour VEncyclopédie berbère (1987, IV : 581 et
590). En ce qui concerne les différents sens é"ettebel en langue tamâhaq voir Foucauld 1951 :
1922.
100
Paul Pandolfi
amenUkal. Toujours choisi parmi les nobles Kel-Tela et plus précisé
ment parmi ceux qui avaient hérité en ligne utérine du droit au comman
dement, il avait pour fonction de représenter l'ensemble Kel-Ahaggar vis-àvis de l'extérieur. En cas de conflits avec des populations étrangères ou
d'autres confédérations touarègues, c'est lui qui décrétait l'état de guerre
et appelait à la mobilisation l'ensemble des tawsit. A l'intérieur même de
la confédération, Vamenûkal rendait la justice et arbitrait les conflits.
D'un point de vue économique, il recevait l'impôt annuel en nature
(tiwsé) que, signe d'allégeance, lui remettaient les groupes tributaires. A
cette ressource principale venaient s'ajouter d'autres bénéfices propres à
sa charge (redevance sur les jardins cultivés, droits de passage sur les
caravanes, part sur les butins de rezzous organisés par les tributaires...).
Si le terme amenûkal ne pouvait désigner qu'un seul homme investi,
à un moment donné, du pouvoir au niveau de la confédération, il n'en
était point de même du mot amyar qui, lui, s'appliquait à plusieurs per
sonnes. Issu de la racine M F R (« être grand, âgé »), ce terme se
retrouve dans tous les parlers berbères. Mais, à ce sens premier viennent
s'ajouter dans chacun de ceux-ci des significations plus particulières ren
voyant généralement à l'organisation sociale (cf. Chaker et Gast 1987 b :
590).
En tamâhaq, amyar (pl. imyaren) désigne non seulement un homme
âgé mais aussi le père et les ascendants masculins ainsi que toute per
sonne possédant une autorité et qui est amenée à l'exercer sur un groupe
plus ou moins important d'individus (Foucauld 1951 : 1237 ; Chaker et
Gast 1987 b : 591). Dans ce dernier sens, amyar est principalement
employé pour l'homme qui est désigné comme le chef d'une tawsit. A ce
titre, il était censé régler, souvent avec l'aide d'autres notables reconnus,
les conflits qui pouvaient apparaître à tous les niveaux de la tawsit. C'est
à lui également que revenaient le contrôle et la gestion du territoire du
groupe. L'amyar était aussi le représentant de son groupe par rapport à
l'extérieur
et
servait
notamment
d'intermédiaire
entre
celui-ci
et
Vamenûkal. Tous les amyar des groupes tributaires participaient, avec les
nobles chefs de famille, à l'élection de Vamenûkal. De plus, c'est à lui
que revenait la charge de collecter l'impôt (tiwsé) dont il prélevait
d'ailleurs une part. Ainsi, sur les douze sacs de mil que donnaient chaque
année les Dag-Fali, deux revenaient à Vamyar de cette tawsit.
Ettebel est lui aussi un terme fort polysémique en tamâhaq (cf. Fou
cauld 1951 : 1922). Il désigne dans un premier sens un «gros tambour
demi-sphérique » qui, chez les Kel-Ahaggar mais aussi dans d'autres
groupes touaregs, est le symbole de la souveraineté détenue par
Vamenûkal. C'est d'ailleurs à cette idée de souveraineté que le terme
ettebel renvoie le plus fréquemment.
Appliqué à des personnes ou des groupes nobles, ettebel connote
alors une suzeraineté exercée sur des groupes ou personnes tributaires.
Mais, chez ces derniers - comme le démontre l'exemple Dag-Fali -, la
La transmission du pouvoir chez les Dag-Tali de l'Ahaggar
101
notion d'ettebel intervient aussi dans la mesure où seule sa possession
permettra à certains membres du groupe de postuler au poste d'amyar
mais également de bénéficier de certains biens transmis tout comme le
pouvoir par voie matrilinéaire.
Ettebel désigne donc avant tout, à différents niveaux hiérarchiques de
la société, ce droit à la souveraineté transmis par voie utérine.
LA TRANSMISSION DU POUVOIR SUPRÊME {AMENÛKAL)
Le caractère matrilinéaire de la transmission du pouvoir {amenûkal)
chez les Kel-Ahaggar a été depuis longtemps relevé. Depuis le
xviip siècle, cet amenûkal a toujours été choisi dans une des tawsit nobles
à savoir celle des Kel-Fela. Parmi plusieurs prétendants possibles à cette
charge une assemblée composée de tous les suzerains et de tous les
amyar tributaires désigne celui qui apparaît le mieux à même de remplir
cette fonction. Mais, à l'intérieur de la tawsit Kel-Fela seuls les des
cendants masculins de mères possédant Vettebel peuvent prétendre accéder
au titre d'amenûkal. Ces mères sont les descendantes de Kella, elle-même
présentée comme une descendante de Tin-Hinan ancêtre féminin mythique
des nobles Kel-Ahaggar. Depuis Kella, Vettebel s'est transmis par voie
utérine : les détentrices de ce privilège le transmettant à leurs filles tandis
que leurs descendants masculins pourront eux - et eux seuls - prétendre
accéder au rang d'amenûkal. Ainsi, comme a pu l'écrire M. Gast (1973 :
523) « les femmes transmettent à leurs fils un pouvoir qu'elles n'exercent
pas ». Il s'agit là d'une caractéristique commune à nombre de cas de
transmission matrilinéaire du pouvoir (cf. Fox 1972 ; 112). Si ce dernier
y est transmis par les femmes, ce sont généralement leurs descendants
masculins qui l'exercent.
Cette distinction fondamentale entre exercice et transmission du pou
voir est parfaitement illustrée, en dehors du monde touareg, par les
lignées royales comoriennes ayant pour origine des princesses shirazi.
Mais, « le fait que le pouvoir des princesses ne soit pas exercé par ellesmêmes, mais par des hommes de la lignée, ne diminue en rien leur statut.
En effet, elles seules détiennent véritablement la souveraineté (yezi) et la
lèguent à leur descendance » (Damir et al. 1985 : 45).
En principe donc, les successeurs d'un amenûkal se choisissent en
lignée utérine parmi les descendants masculins de femmes possédant
Vettebel. Soit, par ordre de préférence, parmi les frères (anaten), les
cousins parallèles matrilatéraux {anaten dar ara n-tanâtîn : « frères
enfants de sœurs ») et enfin les neveux utérins {ay elet ma).
102
Paul Pandolfi
1 - Transmission du pouvoir chez les Kel-Ahaggar (D'après m. gast 1973)
I
I
I
i
I
I
En langue tamâhaq ce mode de transmission du pouvoir se nomme
tadâbit (Foucauld 1951 : 152) avec une distinction entre ce qui est dé
nommé tadâbit tan ara-n-tanâtîn, à savoir la transmission latérale aux
cousins parallèles matrilatéraux, et tadâbit tan kaskab, soit la transmission
de la chefferie aux neveux utérins.
Ainsi, après le décès de Vamenûkal (1), c'est son frère (la) qui est
censé lui succéder ou à défaut ses cousins parallèles matrilatéraux (2, 3,
et 4). L'ordre de succession entre ces trois prétendants étant ici fonction
de l'ordre d'aînesse des mères et non point de l'âge des prétendants.
Enfin, si cette génération est épuisée, l'on en vient aux descendants des
sœurs (là aussi en respectant l'ordre d'aînesse) soit aux neveux utérins (5
à 8) des précédents amenûkal. Nous aurons l'occasion de revenir plus loin
sur la manière dont ce principe de transmission a pu se concrétiser dans
l'histoire des Kel-Ahaggar. Nous devons cependant dès maintenant souli
gner le rôle capital joué ici par deux personnages féminins : Tin-Hinan
et Kella. La première est considérée comme l'ancêtre mythique des nobles
(ihaggâren) ou parfois - selon les versions - des seuls Kel-Fela. Quant
à la seconde, présentée comme une « fille » de Tin-Hinan, elle est le per
sonnage à partir duquel peut se poursuivre la transmission de Vettebel. Si
Tin-Hinan reste pour nous un personnage mythique, nombre de Kel-Fela
et notamment parmi eux les détenteurs de Vettebel peuvent faire remonter
leur généalogie jusqu'à Kella qui par son mariage avec Sidi (troisième
amenûkal connu des Kel-Ahaggar) permit à leur tawsit de monopoliser le
pouvoir^.
2. Précisons qu'il ne s'agit point ici de présenter en détails ni le principe gouvernant la
transmission du pouvoir ni l'histoire de la chefferie chez les Kel-Ahaggar mais simplement d'en
-rappeler quelques points importants pour une meilleure compréhension de ce qui structure la trans
mission de la charge à'amyar dans un groupe tributaire. Pour de plus amples détails sur l'histoire
La transmission du pouvoir chez les Dag-Tali de VAhaggar
103
L'EXEMPLE DAG-FALI
Si le modèle de transmission du pouvoir suprême détenu par
Vamenûkal chez les Kel-Ahaggar a depuis fort longtemps été relevé et
analysé, il n'en est point de même en ce qui concerne la charge d'amyar
dans les groupes tributaires (Kel-Ulli). Au mieux trouve-t-on chez certains
auteurs l'affirmation que cette dernière se transmet, tout comme celle
d'amenûkal, par voie utérine. Mais cette affirmation, extension de ce qui
se passait chez les nobles aux groupes tributaires, n'est jamais étayée par
l'analyse d'un exemple précis^.
C'est cette lacune qui, en dehors même d'un simple souci historique,
nous a amené à nous intéresser aux amyar Dag-fali et au phénomène de
la transmission du pouvoir dans cette tawsit.
Il n'est point sûr d'ailleurs que ce que nous pouvons maintenant
affirmer à propos des Dag-fali soit également valable pour tous les autres
groupes Kel-Ulli. Il faudrait entreprendre auprès de ces derniers des
enquêtes similaires qui seules permettraient de mieux cerner comment
s'opérait dans chaque tawsit considérée la transmission du pouvoir. Pour
l'instant, nous remarquerons simplement qu'en ce qui concerne la tawsit
des Aguh-n-tahlé il n'apparaît point évident - au vu des trop maigres
informations en notre possession - que le modèle dégagé à partir de
l'exemple Dag-fali soit applicable tel quef.
Nos enquêtes chez les Dag-fali nous ont permis de dresser la liste
des amyar qui se sont succédé à la tête de cette tawsit. Cette liste a été
plusieurs fois vérifiée, contrôlée auprès de divers informateurs et nous
semble désormais peu sujette à caution. Précisons d'ailleurs que pour les
derniers amyar (à partir de Dua ag Ag-Iklan) la liste ainsi établie a été
confrontée aux fort rares indications que l'on peut trouver sur ce sujet soit
dans les rapports militaires (consultables aux Archives d'Outre-Mer
d'Aix-en-Provence), soit dans la littérature ethnographique du début du
siècle.
Débutant avec fali, ancêtre éponyme de la tawsit, cette liste
comprend onze noms. C'est seulement à partir du cinquième amyar, à
savoir Sîdi ag Buhen, que nous avons pu apporter quelques précisions
chronologiques. Bien évidemment, ces dernières vont en s'amplifiant et en
de la chefferie chez les Kel-Ahaggar, on pourra se référer à Gast (1976 et 1986) ainsi qu'à Bourgeot (1976).
3. Il faut cependant signaler la publication par H. Claudot de la liste des amyar KelTazulet. Mais il s'agit là d'un groupe appartenant aux Isseqqemaren et qui, à ce titre, ne peut
être considéré et analysé sur le même plan que les tawsit Kel-Ulli proprement dites (Claudot
1987 : 175).
4. Et d'autant plus qu'au dire de nombreux Aguh-n-tahlé et à la différence de ce qui se
passe chez les Dag-Fali il ne semble pas qu'on puisse parler véritablement d'un amyar n tawsit.
Il apparaît, en effet, que dans ce cas il n'y a eu que fort rarement un amyar commun à
l'ensemble de la tawsit. Plus fréquemment se trouvaient juxtaposés un nombre variable de
« chefs «/représentants de fractions sans que l'un d'eux ait véritablement prééminence sur les
autres et du même coup apparaisse comme le représentant reconnu de l'ensemble de la tawsit.
104
Paul Fandolfi
se précisant au fur et à mesure que l'on se rapproche de l'époque
actuelle. A contrario, pour les amyar précédant Sîdi ag Buhen nous ne
possédons que leurs noms et - à l'exception de l'un d'eux - ceux de
leurs ascendants.
LISTE DES AMFAR DAG-TALI
Les dates figurant en face de certains noms de cette liste indiquent
l'année de leur prise de fonction et l'année de leur décès qui correspond
aussi - vu qu'il n'y a point eu démission ou destitution - à celle de la
fin de leur fonction d'amyar.
1.
2.
3.
4.
5.
6.
7.
8.
9.
10.
11.
Fali ag El-Mader
Aganna
Uray ag Fali
Mohammed ag Amagor
Sîdi ag Buhen
Mohammed ag Besa
Dua ag Ag Iklan
Uksem ag Uray
Akrud ag Ama
Dengusi ag Uksem
Sîdi Mohammed ag Dua
7-1893'
1893-1902'
1902-1911
1911-1947'
1948-1952'
1953-1960
1960-1975
Trois points doivent être précisés :
1° Nous faisons débuter cette liste par Fali ag El-Mader, ancêtre éponyme de la tawsit. Mais il nous a parfois été donné comme « chefs » plus
anciens encore deux autres noms. Il s'agit en l'occurrence d'Awata ag
Mohammed, oncle paternel et beau-père de Fali et d'El-Mader ag
5. La date du décès de Sîdi ag Buhen nous est fournie par les chronologies recueillies par
J. Dubief chez les Kel-Ahaggar. L'année 1893 étant désignée par certains groupes comme
« aouélai oua d aba Sîdi ag Bourin » (Dubief 1942 : 11).
6. Mohammed ag Besa fut tué comme de très nombreux Dag-Pali au combat de Tit (avril
1902).
7. Dua ag Ag-Iklan est né en 1855 (cf. Foucauld 1925 : 258). 11 est mort de soif en 1911
au Tamesna (Gorrée 1946 : 484 et Dubief 1942 : 19). Blessé au bras au combat de Tit, il était
amyar des Dag-Pali lors du séjour (mai-octobre 1905) de M. Benhazera dans l'Ahaggar. Cet
auteur dressa de lui un portrait louangeur : « Vamyar actuel. Doua ag Iklan, est un honune d'une
quarantaine d'années. Sensé, sérieux, intelligent, il jouit d'une réelle influence sur sa fraction et
même d'une certaine considération de la part des nobles et imr'ads des autres fractions. 11 parle
un peu l'arabe et le comprend assez bien » (Benhazera 1908 : 144).
8. Uksem ag Uray, né en 1870, (Foucauld 1925 : 474), est décédé le 21-12-1947. Vu
l'époque durant laquelle il se trouva à la tête de la tawsit et les liens étroits qu'il avait développés
tant avec les amenûkal qu'avec l'administration coloniale, c'est sur cet amyar que nous possédons
le plus grand nombre de témoignages. Voir les nombreuses notations sur Uksem que l'on peut
trouver dans les écrits de Foucauld (m Gorrée 1946) et de Lhote (1951) notamment.
9. Akrud ag Ama est décédé lors d'un pèlerinage à La Mecque en 1952 (cf. Lecointre
1953).
La transmission du pouvoir chez les Dag-TaH de l'Ahaggar
105
Mohammed, frère cadet du précédent et père de Fali. Nous n'intégrons
point ces deux personnages dans notre liste car leur rang d'amyar semble
moins certain et ne fait pas l'unanimité parmi les personnes de cette
tawsit qui possèdent encore la mémoire de l'histoire de leur groupe.
2° Le nom (Aganna) du deuxième amyar nous a été donné et
confirmé par plusieurs informateurs Dag-Fali appartenant à des fractions
différentes de cette tawsit^^. Mais alors que pour tous les autres amyar
nous possédons des renseignements d'ordre généalogique, tant sur leurs
ascendants que sur leurs épouses et descendants, nous n'avons aucune
information de ce type à propos d'Aganna. Au mieux, il nous a été
indiqué qu'il s'agirait d'un « cousin » de Fali dont plus personne ne
connaîtrait désormais les ascendants. Il nous a également été rapporté que
cet amyar aurait été le contemporain de Vamenûkal Yunes ag Sidi mais
que considéré comme manquant de la tayté^^ nécessaire à sa charge, il
aurait été destitué par Vamenûkal des Kel-Ahaggar (Yunes ou Ag-Mama
ag Sîdi ?) et ce au profit d'Uray ag Fali. Quoi qu'il en soit, à l'heure
actuelle - mais nous craignons fort de ne point pouvoir sur ce point
affiner/compléter notre connaissance - il y a là un manque préjudiciable
dans la mesure où nous ne pouvons intégrer cet amyar dans le tableau
généalogique qui permet de suivre la transmission du pouvoir chez les
Dag-Fali.
3® Nous avons arrêté notre liste à Sidi Mohammed ag Dua, décédé
en 1975. Cependant, succéda à ce dernier Eyub ag El-Hoseyni décédé en
septembre 1993. Mais les conditions de sa nomination et, semble-t-il,
l'intervention de l'administration font que nombre de Dag-Fali ne le
considèrent point vraiment sur le même plan que les amyar précédents.
10. Signalons qu'on retrouve le nom d'Aganna en tête de la liste - incomplète - des amyar
Dag-Fali contenue dans le rapport du capitaine Florimond (1925 : 39). Il y est même indiqué le
nom de son ascendant paternel en l'occurrence Orar (Uray ?). Mais aucun de nos informateurs
n'ayant pu nous confirmer cette ascendance, nous ne l'avons point reprise ici. Et ce d'autant plus
qu'il ne peut s'agir d'un fils d'Uray ag Fali dont la descendance est parfaitement connue par
nombre de Dag-Fali.
11. Ce terme fréquemment employé dans l'Ahaggar est généralement traduit par «intelli
gence» (Foucauld 1951 : 708). Mais, il nous paraît nécessaire de préciser que ce mot désigne
avant tout une forme spécifique d'intelligence, celle qui consiste en un savoir acquis par l'expé
rience et en une capacité à se comporter selon le code d'honneur propre aux amyar. En ce sens,
tayté nous paraît proche de sagesse et il n'est point indifférent que cette qualité soit généralement
- mais non exclusivement - attribuée à des personnes âgées et expérimentées. Elles seules ont
eu le temps de l'acquérir mais aussi de la manifester tant dans leurs actes que dans leurs paroles.
Il est également significatif que les Kel-Ahaggar - de plus en plus nombreux - ayant acquis un
savoir scolaire de type occidental sont loin d'être tous possesseurs de tayté aux yeux de leurs
compatriotes.
2 - Tableau généalogique : les amear dag-fali
Mohammed
I
Ag-Ahnet
lÂLI . 9I
i;
Urayag Fali
I
I
1
u
Debeinnu
•
I
Tcgodrait
Am.g»AI • SI
Besaag Uray
4
Mhd
Agentor
1 Tali
®
Terhananel
El-Maderag Mohammed
Uraya/p î
Enyrubu
ag Amagor
1
Buhén ag Agenlor
ag Iklan
Sidi ag Buhen
ag Agenlor
. Ama
Dua ag Ag-lklan
Mohammedag Besa
8
Uksemag Uray
I
10
Dengusiag Uksem ag Uray
A = amyar. Le chiffre indique l'ordre de succession à la tête de la tawsit.
{g = Femme détentrice de Vettebel.
\
9 AkrudagAma
ag In-Théyéwin
11
Sidi Mohammed ag Dua
La transmission du pouvoir chez les Dag-Tali de l'Ahaggar
107
ETTEBEL ET TRANSMISSION DU POUVOIR CHEZ LES DAG-FALI
D'emblée, une première lecture du tableau précédent permet de noter
que toutes les mères des amyar qui se sont succédé à la tête de la tawsit
étaient détentrices de Vettebel. En cela, ce tableau illustre et confirme les
dires des Dag-Pali eux-mêmes quand ils affirment que la transmission du
pouvoir s'opérait dans leur tawsit selon un axe matrilinéaire comme chez
les nobles Kel-Fela.
En ce qui concerne les Dag-Fali, un récit met en scène cette notion
d'ettebel et sa transmission par voie utérine. Les deux personnages prin
cipaux en sont deux sœurs, Debeinnu et Tegodrait, filles d'Awata ag
Mohammed. Ce dernier est tout à la fois oncle paternel et beau-père de
Fali ag El-Mader.
Ce récit nous a été narré par trois informateurs différents. Au-delà de
légères variantes, le schéma général en était identique.
Ag-Ahnet ag Awata, frère aîné de Debeinnu et Tegodrait, part en caravane à
In-Salah. Outre un chargement lui appartenant, il emporte également avec lui du
beurre de chèvre et des fromages qui lui ont été confiés par ses deux sœurs. Arrivé
à In-Salah, il négocie ces produits et peut ainsi ramener à ses sœurs une chamelle,
des dattes, un tapis et du tissu. De retour dans l'Ahaggar, il présente tous ces biens
à Debeinnu et Tegodrait en leur proposant d'opérer elles-mêmes le partage.
Tegodrait, la sœur cadette, qui a la charge de jeunes enfants, exprime alors
sa préférence pour les dattes et le tapis. En échange, Debeinnu garde la chamelle
qui désormais sera marquée de son feu (terkeyt). Quant au tissu, les deux sœurs
se le partagent équitablement.
Mais, très vite, les dattes furent mangées. Quant au tapis, il ne peut avoir
qu'une vie sans prolongement : bientôt usé, il devra être remplacé. Par contre, la
chamelle qui revient à la sœur aînée pourra elle donner naissance à de jeunes chamelons. Par là, le bien de Debeinnu est bien destiné à durer, à se perpétuer.
Pour les Dag-Fali, la chamelle qui revient à Debeinnu et dont la pro
géniture sera transmise de mère en fille symbolise Vettebel. Par contre,
en choisissant, par attrait d'un profit immédiat, les dattes et le tapis,
Tegodrait, la sœur cadette, perd tout droit sur cet ettebel et surtout ne
pourra rien transmettre à ses descendantes. Cette interprétation, avancée
par les Dag-Fali eux-mêmes, reste toujours identique quelles que soient
les variantes secondaires du récitDe fait, le schéma de base est
toujours le même. On est toujours face à un choix, un partage entre deux
sœurs. D'un côté une chamelle, de l'autre un chargement. La chamelle
symbolisant toujours Vettebel et sa perpétuation alors que le chargement
12. Ces variantes concernent essentiellement la composition des chargements tant à l'aller
qu'au retour. Outre le beurre de chèvre et les fromages, Ag-Ahnet emporte aussi des sacs en cuir
confectionnés par ses deux sœurs. Au retour, il est parfois fait mention de deux tapis ou cou
vertures. N'est pas toujours signalé non plus la raison du choix de Tegodrait qui serait qu'ayant
la charge de jeunes enfants elle préfère les dattes du chargement à la chamelle.
108
Paul Pandolfi
illustre ce qui - à la différence de Vettebel - ne peut se transmettre, ne
peut se perpétuer
Appliqué au tableau généalogique ci-dessus, ce récit justifie le choix
des amyar dans la mesure où les mères de ces derniers sont toutes déten
trices de Vettebel mais aussi « filles » (descendantes par voie matrili
néaire) de Debeinnu Ult Awata. La chaîne matrilinéaire peut pour chacune
d'elles être remontée sans rupture jusqu'à l'épouse de Fali''*. On notera
au passage que le rôle fondamental joué ici par Debeinnu en tant que
femme initiatrice de Vettebel chez les Dag-Fali apparaît fort proche de
celui joué, pour la tawsit des Kel-Fela, par Kella. Cette dernière est pré
sentée comme une descendante de Tin-Hinan ancêtre féminine mythique
des nobles de l'Ahaggar. De même manière, nombre de Dag-Fali voient
en Debeinnu une descendante de Takamat, servante ou sœur cadette selon les versions - de Tin-Hinan, et ancêtre des Imessiliten, tawsit dont
descendent les principaux groupes tributaires de l'Ahaggar (Dag-Fali, KelAhnet et Aît-Loaïen).
D'autres faits viennent illustrer et conforter cette thèse d'une trans
mission matrilinéaire du pouvoir. Ainsi, Uray ag Fali (tout comme son
petit-fils Mohammed ag Besa) pourrait avoir été choisi à ce poste soit en
tant que fils de sa mère, soit en tant que fils de son père, en l'occurrence
Fali lui-même. Rien, en effet, ne permet de décider si nous sommes ici
en présence d'une transmission de type matrilinéaire ou patrilinéaire de la
charge d'amyar. Par contre, tel n'est point le cas des autres amyar qui
eux se trouvent rattachés à l'ancêtre éponyme uniquement par les femmes
et plus particulièrement par l'intermédiaire des filles de Fali. Cela est
d'autant plus vrai que par voie patrilinéaire la plupart de ces amyar se
rattachent à des « étrangers », en l'occurrence Amagor ag Akotey et
Enyrubu ag Attanuf.
S'il est un fait largement reconnu chez les Dag-Fali quant à l'histoire
de leur tawsit, c'est bien celui de l'origine extérieure tant d'Attanuf que
d'Amagor. Le premier serait en effet originaire du Niger et plus précisé13. H. Ciaudot a brièvement signalé un mythe qui pour présenter la rivalité des Urayen et
Imenan et l'accaparement de Vettebel par ces derniers utilise le même schéma. « L'histoire se
situe dans la région de Ghat. Un homme, qui revient d'une caravane en Orient, propose à ses
filles de choisir entre deux cadeaux différents : l'une, qui est la mère des Uraghen, choisit
l'écuelle d'or, et l'autre, qui est la mère des Imenan, choisit Vettebel (chefferie). » (Ciaudot 1987 :
185.)
14. Lors de nos enquêtes généalogiques, nous est en effet vite apparue une forte différence
entre les membres de la tawsit pouvant se réclamer de Vettebel et ceux (plus nombreux) qui ne
peuvent y prétendre. La mémoire généalogique des premiers étant nettement plus étendue que
celle des seconds. De plus, alors que pour les premiers cette mémoire généalogique est efficiente
en bilatéralité, pour les seconds, l'axe paternel est largement prédominant par rapport à l'axe
maternel. Il n'est point rare que, dès la deuxième ou troisième ascendance, les ancêtre maternels
soient oubliés alors que la chaîne généalogique des pères est conservée au-delà. Dans la littéra
ture consacrée aux Kel-Ahaggar, il a souvent été relevé que la mémoire généalogique est plus
importante chez les nobles que chez les Kel-Ulli (Nicolaisen 1963 et Keenan 1977 entre autres.)
Peut-être devrait-on préciser ce constat peu niable en introduisant ici le paramètre ettebel. Ce der
nier ouvre l'accès non seulement au pouvoir mais aussi à un certain nombre de biens. Aussi,
l'ascendance a ici un rôle politico-économique non négligeable.
La transmission du pouvoir chez les Dag-Tali de l'Ahaggar
109
ment de la région d'In-Gall et - selon la plupart des témoignages - appar
tenait à la tawsit des Kel-Ayefsa. Quant au second, il viendrait du Tas-
sili-n-Ajjer et, par ses ancêtres, était rattaché aux Iwerweren'^.
Nous aurons l'occasion de revenir sur la manière dont ces deux
étrangers ont été intégrés aux Dag-Fali. Mais, dès maintenant, le tableau
généalogique montre comment, en se mariant avec des « filles » de Fali
et Debeinnu, Amagor d'un côté et les fils d'Enyrubu de l'autre ont capté
au profit de leurs enfants Vettebel des Dag-Fali. Cela est particulièrement
évident pour la descendance d'Enyrubu ag Attanuf. Trois de ses quatre
fils se sont mariés avec des petites-filles de Debeinnu, détentrices de
Vettebel. Résultat : les cinq derniers amyar Dag-Fali se rattachent tous à
Enyrubu, au point que l'on peut évoquer ici - que ce soit de manière
délibérée au non - une véritable prise de pouvoir.
Critères du choix des amyar
Cependant, si ce tableau généalogique confirme que seuls les
hommes fils d'une mère détentrice de l'ettebel pouvaient accéder au rang
dVamyar, il n'explique point le choix opéré entre différents prétendants.
A chaque « succession » un seul parmi ceux-ci était en effet choisi, mais
sur quels critères se faisait alors la décision ? Il est fort difficile de
fournir une réponse précise à cette question. Nous nous bornerons ici à
avancer quelques éléments de réponse en combinant pour cela les dires
des Dag-Fali eux-mêmes, les enseignements que nous pouvons extraire de
nos enquêtes généalogiques et (les maigres et parfois contradictoires) indi
cations contenues dans la littérature ethnologique consacrée aux tawsit tri
butaires chez les Kel-Ahaggar.
Sur ce sujet, la position des Dag-Fali peut se résumer à deux idéesforces, à deux principes :
- Ne peuvent accéder à la charge dVamyar que les seuls descendants
masculins (en ligne directe) d'une femme détentrice de Vettebel.
- Parmi ceux-ci, sera choisi celui qui possède au mieux les qualités
nécessaires à une telle charge. Celles-ci consistent essentiellement en une
15. Les Iwerweren sont un des groupes Kel-Ulli de la confédération des Kel-Ajjer (cf. Fou-
cauid 195! : 537). Selon certains Dag-Fali, descendants d'Amagor, un frère de ce dernier resté
lui dans FAjjer en serait un des ancêtres fondateurs. On notera aussi que des Iwerweren se sont
également intégrés à la tawsit des Kel-Ahnet de l'Ahaggar. Parmi eux, toujours selon les Dag-Fali,
se trouveraient certains descendants de Fali issus du second mariage de celui-ci avec une femme
nommée Resa Ult Amama. Quant à l'appellation de Kel-Ayefsa, elle désigne tout à la fois une
fraction des Aguh-n-tahlé de l'Ahaggar, et un groupe de Touaregs résidant dans la région d'inGall au Niger. Ces derniers sont restés en Aïr quand les Aguh-n-tahlé, alors connus sous le nom
de Tégehé-n-Elimen, vinrent s'établir dans l'Ahaggar il y a environ trois siècles. Il est fort vrai
semblable que ce mouvement d'émigration du sud vers le nord ait été précédé d'un mouvement
inverse (Gast 1985 : 266 et Lhote 1984 : 74). L'Arefsa désigne, en effet, une région de l'Ahaggar
(Foucauld 1940 : 219), et les Kel-Aïr surnomment les Kel-Ayefsa résidant chez eux Ihaggaren
ô<ceux de l'Ahaggar»).
110
Paul Pandolfi
maximalisation des traits du code de conduite propre aux Kel-Ahaggar,
maîtrise de soi, don de la parole, tayté...
Ces deux critères permettant de combiner tout à la fois un accès
sélectif, du fait même de l'hérédité (transmission de Vettebel), et une
ouverture « démocratique », dans la mesure où la première condition est
ici tempérée par reconnaissance de qualités dues à l'ensemble des
hommes de la tawsit. Mais ils ne sont point les seuls pris en compte.
Trois autres paramètres interviennent également. Il s'agit, en l'occurrence,
de :
- L'ordre aîné/cadet parmi les prétendants possibles ;
- L'avis de Vamenûkal et des nobles dirigeants ;
- L'alternance instaurée entre les fractions Dag-Fali.
Aînés et cadets
L'on sait que l'axe aîné/cadet joue un rôle fondamental et à de nom
breux niveaux (segmentation, système d'attitudes, résidence, etc.) chez les
Kel-Ahaggar. Cela s'inscrit dans la terminologie de la parenté elle-même.
Ainsi, Ego'^ utilisera des termes différents pour désigner ses frères (réels
et classificatoires) selon qu'ils se trouvent par rapport à lui en position
d'aînés {ameqqar) ou de cadets (amadray). Que cet axe aîné/cadet inter
vienne aussi en ce qui concerne le choix des amyar n'est donc en rien
étonnant. L'on peut ainsi supposer, par exemple, que le choix d'Uray ag
Fali et non de son frère cadet El-Haj Ahmadu quand il fallut désigner le
troisième amyar ou encore celui de Sîdî ag Buhen et non de son cadet
Ebekki, pour le poste de cinquième amyar, relèvent d'une telle logique.
Précisons que la notion de seniorité chez les Kel-Ahaggar convient
non seulement à l'aîné par naissance (soit le plus âgé des frères) mais
également à l'aîné social. Ainsi, que! que soit leur écart d'âge, le fils
d'un frère aîné sera considéré comme l'aîné du fils d'un frère cadet'^.
Nous aurons d'ailleurs l'occasion d'analyser, à partir d'un exemple précis
(cf. tableau 2), l'intervention de cette notion de seniorité sociale dans le
choix des amyar.
16. «Ego n'appelle pas «frère (ou sœur) aîné ou cadet» ses cousins parallèles plus âgés
ou plus jeunes que lui, mais il les appelle aînés, si leur père est l'aîné de son père ou si leur
mère est l'aînée de sa mère. Il les appelle cadets si leur père est le cadet de son père et si leur
mère est la cadette de sa mère. En sorte qu'Ego peut appeler frère aîné un cousin plus jeune que
lui et frère cadet un cousin plus âgé que lui (idem pour les cousines).» (Gast 1974 : 187). On
notera que cette notion d'aîné social n'est point spécifique aux seuls Kel-Ahaggar : voir RadcliffeBrown 1953 : 29 et Balandier 1985.
17. On pourrait s'étonner que nous insistions sur le poids de Vamenûkal dans le choix des
amyar sans évoquer, par contre, l'influence de l'administration coloniale française. Mais, à nous
en tenir à nos informations actuelles, celle-ci ne semble point être intervenue à ce niveau. Tout
indique que les Dag-Fali ne furent en rien « dirigés » dans ce choix. 11 n'en fut pas toujours de
même en ce qui concerne Vamenûkal des Kel-Ahaggar ; Nombre d'entre eux se souviennent
encore comment les autorités locales (et notamment le capitaine Florimond) surent imposer Meslar
ag Amayas comme amenûkal des Kel-Ahaggar alors que la plupart de ceux-ci (nobles et tribu
taires) étaient favorables à Bey ag Akhamuk.
La transmission du pouvoir chez les Dag-Vali de l'Ahaggar
111
L'avis de /'amenûkal
Sur ce point nous ne pouvons qu'émettre une hypothèse même si elle
nous apparaît fort vraisemblable. En parlant de « l'avis » (et non de la
décision) de Vamenûkal, nous tenons à marquer qu'il s'agit moins pour
ce dernier de dicter/imposer son choix (et celui du groupe dirigeant) que
d'une possibilité d'influencer voire d'accepter ou refuser la décision prise
par les Dag-Fali. A cet égard, la démarche suivie lors du choix d'un
amyar nous semble, telle que nous avons pu la reconstituer, fort signifi
cative. Si c'étaient les Dag-Fali eux-mêmes qui devaient désigner parmi
plusieurs prétendants celui qui serait amené à représenter leur tawsit, il
n'empêche que l'intronisation véritable au niveau de Vettebel des KelAhaggar se faisait lors d'une cérémonie qui se déroulait dans le campe
ment même de Vamenûkal. Par là se marquait que certes choisi par ses
pairs Vamyar ne pouvait cependant se dire tel qu'une fois accepté par
Vamenûkal lui-même.
Ainsi, le dixième amyar, Dengusi ag Uksem, fut intronisé durant
l'hiver 1952-1953 lors d'une cérémonie qui se déroula dans le campement
de Vamenûkal Bey ag Akhamuk, campement alors situé au lieu-dit Taheseyt (entre Illamane et Aouknet) en plein cœur de l'Atakor. Ce rôle
important de Vamenûkal apparaît aussi dans un des rares renseignements
que nous avons pu obtenir au sujet d'Aganna, deuxième amyar Dag-Fali
qui fut destitué de ses fonctions par Vamenûkal lui-même.
Pour justifier cette décision, on invoqua le manque de tayté de cet
amyar. Cause réelle ou prétexte, il n'en reste pas moins que dans ce cas
Vamenûkal mit fin par une décision autoritaire à la charge que la tawsit
avait confiée à Aganna. Si Vamenûkal détenait un tel pouvoir, on peut
logiquement penser qu'au-delà même des rapports hiérarchiques forts prégnants entre Kel-Fela et Dag-Fali, son avis avait un poids déterminant
lorsqu'il fallait choisir un nouvel amyar. Il apparaît ainsi que les Dag-Fali
ne pouvaient choisir un homme n'ayant pas l'approbation de Vamenûkal
et des nobles dirigeants. Un des Dag-Fali dont le souvenir est encore fort
vivace aujourd'hui, se nommait Mohammed Buzin. Ce descendant direct
de Mohammed ag Besa (sixième amyar) était fils de Mimi ult InThéyéwin, détentrice de Vettebel. Cependant sa célébrité était surtout due
à son caractère indépendant voire à ses actes d'insubordination par rapport
à Vamenûkal et aux nobles Kel-Fela. J'avais souvent entendu parler de ce
personnage ne serait-ce que parce que son nom (et ses « faits d'armes » !)
revenait fréquemment quand on voulait m'expliquer en quoi consistaient
les amendes (eddiet) distribuées par Vamenûkal aux Kel-Ahaggar trop tur
bulents ! Suite à mes enquêtes généalogiques, je m'aperçus que
Mohammed Buzin aurait pu prétendre accéder au rang d'amyar. Je posais
alors - par provocation délibérée - la question de sa possible désignation
à plusieurs Dag-Fali. La réponse, dont l'essentiel tenait en un sourire
amusé, fut immédiate et unanime : jamais ce personnage vu les rapports
112
Paul Pandolfi
tendus qu'il entretenait avec les nobles et Vamenûkal n'aurait pu être
choisi comme amyar.
L'alternance des fractions
Nous voudrions surtout évoquer ici le rôle important que joue, lors
de la nomination d'un amyar, l'alternance entre fractions Dag-Fali.
Comme la plupart des tawsit Kel-Ahaggar, celle des Dag-Fali se subdivise
en plusieurs segments. Dans le cadre de cette brève étude nous ne
pouvons nous étendre sur ce phénomène complexe de segmentation. On
notera cependant que cette division en plusieurs fractions varie fortement
selon que l'on se réfère à tel ou tel auteur. Nous ne pensons point qu'il
faille à ce niveau chercher qui parmi ces observateurs a le mieux rendu
compte de la réalité de cette tawsit. En effet, les différences enregistrées
proviennent moins des observateurs que de la réalité même. La segmen
tation de la tawsit des Dag-Fali a fortement varié selon les époques et les
divergences entre les comptes rendus ethnographiques ne sont que le
reflet de cette segmentation fluctuante où fission et fusion sont sans cesse
à l'œuvre'®.
A l'heure actuelle, les Dag-Fali se subdivisent en quatre fractions :
Kel-Tamanrasset, Kel-Terhananet, Kel-Hirafok, Kel-Hiffra. Tout semble
indiquer d'ailleurs que cette segmentation est celle qui a été la plus cou
rante dans l'histoire récente de cette tawsit. Les Dag-Fali présentent sou
vent leur tawsit comme un chameau dont les quatre pattes seraient les
fractions ci-dessus dénommées. Appliquée à la transmission de la charge
d'amyar, cette division se manifeste par deux données fondamentales.
Si l'on se réfère aux tableaux précédents ainsi qu'aux commentaires
des Dag-Fali eux-mêmes, on s'aperçoit en effet que :
- Dans l'histoire de la tawsit, les amyar n'ont jamais été choisis
parmi les deux dernières fractions (Kel-Hirafok et Kel-Hiffra) mais
toujours parmi les seuls Kel-Tamanrasset et Kel-Terhananet, comme
l'avait déjà relevé sans autre explication J. Nicolaisen (1963 : 144).
- De plus, une alternance entre ces deux dernières fractions est ins18. Nous avons déjà abordé ce problème à partir de l'exemple des Ikechemaden (Pandolfi
1993). Si la littérature ethnographique a toujours eu beaucoup de mal à rendre compte de cette
réalité fluctuante, il en était de même pour l'administration coloniale. La lecture des « Tableaux
de l'organisation du commandement des tribus », établis annuellement depuis 1925, est à cet égard
significative. Ces documents recensaient les différentes tawsit ainsi que leurs fractions et indi
quaient pour chacun de ces niveaux de segmentation les noms des amyar. Mais, d'une année sur
l'autre, tant le nombre que la dénomination de ces fractions (notamment dans le cas des Dag-Fali)
se modifient. Le rédacteur du « Tableau » de l'année 1929 ajoutera d'ailleurs une note introductive dans laquelle perce son désarroi :
« Quand la nouvelle annexe du Hoggar aura été créée, toute cette organisation sera
à étudier plus en détails, car il y a de nombreuses discordances entre les études déjà faites à ce
sujet, et les rapports des fractions et sous-fractions les unes avec les autres. [...] En réalité, tout
cela est assez compliqué et cadre mal avec les exigences de notre esprit méthodique. Il est donc
assez difficile de présenter l'organisation des Touaregs sous forme de tableau et cependant, sans
tableau... il est complètement impossible de s'y reconnaître... » (A.O.-M., 8 HH 68).
113
La transmission du pouvoir chez les Dag-Tali de l'Ahaggar
taurée de telle sorte qu'à un amyar Kel-Terhananet succédera un amyar
choisi parmi les Kel-Tamanrasset et ainsi de suite. Ainsi, à Dua ag AgIklan (Kel-Terhananet) succéda Uksem ag Uray (Kel-Tamanrasset) qui eut
lui pour successeur Akrud ag Ama des Kel-Terhananet, etc.
Cette alternance instaure dès lors au niveau du pouvoir un « équi
libre » (phénomène fréquent dans le monde berbère) entre les principales
fractions comme c'est le cas ici entre Kel-Tamanrasset et Kel-Terhananet.
Mais elle élimine aussi des hommes qui - de par Vettebel de leur mère
- auraient pu prétendre au pouvoir. Combiné avec l'axe aîné/cadet, ce
principe permet de mieux appréhender le phénomène de la succession des
amyar. Exemple : suite au décès du sixième amyar Mohammed ag Besa
(Kel-Tamanrasset), c'est Dua ag Ag-Iklan des Kel-Terhananet qui lui suc
céda. Mais dans cette dernière fraction se trouvait un autre prétendant
possible, à savoir Ama ag In-Théyéwin, frère classificatoire (cousin paral
lèle patrilatéral) de Dua ag Ag-Iklan (cf. tableau 2).
Cependant, en tant que cadet il ne put prétendre supplanter Dua ag
Ag-Iklan. A la mort de ce dernier, la charge d'amyar revint à un KelTamanrasset, ce qui fut le cas avec Uksem ag Uray et échappa donc à
nouveau à Ama ag In-Théyéwin. C'est seulement une génération plus tard
que son fils Akrud ag Ama occupera cette place.
On notera aussi que certains prétendants exclus par le jeu de l'alter
nance furent désignés comme « chefs »/représentants de leur propre frac
tion. Ainsi, durant la longue période (36 ans) où Uksem ag Uray des KelTamanrasset fut amyar, Ama ag Dua - dont la mère était aussi détentrice
de Vettebel - se retrouva à la tête de la fraction des Kel-Terhananet (cf.
tableau. 3).
3 - Alternance entre les fractions Kel-Tamanrasset et Kel-Terhananet
POUR LE CHOIX DE L'AMPAR
Kel-Terhananet
Kel-Tamanrasset
i-OA=0
In-Theyéwin
A-O
Ag-Iklan 1
r'^
A = Ô
k-o kk
A
A :
Mohammed
Uksem
7
Dua
ag Besa
ag Uray
ag Ag-Iklan
ag Ih-Théyé
Ama
A
A
10
Ama
Dengusi
ag Uksem
ag Dua
11
Sidi Mohammed
agDua
9
Akrud
ag Ama
114
Paul Pandolfi
Stratégies matrimoniales et ettebel
Reste cependant une question centrale : pourquoi les amyar Dag-Fali
sont-ils choisis uniquement parmi les Kel-Terhananet et Kel-Tamanrasset ?
Suivant en cela les dires des Dag-Fali eux-mêmes, c'est en nous réfé
rant à la notion ettebel et à sa transmission que nous aborderons cette
question. Seront donc pris en compte ci-dessous les enseignements que
nous fournissent nos enquêtes généalogiques mais également ceux du récit
précédemment exposé.
Si effectivement l'origine de Vettebel chez les Dag-Fali remonte à
Debeinnu ult Awata et qu'ensuite sa transmission s'est opérée par voie
matrilinéaire, cela revient à dire qu'en G-1 seules trois filles du couple
Fali/Debeinnu en étaient détentrices et qu'en G -2 cinq femmes seulement
(à savoir les filles des filles de Debeinnu) possédaient ce privilège. Or,
au vu des généalogies relevées, ces cinq « petites-filles » de Debeinnu se
sont toutes unies avec des Kel-Tamanrasset ou Kel-Terhananet. L'appar
tenance à telle ou telle fraction se transmettant chez les Dag-Fali par voie
patrilinéaire", on comprend dès lors que dès la deuxième génération après
Debeinnu, Vettebel se retrouve monopolisé par les membres des deux
fractions précédemment citées.
Les unions matrimoniales toujours recherchées dans la parenté proche
(cousines croisées ou parallèles notamment) plus une mise en place par
certains lignages - tel celui d'Enyrubu - de stratégies matrimoniales
propres à conserver Vettebel font qu'il faudra attendre G+4 pour voir
apparaître une première union entre une détentrice de Vettebel et un
homme appartenant à une autre fraction Dag-Fali et donc des prétendants
à la charge û"amyar (soit les descendants masculins de la-dite union) en
G+5 seulement. Autant dire dès lors, qu'outre leur très faible nombre par
rapport aux autres prétendants, Kel-Hirafok et Kel-Hiffra se trouveront
confrontés à une « tradition » déjà instituée et selon laquelle le titre
éVamyar revient (à tour de rôle) à un membre d'une des deux autres
fractions Dag-Fali. Vérification finalement de ce que m'énonçait en jan
vier 1993 une des détentrices actuelles de Vettebel mariée à un Kel-
Hirafok. M'étonnant, devant elle, qu'aucun amyar ne soit issu de la frac
tion de son époux, elle me répondit par deux « affirmations » : Certes, il
y a maintenant parmi les Kel-Hirafok et Kel-Hiffra quelques détentrices
de Vettebel mais elles sont fort peu nombreuses surtout comparées à
19. Nous savons que cette affirmation peut sembler surprenante au vu de la littérature déjà
existante sur les Kel-Ahaggar. Pourtant, en ce qui concerne les Dag-Fali, nous ne faisons là que
reprendre les propos des intéressés eux-mêmes. Propos amplement confirmés - et pour plusieurs
générations - par Fétude des généalogies recueillies dans cette tawsit. Nous aurons l'occasion de
revenir sur ce problème cruci^. On notera simplement ici qu'en dehors de la perception qu'ont
les intéressés sur
question. Il s'agit
Dag-Fali cotisent
est toujours celle
ce problème, il est au moins un événement qui permet de mieux cerner cette
en l'occurrence de la Ziara de Dar-Mouli. A cette occasion, les quatre fractions
alors avec les membres de la fraction à laquelle ils appartiennent, fraction qui
de leur père et de leurs ascendants patrilinéaires.
La transmission du pouvoir chez les Dag-Tali de l'Ahaggar
115
celles mariées chez les Kel-Terhananet ou Kel-Tamanrasset. C'est donc
dans ces deux fractions qu'« il y a le plus d'ettebel ». Et puis, ajoutat-elle, « c'est comme cela... on choisit toujours Yamyar parmi ces deux
fractions ». Propos amplement confirmés par nos enquêtes généalogiques.
Dans la fraction des Kel-Tamanrasset, nous avons recensé 33 mariages
concernant des femmes détentrices de Vettebel. Or, la répartition de leurs
conjoints est la suivante : 16 Kel-Tamanrasset, 14 Kel-Terhananet mais
seulement 3 Kel-Hirafok et aucun Kel-Hiffra.
Cela ne signifie point qu'il ait eu, dès le départ, exclusion délibérée
des fractions autres que celles des Kel-Tamanrasset et Kel-Terhananet.
En effet, si nous remontons à nouveau aux trois filles de Debeinnu
ult Awata, on note que leurs unions ont eu lieu avec :
- Ewenzeg ag Ag-Ahnet ag Awata (mariage avec sa cousine croisée
matrilatérale).
- Amagor ag Akotey (d'origine « extérieure » à la tawsit).
- Buhen ag Agentor (union avec la cousine parallèle patrilatérale).
Or, si la descendance de ce dernier appartient aux Kel-Tamanrasset,
si celle d'Amagor sera intégrée aux Kel-Terhananet, par contre, les des
cendants d'Ag-Ahnet n'appartiennent pas à ces deux fractions. On ne peut
donc point parler, à l'origine, d'un phénomène d'appropriation exclusive
de Vettebel par telle ou telle fraction. Mais, Ewenzeg ag Ag-Ahnet semble
n'avoir eu qu'une seule fille. Dès lors, le mariage de celle-ci avec
Mohammed ag Amagor (Kel-Terhananet) entraîne que de facto, l'accès au
pouvoir se concentre chez les Kel-Terhananet et Kel-Tamanrasset. Et ce
d'autant plus qu'on assiste à la même époque à une « prise de pouvoir »
par les Dag-Enyrubu puisque trois des quatre fils de ce dernier s'unissent
avec des petites-filles de Tali et Debeinnu.
Dès lors pourront effectivement se mettre en place des stratégies
matrimoniales visant à la conservation (voire la monopolisation) de
Vettebel.
Mais nous devons avant d'aborder ce problème affiner encore notre
analyse. Ainsi dire, comme les Dag-fali eux-mêmes, que la charge
d'amyar est réservée à deux fractions alors que deux autres en sont
exclues est à la fois juste et insuffisant. Juste puisque est ainsi présentée
une réalité confirmée par la liste des amyar qui se sont succédé à la tête
de la tawsit. Insuffisant car même chez les Kel-Terhananet et les Kel-
Tamanrasset le nombre des prétendants possibles (de par Vettebel détenu
par leurs mères) est finalement restreint. Seuls ceux dont les pères se sont
unis avec des « filles » (au sens de descendantes en voie matrilinéaire) de
Debeinnu peuvent y prétendre. Tous les autres (soit la grande majorité),
y compris dans ces fractions, en sont exclus et ce quel que soit leur rap
port de proximité par voie patrilinéaire avec l'ancêtre éponyme de la
tawsit. Tel est le cas, entre autres exemples, des nombreux descendants
d'el-Haj-Ahmadu fils cadet de Tali et Debeinnu. En effet, ni lui-même ni
ses descendants masculins n'ont épousé une détentrice de Vettebel.
116
Paul Pandolfi
Ainsi, apparaît de fait, circonscrit à l'intérieur des fractions KelTamanrasset et Kel-Terhananet, un groupe restreint de Kel-ettebel (Foucauld 1951 : 1924).
Groupe dans lequel se retrouvent les femmes détentrices de Vettebel
et leurs descendantes. Soit leurs fils qui pourront prétendre à la charge
d'amyar, soit leurs filles qui assurent elles la transmission de Vettebel.
Chez les Dag-Fali, ce groupe est essentiellement constitué par deux
lignées : celle d'Enyrubu ag Attanuf et celle d'Uray ag Fali. D'où la mul
tiplication des alliances matrimoniales soit à l'intérieur même de ces
lignées soit entre elles. Ainsi se trouve évité le risque de dispersion de
Vettebel vers V« extérieur » étant entendu que ce terme recouvre avant
tout ici les autres familles Dag-Fali (y compris Kel-Terhananet ou KelTamanrasset) non détentrices de Vettebel.
Paradoxalement, du moins en première apparence, la création d'une
aire endogame à l'intérieur même de la tawsit semble ici se combiner
avec une tendance exogame.
Il a déjà été relevé - souvent sans références précises - que les
tawsit Kel-Ulli et notamment celle des Dag-Fali constituaient des groupes
endogames. Tant au niveau du discours où l'idéal endogamique est fort
valorisé qu'au niveau des pratiques réelles, cette endogamie de tawsit
semble s'opposer à l'ouverture beaucoup plus importante relevée chez les
nobles Kel-Fela.
Le matériel ethnographique en notre possession à partir de quelque
227 unions matrimoniales relevées sur plusieurs générations permet de
confirmer cette endogamie de tawsit. Nous avons pu ainsi établir que le
taux d'endogamie chez les Dag-Fali se situe aux environs de 87 %. Mais,
ce chiffre doit encore être précisé. En effet, dans les 13 % de mariages
à l'extérieur de la tawsit, environ 7,5 % ont été contractés entre des Kel-
Tamanrasset et des hommes ou femmes appartenant la plupart aux
Aguh-n-tahlé et plus particulièrement à la fraction des Usenden. Mieux,
ces mariages concernent quasi exclusivement - en dehors de quelques
rares et récentes exceptions - des Kel-Tamanrasset appartenant au groupe
défini précédemment comme celui des Ke\-ettebel et chez les Usenden des
descendants masculins ou féminins d'Ilachen ag Mansuri. Certes, plusieurs
raisons peuvent être avancées pour expliquer ce type d'union^", mais il
20. Il faut notamment relever que les Usenden qui s'unissent avec des Kel-Tamanrasset
sont tous des descendants par leur « mère » Tehit ult Keroza (épouse d'Ilachen ag Mansuri) d'un
dénommé Keroza (Aguh-n-tahlé) et d'Arani ult Fali. Cette dernière étant présentée comme une
fille de TAU issue du second mariage de ce dernier avec une femme des Ibottenaten dénommée
Resa Ult Amama. A cette inscription dans l'histoire par l'intermédiaire de la trame généalogique
vient s'ajouter une inscription dans l'espace. Les territoires attribués aux Kel-Tamanrasset et aux
Usenden sont, en effet, contigus. Ce « gardien positif de voisinage » (Murdock 1972 : 306) permet
l'instauration et le développement de relations et d'échanges entre les deux groupes. De plus, cette
résidence dans un cadre écologique similaire (fait capital pour des groupes de pasteurs) entraîne
un style de vie semblable. Par là, une alliance entre Usenden et Dag-Fali ne provoque point un
bouleversement de mode de vie semblable à celui qu'entraînerait une union avec une tawsit rési
dant dans une autre contrée de l'Ahaggar.
La transmission du pouvoir chez les Dag-Tali de l'Ahaggar
117
paraît évident que le fait que ces mariages concernent essentiellement des
Kél-ettebel doit ici être pris en considération. Si nous nous replaçons dans
une perspective de stratégies matrimoniales visant à la conservation et à
la perpétuation de Vettebel dans un groupe restreint, on notera qu'alors
deux options principales se dégagent :
- La première, déjà évoquée, consiste à rechercher un maximum
d'unions matrimoniales à l'intérieur du groupe des Kel-ettebeL
-
La seconde a contrario consiste en une ouverture sur l'extérieur :
on privilégiera dans ce cas des unions hors-tawsit.
4 -
Stratégies matrimoniales visant à la conservation de vettebel
Aguh-n-tahlé
Dag-Fali
Kel-Terhananet \
1Kel-Hirafok
i^el-ettebeî\ \
1 Kel-Hiffra
V£3y /
Usenden
Kel-Tamanrasset/
Or, ces deux tendances, ces deux tactiques peuvent parfaitement être
comprises comme des moyens - non exclusifs dans la mesure où ils peu
vent se déployer en même temps - destinés à atteindre un même but,
comme les manifestations d'une même stratégie. Dans les deux cas, en
effet, il s'agit de restreindre au maximum la dispersion de Vettebel, de le
garder « entre soi ». La création d'une aire d'endogamie (celle des Kelettebel), à l'intérieur même de la tawsit, répond à cette attente. Les
mariages « extérieurs » également. En effet, quand une femme détentrice
de Vettebel se marie « hors tawsit » avec un Usenden cela signifie que les
enfants issus de cette union, généralement considérés Aguh-n-tahlé comme
leur père, ne pourront de fait prétendre au rang d'amyar. En ce sens, ne
seront point mis au monde des concurrents potentiels pour les autres Kelettebel et c'est bien cela qu'il s'agit d'éviter.
A contrario, si se réalisait l'union d'une détentrice de Vettebel avec
un Dag-Fali (et ce quelle que soit sa fraction) cela provoquerait un bou
leversement important des données régissant la transmission du pouvoir
dans la tawsit. Dans la descendance d'une telle union apparaîtraient, en
effet, des candidats potentiels à la charge d^amyar (côté masculin) mais
aussi de nouvelles lignées féminines détentrices de Vettebel.
118
Paul Pandolfi
Ainsi, deux tendances principales (cf. fig. 4) semblent se dégager
concernant les stratégies matrimoniales des Kel-ettebel chez les Dag-Fali :
1. Unions recherchées à l'intérieur du groupe restreint des Kelettebel, a) soit à l'intérieur d'une même fraction (et entre descendants
d'une même lignée), b) soit entre membres des deux fractions principales
(Kel-Tamanrasset et Kel-Terhananet) ;
2. Unions recherchées à l'extérieur de la tawsit avec des membres de
la fraction des Usenden (Aguh-n-tahlé).
Mais, dans les deux cas, la même logique de « monopolisation » de
Vettebel est à l'œuvre. Il s'agit soit de le garder «entre soi» (cas \a et
1^), soit, à défaut, de ne point le transmettre aux autres Dag-Fali exclus
de Vettebel (cas 2).
Ainsi, au-delà des indications ici fournies sur la transmission de la
charge d'amyar, cette étude nous permet aussi d'un peu mieux cerner, à
partir de l'exemple Dag-Fali, la nature d'un groupe tributaire.
Tout comme cela avait déjà été amplement démontré en ce qui
concerne les nobles Kel-Fela (Gast 1976 et Claudot 1987), on ne peut pour
les Dag-Fali maintenir la fiction d'une tawsit égalitaire. Malgré l'image
proposée d'un groupe de descendance dont tous les membres seraient
placés sur le même plan, on s'aperçoit ici qu'être Dag-Fali ne signifie point
avoir des droits similaires. De fait, par rapport à Vettebel, une hiérarchi
sation s'inscrit au sein même de la tawsit différenciant les ayants droit
(Kel-^rfôè^O de la grande majorité de ceux qui, membres à part entière du
groupe, ne peuvent prétendre ni au rang d'amyar ni aux bénéfices écono
miques qui, sous la forme de biens collectifs, se rattachent à Vettebel.
Or, comme nous l'avons vu, les Kéi-ettebel se définissent en réfé
rence à un personnage féminin (Debeinnu) à partir duquel s'est transmis
par voie utérine cet ettebel dont la possession trace au sein de la tawsit
une « frontière » entre ceux qui y ont accès et ceux qui en sont exclus.
Si l'appartenance à la tawsit vu le caractère fortement endogamique de
cette dernière ne peut se déterminer à partir d'un principe unilinéaire, si
c'est un personnage masculin (en l'occurrence Fali) qui se retrouve
ancêtre éponyme, il n'en reste pas moins que c'est par référence à un
ancêtre féminin et à sa descendance utérine que certains privilèges tant
politiques qu'économiques se transmettent.
HYPOTHESE SUR UNE HISTOIRE
Le titre de cette annexe par sa formulation même indique que nous
entrons là dans le domaine d'hypothèses historiques. L'absence de cer
titudes tant en ce qui concerne l'histoire ancienne des Dag-Fali qu'à un
degré moindre cependant, celle des Kel-Fela nous incite à cette prudence.
Cependant, aussi minimes soient-ils, un certain nombre d'indices nous
La transmission du pouvoir chez les Dag-Tali de l'Ahaggar
119
permettent d'avancer, quitte à ce que des travaux plus pertinents puissent
un jour invalider ou modifier la perpective suivante.
Nous avons évoqué au début de cet article comment se transmettait
le titre d'amenûkal chez les Kel-Ahaggar. C'est M. Benhazera (1908 : 50)
qui le premier présenta correctement ce principe de transmission du pou
voir^'. Mais cet auteur eut aussi le mérite d'apporter sur l'histoire de cette
confédération une somme importante de renseignements. Il releva notam
ment que la succession des premiers amenûkal s'était opérée par voie
patrilinéaire et que ce n'était qu'à partir de Yunes ag Sîdi^^ qu'une trans
mission matrilinéaire du pouvoir s'était (à nouveau ?) établie. Cette varia
bilité historique a depuis été analysée par nombre d'auteurs mais les
informations que nous avons pu recueillir chez les Dag-Fali nous incitent
à revenir sur ce problème.
Nous avons, en effet, signalé au début de notre étude que, selon les
dires de certains Dag-Fali, Awata ag Mohammed (oncle paternel de Fali)
puis son frère cadet El-Mader ag Mohamed (père de Fali) avaient précédé
Fali à la tête de la tawsit. Si bien qu'apparaît comme possible que pour
les Dag-Fali, comme pour le groupe dirigeant de la confédération, on ait
d'abord eu une transmission patrilinéaire du pouvoir avant qu'une trans
mission utérine du pouvoir ne soit (à nouveau ?) instaurée ; il est frappant
que la liste des amenûkal, telle qu'elle nous est connue aujourd'hui,
compte douze noms et que celle des amyar Dag-Fali - si on y inclut
Awata et El-Mader ag Mohammed - en comporte treize. Coïncidence
numérique qui pourrait dénoter un parallélisme chronologique des his
toires de ces deux tawsit.
Les quelques indices en notre possession, et notamment l'affirmation
qu'Aganna aurait été amyar quand Yunes était lui amenûkal des Kel-
Ahaggar^' nous permettent d'avancer que les premiers amyar Dag-Fali
(Awata, El-Mader et Fali) étaient fort probablement les contemporains des
premiers amenûkal connus de l'Ahaggar. Dès lors, la variabilité depuis
longtemps relevée quant à la transmission du pouvoir (patrilinéarité puis
21. Avant M. Benhazera, H. Duveyrier n'avait insisté que sur la notion de tadabit tan
kaskab soit la transmission du pouvoir de l'oncle maternel au neveu utérin (Duveyrier 1864) alors
que celui-ci, pour reprendre les termes de Benhazera (1908 : 94) ne vient «qu'en troisième posi
tion ». L'ordre de succession relevé par Benhazera se retrouve également chez les Urayen de
l'Ajjer (Dubief 1956 : 89).
22. Nous retenons donc la possibilité d'une transmission patrilinéaire du pouvoir pour les
trois premiers amenûkal connus de l'Ahaggar. Par la suite, l'union de Sîdi avec Kella nous paraît
être le tournant capital. C'est pourquoi nous pensons, au contraire de J. P. Maître (1977 ; 781)
et A. Bourgeot (1976 : 25), que dès Yunes et Ag Mama c'est bien l'axe matrilinéaire qui devient
prédominant quant à la transmission de Vettebel et du pouvoir. Dans la succession des amyar
Dag-Fali se pose un problème identique en ce qui concerne Uray ag Fali dans la mesure où il
pouvait accéder au pouvoir tant par son ascendance paternelle que par son ascendance maternelle.
Il est cependant frappant que tous nos informateurs ont mis l'accent sur le même point : c'est
avant tout parce que bénéficiant de Vettebel de sa mère Debeinnu qu'il fut porté à la tête de la
tawsit.
23. S'y ajoute une autre indication fournie par certains Dag-Fali : Uray ag Fali aurait été
amyar à l'époque où Ag-Mama était amenûkal.
120
Paul Pandolfi
matrilinéarité) apparaît comme un changement/bouleversement historique
plus fondamental encore puisque ayant affecté non seulement le groupe
dirigeant mais également des tawsit tributaires comme celle des Dag-Pali.
De plus, dans ces deux groupes apparaissent, là aussi, semble-t-il, à
la même époque, deux personnages féminins (Kella dans le groupe diri
geant et Debeinnu chez les Dag-Fali) qui par bien des aspects peuvent
être rapprochés. Toutes deux sont des personnages historiques auxquels
remontent les généalogies recueillies tant chez les Dag-Fali que chez les
Kel-Fela (cf. Régnier 1961 pour les Kel-Fela). Mais toutes deux tirent
aussi leur force d'être présentées comme des descendantes de Tin-Hinan
et Takama, ancêtres féminines mythiques des deux strates principales
(nobles et tributaires) de la société Kel-Ahaggar. Surtout, ces deux
femmes apparaissent comme les initiatrices de Vettebel qui à partir
d'elles, tant chez les Kel-Fela que chez les Dag-Fali, sera transmis par
voie utérine.
On le voit, il ne s'agit point pour nous de présenter une réinterpré
tation globale de l'histoire de la confédération Kel-Ahaggar. Au contraire,
tout semble indiquer que les informations recueillies chez les Dag-Fali
confirment sur des points essentiels l'histoire du groupe de commande
ment proposée jusqu'alors (cf. Gast 1976 et 1986). C'est bien plutôt une
extension à l'ensemble de la confédération (groupes tributaires compris)
des bouleversements repérés jusqu'ici dans le seul groupe dirigeant que
nous tenions à avancer ici.
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La transmission du pouvoir chez les Dag-Fali de l'Ahaggar
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TEXTES ET DOCUMENTS
GLANES POUR CONTRIBUER AU PARLER
DES IDAW MARTINI DE L'ANTI-ATLAS
MAROC
Narjys El Alaoui
Enclavés dans la partie septentrionale des Isaffn, entre lyrm au
nord-est, Idaw Zkri au nord-ouest, Asa et Tagmmut à l'est ; Ibrkakn au
sud-ouest et enfin Idaw Tinst au sud et Tata au sud-est, les Idaw Martini
berbérophones du groupe taslhyt, sont installés sur les rives d'Asif n
Isaffn (« Fleuve des fleuves » ou « Grand Fleuve »).
D'une altitude moyenne de 800 m, la vallée bénéficie du climat pré
saharien, avec des étés chauds et secs et des hivers doux. Seul le vent
du nord/nord-ouest et d'ouest, taggut, souvent chargé de nuages, abaisse
la température et génère la fraîcheur. Les précipitations sont rares : la
saison des pluies s'étend d'octobre à janvier. On peut évaluer à environ
60 mm la quantité des pluies annuelles. Les vents sont fréquents et vio
lents ; les vents du sud-est, afasi, et du sud, adu, sont une réelle calamité
lorsqu'ils surviennent pendant le vannage. La vie agricole se réfugie dans
les cuvettes, à proximité des sources.
Sédentaires, les Idaw Martini pratiquent la céréaliculture (orge et
maïs) et l'arboriculture (caroubiers, amandiers, oliviers et quelques rares
palmiers dattiers, poiriers et abricotiers). Les jardins en terrasse épousent
la silhouette de la géologie et l'on ne peut traverser champs et vergers,
sans s'imprégner d'une puissante volupté mêlée de douceur, opposée à
l'aridité des sommets, qui conduit à l'émergence de la vie dans un lieu
si peu favorisé par les pluies.
Originaires de Tamdult Wuqqa, ancienne cité prospère du Bani, les
Idaw Martini, comme les groupements territoriaux Idaw de l'Anti-Atlas,
ont participé à la querelle d'alliance politico-religieuse, qui les aurait,
selon eux, divisés, en partis duels régionaux : Iguzzuln, auxquels ils
appartinrent, et Isuktan.
Si douce et pourtant si sévère, la vallée corrodée par l'aridification
se dépeuple graduellement. L'émigration vers les centres urbains, entamée
depuis les années trente, coïncidant avec la « pacification » de l'AntiAtlas, suit son cours et de nombreux foyers quittent leur village, souvent
de manière définitive.
126
Narjys El Alaoui
L'achèvement de la construction des routes goudronnées reliant les
centres administratifs d'Iyrm-Lxmis n Isaffn (1984) à Tata (1987) et la
faculté d'adaptation qui engendre un éloignement sensible du parler d'ori
gine, pour se mêler, non sans fierté, à celui diffusé par les ondes, contri
buent largement à l'abandon des signes culturels.
Par souci de cohérence et afin de garder au parler des Idaw Martini
son authenticité différentielle, nous avons délibérément opté pour la trans
cription phonétique. Ordonner le monde, codifier sa langue, comme porter
le drapé, la coiffure ou les fagots d'armoise sur le dos ou encore nommer
les plantes, etc., révèle un particularisme que chaque groupement défend
volontiers. En se maintenant strictement à ce parler, la matière lexicale,
ici proposée, répond au souci de la localisation territoriale' des locuteurs.
Le lecteur pourra remarquer la richesse lexicale liée à la végétation et
particulièrement à l'agriculture (céréales, labours, etc.) et l'absence volon
taire des verbes et du vocabulaire relatif à la botanique, à la zoologie, à
la parenté, qui feront l'objet d'articles ultérieurs. Certains insectes, en
cours d'identification, sont réunis sous leur terme générique (araignée,
sauteriau, par ex.)
Cherchant à susciter des investigations de la part de jeunes cher
cheurs, ces glanes souhaitent, par ailleurs, contribuer aux efforts attendus
des berbérisants en ces temps où la matrilangue leur est unanimement
confiée. Si l'écrit garde le passé en mémoire et constitue le lieu de la
norme, c'est à la langue orale créative que revient l'expression libre.
Puisse-t-elle encourager de nouvelles interrogations.^
1. L'expérience tirée de mon étude ethnobotanique engagée en 1989 a montré que les noms
vemaculaires des plantes pour la région de l'Anti-Atlas sont souvent source de confusion ; soit
qu'un même terme s'applique à plusieurs espèces de plantes différentes, soit que la même espèce
est désignée sous différents vocables. En regard de cette expérience, le propos se fonde sur la
gestion lexicale des Idaw Martini, à laquelle elle se limite.
2. Cf. infra « tiyri »
Glanes pour contribuer au parler des Idaw Martini de 1'Anti-Atlas Maroc
ABRÉVIATIONS ET SYMBOLES
A.
animal
anat.
anatomie
ar.
arabe, d'origine arabe
coll.
terme de boucherie
collectif
derm.
dermatologique
dimin.
dr. cout.
diminutif
droit coutumier
bouch.
expr.
expression
fém.
féminin
H
homme
hum.
humain
ind.
indéterminé ou en voie d'identification
«
littéralement
»
méd.
médical
Péj.
pl.
péjoratif
pluriel
proverbe
prov.
topony.
toponyme
antonyme
(t-t)
particule du féminin
orthographe ou prononciation différente
id. que syllabes précédentes
mot de sens identique, synonyme
voir
[]
indique une précision apportée à la traduction
127
Narjys El Alaoui
128
A
ayyu
10 petit-lait => ak^fay. 20 sperme => i^maen.
ayy'*! (t-t) génisson, taurillon en âge de procréer, pl. wy/'a (t-) =>
albbuk, amuad, aellus, azgr.
ayzdis
10 (anat.) côte. 20 (dr. coutum.) co-jureur ; pl. iyzdisn ayanim
izdyisn.
10 Arundo donax L. (canne de Provence). 20 coll. roseau.
ayaras
30 flûte de roseau évidé. 40 plume de roseau utilisée par les
écoliers pour s'exercer à l'écriture des versets du Qur'an sur
leur tablette =:> talluht, tayanimt.
10 chemin, sentier, voie. 20 droiture ; ayaras n rbbi « voie
ayad
ayla (t-t)
ayrram
ayrray
ayrum
ayudu
ayuni
de Dieu » désigne l'espace habité, organisé, sacré ayaras n
Ssitan « voie de Satan » désigne l'espace vidé d'humanité,
siège des bêtes féroces et des génies,
bouc ; pl. ayadn => ablbay, ahttus, iyzd, taya^
agneau, agnelle => ikru, imziy / ahruy, tahruyt.
10 ruine. 20 muret de pierres sèches ; pl. iyrramn. => ayuni,
ay^rab, tilt.
poutre transversale soutenant une série de travées ; pl. iyrrayn
=> tasiut, tagzdit.
pain (rond) ; ayrum imlan : sorte de crêpe épaisse cuite dans
un plat en terre ; ayrum wurfan : pain cuit sur des cailloux ;
ayrum win tfala : pain cuit dans un plat en aluminium (tous
ces pains sont cuits dans un four),
espace compris entre deux nœuds d'une longe dans lequel on
passe la tête de chaque âne pendant le dépiquage => amkrus.
muret, clôture ; pl. iyunan. => ay'^rab, tilt, ayrram (2).
ayurf
meule de pressoir à olives => Imesrt.
ayuri
10 chant du coq. 20 prière de l'aube => tazallit = asyuri.
ayurmi
noyau ; pl. iyurman => ibbbi, ixs (3).
ay'^da
ay'^lal
Felis sylvestris lybica, chat sauvage. => tay'^da.
10 gastéropode, coquille conique ou ronde de -. 20 cauri.
30 tifilut i wuylaln ; collier de coquilles confectionné et
porté par les enfants lors d'amaesur <= désigné également
par wi wwussn « ceux du chacal » ; pl. iY'laln (t-lin).
mur maçonné, cloison, enceinte, fortification, muraille ; pl.
ay^'rab
iy'^rban. => tilt, ayrram (2), ayuni.
ayyul
ayzan
âne, bête de somme, de bât et de trait ; pl. //"ya/n.
compartiment d'une case => a^nu de grenier collectif =>
agadir ou domestique => Ixzin pour la conservation des
denrées impérissables (céréales, fruits et légumes secs, huile) ;
pl. iyzan.
ayzzayfu
10 homme de grande taille. 20 hautes flammes (d'un feu
rituel). => tiyzi.
Glanes pour contribuer au parler des Idaw Martini de VAnti-Atlas Maroc 129
aeami
aebrus
aebruq
personne du commun, par référence aux descendants de saints
=> ag'^rram ou du Prophète => ssrif ; pi. ieamiyn.
insectes ; pl. iebraS (coll).
carré, foulard (de coton ou synthétique) ; aebruq azgë^ay :
carré d'étoffe rouge voilant le visage de la fiancée avant la
noce ; aebruq bi iegg^^an : large carré de coton noir, muni de
pompons aux angles, porté par les femmes (en voie de dis
parition) => asddad, a^ar, tagiwalt, taknbust, tasddat,
anxammu.
aEgummi
vestibule, hall d'entrée ; pl. iegumma.
aeiyal (t-t) 10 garçon. 20 beau-frère; pl. ieiyaln.
albbukk, amuad, azgr, taellust.
aellus (t-t) veau de lait =>
aenbri (ar.) voile de tête (hommes) ambré => rzza.
ae^r (ar.) colporteur. Le marché étant interdit aux femmes « blanches »,
son passage leur permet d'acquérir à leur goût quelques
objets (bijoux, vêtements, épices) sans quitter le village,
abayuy
abazzr
renard; pl. ibuyay.
conduit d'une meule domestique d'où s'écoule la mouture =>
azrg.
aballah
abasil
abaq'^s
raquette de figuier de barbarie ; pl. iballahn.
10 pièce de bois supportant le soc d'un araire (cep) =>
agullu. 20 cornée inférieure du pied de dromadaire (sole).
30 pied difforme. 40 végétal (ind.), à petites fleurs violettes,
employé comme combustible ; pl. ibasiln.
10 aiguillon (guêpe). 20 dard (scorpion), pl. ibaqs^'n =>
asaq'^s.
abaw
fève, une des graines qui entre dans la composition du
couscous aux sept légumes du repas du nouvel an agraire ; pl.
abaws
fourche à deux dents, pl. ibiwas => tazzart.
10 corne de mouflon ou de gazelle. 20 griffe d'Uromastix
acanthinurus => ag^zzitn. 30 serre ; pl. ibbaxsam.
ibawn.
abbaxsar
bouc ; pl. iblyadn => aya^ ahttus, iyzd, tayatt.
ablyad
ablbay
couleur brun clair (café au lait),
ablbbuz
chiot ; pl. iblbbuzn => ikzin.
abluh
datte jaune, avant maturité, au goût âcre ; pl. ibluhn => tiyni,
abnkal
serpent ; pl. ibnkaln ; bu tfala : naja ; hra n umlal : serpent
taqqayin.
de sable ; bi idrimn (ind.) => alg'^mad.
abnqurri
grumeau (de couscous, que l'on réduit avec l'huile d'olive) ;
abra
pl. ibnqurray.
bouton (de vêtement) ; pl. ibratn.
cloque (dermique) ; pl. ibrayn.
orge avant épiage (formation de l'épi). => ag'*Ias.
abrkuk (t-t) originaire des Ibrkakn ; pl. Ibrkakn.
abray
abrbur
130
abrqu
Narjys El Alaoui
sauterelle ; pl. ibrqa => amrd, aw^^ taf^a, tamuryt,
abru (t-t)
queue d'Uromastix acanthinurus ; pl. ibra => ag'^zzim. =>
abrzuzzi
asallaf, tasallaft, tazaEimt, tigzdmt
miette de pain ; pl. ibrzuzzay.
abukad
aveugle ; pl. ibukadn.
abud
10 cordon ombilical, tubbuyt n ubud : section du cordon
ombilical. 20 nombril => azy^r / azyur.
abzg
addag
large bracelet d'argent ouvert, porté par la mariée jusqu'au
matin des noces ; mu wbzg : jeune fille qui a trouvé ce bra
celet dans un tas d'orge et de fruits secs => afran et qui est
tenue de ramasser le fâgot de bois le plus important, pour la
cuisson du repas de la mariée ; pl. ibzgan.
arbre ; pl. addagn => agzza, agzdi, agariw, akssud, amxsur,
aqbur, asyar, awlm, aziwwa, iyizzu, ifrk, tagzzayt, tasaîlit,
tiggisfit, tunkirt, unsir, uzu (3).
adffas
partie d'amltof <= rabattue sur la poitrine w ansri. => admr,
akmmus, irzzuyn, taggust, tagiwalt, tazifalt, tazrzit, usi.
adfl
neige ; pl. idflan.
adif
moelle osseuse.
adis
ventre => a^bu^ aMig, tadist idran.
admkal
admr
labour avec eau de pluie => agdru, tayrza.
10 poitrine, poitrail. 20 partie d'amlhaf <= couvrant la poi
trine jusqu'à la taille => akmmus, irzzuyn, taggust, tagiwalt,
tazifalt, tazrzit, usi, wansri, adffas ; pl. idmam.
aduku
10 soulier de cuir (jaune pour les hommes, rouge pour les
femmes) plat, couvrant la partie antérieure du pied jusqu'aux
chevilles, dont la semelle => timsilt, débordante au bout
carré, est surmontée d'un contrefort => awrz (que l'on relève
pour tenir le talon lors d'une marche difficile) et d'une lan
guette, tamizuyt => amzzuy au niveau des chevilles (que l'on
tire pour enfoncer le pied). 20 aduku ur illin tam^^uyt :
« babouche sans contrefort », métaphore d'un homme sans
appui ni sécurité, sans mère. Durant toute la période de deuil,
la veuve porte idukan de son défunt => tadgg'^'alt ; pl. idukan.
adwas
adx'^s
afaggu
force physique [idus : être fort],
colostrum (vache) = adxs => timiizza.
long et lourd drapé de laine blanche tissée et brodée aux
angles, élément indispensable de iqimt = dont le port est
afgan
afgud
tombé en désuétude ; pl. ifugga.
=> ig'^nan.
êtres humains, gens => middn.
chicot de dent ; pl. ifg'^ad.
aflla
en haut, au-delà de ; en amont,
afnskkr
sabots (bovidés) ; pl. ifnskkm.
afatn
Glanes pour contribuer au parler des Idaw Martini de l'Anti-Atlas Maroc
afran
131
10 triage. 20 séquence rituelle de mariage où les jeunes
filles font mine de trier [fm], sur la terrasse du fiancé, un tas
d'orge et de fruits secs (dattes, amandes) dans lequel est dis
simulé le bracelet de la mariée => abzg, que l'une d'elles doit
trouver => mu wbzg. De l'orge de cet afran, la fiancée fera
son premier sksu <= ou son premier pain, à sa nouvelle
parenté.
afras
afrdu
afrig
afruy
feuilles de navet accompagnant sksu <= ; pl. tifrasin.
mortier. A l'entrée de chaque quartier de lignage, on peut
voir un mortier en pierre, autrefois destiné à broyer le plomb
pour obtenir la poudre à fusil ; dimin. tafrdut.
haie, clôture de jujubier => azgg'^ar ; pl. ifrgan.
palmier dattier => aqnrif, axtir, Ifdam, tassmrt, tazkkikt, =>
aussi tagunint, tamsist, taryalt, taskala, tazuzwut, tisgg^'it,
tissist.
afr^
afssay
afud
afulki
vanne fermant une petite parcelle de terre irriguée => uzun.
10 dénouement, acte de dénouer. 20 séquence rituelle du
mariage où la coiffure de la jeune fille est dénouée.
10 genou. 20 force physique ; pl. ifaddn. 30 Sidi bi ifaddn
« Seigneur des genoux » est l'appellation d'une tombe, à
proximité de laquelle se trouve une pierre représentant la
forme d'un genou et suggérant la croyance selon laquelle sa
fonction est de guérir cette partie du corps. Les personnes
souffrant d'arthrose se frottent le genou avec la terre avant
d'y déposer leur genou en invoquant le « saint ».
beauté => tawunza.
afullus (t-t) 10 coq ; pl. ifullusn (gallinacée). 20 tafullust uwaman
« poule d'eau » : canard.
afus
10 main => azr wufus, bu wfus, tafust, tawrmt, tidiklt,
tukkimt, uraw, bimmaz^ adad. 20 anse, poignée d'un
ustensile, d'un outil => tayrust, ^kuk. 30 lignage formé de
plusieurs foyers => takat ; famille large, éponyme, patriarcale
et patrilinéaire vivant dans un quartier de village et parta
geant en commun les champs, le tour d'eau dans le calendrier
hydraulique, le pressoir à olives, l'aire de battage. 40
manche d'un vêtement. 50 bandoulière ; pl. ifassn.
afza
argile contenant du fer consommée par les femmes enceintes,
paliant ainsi la carence de fer dans l'alimentation ; les jeunes
filles en consomment en cas de gastralgie.
aMas
bât d'âne ; pl. ihlasn.
agzza
souche d'un arbre ; pl. ig^iwn => asila, aziwwa, azuwa.
132
agzdi
agadir
agariw
Narjys El Alaoui
10 tronc d'arbre. 20 poutre de soutènement d'un plafond,
madrier. 30 pieu central d'une aire de battage. 40 balancier
du pressoir à olives, ce tronc d'igg <= écorcé auquel on a
conservé deux fourches => tokad et la souche, fait l'objet
d'un rite particulier lors de son abattage et de son transport
au pressoir, (qui ne sera construit qu'après l'installation de
cet élément essentiel du pressoir) ; pl. igzda. imda <=>
Imeyrt.
grenier collectif de village constitué de plusieurs étages où
chaque foyer dépose ses denrées impérissables dans une case
=> a^nu compartimentée => ayzan ; pl. igudar.
bouture ; pl. igariwn. Lors de la sécheresse de 1993, de nom
breux arbres fruitiers ayant succombé, ont été abattus et
toutes les branches rescapées ont été bouturées => asyar,
aglluy, afêus, azqqur, tagttam^ tasalilt, tayawt, tasttet,
tezzkikt ; unsir.
agdru
agdud
labour sans eau de pluie => admkal, tayrza.
foule ; pl. igdad.
agdur
marmite, partie inférieure du couscoussier => tasksut ; agdur
wuyrab : récipient intégré dans un mur, lors de sa construc
tion, pour ranger sel, allumettes, bougies, etc.
puisage (puits, source, citerne),
cadre de tambour ; pl. igganziwn => ganga.
aggam
agganza
aggaz
aggurn
aggu
goûter (le),
farine, mouture (orge, blé, maïs),
fumée (pl. inconnu).
aggun
pierre,
pl.
igguna ;
Taggunt
Ifal
(topony).« Pierre
de
l'augure » sur laquelle les jeunes filles s'assoient en formu
lant des vœux à l'aube de la « Nuit de la Destinée » du 27
ramadaen.
agllay
agllid
actes de propriétés ; pl. igllayn => arra.
10 roi. 20 agllid n tizwa : roi des abeilles (reine des
abeilles) => waggmziz.
aglluy
enclos en branchage (troncs d'amandier, d'olivier et de pal
mier), à hauteur d'homme et réservé à l'âne, aux poules et
au bois sec à proximité d'une habitation. => asgg'^'n, tagrurt.
pioche-herminette ; aglzim bu wukad : pioche trident ; aglzim
bu yaymi : hoyau (pioche à lame courbe taillée en biseau) ;
aglzim
agnaw
agrru
agrtil
agrzam
pl. iglzam.
muet ; pl. ignawn => tignaw.
cul, anus.
natte de jonc tressée => azmmay.
panthère ; pl. igrzamn.
Glanes pour contribuer au parler des Idaw Martini de 1'Anti-Atlas Maroc
133
agullu
araire en bois d'amandier (excepté le soc récent, qui est en
fer) tiré par un âne ; pl. igulla. Cet araire est d'une part
composé d'un corps de bois coudé formant le cep => abasil
qui reçoit le soc => tagursa et le mancheron => ^kuk ; et
d'autre part d'une flèche ou âge => tay^da. => tasft, tazza-
agursl
champignon ; pl. igursln.
glut.
aguru
«VV V
•
ag zzim
agwal
ag'^las
ag*Iif
ag'^rram
ados formé dans un terrain entre deux sillons (billon) mani
festant la maladresse et l'inattention du laboureur ; pl. igurutn
=> a^f.
Uromastix acanthinurus, fouette-queue ; lézard des palmiers
(ar. dabb) ; nom d'un lignage à Anzrg ; pl. ig^'zzimn =>
aUg'^zziin.
chants et danses de jeunes filles nubiles, exceptionnellement
d'hommes, avec ou sans instruments de musique,
orge verte, orge en herbe avec son épi, qui entre dans l'ali
mentation des animaux domestiques. => abrbur.
essaim ; pl. ig'^lifn => tazzwit.
saint (e), descendant de saint ; pl. ig^'rramn.
(t-t)
ag^ttil
énorme tas d'orge attendant d'être vannée sur l'aire. =>
amaday, taffa, tuymut, uymu.
10 fosse => tag'^dt. 20
wuzzal : forge => uzzal ; pl.
agzzar
boûcher, agent de l'immolation rituelle,
homme de petite taille ; pl. igzzuln.
oiseau ; pl. igdadn.
poussière.
sorcier, magicien ; pl. ihzdnim.
ig^'dyan,
agzzayln
ag^d
agdrur
ahzdrur
(t-t)
ahanu
petite pièce accolée à tagrurt <= où loge la vache à l'inté
rieur de certaines anciennes habitations,
ahttus
errant, nomade, qui n'a pas d'habitat fixe, pl. ihiyadn.
coq de grande taille,
agneau ; pl. ihrayn => ikru, ayla.
grand bouc => iyzd, tayyat, ayad, ablbay.
aMzam
barbier assumant la circoncision.
al^nu
10 sanctuaire sans dôme. 20 case à grains. 30 petite pièce
d'habitation ; ahanu n tguni : chambre à coucher ; pl. ihuna.
ventre, ahbud n ignwan « ventre des cieux » : bedon d'enfant
tirant sur le vêtement et le laissant à l'air => aMig, tadist
ahiyad
ahnnis
ahruy
ahbbud
idran, adis.
134
Narjys El Alaoui
aUg'^zzim surnom donné par les enfants au fouette-queue. Pour le faire
avancer, on lui caresse la queue en lui disant : sujf turrin
ahlg'^zzim « gonfle tes poumons ô fouette-queue » =>
ag'^zam.
aMig
aUlab
ventre => tadist idran, adis, a^bud.
collier porté par les jeunes filles lors des cérémonies, fait
d'un assemblage de pièces d'argent relié sur la poitrine à
deux fibules => tizrza.
atobl
tapis de sol tissé en poils de chèvre, à larges bandes ; pl.
ihnbln.
afêus
akiyaw
10 lieu de rassemblement d'une assemblée lignagère sur un
appentis dominant le village ; 20 hutte de branchage faisant
fonction d'aire de repos en plein air et destinée à protéger
des ardeurs du soleil => assays, izyi.
poussin ; pl. ikiyawn.
aklkaw (t-t)bavard.
akmmus
pan d'aml^f <= allant de la ceinture aux genoux, giron for
mant la jupe => irzzuyn, taggust, tagiwalt, tazifalt, tazrzit,
usi, wansri, adffas, admr.
akna-takna co-épouse ; pl. takniwin. =>aknnu.
aknari
Opuntia Ficus indica, figuier de Barbarie ; coll. figues de
Barbarie (très abondant en Idaw Knsus, par ex.) => taknarit,
aballa^ aquziz.
aknnu (t-t) jumeau ; pl. ikunna (t-t) => akna.
aknsus (t-t) originaire des Idaw Knsus ; pl. Ikunsas.
akssud
akrum
10 coll. bois. 20 akssud llsfit : bois de combustion => ai?yar.
10 dos. 20 mal de dos, lumbago. Sidi bi ikurman (topony.)
est le nom d'un menhir sur lequel toute personne souffrant de
douleurs dorsales vient frotter cette partie du corps. 30
tsbihat uwkrum : colonne vertébrale, vertèbres ; pl. ikurman
=> iztf (2).
akuray
10 bâton, bâton de vieillesse. 20 bastonnade. 30 gaule :
akurray n tiyni : rachis de dattier => tazkkikt ou akuray n
uyanim : perche de roseau pour gauler les olives, akuray n
angarf : gaule en bois de gattilier pour faire tomber les
amandes. 40 takurayt n ttalb : sorte de canne « bâton de
pèlerin » que tient ttalb lors du prône de la fête du sacrifice
ibrahimien. 50 takurayt n ganga : baguette de tambour =>
ganga.
akuzzi
akuzzi
pet => akuzd, takussit.
pet tonitruant => akussitt.
ak'^fay
lait frais => alulu, a^yr, tifrkkit, ayyu.
akdu
olfaction.
alamus
chaume (orge).
Glanes pour contribuer au parler des Idaw Martini de l'Anti-Atlas Maroc 135
albbuk (t-t) veau / velle de lait (plus jeune que le génisson => amuad,
azgr, ayy^i, aellus.
algamu
algsus
alg'^mad
mors (âne).
paupière lourde ; pl. ilgsusn.
serpent ; pl. ilg'*'madn.=> asray, Ihq n ubnkal, tansa, tizzguna, abnkal.
alili
Nerium oleander, laurier-rose (à
alim
toxique ; pl. ililitn.
son (orge ou blé) trempé dans l'eau chaude en hiver et dans
l'eau fraîche en été, il constitue un des fourrages de la vache
fleur rose ou
blanche)
=> ilammn.
alk'dis
alln
allun
pli, bourrelet abdominal ; pl. ilk^disn -> tamunna^ taggust.
yeux, pas de sg. => tit iyurruyn walln : écarquillement des
yeux ; bi / mi iyurruyn celui / celle qui a de gros yeux (péj.)
(mus.) cercle de bois tendu de peau de bœuf, que l'on fait
résonner à l'aide d'une ou de deux mains ; tambourin ; pl.
illuna => tallunt.
almugg'^ar rassemblement collectif focalisé sur un sacrifice sanglant de
bovidé(s) autour d'un sanctuaire [mmiggir : rencontrer, se
rencontrer, se réunir, se rassembler] ; fête votive qui a lieu à
proximité du tombeau d'un saint, réputé pour les bienfaits
qu'il aurait dispensés de son vivant, auquel on sacrifie
annuellement un animal de boucherie. Aucun almugg'^ar ne
donne lieu à une foire en Isaffn.
aiqay-8
alulu
aluqi
alus
alxf
alzzaz
amyar
amyrus
amayus
chevreau ; pl. ilqayn / ilqaen.
lait caillé => ak^fay.
10 (anat.) os iliaque, bassin. 20 hanche; pl. iluqay.
écume à la surface d'un liquide en ébullition.
cervelle dont la consommation est supposée rendre les enfants
débiles ; pl. ilxfan.
écrou, cheville d'assemblage en bois, coin ; pl. ilzzazn.
chef ou représentant d'un groupement territorial => taqbilt
auprès de l'administration, plus couramment nommé ssix n
tqbilt ou Imqddm n tqbilt ; ssix llmude ou Imqddm llmude
désigne le représentant du village,
point d'eau au débit abondant => tiyrsi, yrs.
cosmétique à base de pépins de grenades => ixs (3) broyés
dans une meule. Le jus récolté de cette pression est bouilli
sur un feu de bois toute une nuit et sert à fixer le henné sur
amaesur
(ar.)
le corps ou les tissus. => asmis.
rite solsticial d'été où l'on allume un bûcher, que l'on
enjambe et autour duquel on fait une ronde en chantant, après
avoir incinéré un morceau de bois de laurier-rose désigné par
taslit «fîancée» (2) => asli , tiymrt (1); rite sacrificiel
commémorant Sidi ebdlla U Dawd (saint-sourcier).
Narjys El Alaoui
136
amzzud
amaday
amadir
amadl
amalu
teigneux => azzid.
10 tombe = dar laxira «chez l'au-delà» = tigmmi n
tuzumt « maison du centre » => amnir, asdl, asi uzru, as^l.
20 tas d'orge dépiquée dont la forme évoque celle d'une
tombe ; pl. imadayn => ag'^ttil, taffa, tuyinut, uyinu.
pioche à lame triangulaire, houe utilisée pour le semis en
poquet (par ex. maïs),
joue, pommette ; pl. imudal => aqulli.
10 ombre. 20 village des Idaw Tinst, élevé sur un versant
ombreux (ubac) ; pl. imula.
amalus
boue.
aman
10 eau (sg. inconnu) ; aman wanin : eau bouillie ; aman
ryanin : eau chaude ; aman hmanin : eau tiède. 20 urine =>
ibz^n. 30 sève.
Orion, qui guide en hiver la route vers les sommets de mon
tagnes, où a lieu la cueillette => tazdmt de l'armoise et
autres plantes de combustion et médicinales pour le stockage
amanar
annuel.
amarg
amarir
amartini
(t-t)
amawal
amayug
10 nostalgie, langueur (ex. yay umarg nnm : tu vas me man
quer). 20 poésie => and^m, tand^mt.
10 belle voix [tirir : chanter]. 20 personne qui a une belle
voix ; pl. imarirn.
originaire des Idaw Martini ; pl. Imartiniyn = Ayt Idaw Martini (ist -) => asif (3), idaw, nyyd, tamaziyt.
« divertissement » qui consiste à décharger les fusils, assis, en
poussant des « cris » pendant agwal ou en réponse à des
éloges chantés par un poète,
10 mâchoire ; amayug n iggi : mâchoire supérieure ; amayug
n ddawi : mâchoire inférieure => azzarma ; pl. imuyag. 20
sorte d'herminette aratoire,
amazir
amdlu
amdruy
amggar
amggrd
fumier, purin => timlzzit.
nuage ; pl. imdlan => tamdlut.
fœtus mort ; pl. imdray.
moissonneur ; pl. imggam => tamgra.
10 collier (A). 20 cou, belle voix (voix qui porte =>
amarir). 30 nom d'un village en Idaw Tinst (Isaffn) ; pl.
imggrad.
amguf
amMz
ignorant des convenances, insensé ; pl. imgaf.
gardien des champs, membre de l'assemblée de village ; pl.
aml^bl
pièce tissée de coton épais, offert par le fiancé à sa future
épouse, enveloppant ukris <= et porté par celle-ci lorsqu'elle
quitte son domicile pour celui de son époux,
écolier suivant un enseignement coranique dans une mos
quée ; pl. imhdarn => Ih^r.
imhizn => IWz.
amh^r
Glanes pour contribuer au parler des Idaw Martini de 1'Anti-Atlas Maroc
amkkuk
amkrus
amksa
amlal
137
Genista ferox, arbuste épineux utilisé comme combustible.
Ses fleurs constituent, dit-ori, la nourriture principale du
fouette-queue => ag'^zzim.
nœud [/:r5 : nouer] ; pl. imkras => ayudu, ukris.
pâtre, berger ; pl. imksawn.
sable ; terre aride ou inculte => umlil.
amlhaf (t t) pièce d'étoffe synthétique autrefois de coton - bleu ou violet
chez les jeunes filles et noir chez les femmes - unique,
ample et sans couture ; attachée sur la poitrine à l'aide de
fibules d'argent, de noyaux de dattes ou d'épingles de nour
rice le plus souvent, et retenue à la taille par une ceinture de
laine (femmes) rouge et noire fabriquée par les Ist Iduska U
Fila et Ist Knsus, ou nouée sur le devant (jeunes filles) et
amlu
amlyiyd
amnir
tombant jusqu'à la cheville. Blanc, ce drapé cérémoniel est
nommé lizar <= ; pl. imlhafn.
pâte sucrée à base d'amandes grillées et broyées additionnées
d'huile d'argan <=, de miel ou de sucre. => Iluz.
qui a la couleur de la cendre, cendré => iyd.
pierre tumulaire, dalle gréseuse d'une tombe, longue et plate
indiquant l'emplacement de la tête et des pieds ; au nombre
de deux, elles sont érigées verticalement l'une en face de
l'autre (hommes) ou disposées de profil (femmes) ; pl.
imnirn. => amaday-
amnru
amqifî
amqqus
amrd
amrmir
amrrag
pivot en bois logé au centre d'une meule gisante d'un moulin
domestique à bras => azrg, axe du moulin autour duquel elle
tourne, permettant ainsi la mouture des grains ou des
amandes, pour amlu <=.
=> inqifi ; pl. inqifin.
étron (matière fécale) ; pl. imqqusn.
abrqu.
criquet => aw^d, tafto, tamuryt,
bave animale, pl. imrmarn. => asufs, iflzzan.
pierre gréseuse plate servant à casser les amandes et les noix
= amsrr^ag.
amrwas
virginité, dot liée à la vertu de la mariée, réduite de moitié
lorsqu'elle se remarie.
amsrr^'ag
=> amrrag.
amttul
grande parcelle de terre irriguée formée de 2 à 12 taliwin =>
amuad
tala, uzun ; pl. imtlan.
taurillon, fém. tamuatt => ayy'^i (t-0» aibbuk, aellus (t-t),
azgr.
amud
amuddu
graine, semence, baie,
voyage => anmuddu.
amxllf
travaux domestiques liés à la cérémonie de mariage.
joute longue chantée pendant agwal <=.
amxsur
arbre épuisé, qu'il faut élaguer ; pl. imxsar. =>.
amussu
Narjys El Alaoui
138
amzil
amzur
forgeron ; pl. imziln => uzzal.
10 crottin d'équidés (âne, mulet). 20 amzur n uxsan :
« crottin des dents » qu'une jeune fille tient entre les dent et
dépose sur le pieu de l'aire de battage afin de provoquer
symboliquement le vent pendant le vannage ; pl. imzurn. =>
tax^sast.
amzuzzr
vanneur ; pl imzuzzm => amzur, azuzzur, taslift, tazzart.
amzwag
dévoyé, personne ayant commis un acte répréhensible et qui
se réfugie dans un sanctuaire, bénéficiant ainsi de la protec
tion du saint ; exilé ; pl. imzwagn.
fidèles d'une mosquée ; pl. im^allan => izzul, tazallit
10 oreille. 20 (méd.) oreillons. 30 tenon de marmitte. 40
tamiiuyt : pièce de cuir ronde, cousue sur chaque côté de la
chaussure => aduku et aidant à y enfoncer le cou-de-pied ;
pl. imiiay.
10 pièce réservée au père de famille dans une habitation. 20
amsriy n ingbiun : chambre d'hôtes, grande pièce => angbi
amzilli
amzzuy
amsriy
anya
anazzl
anammr
anamul
anazum
(ahanu n -) ; pl. imsriyn.
(anat.) palais ; pl. anyiwn.
Morus L, mûrier => a^l wumus.
se dit d'un site exposé au soleil. Tagadirt n Wanammr
(topony.) : village des Idaw Martini,
accusation non fondée, préjudice, injustice (ex. ad ur tawit
anamul /... : ne porte pas de fausse accusation contre...)
nubile, en âge de jeûner => uzum.
(t-t)'
anbur (t-t) célibataire, pl. inbum (t-rin).
anflus
10 terme désignant, dans le passé, un membre de l'assemblée
de village. 20 courageux, brave ; pl. inflas.
angarf
Vitex agnus-castus ; gattilier, bois, dont la combustion lente
le fait apprécier des cuisinières ; ses branches éloignent les
moustiques et sont employées dans la construction d'un toit
d' ahsus <= ou sont utilisées en guise de balai sur l'aire de
battage, ou de gaule pour les amandes.
(à suivre)
ADIWENNI GER CCIX MUHEND U LHUSIN
D SI MUHEND U MHEND
Mohammed El-Ghobrini
Ccix Muhend
Yenteq Ccix Muhend yenna
Walay di Ibadna
Uggadey fellak a Muh U Mhend
Ddunit-a ur tesei Imaena
Achal aya 1-lesna
Heddery-ak baedek esl-ed
Tewwid achal d ccehna
Efk i yiman-ik lehna
leumm-ak berka-k lemd-ed
Asebsi d ac'i k-yema
Yefka-k i Imehna
S abrid d Iweqt uyal-ed
Si Muhend U Mhend
I k-mennay a Ccix d arUq
Lehdur-ik hemmley a sen-sley
Ayen d-nnid itekkes Ixiq
Xrunt-ed wallen ur htamey
Asm'akken i lliy d uhdiq
Yak tecfid anda ssawdey
Tezrid ur ssiney ddiq
Anda yebya wul ruhey
Di tmurt ur ||iy amdiq
Hemmeln-i yakw wid ssney
Assa ddunit d aeewwiq
A Ccix amek ara xedmey
140
Mohammed El-Ghobrini
Ccix Muhend
Nek smektiy-ak-id laxeit
Keccini tbegsed-d i ddunit
Achal i-gegnen yef teefert
Hussen sebren i twayit
Achal i-gettfen dyinett
Ur yuhtam Imut teddem-it
Lqut ma tseww-it taddart
Di tejmaet wi £eddan yeôô-it
Ajenwi ma yewwed tagmert
Aksum-is wi byan yewwi-t
Win yeksan mebla tamrart
Labudd at-tettef ddunit
Si Muhend U Mhend
Ur yilley ad yedru wakka
Ur yilley ay d-wwten lehyud
Ur s-hezzbey i wzekka
Ur yilley ddunit d alud
Mi s-nniy ieumm-i berka
A iray-iw anda tlehhud
Ruh aj-jxedmed taferka
Di Imelk-ik eedd'aî-Jezzud
Yir abrid am twekka
E||-it abat aj-tehlud
Aha a Ccix 1-lbaraka
Amek ara yi-J-id-tessefrud ?
Amek ara dilley yef rrbeh
Tamsalt-iw d ayen ur nferru
Xeafarey mebla leslah
Am win ye{namaren azru
Segm'ara d-kkrey ssbeh
Aima yekkat bururu
Nek Jenqelyadey ger lejrah
Pas akken neggum'an-nejru
Ssih atah deg wul qerreh
Anezgum yugw'as-yebru
Leebd i yef rewlen lefrah
Illa Ccix ad yessefru
Adiwenni ger Ccix Muhend U Uiusin d Si Muhend U Mhend
Ccix Muhend
Sliy yissek tessefruyed
Lameena nnan-d laemer turid
Irkwel widak themmled
Fellasen atas ay tennid
Ma d widak ay tkerhed
S rregmat wer ten-te|èid
Ger teswiein tetneqlabed
Wehdey Éebbi amek i tgid ?
Tikwal d ukyis te{meyyized
Fehmen medden ay tebyid
Tikwal amzun tedrewced
Ur tezrid anda tellid
Si Muhend U Mhend
Lukan a Ccix day tehsid
Ayen ieeddan yef yiri
Lhala-w welleh ar tejyid
Imetti yezga f yizri
Achal i yi-d-yerra Ihid
Daymen wehdi d aeari
Ddunit-iw tegwra-d tetyid
I texdem dgi tayri
Ay ul bezzaf tetmennid
Tullas rrant-ek am yetri'
Tin twalad fellas tecnid
Laemer i k-id-mmuqel tziri
F Yamina 1-lhag ur tejyid
Eks-ed amnar ur nedduri
A wi jerben m'a yi-d-tinid
Sfehm-ay-id ayen ur nezri
Baed d keC ahbib wer t-tufid
Ulac wi yi-gan tiyri^
Am-min yudnen ajegèid
Yiwen ur d-itezzi yuri
Ini-d a Ccix keS te{walid
Ma iteddu-d kra deffiri
Mi yilley ifuk usemmid
1. « Bu wudem yecban aggur
Yerra-t Ilah am yetri » (Yusef U Qasi ?)
Itusemma yuyal d awray.
2. Dagi anamek n wawal tiyri d azal. (valeur).
141
142
Mohammed El-Ghobrini
Assen a d-yewwet webruri
Ihi a Ccix semmeh-iyi
Mazal ur yi-d-fhimed ara
Aeyiy di ddunit berka-yi
Hs'a Ccix ur s-ttumley ara
Reggwley fellas tettef-iyi
Eks-ed amkan deg ur yi d-tetbi£ ara
Mi s-nniy baed-kem xdu-yi
Tecbek dg'am tara
Asmi yiHey tegga-yi
Felli dayen ur d-terz'ara
Tuyal d asebsi tewwi-yi
Zdatek a Ccix ur mnieey ara
Ccix Muhend
Qii d asebsi i k-ixussen
Dayemm'ur d-tentiqed ara
Ma d annect-a i k-ieerqcn
Tas ini-d ur {seth'ara
Nek yiHey s acu k-yuyen
Ney d amkan ur k-nehw'ara
Furi d acu i k-id-yessawden
Hsiy lamCi d zeyyara
Ayen i k-id-yewwin wissen
Abat d ayen ur nezr'ara
l£umm-ak tuzzya isaffen
N wayen ur k-terri tmara
Di sbeh la d-tessefruyed
Mazal d-tennid i k-id-yecqan
Aqlak amzun t£ewqed
Aha inn-ay-d ayen yedran
Ulac d ac'ara tefred
Kul amdiq yes£'iberdan
Ma Imut felli tuggaded
Medden syenn akw i £eddan
Siwel-iyi-d s wayen i thussed
Mrehba s wayen i d-yusan
Yif-it tidet rzagen
Wala lekdeb azidan
Adiwenni ger Ccix Muhend U Uiusin d Si Muhend U Mhend
Si Muhend U Mhend
I yi-d-yewwin yurek d lemwansa
Aneam a Ccix rgu a k-d-iniy
Urgay tergagi tasa
Amzun ttsey nek ukwiy
Zdati tbedd-ed tlafsa
Tenna-d usiy-d a k-awiy
Nniy-as ruh macci assa
Atas l-Iehwayeè ur qdiy
Deg webrid tbedd-ed am leersa
Wehdi qqimey {{ergigiy
Wehmey ansi i yi-d-tusa
Eedday ruhey aj-îesseqsiy
Heddery-as s lekyasa
Terra-d times qnb ryiy
Imir l|eîîa-w temsa
Kkawen ifadden-iw aeyiy
Temearred-iyi-d am tgwersa
Ur zriy d ac'i s-rriy
Di Imelk-ik tenna-d teksa
Achal aya nek ur zriy
Abemus nek yidek i t-nelsa
D aya a Ccix iwmi d-cfiy
Tamurt a{-îbeddel leessa
Teddun-d a {-zedyen wiyid
Ccix Muhend
Dagi a Muh telheqd-iyi-d
Aha eiwed-as-d i wsefru
Pas ini-d sfehm-iyi-d
A d-neddem s wayes a t-naru
F ayen ur|iy ma tesqerbed-iyi-d
Nek ur lliy d amezwaru
Axxam r-Rebbi ma isawel-iyi-d
Ddunit s Iferh a s-nebru
Ayen i k-d-nniy tura esl-iyi-d
Tamsalt-a ilaq a {-nefru
Ac'ara yedrun mmel-iyi-d
Nnig wayen yuran yef qerru
143
144
Mohammed El-Ghobrini
Si Muhend U Mhend
Aneam a Ccix tessned-iyi
Kra nniy ur s-îeawadey ara
Fihel ma thersed-iyi
Fef ayen iwm'ur zmirey ara
Zriy a Ccix tesserd-iyi
Lxir inek ur t-te^tuy ara
Ma gguley-ak baedek amen-iyi
Ala aya ur xeddemy ara
Qebley dduea-k tettef-iyi
Sebbay ayen ur reffedy ara
Ddunit tamenzut tyuir-iyi
Tis snat ur {-rbihey ara
Ccix Muhend
Wulfey heddrey i medden
Awal-iw wlac wi t-ieusan
Sellen lehdur tmeyyizen
Laemer yella win i yi-sserfan
Akken i sen-qqarey i xeddmen
Aneam a Ccix i yi-d-Jarran
Assa keô txulfet-ten
Aqlak teffyed imedqan
Ka n win mi dean ieessasen
Abrid-is atan iban
D Imut n weyrib i k-d-ihudden
Akka i yebya win yuran
Si Muhend U Mhend
Hsiy d ayrib ara mmtey
Annect-a lamci d Ibadna
Di ddunit atas i eetbey
Laemer a Ccix i ssiney lhanna
Deg berdan i {nemdarey
Axxam-iw laemer yebna
Assa aqli yurek i d-rewley
Filley da a d-afey lehna
Ziy kif kif anda ruhey
Dinn'i tetragu Imehna
Ur d-iqqim w'ara ssirmey
Zman amcum akk'i d-yenna
Adiwenni ger Ccix Muhend U Lhusin d Si Muhend U Mhend
Ccix Muhend
Ddunit tyu^ maéôi d yiwen
Atas iwmi texdem taqlat
NetJat d ccitan d akniwen
Ulac m'ur tesbur tacdat
Achal i-gxedmen afriwen
jjun talaba t-tyalat
Yeshel fellasen usawen
Gren irebbi i mkul tamat
Lukan Imeena deg wacciwen
Tilaq i sraffgen tayat
G lehsab yezga ixuss yiwen
D ayen i tjerbed twalat-t
Wissen ma tmektid-ed ass nni
M'ara k-ttfent tmedlin
Ddunit-ik truh d amenai
Laemer terwid tuzzya t-tyaitin
Tteddud wer tezrid s ani
^ay-ik yebda yef tudrin
Pas theddred s lemeani
Hemmlen-k medden yidek îtilin
Anda terrid d abeirani
Tezgid ur teseid wis sin
Lha|a win tegguni
Ilaq as-iheggi aewin
Si Muhend U Mhend
Ad ruhey a Ccix ad zwirey
Nek Pîlafsa nni a n-neddukel
Deg wass'aqi'ur d-îîuyaley
Awal dinn'a t-nkemmel
Tedduy anda ara kebley
Imettawen felli fihel
Yebbed-ed Iweqt ad ruhey
G Imut ul'anda nerwel
Zriy atas ay cdey
Lameena laemer nejhel
G wesqif n ttmana ad medley
D winna i d amkan nhemmel
145
ACTUELLES
148
Chérif Kheddam
UL N THERRIT UR YEJNUZH
U1 n therrit ur yejnuz
S ddheb d leknuz
M'ur yelli Ihubb yef Usas
W ibyan yellis a {-ieuzz
MaôCi s lehruz
Wi t-ihemmien d win i d ddwa-s
Axxam mi yebna f rrda
Kul yiwen i yebya
Winna sehhant tgejda-s
leac tameict n lehna
Di Ifurah yezga
Ula d zzher yedsa-yas
Bab-is yezga deg nnaema
Lmal d dderya
Mebla ma izur-ed aeessas
Axxam mi yebna isegged
S llsas-is yeh|hed
Dinna kullec d Ifayda
Kulwa yer Iwah^eb-is yebded
Ur yelli lehsed
Mlalen s lemhibba
Win ifehmen ad ieanned
Ma izmer yeh|hg-ed
Timeayin i ineggura
DEUX POEMES'
Chérif Kheddam
Traduction Tassadit Yacine
LE CŒUR D'UNE FEMME LIBRE
Le cœur d'une femme ne peut s'acheter
A prix d'or ou d'argent
Sans amour
Pour qui aime sa fille
Point de talismans
Son remède c'est l'amour
Un foyer bâti sur l'entente
De deux êtres
Ses bases sont fortes
Il connaît le bonheur
Baigne dans la joie
La chance elle-même lui sourit
Celui qui le possède est riche
Biens et enfants
Sans même prier les saints
Une maison
Dont les fondations sont solides
Tout y est bénéfice
Chacun fait face à ses devoirs
Avec générosité
La rencontre est fondée sur l'amour
L'esprit intelligent en fera autant
Et laissera s'il le peut
Des maximes à ceux qui viendront après
1. Extrait de Chérif Kheddam ou l'amour de l'art, Paris, La Découverte / Awal, 1995.
150
Chérif Kheddam
ACIMI ARA YI-D-TINip
Acimi ara yi-d-tinid
Nek d aderyal ur zerrey
Lumur widak ur tezrid
Nek fellasen aeyiy heddrey
Ma d allen ssi te^walid
Yif-it imi ur tent-ksibey
bas ad ak-yili di Ibal
Ma nniy-ak awai hess-ed
Ulamma yas akka d aderyal
Nek mmuquley s lebeed
eaqley ma bedlen lehwal
Imi lehsab-iw yeh^hed
hîettbey lehna n Ihgiran-iw
Lakw d Iwahèeb yelrah^un
Menyif h|hiiy di lehq-iw
Wala a s-inin d aeeggun
Ma {-{afat tella g-wul-iw
bas fellas ad iyi-d-hkun
F laebad ur {lummuy
Mkul yiwen s Iqedr-is
Di irehma n Rebbi Jrahguy
Nekwni merra d arraw-is
Dima s laeqel i tedduy
Kulwa yesea Imektub-is
Deux poèmes
POURQUOI ME DIS-TU AVEUGLE ?
Pourquoi me dis-tu
Aveugle
De ce que tu ignores
Moi j'en suis témoin
Mieux vaut être un homme aveugle
Qu'un ignorant qui voit
De ce que j'ai à dire
Tiens-en compte
Bien qu'aveugle
Je vois loin
Je devine l'évolution des choses
Car mes comptes sont justes
Avec ma paix je veux celle de mon voisin
Conscient de mes devoirs
Mieux perdre
Que devenir chien
La lumière qui habite mon cœur
Ressemble-t-elle à celles des autres ?
Ne reproche rien à personne
A chacun son respect
Attends la paix de Dieu
Nous sommes ses créatures
Allons à pas mesurés
Chacun n'est-ce pas a son propre destin
151
TASAMFUNIT N TEMZI
Abdennur Mihoubi
Nnan asmi i d-iferreq Qessam tallit ar'idiren lyersiwen d yemdanen
g dunnit, yal wa ifka-yas 50 iseggwasen ; anagar amdan, mi d-iwwet d
anegar, gwranj-as-d xemsa u eecrin iseggwasen. Inteq umdan yer Qessam,
s wannuz d ttaea : ay Agellid ameqwran ! Nek drus iyi tirem{ ayi g
dunnit. Ur illi acu ara xedmey s 25 iseggwasen n tudert.
Irra-yas-d Ugellid : Nek d ayen kan i yi-d-igwran fkiy-ak-ten-d. Ma
yehwa-yak ruh suter-asen kec i lyersiwen nniten ma yella wac'ara
k-d-rren g tallit n tudert nnsen.
Amdan imir ibda itekk-iten-d yiwen yiwen, gumman akw as-d-mun,
ala aserdun d uqjun d ibki. Yal wa yema-yas-ed 25 iseggwasen, yuyal
imir yer Ugellid ameqwran s 75 iseggwasen ger ifassen. Inna-yas : Haten
ay Agellid {Jery-ed 75 iseggwasen ma yella ay ten-Jemut. Ay ten-Jarut f
tudert-iw ?
Agellid irra-yas-d : Ihi, mi k-yehwa akka ay amdan a k-ten-rnuy
iseggwasen ayi. D acu kan, anagar 25 iseggwasen imenza ara tidiret s
tgemmi-k, wamma 25 nniten d rrekt d urabee am userdun ; tyit s uEaned
am abki. 25 iseggwasen ineggura meira d aseglef am uqjun.
Muhend Azwaw, d aqcic yecban arrac. Seg wasmi i d-ilul nejja d
azuyer g ukkud. Ur ihetîeb i wutan, ur ijfaras deg wussan. Asmi i-gesla
s tmacahut ayi, ifhem tamsirt ij^len yer daxel. Ibda aseqsi, yebda tizli
yebya ad ifares deg ussan n temzi. Deg wussan deg ijjidir d amdan
aheqqani.
Issawal, iîlemseqsi, i^azzal ad iqtee ussan, ad issimzi utan. Ad ijbed
tallit n 25 iseggwasen a {-irr d Iqem ney sin. Iqqar yer temywer ur tyaray
ara. Qqim kan akka a temzi, achal i tmellhet, achal i tcebhet. Tizi ayi
inem kan i J-îaheqqanit. Ay nella d imdanen. Txil-em rnu teywzi
wwussan d wutan. Txil-em rju ur jebbu ara alamma nefhem tiyri-m, annefhem d acu kem, wa a y-tfehmet d acu yay. D acu asni i d amdan ?
D acu aeni i temzi-s ? D acu ara nnadi, d acu ara d-nini ? D acu ara nri
deg tallit-a n temzi ?
Temzi tetarray-as-ed, am tmettut igèlen akken at-trebbi tarwa, ney
154
Abdennur Mihoubi
am tefsut issefsayen ideflawen akken aî-tejju|eg talma : ayen riy {-tayri
akw î-îmusni. Ayen cennuy Mayri ; ayen {{idirey t-îayri. Anda lliy {-tayri.
Anda ufiy ilemzi am kec cennuy-as tayri. Cennuy tayri i wulawen mellulen akw t-tmusni wallayen zeddigen. Amer a k-syelten g lehsab. At-tyilet
nni n tyemmar tin akken wwaqmac wwallen d ustewtew. Yella
wa, yella wayen, umbeed ayen. Tin cennuy nek J-Jin n tecriht i netteten
yer terwiht. MacCi î-jacettaht inetteten yer terbaht. Nek a mmi maCôi d
aselmed i yeslemden akken ay syelten, ney ay beddlen. Nek d nek, ar
assa wwussan i sen-iselmaden, i sen-d-icennun tasamfunit-iw ; cennuy-j
ma yella win ara s-d-ismuzgten. Nek l-jHemlzit n tlemziyin, {-lilemzit n
temyarin. Cennuy g yal tayerma, cennuy i yal tasuta u mazal ad cnuy
anda ufiy ilemzi ney tilemzit am kec.
Muhend inteq s Iferh wwul d ucmumeh yyimi. Yufa wazduz afus-is.
Nek akka te^walit mezziyey. Hemley temzi, hemley tamusni, hemley
ccna. Ihi al-îecnut yidi. Ihi, ad dduy an-necnu Iwahi. G zik hemley wid
icennun fellam. Hemley wid icennun yas kan akka. Acku akken i
kem-hemley a temzi i hemley tayri. Akken i hemley tayri i hemley ccna.
Imi ccna tcennu tayri, u tayri tcennu temzi. T-lasamfunit-iw. Tin n ccna,
tin n tayri, tin n temzi. Tasamfunit n temzi. Tin ur nesei tazwara, ney
tagara tasamfunit i ccnan^ tmilas n tyermiwin, timilas n tsutwin.
Ula g tayri nney tella ccna inem a temzi. D acu kan nekwni ur
s-ngerrez ara isem. Idles nney amaziy, isemma-yas IZLI. U izli i
t-icennun t-tilawin d imeksawen, d ilmezzyen ur nesei leqrar. Widak
ijeqlulluyen g kedran {-îzegwa. Deg berdan nni issawnen, icôuren d
idyayen, wid i yef i d-sberbren inijlawen. Ilemziyen nni ijuraren amyar
uqerruc. Wid ijlnsun tiqwendyar n Ixalat, teqqwalen {-{iferkusin tucbihin,
wid i d-irebban Ilazuq n tfeywa. Tas akken bnin i tuffza, zzay, ija|ga-d
lliqa-s yeywin i^cuddun imi. Iwehhel ger tuymas. Yemu g tallit-a
ilemziyen n tsuta-w meira d win n klurufil i tfezzen. D win i-geummen
i-gmuccaeen. Yemu ijagga-d rriha leali tin n tfeywa yas a t-id-netcihwi
tikwal maena ur s-nezmir ara. Nekwni macci am ilemziyen nni n zik, at
utemmin J-Jazart, at ubisar...Nekwni s at wassa d ayen leqqaqen d wayen
leggwayen. Ayen zziden d wayen fessusen. Yernu tura tfuk tinna wwanzaren. « Tas taeebbut texwa, anzaren-iw dima qutben ». At-tfuk tinna
uzawali u d lefhel, yas s tuffza wuzzal t-^rewla yer tqucac idurar. Akken
qqaren yakan : « wi byan Iherma ar î-Jagwar ad yali s adrar, aqacuc, abellut... ». Tura medden tarran Iwelha yer yimawen nnsen ma te^Jen ney ala,
wama anzaren qutben ney ddzen maôôi d aywbel. U yernu tura maèCi d
abellut, tura d imru. Tura d ssmex azegza f Ikayet amellal, ifuk wehni nni
azeggway f akal aberkan. Tura win ibyan Iherma ar J-Jagwar yaru idlisen
d wungalen.
Muhend Azwaw, dima akka, tarran-î waman d asawen. W'ara
d-imennin ije|gigen ijwali isennanen. Ijmeslay f temzi, yufa-d iman-is
i{meslay f tqucac idurar. Tas yuki-d maena ijkemmil tameslayt. Fef tyuri
d idurar. Iqqar, tura fukkenj sebbat nni n zik. At imm ur ssinen ara adrar.
Tasamfunit n temgzi
155
t idurar ur ssinen ara imru. Iqqar tura bnan-d Iakulat deg ara yren imesdurar. Fkan-d imru, fkan-d axxam i tmusni d useqsi. Nekwni nefreh ad
gmun wallayen. Akken nella nhemmel tamusni. Nejqadar lakui, nefqadar
axxam n tmusni. Ntekker-ed tafejrit nteg timsizzelt anwi ara yawwten
yures d amenzu. Lferh ameqwran m'ara nniwet, neîîaf-it zeddig, iferreh,
irad, issa-d i tmusni, i tyuri, i tayri. I temzi n tayri akw H^yri n temzi.
Imi akken i neddakal, akken i nejyimi i netturar, i neyyar amzun d
iferra|. Am arrac am tullas. Siwa azmumeg d ucmumeh. Ur tejjakwit
alamma teslit : kem î-îaje|èigt. kec d abayur, kem takuskit, anda rriy a
k-afey am {wekkart...Tasamfunit imesdurar deg wyerbaz : temzi, tayuri
akw i-tayri. Neqqwel ne{îu akw belli deg wedrar ay nella, belli d imes
durar, d arraw n imeksawen. NeJîa tigrawliwin d lemhayen n zik. Am win
ara yessethin as-yini d mmis umeksa. Ameksa n tyetten, bu tjewwaqt d
yezlan.
Muhend Azwaw, ad ijmeslay ad itezzi ad iîîaf ayen ijjuyal yer deffir
yugar ayen iteddu yer zzat. Iqqar {-tidet d arraw imeksawen. Macôi d
nuhni i d-iztan talaba n lehna ? I d-isekkren tagrawla ? T-tajewwaqt nni
i s-d-icnan a yemma sber ur Jm. Tura dayen medden akw {{un takessawt
î-yewwaqin. Tas tella tin i d-igwran af-tafet ibda-j-id rekku, manj-ed tefla,
macôi ala sebea ay tesea. M'ara tcennu tesxertim, tikkelj aj-jakwer nnuta,
tikkelî at-temu tayet. Wid illan d imeksawen zik, tura meqwrit. Le^han d
useyyed d ususku...Tikwal m' a d-nejmekti temzi nnsen, neîwehhid deg
Rebbi amek ddren. F akken i d-hekkun siwa neyya y ultmas. Ula d ttrad
asmi kkren yures, kkren s tmekwhal wwarwaz ijeemmiren yures s tberra
n tyetten. Amek tezzin kan i tyetten ? Kkren ad eatden idmer isembawlen
timura. Idmer urumi, llifea m sebea iqerra. U deg akken ssawten yer
yiswi nnsen, ieedda wawal nnsen.
Tura dayen, nutni ztan-d talaba wiyyit a {-weccmen. Muhend Azwaw,
i t-id-ismektin {-{amayli ueessas n llakul. Imi d yiwen degsen, d yiwen
deg wid yefkan temzi nnsen d asfel akken aî-{eju|èeg temzi wwiyit.
Deg wasmi i-geldi uyerbaz ur itaxxer ssin. Ijbekkir-ed yal tasebhit ;
m'ara d-niwet nekwni, netîaf isellek aferreh d usired, isqam ttwabel.
M'ara t-nesseqsi iqqar ur yi-yuy kra rtahey nnecrahey. Nekwni an-nefreh
an-nejhenni, maSci am zik nesserwat jeebbin wiyit. Tura d mmi d mmis
n mmi ara yuraren, ara yezleebten. D kunwi a tarwa ara yecnun, ara yes-
sinen, ara yeseqsin ccix, ara wen-issemin g tmusni. Assa a tarwa iffey
laetab yer tafat, ijwakkes uzaglu {-{mara. Mmis n teebbut-is ijwali-t akken
i-gmenna. Akken ibya. Yeôôa yerwa ; yelsa yehma. D nnig waya d isit.
Neggan mebla argagi, mebla tugwdi. Ifuk idegrez, ifuk usdubbez.
Amaqwa m'ur tecfim ara, nekwni ne^raju kan melmi ara y-d-rrzen tawwurt ! Tura taeejjajt teedda, tfuk Igerra, tfuk Igirra. Wi cqa yas temzi nney
nekwni te|ga-yay. Kunwi a kwen Jqabel s taj^a d lehna. At-Jejugggem
a(-ternum tayri tamusni.
Muhend Azwaw, d imenyi i-gennuy d babas akken ad ikkes amkan
ger tizzya-s. Yurew-ihen-d babas g tlata. Amenzu yunag yer Faffa, wis
156
Abdennur Mihoubi
sin ifka afus-is i tgwersa ; igwra-d Muhend d abeztut ibya a t-irr i tkes-
sawt. Inna-yas : wah a mmi ! lyra babatwen al^en aî-îeyrem ? U
yemu...Muhend ireed-ed felias am ssihqa : a k-ksey tiyetten ! ? A k-rebbiy
izamaren, ad hawcey tizemrin ? Ad a k-lwiy tigrurin ! ! ? Ay tezrit amek
i d-twarebbay. Nnumey tihluqin, ^-Jhedrin ddaw ufus. Tura tebyit a
k-ksey. Takessawt iiga-î Iweqt, tura {"tayuri. Ksant ney mmlenj. Tura
maèci d acuddu n tarkasin, tura d aserreg n tsebbatin ; tikustimin, tigrabatin...ifuk usayer uni ger tyaltin, tura ad refdey atad-iw kan ay d-laein.
Ifuk wannuy d wuccanen. Tura tyimiy d ifehhamen. Ifuk lehsab uni d
azal mazal, itij yuli yeyli, tura d nnaqus wwuzai. Tura ifuk uqlulli {-{izli ;
tura aia tayri j-îniusni...
Wa yusa-d s iyil, wa wwin-j-id s iyil, wa yusa-d kan akka mlalen-d.
Imlal-ed Muhend Azwaw {-îmitai-is akken ad yren ; akken ad issinen...
Ay ass amenzu, mi {{len yilsawen, mi qquren yimawen. Ay ass deg
i-grawlen wallayen ger idurar igullen ur hniten. Ass deg i d-kecmen, wa
deffir wa imnayen n tmusni. Amenzu d ajenwi deg wfus d deusu deg iles.
Wis sin d abeckit d uhlalas. Ur ead ur d-ntiqen tennejla tayri ; ur £ad ur
d-ntiqen teuqqer tmusni ! ! !
10-11-89
AREZKI
Yves Timplon
Arezki est un homme d'une cinquantaine d'années, à la barbe gri
sonnante, aussi sec qu'un vieil âne. Il se drape dans des vêtements amples
à larges manches et se chausse à la mode du pays : des pantoufles de
cuir sans talons et sans quartier qu'il fait tramer à chaque pas. Il
s'enroule le sommet du crâne d'une large bande d'étoffe bise et il le fait
à la manière des gens d'ici ; comme s'il préparait un nid sur sa tête. Il
se déplace lentement et avec nonchalance. La première fois, quand je l'ai
vu s'avancer vers moi de ce pas-là, j'ai cru que j'aurais un maître faible.
Je déchantai vite. Arezki a été sévère mais jamais méchant. Il a toujours
su me tenir et, en ces temps propices à tous les relâchements, je lui en
sais gré aujourd'hui, même si j'ai souffert.
Chaque semaine il monte à Aït-Dj... par la route. Le mardi est son
jour. Il me charge alors tant qu'il peut, dans la mesure de mes moyens.
Il remplit mes couffins de sacs de semoule, de céréales (pois chiches,
haricots secs ou fèves), de boîtes de conserves (je me souviens des petites
boîtes de lait Nestlé destinées aux jeunes enfants), de légumes et de fruits
(des piments, des rouges et des verts, des oranges, des pamplemousses)
et puis, ficelé et arrimé sur les côtés de façon hasardeuse, tout un bricà-brac : des fournitures de bazar comme de petits flacons de pétrole lam
pant (l'huile d'olive n'alimente plus les belles lampes en terre, ni les
hommes), du savon, des crayons, de petits couteaux à manche en bois,
des cahiers, quelques coupons de mauvais tissu et, attachés ça et là par
dessus le tout, des ustensiles de cuisine qui bringuebalent constamment
pendant la montée. On nous voit de loin. On nous entend de loin.
Tous les mardis nous prenons la route d'Aït-Dj... ; Arezki me laisse
marcher devant et, quand il juge mon allure trop lente - il arrive alors
à ma hauteur-, il me fouette sur la croupe en poussant un cri que ne suis
jamais parvenu à identifier vraiment. C'est une sorte de « ARRRH ! »,
comme un fort raclement de gorge qu'il prolonge pour m'impressionner.
Parfois même, sans doute à ses moments de plus grande colère, je
l'entends marmonner. J'en déduis qu'il appelle sur moi toutes les foudres
158
Yves Timplon
du ciel. Je n'en mène pas large. Je règle mon pas comme il veut. Je
marche devant à son rythme, en évitant les ornières que les lourds
camions ont tracées.
La première fois, ce fut une surprise de monter à Aït-Dj... par une
route. Je m'attendais à un chemin ou un sentier de montagne. C'était,
caillouteuse et presque directe, une large route encore mal stabilisée. A
croire qu'on avait voulu d'un coup forcer les villages pour mieux les
investir et connaître leurs secrets.
Il était rare que mon pied se dérobe. La tête baissée - il n'y avait
chez moi aucun excès de soumission -, je scrutais attentivement la
chaussée pour en déjouer tous les pièges. Parfois Arezki s'arrêtait. Je ne
l'entendais plus derrière moi. J'attendais d'avoir pris quelques longueurs
pour m'arrêter. Il m'est arrivé quelquefois de faire semblant de le croire
encore tout près. Je ne ralentissais pas. Il poussait alors son « ARRRH ! »
et fouettait la route en même temps, comme si c'était elle qu'il punissait
de ma désobéissance. Je finissais toujours par m'arrêter. Je me mettais sur
le bas-côté et en profitais pour brouter ce qui se présentait, herbe ou
feuille. De cela Arezki ne m'a jamais tenu rigueur.
Il nous arrivait de croiser des femmes quand nous approchions du
village. Elles étaient souvent chargées de bois à m'en faire pâlir. Du bois
vert qui alimenterait les foyers et ferait pleurer les yeux. Elles portaient
d'énormes fagots sur leurs épaules, ce qui les obligeait à se casser en
deux pour avancer. Des deux mains elles s'agrippaient à la corde qui liait
les branchages. Je croyais bêtement qu'elles tiraient sur leur propre
attache pour avancer. Moi aussi je peinais mais je me trouvais mieux loti.
Il me semblait que ce rôle de portefaix faisait perdre aux femmes leur
fierté et leur beauté. Je les préfère quand elles vont à la fontaine. Arezki
leur parlait peu, leur demandait s'il y avait du nouveau au village. Trop
essoufflées pour faire autrement, les femmes répondaient souvent par
monosyllabes.
La pire chose qui pouvait nous arriver pendant la montée, c'était de
rencontrer un convoi. Heureusement nous l'entendions venir. Le bruit des
moteurs emplissait d'abord la vallée, répercuté par la montagne en échos
sourds et puissants. C'étaient en ces temps-là d'impressionnants convois,
des convois armés, composés d'engins spéciaux faits pour la guerre et
menés par des hommes de guerre. Il s'en dégageait une force extraordi
naire. Rien ne semblait pouvoir les arrêter.
Quand il entendait le bruit des moteurs, Arezki accélérait pour être
à ma hauteur. Il me fouettait plusieurs fois et je faisais un effort pour
atteindre au plus vite le refuge qu'il avait prévu. Jamais je n'ai failli dans
ces moments-là. Je crois qu'au fond de lui-même, Arezki m'appréciait. Ce
qui me surprenait c'est que, loin de vouloir se cacher, mon maître faisait
exprès d'être vu. Il attendait l'arrivée du premier véhicule, toujours
hérissé d'armes celui-là, et levait la main pour saluer. Ce geste - je
l'appris plus tard - n'était pas un geste de reconnaissance mais un geste
Arezki
159
de sauvegarde pour les autres et pour lui. Un geste qui signifiait pour tous
l'absence de danger.
« ARRRHezki ! ARRRHezki ! » criait-on en imitant comiquement le
cri de mon maître. Et les armes se baissaient, et l'attention se relâchait :
on avait reconnu le petit épicier de M... On savait qu'il pouvait aller et
venir sans risques. On savait aussi que, là où il était, on ne risquait pas
de tomber dans une embuscade. J'appris plus tard qu'un marché avait été
passé entre les chefs et lui. Je sus combien c'était un marché à risques.
Je compris pourquoi, en un temps où la plupart des hommes étaient par
tisans, Arezki m'avait semblé incapable de se décider. Je l'avais taxé de
faiblesse. J'avais trouvé qu'il manquait de caractère. Je me suis trompé.
Alors il souriait en entendant clamer son nom haut et fort par les
hommes du convoi, saluait encore et encore, et me montrait de la main.
On s'esclaffait, on plaisantait, on finissait par se moquer. Je ne savais si
c'était de moi ou de lui. Au familier « ARRRHezki ! » succédaient des
« ARRRHioul ! » cinglants que, pour l'instant, je ne comprenais pas.
Comme je refusais l'idée d'avoir à obéir à un maître acceptant la risée,
je prenais tout sur moi.
Alors, formidable caravane progressant sans efforts, épouvantable
chenille mécanique hérissée d'armes, le convoi passait ; et il laissait der
rière lui des émanations qui prenaient à la gorge.
Nous voyions disparaître un à un les véhicules, entendions
s'estomper peu à peu les effrayants bruits. Nous tentions d'oublier les
quolibets et reprenions sagement notre montée lente et difficile.
Enfin les premiers murets d'Aït-Dj..., les premières maisons aveugles,
les premiers toits de tuiles alourdis de grosses pierres, les premières frises
de barbelés... et nous pénétrons dans le village. Comme d'habitude Arezki
a prévu d'y passer la nuit. Le repos est pour bientôt. Il est assuré. Cela
fait du bien de le savoir.
Lors de nos premières montées - c'était au début et la violence
n'avait pas encore atteint son paroxysme -, l'approche du village était
souvent animée par la présence des enfants. Il n'était pas rare d'en voir
quelques-uns dans les champs. D'autres s'amusaient sous les arbres. Des
garçons autour desquels tournaient quelques chiens. Ils faisaient des
signes en nous voyant. Souvent aussi, Meziane venait à notre rencontre.
C'était le fils d'Arezki. Il nous entendait. Mes casseroles l'avertissaient,
quand ce n'étaient pas les cris de son père. Il aimait à se cacher à notre
approche et, lorsque nous arrivions à sa hauteur, il surgissait comme un
diable pour nous faire peur. Son père souriait de ces enfantillages. D'un
coup, cette bonne vie disparut : les enfants durent rester au village. Il y
avait danger disait-on à les laisser courir. Meziane ne vint plus à notre
rencontre et les chiens disparurent. Je regrettais beaucoup l'absence des
enfants.
Quant aux chiens, je vais être franc : je serais fou de m'apitoyer.
A M..., près de l'épicerie où Arezki m'attachait pour la nuit, quel-
160
Yves Timplon
ques-uns rôdaient. Affamés, ils comptaient sans doute pouvoir trouver des
rogatons ou attendaient l'occasion d'un larcin. Ils m'approchaient et, sans
raison, me mordillaient les mollets. Je les pris en haine. Chaque nuit ils
rôdaient autour de l'épicerie pour fouiner dans les cagettes. Ils allaient de
village en village, parcourant la montagne, poussés par la faim au gré des
circonstances. Et les circonstances étaient telles qu'ils trouvaient peu de
choses à se mettre sous la dent. Est-ce cela qui les rendait enragés ?
Etaient-ils dépités de n'avoir rien trouvé ? Les plus méchants se ven
geaient en me mordillant les jambes mais je me défendais bien. J'en ai
étendu plus d'un avec mon sabot. D'un seul coup bien ajusté. Sait-on que
je frappe mieux et plus fort que le mulet ?... Je m'étais pourtant juré de
ne jamais parler de ce frère bâtard mais il est temps de lui donner la
réputation qu'il mérite : le mulet est prompt à vanter sa mère la jument,
c'est vrai, mais si prompt, le monstre, qu'il en oublie de respecter son
père. C'est un dégénéré : sans les miens il n'existerait pas. Et il ose
renier son père ! Je lui renvoie son mépris au centuple. Avec un pet. Je
le hais.
A présent les enfants se faisaient rares aux abords des villages. Ils
finirent par disparaître complètement. On les confina à l'intérieur : les
barbelés et les mines foisonnaient ; de plus, c'étaient les ordres. La guerre
avait ses lois.
Quant aux chiens, ils étaient depuis toujours à demi sauvages parce
qu'ils n'avaient pas de maîtres. Ils ne respectaient aucune limite, ils ne
se conformaient à aucun horaire. Ils payaient tout cela très cher désor
mais. Beaucoup s'approchaient la nuit des villages pour fouiller dans les
décharges. Si affamés qu'ils ne prenaient plus garde aux barbelés dans
lesquels ils s'empêtraient et cela déclenchait des tirs mortels. Au matin,
on s'amusait de voir leurs dépouilles accrochées aux fils de fer, raidies
dans des poses grotesques. Et ces pauvres loques n'intéressaient même
plus les chacals devenus prudents.
Peu à peu j'ai appris la vérité sur la disparition des chiens. Qu'elle
fit l'objet d'une circulaire émanant d'un important service officiel. Que
des hommes forts et responsables avaient signalé le danger que représen
taient «ces animaux sans attaches et sans valeur». Jugeant la menace
sérieuse, quelqu'un d'important avait ordonné, «compte tenu de la
conjoncture et des circonstances, de prendre les mesures adéquates, de
faire le nécessaire et d'agir en conséquence ».
Pourquoi s'attaquer aux chiens alors qu'il y avait tant d'autres choses
à faire ? Ils gênaient. Plus qu'avant ? Oui. Qui gênaient-ils ? Tout le
monde, sauf les vieillards les femmes et les enfants. Ça fait beaucoup. Et
pourquoi les vieillards les femmes et les enfants n'ont-ils rien dit ? Ils
n'avaient pas voix au chapitre. Qui commandait alors ? Les hommes forts,
les hommes violents. Qui étaient-ils ? Des hommes nés ici opposés à des
hommes d'ailleurs. Et pourquoi les hommes d'ici et les hommes d'ailleurs
avaient-ils la même patrie mais pas le même pays. Et c'était important
Arezki
161
ça ? Oui. Ils n'avaient pas la même langue ni les mêmes ancêtres, bien
qu'on ait voulu leur faire croire. Les uns devaient obéir aux autres. Ce
pays n'était qu'un petit morceau de la Grande Patrie et les droits et les
devoirs n'étaient pas tout à fait pareils pour les hommes d'ici. Les
hommes de la Grande Patrie n'étaient donc pas tous égaux... Les chiens
se battent mais ne s'entretuent pas, eux. En quoi gênaient-ils ? Ils empê
chaient les hommes d'ici de tendre des pièges aux hommes d'ailleurs. Ils
empêchaient aussi les hommes d'ailleurs d'attraper les hommes d'ici, ils
éventaient tous les pièges. Comment faisaient-ils ? La nuit, ils repéraient
les hommes et aboyaient, et les hommes repérés par les chiens étaient
aussi repérés par les autres hommes leurs ennemis. C'était dangereux. Ça
faussait le jeu. Quel jeu ? Le jeu de la guerre, c'est un jeu sérieux entre
hommes forts. Alors je préfère jouer avec les chiens ! Tais-toi ! Tu ne
comprends rien. C'est bien ce que je pensais : quand on commence à tuer
les chiens ça veut dire qu'on va bientôt tuer les hommes, et peut-être
aussi les vieillards les femmes et les enfants. Tu dis n'importe quoi ! Eh
bien je le dirai quand même !
Qui prit la décision d'abattre les chiens à Aït-Dj.... ? Partis travailler
dans les usines ou sur les chantiers de la Grande Patrie, maintenant
victimes de la guerre ou occupés à la faire, les hommes forts étaient
absents du village. Il ne restait que les vieillards, les femmes et les
enfants. Ceux-là formaient traditionnellement l'assemblée des Anciens. Ils
siégeaient régulièrement sur la petite place. Je les ai vu assis, échangeant
quelques mots ou se faisant des gestes. Leur démocratie était peu bavarde
mais tout ce qui concernait la vie du village y était abordé. Ils parlèrent
des chiens mais n'en décidèrent pas la disparition. Ils durent se plier c'est
tout. En ce temps-là, les vieillards n'étaient plus libres de leurs décisions.
Ils subissaient des pressions de toutes parts.
Les hommes forts des villages qui faisaient la guerre revenaient la
nuit pour se ravitailler, voir leurs femmes et demander des comptes. De
l'autre côté, les hommes forts de la Grande Patrie continuaient à dicter
leurs volontés à tous au nom de la loi commune. Pour une fois, les uns
et les autres furent du même avis : il fallait exterminer les chiens.
Comment les vieillards auraient-ils pu s'opposer puisqu'on ne les écoutait
plus ?
Et si les vieillards s'étaient opposés quand même ?
On les aurait peut-être abattus avant d'abattre les chiens. C'étaient un
temps de grande violence. Les vieillards comme les chiens avaient si peu
d'importance.
Et on les tua comment les chiens ?
Il fallu d'abord les capturer. Ce ne fut pas difficile. Ils furent attirés
de nuit dans un enclos près de la décharge du village d'Aït-Dj... C'était
un lieu qu'ils connaissaient bien. On les attira avec des restes de viande,
des morceaux immangeables ou avariés. En ce temps-là les chiens man
geaient tout, même les charognes que les chacals apeurés ne convoitaient
162
Yves Timplon
plus. Attirés par l'odeur, poussés par la faim, les chiens pénétrèrent dans
l'enclos. Ils dévorèrent tout, rognèrent complètement les gros os. Ils se
battaient pour manger, aboyaient, grognaient, allaient jusqu'à se mordre
pour prendre ou garder leur morceau. Ils étaient devenus féroces. Alors
on ferma l'enclos : ils étaient pris. Ce n'est que lorsqu'ils eurent tout
mangé qu'ils s'en aperçurent. Ils commencèrent par tourner en rond, la
tête basse, leur museau fouinant rageusement au pied du grillage pour
trouver une issue. Ils grattèrent, s'écorchaient les pattes à griffer les
pierres pour les déplacer. En vain. De folle rage ils se jetèrent dans la
clôture. C'étaient des chiens à poil jaune, maigres mais tellement vigou
reux. Leur fureur ne s'apaisa pas au fil des heures. Elle dura jusqu'au
matin. Je ne dormis pas cette nuit-là de les entendre.
Alors on les extermina comment ?
Ce fut atroce et vite fait. A l'aube, au moment où le soleil
commence à prendre la montagne en enfilade, on les transféra dans une
vieille maison, une construction en ruines, sans toit, située à l'écart du
village. On leur passa un à un la corde au cou et, un par un, ils furent
tirés de l'enclos et enfermés entre les murs. Le jour se levait à peine et
les vieillards les femmes et les enfants n'étaient pas encore sortis. Ils
avaient sans doute mal dormi eux aussi. D'ordinaire ils se levaient avec
le jour. Au passage des chiens qui aboyaient, plusieurs finirent par pointer
le nez à la porte de leur maison. Devinant ce qui se préparait, certains
enfants plus audacieux s'avancèrent à la rencontre de l'animal. C'était
peut-être avec ce chien-là qu'ils avaient joué du temps où ils pouvaient
sortir librement du village. Ils parvenaient parfois à le toucher en lui par
lant. L'homme d'arme alors accélérait le pas, tirait plus fort et l'animal
s'étranglait, se raidissait, ne marchait plus, et l'homme tirait aussi
longtemps qu'il pouvait, aussi fort et aussi vite qu'il pouvait. Il ne s'arrê
tait que pour reprendre souffle. Il fixait alors l'animal et lâchait des mots
comme ordure, charogne ou putain. On ne savait si c'était aux enfants ou
au chien qu'il en avait car à chaque passage les enfants revenaient. On
ordonna aux mères de les tenir enfermés dans les maisons. Déjà têtus à
leur âge - ils n'avaient pas douze ans pour la plupart -, les garçons refu
sèrent d'obéir. Plus timorées ou plus sages, les fillettes étaient restées sur
le seuil. Alors les mères se déplacèrent pour empoigner leurs garçons.
Elles n'hésitèrent pas à lever la main sur les plus âgés pour les faire ren
trer. Là, on tenta de raisonner tout ce monde. On expliqua pourquoi la
mort des chiens était inévitable. On démontra qu'ils gênaient, maintenant
plus qu'avant. Oui, les hommes devaient s'affronter la nuit. Oui, les
chiens les dérangeaient : ils faussaient le jeu de la guerre et on devait
absolument jouer à ce jeu. Pour secouer le joug étranger et être libres
disaient les uns ; à cause de la raison d'Etat et pour faire respecter la loi
disaient les autres.
Et si on en prenait un avec nous ? On l'attacherait, on le surveille
rait, il n'aboierait pas. Je m'en occuperais, je le dresserais. Il coucherait
Arezki
163
avec moi... Avec quoi je le nourrirais ? Je lui donnerais ma part. Il mange
si peu. Regarde comme il est maigre ! On trouvera bien quelque chose.
Je me débrouillerai.
Les vieillards et les femmes avaient beau déployer des trésors de per
suasion, rien n'y faisait. Les enfants refusaient de se montrer raisonnables.
Plus même : ils retournaient les arguments contre ceux qui les avançaient.
Et ils le faisaient avec un entêtement qui, s'il en était besoin, les rap
prochait encore de moi. Cette dizaine de chiens ne pouvait-elle être
retenue la nuit dans le village ? plaidaient-ils. On leur répondait que non.
Alors ils imploraient pour qu'on garde au moins les plus jeunes, les plus
faciles à dresser. Les vieux, c'est vrai, avaient connu trop longtemps la
liberté. Ils n'auraient pas supporté les entraves...
Mais on les tua comment ?
On ne voulut pas gaspiller les munitions, on les lapida. Tout sim
plement. C'était traditionnellement le supplice réservé aux traîtres et aux
renégats. Cela fut rappelé par quelques hommes cultivés qui parvinrent à
prouver que, oui, les chiens d'ici, en fait et tout bien considéré, trahis
saient les combattants en signalant la nuit leur présence. Mettre en danger
la vie de ses proches, existe-t-il plus grande trahison ? disaient-ils. L'intel
ligence de ces hommes-là, leur culture et leur autorité permettaient de
donner une grande force à leur raisonnement.
Tu as assisté à la lapidation des chiens, toi ?
Oui, avec Arezki... Nous nous préparions à redescendre à M... Nous
avons vu. Nous avons entendu.
Quand les chiens furent regroupés à l'intérieur de la vieille maison,
des hommes forts posèrent leurs armes et grimpèrent sur les murs.
C'étaient des murs très épais faits de pierres sèches, sans ciment ; ainsi
sont faits les murs des maisons d'ici. Les hommes d'armes n'avaient qu'à
se baisser pour prendre les pierres et les lancer... Et ça devient un jeu.
On vise un animal en contrebas, n'importe lequel, celui qui passe à portée
et malheur à qui rate sa cible ! Il est hué sans pitié par les autres. Il faut
entendre par contre les « ouais » ! lourds et gouailleurs saluant les réus
sites. A travers la porte disjointe, j'ai vu se traîner les chiens. J'en ai vu
tirer sur leur arrière-train brisé. L'échine cassée net - leur dos faisant un
épouvantable angle creux -, d'autres se traînaient sur le côté en geignant.
Je me souviens d'un jeune chien qui ne tenait plus sur ses pattes.
Devenues molles parce que broyées, elles se retournaient tantôt en avant
tantôt en arrière, comme celles des petites peluches pour enfants. Il avait
encore la force de se déplacer pour tenter d'échapper à l'enfer.
J'entendais craquer sous les pierres les os des animaux vivants. Les hur
lements et les plaintes résonnaient entre les murs, étaient répercutés très
loin. On les entendait dans toute la vallée. Il devenait urgent de ramener
le silence trahi par les chiens. Ces sales bêtes refusaient de disparaître
sans bruit. On leur en voulait pour cela aussi. On s'employa à les faire
taire... Enfin, une dernière pierre bien lancée étouffa le dernier râle : c'est
164
Yves Timplon
alors, et alors seulement, qu'on perçut mieux, venant des maisons, les
hurlements des jeunes enfants...
.... Je ne les entendis bientôt plus... Peut-être choqué lui aussi, Arezki
m'avait fait reprendre la route. Mes couffins étaient presque vides. Ce fut
pourtant une descente difficile mais les ARRRH ! répétés de mon maître
m'interdirent de trop gamberger. De ses coups, de ses cris, je ne me
plaignis pas ce jour-là.
(à suivre)
COMPTES RENDUS
Marceau Gast et Yvette Assié, 1993, Des coffres puniques aux
coffres kabyles, Paris, CNRS Éditions, 251 p.
Marceau Gast et Yvette Assié dans une très belle collection de
photos de deux cents coffres recensés entre les années 1961 (avant l'indé
pendance de l'Algérie) et 1966 (quatre ans après) en Algérie, attirent
l'attention du lecteur sur l'érosion qui atteint un «objet d'art» propre à
un pays voire à un sous-continent (l'Afrique du Nord). Le coffre serait
la marque d'un « art collectif, anonyme, expression d'une culture et d'une
époque », rapportent les auteurs.
Ces coffres témoins d'une histoire lointaine font l'objet d'un désin
téressement total de la part de ceux-mêmes qui en avaient jusque-là fait
l'élément principal de leur mobilier.
Le coffre (afiiiq, asenduq) occupait jadis la place la plus importante
de la maison. Il servait à contenir tous les objets de valeur.
Comme tout élément important, il avait une place réelle et symbo
lique qui a disparu avec le temps. Le coffre était entouré de sacré comme
le souligne Marceau Gast. Il est supposé - tout comme la nouvelle mariée
- apporter la baraka (effluve sacré). Ne dit-on pas « faire entrer le
coffre » qui s'oppose à « faire sortir le coffre » (associé ici à la civière
et à la mort).
Ce n'est pas donc pas par hasard que le coffre avait cette autre fonc
tion - bien avant les religions monothéistes en Afrique du Nord - de
constituer le mobilier de la dernière maison. Grâce à leurs observations
et à leur étude fouillée ils ont réussi à établir le lien entre le passé et
le présent, la vie et la mort et enfin l'archéologie et l'ethnologie.
Ils ont tenté dans cet univers, où le refoulé est important, de saisir
au vol les empreintes d'une mémoire collective en quête de survie, en
particulier des pays récemment décolonisés, comme l'Algérie, où la déva
lorisation de soi, de son art, de son identité était presque synonyme de
progrès et de conformité avec un monde nouveau.
166
AWAL n" 12
La patience qui a animé nos chercheurs, la minutie avec laquelle ils
ont réuni des milliers de photos prises non seulement en Algérie mais
partout où il a été possible (dans les pays méditerranéens, dans les pays
de l'Est...), leur conscience dans le travail (la connaissance des techniques
employées sachant que la transmission de cet art était exclusivement tra
ditionnelle) méritent d'être encouragées. Objet d'art en lui-même, ce livre
est en plus un modèle de lutte contre l'oubli et contre la tendance à la
technicisation de nos sociétés.
On peut partir dorénavant de cet inventaire, indispensable dans la
recherche, pour entreprendre des études plus poussées sur les nombreux
coffrages et stèles funéraires en bois qui nous sont signalés. Les auteurs
ont constitué un corpus de décors artisanaux sur lesquels les jeunes cher
cheurs maghrébins devraient travailler s'ils veulent saisir le sens profond
de leur histoire et de leur culture. Grâce à ces objets imposants, Marceau
Gast et Yvette Assié nous invitent à dépasser les visions étroites de la
culture pour une réconciliation avec un pan occulté de l'histoire : l'his
toire des Berbères, persistante depuis Carthage jusqu'à nos jours. Les
coffres désormais en témoignent.
Tassadit Yacine
Danièle Djamila Amrane-Minne, 1994, Les femmes dans la guerre,
Paris, Éditions Karthala, 215 p.
Djamila Amrane tente de retracer la lutte des femmes pendant la
guerre d'Algérie (1954-1962). L'absence de sources écrites, hormis la
presse, ont amené l'auteur à utiliser deux sources peu exploitées en
Algérie : le fichier du ministère des Anciens Moudjahidine (Anciens
Combattants) et les témoignages oraux. Deux méthodes jusque-là peu
conciliables dans l'univers scientifique. Pour les femmes engagées pendant
la guerre d'Algérie il est toujours possible de disposer de renseignements
fiables sur : leur identité, filiation, date et lieu de naissance, activités, etc.
L'analyse de ces données permet d'énoncer avec certitude certaines
caractéristiques majeures qui apportent un éclairage nouveau non seule
ment sur le militantisme féminin, mais aussi sur la guerre de libération
nationale ;
Les militantes prennent part à la lutte dès novembre 1954, dans les
mêmes zones (Aurès, puis Nord constantinois et Kabylie) au même titre
que les hommes. L'entrée spontanée des femmes dans la guerre révèle
aussi leur adhésion au combat politique pour l'autodétermination de
l'Algérie.
Grâce à Djamila Amrane, le lecteur peut avoir une idée bien précise
de la répartition des militantes. Cette dernière fait apparaître très nette
ment des zones de fort militantisme. La Grande Kabylie et l'Aurès, par
exemple, regroupent 34,6 % des combattantes, alors que ces régions ne
Comptes rendus
167
totalisent que 11 % de la population nationale. Les régions où se concen
trent les militantes (Grande Kabylie et une partie de la Petite Kabylie,
zone côtière du Nord constantinois, Aurès, région de Tlemcen, Dahra et
Atlas blidéen) sont montagneuses, relativement peu productrices, mais
subissant un surpeuplement rural avec une très faible proportion d'Euro
péens. Les partis politiques anticolonialistes s'y sont implantés facilement.
Tous ces caractères en font des zones propices aux maquis.
Le dépouillement exhaustif d'un journal de l'époque, la Dépêche
quotidienne d'Alger, a permis, à partir d'un recensement de toutes les
actions militaires, une approche de l'intensité de la guerre à travers le ter
ritoire national. Une concordance existe généralement entre l'importance
du militantisme féminin et les activités militaires.
A cette répartition régionale se superpose la distinction entre mili
tantes citadines et rurales. En 1954, 80 % de la population musulmane est
rurale, ce qui explique le fort pourcentage des militantes campagnardes,
mais proportionnellement il y eut autant de militantes dans les villes que
dans les campagnes.
L'image la plus répandue de la militante est celle de l'infirmière
maquisarde ou de la partisane poseuse de bombes et accessoirement de
l'agent de liaison. Or il s'agit là des militantes statistiquement les moins
nombreuses. Les maquisardes ne représentent que 16 % de l'ensemble des
militantes et la moitié d'entre elles se consacre à la cuisine et à la les
sive. Les militantes qui participent directement ou qui effectuent des
attentats ne sont qu'une infime minorité : 2 % de l'ensemble. Les mili
tantes ont rempli les fonctions qui leur étaient le plus accessibles et où
elles étaient le plus utiles. Les 2/3 d'entre elles (63,9 %) sont respon
sables de ravitaillement ou de refuge.
La répression s'est abattue avec force sur les militantes : 20 %
d'entre elles ont été arrêtées ou tuées.
Les témoignages oraux apportent une autre dimension. Les entretiens
saisissent sur le vif la personnalité des militantes et, parce qu'ils rendent
leur vécu quotidien, ils apportent un éclairage nouveau sur la guerre
d'Algérie.
88 entretiens ont été réalisés et utilisés comme une source essentielle.
Plusieurs atouts ont joué en faveur d'entretiens plus spontanés et plus
naturels, donc plus proches de la réalité. D'abord le fait d'avoir vécu les
mêmes expériences de la clandestinité, du maquis, de la prison, ainsi que
les liens d'amitié noués dans la lutte commune, soit avec l'interviewée,
soit avec une de ses amies proches, ont facilité les rapports interviewée /
interviewer.
De plus, le fait qu'il s'agisse de femmes souvent analphabètes ou peu
instruites, et non structurées dans un parti politique, permet d'éviter les
discours et les déclarations. Les femmes entre elles se livrent plus spon
tanément ; moins préoccupées par leur réussite sociale ou professionnelle,
elles ne sont pas entravées par le souci de l'image qu'elles vont donner
168
AWAL n" 12
d'elles-mêmes au monde extérieur. Généralement sans ambition politique
elles ne construisent pas leur discours sur leur participation à la guerre
en fonction de mobiles étrangers à ceux de l'entretien, tel que la défense
d'un point de vue, d'un groupe ou de leur valorisation personnelle.
L'intérêt de ces témoignages oraux est de dévoiler un des aspects
ignorés de la guerre d'Algérie : le rôle des femmes. La vie dans les
maquis est racontée simplement au jour le jour, sans discours triompha
listes. Revivent ainsi ces maquisards et maquisardes insuffisamment
armés, dépourvus de médicaments, sous-alimentés, mal protégés des
intempéries, décimés par une armée moderne, puissante, et qui, malgré
tout, combattent et survivent.
La lutte armée dans les villes apparaît comme le combat d'une poi
gnée d'hommes et de femmes qui maintiennent avec des moyens déri
soires une résistance armée. C'est d'ailleurs la précarité des conditions de
lutte qui fait que les militantes ont joué un rôle décisif.
Parce qu'ils émanent de femmes, ces témoignages collent à la réalité
quotidienne et ils nous restituent, dans certaines limites, le vécu quotidien
de la guerre. Ils n'évoquent ni grands faits guerriers, ni grandes décisions
historiques, mais ils ne se présentent pas non plus comme une histoire
reconstruite selon des schémas plaqués après coup sur une réalité souvent
plus vivante et évocatrice que l'histoire officielle. Sans prétention, riches
d'une infinité de détails, mêlant le quotidien au sublime, ces entretiens
restituent l'atmosphère de l'Algérie en guerre.
Tassadit Yacine
El Houssaïn El Moujahid, Syntaxe du groupe nominal en berbère
tachelhiyt. Parler d'Igherm, Souss, Maroc. Thèse pour le doctorat d'État
ès-lettres, soutenue en décembre 1993, Faculté des lettres et des sciences
humaines, Rabat (département de langue et littérature françaises).
Ce travail, s'inscrit dans la lignée des études dialectologiques portant
sur la langue berbère en général et sur le dialecte tachelhiyt en particu
lier. Il a pour objet spécifique l'analyse de quelques aspects syntaxiques
du nom (N) et du groupe nominal (NP) en tachelhiyt, représentée par le
parler d'Igherm (Souss, sud-ouest du Maroc). Cette analyse est soustendue par les principes théoriques de la grammaire générative et transformationnelle (GGT), dans ses développements relativement récents durant
les années quatre-vingt (voir notamment les ouvrages de Chomsky).
Tant sur le plan de son objet que sur celui des questions qu'elle se
propose d'examiner, cette étude se présente comme un prolongement
logique d'une description précédente, que l'auteur avait effectuée en 1981
sur le même parler, dans le cadre du structuralisme fonctionnaliste de
l'école de Prague, tel qu'il est conçu et développé par André Martinet et
adopté par les berbérisants de la même école.
Comptes rendus
169
Dans cette première description, il avait abordé la morphologie et la
syntaxe du nom et du groupe nominal, en concluant à la suspension de
certains problèmes épineux dont l'explication outrepassait les latitudes de
l'approche descriptive et taxinomique du modèle fonctionnaliste.
Domenico Canciani, Sergio de La Pierre, 1993, Le ragioni di Babele.
Le etnie tra vecchi nazionalismi e nuove identità, Milano, Franco Angeli,
268 p.
L'apparition d'aspects et de formes nouvelles de l'ethnicité - l'ethnisme régional, urbain et celui issu de la nouvelle immigration en Italie a poussé les auteurs à mettre en discussion la notion même de « minorité ».
A partir d'analyses historiques du jacobinisme linguistique, les
auteurs ont essayé de réfléchir sur la structure hiérarchique dans la dif
fusion des langues en mettant en évidence le rapport langue dominante /
langue dominée dans la production littéraire tel qu'on peut le percevoir
dans la dépendance culturelle de type néo-colonialiste chez les intellec
tuels.
L'hypothèse permet de voir dans l'émergence ethnique le paradigme
même d'un « besoin » d'identité largement répandu dans la société. Ce
« besoin » réunirait dans un même mouvement la quête des racines et la
recherche de sens à l'intérieur de la société postindustrielle où l'on
retrouve en même temps unies et critiquées l'aliénation issue de l'universalisme étatique et la fonction d'homologation du marché.
La recherche aboutit à une définition et à une proposition d'une caté
gorie de l'ethnicité contemporaine éloignée du nationalisme du xix' siècle
et des nationalismes inquiétants sévissant tant dans le bloc des pays de
l'Est que dans celui de la modernité occidentale.
Tassadit Yacine
Ahmed Boukous, Société, langues et cultures au Maroc. Enjeux sym
boliques, Rabat, Publications de la Faculté des lettres. Série Essais et
Etudes n° 8, 1995, 239 pages + carte linguistique.
Voici près de deux décennies qu'Ahmed Boukous a publié Langage
et culture populaires au Maroc (1977), qui fut à l'origine l'une des pre
mières thèses qui marquèrent la rupture scientifique et éthique avec les
approches coloniales du patrimoine culturel et linguistique marocain. A
cet auteur, rompu à la théorie linguistique et à la méthode sociolinguistique, et dont la démarche est imprégnée d'une interdisciplinarité intégrée,
nous devons des études qui ne manquèrent pas de faire date, voire école,
tant sur le plan de la méthodologie que sur celui de la conceptualisation
et de la rationalité objective, dépassionnée et sereine. Outre ses études
170
AWAL n" 12
pionnières sur le profil sociolinguistique et sur le capital symbolique, ses
analyses sur la question identitaire, la pensée de la différence et les
enjeux idéologiques qui sous-tendent le marché des biens symboliques,
ont contribué à l'intégration de la langue et de la culture amazighes au
paradigme des préoccupations majeures des différents acteurs de la scène
culturelle marocaine, chercheurs, idéologues et politologues d'horizons
divers. Ces idées, fécondées par la participation active et engagée de
l'auteur sur les débats actuels et le devenir du paysage linguistique et
culturel, devaient un jour prendre la forme d'un document dont la teneur
viendrait ponctuer une phase historique du Maroc, où le discours préco
nisant la paix linguistique et culturelle, la convivialité et la symbiose des
composantes culturelles du Maroc, uni dans sa pluralité et sa diversité lin
guistique et culturelle, prévaut contre les discours nostalgiques, totalitaires
et assimilationnistes. Société, langues et cultures au Maroc. Enjeux sym
boliques, s'inscrit dans cette optique.
Dans cet ouvrage, Ahmed Boukous nous livre une analyse pertinente
de la société marocaine d'aujourd'hui sous l'angle de la situation symbo
lique, notamment dans ses aspects sociolinguistiques et socioculturels.
Cette analyse est menée dans le cadre des propositions théoriques de
Bourdieu sur la production symbolique.
Dans le volet sociolinguistique, l'auteur examine en cinq chapitres les
données du marché linguistique marocain et les relations de compétition
qui s'y instaurent entre les langues en présence, l'amazighe (berbère),
l'arabe (dialectal et standard), le français et l'espagnol. Cet examen se
fonde sur des enquêtes de terrain. Les principales questions de recherche
auxquelles est dévolue l'analyse sont relatives aux propriétés sociolinguis
tiques des langues en usage sur le marché marocain, à la nature de l'inte
raction entre ces langues et aux mécanismes de la dépendance des langues
vemaculaires. L'hypothèse centrale du travail postule que le marché lin
guistique marocain est structuré de telle sorte que les langues qui jouis
sent d'un appui logistique important constituent un capital symbolique
recherché et de ce fait occupent une position privilégiée sur le marché des
biens symboliques, aussi prédisposent-elles leurs détenteurs à bénéficier
de profits et privilèges matériels et symboliques.
Le premier chapitre (pp. 15-40) s'attache à décrire la genèse du
marché linguistique, la typologie des langues, leur statut, leurs usages
sociaux et leurs fonctions sociolinguistiques. Le second chapitre
(pp. 41-60) analyse la structuration de l'habitus linguistique des locuteurs
marocains, les modalités de l'interaction des langues, notamment les dif
férents cas de bilinguisme et de diglossie. Le troisième chapitre
(pp. 61-84) traite de la modernité comme enjeu sociolinguistique, préci
sément le conflit qui oppose les langues fortes sur le marché linguistique,
à savoir l'arabe standard, le français et de plus en plus l'anglais, l'accent
est mis sur les atouts intrinsèques de chacune des langues et sur les stra
tégies que développent les groupes sociaux qui les soutiennent. Le qua-
Comptes rendus
171
trième chapitre (pp. 85-100) examine la situation sociolinguistique des
langues maternelles, l'amazighe et l'arabe dialectal, leur grandeur et leur
servitude et la dynamique de leur compétition. Enfin, le cinquième cha
pitre (pp. 101-120) étudie la situation sociolinguistique de l'amazighe,
notamment les effets du changement social sur sa structure interne et sur
ses fonctions sociales, et le processus de substitution linguistique auquel
sont soumis les locuteurs de langue amazighe se trouvant en contact avec
d'autres langues.
Les résultats de l'analyse du marché linguistique révèlent que ce der
nier est à la fois hétérogène et stratifié. 11 comprend en effet des langues
nationales (l'arabe standard, l'arabe dialectal et l'amazighe) et des langues
étrangères (notamment le français et l'espagnol). Ces langues occupent
chacune une position déterminée sur le marché linguistique, en fonction
de la valeur qui leur est attribuée dans la formation sociale, et structurent
l'habitus linguistique des locuteurs ; elles se trouvent naturellement en
rapports de compétition symbolique, compétition qui se déroule sur un
plan vertical. Le., compétition entre les langues fortes (l'arabe standard et
le français) et les langues faibles (l'amazighe et l'arabe dialectal) et sur
un plan horizontal, i.e., compétition interne aux deux classes de langues.
Les enjeux de cette lutte symbolique diffèrent selon qu'il s'agit du pre
mier plan ou du second. Sur le plan vertical, les langues fortes s'instal
lent dans une position de dominance en investissant les champs de la for
malité, de l'officialité, des rapports transactionnels et des relations de
rôles sociaux, elles acquièrent ainsi le statut de facto de langues véhiculaires ; en revanche, les langues affaiblies par/dans l'exercice des rapports
de lutte symbolique se trouvent être les langues maternelles, celles de la
communion, de l'expression de l'affect, des pulsions premières, de la
créativité inaugurale, de la libération de la pesanteur du formel et du
social. Sur le plan horizontal, la compétition qui met aux prises les
langues fortes entre elles a pour enjeu l'expression linguistique de la
modernité, chacun de ces idiomes étant supporté par des groupes sociaux
qui veulent l'imposer en tant que médium exclusif de la rationalité du
temps présent ; c'est ainsi que l'arabe standard ambitionne d'allier à son
statut de jure (c'est la langue de l'Etat et de la religion d'Etat) le statut
de facto de langue de la technique et de la modernité, par le biais d'un
ensemble de mesures techniques et institutionnelles de normalisation lin
guistique appelées arabisation. Dans cette lutte, le français se fonde sur
une logistique à la fois matérielle et symbolique qui lui permet non seu
lement de se maintenir dans le champ culturel mais aussi de s'imposer en
tant que véhicule de la modernité technique. L'anglais acquiert des
positions de plus en plus fermes dans certains sous-champs, notamment
dans l'enseignement, ce qui en fait un outsider sérieux dans la compéti
tion symbolique. L'amazighe représente l'idiome le moins loti dans cette
compétition, il est concurrencé par l'arabe dialectal dans son propre
domaine même. Le., le sous-champ de l'expression vemaculaire : les
172
AWAL n" 12
communautés amazighophones installées en ville sont en effet assujetties
à un intense processus d'assimilation linguistique, notamment parmi les
jeunes générations, au profit de l'arabe dialectal.
Dans le volet socioculturel, l'auteur s'attache à faire ressortir en six
chapitres les paradigmes majeurs du champ culturel marocain. La méthode
adoptée consiste à s'appuyer sur une enquête de type documentaire et sur
l'analyse interne et externe d'un corpus représentatif des principaux
discours culturels. Le premier chapitre (pp. 123-127) présente quelques
échantillons des discours qui s'énoncent dans le champ culturel et les
discours de l'intégrisme, du mysticisme populaire, de l'amazighisme, de
l'arabisme, de l'interculturalisme et du rationalisme. L'auteur n'analysera
cependant dans les chapitres suivants que les discours les plus saillants,
en les organisant en deux paradigmes, celui des discours qui s'ensource
dans le patrimonialisme et celui des discours qui se réclame de la moder
nité. Le second chapitre (pp. 129-144) est une introduction à la genèse
du champ culturel ; trois périodes y sont reconnues : la période antéislamique, les premières étapes de la période musulmane et la période
contemporaine. Le troisième chapitre (pp. 145-163) analyse les discours
constitutifs du paradigme patrimonialiste, à savoir le discours intégriste, le
discours réformiste et le discours amazighiste. Le quatrième chapitre
(pp. 165-187) est consacré aux discours qui s'inscrivent dans une vision
moderniste, spécifiquement le discours de l'historicisme, le discours du
rationalisme et le
discours
de
l'interculturalisme ;
la
section finale
s'attache à faire ressortir quelques-unes des contradictions dans lesquelles
se meut l'intellectuel confronté aux pesanteurs socioculturelles. Les deux
derniers chapitres (respectivement, pp. 189-205 et 207-222) sont consacrés
à l'examen de la dynamique de la culture périphérique, précisément la
culture d'expression amazighe, notamment le processus de changement
qui s'y opère et les stratégies de survie qui s'y déploient.
Les questions de recherche auxquelles est dévolu l'examen du champ
culturel sont centrées sur les projets culturels alternatifs : quels sont les
principaux discours qui structurent le champ de la production symbo
lique ? quels en sont les principes fondateurs ? quelles sont les diver
gences et les convergences entre les thèses avancées dans le cadre du
paradigme du patrimoine et celui de la modernité ? quelles sont les
modalités du changement qui sont à l'œuvre dans la culture périphérique
en tant que sous-champ sur lequel s'exerce la dominance symbolique au
premier degré ? L'hypothèse générale qui est postulée dans l'analyse pro
duite est que des discours s'inscrivant dans une logique non dialectique
des identités irréductibles sont fondés de fait sur des rationalités parallèles
donnant à la macro-structure symbolique une forme et une substance
composites et dont les micro-structures sont à la fois la source et la scène
d'implosions à répétition.
L'analyse des discours qui s'expriment dans le champ culturel montre
que la pensée marocaine est structurée par le paradigme de la tradition
Comptes rendus
173
et celui de la modernité, les deux étant des modalités contradictoires de
la prise de conscience du retard historique accusé par les sociétés dépen
dantes. La question récurrente et obsessionnelle qui revient dans les dif
férents discours est qui sommes-nous ? A cette question le discours inté
griste fournit une réponse résolue : « Nous sommes des musulmans et
nous devons vivre selon le modèle de la société islamique des premiers
âges. » Les autres discours sont plus nuancés, ils tergiversent en oscillant
entre les termes des dichotomies traditionnelles de la pensée périphérique,
à savoir spécificité vs universalité, authenticité vs contemporanéité, spiri
tualité vs rationalité, avec néanmoins deux tendances générales selon les
quelles les variantes du discours patrimonialiste et celles du discours
moderniste privilégient, respectivement, la tradition et la modernité.
L'analyse des thèses des différents discours conduit l'auteur à examiner
leur cohérence interne et leur adéquation à répondre aux attentes de la
société civile. Cette analyse révèle que le champ culturel marocain est
composé de strates reflétant les différents états de sa structuration depuis
l'Antiquité jusqu'à la période contemporaine ; cette situation composite
n'est pas toujours assumée par les actants culturels qui pratiquent bien
souvent l'amnésie du passé antérieur en refoulant dans les ténèbres de
r impensé la culture du Maroc profond et en privilégiant la culture élitaire
aux dépens de la culture des masses populaires, notamment la culture
amazighe. La contradiction majeure à laquelle sont confrontés les dif
férents discours réside dans leur incapacité à conceptualiser et à traduire
dans la praxis un projet culturel adéquat, contradiction qui se résume dans
l'inconsistance théorique du discours patrimonialiste et l'inconsistance
pratique du discours moderniste. Ce projet, qui serait un vecteur d'équi
libre psychique, social et culturel, fonctionnerait comme un module sym
bolique articulé sur un modèle sociétal fondé sur la démocratie et l'équité.
En définitive, Ahmed Boukous, qui nous a habitués à la rigueur et
aux scrupules méthodologiques nécessaires à l'approche de la complexité
de la situation linguistique et culturelle nationale, vient d'apporter, par
cette livraison, une grande contribution à la compréhension d'un champ
d'investigation largement marqué par la controverse. Plusieurs instances
sont ainsi interpellées, bien des préjugés et tabous sont explicitement
démantelés et combien de démons y sont exorcisés. Il n'est donc ni une
coïncidence ni un hasard, à un moment où notre société civile est en
pleine émergence, de voir émcuier du champ académique des discours dif
férentiels qui prennent en charge l'analyse scientifique et objective du
corps socioculturel de notre pays.
El Houssaïn El Moujahid
RESUMES
L'Algérie de Ben Sella : l'apprentissage de l'indépendance
André Nouschi
Ahmed Ben Bella un des chefs historiques du FLN prend le pouvoir
en 1962 dans des conditions - à tout le moins - contraires à l'esprit de
la « jeune révolution ».
L'héritage d'un régime honni et rejeté, l'OAS, le départ massif des
Européens au lendemain du 5 juillet 1962 ont favorisé l'improvisation en
matière de gestion économique (agriculture, industries, habitat) et le rap
port de force au plan politique. C'est sur ces difficultés réelles que
l'armée des frontières impose son mode de gérer le pays. On voit donc
apparaître les grandes orientations politiques dans lesquelles le pays s'est
enlisé (armée, parti unique, « socialisme »). André Nouschi brosse un
tableau de la situation économique et décrit l'insuffisante préparation des
Algériens à une gestion rationnelle des ressources matérielles du pays
mais aussi de son potentiel humain. Des militants, des cadres, des
citoyens seront éliminés dès le début parce qu'ils ne partageaient pas le
point de vue dominant. André Nouschi part de faits vécus par les
Algériens pour décrire et analyser comment le FLN et l'ANP (Armée
nationale populaire) vont devenir les principales forces sur lesquelles
l'État et le pouvoir (les deux étant souvent confondus) vont s'appuyer
pour se maintenir à la tête du pays.
Pour finir André Nouschi laisse entrevoir ce qui va se passer après
1965 : en somme, l'histoire du trompeur trompé des contes et légendes.
Femmes et création en Kabylie
Tassadit Yacine
L'auteur se penche sur le problème peu connu et délicat de la créa
tion des femmes dans la société traditionnelle. Tassadit Yacine nous décrit
les voies possibles, souvent détournées, qu'elles empruntent pour parvenir
à la création.
176
AWAL n" 12
Portraits de mères dans la littérature maghrébine
Denise Brahimi
Dans les portraits littéraires brossés par Denise Brahimi, les mères
occupent une place de choix. Dans cet article elle relate la résistance des
mères à la domination masculine en s'appuyant sur la biographie de
Fadhma Ait Mansour Amrouche.
Le « corpoème » et la quête du nom (hommage à Jean Sénac)
Dominique Combes
Toute poésie est quête. Chez Jean Sénac, il s'agit d'une quête de la
quête, c'est-à-dire une recherche permanente et pluridimensionnelle. Elle
est quête d'une reconnaissance poétique, quête d'une identité plurielle où
l'on retrouve l'homme dans le poète et le poète dans l'homme.
Cette quête est en effet plurielle : quête d'un père réel mais aussi
d'un père spirituel qu'il va tenter de trouver dans l'univers des lettres
(Baudelaire par exemple) mais aussi dans la mystique ; quête amoureuse
dans l'homosexualité assumée et sublimée ; quête d'une patrie aux mul
tiples visages.
Dans son étude Dominique Combes nous introduit dans les méandres
d'une poésie captivante et d'une histoire de l'homme (Jean Sénac) qui
n'est rien d'autre que le questionnement perpétuel de l'être face au nonêtre.
Apprentissage dans une langue non maternelle et réussite scolaire :
le cas d'élèves berbères en milieu rural
Jilali Saïb
Jilali Saïb s'interroge sur le choix de la langue et ses effets dans
l'instruction / apprentissage, ou cursus scolaire, au Maghreb.
Il pose le problème de l'utilisation de la langue maternelle dans
l'apprentissage d'une autre langue. Des expériences sur le terrain ont
montré que la langue maternelle apprise et assumée peut être un garant
de réussite scolaire. A cet égard, il serait alors intéressant d'évaluer
l'apport psycho-affectif des apprenants. Jilali Saïb part de ce postulat pour
poser le problème des enfants berbérophones, issus de milieu rural, en
situation de bilinguisme voire de trilinguisme, puisqu'ils seront amenés à
apprendre l'arabe standard et le français.
Résumés
177
Sentiment d'appartenance linguistique et aspirations sociales :
exemples marocains
Miloud Taïfi
L'auteur part du postulat que tout système national doit prendre en
considération les langues, les cultures et tout ce qui est relation avec le
patrimoine ethnoculturel de la nation et tente de le mettre à l'épreuve
dans la société marocaine.
Miloud Taïfi énumère les langues utilisées au Maroc. Il y a d'un côté
les langues écrites : le français et l'espagnol (langues romanes) héritées
de la colonisation et l'arabe savant, langue de l'islam. De l'autre, les
langues vemaculaires : l'arabe dialectal et le berbère (dans ses variantes :
tachelhit, tarifit, tamazight). Ces langues sont à la fois celles qui sont le
plus pratiquées et paradoxalement les plus marginalisées au sens où elles
ne sont pas utilisées dans la sphère politique et officielle. Miloud Taïfi
montre dans son étude les liens profonds unissant l'homme à la langue ;
ce qui va à rencontre de l'opinion communément admise qui associe la
langue au statut social. La langue est en effet liée à l'identité et à
l'affectif.
La transmission du pouvoir chez les Dag-Fali de l'Ahaggar
Paul Pandplfi
Dans une étude très fine et très détaillée, Paul Pandolfi essaie de
nous montrer l'imbrication du politique dans la parenté des Dag-Fali.
Chez ceux-ci, seuls les hommes, fils de mère détentrice de VettebeU peu
vent accéder au rang d'amyar.
A chaque succession, un seul parmi eux sera choisi. Il devra pos
séder les qualités nécessaires à une telle charge. Cependant trois autres
paramètres vont également intervenir : l'ordre aîné/cadet parmi les pré
tendant possibles ; l'avis de Vamenûkal et des nobles dirigeants ; l'alter
nance instaurée entre les fractions Dag-Fali.
Paul Pandolfi nous montre comment par des stratégies matrimoniales
visant à la conservation (voire à la monopolisation) de Vettebel les amyar
Dag-Fali sont uniquement choisis parmi les Kel-Terhananet et les KelTamanrasset.
Achevé d'imprimer
le 4« trimestre 1995
sur les presses de l'Imprimerie Néo-Typo
le, rue Lavoisier - 25000 Besançon
Photocomposition : PFC
B.P. 343 - F-39105 Dole
Dépôt légal : Décembre 1995