Patrick Pharo
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colloque « Monstre »
Nancy le 3 octobre 2007
Souterrain corps/limites/Equipe de recherche Accorps
Ethique et monstruosité
Je voudrais faire d’abord quelques remarques générales sur les liens qui peuvent
exister entre la monstruosité, l’éthique et l’esthétique, avant de passer en revue, dans une
seconde partie de mon exposé, différents cas de figure de monstruosité morale possible, liés à
la lâcheté, l’indifférence, la cupidité, l’ambition,l’autorité, la vengeance, la jouissance.
1. La monstruosité, le mal et le beau
La monstruosité est généralement associée à une sorte de difformité qui fait horreur.
Traditionnellement, cette difformité est corporelle, avant d’être morale, car c’est d’abord la
difformité corporelle qui suscite la répulsion psychologique et éventuellement morale. Or,
contrairement aux idées fixistes héritées de la tradition grecque et chrétienne, la conception
darwinienne du monde nous a progressivement convaincus que toutes les formes sont dans la
nature. Le principe darwinien de la descendance avec modification donne en effet sa chance à
n’importe quel caractère qui s’écarte de la norme existante, dès lors que les conditions
d’environnement se montrent favorables ou au moins non hostiles au caractère hors-norme.
Ce contexte naturaliste, et non plus théologique, a certainement contribué à une tendance
générale des sociétés libérales contemporaines, qui consiste à défaire les normes qui fixent le
rapport de la bonne forme à la difformité et de reculer ainsi les frontières de la monstruosité.
Il existe néanmoins aujourd’hui une tératologie médicale qui s’intéresse aux
malformations congénitales d’origine génétique ou qui résultent de l’exposition à différents
agents pathogènes. Car si toutes les formes sont dans la nature, certaines d’entre elles comme
l’absence d’un membre, d’un œil ou de la mâchoire inférieure, les mains palmées, le
chevauchement des doigts, les frères siamois, les effets du spina bifida, etc., restent
particulièrement inopportunes dans les sociétés humaines, ce qui justifie le travail médical et
social de prévention ou de traitement. Les malformations de naissance ou les difformités qui
résultent des accidents de la vie sont loin d’avoir perdu avoir perdu leur caractère horrifique,
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mais on s’efforce autant que possible de les atténuer ou d’en banaliser la perception – et en
tout cas leur qualification de monstrueuses est beaucoup plus délicate. On a ainsi abandonné
l’ancienne habitude d’exposer des monstres dans les foires ou les cirques, et quand on montre
des difformités ou des défigurations sur des écrans de télévision, ce qui est somme toute assez
fréquent, c’est pour souligner qu’elles ne sont pas aussi monstrueuses qu’elles en ont l’air. Il
est plus que probable que les sentiments de répulsion devant la difformité ne disparaissent pas
aussi facilement qu’on le proclame, mais on considère qu’il y aurait quelque chose d’immoral
à souligner et surtout à démoniser, comme cela se faisait jadis, des difformités dont les
individus ne sont en rien responsables.
Il existe pourtant des limites à cette apparente dissolution de la monstruosité, dont les
plus évidentes sont celle de l’éthique, qui fait l’objet de cet exposé, et de l’esthétique dont je
dirai aussi quelques mots. Dans la conception commune, la monstruosité morale apparaît en
effet comme la principale monstruosité qui puisse encore justifier l’horreur des monstres. Car
s’il n'y a jamais rien de définitivement monstrueux dans le corps qu'on a, c’est-à-dire en fait
qu’on a reçu du hasard ou de la nature et dont on n’est pas responsable, il peut au contraire y
avoir quelque chose de monstrueux dans les agressions ou les déformations qu'on lui inflige.
C’est d’ailleurs cette particularité qui fait toute la force du film classique de Ted Browning
« Freaks », dans lequel les supposés monstres de cirque semblent au fond beaucoup moins
monstrueux que ceux qui veulent les exploiter en les exposant ou en les escroquant. De
même, le monstre de Frankenstein est peut-être moins monstrueux que son créateur. La
monstruosité morale ne fonctionne ainsi que par rapport à l’acte monstrueux, et
éventuellement à l’être monstrueux qui l’a commis, tandis que celui qui subit l’agression ou le
stigmate est exempté d’une identification à la monstruosité.
Cette dissociation du stigmate et du monstre résulte très probablement d’une prise de
conscience du caractère douloureux du stigmate pour celui qui le subit, tout spécialement si ce
stigmate est le résultat d’une agression ou d’une violence. C’est l’attention accordée à la
partie vulnérable et souffrante qui rend le monstre moral détectable en la personne de celui
qui inflige une souffrance extrême ou qui maltraite le corps d'autrui, et dont la figure typique
est aujourd’hui celle du geôlier, du tortionnaire, du serial killer ou de l’apprenti sorcier. Cette
attention à la souffrance explique aussi que dans le cas particulier des agressions que le sujet
s’inflige à lui-même par auto-castration, masochisme, auto-mutilation, toxicomanie,
alcoolisme, anorexie, boulimie, suicide..., la morale commune choisit généralement la
sympathie pour la victime plutôt que la stigmatisation de l’acte. Car la critique d’une
monstruosité morale vis-à-vis de soi-même ne ferait qu’imputer au sujet souffrant le
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dommage supposé, et risquerait ainsi d’être plus immorale, voire monstrueuse, que les
tendances qu’elle voudrait corriger. Dans ce cas, le jugement moral est donc suspendu, même
si le sens du monstrueux demeure présent, comme par exemple à propos des stigmates que
Michael Jackson s’est infligé dans son parcours personnel de chirurgie esthétique.
L’association du monstre moral et du bourreau est également liée à l’expérience
historique du 20ème siècle, qui a fait du rejet des atteintes à la personne et aux droits humains
fondamentaux la seule base consensuelle et universelle de la morale. Dans le contexte des
sociétés libérales contemporaines, la délimitation du bien que chacun devrait poursuivre est
en effet beaucoup trop controversée pour susciter un consensus spontané et a fortiori pour
justifier des leçons de morale. L’irréductible pluralité des valeurs de bonne vie fragilise donc
a priori tout jugement moral articulé sur la seule question du bien. Quant à la question du
mal, comme image inversée du bien, elle soulève aussi de multiples doutes, car pendant des
siècles on a démonisé toutes sortes de pratiques qui n’en méritaient pas tant, notamment dans
le domaine des mœurs et de la sexualité : masturbation, homosexualité, divorce, adultère,
prostitution... Et on continue aujourd’hui à démoniser non seulement certaines formes de
sexualité, mais toutes sortes de pratiques choquantes ou inciviles qui peuvent susciter des
frictions sociales mais qui ne relèvent pas forcément du mal avec un grand M.
En revanche, le doute sur le mal n’est plus permis lorsque la conscience commune se
trouve confrontée à une pratique que n’importe qui pourrait juger radicalement inadmissible
– l’exemple le plus central étant évidemment celui des meurtres de masse et des génocides du
20ème siècle, et malheureusement aussi du 21ème siècle commençant. Dans ce cas, et dans ce
cas seulement, la morale peut se remettre à fonctionner comme référence commune ou
universelle en s‘opposant au risque publiquement avéré de monstruosité morale – le sens du
monstrueux étant ici attaché à l’énormité du mal, que personne ne peut contester. Le caractère
inadmissible d’un acte n’est cependant pas identique au caractère monstrueux. Par exemple
un meurtre est toujours inadmissible, mais tous les meurtres ne sont pas monstrueux, ou du
moins ils ne sont pas tous aussi monstrueux les uns que les autres, par exemple s’il s’agit d’un
crime passionnel. De même le viol est inadmissible, mais tous les viols ne sont pas aussi
monstrueux – il suffit pour s’en convaincre de penser au film d’Almodovar : « Parle avec
elle ». En fait, le monstrueux apparaît seulement à partir d’un certain degré manifeste de
violence, de cruauté, de mépris, d’obnubilation excessive... Et c’est précisément par cette
possibilité de gradation que le monstrueux a pu devenir une sorte d’unité de mesure du mal :
plus il y a de monstrueux dans un acte et dans l’individu qui le commet et plus on dira que
c’est indéniablement mal, quel que soit le genre de morale que l’on préfère.
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Il y a du reste, dans cette montée du monstrueux, un risque de dissolution de l’aspect
moral, lorsque le monstrueux est tellement énorme qu’il semble excéder la raison commune.
Car même s’il flirte avec la folie, le monstre moral doit garder sa raison pour relever encore
de la morale, comme ce fut le cas d’Hitler ou de Staline, symboles absolus des monstres
moraux, mais qui n’étaient tels que parce qu’ils n’étaient pas vraiment fous. Il existe
évidemment des cas discutables, comme celui du serial killer russe, dit « tueur à l’échiquier »,
qu’on juge actuellement pour avoir commis 49 crimes, qui en revendique lui-même 63 et qui
ambitionnait de battre le record national d’assassinats en réussissant à cocher toutes les cases
de son échiquier. L’intéressé a été déclaré responsable, bien que son cas semble relever d’une
dérive insensée qui est la limite haute, non pas du monstre, car le monstre insensé est encore
un monstre, mais de l’usage moral qu’on peut en faire. L’existence de cette limite haute de la
monstruosité morale justifie d’ailleurs les objections qu’on peut faire à l’idée de traîner en
justice toutes les personnes coupables d’actes insensés, en vue, dit-on, de faciliter le travail de
deuil des victimes, mais aussi probablement pour satisfaire leurs pulsions de vengeance.
On pourrait encore se demander pourquoi le monstre est aussi facilement associé à
l’inadmissible moral, et si ce n’est pas là une façon de restaurer une vieille tradition de
démonisation des êtres étranges et inhabituels, tradition qui a existé dans le Moyen-Age
chrétien, mais qu’on retrouve aussi dans la Bible, avec par exemple le Léviathan et le
Béhemoth, monstres des mers et de la terre, et dans l’Antiquité grecque, avec une multiplicité
de monstres effrayants : les gorgones, le Cyclope, le Minotaure... Il se trouve d’ailleurs que
certains de ces monstres antiques, comme par exemple le Béhemoth de la bible, étaient peutêtre des êtres très naturels, en l’occurrence un éléphant ou un rhinocéros, qui ne méritaient pas
la démonisation dont ils faisaient l’objet. De la même façon aujourd’hui, on se plaît à
démoniser certains êtres comme les grands requins blancs, certaines races de chiens ou des
agents infectieux qui n’ont, en eux-mêmes, aucune contribution morale au mal qu’ils peuvent
causer. Pourquoi donc a-t-on besoin de se référer à des êtres extraordinaires, voire surnaturels
comme les vampires ou les morts-vivants, pour cerner les formes les plus inadmissibles du
mal moral ? Et pourquoi ne pas laisser les vrais monstres à leur exception naturelle ou
surnaturelle sans chercher à les embarquer dans ce travail de contribution au repérage du mal
moral ?
La réponse est à mon avis que l’idée du monstre est un des meilleurs moyens de
donner corps à l’émotion morale commune suscitée par le mal extrême : c’est en effet le
sentiment d’horreur spontanément associé au monstre qui est mobilisé par l’émotion morale.
Il existe d’ailleurs une autre limite à la dissolution du caractère horrifique des monstres dont
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je parlais en commençant, et qui est celle de l’esthétique, contemporaine en particulier, qui
exploite au maximum l’émotion horrifique suscitée par le monstre, mais en essayant cette fois
de la maintenir en-dehors du domaine de la morale. D’une certaine façon, l’esthétique
contemporaine fait un usage du monstrueux exactement inverse de celui qu’en fait l’éthique.
Tandis que la référence au monstrueux permet à l’éthique de récupérer à son profit une sorte
de consensus émotionnel lié au sentiment d’horreur inspiré par les actes les plus
inadmissibles, la référence au monstrueux permet au contraire à l’esthétique de s’extraire du
domaine moral en détachant autant que possible le contenu émotionnel du jugement éthique,
la provocation réussie valant souvent comme preuve de l’admissibilité (artistique) de
l’inadmissible. Par exemple, on peut juger horrible ou monstrueux de s’habiller d’une veste
de viande qu’on laisse pourrir sur soi pendant plusieurs mois, sans pour autant porter un
jugement moral sur ce genre d’installation. Le monstre artistique produit en effet une émotion
et un effet de subjugation qui revendique de rester étranger à la morale, s’en tenant pour ainsi
dire à la pure capacité du monstre de susciter l’effroi ou l’horreur.
Il y a pourtant des cas, même en art, où le caractère monstrueux est difficilement
séparable du jugement moral, par exemple lorsqu’on expose dans une galerie des cadavres
recousus ou plastinés ou qu’on présente une vidéo qui consiste à montrer en gros plan et en
boucle un visage qui reçoit des crachats. Quoiqu’on pense de ce genre d’installation, le fait est
que la plupart des excentricités de l’art contemporain exploitent le sens du monstrueux à partir
d’une répulsion naturelle dans laquelle le goût et le dégoût se mélangent confusément avec la
morale. Mais le but du jeu esthétique est d’inverser la direction de la contemplation, pour
établir la primauté de l’esthétique là même où on aurait pu croire qu’il était question de
morale, avec évidemment un résultat plus ou moins convaincant. On retrouve d’ailleurs cette
tendance dans les arts qui ne sont pas purement visuels, comme la littérature, le théâtre et le
cinéma, sauf que dans leur cas l’effet esthétique est obtenu au travers d’une association
beaucoup plus explicite de la monstruosité et de la morale. C’est en tout cas une des choses
que je voudrais essayer de montrer maintenant en passant en revue une série de cas de
monstruosité morale issus principalement de la mythologie, du théâtre ou du cinéma.
2. Les formes de monstruosité
Dans la première partie de mon exposé, j’ai soutenu que la monstruosité était une sorte
d’unité de mesure consensuelle du mal, tel qu’on peut l’expérimenter dans la vie sociale
ordinaire ou extraordinaire. Je voudrais maintenant essayer de concrétiser cette idée en
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explorant les conditions sous lesquelles certains actes, et éventuellement leurs auteurs,
peuvent devenir des exemples de monstruosité pratique capables de susciter très largement la
répulsion morale. Pour cela, je passerai en revue quelques exemples littéraires et
cinématographiques susceptibles d’illustrer les risques de monstruosité morale inhérents aux
attitudes suivantes : la lâcheté, l’indifférence, la cupidité, l’ambition, l’autorité, la vengeance
et la jouissance... Ces cas ont en effet l’avantage de permettre, à chaque fois, d’associer la
question du mal à des pratiques humaines courantes, sans avoir besoin de recourir à des
doctrines morales controversées et en comptant seulement sur l’intuition ou l’émotion
commune, naturelle si l’on peut dire, pour susciter la répulsion morale.
la lâcheté et l’indifférence monstrueuse
Je commencerai par deux types d’attitude qu’on peut rapprocher en raison de leur
banalité et finalement de leur omniprésence dans la vie sociale : la lâcheté et l’indifférence.
Classiquement, on considère la lâcheté comme un vice, tandis que l’indifférence ne fait pas
partie de la panoplie des vices et des vertus. Dans tous les cas, cependant, et quelle que soit la
sévérité avec laquelle on les juge, ni la lâcheté, ni l’indifférence, ne font partie des attitudes
que l’on mettrait spontanément sur le compte de la monstruosité morale. Et pourtant, il existe
dans la littérature de multiples exemples de lâcheté ou d’indifférence qu’on n’aurait pas trop
de mal à qualifier de monstrueuse. Pour ce qui est de la lâcheté, on peut penser par exemple
au film de Roman Polanski : « Tess », dans lequel une jeune fille séduite et abandonnée une
première fois rencontre par la suite l’homme de sa vie, lequel décide à son tour de
l’abandonner lorsqu’elle lui révèle son passé. C’est là une histoire très classique, dont la clef
de voûte est évidemment l‘éternelle lâcheté masculine, mais dont la mise en scène et le
dénouement tragique soulignent l’extrême cruauté et finalement une forme assez banale de
monstruosité.
En ce qui concerne l’indifférence, on peut simplement citer le roman de Zola : Thérèse
Raquin, dans lequel les deux amants qui ont éliminé un mari gênant, finissent par se disputer
violemment en évoquant sans vergogne leur crime devant la mère du mari, paralysée et
réduite au silence, et qui découvre soudain l’insupportable vérité, sans avoir la moindre
possibilité de réagir : seul le regard de la malheureuse peut exprimer sa colère et sa détresse.
Ce qui rapproche ces deux cas, c’est évidemment l’extrême cruauté morale, dont la violence
psychologique contraste avec le caractère anodin des moyens qui consistent simplement à se
détourner ou à parler. Si on réfléchit à la portée de ce genre de cas, on imaginera assez
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aisément que la monstruosité peut se camoufler dans les plus soft des scènes sociales, toute la
question étant alors de savoir à partir de quel moment le petit mal lancinant de la vie sociale,
par exemple celui du mépris ou de l’humiliation courante, peut se transformer en véritable
monstruosité. A vrai dire, je ne crois pas qu’il existe un critère précis permettant de répondre
à cette question, mais ce qui est sûr c’est que la notion de monstruosité morale, telle qu’elle
est illustrée par certaines œuvres, est un moyen de concevoir et de rechercher ce genre de
passage sournois, qui fait par exemple qu’une mauvaise ambiance de travail se transforme en
scène de harcèlement ou qu’une attention exclusive pour des êtres dignes d’intérêt et de
reconnaissance produit chez d’autres un sentiment insupportable de stigmatisation ou
d’exclusion. Ce que montrent au fond ces cas, avant ceux beaucoup plus spectaculaires que je
vais maintenant évoquer, c’est que la monstruosité morale peut se glisser de façon très
anodine dans les interstices de la vie sociale.
la cupidité monstrueuse
Lorsque je me suis mis à préparer cet exposé, j’ai demandé à plusieurs de mes proches
de me citer des personnages qui, selon eux, pourraient illustrer la figure du monstre moral. On
m’a donc cité un certain nombre de héros tragiques sur lesquels je vais revenir, mais aussi
parfois des héros beaucoup plus comiques, comme par exemple Tartuffe. J’ai donc relu cette
pièce, avec quelques autres, et j’en ai tiré la conclusion que Tartuffe n’est sans doute pas un
monstre moral, mais simplement un escroc, car tout le mal qu’il cherche à faire, par exemple
séparer ceux qui s’aiment ou ruiner ses bienfaiteurs, est conforme à ce qu’on peut attendre
d’un escroc. Il ne faut pas s’étonner en effet que les voyous se comportent comme des
voyous, même s’ils apparaissent quelquefois sous des traits sympathiques dans certaines
œuvres cinématographiques. Ce n’est d’ailleurs pas le cas de Tartuffe lui-même qui n’a rien
de spécialement sympathique, mais rien non plus de monstrueux. Il fait son job d’escroc, et
c’est aux morales habituelles de décider jusqu’à quel point c’est bien ou c’est mal.
Toutefois, l’exemple de Tartuffe a l’avantage de mettre en relief a contrario des cas
beaucoup plus manifestes de monstres moraux parmi la population des escrocs. On en a un
exemple frappant dans le personnage central de La nuit du chasseur, un film de Charles
Laughton de 1955, dans lequel un tueur déguisé en prêcheur itinérant épouse la veuve d’un
bandit dans le but de récupérer un magot dont il ignore la cachette. La monstruosité est ici
évidemment dans les actes, avec le meurtre de l’épouse et la menace sur ses enfants, mais elle
est aussi dans le rapport ambigu que le tueur entretient avec son plan. Il s’agit d’argent bien
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sûr, mais cet argent fait l’objet d’une quête inspirée de la part d’un psychopathe qui a tatoué
sur ses phalanges les deux mots : haine et amour. Le tueur est mis en scène sous la forme
d’une sorte de faux prophète qui poursuit le mal avec la sérénité et l’intransigeance du saint.
On est évidemment très loin de Tartuffe, par les actes, mais surtout par la psychologie du
personnage, qui est très près de la folie, sans qu’on mette cependant en doute sa
responsabilité, car c’est clairement la cupidité qui le motive, mais une cupidité tellement
inquiétante qu’on peut justement la dire monstrueuse.
l’ambition monstrueuse
De la cupidité à l’ambition, il n’y a évidemment qu’un pas, qu’on pourrait illustrer
d’abord par la pièce de Bertolt Brecht : « la résistible ascension d‘Arturo Ui ». Décalque de
la montée de Hitler en Allemagne, la pièce présente le dictateur allemand sous les traits d’un
chef de gang américain qui exploite à son profit la corruption des marchands de choux-fleurs
et organise rackets et assassinats systématiques pour s’emparer du marché des fruits et
légumes. Cette œuvre, écrite en 1941, mais publiée seulement en 1959, avait sans doute au
départ un but de désublimation du crime politique nazi, réduit ici à sa version la plus
prosaïque, celle du gangstérisme. On peut bien sûr objecter que la dictature nazie réelle était
autrement plus monstrueuse que l’arriviste grotesque de la pièce, à qui il manque cette dose
de haine brute et gratuite qui est la marque de fabrique de l’hitlérisme. Mais en même temps,
la démonstration de Brecht, comme d’ailleurs celle de Hannah Arendt un peu plus tard, porte
précisément sur le caractère radicalement instrumental du totalitarisme, dont les prétentions
idéologiques se ramènent au fond à une ambition monstrueuse, c’est-à-dire ici énorme, et à
une recherche effrénée du pouvoir. Le fait d’être prêt à tout pour s’emparer du pouvoir est le
principal problème que pointe la pièce, et s’il y a quelque chose de monstrueux chez Arturo
Ui, c’est précisément cette illimitation de l’ambition. Comme la cupidité, l’ambition illimitée
est une sorte de dépendance extrême autour de laquelle tournent tous les actes de la vie
courante et qui favorise, chez le tyran, une incroyable transfiguration des choses qu’il cherche
ensuite à imposer aux autres par le mensonge et la subjugation.
Le lien semble ainsi évident avec l’un des plus grands monstres de la tradition
théâtrale, le Richard III de Shakespeare, dont l’histoire s’inscrit dans une dynastie de crimes
d’Etat, l’intéressé ayant lui-même à son actif l’une des plus remarquables sommes
d’assassinats : son frère, sa femme, ses jeunes neveux, plusieurs gentilhommes... On retrouve
chez Richard III quelques traits communs aux tyrans de théâtre comme l’extraordinaire
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capacité de mensonge ou encore la volupté à séduire et subjuguer les épouses de ses victimes.
Richard III souffre d’autre part d’une difformité physique qui donne une saveur spéciale à ses
succès, comme une sorte de revanche sur ses tares. Mais ce qui est le plus frappant, c’est
l’implacable rationalité pratique de l’ambitieux qui n’a qu’un but : faire sauter un à un les
verrous qui le séparent du trône, ce qui implique les assassinats en série, inévitables pour
écarter les prétendants, les mariages nécessaires pour neutraliser des ennemis potentiels, et,
comme dans la plus pure tradition totalitaire, le nettoyage des proches dont la confiance s’est
érodée. Richard III n’est pas un fou, c’est un monstre rationnel entièrement dévoué au service
de son ambition. C’est d’ailleurs là, me semble-t-il, tout le paradoxe de la réplique célèbre :
« mon royaume pour un cheval », lorsque mis à terre par son ennemi, il est prêt à renoncer au
seul but de sa vie, non pas pour survivre, car ce n’est pas un lâche, mais pour continuer de se
battre. Redevenant ainsi simplement belliqueux et acharné à la victoire, il semble
curieusement réintégrer une humanité commune dont il s’était plus ou moins séparé – la
séparation de l’humanité commune étant justement, avec l’illimitation, l’un des traits
caractéristiques du monstre moral.
l’autorité monstrueuse
Cupidité et ambition sont deux faces d’un désir de conquête dont il existe une autre
face, celle de l’exercice illimité de l’autorité. La frénésie du pouvoir est du reste un des grands
volets de la monstruosité littéraire et théâtrale, avec des héros aussi contrastés que Barbebleue qui, dit-on, ne tue ses femmes que parce qu’elles lui désobéissent en visitant les parties
interdites de la maison, ou surtout Caligula, le monstre romain mis en scène par une pièce
d’Albert Camus qui donne un témoignage saisissant de ce que peut être la perversion du
pouvoir. Le message de la pièce pourrait se résumer à la réplique de Caligula qui déclare : « je
viens de comprendre enfin l’utilité du pouvoir. Il donne ses chances à l’impossible ». Avec le
pouvoir, en effet, « la liberté n’a plus de frontières » car le tyran selon Caligula peut tout
faire : ruiner les pauvres comme les riches, assassiner qui bon lui semble, violer les femmes
de ses conseillers et même subjuguer les fils de ses victimes par son sens poétique et
métaphysique. Le tyran lui-même se heurte cependant à certaines limites, comme
l’impossibilité de décrocher la lune. Mais la lune représente ici une sorte de monde d’amour
et de valeurs dont le pouvoir absolu donne la preuve de l’impossibilité puisque, selon Camus,
« notre époque meurt d'avoir cru aux valeurs et que les choses pouvaient être belles et cesser
d'être absurdes. »
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Lorsqu’on ne croit ni aux valeurs ni à la possibilité de décrocher la lune, le pouvoir
peut apparaître comme une sorte d’image inversée du salut, une forme d’hyperprosaïsme
militant. On en trouve d’ailleurs pas mal d’exemples dans la vie politique et économique
actuelle, avec le harcèlement en entreprise ou le cynisme de certains dirigeants. Caligula, qui
est clairement un monstre, dit ainsi, par son mépris des limites, quelque chose de plus général
sur la perversion des chefs qui se livrent aux délices des petites monstruosités quotidiennes et
dont on pourrait donner de multiples illustrations – je pense par exemple au personnage du
maître de musique cynique joué par Denis Podalydes dans le beau film d’Eugène Green, « Le
pont des arts », qui pousse au suicide une jeune interprète surdouée de Monterverdi.
la vengeance monstrueuse, par personnes interposées
Comme j’ai essayé de le montrer, le monstre moral a des raisons d’agir, sinon son cas
ne relèverait plus vraiment de la morale. Je voudrais néanmoins terminer ce tour d’horizon en
attirant l’attention sur la fonction d’excuses que peuvent ou non avoir les sentiments ou les
pulsions qui accompagnent ces raisons. Je commencerai pour cela par la vengeance, en
évoquant deux figures théâtrales cruciales, celle de Médée dans la pièce d’Euripide, et celle
de Cléopâtre dans Rodogune, la pièce de Corneille. Toutes les deux sont animées par la
vengeance et toutes les deux sont prêtes à sacrifier à cette fin ce qu’elles ont en principe de
plus cher, à savoir leurs enfants. Cependant, Médée veut surtout se venger d’un mari, Jason,
qui l’abandonne après l’avoir poussée à la trahison, au meurtre et à l’exil et qui lui doit tous
ses succès, et notamment de s’être emparé de la toison d’or. Elle utilise ses enfants comme
instrument du crime en leur faisant apporter la parure empoisonnée qui va tuer la princesse et
le roi et, sachant qu’ils seront de toute façon exécutés en représailles, elle se charge ellemême de la sale besogne. De son côté, Cléopâtre veut se venger de Rodogune, dont le
principal tort est d’avoir été l’objet de sa haine lorsque l’ancien roi envisageait de l’épouser.
Elle accumule donc les machinations en essayant de convaincre ses fils de commettre le
crime. Ne parvenant pas à ses fins, elle liquide elle-même un premier fils et ce n’est que de
justesse qu’elle rate l’exécution du second et de Rodogune elle-même.
Il y a évidemment beaucoup de points communs entre les deux intrigues, mais la
monstruosité des deux personnages qui tient à la nature du crime : l’infanticide, n’a pas si l’on
peut dire la même couleur dans les deux cas. La passion chaude de Médée, à laquelle elle ne
peut résister, la rend peut-être plus tragique que monstrueuse, alors même qu’elle réussit très
bien son plan, tandis que curieusement, la monstruosité de Cléopâtre semble beaucoup plus
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évidente, alors qu’elle a manifestement raté son coup. L’explication est sans doute dans le
caractère plus froid de ses plans de vengeance et surtout dans l’intransigeance de sa haine, qui
apparaît comme une sorte d’état premier et fondamental qui s’auto-alimente en permanence.
la jouissance monstrueuse
Je voudrais terminer cet exposé en évoquant le cas des jouissances monstrueuses, dont
il existe des exemples très célèbres avec les aventures réelles de Gilles de Rais ou celles plus
légendaires de la bête du Gévaudan, et bien sûr aujourd’hui les tueurs en série et les
pédophiles qui sont devenus des sortes d’allégories du mal contemporain. La littérature et le
cinéma abondent aussi en exemples de ce genre avec par exemple les chasses du conte Zaroff,
qui concernent des êtres humains pourchassés sur une île, le crime gratuit de Lafcadio dans
Les caves du Vatican et, bien sûr, les prouesses des personnages sadiens. Dans toutes ces
affaires, ce sont les moyens du plaisir qui sont monstrueux, à savoir le viol et le meurtre, mais
c’est aussi la nature du plaisir qui apparaît comme intrinsèquement lié à la violence de ces
moyens. On peut néanmoins se demander s’il existe vraiment des plaisirs intrinsèquement
monstrueux.
Pour éclaircir ce point, on pourrait commencer par contraster le supposé plaisir
monstrueux avec la jouissance de Don Juan dans la pièce de Molière. Il semble évident que la
jouissance de Don Juan passe par des voies discutables, mais on pourrait difficilement la
qualifier de monstrueuse car, malgré les souffrances qu’elle peut causer, elle se fonde sur la
séduction, sur une certaine forme de consentement et sur un plaisir partagé au moins
momentanément. La jouissance de Valmont dans Les liaisons dangereuses est déjà plus
contestable, au moins dans ses sources, puisqu’elle est manipulée par les plans de la duchesse
de Merteuil, mais elle reste dans les limites du partage momentané d’un plaisir. La tromperie,
présente dans les deux cas, pose évidemment un problème moral, puisque l’escompte du futur
est systématiquement caché aux jeunes femmes séduites, mais elle ne suffit pas à faire un
monstre, ni même un plaisir monstrueux. Au demeurant, même l’absence de partage n’est pas
un critère suffisant de plaisir monstrueux car, en-dehors des plaisirs solitaires, il existe un
grand nombre de plaisirs curieux, problématiques et non partagés qu’on prend avec autrui,
mais que les autres néanmoins peuvent laisser prendre par amour, compassion ou intérêt.
On pourrait alors avancer que la base du plaisir monstrueux résiderait dans ce principe
posé par Dolmancé, un personnage de La philosophie dans le boudoir, suivant lequel on est
plus facilement ému par la souffrance d’un(e) partenaire que par sa jouissance, et cela
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d’autant plus que le plaisir d’autrui est moins facile à obtenir que l’émotion inverse. Mais le
fait de jouir prioritairement du mal d’autrui apparaît plutôt comme une sorte de particularité
ou de difformité sensuelle, innée ou acquise qui, lorsqu’on a le malheur d’en être atteint,
requiert certainement une prophylaxie adaptée à la situation, mais ne fait pas encore un plaisir
monstrueux. L’une de ces précautions est par exemple de négocier avec un partenaire adéquat
une satisfaction contrôlée de la pulsion, sous forme d’un contrat sado-masochiste dont le film
de Steven Shainberg : « La secrétaire » (2001) donne une illustration plutôt amusante et
sympathique tandis que celui de Jang Sun-Woo, « Fantasmes » (1999), donne une version
beaucoup plus torride, mais pas forcément antipathique. Toutefois, si la pulsion est trop forte,
indifférenciée et envahissante, il faut pouvoir se donner les moyens de l’abstention pour ne
pas nourrir la rubrique des faits divers, bien sûr, mais plus généralement pour être capable de
se mouvoir dans la vie sociale en sujet respectueux et responsable, c’est-à-dire au fond
comptable du bien-être d’autrui. Il me semble que beaucoup de petites perversions sociales
ordinaires témoignent de l’incapacité de certains sujets de savoir se tenir sur ce plan-là. Ma
conclusion sur ce point serait donc que s’il existe des plaisirs moralement monstrueux, ils
tiennent moins à des difformités caractérielles ou dispositionnelles, qui en principe restent
gérables par un être raisonnable, qu’à des difformités de l’action et du choix pratique.
Conclusion
Ces dernières remarques m’amènent ainsi à ma conclusion plus générale qui est que
l’expérience courante de la difformité physique peut encore alimenter une horreur spontanée
d’un autrui ou d’un soi-même non conforme, mais que cette répulsion est finalement assez
facile à gérer. En revanche, l‘horreur d’une difformité morale chez les autres ou en soi-même
est une expérience beaucoup plus dérangeante et sûrement plus difficile à apprivoiser. Le
monstre moral est peut-être en ce sens, davantage qu’un être en chair et en os, une sorte de
« fiction régulatrice », dont n’importe quel sujet devrait envisager au cas par cas l’éventualité
d’une influence destructrice et délétère sur sa vie sociale et sur celle des autres.
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