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La traduction dans l'institution pédagogique

JEAN-RENÉ LADMIRAL Paris-X, Nanterre LA TRADUCTION DANS L'INSTITUTION PÉDAGOGIQUE 0.1. Les considérations théoriques qu'on va lire se situent à l'intersection de deux directions de recherche différentes en « Linguistique appliquée » : (1.) d'une part, les problèmes de la traduction et (2.) d'autre part, la problématique complexe des rapports entre linguistique et pédagogie des langues. Il s'agira bien sûr des langues vivantes étrangères; sans être totalement absente, la référence aux « langues mortes » ne sera jamais ici thématique et mériterait en outre une étude particulière. 0.2. S'agissant d'un article « théorique », la question terminologique, qui ne saurait rester sans incidence proprement conceptuelle, est appelée à y revêtir assez d'importance pour justifier quelques lignes de préliminaires. Par une ambiguïté courante du français, neutralisant des oppositions qui correspondent à différents degrés d'abstraction nominale (substantive et adjective, et plus rarement verbale) au plan du signifié, le mot pédagogique fonctionne à la fois comme l'adjectivation de deux substantifs différents enseignement (No) et pédagogie (Nj). Le titre de cette contribution reproduit cette ambiguïté qu'elle aura à lever. Cette démarche progressive de désambiguïsation conceptuelle ne concernera pas seulement le concept de « pédagogie », que l'interférence docimo-pédagogique (cf. inf.) montre avoir luimême un double sens (Ыг et N2), ou le champ morpho-sémantique thème/ version /traduction... Le signifiant norme renvoie à deux signifiés terminologiques, l'un pédagogique l'autre linguistique : l'un et l'autre sont en cause ici et leur coïncidence au plan du signifiant est, plus qu'un obstacle, un indice.

Langages La traduction dans l'institution pédagogique Jean-René Ladmiral Citer ce document / Cite this document : Ladmiral Jean-René. La traduction dans l'institution pédagogique. In: Langages, 7ᵉ année, n°28, 1972. La traduction. pp. 8-39. doi : 10.3406/lgge.1972.2095 http://www.persee.fr/doc/lgge_0458-726x_1972_num_7_28_2095 Document généré le 14/10/2015 JEAN-RENÉ LADMIRAL Paris-X, Nanterre LA TRADUCTION DANS L'INSTITUTION PÉDAGOGIQUE 0.1. Les considérations théoriques qu'on va lire se situent à l'intersection de deux directions de recherche différentes en « Linguistique appliquée » : (1.) d'une part, les problèmes de la traduction et (2.) d'autre part, la problématique complexe des rapports entre linguistique et pédagogie des langues. Il s'agira bien sûr des langues vivantes étrangères; sans être totalement absente, la référence aux « langues mortes » ne sera jamais ici thématique et mériterait en outre une étude particulière. 0.2. S'agissant d'un article « théorique », la question terminologique, qui ne saurait rester sans incidence proprement conceptuelle, est appelée à y revêtir assez d'importance pour justifier quelques lignes de préliminaires. Par une ambiguïté courante du français, neutralisant des oppositions qui correspondent à différents degrés d'abstraction nominale (substantive et adjective, et plus rarement verbale) au plan du signifié, le mot pédagogique fonctionne à la fois comme l'adjectivation de deux substantifs différents enseignement (No) et pédagogie (Nj). Le titre de cette contribution reproduit cette ambiguïté qu'elle aura à lever. Cette démarche progressive de désambiguïsation conceptuelle ne concernera pas seulement le concept de « pédagogie », que l'interférence docimo-pédagogique (cf. inf.) montre avoir luimême un double sens (Ыг et N2), ou le champ morpho-sémantique thème/ version /traduction... Le signifiant norme renvoie à deux signifiés terminologiques, l'un pédagogique l'autre linguistique : l'un et l'autre sont en cause ici et leur coïncidence au plan du signifiant est, plus qu'un obstacle, un indice. Enfin, en concordance avec le couple anglo-saxon source language : target language (en allemand Ausgangsprache : Zielsprache), on a préféré à l'opposition classique en français entre langue de départ (LD) et langue d'arrivée (LA) le franglais langue-source : langue-cible, où le deuxième élément nominal (substantif déterminatif) pourra rester invariable et avoir une fonction « suffîxale » permettant d'engendrer tout un ensemble de composés terminologiques apparentés, stylistiquement plus maniables dans un discours déjà marqué par de nombreuses nominalisations que les syntagmes nominaux à relais prépositionnel (de/ď). C'est proprement la seule proposition terminologique, au demeurant sans audace, que nous ferons. Il semble en effet que, en linguistique comme ailleurs, la solution des problèmes 9 théoriques ne passe ni ne commence par le dogmatisme subjectif de décrets terminologiques préalables mais qu'on risque bien plutôt de s'en approcher par la description et l'approfondissement d'une désambiguïsation des concepts. C'est peut-être encore plus vrai en matière de didactique, et l'on n'a pas cru devoir céder aux tentations du volontarisme et de l'« illusion pédagogique »... 1. Pédagogie des langues et traduction. 1.1. Contre la traduction. La pédagogie des langues (vivantes étrangères) entretient avec la traduction des rapports au moins ambivalents comme en témoigne la vieille ambition qu'il faille parvenir à « penser en anglais » — à penser directement en anglais, en allemand, etc., au lieu de traduire en langue-cible une sorte de brouillon mental français (la pensée étant censée précéder le langage). Il y a là déjà un discrédit jeté sur les exercices de traduction. Ces derniers ont pour nature de faire fond sur la compétence en langue maternelle (le français) 1, de s'y référer constamment par un mouvement de va-et-vient entre les deux langues de sorte que sont sans cesse mobilisées des connaissances du français qui jouent un rôle analogue à celui d'un « souvenirécran » et développent des résistances 2 réciproques entre les deux systèmes. Le professeur Guberina, théoricien de la méthode audio-visuelle structuro-globale de Saint-Cloud/Zagreb, a insisté sur l'importance de ces phénomènes au niveau des systèmes phonologiques 3. Les exercices de traduction auraient donc des conséquences pernicieuses, préjudiciables à leur finalité explicite et spécifique comme élément d'une pédagogie des langues vivantes et préjudiciables à la finalité globale de l'ensemble pédagogique où s'insère l'apprentissage d'une langue étrangère. Ces inconvénients pourront être articulés de la façon suivante. L'apprentissage delà langue seconde étrangère serait perturbé en raison des résistances psycho /linguistiques développées par la langue maternelle. Parallèlement et inversement, mais à un moindre degré, on assisterait à une relative inhibition des ressources expressives en français. La pratique de la traduction s'accompagne de l'expérience bien connue d'une perte des moyens d'expression très frustrante. Finalement, la multiplication des interférences, dans les deux sens, aboutirait à une détérioration réciproque des deux systèmes linguistiques. C'est ainsi qu'on a pu rendre le latin (ou l'allemand...) responsable des lourdeurs stylistiques reprochées à certains élèves; alors qu'en réalité c'est là pour eux sans doute l'occasion d'un effort pour tenter de maîtriser une syntaxe plus complexe, et que nous avons un fallacieux idéal de la phrase courte et paratactique, corrélatif d'une scotomisation des ressources grammaticales et stylistiques de la langue et d'une inhabileté à en faire usage. Dans cette perspective, la version et surtout le thème seront considérés comme des exercices « réactionnaires », rescapés de l'antique méthode, purement livresque, où il fallait apprendre tout un catalogue rébarbatif de règles de grammaire et de lecture et autres tableaux de conjugaisons..., 1. Par un parti pris de simplification terminologique, on conviendra de ne pas problématiser l'équation langue première = langue « maternelle ». De même la question psycholinguistique du bilinguisme sera mise entre parenthèses, ainsi que les problèmes connexes. 2. En un sens tout à fait comparable à celui des « résistances » de la psychanalyse. 3. L'opposition « phonologie »lphonétique prend ici une valeur polémique. Cf. en outre les résultats encore incertains mais suggestifs de la pratique audiologique du docteur Alfred Thomatis. 10 pour se lancer ensuite « à coups de dictionnaire » dans l'entreprise tâtonnante et ânonnante de traduction. A supposer que cette méthode grammairetraduction ait convenu en ce qui concerne les langues mortes — et cela n'est pas certain — il y avait là un lourd héritage dont il convenait absolument de se débarrasser dès lors que les « langues étrangères » enseignées étaient aussi des « langues vivantes » 4. Et ce n'est là nullement l'exigence « révolutionnaire » d'une extrême-gauche pédagogique : dès le xvie-xvine siècle, le French Littelton 5, plusieurs fois réédité, se met en devoir d'y satisfaire. L'ensemble des méthodes actuellement pratiquées dans l'enseignement secondaire, qu'on n'osera plus appeler « modernes », sont des méthodes dites actives. 1.2. La méthode directe. Ce sera le cas, bien sûr, des fameuses « méthodes audio-visuelles », mais c'est aussi le cas de celle qui est devenue la méthode traditionnelle et dominante, la « méthode directe », telle qu'elle est définie par les Instructions officielles 6. Cette méthode est dite à la fois active et concrète. Elle tourne autour de l'idée de spontanéité. Mais des formulations comme celle d'« expression personnelle et spontanée », qui reviennent souvent, ne doivent pas faire illusion. Il ne s'agit pas d'exercices du type du fameux « texte libre » mis à l'honneur par la pédagogie Freinet et qui aurait sa place dans l'enseignement des langues « vivantes » (voire anciennes). Le concept de « spontanéité » indique surtout qu'il y aura production (et réception) d'énoncés en langue étrangère sans passer par l'intermédiaire du français 7. Ce n'est en réalité qu'une manière de prendre parti contre la traduction, c'est sa négation. Le mot même de traduction n'apparaît qu'assez rarement : le rejet de l'idée tend vers l'absence du mot. Le commentaire expliquant le sens du texte aura toujours lieu en langue étrangère, « dans la langue enseignée », que l'on évitera de « panacher » avec le français. La traduction elle-même n'est tolérée qu'à l'extrême fin de la leçon et à titre de vérification, car il faut bien quand même s'assurer que le texte « expliqué en langue étrangère » я été effectivement compris. « La traduction ne devra survenir qu'une fois effectivement vérifiée au cours de l'entretien en langue étrangère l'assimilation exacte du contenu, pour pouvoir se concentrer uniquement sur la justesse de l'expression française. On ne s'abstiendra de l'entreprendre que si le passage étudié doit constituer le texte d'une version faite à domicile. » 8 Surtout, on expulse du Premier cycle les exercices de traduction (le 4. Il s'est d'ailleurs développé entre-temps tout un mouvement pédagogique pour 1 e Latin vivant; on a même constitué récemment des batteries d'exercices structuraux pour cette langue. 5. Claudius Holyband, The French Littelton, Cambridge, Cambridge University •Press, 1953 (rééd. avec introd.). 6. On trouvera les textes in Langues vivantes. Horaires, programmes, instructions, Paris, S.E.V.P.E.N. (I.P.N.), 1970 (brochure n° 74 Pg) — cité dans notre texte « IPN» suivi d'un numéro de pagination. 7. L'expression plus récente, et sans doute éphémère, de « traduction spontanée » désigne une traduction non préparée. 8. IPN 40. La justesse doit être ici comprise au sens de la précision sémantique, •et non pas tant d'une finesse des nuances stylistiques en français-cible. 11 mot n'apparaît pas dans les programmes officiels des Sixième et Cinquième). Encore ne consent-on en Quatrième qu'au thème, pas à la version, et avec d'expresses réserves : « De temps à autre et avec prudence, brefs exercices de thème 9 ». Il est bien précisé dans les Instructions particulières pour l'option « langue vivante I renforcée » en classe de 4e I et II qu' « on n'utilisera (donc) pas l'horaire renforcé pour développer exclusivement l'explication littéraire ou multiplier les exercices de traduction » (IPN 50). C'est seulement en Troisième que leur est reconnu à l'un et à l'autre le statut explicite d'« Exercices écrits » autonomes : « Versions dont le texte aura d'abord fait l'objet d'une explication (toujours conduite dans la langue enseignée). Thèmes d'imitation brefs, essentiellement destinés à contrôler et affermir les connaissances grammaticales » (IPN 23). Si donc au niveau fondamental des principes et du Premier cycle le français est presque totalement absent, on n'en assiste pas moins à une certaine ré-introduction de la traduction par la suite. C'est ainsi par exemple que la traditionnelle « minute de phonétique » initiale peut faire place à l'explication en français d'un point de grammaire, qui sera illustré au cours de la leçon; on pourra même commencer par une re-traduction du texte de la leçon précédente. Bien plus, par un effet de ce qui sera thématisé plus bas sous le titre d'« interférence docimo-pédagogique », il est à craindre que l'échéance ultérieure d'exercices écrits de thème et de version, où la finalité docimologique d'une notation est explicite, ne pèse d'un poids très lourd et ne réagisse comme par un choc en retour sur la nature et la fonction de la traduction, minimale, admise au Premier cycle. La traduction minimale en fin de leçon — ou au début la re-traduction, ce qui revient au même — conçue au départ comme simple vérification orale tend dans cette perspective à anticiper l'épreuve de thème /version. C'est un peu ce que donne à penser l'Instruction du 1er décembre 1950 précisant que la dite traduction minimale est proprement nécessaire (indispensable et inévitable, exigible). Ainsi, comme on Га vu, « on ne s'abstiendra de l'entreprendre que si le passage étudié doit constituer le texte d'une version faite à domicile » (IPN 40). De même, l'effort demandé concernant « la justesse de l'expression française » risque de « dégénérer » dans la pratique en un exercice stylistique de français-cible. Dans le cadre institutionnalisé de l'enseignement, il n'est pas jusqu'aux appels explicites (IPN 45, 49...) en faveur d'une collaboration interdisciplinaire — notamment avec le professeur de lettres (français) — qui ne contribuent à « re-franciser » les expériences de dépaysement encore fragiles dont le professeur de langue s'applique à susciter les occasions. 9. IPN 21. On trouvera dans une note de l'Instruction du 25 février 1963 concernant l'enseignement de l'allemand une mise en garde encore plus drastique, IPN 82 (cf. inf. З.1.). 12 1 . 3. Les méthodes audio-visuelles. Il faut voir dans la méthodologie (methodics ou methodology) audiovisuelle autant et plus une approche pédagogique qu'une technologie d'appareils plus ou moins coûteux, plus ou moins utiles et dont on sait plus on moins bien se servir10... C'est d'abord l'occasion de re-prendre l'esprit de ces mêmes principes au sérieux et de les appliquer cette fois-ci de façon systématique, à la lettre. La pédagogie audio-visuelle permet d'éliminer radicalement la langue maternelle de la classe de langue. Le tertium quid permettant d'« accrocher » les signifiés aux signifiants de la langue étrangère n'est plus la traduction française mais l'image. Cette association — maintenant exclusive de toute traduction — du « signifiant-texte » auditif au « signifié-image » visuel ne fait que systématiser de façon radicale un principe qui était déjà celui de la méthode directe, mais auquel elle s'autorisait certaines entorses : la communication interlinguistique (utilisant la traduction d'une langue à l'autre) est éliminée au profit d'une communication intralinguistique (en langue étrangère) où les « bruits » et les « trous » sont compensés par la variation systématique de paramètres extralinguistiques (contexte référentiel ou situationnel), le dialogue permettant d'assurer la boucle regulative. C'est dans ces termes sémiotiques qu'une pragmatique de la communication donne accès à la sémantique du système-cible. Mais l'image n'est pas seulement une sorte de « signifié-pivot », contribuant à la circulation de l'information, elle a aussi une fonction psycho /linguistique. Compte tenu d'un relatif « pouvoir de fascination de l'image », cette dernière inhibe la traduction française de la séquence entendue : la traduction ne doit en aucun cas être la réponse articulatoire (ou mentale) fournie par les élèves au stimulus auditif. Concurremment, l'écriture est bannie des débuts du cours aud ï'o- visuel11, elle n'apparaît qu'au bout de plusieurs mois. Mais ce primat de la langue parlée c'est-à-dire entendue, qui lui aussi a un double fondement théorique, à la fois linguistique et psycholinguistique, ne fait là encore que reprendre avec une rigueur beaucoup plus sytématique quelque chose qui était déjà dans la méthode active traditionnelle; et les Instructions officielles (IPN) mettent le maître en garde à plusieurs reprises contre les menaces d'interférences imputables à la graphie. Quant à la grammaire de la langue étrangère, on renoncera à l'enseigner thématiquement en français. Elle fera l'objet d'un apprentissage par approximations successives grâce aux seules vertus d'une pratique manipulatoire des « structures » (cf. inf. 1.4.). C'est encore le même programme que la méthode directe n'avait pu (ou osé) réaliser intégralement et dont elle avait seulement accepté de s'écarter un peu : si « les remarques grammaticales » sont « faites en français », elles doivent absolument être « suivies d'application immédiate » (IPN 40) et elles « seront peu nombreuses » (IPN 41). Bien plus : « Dans les classes d'initiation surtout, les règles de grammaire (syntaxe ou morphologie) ne seront expliquées, et brièvement for10. Les « méthodes » elles-mêmes se limitent assez souvent à un matériel pédagogique (teaching materials) assez restreint. Dans l'arsenal foisonnant et diversifié à l'extrême des auxiliaires audio-visuels (audio-visual aids), il faut en effet distinguer notamment l'audio-visuel « lourd » et l'audio-visuel « léger », etc. 11. Conformément au primat des gnosies auditives et des praxies articulatoires, les méthodes sont beaucoup plus audio-... que ...-visuelles. Les prestiges de l'« audiovisuel » peuvent d'ailleurs céder la place aux plus modestes méthodes audio-orales (cf. le mot-porte-manteau anglais aurai). 13 mulées, qu'après des exercices répétés individuels et collectifs, faits dans la langue étrangère, qui auront mis l'élève en présence de formes encore nouvelles dont il doit saisir et retenir empiriquement la valeur et le sens avant tout raisonnement analytique. La règle, avant d'être donnée en français, doit surgir inductivement de la masse des exemples où elle est appliquée. On évitera, dans l'étude de la grammaire, toute subtilité dont l'intérêt ne serait que théorique 12. » Par tous ces garde-fous, la traduction est radicalement exclue de l'apprentissage d'une langue étrangère, au niveau de ses « structures fondamentales ». 1 . 4. Finalités didactiques et bilinguisme. 1.4.1. Au-delà de la « méthode directe » donc, la mise en œuvre de médias audio-visuels, voire d'une méthode « structuro-globale », la pratique du « bain linguistique », etc.. ne font que prendre en compte de façon systématique et « scientifique » la même hypothèse pédagogique en somme déjà ancienne (sans bien sûr que là s'épuise toute leur spécificité). Car l'idée qu'une langue étrangère doit s'apprendre parallèlement à la langue maternelle derrière des parois étanches de toute traduction est bien une hypothèse pédagogique, quoique les propositions avancées soient la plupart du temps référencées à un, et même ici à deux domaines scientifiques (linguistique et aussi psychologie). Ce n'est pas le lieu ici de trancher quant au bienfondé de ces présupposés d'une psycholinguistique qui paraît plus empirique que proprement « scientifique » 13. Le vrai problème est celui des finalités de cette pratique pédagogique 14. Or, tout se passe comme si notre enseignement des langues avait pour fonction de produire des « bilingues » 15. L'idéal du système scolaire français est élevé : on demande pour la langue étrangère un modèle de compétence comparable à celui du français, avec connaissance de la culture étrangère; alors qu'en fait le français (langue maternelle) et la langue étrangère sont justiciables de deux types de pédagogies radicalement différentes. Les « élèves » sont identifiés à des « enfants » (lat. infans), à des bébés 12. IPN 41 — c'est nous qui soulignons. 13. Les pédagogues partent souvent de propositions premières du type : « la science (la psychologie) nous apprend que... », « (depuis X.) on sait maintenant que... », « les récentes découvertes des psychologues (des linguistes) ont montré que... », etc. Ce ne sont presque toujours que des alliciants, ayant une fonction purement apologétique et de plus sans références assignables. Ici se trouve posé, plus généralement, le problème de la médiation humaine d'une recherche scientifique que les deux extrêmes qui la définissent, maximalisme théorique et minimalisme expérimental, empêchent d'être immédiatement utile. 14. Chaque méthode a ses avantages et ses inconvénients spécifiques : la méthode directe devenue une méthode traditionnelle prémunit mal les élèves contre les interférences, alors que ceux qui sont passés par les méthodes audio-visuelles font plus d'agrammaticalités, d'agraphies... (cf. travaux non publiés de E. Koskas). C'est donc d'abord un problème de choix. 15. C'est très exactement l'idéal implicite, par nous critiqué, que préconisent les Instructions officielles, tel qu'une analyse de leur contenu (comme celle que nous esquissons) permet de le dégager. La situation est évidemment différente en Belgique où le bilinguisme fait figure de nécessité politique et de possibilité pratique; et l'on comprend que ce soit l'objectif proposé par Marcel de Gkève et Frans van Passel, Linguistique et enseignement des langues étrangères, Bruxelles /Paris, Labor /Nathan, (coll. « Langues et culture », n° 1). 14 qui apprennent le langage en même temps qu'une langue qui sera la « leur » — même quand certaines méthodes audio-visuelles, comme par exemple celle de Saint-Cloud/Zagreb, se montrent conscientes et préoccupées des problèmes spécifiques posés par cette dualité linguistique (« bi-linguisme » au sens large d'un « contact linguistique » individuel) ainsi que par l'antériorité proprement déterminante de la langue maternelle, et qu'elles prennent leurs distances par rapport à une assimilation trop naïve du français à la langue étrangère et des élèves aux bébés. Le modèle de compétence proposé est celui du bilinguisme coordonné. C'est un idéal pédagogique non explicitement formulé mais susceptible d'être mis en évidence à partir même des Instructions officielles. L'enseignement des langues « s'attache à créer une association directe et instinctive entre la chose et le mot qui la désigne » (IPN 51). « L'effort constant du maître doit tendre à instituer une association immédiate (sans intermédiaire) entre le signe étranger, mot ou forme, et la chose signifiée, objet ou action. Le mot ne sera donc jamais présenté ni appris isolément, accouplé à l'un de ses équivalents français. La mémoire de l'enfant ne doit l'enregistrer qu'associé à l'objet qu'il désigne ou à l'image de ce dernier, ou incorporé à un ensemble verbal qui fait apparaître son sens et sa nuance exacte. » (IPN 39 — c'est nous qui soulignons.) Dans le cadre de cette perspective, l'enseignement de civilisation a lui-même littéralement une fonction de dépaysement. La langue étrangère doit pouvoir se référer à une « situation sémio-culturelle différente ». C'est le sens de la « méthode concrète » pratiquée; la traduction aurait pour effet (ou peut-être même pour but...) d'empêcher le maintien séparé du fonctionnement des deux systèmes linguistiques de ce « bilinguisme étanche ». On risquerait de voir se dégrader ce bilinguisme coordonné en bilinguisme « composé » ou mieux « composite » (compound) : le passage des signifiants d'une langue à ceux de l'autre se faisant sur la base trompeuse des signifiés français auxquels les signifiants de la langue étrangère seraient couplés comme une série supplémentaire de signifiants « de rechange » selon une concordance bi-univoque. Sur la base de ce redoublement du signifiant, la traduction deviendrait d'ailleurs un simple transcodage, en l'occurrence illégitime. La pédagogie des langues n'est rien autre que la résistance organisée à ce principe d'interférences. 1.4.2. Concernant cet idéal pédagogique d'un bilinguisme cordoonné, deux questions méritent d'être posées : (1.) peut-on y satisfaire? et (2.) doit-on le poursuivre? Il n'est pas certain que la réponse à donner doive être positive ni que cette réponse doive être la même à l'une et l'autre question. Il faut préciser que, malgré diverses tentatives de vérifications expérimentales, le modèle composé /coordonné donné du fonctionnement bilingue n'a pas eu de confirmation décisive (A. Tabouret-Keller); c'est déjà une incertitude théorique qui amène à relativiser les présupposés pédagogiques et incline à la prudence. Par ailleurs, sur le plan pratique, il n'est à l'évidence pas possible de réaliser intégralement le programme d'un véritable « bilinguisme ». On pourra par exemple objecter que cette dichotomie bi-linguistique est battue en brèche par la présence obligée d'une métalangue grammaticale qui resterait de toutes façons présente à l'esprit des sujets (élèves). Ainsi, l'élève ne serait en mesure d'appréhender les catégories verbales de la temporalité que parce qu'elles existent aussi et déjà en français. On aurait donc 15 affaire à une traduction « préalable » (implicite), cette opération interlinguistique ayant un fondement métalinguistique 16. Remarquons d'abord que l'exemple est privilégié et que cela risque de n'être vrai que pour les catégories de temps proprement dites. En ce qui concerne les aspects ou les modes, il y a aperception globale de la séquence linguistique et de la situation qui lui est indissolublement et « immédiatement » associée, à laquelle elle s'intègre et qui lui donne son sens. C'est une structure au sens psycholinguistique et gestaltiste d'une séquence signifiante audio-orale associée de façon synthétique à un signifié global, visuel et pratique. Par ailleurs, le primat accordé aux temps du verbe, qui seraient ensuite modalisés par un éventuel aspect (l'imparfait étant d'abord et essentiellement un temps du passé, puis accessoirement un duratif, voire un fréquentatif), est une hiérarchie conceptuelle qui tient bien autant à la tradition de l'enseignement grammatical qu'à la structure immanente du verbe français. La « métalangue grammaticale » des catégories de la temporalité est une metalangue culturelle — occidentale — plus que linguistique. Un tel invariant interlinguistique ne pourra pas, non plus, être compté au nombre des universaux de langage (translinguistiques) dans la mesure où c'est notamment lui, cet axe linéaire de la temporalité sur lequel ont glosé tant de philosophes occidentaux comme Kant ou Bergson..., dont les travaux ethnolinguistiques d'un Whorf tendent à montrer la relativité. Il ne semble pas représenter un grand danger d'interférences pour les francophones. Dans la phrase / used to go there, ce qui est perçu, c'est essentiellement l'aspect fréquentatif, et c'est à une pédagogie maladroite que les formes du fréquentatif doivent d'être associées à l'imparfait français 17. Il est vrai qu'en grec ancien, dans les tableaux de conjugaisons, on ré-interprète les aspects en termes de « temps », alors que, pour une part d'entre eux du moins (aoriste), ces aspects sont libres de toute connotation « temporelle ». Mais, pas plus que pour les langues vivantes, cela ne tient à une pente naturelle des élèves qui ne pourraient se passer de métalangue grammaticale. Ce n'est pas non plus le fait d'une langue morte, sans situations d'actualisation ni locuteurs natifs. C'est parce que la pédagogie des langues anciennes en est restée essentiellement au schéma grammairetraduction. Il est tout à fait praticable et réaliste, dans ce cas comme dans beaucoup d'autres, d'espérer obtenir chez les élèves un dé-conditionnement culturel et d'inhiber les traductions « spontanées ». Les images des méthodes audiovisuelles intentionnent d'ailleurs très précisément un minimum délicat de « couleur locale » qui soit de nature à produire ce dé-conditionnement en faisant percevoir quelque chose du complexe des identités et des différences entre les civilisations correspondant respectivement à la langue étrangère et à la langue maternelle. En somme : au niveau élémentaire, c'est-à-dire simple et fondamental, des structures de base d'une langue étrangère qui ont une fréquence élevée, et en ayant recours aux exercices itératifs de type pattern drill ou « pratique audio-orale » intensive de ces structures (dialogues), il est sans doute permis d'espérer qu'on puisse monter chez les élèves des schemes comportementaux de nature globale mais à caractère relativement simple, qu'il s'agisse de praxies articulatoires ou de gnosies auditives, qui seront mobilisables sans rien qui ressemble jamais 16. Ainsi le latin a-t-il longtemps fonctionné dans la tradition occidentale comme métalangue universelle, sur la base d'une indéniable parenté des langues indo-européennes, dont n'était pas dissimilée l'originalité respective. 17. La forme fréquentative a au demeurant un sens doublement aspectuel : elle n'est un temps du passé qu'au sens d'un parfait ou d'un accompli négatif (le « dépassé »). 16 à une traduction 18. Cela ne saurait toutefois représenter que ce qu'on pourrait appeler des îlots de bilinguisme coordonné. Ces derniers seront susceptibles d'atteindre une forte densité au niveau des structures fondamentales, mais Г« idéal pédagogique » est tout juste réalisable à ce niveau élémentaire et l'on restera longtemps très loin du modèle de compétence des locuteurs natifs. 1.4.3. Il ne paraît pas non plus souhaitable de poursuivre cet «idéal bilingue ». D'abord, tout objectif pédagogique doit être réalisable, et facilement réalisable, sinon il risque de devenir un principe supplémentaire de rejet scolaire et d'assumer ainsi objectivement une fonction de sélection sociale. En vérité, le but de l'enseignement des langues n'est pas de produire des bilingues, pas plus que celui de la gymnastique ne doit « chauffer » une élite de futurs champions 19... La finalité de l'enseignement secondaire réside en une formation fondamentale où la pédagogie des langues n'apporte qu'une contribution 20. Si l'idée de culture générale n'est pas absente des Instructions officielles : « (Ainsi ) se trouvent étroitement associés l'entraînement linguistique des élèves et leur formation générale » (IPN 44), l'« objectif culturel » (IPN 47) intentionné reste de nature essentiellement « civilisationnel ». Ce que l'on veut faire connaître aux élèves, c'est la vie et la pensée du peuple étranger (IPN 36, 47 et passim). Se gardant de tout exposé systématique d'histoire de la civilisation, le professeur de langue « s'attachera... « à faire prendre conscience aux élèves des mœurs, des attitudes d'esprit, des tendances affectives de l'homme étranger ainsi que de ses préoccupations économiques et sociales. Il s'appliquera à faire porter sur lui un jugement clairvoyant, à faire découvrir en quoi il nous est proche et en quoi il diffère de nous. Conduite dans un esprit objectif et généreux, cette étude devrait éveiller une curiosité intelligente, ouverte et critique à la fois, susciter chez les élèves le goût des échanges, l'intérêt pour d'autres modes de vie et de pensée, les inciter en tout cas aux confrontations pacifiques de l'esprit, aux comparaisons fécondes qui leur permettraient, tout en prenant une conscience plus vive de leur propre culture, de l'approfondir et de préparer les voies de son renouvellement. » (IPN 45 — c'est nous qui soulignons.) Le dépaysement civilisationnel visé par cet enseignement est de nature ethnopsychologique beaucoup plus qu'ethnolinguistique, et cette culture civilisationnelle s'inscrit dans une perspective de rapprochement 18. Cf. IPN 36, 47, 50 et passim, où on insiste sur « l'acquisition des automatismes phonétiques et structuraux», «les habitudes motrices nécessaires »... On laissera de côté le difficile problème d'un éventuel passage de la mémoire immédiate (qui est une constante physiologique) à la mémoire profonde (qui concerne les informations sémantiques). 19. La culture servant à faire des professeurs qui à leur tour feront des professeurs, selon un mot de Simone Weil, par un phénomène d'identification qui veut que déjà les professeurs soient d'anciens et « incorrigibles » bons élèves... 20. La modestie des résultats obtenus mais aussi la considération psycholinguistique probable que l'école secondaire correspond à l'âge le plus défavorable pour l'acquisition d'une langue seconde devront à cet égard inspirer le choix d'objectifs pédagogiques mesurés, au lieu de ce maximalisme « bilinguiste ». 17 des peuples qui est très précisément ce qui correspond à l'idéologie socialdémocrate du mouvement pour le bilinguisme 21. « Personne n'oubliera cependant : Que tout enseignement, si élémentaire soit-il, donné par un homme de culture est un enseignement de culture; « Que la plus humble phrase de langue étrangère permettant à un de nos élèves d'entrer en communication, directe et vivante avec un camarade étranger, peut être en elle-même instrument de culture, car elle amorce l'indispensable dialogue préparatoire à tous les rapprochements humains. » (IPN 43 — c'est nous qui soulignons.) Il y aurait beaucoup à dire à propos de et contre cette idéologie « bilinguiste 22 ». On doit se contenter de pointer le danger de ce que nous appellerions volontiers la « dé-culturation franglaise » corrélative d'une incapacité pratique à dissimiler chacune des deux langues 23. Peut-être la traduction est-elle justement le double contre-feu à opposer au bilinguisme : au niveau du traducteur, « bilinguiste » spécialisé, qui met en œuvre une résistance organisée aux interférences ainsi qu'au niveau des textes traduits et de leurs lecteurs où ce serait une façon de conjurer ce péril de satellisation linguistique et culturelle. Chassée du premier cycle de l'enseignement secondaire, la traduction n'en revient d'ailleurs que plus massivement par la suite dans l'institution pédagogique, où elle fait figure de procédure docimopédagogique d'une importance cardinale. 2. Traduction, thème et version. 2.1. La «traduction». Le terme même de traduction est ambigu. Le thème et la version sont deux opérations de traduction, mais la traduction ne se limite pas à ce que nous connaissons sous les noms de « thème » et de « version », ce n'est pas seulement le terme générique correspondant à ces deux spécifiques, qui à eux deux recouvriraient la totalité de son aire sémantique (et de son « extension »). Le thème et la version définissent un type tout à fait particulier de traduction : la traduction comme exercice pédagogique. Ce cas particulier est un cas remarquable dont il s'agit de faire ressortir la spécificité propre. On devra même opposer cette opération pédagogique à ce qu'on pourrait appeler la traduction proprement dite : à la différence du thème et de la version, la traduction (stricto sensu) est à elle-même sa propre fin et le texte traduit est la raison de l'opération traduisante 24, elle n'obéit 21. Ce mouvement, essentiellement d'expression française, tend, vers un bilinguisme franco-anglais dont la contrepartie est un recul sur tous les autres fronts linguistiques. C'est pourquoi l'extension de l'idéal bilinguiste à l'enseignement des autres langues que l'anglais est un contre-feu qui fait génétiquement figure de contradiction. 22. La problématique générale du modèle de compétence bilingue dans l'institution pédagogique méritera une étude particulière. 23. Ce problème se pose essentiellement pour l'anglais, car le « bilinguisme pédagogique » vient ici renforcer une tendance générale de civilisation. Un tel bilinguisme « atlantique » n'est au demeurant pas récipropre, bien au contraire, et ce déséquilibre ne fait que s'accroître depuis plusieurs années. En outre, le bilinguisme pédagogique développé à propos d'autres langues étrangères ferait figure de contre-feu, comme on vient de l'indiquer. 24. Cf. ce qu'on appelait la « finalité interne » dans la tradition philosophique. C'est à la « traduction proprement dite » que sont au demeurant consacrées les autres contributions de ce numéro. LANGAGES, № 28 2 18 pas à la finalité externe d'une stratégie pédagogique d'ensemble dont elle ne serait que l'un des moyens. Il s'agit de produire ce qu'on appelle justement « une traduction », c'est-à-dire un texte-cible destiné à la publication et à la lecture (voire, dans le cas du théâtre, à être joué), dont la fonction explicite et exclusive est de nous dispenser de la lecture du texte-source original. Cette traduction doit satisfaire à un certain nombre d'exigences qui ne sont pas les critères pédagogiques. La « traduction proprement dite » vise à la production d'une performance pour elle-même (performancecible) , la « traduction pédagogique » est seulement un test de performance sensé fonctionner comme test de compétence (compétence-cible et compétence-source) et s'intègre à un ensemble, pédagogique, plus vaste. Il y a entre les deux une différence de nature. La traduction pédagogique ou thème /version comporte un certain nombre de traits restrictifs qui lui sont propres (scotomisations, occultations...), constitutifs d'une structure spécifique, qu'on va s'efforcer d'analyser ici. Le fait que le thème et la version soient ainsi essentiellement finalisés par l'institution pédagogique au sein de laquelle ils prennent place n'exclut nullement la possibilité de mettre en œuvre une pédagogie de la traduction où la relation soit inversée : la pratique traduisante et la production d'« une traduction » finalisant une institution pédagogique qui lui est subordonnée et non le contraire 25. Il est courant aussi de distinguer l'interprétariat de la traduction (lato sensu), qui subsume la traduction à la fois comme exercice pédagogique (subsumant à son tour le thème et la version) et la « traduction proprement dite » (ou stricto sensu)... On pourra définir l'interprétariat comme une « traduction » orale, successive ou simultanée 26 : d'où le sens encore plus élargi d'une « traduction » subsumant à la fois le travail de l'interprète et la traduction f« lato » sensu), qui opère sur des textes écrits. A ce niveau très général, la traduction fonctionne comme archi-lexème neutralisant l'opposition traduction : interprétariat. Cette dernière extrapolation s'autorise de ce que, si les deux opérations sont bien différentes, elles renvoient à un fond de démarches analogues, au demeurant sous-jacentes parfois à certains exercices de traduction pédagogique (cf. inf. 2.3.). Mais ce dénominateur commun est minimal. Plus généralement, à travers et au-delà de ces détails terminologiques, qui sont comme des variantes sémantiques sur la base d'un signifiant constant, il convient de faire éclater l'apparente unité de ce concept qui est trompeuse. Sous un même vocable, la « traduction » ne désigne pas une opération simple et unique, dont les diverses modalités et réalisations seraient homogènes; il s'agit en fait de tout un domaine extrêmement diversifié et polyvalent. Le vieux mythe du babélisme est un phantasme, qui se résout dans la réalité en une multiplicité de procédures hétérogènes — chacune des pratiques traduisantes étant assignable à différents paramètres. Il n'est pas étonnant que, parallèlement, une théorie de la traduction se dissolve en une « rhapsodie » de problèmes : il n'y a pas la « traduction », mais de nombreux aspects ou modes de traduire, des traductions. 25. C'est l'objectif des Écoles de Traduction et d'Interprétariat internationales, comme celle de Genève, de Heidelberg ou TES IT à Paris. Sur ce problème, cf. icimême l'article de D. Moskowitz. 26. Cf. Danica Seleskovitch, L'interprète dans les conférences internationales, Paris, Mignard, 1968. (Il arrive qu'on emploie indifféremment « interprétation » pour « interprétariat », comme si on se plaisait à jouer de l'ambiguïté, rappelant la dimension herméneutique qui est celle de tout acte faisant passer un message d'une langue à une autre...) 19 2.2. Le couple thème-version. Les exercices de traduction interviennent dans l'institution pédagogique essentiellement sous ces deux formes bien connues que sont le thème et la version. Dans la version, la langue-source est la langue étrangère enseignée et c'est en français qu'on traduit; dans le thème, c'est en languecible étrangère qu'on traduit un texte français. Ces deux traductions font figure d'opérations rigoureusement symétriques. Par rapport au français langue maternelle, la version est centripète et le thème centrifuge. Compte tenu de la différence de compétences chez l'élève et des niveaux de compétence exigée par le décodage et par l'encodage, on attendra dans le cas de la version des performances plus satisfaisantes que pour le thème. On dira que le thème est plus difficile que la version (le « fort en thème » est un bourreau de travail). Ce n'est en fait que très partiellement vrai car cela dépend du niveau d'attente, pédagogique et docimologique, propre à chacun de ces exercices ou épreuves; et, très généralement, les modèles de performance attendus leur sont respectivement spécifiques. Entre aussi en ligne de compte la place occupée par l'exercice dans la stratégie d'ensemble de l'enseignement considéré : un thème d'application sera plus facile qu'une version dite « de concours ». Plus qu'une différence dans le degré de difficulté, il y a entre thème et version une différence de nature qui tient à leurs modes de fonctionnement propres. Si, pour ce qui est des langues anciennes, thème et version servent surtout de base à la fixation des structures, il est assigné à ces deux exercices écrits des finalités très différentes par les Instructions officielles concernant les langues vivantes. De même, on remarquera que l'agrégation de lettres modernes comporte deux versions, celle de grammaire deux thèmes. Le fort en thème est rarement le meilleur en version, il lui arrive beaucoup plus souvent d'être « bon en maths ». Il n'est pas bon en « français » — entendons : ce n'est pas un littéraire. La version garde son aspect littéraire : il faut produire une paraphrase française d'un texte littéraire étranger. En thème, le plus important est la vérification et l'application de règles grammaticales; le thème a une fonction docimologique marquée. Le fort en thème est en prise directe sur le discours du maître. Par ailleurs, en dehors même de ce conditionnement pédagogique et maintenant d'un point de vue strictement linguistique, thème et version correspondent à des modèles de compétence spécifiques (cf. inf. 4.1). S'il est vrai que la traduction se pratique dans les deux sens, le thème et la version ne sont qu'apparemment symétriques et correspondent à deux opérations essentiellement différentes. On pourra voir même dans la dissimilitude des deux signifiants pour ces deux signifiés apparentés (« réciproques ») l'indice de cette asymétrie du thème et de la version 27. 2 . 3. Les exercices à base de traduction. Il y a souvent, comme l'ont noté E. Benveniste, R. Jakobson, ou G. Mounin, des opérations de traduction implicites sous-jacentes à certaines démarches du linguiste. On trouvera aussi des « modifications » ou variantes de la traduction au principe de très nombreux exercices pédagogiques. 27. On laissera de côté l'étude lexicologique de ce couple morpho-sémantique, dépareillé au niveau des signifiants, où l'étymologie aurait sa place. La diachronie lexicale aiderait à remonter la filiation historique de cette double pratique de la traduction pédagogique. Là encore, le poids de l'enseignement du grec et du latin a pesé lourd, ainsi que la tradition gréco-latine elle-même : il n'est que de penser à la double paraphrase à la fois inter- et intra-linguistique pratiquée à Alexandrie sur la base des poèmes homériques qui fait de l'exercice traduction-commentaire l'un des plus anciens de la tradition pédagogique occidentale. 20 C'est ainsi qu'il est possible de définir toute une série de procédures allant du thème d'application aux exercices structuraux proprement dits 28. Citons les « exercices d'extraction » définis par J. David concernant le lexique 29, la re-traduction de mémoire qui est elle-même une variante du test de compréhension... Ce dernier pose d'ailleurs des problèmes nombreux et délicats. Le titre de « test » lui convient assez mal dans la mesure où ce sont des aptitudes et des connaissances de nature tout à fait différentes qui sont là mises en jeu et indistinctement contrôlées. Il est possible d'y voir une épreuve de version-thème où les deux opérations successives (ou parfois « simultanées ») de réception et de rédaction mettent en œuvre non seulement la double compétence bi-linguistique mais aussi la « culture », la formation fondamentale du sujet et soulèvent surtout la délicate question de la mise en mémoire. Cet exercice complexe nécessite l'apprentissage des techniques de prise de notes et aussi des techniques d'expression 30. De même Y essay ou YAufsatz..., la « rédaction » ou « expression spontanée » en langue étrangère (« langue-cible ») est assimilable à un thème d'application sans texte de base; ici le texte de base est remplacé par Tintertextualité de lectures supposées. La re-traduction (ou traduction « en retour », cf. ail. Riickubersetzung) est sous ses différentes modalités un bon exercice qui permet de faire faire aux élèves l'expérience de la subjectivité de toute traduction et tend vers une meilleure objectivation tant de la langue étrangère que de la langue maternelle. Elle pourra être au principe d'un jeu des « petits papiers » d'un type nouveau, consistant à faire traduire, puis re-traduire, puis re-re-traduire, etc., un texte par toute une suite d'élèves, chacun d'eux n'ayant connaissance que de l'état du texte qu'il a lui-même à traduire et ignorant les étapes antérieures. A la fin de l'exercice, on comparera avec l'ensemble des élèves le texte initial d'entrée et le texte terminal de sortie. Ce pourra être aussi l'occasion d'un autre exercice : la critique de traductions, comparant plusieurs traductions, publiées ou non, d'un même texte original 31. On pourra associer intimement l'explication de texte et la traduction qui fera dès lors figure d'exécution du poème, de la scène de théâtre... au même titre que leur lecture à haute voix. Pour finir, mais sans épuiser le catalogue des exercices à base de traduction ou « modifications » de la traduction pédagogique, on pourra pratiquer ce que nous 28. Cf. Michel Reffet, « La traduction : propositions de mise en place pédagogique », in Les langues modernes, nos 5-6/1971, pp. 37-44. 29. In Les langues modernes, novembre-décembre 1968. 30. Un enseignement des techniques d'expression pourra se présenter comme une pratique de la traduction intralinguistique modifiée selon différentes variantes, analogues à celles dont on a fait un inventaire sommaire; on évitera ainsi d'avoir à présupposer chez tous les individus d'une population enseignée la connaissance d'une même langue-source étrangère à un niveau de compétence homogène. La traduction pose, plus généralement, le problème de la paraphrase dans l'institution pédagogique (cf. D. Leeman). On enseigne aux apprentis traducteurs-interprètes les techniques d'expression et la prise de notes. 31. C'est un exercice assez couramment pratiqué en Allemagne (Ûbersetzungskritik). Il est possible de « compliquer » ce modèle pédagogique et l'exercice peut donner lieu à un enseignement « interdisciplinaire » comme les séminaires d'été que nous avons co-dirigés à l'Université de Heidelberg avec le professeur Fritz Paepcke (directeur de la Section de Français de l'Institut de Linguistique appliquée et de l'ancien Dolmetscher-Institut), où le romaniste allemand et le germaniste français, tous deux linguistes spécialisés dans les problèmes de traduction, étaient mieux à même 21 appelons la contraduction : combinant la contraction de texte et la version (voire éventuellement le thème), on résumera en français un texte de langue étrangère. Cet exercice est à recommander dans le sens de la version plus que dans celui du thème, pour les raisons mêmes que permet de dégager et d'analyser un examen critique du thème... 3. Critique du thème. 3 . 1. Contre le thème. Le thème est en lui-même un exercice artificiel. S'il est déjà exorbitant d'espérer que l'enseignement d'une langue étrangère parvienne à faire des élèves de réels « bilingues » au terme de leurs études, il est proprement contradictoire de supposer qu'ils le soient déjà avant la fin de ces mêmes études, c'est-à-dire qu'ils aient atteint au cours même du processus pédagogique l'état terminal où ce processus a pour fonction et pour fin de les conduire (terminal behaviour ). Le thème est donc au mieux une espérance démesurée et de plus une exigence absurde. La compétence de l'élève dans la langue qu'on continue d'appeler à juste titre « étrangère » est trop insuffisante pour que la performance obtenue ne soit pas artificielle et sans commune mesure avec celle des locuteurs natifs. D'une part, l'encodage d'un texte français en langue-cible étrangère facilitera les interférences en provenance de la structure forte du françaissource. Beaucoup plus encore que la version, le thème prête le flanc aux critiques adressées par la pédagogie des langues aux différents exercices de traduction dont il réalise à cet égard l'exemple le plus dangereux. D'autre part, la rédaction d'un texte fautif en langue étrangère risque d'imprimer dans la mémoire de l'élève ses propres fautes. C'est un vieux principe de la pratique pédagogique que d'éviter cela comme on évite de faire figurer dans les livres scolaires des tournures erronées, quand bien même ce serait dans le but bien clair et explicite de les faire rectifier par les élèves ou de leur demander de choisir entre la bonne tournure et la mauvaise 32. Enfin, le thème matérialise les risques maximaux d'un inconvénient général qui tient à tout effort d'expression linguistique et spécialement en langue étrangère : le locuteur a tendance à mémoriser les performances fautives de son propre idiolecte, particulièrement aberrant dans le cas d'une langue étrangère 33. de promouvoir dans les deux sens cette interlinguistique appliquée compte tenu des paramètres multiples (sans négliger notamment la diachronie ni les différenciations intralinguistiques) et aux différents niveaux qui sont mis en jeu par plusieurs «couches» de traduction — le contact linguistique franco-allemand étant évidemment privilégié. 32. Peut-être y aurait-il lieu, il est vrai, de relativiser un peu ce vieux principe toujours répété. Il n'a pas d'ailleurs une ancienneté entièrement incontestée. Si, par exemple, la méthode de langue française pour l'enseignement primaire de F. Brunot procède d'une pédagogie de l'imprégnation et bannit corrélativement tout ce qui pourrait ressembler à des fautes, il y a dans la grammaire Auge des phrases à corriger. Peut-être peut-on développer une résistance organisée à la faute qui fonctionnerait comme un stimulus perceptif déclenchant la réponse abréactive du rejet linguistique. (Il se produit, semble-t-il, des processus de cet ordre au niveau de la conscience linguistique que les sujets ont de leur langue maternelle.) Ainsi serait contrebalancés les inconvénients d'une mémorisation par automatisme au niveau d'un « subconscient » linguistique. Les deux hypothèses peuvent au demeurant faire l'objet d'un test de vérification expérimentale et statistique. 33. Chacun est à soi-même la personne qu'il entend le plus. La perception auditive (extéroceptive) prend en outre une dimension proprioceptive et elle s'accompagne de praxies articulatoires et graphiques. 22 Les Instructions officielles se montrent conscientes du danger. « II y a lieu, à cet égard, d'attirer l'attention sur l'inconvénient que présente l'utilisation prématurée ou inconsidérée des exercices de thème, particulièrement dans les classes d'initiation : le thème ne saurait être à ce niveau un moyen d'acquisition; ce ne peut être qu'un moyen de contrôle parmi bien d'autres que la méthode active met à la disposition du professeur. Pratiqué de façon intensive dans les classes de début, le thème risque d'avoir une action nocive sur la solidité des réflexes; l'effort d'esprit qu'il requiert n'est pas de même nature que celui, essentiel pour les débutants, qui consiste à monter et à entretenir les mécanismes de base nécessaires à l'expression orale spontanée. Le thème ne peut devenir un exercice fructueux dans les classes d'initiation que si elles sont bien entraînées à la parole et possèdent déjà des réflexes sûrs. Il est rappelé à cette occasion qu'il ne peut être question dans les classes du second degré que de thème grammatical ou de thème d'imitation. » (IPN 82 — c'est nous qui soulignons.) Le thème est tenu en lisière : il est « essentiellement destiné à contrôler et affermir les connaissances grammaticales » (IPN 23 et 24), c'est « un thème d'imitation à caractère grammatical » (IPN 44). S'il est introduit dès la Quatrième, avant la version, c'est à doses homéopathiques, « de temps à autre et avec prudence » (IPN 21), et parce qu'il y fait figure de pur et simple petit exercice de grammaire : il n'y est nullement pris au sérieux en tant qu'opération de « traduction ». De même, les écoles d'interprétariat et de traduction pratiquent peu le thème et seulement à titre d'exercice préparant à la traduction-version. 3 . 2. L 'evanescence du thème. 3.2.0. Le thème n'existe pas : ce paradoxe apparent n'est pas une simple provocation rhétorique. Il n'y a pas de thème en soi; et si l'on est tenté de voir dans le thème une opération sui generis, contraire mais symétrique de la version, c'est qu'on a scotomisé et occulté la stratégie pédagogique d'ensemble où il s'intègre, dont il n'est qu'un moment et qui en l'instituant le constitue dans sa nature même. Les opérations de traduction à partir du français-cible (langue maternelle), qu'on a rangées ensemble (« subsumées ») sous la catégorie pédagogique du thème, sont hétérogènes. Artificiel, le thème est aussi disparate et hétéroclite. 3.2.1. Il y a d'abord le thème grammatical. C'est le thème proprement dit — comme en témoignent par exemple les Instructions officielles. Il n'est qu'un exercice de fixation des structures. Le thème est une façon de tendre des pièges aux élèves — comme si à l'occasion du thème, à la faveur de cette nuit qu'est pour l'élève la langue-cible étrangère, le correcteur se postait en embuscade aux endroits où menacent les interférences... A ce niveau, encore élémentaire mais fondamental, le thème est grammatical : sa nature est essentiellement la grammaire et rien qu'elle. La fonction docimologique l'emporte ici sur la fonction pédagogique et, sur le plan linguistique, le thème aboutit à la reconstruction de la langue-cible enseignée sur la base de certaines scotomisations qui en viennent à définir une norme pédagogique et une norme linguistique sui generis. Ce thème n'est pas une traduction mais un exercice de grammaire : c'est l'équivalent d'un exercice à trous mis au point à partir des pièges qui définissent l'essence même du thème grammatical et l'artefact linguistique qu'il a pour objet-cible. 3.2.2. Il convient sans doute de distinguer du thème proprement « gram- 23 matical » le thème d'imitation (ou thème d'application 34). Alors que le premier est une grille qui permet de contrôler la co-présence paradigmatique des éléments d'une compétence-cible de nature grammaticale enseignée à l'élève, le thème d'imitation vise au réemploi immédiat des éléments linguistiques qui sont présents dans les syntagmes d'un texte de base proposé aux élèves et qui fait figure de réalisation de la compétence-cible. Il peut être centré sur le vocabulaire (З.2.2.1.). Il aura pour fonction de ré-activer les connaissances lexicales des élèves grâce à la manipulation précédée d'un rappel des unités et syntagmes (lexies). C'est le fameux passage du « vocabulaire passif » au « vocabulaire actif » (cf. sup. 2 . 2.). Le thème d'imitation peut aussi être centré sur la morpho-syntaxe dont le texte de base aide à maîtriser les difficultés en les rendant disponibles pour une procédure de réemploi. Ce sera alors le thème d'imitation grammatical (3.2. 2. 2.). Dans ce cas, le thème — même si on ne peut en toute rigueur le compter au nombre des « moyens d'acquisition » — a une réelle fonction pédagogique d'enseignement, qui n'est pas sacrifiée sur l'autel docimologique de la notation comme c'est le cas dans le thème grammatical proprement dit. Le « thème grammatical » procède de façon deductive à une application de la théorie grammaticale (règles) à la « pratique de la langue » (phrases). Le thème d'imitation fait précéder cette « application » par une démarche inductive qui dégage les structures grammaticales et/ou les unités lexicales du texte de base. Cet exercice de fixation permet de n'avoir pas à pré-supposer les élèves « bilingues » et il évite qu'on doive corriger leurs performances strictement en fonction de la grammaire enseignée. Il est pédagogiquement et linguistiquement assez justifié pour qu'on puisse être tenté de définir le thème traditionnel ou thème littéraire de façon privative par rapport à lui, comme un thème d'imitation sans texte de base où, de même que dans У essay et l'Aufsatz (cf. sup. 2 .3.), le texte de base est remplacé par les lectures supposées faites en classe ou chez lui par l'élève. Mais il est clair que le thème d'imitation n'est que le moment d'une structure pédagogique d'ensemble qui en définit les limites et le distingue de la traduction proprement dite. Cette irresponsabilité pédagogique est la rançon de son utilité. S'il est vrai que le thème d'imitation n'est pas un genre littéraire et que la référence au texte de base autorise en général à s'éviter le problème que pose le choix du texte à traduire (cf. inf.) puisque ce dernier est forgé pour les besoins de la cause 35, ce n'est là qu'une commodité pédagogique qui n'évacue nullement les problèmes liés à la coupure dans le discours (texte long) qui constitue l'extrait. 34. Les deux expressions sont synonymes; il en est ainsi dans les Instructions officielles elles-mêmes. A « thème d'application » nous préférerons « thème d'imitation » qui renvoie plus directement à la problématique du dialogue essentiel à tout apprentissage d'une langue seconde, corrélatif de ce que nous appelons l'effet de rebond qui est au principe du « réemploi ». 35. La ré-écriture de ce texte en français-source sur la base du texte préexistant en langue étrangère (texte-« origine ») se fait selon des règles précises qui définissent V écart paraphrastique entre le texte de base ou texte-origine et le texte-cible (objectif pédagogique) par les transformations attendues en fonction d'une analyse métalinguistique préalable de la langue-cible, distribuée selon les exigences d'une grille pédagogique. Cette re-traduction (préalable et préparatoire), qu'on pourra appeler une version en creux, correspond à des exigences spécifiques qui l'opposent à la version et à la traduction proprement dites. C'est un autre aspect de la problématique générale : « traduction et paraphrase dans l'institution pédagogique »... 24 Le thème d'imitation 36 représente un court-circuit pédagogique de la traduction. Le premier réflexe du traducteur est, avant de traduire, de se documenter (D. Moskowitz). Mis devant le texte déterminé d'une traduction à faire, il entreprend un certain nombre de lectures sur le sujet qui sont bien plus utiles que le dictionnaire bilingue, la plupart du temps en défaut, et qui définissent une intertextualité fournie et diversifiée. Cette dernière ne présente qu'une très lointaine analogie avec l'extrait qui sert de texte de base au thème d'imitation. Ce cycle long a fait l'objet d'une réduction pédagogique, aggravée par le renversement de perspective qui est propre au thème : la langue seconde (voire tierce), dont le sujet a la moindre compétence, y étant devenue la langue-cible par un paradoxe qui tient à l'artefact docimo-pédagogique. 3.2.3. Ce n'est qu'à un niveau élevé que le thème tend à être véritablement une traduction. Mais alors il change de nature et mérite bien plutôt d'être appelé une version à l'envers. C'est là l'idéal du thème, son accomplissement mais en même temps son dépassement. A ce niveau suprême, le traducteur est censé posséder la langue-cible au même degré que la langue-source, c'est « un bilingue ». Cet idéal pédagogique est incarné, au niveau institutionnel, par l'agrégé de langue vivante. Pour lui, le thème n'est plus un exercice à trous accumulant les pièges mais un exercice de style de la même nature que F« exercice de français » par quoi sera définie la version. Ce thème à part entière ou thème littéraire est devenu un problème d'expression et — dans la mesure où malgré tout la compétence-cible n'a peutêtre pas toujours tout à fait la même « sûreté » qu'en français-source — ce sera une recette pédagogique précieuse que de prôner par exemple les vertus du premier jet qui mobilise dans une intention de communication le maximum des ressources expressives. Certes, on parvient à la longue à développer dans une langue seconde des « îlots de compétence » comparables en sûreté comme en finesse à la compétence en langue maternelle. Mais, à vrai dire, il est permis de se demander si, globalement et à ce niveau, un tel idéal n'est pas plutôt un phantasme — cédant à ces fascinations qu'ont toujours exercées les polyglottes et au charme des réminiscences mythiques de la tour de Babel... Il semble bien que ce soit une prétention démesurée et que le programme de ce bilinguisme intégral soit irréalisable. La compétence, fût-ce de l'agrégé en langue vivante, n'est en réalité bien sûr nullement égale à celle du locuteur natif; on peut même douter qu'aucun sujet y parvienne jamais quels que soient ses dons, sa biographie ou sa situation particulière. Le bilinguisme « symétrique » n'est qu'un cas-limite et l'une des deux structures linguistiques sera prépondérante selon les périodes de la vie ou les sous-systèmes sémio-culturels spécifiques verbalisés... 3.3. L'utilité du thème. L'asymétrie thème-version est l'asymétrie même de tout bilinguisme qui interdit qu'en toute rigueur le thème soit possible. Ce qu'on appelle ainsi est en réalité soit un exercice de grammaire, soit la paraphrase pédagogique d'un texte de base ou re-codage d'un support textuel en quelque sorte pré-traduit, soit enfin cette « version à l'envers » qu'ambitionne d'être le thème littéraire mais dont il n'est que l'imitation autant qu'elle déjoue la vanité de son effort. C'est en ce sens et comme tel que « le thème n'existe pas ». 36. Ou une éventuelle version d'imitation qui serait un excellent « exercice de français », peut-être devenu nécessaire (cf. inf. 4.2.). 25 Mais, si les promesses maximalistes du thème sont intenables, il y a des procédures d'encodage en langue-cible sur la base de messages rédigés en français-source, à la fois utiles et nécessaires. Hors de l'institution pédagogique, le point de vue du besoin réhabilite en partie le « thème », exigeant par exemple que soient « transcodés » telle lettre commerciale, tel prospectus technique, etc. Dans la pratique pédagogique, même si le point de vue de la réussite le condamne, il est difficile de se passer du thème 37, mais on aura soin de s'en servir aux différents niveaux analysés et en en définissant la fonction et la finalité sans ambiguïté. Il faut notamment souligner l'intérêt pédagogique d'une dialectique du thème et de la version qui permettra à la fois d'objectiver et de dissimiler les deux langues — ce sans quoi aucun progrès linguistique n'est possible — et s'attachera à faire que la version tienne la promesse qui ne peut être tenue par le thème... 4. Version et traduction. 4.1. La double compétence. Comme le thème, la version est un cas particulier de traduction : c'est une opération « pédagogique ». Mais, si le cadre institutionnel de l'enseignement grève le thème de lourdes hypothèques en même temps qu'il en est constitutif, faisant de lui un artefact directement produit par l'institution pédagogique et qui doit être d'emblée dissocié du reste, on pourra dans un premier temps traiter conjointement de la version et de la traduction 38. L'institution pédagogique ne change pas dans ce cas la nature de la traduction aussi radicalement. La version est un exercice pratiqué en classe de langue : elle teste et exerce la compétence des élèves en langue-source étrangère. La « traduction minimale » est le degré zéro de la version, vérifiant si le texte de la leçon, expliqué en classe, est bien compris — elle peut d'ailleurs faire place à une version à part entière dès lors que cet exercice se fait par écrit et à la maison 39. La version trouve disponibles et matérialisées dans un texte les performances en langue étrangère qu'il s'agit pour le thème de produire. Dans cette perspective, la langue-source qui est langue étrangère et langue thématique n'est conçue que comme un moyen de communication, comme un simple code. Les textes à traduire apparaissent comme des messages chiffrés qu'il s'agit seulement de décoder. Au terme de cette opération, l'élève est censé en possession du contenu informatif pur du message, de sa signification en soi, qu'il verbalise en français, langue maternelle assimilée à une langue-zéro, dépourvue d'opacité linguistique et conçue comme le milieu objectif (translinguistique) et transparent de l'information pure, comparable à la « langue-pivot » des machines à traduire. Les « fautes » dans une version sont essentiellement, semble-t-il, des erreurs de décodage; ce sont des contre-sens (CS), ou des faux-sens (FS) voire des non-sens (NS) qui font figure de degrés différents dans le contre37. D'une part, la pratique exige qu'il soit tenu compte du « point de vue du besoin ». D'autre part, on ne saurait simultanément écrire contre le thème au niveau de la théorie linguistique et au niveau de la pratique pédagogique en faire faire à ses élèves! (Il reste à mettre à profit les ressources proposées en 2.3). 38. Les traducteurs ont généralement une langue-cible qui est leur langue (« langue maternelle » ou langue A) et plusieurs langues-source. Certains de ces professionnels de talent vont jusqu'à mettre quelque coquetterie à l'à-peu-près de leurs languessource, les prononçant mal ou même faisant quelques fautes (au niveau des désinences en allemand par exemple...). 39. (IPN 40) Cf. sup. 1.2. et l'interférence docimo-pédagogique. 26 sens. L'élève ne savait pas assez bien l'anglais, l'allemand..., il n'a pas été en mesure de comprendre le texte; il devra donc élever son niveau en langue vivante (cf. inf. 4. 3.). La préoccupation d'une bonne compréhension du texte-source est constante et explicite dans les Instructions officielles concernant les langues vivantes. Mais le fait que la langue étrangère soit ici langue-source et non pas langue-cible fait que le modèle de compétence dont il s'agit est spécifique et tout à fait différent de celui qu'exige le thème. Il convient de distinguer une grammaire de production correspondant à l'encodage que représente un thème et une grammaire de réception permettant le décodage d'un texte de version. En fait, l'institution pédagogique ne thématise pas cette différence et traite les deux ensemble : la grammaire de production étant censée être plus « puissante » et englober la grammaire de réception, c'est donc elle qui est enseignée d'après le principe « qui peut le plus peut le moins ». C'est ainsi qu'il est usuel de dire que la version demande des connaissances « passives » là où le thème exige des connaissances « actives » (essentiellement en matière de vocabulaire). On s'en tient à la problématique psycholinguistique de la mémorisation et du rappel des unités lexicales, plus ou moins « mobilisables », elle-même réduite à l'idée que « le thème est plus difficile que la version »... (cf. sup. 2.2.). Pour fournir une interprétation sémantique valable des phrases difficiles de langue-source étrangère, on devra dissimiler le fonctionnement réel spécifique de chacun des lexiques : les aires de variations contextuelles ne sont pas toujours isomorphes d'un système à l'autre; la composante sémantique est susceptible de jouer à chaque fois de façon différente au niveau des contraintes syntaxiques; les concepts sans cesse utilisés de « niveaux de style », de connotation, etc., présupposent une stylistique de l'écart alors qu'on ne saurait se référer à aucune norme interlinguistique... 40. Sur le plan syntaxique, la théorie linguistique et psycholinguistique des grammaires de réception reste très peu avancée 41. A un niveau élémentaire, on notera par exemple que la compétencesource est passive non seulement au sens où les éléments, lexicaux ou syntaxiques, peuvent être moins directement mobilisables mais aussi dans la mesure où l'initiative de l'encodage échappe au récepteur, ce qui est un facteur de difficulté supplémentaire pour lui car il ne lui suffit plus de rentabiliser au maximum sa propre compétence (minimale), il lui faut décoder des performances qui présupposent une compétence plus vaste et dont l'extension est a priori inconnue. Ici plus qu'ailleurs, la nuance n'est pas un luxe, elle n'est qu'un aspect de la précision (F. Paepcke). C'est ce dont témoigne a contrario l'exemple des mauvais traducteurs — de ces « traditeurs » que fustige Joachim du Bellay dans un français qui permet de reprendre le jeu de mot connu de l'italien. Apparemment contraire mais très exactement complémentaire est le cas, fréquent dans la tradition universitaire, de Г « honnête homme » se permettant, à partir d'une compétencesource lacunaire et d'une prétendue « culture », de corriger des traductions qu'il n'a pas faites et n'est absolument pas capable d'entreprendre... Le concept de double compétence indique qu'il convient de distinguer 40. Une reprise de la théorie de la denotation au niveau de précision et d'élaboration qu'elle a déjà chez G. Frege suffira à lever nombre d'ambiguïtés liées au concept, à nos yeux plus didactique que proprement scientifique, de « connotation ». On touche là notamment au délicat problème d'une prétendue synonymie sémantique qui serait seulement modalisée par des connotations stylistiques. 41. On trouvera quelques indications chez Carol Chomsky citée par Marie-Claire Goldblum, in Langue française, n° 13, février 1972, Paris, Larousse, pp. 115-122. 27 entre grammaire de production et grammaire de réception en pédagogie des langues. Mais on parlera aussi de double compétence à propos de la version dans la mesure où l'accent ne doit pas être mis exclusivement sur le décodage des performances-source : ceci ne se justifierait à la rigueur qu'au niveau le plus élémentaire ou au contraire en ce qui concerne le traducteur professionnel. Dans l'enseignement secondaire — on Га dit et répété — la version est un exercice de français. Les Instructions officielles demandent au professeur de « se concentrer uniquement sur la justesse de l'expression française » (IPN 40). C'est aussi la compétence-cible qui fait problème et l'assimilation du français à une langue-zéro est une simplification excessive. 4.2. La dimension culturelle. S'il est vrai que le thème aussi suppose une interprétation sémantique exacte du texte en langue maternelle, cela fait figure par rapport à une pédagogie des langues vivantes étrangères de minimum d'emblée exigible (input) 42. En version l'apprentissage du français est thématique. A la différence du thème où l'encodage se présente comme une re-construction analytique sur la base d'unités de traduction minimales, on procédera en version de façon synthétique, en traduisant des unités de traduction globales qui se situent au niveau de la phrase. La langue maternelle est beaucoup plus qu'un instrument de communication véhiculant des informations 43; c'est le milieu synthétique et global qui est au principe de la formation fondamentale de l'individu et par lequel passent ses différents apprentissages. Ce qui est en cause n'est donc pas une compétence d'ordre strictement linguistique. Il y a toute une dimension psychopédagogique fondamentaliste qui se manifeste dans l'institution pédagogique à travers des formulations idéologiques. C'est ainsi qu'on verra dans la version beaucoup plus que dans le thème un exercice ď « intelligence » ou de « sensibilité » littéraire 44... Plus précisément, la version met en jeu les facultés d'expression de l'élève et son aptitude à comprendre les textes. De même que les tests de vocabulaire fonctionnent comme des tests d'intelligence, de même la version est un test qui porte sur l'ensemble de la personnalité. C'est dire que cette procédure docimo-pédagogique reproduit tout un ensemble de clivages socio-culturels. La dimension culturelle intervient sous trois aspects dans la version. En tant qu'elle est un exercice de français-cible, la version atteste d'une part si le candidat est cultivé, s'il a en même temps une formation fondamentale une « culture personnelle ». Elle manifeste d'autre part les scotomisations et occultations qui définissent la norme linguistique et culturelle d'un français-cible « académique » (cf. inf. ). En dehors de ces facteurs socio-culturels qui interviennent au niveau « subjectif » de langue maternelle il faut souligner l'importance « objective » 42. On se plaît souvent à imputer les fautes en thème à des erreurs portant sur le texte français. C'est là un passage à la limite exagéré (à moins bien sûr que le françaissource ne comporte ce qu'il faudra bien appeler des archaïsmes, voire des obscurités...). Il s'agit en fait d'un problème d'expression (d'encodage et non de décodage) : les mêmes raisons (linguistiques et métalinguistiques) qui font que la version est « un exercice de français » font aussi que le thème n'en est pas un. 43. On parlera justement de langue véhiculaire au sens explicitement restrictif d'une langue apprise pour les besoins de la seule communication et qui ne fait pas l'objet d'une appropriation par le sujet. 44. L'expression de « fort en thème » est connotée de façon péjorative ; elle implique une limitation besogneuse des horizons. Le fait de n'être « pas littéraire » prend le sens d'un jugement négatif sur la personnalité. 28 ou thématique de ce qu'on pourrait appeler la composante civilisationnelle qui intervient beaucoup plus au niveau de la compétence-source que de la langue maternelle. Si l'on est en mesure de traduire angl. the river par fr. la Tamise dans certains textes ou d'éviter que ail. Geheimrat ne devienne en français « conseiller secret », ce n'est pas en fonction d'une compétence exclusivement linguistique mais en utilisant certaines connaissances de la civilisation-source qui font partie de ce que nous appelons la compétence périlinguistique. C'est à ce besoin que s'efforce de répondre l'existence dans l'institution pédagogique d'un enseignement de civilisation à côté des enseignements de linguistique et de littérature. Mais, à vrai dire, la « périlangue » ne comporte pas seulement des éléments proprement civilisationnels et il faudrait faire une place particulière à certaines compétences spécifiques qui définissent des langues de spécialité, sociolectes ou « technolectes » liés à des pratiques sociales déterminées. C'est ainsi que dans certaines universités, le plus souvent en dehors du département de langues, on trouvera des enseignements d'anglais psychologique, d'allemand philosophique, etc. 4.3. Typologie des fautes en version. L'analyse de la version comme exercice de français amène à considérer les fautes en version moins comme des erreurs sur le texte-source, imputables à une méconnaissance de la langue étrangère, que comme des incompréhensions beaucoup plus globales. Dans cette perspective, la faute cardinale est le non-sens (NS) : c'est d'ailleurs la faute la plus lourdement pénalisée. Quant au faux-sens, on voit souvent en lui un contre-sens au petit pied. En fait, il s'agit d'autre chose; et, si l'on continue de considérer le contre-sens comme la simple conséquence d'un défaut de compétence en langue-source étrangère, on devra voir dans le faux-sens moins une erreur minimale sur le texte étranger, le contre-sens étant seulement plus grave, qu'une incapacité ponctuelle à s'exprimer en français de façon assez nuancée et précise. D'une façon plus systématique, on pourra distinguer deux grands types de fautes : d'une part la triade non-sens /contre-sens /faux-sens où les fautes sont des erreurs d'interprétation portant sur la signification même du texte et d'autre part un nuage de fautes plus minimes qui sont des fautes de français, portant sur la structuration terminale du signifiantcible. On pourrait appeler la première une triade sémantique ou « herméneutique », marquant par là combien, plus que la seule compétence linguistique ou même « bi-linguistique », c'est dans les trois cas la personnalité intellectuelle, dans son ensemble qui est en jeu. Le faux-sens ressortit à un problème d'expression en français langue-cible maternelle; le contresens à la compréhension du texte-source donc à un problème de compétence en langue étrangère, mais avec des composantes civilisationnelles ou périlinguistiques et dans une perspective interlinguistique; le non-sens marque que l'intelligence (avec ses composantes socio-culturelles) de l'élève s'est trouvée en défaut. C'est la faute la plus grave; et l'on parle ď « élève intelligent » au sens d'une valorisation globale et avec une connotation élitaire. A vrai dire, il faut relativiser un peu cette classification. Il est difficile de tracer la limite entre ces trois unités docimologiques qui ont leur origine dans une pratique tout à fait empirique. Souvent elles ne représentent que des réactions de véhémence croissante (FS-CS-NS) aux distorsions qu'on enregistre dans la « version » de l'élève par rapport au texte proposé — le plus souvent « morceau choisi » d'un « chef d'œuvre » littéraire. La version est un exercice de français, c'est peut-être encore plus net en ce qui concerne le deuxième groupe de fautes. Ce sont des « fautes de français », qui sanctionnent des écarts par rapport à la norme du français écrit, souvent « soutenu » ou « littéraire ». Cette norme n'est pas seulement 29 linguistique, elle est aussi culturelle, et la compétence-cible comporte aussi des composantes périlinguistiques socio-culturellement déterminées. Les écarts sanctionnés sont des écarts (morpho-)syntaxiques ou fautes de grammaire, des écarts par rapport à la norme graphique et des fautes ou maladresses de nature stylistique. Les annotations correspondant à ce deuxième groupe de fautes sont du type : mal dit (« m. d. ») ou maladroit ou gauche, (faute de) français (« fr. »), (faute d'orthographe (« o. » ou « or. »)... voire même charabia! — sans compter les diverses exclamations modulées (« oh! » ou « ??? »...) et les appréciations « humoristiques ». Ces erreurs relevées par le professeur de langue sont ici les mêmes que celles sanctionnées par le professeur de français. Elles sont beaucoup moins pénalisées dans la notation. A côté du non-sens, du contre-sens ou même du faux-sens, ce sont des fautes vénielles. La compréhension « herméneutique » du signifié textuel, Г« intelligence du texte », importe plus que les écarts par rapport à la norme des signifiants de phrases, grammaticaux, orthographiques ou stylistiques. La version est un exercice de français au sens large d'un exercice de compréhension et d'expression dans le milieu linguistique de la langue maternelle; par ailleurs, la langue étrangère reste objet thématique de l'apprentissage et c'est une seconde raison pour laquelle le professeur de langue sanctionne moins les « fautes de français » que les erreurs sur le « sens » (NS, GS, FS) 5. Le texte à traduire. 5.1. Le texte-consigne. Une version ou un thème se présente matériellement d'abord comme des textes-source à traduire. L'embrayeur pédagogique a fait l'objet d'un effacement mais la consigne n'a pas besoin d'être formulée explicitement : elle n'en est que d'autant plus « naturellement » imperative. La consigne est double : (1.) Traduisez ce texte! (2.) Traduisez-le comme il faut 45! A la différence de la version (et a fortiori du thème), la traduction proprement dite ne se définit pas par rapport à ces « impératifs catégoriques » de nature pédagogique mais par rapport à des nécessités hypothétiques du type « si... alors... »: (1.) dans le but de dispenser d'une lecture de l'original, c'est-à-dire s/ on ne sait pas la langue-source, alors on pourra lire tel texte-cible; (2.) compte tenu (a.) qu'il y a dans toute opération de traduction déperdition de sens comme dans tout acte de communication et (b.) selon le public auquel est adressé le message ou la finalité visée par le traducteur, il sera plus acceptable de laisser perdre sélectivement tel aspect plutôt que tel autre. Il n'y a pas de traduction en soi et la traduction proprement dite est une opération déterminée par les conditions de production qui définissent le traducteur et spécifiée en fonction de divers paramètres touchant la nature du texte à traduire (message), le ou les types d'allocutaires (récepteur). La distance chronologique ou culturelle entre ce message et le nouveau public qu'est censée lui ouvrir la traduction représente quelques-uns de ces paramètres que G. Mounin thématise dans les termes d'une opposition métaphorique entre « verres colorés » et « verres transparents 46 ». 45. Cette seconde consigne (2.). Traduisez le texte comme il faut! se subdivise à son tour en deux consignes qui lui sont subordonnées : (a.) c'est-à-dire comme le texte original! et aussi (b.) conformément à la langue-cible! Dans la version, l'accent est mis sur (a.); dans le thème, sur (b.). Mais il y a en fait plus de deux paramètres à prendre en considération dès qu'il s'agit de traduction proprement dite. 46. Georges Mounin, Les belles infidèles, Paris, Cahiers du Sud, 1955, p. 109 sqq. 30 5.2. Le texte-extrait. Si la version et la traduction proprement dite ont en commun la languecible maternelle, la version se distingue par un certain nombre de scotomisations spécifiques qui la constituent en tant qu'exercice pédagogique. Alors que le texte-source soumis à la traduction est un discours au sens d'un texte long ayant ses propres critères de clôture (ouvrage, article, conférence, roman ou pièce de théâtre...), un texte de version est découpé par l'institution pédagogique qu'incarne le professeur. On rejoint ici la problématique générale des extraits ou Morceaux choisis qui représentent une constante de l'institution scolaire, elle-même commandée par des conditions d'ordre matériel. Or les « ciseaux du pédagogue » mettent en jeu beaucoup plus qu'une délimitation quantitative de la tâche à remplir. De la traduction à la version, il y a une différence de nature qualitative, du fait que certains problèmes fondamentaux de la traduction sont par là totalement occultés par cette première scotomisation manifeste. La clôture pédagogique du texte réagit sur la démarche et la structure de la traduction comme activité traduisante et comme produit. Ainsi la version renonce d'emblée complètement à la mise au point systématique d'une terminologie. Le caractère de texte proprement extrait de son contexte évacue moins le problème qu'il n'empêche d'y répondre de façon satisfaisante et rend problématique le statut même de l'unité lexicale. D'une part, il est inutile de constituer l'équivalent d'un fichier terminologique puisque les termes ont une récurrence excessivement faible. D'autre part il est impossible de le faire, pour la même raison, car on est incapable de parvenir à une définition contextuelle du terme grâce aux seules ressources du texte (discours); le mot est donc renvoyé au recours univoque (mais ambigu) du dictionnaire bilingue 47. En revanche, il arrive que les élèves soient soumis à la règle absurde, qui n'est qu'une caricature du phénomène terminologique, selon laquelle à chaque mot étranger doit correspondre un mot français spécifique : si l'Auteur — dit-on — a employé deux mots différents, en allemand par exemple, c'est qu'il a ses raisons et il convient en français de respecter ses décisions lexicales. Il sera facile de développer, de façon rhétorique (« littéraire ») mais non scientifique (non linguistique), le thème qu'il n'y a pas de synonymes à la rigueur; mais il sera moins facile de traduire par deux mots différents le doublet ail. Objekt/ Gegenstand... Inversement, il sera dit regrettable sinon inacceptable de faire éclater l'unité d'une notion correspondant à un seul signifiant-source revenant plusieurs fois dans le texte en en donnant plusieurs traductions différentes (signifiants et signifiés). Une pratique de la traduction effective montre l'absurdité de cette consigne; et il n'est même pas toujours possible de traduire par un terme-cible constant une unité de langue-source ayant dans le discours traduit une valeur indéniablement terminologique... S'il n'y a pas en toute rigueur théorique d'authentique synonymie lexico-sémantique au niveau de la langue, il se trouve ainsi défini pratiquement une synonymie contextuelle-situationnelle au sein de la parole-cible d'une traduction. La règle, pédagogique ou « idéologique », de concordance bi-univoque peut d'ailleurs faire place à la consigne contraire interdisant toute « répétition », cette recette rhétorique se trouvant par là assimilée à un phénomène de langue... 47. A vrai dire, il n'est pas tout à fait possible même pour le traducteur de reconstituer totalement la sémantique du lexique à partir des contextes du discours-texte à traduire; mais il est très largement en mesure grâce à eux de suppléer aux insuffisances du dictionnaire bilingue ou même spécialisé. 31 Des consignes de ce type procèdent d'une attitude non linguistique. Conditionnées par la tradition pédagogique, elles sont de nature idéologique et ressortissent à une métaphysique substantialiste du langage : comme si la possibilité d'un transcodage des signifiants-source aux signifiants-cible était garantie par la permanence quasi ontologique d'on ne sait quels atomes de signifié! Le texte-extrait ne scotomise pas seulement la dimension lexicoterminologique de tout discours, il occulte en outre tout ce qui fait « le style d'un Auteur » — ce qui est particulièrement grave parce que contradictoire dans le cadre d'un système encore massivement marqué par une tradition exclusivement littéraire 48. On peut imaginer que l'œuvre d'un auteur reconstituée à partir de ces extraits traduits (corrigés des versions) donnerait un maximum exemplaire de ces disparates stylistiques dont G. Mounin soulignait à juste titre qu'ils représentent le péché capital d'une traduction 49. Concurremment, les modulations orchestrées au sein du style d'un même auteur seront neutralisées au profit de cet « archi-style » proprement académique que définit la norme, linguistique et culturelle, du françaiscible au sein de l'institution pédagogique. 5.3. Le choix du texte. Dans la pratique, le choix du texte amène à limiter en partie les inconvénients qui viennent d'être analysés. On évitera tout texte posant des problèmes terminologiques 50. Le texte ne devra pour être compris dans tous ses détails exiger aucune familiarité avec le contexte de discours au sein duquel il s'insère, qu'il s'agisse d'une argumentation rationnelle ou qu'il s'agisse d'une intrigue romanesque, dramatique... Les noms propres seront systématiquement pourchassés des extraits à traduire 51. Cette neutralisation systématique du contexte cessera bien sûr d'être nécessaire ou même souhaitable dès lors que la périlangue textuelle présupposée correspondra à une intertextualité implicite d'informations littéraires ou civilisationnelles qu'« il n'est pas permis d'ignorer », puisqu'aussi bien l'enseignement de langue est aussi « un enseignement de culture » (IPN 43). L'extrait à traduire se présentera comme une « belle page » supportant la clôture pédagogique. La possibilité de donner un titre au texte permettra de suppléer au manque éventuel occasionné par l'absence de contexte. Les descriptions de paysages, de personnages, etc., par lesquelles commencent certains chapitres de romans par exemple fournissent nombre de ces fragments d'éternité linguistique et textuelle. Le texte devra présenter des difficultés linguistiques assez nombreuses pour qu'il puisse rester d'une longueur standard, assez variée pour être docimologiquement pertinentes et d'un niveau homogène qui les indique pour telle ou telle classe. C'est précisément l'inconvénient du thème littéraire que, le texte-source 48. La notion de langue de spécialité fait figure de déviation par rapport au modèle linéaire de progression linguistique qui est celui de l'enseignement, sacrifiant sur l'autel de la prétendue universalité d'une « langue littéraire » tout ce qui est langue fonctionnelle. 49. Georges Mounin, op. cit., p. 154 et passim. 50. Mais on n'évitera pas pour cela les mots rares et les anglicistes savent qu'ils doivent bien connaître le vocabulaire de la marine à voile... 51. Mais il ne sera pas question en principe de retoucher les textes. Le nom propre sera toléré s'il ne présuppose ni n'apporte rien et fonctionne comme un indéfini référentiel ou si au contraire il doit faire partie de la périlangue littéraire ou civilisationnelle. Enfin on pourra en dernier recours se résoudre à la note explicative, qui existe aussi pour certains mots rares. 32 étant lui-même une belle page, les pièges ou questions de grammaire n'y soient pas assez systématiquement programmés ni les réponses à donner pré-déterminées avec assez de précision. Mais il est bien clair que tous ces garde-fous donnent à la traduction pédagogique — version et a fortiori thème — un statut à part qui l'oppose à la traduction proprement dite. 6. L'interférence docimo-pédagogique. 6.1. La double finalité. La fonction principale du professeur de langue, ou du moins celle qui est explicitement donnée comme telle, est l'enseignement : c'est sa fonction « pédagogique ». Il s'agit pour lui de produire, développer et maintenir chez ses élèves un certain modèle de compétence en langue étrangère. Cela représente une stratégie d'ensemble qui commande la mise en œuvre de diverses approches, méthodes ou techniques, où les procédures pédagogiques sont corrélatives de certaines opérations de nature docimologique, exerçant une double fonction de contrôle. Il s'agit d'une part d'établir un diagnostic (rétrospectif) quant à l'impact des procédures pédagogiques utilisées tel que l'attestent les performances réalisées. D'autre part, ce moment docimologique permet de formuler un pronostic général sur un ajustement possible de ces procédures pédagogiques, sur une programmation relative de la progression, sur les aptitudes supposées de l'élève, son orientation ainsi que sur l'éventuelle nécessité d'une réorientation 52... Ce processus complexe de feed-back docimo-pédagogique implique en même temps la référence à un certain « niveau exigible », c'est-à-dire à une programmation minimale, et de fait empirique, de l'enseignement, étalonnant les différents niveaux de compétence linguistique exigés du zéro à l'objectif pédagogique choisi. Dans l'enseignement des langues étrangères — vivantes ou mortes — la « traduction pédagogique » a en fait la double fonction d'une procédure docimo-pédagogique. Faute que la distinction soit faite, il s'ensuit certaines interférences. Ces deux finalités peuvent entrer en conflit. Il arrive aussi qu'on assiste à un phénomène de substitution de motifs : l'échéance à venir de l'épreuve de version risquant de finaliser la « traduction minimale » et d'aboutir par anticipation à une ré-introduction massive de la traduction au sein de la méthode directe par exemple (cf. sup. 1.2.). La hiérarchie tendra à s'inverser et c'est l'ensemble de la stratégie pédagogique qui sera envahie par un contenu docimologique. 6.2. Les fautes en thème. Cette interférence docimo-pédagogique joue un rôle important dans le cas du thème, où la perspective d'une notation, la constitution d'un barème, la rédaction d'un « corrigé » (cf. inf. 7.2.)... pèsent d'un poids déterminant. Le thème fait l'objet d'une « correction » qui aboutit à lui conférer la nature d'une épreuve docimologique beaucoup plus que d'un exercice pédagogique. Alors que la perspective « pédagogique » stricto sensu ou psycho-pédagogique intentionné une facilitation des comportements verbaux en languecible étrangère, dans le thème l'exigence docimologique entre en conflit 52. Cette menace de rejet scolaire est explicite dans les Instructions officielles qui prônent « l'observation en vue de l'orientation », « la tenue à jour d'une fiche concernant chaque élève » (IPN 52), mettent à l'ordre du jour la question de savoir si tel élève est « un sujet pour l'enseignement long » (IPN 51) et établissent un dégradé classiflcatoire entre « les visuels », « les imaginatifs », « les auditifs », « les méditatifs » et « les perroquets », « les indolents », « les simulateurs »... (ibid.). 33 avec cette finalité et tend à l'emporter sur elle. Au lieu que soit valorisée la (re-)production des syntagmes-cible, on se contente de pénaliser les écarts enregistrés par rapport à la norme qui fait fonction d'idéal pédagogique. Cette docimologie négative du thème définit deux sortes de fautes : les barbarismes qui sont des écarts par rapport à la norme morphophonologique et graphique, et les solécismes qui sont des écarts par rapport à la norme morpho-syntaxique. Dans cette perspective, et puisque les performances-cible sont en langue étrangère, il n'y aura plus de « fautes d'ortographe » mais seulement des barbarismes53! De même, la référence exclusive et nécessaire aux formes attestées définit une conception répétitive de la norme et aboutit à une surestimation des phraseologies, locutions et expressions « idiomatiques », proverbes, etc. L'absence de la compétence-cible, aggravée de cette répression docimologique, conduit à concevoir la production d'un texte-cible comme un collage de performances fragmentaires colligées au hasard des lectures, ou des thèmes précédents... Le thème a finalement la fonction inhibitrice d'une sur-objectivation de la langue-cible, la crainte des interférences réprimant toute productivité linguistique spontanée. La langue-cible ne peut plus être objet d'appropriation par le sujet en vue de la communication, elle n'est plus que le principe de performances scolaires qui sont mesurées au mystérieux modèle de performance-cible dont le maître est seul détenteur. 6 . 3. Une pédagogie négative. Ce poids de la docimologie définit une pédagogie négative des langues étrangères. Il y a à cela d'abord des raisons qui tiennent à ce qu'on pourrait appeler la pesanteur docimologique elle-même. Il est plus facile de pénaliser des erreurs qui se présentent comme des écarts manifestes par rapport à la norme enseignée et d'en faire ensuite la somme algébrique. Cela peut aller jusqu'à la caricature : on corrige « à la grille »54. De même qu'un professeur de mathématiques peut ne prendre en considération pour sa notation que les résultats des problèmes (et non les démonstrations), de même le correcteur d'un thème (voire d'une version) a la possibilité de définir en fonction des pièges présentés par le texte un certain nombre de « fenêtres » docimologiques qui permettront une correction accélérée des copies... Outre ce précieux avantage..., la docimologie négative paraît donner certaines garanties d'objectivité et d'équité. Il y a à la fois une justice et une justesse de la notation, une fois définis la norme de référence et le barème quantifiant la pénalisation respective des différents écarts par rapport à elle, puisque par ailleurs le texte-source est le même pour tous les élèves d'une classe. Les textes à traduire aux concours et examens sont eux-mêmes homogènes sur une échelle encore plus large. Cela n'est pas sans importance dans le cadre d'un système de compétition individuelle très personnalisé sur la base d'une idéologie « jacobine » de l'égalité des chances intellectuelles et valorisant les comportements verbaux de la classe 53. A vrai dire, les professeurs de langues (vivantes) ont de plus en plus tendance à abandonner ces catégories docimologiques héritées du thème latin et du thème grec : beaucoup parleront plus volontiers de « fautes d'orthographe » et de « fautes de grammaire » que de solécismes et de barbarismes. Ce choix terminologique n'est pas innocent; il indique ici une docimologie moins négative. C'est si vrai que certains professeurs de langues font le choix inverse... Le thème devient alors une « épreuve de barrage ». 54. Les exercices à trous utilisés en enseignement programmé s'inscrivent dans un contexte pédagogique différent; ils ont pour fonction explicite (et exclusive) de vérifier l'acquisition des automatismes de base et fonctionnent comme des tests grammaticaux (cf. sup. З.2.1.). LANGAGES, № 28 3 34 dominante prescrits et enseignés au sein de l'institution pédagogique. Comparable à certaines modalités de rejet scolaire, la docimologie négative conditionne une pédagogie sélective. C'est aussi une pédagogie répressive comme le montre le cas du thème. Le modèle de compétence proposé comme objectif pédagogique par l'enseignement français est élevé : c'est celui du bilingue coordonné; et il ne semble pas que ce maximalisme aille dans le sens de l'efficacité. On devrait, comme le propose J. Sumpf, réhabiliter le « baragouin » et insister sur son efficacité au plan de la communication linguistique. Le thème a un effet d'inhibition psycholinguistique; de même le français-cible des versions est fortement marqué de purisme, conformément à toute une tradition qu'on pourra continuer d'appeler « jacobine » mais qui peut tout aussi bien se réclamer de l'Académie française, des grammairiens, etc. Cette pédagogie remplit aussi une fonction sociologique de répression des déviants par rapport à la norme proposée comme idéal linguistique et culturel. A cet égard, l'absence de compétence-cible dans le cas du thème est d'une importance déterminante et fonde une structure générale ď « irresponsabilité » pédagogique. 7. Traduction et discours pédagogique. 7.1. La performance magistrale. Le thème et la version sont des opérations interlinguistiques dont le résultat, ou le produit, peut être défini comme discours pédagogique 65. Comme tels, ils intentionnent de combler un écart entre deux savoirs appartenant au même univers du discours et entretenant entre eux la relation linéaire d'une progression allant du non-savoir de l'élève (unilingue francophone) au savoir du professeur (bilingue qui « sait » et enseigne l'anglais, l'allemand...). L'enseignant incarne le modèle de compétence au même titre que le locuteur natif : « angliciste » et « anglophone », « germaniste » et « germanophone »... sont devenus synonymes par les vertus de l'institution 56. Les performances (plus ou moins) fautives des élèves sont les essais et les erreurs (trials and errors) jalonnant l'itinéraire qui doit les mener au niveau de la compétence du professeur, considérée comme idéale. Ces performances sont mesurées au modèle de performance réalisé par l'enseignant. Le professeur propose un corrigé qui est « performance magistrale » au double sens de la chaîne parlée produite par l'enseignant et de l'exploit inégalable : les deux sont confondus. La traduction pédagogique est donc à un double titre un « énoncé sur un autre énoncé ». A un niveau formel d'évidence élémentaire, elle est d'abord un énoncé-cible produit par l'élève sur la base du texte original ou énoncé-source. Mais elle est aussi essentiellement référée par l'institution pédagogique au texte (explicite ou implicite) du corrigé qui est un énoncé« cible » au sens d'un objectif pédagogique et d'un idéal de mesure docimologique en fonction de quoi les écarts sont définis comme fautes. L'identité du corrigé et du modèle de performance produit par le locuteur natif est garanti par la personne institutionnalisée de l'enseignant, 55. Cf. Jean Dubois et Joseph Sumpf (dir.), Langue française, n° 5 « Linguistique et pédagogie », février 1970, Larousse, Paris; Jean et Claude Dubois, Introduction à la lexicographie : le dictionnaire, Paris, Larousse, 1971 (Collection « Langue et langage »). 56. Le langage courant enregistre la même confusion : « Êtes-vous germaniste? » signifie souvent : « Savez-vous l'allemand? » 35 qui est « compétent ». C'est bien le même énoncé-cible et il n'y en a qu'un. L'unité se double d'unicité et la confiscation docimo-pédagogique de la performance interlinguistique débouche sur le dogmatisme didactique d'une échelle hiérarchique de valorisation : telle traduction est « meilleure » ou « moins bonne » que telle autre — quand elle n'est pas tout simplement juste (« bonne ») ou fausse... Ce n'est que rarement et à un niveau élevé, « supérieur », que telle autre traduction « est possible ». Dans cet univers linéaire, pédagogique et non linguistique (non scientifique), le vase clos de l'irresponsabilité désamorce le critère de la communication en interposant et en imposant la médiation de l'enseignant. Dans le cas du thème par exemple, la langue-cible étrangère est connue « de seconde main » : c'est une langue déjà analysée, identifiée à sa propre grammaire et confondue avec elle. Cette « langue grammaticale » (languegrammaire) fonctionne comme le texte pédagogique implicite d'un système de questions-réponses. Pour autant qu'il n'est pas une version à l'envers, le thème est en effet un tissu de questions-pièges qui sont autant de questions de grammaire et de pièges idiomatiques. 7.2. Le concept de « quasi-perfection ». La conception linéaire et hiérarchisée répartissant les performances des élèves le long d'une échelle qui s'élève graduellement vers l'optimum référentiel du corrigé magistral constitue la version comme traduction pédagogique dont Г« irresponsabilité » se définit par une double dépendance. Contre un laxisme excessif qu'entraînerait une perspective authentiquement « traductionnelle », la consigne sera de ne s'écarter du texte que si ce n'est pas possible autrement, si « on » n'a pas pu trouver mieux — entendons : si le « correcteur » au sens de l'auteur du corrigé a été lui-même contraint de prendre quelques libertés avec le texte original. La fidélité au texte renvoie à l'imitation du « modèle » de performance magistral 57. Ainsi se trouve défini ce que nous appelons une stratégie de la quasi-perfection comme l'effort asymptotique d'une amélioration supposée toujours possible de l'« état » auquel est parvenue une traduction, qui se trouve de ce fait sans cesse remise sur le métier. Ce processus des re-lectures successives est une recette pédagogique bien venue, et le procédé correspond effectivement à la pratique traduisante. Mais il est vrai que cette démarche d'« optimisation » du produit de la traduction, pédagogique, a lieu selon un axe unidimensionnel défini par la double instance du texte original et du corrigé. Dès lors, par opposition aux « versions » fournies par les élèves, qui sont fautives ou « trop loin du texte », la référence au corrigé finit par l'identifier au texte original. La scotomisation pédagogique qui occulte la subjectivité, le pluralisme et ce que nous avons appelé la structure « hypothétique » (cf. sup. 5.1.) de toute traduction proprement dite fait du corrigé une hypostase de l'original : d'où l'idée « pédagogique » que tout est traduisible. C'est en effet le corrigé lui-même, auréolé d'objectivité qu'on essaie de lire en creux et à l'arrière-plan latent du texte original manifeste. Provisoirement efficace dans le cadre de la pratique pédagogique, cette sur-objectivation du modèle de performance magistrale est contraire au principe d'une théorie scientifique de la traduction. C'est elle notamment qui a confronté G. Mounin à la problématique de l'objection préjudicielle. Posant, de façon indéterminée et générale, la question « la traduction est-elle possible? », il s'est condamné à une attitude apologétique, plus didactique 57. Cette double soumission renvoie à une problématique spécifique et plus générale : « traduction et psychanalyse » —■ l'institution pédagogique reproduisant la structure pulsionnelle dominante. 36 que scientifique, et il s'est enfermé dans le champ idéologique d'un débat académique ou « littéraire » où l'une et l'autre des thèses antinomiques en présence sont également soutenables et tout aussi peu convaincantes 58. C'est d'autant plus remarquable que le champ clos de cette problématique est assigné d'entrée de jeu et que la clé du dilemme est en quelque sorte donnée dès les premières lignes des Belles Infidèles : « Toutes les objections contre la traduction se résument en une seule — elle n'est pas l'original... » La lecture « recursive » de ses travaux ultérieurs amène à ne pas tant voir dans cette phrase un truisme que bien plutôt l'index d'un chemin qu'il n'a pas pris : celui d'une analyse et d'une désambiguïsation du concept de traduction pour articuler scientifiquement le domaine de l'activité traduisante et définir avec précision les problèmes pratiques de la traduction qui puissent être posés par rapport à la théorie linguistique. 7 . 3. Les présupposés didactiques. La structure propre de la traduction pédagogique ne saurait donc pas fonder une théorie scientifique de la traduction; elle se fonde elle-même sur ce qu'on pourrait appeler une epistemologie « didactique ». En tant que discours pédagogique, le corrigé d'un thème ou d'une version n'est pas signé. La subjectivité du traducteur enseignant est mise entre parenthèses. Cet anonymat n'est pas innocent. Ce n'est pas l'anonymat par défaut imposé aux traducteurs professionnels, c'est un anonymat qu'on pourrait dire « par excès ». Si le sujet réel de renonciation est effacé et confondu avec son énoncé (corrigé), c'est pour deux raisons. Le traducteur-correcteur s'identifie à l'Auteur du textesource qui fait figure de sujet fictif (et valorisé) du texte-cible, c'est-à-dire de son corrigé. La traduction est elle-même discours pédagogique car elle tend à accréditer la fiction que le texte-cible est le même que le textesource. Mais cette ambition épistémologiquement démesurée s'exprime avec la modestie d'un anonymat « par excès » qui est synonyme de discrétion : si l'on occulte tout le travail de traduction, si l'on ne nous montre pas les coulisses de l'exploit, ce n'est pas pour en faire parade. L'auteur du corrigé n'est que le révélateur d'une possibilité qu'il y avait — et qu'il y a toujours... — de réussir telle traduction. Comme l'auteur littéraire cité sans références dans le dictionnaire de langue, un peu comme l'Auteur du texte-extrait à traduire, ou a fortiori comme le lexicographe lui-même, il garde l'anonymat de celui qui manifeste la langue et la possibilité de traduire. C'est aussi, corrélativement, l'universalité plus translinguistique qu' interlinguistique du « traduisible » qui est ainsi posée. A la limite, il n'y a plus d'opacité linguistique. Le pluralisme des langues tend à s'effacer au profit du langage comme faculté humaine universelle, qui fonde cette pan-traduisibilité. La langue est assimilable à une logique très finement différenciée qui peut « tout dire » dès lors qu'on la maîtrise. Mais on est contraint d'introduire un correctif (plus complémentaire que contradictoire) : c'est toute la problématique des idiotismes, des « exceptions » que regroupent les phraseologies et cataloguent imparfaitement les dictionnaires. Ils font figure de bizarreries de la langue qui ressortissent à l'àpeu-près stylistique (ou « idiomatique ») et sont justiciables d'ajustements qui sont de simples « coups de pouce » de la pratique linguistique. C'est non seulement la subjectivité individuelle (psychologique) du « pédagogue » mais aussi, pour parler en termes humboldtiens, la Subjec58. C'est encore plus vrai de ses Problèmes théoriques de la traduction que de ses Belles Infidèles. (Cf. repères bibliographiques donnés ici même dans notre « Introduction ».) 37 tivité collective (transcendantale et anthropologique) des langues ellesmêmes qui a fait l'objet d'un effacement, pour que paraisse dans toute sa gloire sur fond d'universalité et d'éternité la subjectivité personnelle de l'auteur. A tel point que le maximalisme pédagogique et l'exclusivisme littéraire entrent en contradiction : si « tout est traduisible », en même temps un chef-d'œuvre est intraduisible et il faut le lire « dans le texte » (non pas seulement pour en apprendre la langue mais pour en goûter toute la « saveur »). C'est une modification de l'antinomie fondamentale qui est au principe de Г « objection préjudicielle ». 7.4. La langue enseignée comme sociolecte pédagogique. Loin de se confondre avec la compétence du locuteur natif, celle du professeur de langue vivante étrangère en diffère par un certain nombre d'écarts, lacunes et interférences... qui définissent son idiolecte, à son tour justiciable d'une pédagogie (recyclage ou éducation permanente). Cette identité prétendue entre les deux est une fiction à partir de laquelle peut s'instituer la traduction comme discours pédagogique, permettant une progression linéaire des élèves. Mais il y a plus : l'idiolecte « magistral » n'est pas seulement un soussystème de la langue étrangère qu'on intentionné d'enseigner. C'est un sous-système d'un sociolecte docimo-pédagogique qui est lui-même un soussystème de cette même langue étrangère. Il s'agit d'une sorte de « dialecte social » ou plus précisément micro-sociologique, correspondant à la compétence institutionnelle et supposée du jury en langue-cible. Ce sociolecte d'une micro-collectivité de locuteurs enseignants non natifs comporte un certain nombre de traits spécifiques et se définit notamment par tout un ensemble de scotomisations plus ou moins explicites. Les épreuves de thème mesurent les performances-cible des candidats à une compétence idéale et fictive, « sociolectale ». C'est ainsi qu'à propos de l'allemand tel qu'on l'enseigne, par exemple, on a pu parler — avec une intention évidemment polémique — d'un Agregationsdeutsch qui est comme un « dialecte pédagogique » de l'allemand 59. Les locuteurs enseignants, en tant qu'ils sont bilingues non natifs et professionnels, présentent une résistance organisée aux interférences et leur préoccupation de dissimilation interlinguistique donne lieu à des phénomènes d'hypercorrection. Cela peut aller jusqu'à des scotomisations massives de la compétence-cible — touchant par exemple toute une partie quantitativement importante du lexique, comme l'ostracisme explicite dont l'institution docimo-pédagogique frappe l'immense majorité des Fremdwôrter qui n'ont pas droit de cité en allemand tel qu'on l'enseigne. Sauf évidemment quand « on » ne peut pas les remplacer par des mots «bien allemands » 60. On retrouve ici d'une part l'équivalent de l'anonymat didactique 59. Le français-cible des versions se définit lui-même par un ensemble de scotomisations et d'occultations. Le franglais « plate-forme électorale » sera censuré par certains correcteurs de versions anglaises, par exemple. Plus généralement, Jean Dubois présente une analyse du français tel qu'on l'enseigne dans « Grammaire scientifique et grammaire pédagogique », in Langue française, n° 14, mai 1972, Larousse, Paris. Et l'on ferait la même analyse pour les autres langues étrangères enseignées car il s'agit de la « pesanteur » propre de l'institution (docimo-) pédagogique. (Cet Agregationsdeutsch pédagogique s'oppose en cela radicalement à un autre sociolecte comme le basic english où l'on peut voir un « dialecte scientifique » ou « technolecte » de l'anglais. On devra aussi en distinguer des entreprises comme celle du français fondamental.) 60. Les Fremdwôrter sont les mots allemands d'origine étrangère. Les nazis les avaient systématiquement extirpés de l'allemand ou du moins ils en avaient entrepris l'impossible tentative. 38 qui est au principe de cette « quasi-perfection » définissant une stratégie pédagogique de la version, mais l'effacement porte maintenant sur la subjectivité collective d'un jury idéal hypostasié et non plus sur celle d'un auteur de corrigé. D'autre part, ces mots bien allemands ré-injectés par l'institution dans la langue ne sont pas sans donner parfois une impression d'étrangeté aux locuteurs natifs; et l'éviction des Fremdwôrter signifie une scotomisation importante de la compétence en langue allemande puisque, d'un point de vue quantitatif, la majorité des noms, substantifs mais aussi adjectifs, voire des verbes, a un doublet d'origine étrangère (française dans la plupart des cas) qui peut prendre la qualité d'une opposition sémantique nuancée au signifié-noyau du signifiant « bien allemand ». La compétence en langue étrangère (langue-cible ou langue-source) se définit aussi par une scotomisation plus fondamentale qui occulte la dimension diachronique de la langue. Mais le sociolecte pédagogique dont il s'agit ne correspond pas à un état de langue synchronique : ce n'est pas la langue contemporaine qui est enseignée, ni non plus celle d'un quelconque « siècle d'or » qui pourrait varier selon la langue envisagée 61. C'est une langue composite, fiction linguistique qui se serait parlée de façon continue et constante pendant plusieurs siècles. Les performances-source de la version et la compétence-cible du thème renvoient à toute une tradition littéraire qui peut en allemand remonter à Goethe et au-delà, et en anglais jusqu'à Shakespeare par exemple... C'est donc un état de langue achronique où sont occultées et la dimension diachronique du changement linguistique (sémantique et même grammatical) 62 et celle de toute spécification fonctionnelle 63. C'est ainsi que la compétence en « allemand pédagogique » interdit qu'on traduise par Arroganz, Distanz, pragnant... les mots français « mépris », « détachement », « précis »...; cette scotomisation joue au niveau de la production (compétence-cible), mais il faut bien que ces mots fassent partie de sa compétence-source pour que l'élève soit en mesure de les comprendre quand il les rencontrera dans les textes (réception). Inversement, il subsiste au niveau de la compétence-source l'équivalent de « buttes-témoins » lexicales ou syntaxiques 64. On enseignera encore Flintě au lieu de Gewehr (ou concuremment). A la limite, même, l'élève devra savoir que ail. Scherbe signifie Г « éclat » mais aussi le « vase » tout entier, car on trouve une occurrence du mot avec ce sens dans le Faust... S'agissant d'une langue étrangère, le problème se pose en effet de la référence à une « norme ». Mais la norme linguistique, au sens d'un E. Coseriu, qui se définit par un certain nombre d'écarts (ou ajustements) l'opposant de façon essentiellement restrictive au « système » est remplacé par une norme pédagogique qui permet de faire l'économie du Sprachgefiihl (sentiment linguistique ou sens de la langue). La linguistique descriptive de l'usage a fait place à une grammaire et une phraséologie normatives de la langue littéraire au double sens d'un niveau de style et d'une tradition « littéraires ». C'est aussi une langue écrite et, si elle est présentée comme universelle et anonyme, c'est qu'ont été occultés ses conditions de production socio-culturelle ainsi que le performatif pédagogique qui l'institue objet d'enseignement et non plus moyen de communication 65. 61. Ainsi pour le latin parlera-t-on de «latinité d'or» pour une langue qu'on serait censé pouvoir induire à partir du corpus exclusif des œuvres de Cicéron-César... 62. Sans parler de la réalité phonétique de cette fiction achronique I 63. C'est ainsi qu'est évacué de la langue littéraire tout ce qui ressemble à une langue de spécialité (cf. sup. 4.2.). 64. Voire des formes dialectales isolées (îlots de régionalismes). 65. La tradition de l'enseignement du latin (et du grec) a pesé très lourd. C'est net 39 8. Conclusion. Cette interférence de la norme linguistique et de la norme pédagogique joue essentiellement dans le cadre du thème; dans le cadre de la version, les scotomisations du français-cible font seulement figure d'approximations pédagogiques maximalistes que l'élève est susceptible d'aménager en fonction d'une compétence dont il dispose déjà pour l'essentiel. Par rapport à la langue étrangère enseignée, les interférences se produiront essentiellement au niveau du thème qui aboutit de plus à une sur-objectivation inhibitrice de la compétence-cible, alors que la version développera une compétencesource nuancée. Du point de vue du besoin, on ne pourra se passer du thème qui sera le succédané provisoirement nécessaire de l'expression spontanée devant laquelle il devra tendre à s'effacer. La version ne sera pas une bonne école de traduction mais un excellent apprentissage des techniques d'expression par la traduction intralinguistique ou paraphrase que présuppose le choix d'un état terminal de la traduction comme « version quasi parfaite » du texte original. en ce qui concerne le thème. Le thème latin peut être pratiqué sans arrière-pensées puisqu'il n'y a plus de locuteurs natifs, et que la « norme » ne risque pas de censurer le système, qui n'est qu'une « reconstruction » inductive à partir d'un corpus limité et aléatoire (voire incertain quant à la littéralité même des textes ainsi ré-établis)...