AUTO-AFFECTION ET INDIVIDUATION
SELON MICHEL HENRY
Nous n’avons rien que ce qui est là, intérieur,
Nous avons tout ce qui est là, intérieur.
Comment saisir ce qui est là, intérieur,
Puisque le vol aussi est là, intérieur.
Rainer Maria Rilke, Pour Oskar Kokoschka
LA PHÉNOMÉNOLOGIE DE LA VIE
ET LE PROBLÈME DE L’INDIVIDU
Le projet philosophique de Michel Henry consiste dans
l’élaboration d’une « phénoménologie matérielle » 1 (ou « phénoménologie non intentionnelle » 2) ayant pour objet le fondement absolu de
l’apparaître : l’auto-affection de la vie. L’auto-affection désigne le
plan d’immanence où la vie fait l’épreuve d’elle-même, en deçà de
toute transcendance intramondaine, de toute visée intentionnelle, de
toute « visibilité » (ce qui ne veut pas dire : de toute phénoménalité 3).
L’en deçà – ou plutôt l’Autre – du visible, c’est le corps subjectif, la
« chair », c’est-à-dire le corps appréhendé du point de vue de la stricte
affectivité, indépendamment de toute représentation objectivante,
1. Phénoménologie matérielle, Paris, PUF, 1990 [= PM].
2. Voir l’article « Phénoménologie non intentionnelle : une tâche de la
phénoménologie à venir », dans Phénoménologie de la vie, Paris, PUF, 2003-2004 [= PV
suivi du numéro de tomaison], t. I.
3. Cf. « Eux en moi : une phénoménologie », PV I, p. 200 : « Invisible ne désigne donc
pas une dimension d’irréalité ou d’illusion, quelque arrière-monde fantasmatique mais
précisément son contraire, la réalité ».
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OLIVIER TINLAND
dans un pur sentiment de soi (préfiguré dans l’analyse biranienne de
l’effort 1) qui demeure en amont de tout vécu intentionnel déterminé :
« ce corps qui est le nôtre diffère totalement des autres corps qui
peuplent l’univers, ce n’est plus un corps visible mais une chair – une
chair invisible » 2.
Ce plan pré-intentionnel d’affection immanente du corps subjectif
par lui-même désigne selon Henry le lieu purement pathétique où peut
être envisagé quelque chose comme un individu : c’est « un Hic
absolu, le Hic où je me tiens, où je suis – plus exactement : que je suis »
(PM, 164). En ce sens, l’individu n’est pas un phénomène, mais l’instance originaire en (ou comme) laquelle advient l’apparaître comme
tel. Encore faut-il préciser qu’un tel apparaître ne saurait consister
dans le dévoilement anonyme du monde, dans la mesure où il est originairement affecté d’un fort coefficient de personnalité. L’épreuve de
l’individuation, c’est ce qui fait que ce corps est mon corps, cette
sensation ma sensation, cette pensée ma pensée, cette vie ma vie : ici se
trouve mis en exergue ce « droit particulier » aussi simple qu’énigmatique en vertu duquel Descartes, déjà, s’autorisait non « sans quelque
raison » à appeler son corps « mien » 3.
Reprenant l’interrogation cartésienne à nouveaux frais, Michel
Henry met en question l’évidence philosophique du sens d’un tel
« droit » : « Pourquoi dites-vous “moi” en parlant de vous-même, et
qu’avez-vous à l’esprit en disant cela et pensant à vous ? Si triviale que
soit cette question, il n’est pour ainsi dire personne qui soit capable d’y
répondre » 4. Selon lui, le fondement de la « mienneté » réside dans la
constitution pathétique d’une ipséité, d’un « être-soi-même » absolument originel qui m’est donné (ou plutôt : qui se donne comme
1. Philosophie et phénoménologie du corps, Paris, PUF, 1965 [= PPC], chap. II.
2. « Phénoménologie de la vie », PV I, p. 74.
3. Cf. Descartes, Méditations métaphysiques, Méditation Sixième, AT VII, 76, Paris,
GF-Flammarion, 1979, p. 171 : « Ce n’était pas aussi sans quelque raison que je croyais
que ce corps (lequel par un certain droit particulier j’appelais mien) m’appartenait plus
proprement et plus étroitement que pas un autre. Car en effet je n’en pouvais jamais être
séparé comme des autres corps ; je ressentais en lui et pour lui tous mes appétits et toutes
mes affections ; et enfin j’étais touché des sentiments de plaisir et de douleur en ses
parties, et non pas en celles des autres corps qui en sont séparés ».
4. C’est moi la vérité, Paris, Seuil, 1996 [= CMV], p. 168.
AUTO-AFFECTION ET INDIVIDUATION SELON MICHEL HENRY
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« mien ») sur le mode d’une auto-affection immédiate de la vie produisant de manière immanente quelque chose comme une intériorité
corporelle 1. Il faut donc affirmer que « l’essence de la subjectivité est
l’affectivité » 2 : l’affect ne survient pas seulement a posteriori comme
un accident empirique à un sujet pré-constitué mais doit être investi,
en son autoréférentialité première (en tant qu’il est d’abord autoaffection), d’une fonction transcendantale au sein du processus de
subjectivation 3. L’individuation, entendue comme advenir d’un ego
personnel concret et vivant, a partie liée avec l’épreuve affective de
soi-même et, seulement dans un second temps, du monde 4 : « Je suis
l’unique, non pas parce que j’ai décidé de l’être, parce que, dans mon
esthétisme, je ne goûte qu’à l’exceptionnel des sensations rares et,
comme Keats, au parfum des violettes fanées, mais tout simplement
parce que je sens. “On” ne sent pas. Sentir, c’est faire l’épreuve, dans
l’individualité de sa vie unique, de la vie universelle de l’univers, c’est
être déjà “le plus irremplaçable des êtres” » 5.
L’individualité ne constitue donc pas un thème comme les autres
dans l’économie de la pensée henryenne. Elle n’est pas un élément
quelconque de « l’ameublement du monde » qu’une phénoménologie descriptive devrait prendre en charge pour en analyser la constitution, elle n’est pas subsumable sous une quelconque « ontologie
1. D’où la récusation de la compréhension heideggérienne de la Jemeinigkeit, jugée
trop mondaine et extatique : « Chez Heidegger, dans Sein und Zeit, le Dasein est dit être
“toujours mien”. Quand elle est prise en considération, toutefois, l’essence de cette
“mienneté” […] est réduite au procès d’auto-extériorisation dans lequel le Dasein se
découvre livré au monde pour y mourir » (« Eux en moi : une phénoménologie », PV I,
p. 202).
2. L’Essence de la manifestation, Paris, PUF, 1990 2 [= EM], p. 595.
3. Il est donc patent qu’il y a pour Henry une expérience du transcendantal,
expérience a priori et pré-mondaine de l’auto-affection qui conditionne l’expérience
proprement « empirique » (a posteriori) du monde. Sur la question de savoir si l’on peut
présenter la démarche henryenne comme un empirisme transcendantal, cf. S. Laoureux,
L’immanence à la limite, Paris, Le Cerf, 2005, p. 91-99.
4. Voir l’importante mise au point dans « Quatre principes de la phénoménologie »,
PV I, notamment p. 92 : « Jamais […] l’affection par le monde ni par conséquent par un
étant ne se produirait si cette affection extatique ne s’auto-affectait dans la Vie, laquelle
n’est autre que cette auto-affection primitive ».
5. PPC, p. 148 (souligné par moi).
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OLIVIER TINLAND
régionale », pas plus qu’elle ne se réduit à une pure injonction éthique
ou à un mot d’ordre politique – même si elle peut être aussi cela, de
surcroît. Si la phénoménologie de la vie place l’individu au cœur de
ses préoccupations, c’est qu’elle trouve en lui non un simple objet de
description, mais la pierre de touche de sa quête fondationnelle 1. En
définissant le fondement de l’apparaître comme auto-affection de la
vie dans une chair s’éprouvant de manière subjective, Michel Henry
ne se contente pas de bouleverser le contenu doctrinal de la phénoménologie : il rend possible l’explicitation d’un sens inédit du concept
d’individu, désormais synonyme de subjectivité vivante, incarnée,
effective, « d’une subjectivité qui n’est ni universelle, ni impersonnelle, ni générale, [dont la] structure est telle qu’elle est nécessairement individuelle » 2. L’individu est le nom donné par Henry à la
subjectivité transcendantale rendue à la concrétude première de sa vie
affective pure.
LE DÉVOILEMENT TRANSCENDANTAL DE L’ESSENCE
DE L’APPARAÎTRE : LA VIE
Du point de vue méthodologique, la démarche henryenne a ceci
de remarquable qu’elle porte non pas sur les phénomènes, mais sur
l’apparaître appréhendé en tant que tel, dans sa radicale substantialité. Par cette démarcation d’avec l’acception husserlienne de la
phénoménologie, Henry semble s’orienter vers ce qu’on a appelé avec
raison une « phéno-logie » 3, science de l’apparaître pur détaché de ce
1. Ce qui ne veut pas dire que l’individu soit lui-même fondement de son ipséité,
ainsi qu’y insisteront les derniers travaux de M. Henry, notamment C’est moi la vérité.
Dans cet ouvrage, Henry distingue entre un « concept fort » et un « concept faible »
d’auto-affection (op. cit., p. 135-136). La vie s’auto-affecte en un sens fort car elle
« définit » et « produit » le contenu de son affection ; l’individu vivant s’auto-affecte en un
sens faible dans la mesure où il ne fait que recevoir le contenu (à savoir « soi-même ») de
son affection. Il s’affecte certes lui-même, mais ne fait que « se trouver » auto-affecté.
2. Auto-donation, Paris, Beauchesne, 2004 [= A], p. 77. Cette précision vaut
évidemment condamnation de l’entente kantienne puis husserlienne du sujet comme
subjectivité transcendantale a priori, désubstantialisée, anonyme.
3. Voir B. Bégout, Le Phénomène et son ombre, Chatou, La Transparence, 2008,
p. 179.
AUTO-AFFECTION ET INDIVIDUATION SELON MICHEL HENRY
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qui apparaît (« phénoméno-logie »), considéré dans son antériorité de
principe vis-à-vis des phénomènes donnés par l’entremise de l’intentionnalité de la conscience. De manière réitérée, Henry caractérise son
projet sous une forme kantienne : il s’agit d’édifier une philosophie
transcendantale de l’apparaître, une « critique de la phénoménalité
pure » 1. À quelles conditions a priori peut-il y avoir, non pas des
phénomènes, mais de l’apparaître en tant que tel ? Cette question
critique se trouve traduite dans les termes d’une phénoménologie matérielle : en quoi consiste le mode non phénoménal (non
mondain, non intentionnel, « invisible ») de constitution de toute
phénoménalité ? Ou encore : quelle est la matière de l’apparaître ?
Le déploiement spéculatif de cette question suppose de prendre
ses distances vis-à-vis de l’entente classique de la démarche phénoménologique, telle que formulée par Husserl dans les Ideen : selon ce
dernier, la phénoménologie consisterait avant tout dans « la doctrine
eidétique de la conscience transcendantalement purifiée » 2. À en
croire Henry, Husserl aurait manqué le tournant transcendantal de
la phénoménologie en faisant de l’intentionnalité de la conscience
la pierre de touche de son enquête sur l’eidos de l’apparaître. Ce
faisant, le fondateur de la phénoménologie aurait commis l’erreur de
restreindre l’apparaître aux phénomènes appréhendés intentionnellement par une conscience, en vertu d’un privilège indûment accordé à
la sphère de l’extériorité. L’essence de la manifestation est antérieure
à toute intentionnalité, à toute transcendance : elle réside dans cette
pure « matière » qu’est l’auto-affection du corps vivant, laquelle
constitue « un monde où il n’y a pas encore de monde » 3, un monde
proprement acosmique. L’élaboration husserlienne de la phénoménologie comme doctrine transcendantale de la conscience intentionnelle
constituerait un faux départ phénoménologique, elle manquerait le
véritable préalable de toute phénoménologie en l’instaurant hâtivement comme théorie de l’intentionnalité, donc comme description
1. Selon l’expression heureuse de P. Audi, Michel Henry. Une trajectoire
philosophique, Paris, Belles Lettres, 2006, p. 74.
2. Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie
phénoménologique pures, trad. fr. P. Ricœur, Paris, Gallimard, 1950, § 60, p. 196.
3. Entretiens, Cabris, Sulliver, 2007 2 [= E], p. 114.
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OLIVIER TINLAND
méthodique d’une visibilité fatalement seconde en regard de la
primauté phénoménologique de la vie : « L’intentionnalité ne se lève
qu’à la tombée de la nuit […] elle vient toujours trop tard » (PM, 165).
Corrélativement, Husserl s’en tiendrait selon Michel Henry à une
appréhension générique de la vie de la conscience en réduisant les
modalités singulières de son déploiement factuel à des essences
stables et universelles 1. Cette substitution des essences aux faits
permettrait de conjurer, au nom de l’idéal de scientificité constamment revendiqué par l’auteur des Ideen, la menace du « flux héraclitéen » de la vie psychique individuelle : « Toute cette recherche sur
l’essence est bien une recherche générique. Le phénomène cognitif
singulier, apparaissant et disparaissant dans le flux de la conscience,
n’est pas l’objet des affirmations phénoménologiques » 2. Contrevenant à l’impératif officiel d’un « retour aux choses mêmes », la
phénoménologie husserlienne se verrait ainsi contrainte d’assumer un
« délaissement du singulier pour le général » (PM, 94). Ce faisant, elle
adopterait la posture restrictive d’une science eidétique cantonnée aux
« structures typiques » que le phénoménologue doit abstraire de la
diversité mouvante des vécus psychiques pour élaborer une doctrine
transcendantale axée sur les « invariants » de l’expérience.
Par conséquent, la tentative d’appréhender le sens de l’apparaître à
partir d’une approche typologique de la vie de la conscience ne saurait
être, pour le dire avec Spinoza (auquel Henry a consacré son premier
travail philosophique), qu’une connaissance du second genre, c’està-dire une connaissance générale et dérivée 3. Le passage au troisième
genre de connaissance – connaissance non plus des « notions communes » mais des essences singulières ressaisies du point de vue de
leur insertion immanente dans la vie absolue – requiert donc d’accom1. Le passage du fait à l’essence est particulièrement net dans le premier chapitre des
Idées directrices…, notamment au § 2 (op. cit., p. 16-18). À la « contingence » et à la
« facticité » de l’être individuel, Husserl oppose la « nécessité » et la « permanence » des
« généralités eidétiques ».
2. Husserl, L’idée de la phénoménologie, trad. fr. A. Lowit, Paris, PUF, 1970, p. 80.
3. Sur le parallèle entre la théorie spinozienne des genres de connaissances et la
critique henryenne de la phénoménologie husserlienne, voir J.-M. Longneaux, « Étude
sur le spinozisme de Michel Henry », dans M. Henry, Le Bonheur de Spinoza, Paris, PUF,
2004, p. 181-218.
AUTO-AFFECTION ET INDIVIDUATION SELON MICHEL HENRY
105
plir une nouvelle réduction phénoménologique. Il faudra réduire
l’intentionnalité elle-même – conformément à une exigence de surenchère autoréflexive (on soumet l’instance critique elle-même au
tribunal de la critique) typiquement postkantienne 1 – afin d’accéder
aux conditions de l’apparaître pur. Ainsi s’obtient l’accès à la matérialité originaire de la phénoménalité, qui a pour nom la vie. La matière,
ici, n’est autre que la hylè husserlienne énergiquement découplée de la
morphè inhérente à toute visée intentionnelle. Elle est « l’élément
sensuel qui n’est en soi rien d’intentionnel » 2, couche d’expérience
purement immanente du corps vivant par lui-même, qui n’est pas un
simple matériau de base pour l’édification des synthèses intentionnelles (représentations), mais constitue une sphère absolument irréductible à toute visibilité, rebelle au primat métaphysique (« grec ») de
l’hylémorphisme, radicalement hétérogène aux contenus mentaux
informés par les visées de la conscience 3.
Telle est la singularité philosophique du geste phénoménologique
de Michel Henry : radicaliser la dualité de l’expérience phénoménale,
dualité d’une matière pré-intentionnelle et d’une forme intentionnelle
par laquelle s’obtient le sens de la phénoménalité, en un dualisme
ontologique (et hiérarchisé) de l’invisible et du visible, d’une pure
matière qui constitue « l’étoffe » de l’apparaître et d’une forme ontologiquement secondaire qui transforme cet apparaître en phénomènes,
déchirant l’immanence première de la vie pour déployer la transcendance « inerte » du monde. Ce dualisme, opposé au « monisme
ontologique » 4 de la tradition philosophique, s’exprime sous la forme
1. Une telle surenchère sur le transcendantalisme husserlien autorise R. Bernet à
qualifier la démarche henryenne d’« hyper-transcendantalisme » ; cf. « Christianisme et
phénoménologie », dans A. David et J. Greisch (éds.), Michel Henry. L’épreuve de la vie,
Paris, Le Cerf, 2001, p. 198.
2. Husserl, Idées directrices…, op. cit., § 85, p. 289.
3. Sur ce point, cf. PM, chap. I : les principes de la phénoménologie matérielle y sont
dégagés à partir d’une analyse critique des Leçons pour une phénoménologie de la
conscience intime du temps, ouvrage qui constitue la première grande tentative husserlienne pour comprendre la « constitution originaire » du principe de toute constitution :
l’ego.
4. Le monisme ontologique (ou « monisme phénoménologique ») se fonde sur la
réduction de l’apparaître à la conscience représentative et objectivante : « La conscience
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OLIVIER TINLAND
d’une « duplicité de l’apparaître » fondée sur la distinction du
« visible » (extériorité mondaine) et de l’« invisible » (intériorité autoaffectante de la vie). La phénoménologie de la vie s’instaure ainsi en
philosophie première, prenant pour objet le fondement de toute phénoménalité : « La vie est phénoménologique en un sens original et fondateur. Elle n’est pas phénoménologique en ce sens qu’elle se montrerait
elle aussi, phénomène parmi les autres. Elle est phénoménologique en
ce sens qu’elle est créatrice de la phénoménalité » 1.
DE LA VIE AU VIVANT : UNE PHÉNOMÉNOLOGIE MONADOLOGIQUE
Le résultat de la réduction transcendantale de l’intentionnalité,
c’est l’accès à cette sphère d’immanence pure que constitue la subjectivité monadique. Avant de se donner (et se perdre ? ) comme singularité spatio-temporelle lestée d’une objectivité empirique, l’individu
constitue une sphère originaire de phénoménalité, un pli singulier de
l’affectivité pure. Aussi peut-on le caractériser sans paradoxe comme
une « subjectivité acosmique » ou une « ipséité pathétique et acosmique » (PM, 8) puisqu’il consiste uniquement, en amont de toute
expérience d’un quelconque Dehors mondain, dans cette épreuve
phénoménale de la vie par elle-même selon les modalités à chaque fois
singulières du souffrir et du jouir, lesquelles constituent les deux
« tonalités fondamentales » de la vie affective (E, 65).
Être un individu, c’est donc avant tout faire l’épreuve singulière
de la vie en et comme soi-même : le principe d’individuation est
ici un pur pathos, un pur « se souffrir soi-même » antérieur à toute
idiosyncrasie empirique. La « subjectivité acosmique » de l’individu
constitue l’essence de toute phénoménalité, là où sa subjectivité
« cosmique » (psychologique, physique, sociale…) n’en constitue
qu’un accident, simple écume inessentielle de l’épreuve pathétique
que la vie fait d’elle-même comme d’un vivant. Cette distinction décidésigne l’essence de la manifestation interprétée selon les présuppositions ontologiques
fondamentales du monisme », EM, p. 95.
1. « Phénoménologie non intentionnelle : une tâche de la phénoménologie à venir »,
PV I, p. 116.
AUTO-AFFECTION ET INDIVIDUATION SELON MICHEL HENRY
107
sive vise à prémunir la pensée de l’individu de la « confusion ruineuse
qui domine l’histoire de la pensée occidentale, celle de l’ipséité du Soi
et de l’individualité d’une chose ». En effet, ce ne sont pas les « catégories lisibles sur toute carte d’identité : né le…, à tel endroit –, fils de
tel homme et de telle femme… » qui ménagent une voie d’accès à
l’individualité réelle, mais bien les modalités immanentes de l’affectivité transcendantale par lesquelles s’effectue l’expérience d’un soi
en amont du monde et de ses catégories phénoménologiques
fondamentales (l’espace, le temps, le concept) 1.
Contrairement à ce qui a pu se passer chez Kant ou chez Husserl, la
subjectivité authentique ne consiste pas non plus dans un cadre
transcendantal désincarné présidant au déploiement phénoménal de
l’expérience, elle est au contraire l’épreuve éminemment personnelle
de cette phénoménalité primitive par laquelle la vie advient à ellemême. À l’instar de Kierkegaard, pour qui l’individu désignait le lieu
insubstituable d’une « impression pathétique du christianisme » 2,
Henry conçoit la subjectivité individuelle comme cette instance préintentionnelle qui émerge d’une affectivité pure en se faisant impression à et comme soi-même. « Je suis l’Unique […] tout simplement
parce que je sens » : l’affection est immédiatement individuante dès
lors qu’elle s’effectue dans l’immanence d’une vie inentamée, en
laquelle aucune distance entre le pur ressentir et un corrélat objectif
distinct du ressentant ne s’est encore creusée.
La théorie henryenne de l’individu se fonde au premier chef sur un
découplage très net de l’individualité et de la représentation : ce n’est
point par sa pensée ni par sa volonté que se définit l’individu, mais par
sa réalité éprouvée de l’intérieur. Que la phénoménologie de l’individu doive épouser les contours d’un nominalisme ontologique, c’est
ce qu’atteste sans ambiguïté la reprise par Henry des objections formulées par Marx à l’endroit de Feuerbach et Stirner dans l’Idéologie
allemande. La critique de la théorie feuerbachienne de l’être générique (Gattungswesen) a en effet pour principe que « le général
1. « Eux en moi : une phénoménologie », PV I, p. 202.
2. Kierkegaard, Point de vue explicatif de mon œuvre, trad. fr. P.-H. Tisseau, Paris,
Perrin, 1963, p. 104.
108
OLIVIER TINLAND
n’existe pas » 1, ce pourquoi « l’être générique » ou « l’Homme » 2
n’ont pas plus de réalité que n’en avait « l’esprit » hégélien. Conclusion : si l’on ne s’en laisse pas conter par le réalisme postkantien des
universaux, il n’est plus possible d’adhérer à la « mystification hégélienne qui réduit l’individu à l’individualité et celle-ci à un moment du
procès de réalisation de soi de l’universel », ce qui implique que « la
solidarité de l’individu et du genre n’est plus possible » (M II, 19-21).
À l’humanisme abstrait promu par Feuerbach, simple anthropologisation de l’esprit universel de Hegel mâtinée d’eudémonisme pratique, il
convient d’opposer une stricte ontologie des singularités fondée
explicitement sur « la structure monadique de l’être » : « entre le genre
et l’individu, ce n’est pas d’un choix éthique qu’il s’agit, c’est l’ontologie qui prononce la sentence si la réalité réside dans l’individu et
seulement en lui » (M II, 18-21).
De cette critique de l’ontologie implicite à l’humanisme
feuerbachien ressort une première caractéristique de la conception
henryenne de l’individu : le refus intransigeant du réalisme des universaux et son corrélat immédiat, la promotion ontologique des monades
comme uniques constituants de la réalité. Cette interprétation originale de la pensée de Marx comme nominalisme ontologique implique
de prendre la vulgate marxiste à rebrousse-poil et de dénier toute
réalité aux hypostases classiques de la pensée socialiste. Celles-ci
consistent en des abstractions théoriques indûment détachées de leur
base individuelle : non seulement « il n’y a pas d’histoire, il n’y a que
des individus historiques », mais c’est « la détermination des individus, de leur action et de leur pensée qui fait, qui est la détermination
de la classe » 3. Généralisons : d’un point de vue nominaliste, « l’idée
d’une détermination de l’individu par le “social” apparaît immédiatement absurde. Elle présuppose l’abstraction du social, son hypostase
hors de l’individu comme une réalité différente de lui, et l’établissement alors d’une relation de causalité externe entre cette prétendue
réalité sociale et l’individu lui-même » (SM, 15).
1. Marx [= M suivi du numéro de tomaison], t. II, Paris, Gallimard, 1976, p. 14.
2. M II, p. 21 : « L’Internationale sauvera le genre humain. Mais, pour Marx, le genre
humain n’existe pas ».
3. Le socialisme selon Marx, Cabris, Sulliver, 2008 [= SM], p. 13-14.
AUTO-AFFECTION ET INDIVIDUATION SELON MICHEL HENRY
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Le marxisme – dont Henry souligne avec éloquence qu’il est
« l’ensemble des contresens qui ont été faits sur Marx » (M I, 9) – finit
par marcher sur la tête dès lors qu’il prétend déduire l’individu de ce
qui se déduit pourtant de lui. L’ontologie marxienne – telle qu’interprétée à l’aune de la phénoménologie de la vie – permet de passer
l’universalisme humaniste ou socialiste au « rasoir d’Ockham » afin
d’en éliminer les entités superflues : du fouillis métaphysique de
l’ample barbe hégélienne ne subsiste alors que « la détermination la
plus radicale et la plus particulière, l’individu » (SM, 19). Faut-il dès
lors penser que la phénoménologie matérielle consiste ni plus ni moins
dans un individualisme théorique et pratique ? Si la vérité du réel n’est
pas l’universel, faudra-t-il la chercher dans « l’Unique » vigoureusement opposé par Stirner à l’universalisme abstrait des Jeunes
Hégéliens ?
La critique de l’individualisme stirnérien va permettre de préciser
la position de Michel Henry, en contournant l’écueil de ce que l’on
pourrait appeler l’individualisme représentatif. De prime abord, la
stratégie henryenne semble déroutante : la critique marxienne de
Stirner ne constitue-t-elle pas une « critique radicale de toute pensée
qui voudrait faire fond sur l’individu et se construire à partir de lui, une
critique de l’individualisme sous toutes ses formes ? » (M II, 22). À ce
titre, n’emporte-t-elle pas dans son mouvement réfutatoire l’ontologie
monadologique défendue par Henry lui-même dans sa lecture de
Marx ? Tel serait le cas si cette critique visait (et atteignait) dans l’individualisme stirnérien l’individu réel, c’est-à-dire l’individu faisant
l’épreuve singulière de la vie de manière totalement immanente, antéreprésentative. Or « ce que reproche Marx à Stirner, c’est bien autre
chose et c’est même le contraire : c’est d’avoir défini l’individu par
la conscience, par le libre jeu des significations, et la prétendue
détermination par celles-ci de la réalité » 1.
L’individu selon Stirner n’est en fait que l’ultime dépôt des
grandes hypostases idéalistes forgées par Hegel : il n’est qu’un
« individu théorique constitué par la compréhension qu’il a de soi et
des choses, et tributaire d’elle » (M II, 23). Conséquemment, un tel
1. « Préalables philosophiques à une lecture de Marx », PV III, p. 48.
110
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individu n’est pas fondement, mais fondé : il n’est pas le support réel
de la pensée et de ses hypostases mais « se réduit au produit d’une
construction dialectique » (M II, 25), à une simple idéalité. L’Unique
stirnérien, qui se voulait « Rien créateur » opposé à la « vacuité » 1 des
abstractions hégéliennes, n’est qu’un fantôme d’individualité, un
fantasme monadologique arrimé à la fiction d’une activité autothétique purement idéelle. Ce Je prétendument omnipotent ne connaît pas
cette « passivité radicale à l’égard de lui-même » en laquelle consiste
l’épreuve pathétique de soi et qui seule pourrait en faire un « individu
qui ne s’est pas posé soi-même » (M II, 27), un individu se recevant
lui-même sur le mode de l’être-affecté, donc un individu vivant,
concret, réel. À l’autarcie idéelle de l’individu stirnérien, Henry
oppose la définition kierkegaardienne du soi : « le soi, c’est le rapport à
soi posé par un autre » 2.
L’insistance sur cette passivité primordiale par laquelle l’individu
se reçoit lui-même antérieurement à toute représentation idéelle a
pour corrélat, chez Marx comme chez Henry, « le refus d’une définition de l’individu par la volonté » (M II, 28). Si « la volonté est la
représentation d’un but, l’élévation au-dessus de la singularité de la
sensation immédiate et comme telle, comme ouverture du milieu de la
représentation, de la conscience et de la pensée, une faculté de
l’universel » (M II, 29), elle relève de l’irréalité et doit s’avérer à ce
titre impuissante face au conatus vital qui affecte de manière immanente l’être de tout individu. Individu et volonté sont des catégories
ontologiquement hétérogènes, ils « s’opposent : comme la réalité et
l’irréalité » (M II, 30). Le « Je veux » ne saurait définir l’individu
autrement que comme une fiction idéelle. Seul un « Je peux »
permettrait d’en atteindre la réalité véritable, « l’hyperpuissance
1. Cf. M. Stirner, L’Unique et sa propriété, trad. fr. P. Gallissaire et A. Sauge,
Lausanne, L’Âge d’Homme, 1972, p. 81 : « Mon rien n’est pas vacuité, mais le Rien
créateur, le Rien à partir duquel Je crée tout moi-même, en tant que créateur ».
2. « Débat autour de l’œuvre de Michel Henry », PV IV, p. 222. Cette hétéro-position
de l’individu dans la vie est bien sûr à opposer à l’idéal d’auto-position du Moi cher à
l’idéalisme allemand et repris explicitement par Stirner. Mais cela implique un défi
redoutable : concilier une telle hétéro-position avec la compréhension de l’individu
comme ipséité. Sur cette question, cf. F.-D. Sebbah, L’Épreuve de la limite, Paris, PUF,
2001, 3 e partie, chap. III.
AUTO-AFFECTION ET INDIVIDUATION SELON MICHEL HENRY
111
originelle » 1 qui préside à l’expérience fondamentale de mon corps :
« “Je” veut dire “Je peux”. La proposition “Je peux” n’apporte aucune
propriété particulière à l’essence du Je, elle la définit » (CMV, 172).
L’INDIVIDU COMME « JE PEUX » : DU MONDE À L’EGO
La critique de l’individualisme stirnérien a permis de dégager ce
en quoi l’individu ne saurait consister : une monade désincarnée se
posant en son autonomie et en sa singularité illusoires par l’entremise
de ses représentations. La monadologie prônée par Michel Henry
désavoue toute solidarité avec l’idéalisme : c’est en deçà de la représentation, en deçà de l’intentionnalité même que se joue l’individuation. Semblable décision ontologique ne suppose pas seulement la
mise à distance des métaphysiques idéalistes de la subjectivité ; plus
profondément, elle implique un rejet de principe de ce qui se donnait
classiquement pour le principium individuationis – la délimitation
intramondaine de l’individuum, qui veut que « chaque chose [soit]
frappée du sceau de l’individualité dans la mesure où elle est située ici
ou là dans l’espace […], maintenant, ou plus tôt, ou plus tard dans le
temps […], qu’elle est telle ou telle enfin, un arbre, un fauteuil ou un
homme – une chose particulière à l’exclusion de toutes les autres » 2. Si
l’individuation s’accomplit en s’émancipant des conditions a priori
de toute représentation, l’individu devra se définir dans une certaine
irréductibilité ontologique aux lois qui régissent la phénoménalité
mondaine. C’est donc dès le commencement, en retrait de toute
expérience déterminée, qu’il est légitime d’affirmer que « le destin de
l’individu n’est pas celui du monde » 3.
En effet, penser l’individu à partir du monde revient d’emblée à
le concevoir négativement comme une simple limitation de celui-ci
(s’il est vrai qu’omnis determinatio est negatio) : on retrouve là une
tentation commune au spinozisme et au romantisme postkantien. Au
contraire, avec la position acosmique de l’individu, « toute forme de
1. Généalogie de la psychanalyse, Paris, PUF, 1985 [= GP], p. 396.
2. Incarnation. Une philosophie de la chair, Paris, Seuil, 2000 [= I], p. 257.
3. L’Amour les yeux fermés, Paris, Gallimard, 1976, p. 288.
112
OLIVIER TINLAND
panthéisme est frappée de mort » (I, 263) dans la stricte mesure où la
compréhension de l’individualité vivante à partir de « l’immanence à
soi de la Vie » autorise le déploiement d’un concept de génération
de l’individu « débarrassé des idées d’extériorité, d’extériorisation,
d’objectivation – de monde » (ibid.). La compréhension panthéiste
(ou romantique) du monde implique rien de moins que la « dissolution
de l’individualité » : comme l’avait bien vu Jacobi, elle équivaut à
un « nihilisme » ontologique 1, à un anéantissement de toute singularité réelle dans l’indétermination de la substance absolue. Or « que
signifie l’expérience du Tout si elle doit se passer de l’individu ?
Quelle instance est encore là pour en faire l’épreuve ? L’expérience de
l’absolu n’est-elle donc celle de personne ? S’il s’agit en fin de compte
de s’anéantir dans le Tout, quelle est la réalité phénoménologique de
cet “anéantissement” ? » 2. Toute pensée panthéiste (et au-delà, toute
pensée pancosmique) de l’individu est donc contradictoire, dans la
mesure où elle signifie l’élision de l’instance en et par laquelle
s’accomplit pourtant l’expérience de l’hen kai pan, l’expérience du
monde comme totalité des étants.
Tel est le défi ontologique henryen : dégager les conditions extramondaines de définition de l’individu, lequel paraît pourtant constituer la catégorie cosmologique par excellence. Comme le souligne à
l’envi Michel Henry, « ce qui individualise quelque chose comme
l’Individu que nous sommes chacun, dans sa différence avec tout autre
[…] ne se trouve nulle part dans le monde » 3. Comment penser l’individu en dehors de toute référence à la phénoménalité du monde ? Précisément en adoptant la perspective génétique de la phénoménologie
matérielle : l’individu doit être pensable à partir de la donation d’une
matérialité originaire qui précède en droit le domaine « extatique » du
1. Cf. Jacobi, Lettre à Fichte de l’automne 1799, dans Œuvres philosophiques,
trad. fr. J.-J. Anstett, Paris, Aubier-Montaigne, 1946, p. 328.
2. I, p. 257-258. Henry reprend ici des arguments classiques opposés par Fichte
(Première introduction à la Doctrine de la science) puis par le jeune Schelling (Lettres sur
le dogmatisme et le criticisme) au dogmatisme panthéiste.
3. CMV, p. 156. Et l’auteur de poursuivre : « L’individu empirique n’est pas un
Individu et ne peut l’être. Un homme qui n’est pas un Individu et qui n’est pas un Soi,
n’est pas un homme. L’homme du monde n’est qu’une illusion d’optique. L’“homme”
n’existe pas », ibid., p. 157.
AUTO-AFFECTION ET INDIVIDUATION SELON MICHEL HENRY
113
monde visible. L’accès à cette sphère primordiale d’individuation
va s’effectuer à partir d’une analyse critique de la compréhension
classique de l’expérience sensible.
Henry fait sienne la critique biranienne de Condillac : jamais la
statue du Traité des sensations ne sentirait quoi que ce soit si ne lui
était donnée au préalable une « Affectivité transcendantale, ce pouvoir
de l’Affectivité de se donner à soi et ainsi de donner à soi tout ce qui ne
se donne à soi qu’en elle » (I, 204). À en croire Condillac, nous accéderions à l’expérience des différentes parties de notre corps puis, par ce
biais, à l’appréhension de l’extériorité du réel, par la sensation de
résistance et de solidité de notre propre corps que nous procure le
toucher de la main qui le parcourt. La main serait donc l’instrument
par lequel nous prendrions possession de notre corps objectif, celui-ci
devenant à son tour l’instrument de notre ouverture à la transcendance
du réel. Or il appert qu’une telle théorie génétique de l’expérience
corporelle « n’est qu’un vaste cercle, puisqu’elle présuppose ce
qu’elle prétend expliquer » : elle suppose (sans le thématiser) un
« savoir primordial » de la main entendue comme l’instrument même
qui nous ouvre à l’objectivité, lequel est un « genre de savoir où
n’intervient aucune distance phénoménologique, où ne s’opère
aucune constitution » (PPC, 81). Il est clair qu’un tel savoir ne saurait
coïncider avec le savoir extatique du toucher dont nous sommes
partis : « ce n’est pas par le toucher que nous connaissons le
toucher » 1. L’expérience factuelle du toucher manuel ne se déploie
que sur le fond d’une « expérience transcendantale » (PPC, 82) ancrée
dans l’immanence du corps subjectif.
Il nous faut donc remonter méthodiquement la pente du Traité des
sensations pour rejoindre le point aveugle qui rend possible l’éclosion
simultanée d’un corps objectif et d’un monde sensible : le « Je peux »,
entendu comme « possibilité principielle et apriorique qui domine
toutes ses “actualisations”, qui domine passé, présent et futur et qui ne
peut m’être ôtée, celle de déployer tous les pouvoirs de mon corps »
(I, 205-206). Une telle possibilité réside dans l’expérience première et
irréfutable d’une auto-donation du corps dont Descartes a le premier
1. « Le problème du toucher », PV I, p. 162.
114
OLIVIER TINLAND
donné la formule : At certe videre videor 1. Le redoublement du videre
suggère, en deçà du monde douteux des phénomènes, la possibilité
indubitable d’un « se sentir soi-même – cogito sans cogitatum, apparaître écrasé contre soi, submergé par soi » 2, non pas le cogito encore
trop extatique des Méditations cartésiennes 3, encore tributaire du
« videre du voir », mais cette « semblance plus originelle du videor »
(GP, 48) qui s’instaure dans une hétérogénéité ontologique totale visà-vis de la sphère du visible suspendue par l’épokhè cartésienne.
« Il me semble que je vois » : ici s’entendrait la primauté
transcendantale (et à ce titre apodictique) de l’épreuve affective du
corps subjectif sur toute expérience mondaine de la visibilité, « pour
autant que le videre n’est lui-même possible que comme un videre
videor » (GP, 52). L’accès phénoménologique à l’individualité véritable suppose ainsi un retour à Descartes par-delà les critiques de la
phénoménologie historique (Husserl, Heidegger), afin de redonner
à l’ego son statut fondamental : « Ce phénomène, ou plutôt cette
manière d’être un phénomène qui ne brille point dans la lumière
universelle, cette “manière” qui est un être concret, c’est cela qui sera
désigné sous le titre d’“ego” » (EM, 52). La monadologie henryenne
prend ainsi les contours anachroniques d’une égologie radicale axée
sur la « semblance originelle » par laquelle l’individu éprouve passivement sa donation absolue à lui-même comme ego incarné dans
l’instant même où il s’affronte à la précarité ontologique du monde.
Ainsi l’individu qui accomplit en lui-même la remontée du videre au
videor s’initie-t-il à un « se sentir soi-même » irréductible à tout sentir,
sentiment archaïque d’un corps s’éveillant à ses propres potentialités,
dont l’évidence première résonne en lui comme la basse continue de
toutes ses représentations. Le Je suis éprouvé comme Je peux, « c’est
proprement ce qui en moi s’appelle sentir » 4.
1. Descartes, Méditations métaphysiques, Méditation seconde, AT, VII, 29, p. 86.
2. « Le cogito de Descartes et l’idée d’une phénoménologie radicale », PV II, p. 101.
3. Voir Husserl, Méditations cartésiennes, trad. fr. M. de Launay, Paris, PUF, 1994,
§ 8, p. 64.
4. Descartes, Méditations métaphysiques, Méditation seconde, AT, VII, 29, p. 87.
AUTO-AFFECTION ET INDIVIDUATION SELON MICHEL HENRY
115
AU-DELÀ DE LA MONADOLOGIE : LA COMMUNAUTÉ
INVISIBLE DES INDIVIDUS
L’invocation henryenne de la « structure monadique de l’être » ne
doit pas prêter à confusion. En particulier, on ne saurait assimiler les
individualités pathétiques aux monades leibniziennes, qui « n’ont
point de fenêtres, par lesquelles quelque chose y puisse entrer ou
sortir » 1 : la « monadologie » de Michel Henry ne consiste point en une
juxtaposition d’idéalités repliées sur elles-mêmes et coordonnées du
dehors par une harmonie préétablie, pas plus qu’elle ne consistait en
une juxtaposition de réalités spatio-temporelles indépendantes et liées
entre elles par un simple rapport de causalité externe. « Ce n’est jamais
d’un Soi ou d’un moi autonome qu’il faut partir. Considéré de cette
façon, le Soi n’est jamais qu’une monade, chacune enfermée en ellemême, éprouvant ses impressions comme ce qui n’est donné qu’à
elle » 2. L’individu n’est ni un point métaphysique, ni une chose
physique : c’est une subjectivité vivante faisant l’épreuve affective
d’elle-même. Or s’il n’est plus question de penser l’individu sur le
modèle abstrait de la chose ou de la monade, il s’avère plus que jamais
nécessaire de reformuler le problème des relations interindividuelles
conformément aux prémisses de la phénoménologie matérielle. C’est
donc tout le problème de l’intersubjectivité qui est à repenser.
Si l’on se place sur le terrain du monde phénoménal, c’est-à-dire
de « cet horizon ek-statique de visibilisation à l’intérieur duquel toute
chose peut devenir visible » 3, le problème d’autrui paraît insoluble.
Comment penser une communauté de monades posées au préalable
dans leur indépendance respective ? Comment concevoir le corrélat
noématique d’une noèse qui ne soit pas perçu comme un objet parmi
d’autres, mais comme un authentique alter ego ? Faute de remonter à
la condition transcendantale de l’expérience d’autrui, la philosophie
classique (et après elle, la phénoménologie « historique ») n’a fait que
repousser le problème sans jamais le résoudre 4. Jamais autrui ne se
1. Leibniz, Monadologie, § 7.
2. « Eux en moi : une phénoménologie », PV I, p. 204-205.
3. Ibid., p. 198.
4. Sur ce point, voir PM, « Sur la “Cinquième Méditation Cartésienne” ».
116
OLIVIER TINLAND
donnera comme tel dans la visibilité du monde. La redéfinition de
l’individu comme ipséité vivante auto-affectée requiert donc de proposer un modèle de l’intersubjectivité qui soit délesté des présuppositions extatiques d’une telle philosophie, sans pour autant retomber
dans l’abstraction des grandes hypostases du hégélianisme : ce sera le
modèle de la communauté pathétique.
Penser l’intersubjectivité comme communauté pathétique
suppose une prise de distance avec deux stratégies philosophiques
en apparence opposées, bien qu’elles partagent au fond une même
conception de la phénoménalité : d’un côté, un individualisme empirique faisant de l’individu une entité abstraitement autonome qui ne se
rapporterait à autrui qu’à partir de ses propres représentations ; de
l’autre, un holisme métaphysique réduisant l’individu à un moment
idéel d’une totalité préexistante en laquelle l’intersubjectivité se
manifesterait comme l’actualisation d’une fusion anonyme des singularités dans l’universel. À en croire Michel Henry, ces deux approches
de l’individu ne seraient que les deux faces d’une même pièce :
l’individu appréhendé comme un phénomène intramondain serait
condamné à une alternative intenable entre une forme extrême
d’autisme ontologique impliquant la réduction d’alter à de simples
modifications d’ego et sa propre dissolution au sein de la substantialité
indéterminée – qu’elle soit celle de l’Absolu, de l’État ou de la classe
sociale – qui s’apparente à la « nuit dans laquelle toutes les vaches sont
noires » 1. Le concept de communauté doit précisément permettre
d’évacuer cette alternative ruineuse en donnant à entendre une forme
d’« uni-pluralité concrète des individus vivants » 2 irréductible à la
dichotomie superficielle de l’atomisme et du holisme : « La tentative
d’opposer l’une à l’autre la communauté et l’Individu, d’établir entre
eux un rapport hiérarchique est un simple non-sens, elle revient à
opposer à l’essence de la vie ce qui est impliqué nécessairement par
elle » (PM, 163).
Contre la tentation de penser l’intersubjectivité sur le plan de
l’horizon intentionnel de visibilité, il faut affirmer, quitte à frôler le
1. Hegel, Phénoménologie de l’esprit, Préface, trad. fr. B. Bourgeois, Paris, Vrin,
2006, p. 68.
2. P. Audi, Michel Henry, op. cit., p. 157.
AUTO-AFFECTION ET INDIVIDUATION SELON MICHEL HENRY
117
paradoxe, que « toute communauté est invisible » (PM, 166). Ce n’est
pas sur le mode de la reconnaissance des consciences (Hegel), du
regard (Husserl, Sartre) ou de l’être-avec (Heidegger) que s’obtient
« la substance concrète de la vie interpathétique » (PM, 141), mais
sur celui du « pathos-avec », de la compassion. Tel est ce qu’ont en
partage les individus vivants : l’épreuve singulière de leur « commune
possibilité transcendantale » (I, 347) qu’est le « se souffrir soimême », l’expérience pathétique de leur propre singularité qui fait
d’eux ce qu’on pourrait appeler une communauté d’irréductibles. Le
milieu dans lequel s’élabore un tel oxymoron phénoménologique n’est
autre que la vie, en laquelle se concentre (et se résout ?) l’antique
contradiction de l’Un et du multiple : « Pas de vie sans un Soi vivant,
en lequel la vie s’éprouve elle-même, mais pas de Soi sinon dans la vie
qui l’engendre comme ce en quoi elle devient la vie » 1.
La vie devient ainsi le moyen terme permettant d’instaurer un lien
pré-intentionnel entre les individus : par l’épreuve pathétique de la vie
en chaque singularité vivante se dévoile une « intériorité phénoménologique réciproque » faisant d’autrui un soi co-affecté dans sa chair
par une « matière phénoménologique pure » 2. Le rapport à autrui est
ainsi un rapport qui n’en est pas vraiment un, si tant est que tout rapport
suppose une extériorité des termes rapportés. Ici, tout se joue dans
l’immanence d’une symbiose en retrait du monde qui court-circuite
toute modalité représentative, dont le symbole serait la relation
primordiale – cet « être-avec muet » – que l’enfant noue avec sa mère 3.
Par opposition aux médiations aliénantes du monde social 4, la communauté pathétique sera donc une communauté de « l’immédiation » :
elle ne s’apparentera pas à une association artificielle et délibérée
de représentations et de volontés, mais à « un destin de pulsions et
d’affects » (PM, 178). Il n’est de communauté que pathétiquement
fondée, ce pourquoi toute communauté « visible » (politique, économique, pédagogique) qui n’assumerait pas un tel ancrage affectif et
1. « Eux en moi : une phénoménologie », PV I, p. 202.
2. Ibid., p. 205.
3. « La vie et la république », PV III, p. 159.
4. Sur ce thème important dont je ne peux traiter ici, voir La Barbarie, Paris, Grasset,
1987 [= B].
118
OLIVIER TINLAND
ses corrélats concrets (notamment la « praxis subjective » en laquelle
s’expriment les besoins élémentaires et les pulsions vitales des
individus), serait vouée à dégénérer en hypostase illégitime.
Une fois saisi l’eidos de la communauté, il devient possible
d’envisager la multiplicité concrète de ses manifestations, lesquelles
débordent largement le cadre habituel des collectivités rassemblant
des êtres humains dans un même lieu et un même temps. La répétition
théorique (ou esthétique) de l’évidence d’une connaissance (ou de
l’éblouissement d’une œuvre d’art) dans une communauté orientée
vers la transmission d’un savoir (ou d’une émotion esthétique) suppose
ainsi une « répétition pathétique » par laquelle l’auto-affection
suscitée en d’autres temps ou d’autres lieux accède à la « contemporanéité » en étant réactualisée dans le corps subjectif des étudiants ou
des spectateurs 1, ce qui permet d’entrer en communauté non seulement avec des hommes, mais avec les forces créatrices et les affects
incarnés dans des livres, des tableaux, des monuments, des œuvres
musicales… De même, il est loisible d’envisager des communautés
avec des êtres vivants autres qu’humains, dans la mesure où une
communauté invisible ne se fonde pas sur le partage du logos – selon la
conception « grecque » de la communauté – mais sur celui du « pathosavec qui est la forme la plus large de toute communauté concevable » (PM, 179). L’horizon ultime de ces communautés affectives
d’artistes, de philosophes, de citoyens, d’animaux ou de croyants n’est
autre que la vie même, qui demeure la communauté de toutes les
communautés. La vie est la condition transcendantale de ces épreuves
immédiates de l’identité pathétique des ipséités singulières en
lesquelles consistent nos liens aux autres individus vivants, mais aussi
aux œuvres dans lesquelles a pu s’immortaliser leur expérience affective de la vérité ou de la beauté : « La communauté est une nappe
affective souterraine et chacun y boit la même eau à cette source et à ce
puits qu’il est lui-même – mais sans le savoir, sans se distinguer de luimême, de l’autre ni du Fond » (PM, 178).
D’une telle phénoménologie de la communauté ressortirait sinon
une morale, du moins les linéaments d’une éthique : ce qui nous rend
1. Voir B, p. 180-181 et « Art et Phénoménologie de la vie », PV IV, p. 294.
AUTO-AFFECTION ET INDIVIDUATION SELON MICHEL HENRY
119
unique est aussi ce qui nous unit aux autres (oserions-nous dire avec
Deleuze : ce sont les différences qui se ressemblent ?), ce pourquoi
l’établissement d’un vivre-ensemble harmonieux suppose de laisser
chacun disposer de l’exercice souverain de son propre pathos (et de la
praxis qui en découle), de ménager à tout homme (voire à tout vivant)
la possibilité d’endurer le fardeau libérateur de son « être-soi-même »,
de son ipséité pathétique. D’où la condamnation, inlassablement
répétée depuis Marx jusqu’à Du Communisme au capitalisme 1, des
sociétés contemporaines vouant l’individu vivant à l’aliénation étatique, économique et technique : de toutes parts s’impose le constat
désenchanté d’une « barbarie » anonyme prenant inexorablement le
pas sur les forces fondamentales de la « culture », c’est-à-dire sur ce
qui pourrait « permettre à chacun de devenir ce qu’il est » (B, 204). Le
divorce de la vie et des vivants se consomme dès lors qu’est perdu le
sens irréductiblement oxymorique (et à ce titre quasiment inaudible)
de l’épreuve de soi-même comme individu vivant, au profit de l’absolutisation unilatérale d’un aspect isolé (l’universalité abstraite, l’individualité empirique) de cette épreuve qui semble décidément impossible à catégoriser de manière univoque 2. Cet oxymore phénoménologique, qui paraît bien être le fil d’Ariane de la pensée henryenne, on
le retrouve sous une déclinaison nouvelle à chacune des étapes
fondamentales de son élaboration : la phénoménalité supérieure de
l’invisible, l’épreuve passive de l’ipséité, l’intériorité pure du corps, la
communauté affective des irréductibles, l’écho pathétique d’une
peinture abstraite et d’un cri d’animal…
Que faire face à l’insistance déconcertante de ces formulations
antonymiques qui semblent ne rien devoir à quelque facilité
rhétorique ? S’agira-t-il de renvoyer la démarche de Michel Henry
à la fatalité de ses contradictions internes en redéployant méthodiquement les tensions spéculatives de la vie et du vivant, de l’affectivité et de l’immanence, de l’absolu et de la phénoménalité, de la
1. Du communisme au capitalisme : théorie d’une catastrophe, Paris, Odile Jacob,
1990.
2. Cette difficulté à penser l’univocité ontologique de l’expérience de l’ipséité serait
à réinscrire dans une tradition beaucoup plus ancienne, qui remonterait au moins
jusqu’aux interrogations thomistes puis cartésiennes sur l’équivocité de la substance.
120
OLIVIER TINLAND
praxis individuelle et des conditions sociales et symboliques de son
effectuation, ou encore de la subjectivité et de l’intentionnalité 1 ? Sans
doute, si l’élucidation phénoménologique du sens de l’individuation
est à ce prix. Mais c’est à la condition de ne pas oublier une chose, qui
pourrait bien être l’essentiel : les contradictions soulevées par la
pensée henryenne de l’individu ne lui sont aucunement propres, elles
outrepassent le cadre philosophique qui a permis de les élever au clairobscur du concept.
C’est peut-être de ce point de vue qu’une critique interne de la
philosophie henryenne pourrait s’avérer la plus fructueuse. Au lieu de
vouloir à toutes forces neutraliser les tensions qu’elle met sciemment
en scène, sans doute faudrait-il prendre le parti inverse et savoir ne pas
accepter à trop bon compte les solutions spéculatives parfois coûteuses qu’elle n’a pu s’empêcher de proposer pour en venir à bout 2.
Il n’est d’ailleurs pas sûr qu’il faille à toute force en venir à bout :
l’acquiescement raisonné à une part irréductible d’équivocité pourrait
bien être la condition indépassable de toute approche philosophique
de l’individu. Car à bien y regarder, ces contradictions exhibées avec
éloquence par la phénoménologie matérielle demeurent irrémédiablement attachées à ce qui doit demeurer pour la pensée philosophique
– une fois procédé au nécessaire droit d’inventaire parmi les solutions
proposées par l’auteur de L’Essence de la manifestation – l’énigme
des énigmes : le fait, aussi incontestable qu’insaisissable, d’être soimême. Dans le sillage de la pensée de Michel Henry, avec et contre
1. Voir respectivement : F.-D. Sebbah, L’Épreuve de la limite, op. cit., ; R. Barbaras,
« Le sens de l’auto-affection chez Michel Henry et Merleau-Ponty », Epokhè, Grenoble,
Millon, n° 2 (1991), p. 91-112 ; M. Haar, « Michel Henry entre phénoménologie et métaphysique », Philosophie, n° 15 (1987), p. 30-54 ; P. Ricœur, « Le Marx de Michel Henry »,
dans Lectures 2, Paris, Seuil, 1999, p. 265-293 ; B. Bégout, Le Phénomène et son ombre,
op. cit., chap. 6, p. 178-193.
2. Une telle approche me semble notamment plus appropriée que les polémiques sur
le « tournant théologique de la phénoménologie » pour évaluer la portée spéculative de la
« philosophie du christianisme » (C’est moi la Vérité, Incarnation, Paroles du Christ)
proposée tardivement par M. Henry pour rendre compte du lien problématique entre la
Vie absolue et les individus vivants au moyen du concept de Premier Vivant (CMV,
chap. IV). L’étude critique de cette reformulation aussi audacieuse que problématique de
la question de l’individuation n’a pu être menée, faute de place, dans le présent article.
AUTO-AFFECTION ET INDIVIDUATION SELON MICHEL HENRY
121
elle, la pensée contemporaine gagnerait à endurer le sens de cette
énigme : « Plus les sciences positives se développent et s’enorgueillissent de leurs progrès fulgurants, plus la philosophie parle haut et
fort, […] moins l’homme a l’idée de ce qu’il est. Et cela parce que ce
qui fait de lui un homme, à savoir le fait d’être un moi, c’est précisément là ce qui est devenu totalement inintelligible aux penseurs et
aux savants de notre temps » (CMV, 169).
Olivier TINLAND
Université Montpellier III – Paul Valéry