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Michel Henry et l'immanence

2010, A. GIELAROWSKI – R. GRZYWACZ (eds), Michel Henry. Fenomenolog życia

La recherche philosophique de Michel Henry s’inscrit dans la tradition française, à la fois cartésienne (elle se préoccupe d’un fondement certain et évident) et anti-cartésienne (elle démonte les prétentions du rationalisme et redéploye en métaphysique la question du fondement). Les évolutions parallèles et contrastées de Léon Brunschvicg et de Maurice Blondel pourraient servir de paradigme à cette tradition. La pensée d’Edmund Husserl présente les mêmes ambiguïtés. Les questions posées par ces ambiguïtés peuvent être énoncées en termes d’immanence et de transcendance, d’intériorité et d’extériorité, ou encore de subjectivité et d’objectivité. La philosophie ne peut pas se contenter de ces oppositions, tout en les maintenant comme éléments structurant de sa construction rationnelle. Michel Henry a cherché un chemin qui puisse porter plus haut que ces ambiguïtés.

Conférence à Cracovie, publiée en polonais (Michel Henry i immanencja) dans A. GIELAROWSKI – R. GRZYWACZ (eds), Michel Henry. Fenomenolog życia, Krakow, Akademia Ignatianum, 2010. Michel Henry et l’immanence Paul Gilbert Université Grégorienne, Rome La recherche philosophique de Michel Henry s’inscrit dans une tradition bien marquée en France, à la fois cartésienne et anti-cartésienne. Cartésienne, elle se préoccupe de l’accès à un fondement qui soit certain et évident. Anti-cartésienne, elle entend démonter les prétentions du rationalisme et de ses divers formes, en science surtout, et redéployer en pure métaphysique la question du fondement. Les évolutions parallèles et contrastées d’un Léon Brunschvicg et d’un Maurice Blondel pourraient servir de paradigme à cette tradition française, à ses tensions ou balancements internes entre la volonté de construire un discours digne des sciences et la critique des sciences qui s’établit nécessairement dans un champ inconnu d’elles. Or la pensée d’Edmund Husserl présente les mêmes ambiguïtés, hors desquelles ses héritiers, par exemple Maurice Merleau-Ponty et Michel Henry, ont cherché des voies d’issue. Les questions posées par ces ambiguïtés peuvent être énoncées en termes d’immanence et de transcendance1, d’intériorité et d’extériorité2, ou encore de subjectivité et d’objectivité. Nous allons voir que la philosophie peut pas se contenter de ces oppositions ; sa recherche en direction d’un ‘fondement’ pousse sans cesse à les dépasser tout en les maintenant comme éléments structurant de sa propre construction rationnelle. La phénoménologie husserlienne Il serait évidemment tentant de faire de la phénoménologie husserlienne un système, mais il est impossible de ne pas reconnaître un approfondissement continu de la pensée du Husserl, et cela non sans quelques 1 On verra à ce propos la critique de Léon Brunschvicg à la thèse de M. BLONDEL, L’action (1893). Essai d’une critique de la vie et d’une science de la pratique, Paris, PUF (Bibliothèque de philosophie contemporaine), 1950, dans Études blondéliennes, premier fascicule, Paris, PUF, 1951, 99-104. 2 Nous pensons évidemment ici à E. LÉVINAS, Totalité et infini. Essai sur l’extériorité, Den Haag, Martin Nijhoff (Phaenomenologica), 1961. --------------------------------Paul GILBERT, « Michel Henry et l’immanence » – 1 glissements ou déplacements de thèses précédemment élaborées, ni non plus sans quelque création de thèses nouvelles ou, au contraire, l’abandon de quelques acquis antérieurs. Un point particulièrement intéressant à cet égard est la tension de plus en plus manifeste chez le fondateur de la phénoménologie contemporaine entre l’idéalisme de la conscience constituante et le réalisme de la donation au cœur de l’intuition, et le choix progressivement plus décidé en faveur de la constitution idéaliste. Les Idées I de 1913 sont traversées par cette tension, comme l’a remarqué Élisabeth Rigal3. Husserl avait déjà parcouru tout un chemin avant d’y parvenir ; il lui fallut se dégager progressivement d’une conception encore psychologisante et chosiste de l’horizon de la connaissance4. D’une part, la tendance vers l’idéalisme peut être reconnue dans des passages comme le § 75, qui conclut le chapitre 1 de la 3e section et dont voici le titre : « La phénoménologie comme théorie descriptive de l’essence des purs vécus »5. La thèse descriptive impose à la phénoménologie de pointer en direction de la structure la plus universelle « des vécus transcendentalement purs » ; le regard phénoménologique doit tirer pour cela de « soi-même le principe de sa validation » ; l’eidétique intentionnelle reçoit ainsi des traits idéalistes. D’autre part, selon le § 86 qui conclut le ch. 2 de la même section, la phénoménologie prend une tournure réaliste en ce qu’elle considère avant tout « la “constitution des objectivités de la conscience” »6 au sens où elle « tente d’élucider […] comment des unités objectives […] et non réellement […] immanentes aux vécus sont ‘conscientes’, ‘visées’ ; elle tente d’élucider comment à l’identité de l’objet présumé peuvent appartenir des configurations de conscience de structure très différentes et pourtant exigées par essence, et comment ces configurations devraient être décrites avec rigueur et méthode »7. La distinction entre l’intention idéaliste et l’intuition réaliste a été élaborée progressivement par Husserl qui, dans le § 16 de la cinquième « Recherche » publiée en 1901 en achevant la série des Recherches logiques, insistait sur l’originalité de l’intentionnalité tout en reconnaissant que des éléments d’apriorité s’imposent au dynamisme de la conscience qui ne peut 3 E. RIGAL, « Les deux paradigmes husserliens » dans D. JANICAUD (éd.), L’intentionnalité en question. Entre phénoménologie et recherches cognitives, Paris, Vrin (Problèmes et controverses), 1995, 37-62. 4 On verra à ce propos l’ouvrage remarquable de J.-Fr. LAVIGNE, Husserl et la naissance de la phénoménologie (1900-1913), Paris, PUF (Épiméthée), 2005, qui relit les premières œuvres husserliennes en y montrant l’évolution et l’invention de la doctrine idéaliste propre au fondateur de la phénoménologie contemporaine. 5 Ed. HUSSERL, Idées directrices pour une phénoménologie, Paris, Gallimard (TEL), 1950, 238. 6 Ibid., 294 7 Ibid., 296. --------------------------------Paul GILBERT, « Michel Henry et l’immanence » – 2 que les reconnaître de manière intuitive. L’auteur entendait s’éloigner ainsi définitivement du psychologisme ambiant. Les textes antérieurs n’avaient pas encore aperçu cette intuition originale de l’intentionnalité, qui émerge en relation à une saisie nouvelle de l’acte de connaissance. L’acte de connaissance est interprété maintenant avec toute la rigueur de la pensée transcendantale et en délaissant les canons psychologiques qui se discernent aisément dans les œuvres précédentes. Les développements donnés en 1913 dans Idées I, en particulier dans le chapitre 2 de la 3e section : « Noème et noèse », prolongent ce qui fut dit en 1901 sur le couple intention – intuition, en approfondissant ainsi le point de vue inauguré auparavant pour exposer la question de la signification rationnelle des catégories. La conscience est cependant considérée tout au long de ce parcours dans sa pure fonctionnalité : l’intuition appartient à la forme de l’intention. La distinction de l’intention et de l’intuition va toutefois mettre au jour deux significations du mot ‘réel’ : l’eidétique s’attache au vécu réel, mais dont la réalité sensée émerge précisément du vécu ; la réalité de ce vécu recueilli dans le flux de la conscience n’est pas conçue en sa réalité transcendante susceptible de description au sens habituel du mot, d’examen de ce qui se voit ‘objectivement’. Une note ajoutée à la réédition (1913) de la Ve Recherche dit en effet ceci : il devient évident que la description de l’objectité intentionnelle comme telle (prise telle qu’elle est saisie elle-même consciemment dans le vécu d’acte concret) représente un autre direction pour des descriptions à effectuer d’une manière purement intuitive et adéquate, par opposition à celles des composantes réelles des actes, et que cette orientation, elle aussi, doit être appelée phénoménologique8. On notera toutefois que l’examen de l’intention de la conscience suit la ‘visibilité’ de son événement, qu’il y a donc une intuition de ce qu’est l’intention en son essence. Telle est la raison des perplexités de Husserl à l’égard de ses propres réflexions9. Rigal souligne les hésitations de Husserl : la distinction radicale entre l’intention eidétique et l’intuition objective n’est pas possible ; il nous faut 8 Cité par E. RIGAL, « Les deux paradigmes husserliens », 39. On pourra lire à ce propos de R. INGARDEN, Husserl. La controverse idéalisme-réalisme, Paris, Vrin (Textes et commentaires), 2001. Husserl lui-même écrira dans l’« Avant-propos » à E. FINK, De la phénoménologie, Paris, Éditions de Minuit (Argument), 1974 : « les indéniables imperfections de mes présentations (quasi inévitables lors de la première percée de pensées nouvelles) sont complices des mécompréhensions et des présuppositions du point de vue qui, qu’il ne soit conscient ou non, conduisent la critique » (13-14). Signalons l’importance du vocabulaire de Husserl qui distingue l’‘objectité’ (l’horizon formel du mouvement intentionnel) et l’‘objectivité’ (ce qui, en soi, est ‘transcendant’ en sa singularité). 9 --------------------------------Paul GILBERT, « Michel Henry et l’immanence » – 3 distinguer plus réellement entre deux formes aussi bien d’intentionnalité que d’intuition puisque l’intuition suit l’orientation d’une intention et que l’intention poursuit une intuition. Le ‘réalisme’ de l’une accompagne l’idéalisme de l’autre et réciproquement. Leurs relations ne sont donc pas facilement articulées. Le § 80 des Idées I s’attache à distinguer plus qu’à nouer l’aspect purement subjectif du monde du vécu et […] le statut […] du vécu qui pour ainsi dire se détourne du moi […]. Il faut distinguer dans les vécus une face orientée subjectivement […] et une face orientée objectivement […]. Une partie des recherches pourrait donc être orientée dans le sens de la pure subjectivité, l’autre dans le sens des facteurs qui se rattachent à la ‘constitution’ de l’objectivité pour la subjectivité10. Husserl semble cependant, dans cette pensée, déterminé encore par une conception ‘chosiste’, ‘objectiviste’, de ce qui est en soi, transcendant. Cela étant, Rigal se demande si l’apport nouveau de 1913 constitue ou non une véritable changement de paradigme de la part de Husserl. Il semble clair en effet que, en réalité, Husserl interprète la « refonte du concept d’immanence […] par la mise en place d’une configuration bi-partite de l’immanence »11 où se rejoignent les contenus immanents (eidétique) et les contenus intentionnels (intentionnalité au sens strict). Cette refonte, selon Rigal, ouvre un espace pour une « transcendance pure et simple »12 – mais c’est précisément ce dont Husserl va tenter par la suite de libérer sa réflexion. Il y a en effet une intuition de l’esprit à l’égard de ses propres opérations – en cela, l’intuition épouse l’intentionnalité, ou en fait voir le dynamisme et l’orientation, et cette intuition va précisément prendre le dessus sur l’intuition ‘réaliste’ des objets transcendants. Dans ses Méditations cartésiennes, de 1929, Husserl semble avoir tranché dans ses ambiguïtés. Il y affirme en effet que « la phénoménologie est ipso facto idéalisme transcendantal, bien qu’en un sens essentiellement nouveau »13. En quoi y a-t-il là un sens ‘nouveau’ de l’idéalisme ? Selon Lavigne, ce sens nouveau, qui se pointe dès avant 1913, « ne laisse pas ouvert, lui, “la possibilité d’un monde de choses-en-soi”, fût-ce à titre de concept problématique ou d’idéal régulateur, mais qu’il l’abolit totalement, en résorbant intégralement toute dimension ontologique d’un ‘en-soi’ à l’intérieur du champ de la vie intentionnelle, entièrement référée à l’ego »14. 10 Ed. HUSSERL, Idées directrices, 271. E. RIGAL, « Les deux paradigmes husserliens », 61. 12 Ibid. 13 Ed. HUSSERL, Méditations cartésiennes, § 41. 14 J.-Fr. LAVIGNE, Husserl et la naissance de la phénoménologie, 21. Dans la conclusion de son ouvrage, l’auteur écrit de même : « C’est l’office de la théorie husserlienne de l’intentionnalité noématique, qui s’élabore de 1908 à 1912, que de mettre en œuvre une 11 --------------------------------Paul GILBERT, « Michel Henry et l’immanence » – 4 N’est-ce toutefois pas en revenant à l’intuition tenue à l’écart par Husserl dans ses derniers textes en raison de son idéalisme phénoménologique transcendantal que Marion va élaborer son interprétation de l’acte phénoménologique ? Faut-il tenir pour rien l’originalité de l’intuition qui a été déclarée dans le titre du § 24 des Idées I « Le principe des principes » ? Husserl écrit en effet là que « toute intuition donatrice originaire est une source de droit pour la connaissance »15, évidemment dans « les limites dans lesquelles [ce qui se donne] se donne alors ». Par ‘limites’, faut-il entendre l’émergence de l’intentionnalité transcendantale, ou au contraire le réalisme nécessairement déterminé du ‘comment’ (le wie) de ce qui se donne16 ? L’intuition dont il s’agit ici appartient-elle à l’intention eidétique et à la conscience constituante comme une sorte d’intuition réflexive des catégories qui déterminent préalablement l’acte de la conscience, sans considération pour l’action réelle de ‘ce’ qui s’y donne’ ? Ou n’est-ce pas plutôt une intuition intérieure à l’intention, sans que pourtant rien ne s’y montre ni s’y voie tout en s’y donnant paradoxalement, ce qui a provoqué la grande reconnaissance d’Emmanuel Lévinas envers Husserl : « l’idée d’intentionnalité apparut comme une libération […]. L’intentionnalité apportait l’idée neuve d’une sortie de soi, événement primordial conditionnant tous les autres »17. Ce qui se donne à voir dans l’intentionnalité phénoménologique, c’est donc l’extase essentielle de l’esprit, mais une extase qui se révélera en réponse à un appel ou même à une imposition – Husserl va ainsi pousser Lévinas en direction de son « Essai sur l’extériorité »18, mais ce ne sera sans doute pas un Husserl conforme au dernier Husserl…19 Ricœur ne parlait-il pas avec raison authentique réduction ontologique, qui opère comme un déni de transcendance » (725), de cette transcendance qu’en 1907, dans la seconde de ses leçons de Göttingen, L’idée de la phénoménologie (Paris, PUF [Épimétée], 71997) Husserl qualifiait d’énigmatique. Paul Ricœur avait déjà souligné en 1953 ce choix de Husserl et sa « réduction sans retour de toute ontologie possible […] ; rien de plus dans l’être ou dans les êtres que ce qui apparaît à l’homme et par l’homme » (P. RICŒUR, À l’école de la phénoménologie, Paris, Vrin [Bibliothèque d’histoire de la philosophie], 1986, 144). 15 Ed. HUSSERL, Idées directrices, 78. 16 Voir le § 80 des Idées I : le moi pur « se prête à une multiplicité de descriptions importantes qui concernent précisément les manières particulières dont [wie] il est en chaque espèce ou mode du vécu le moi qui les vit » (271). 17 E. LÉVINAS, En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, Paris, Vrin (Bibliothèque d’histoire d la philosophie – poche), 32001, 201. 18 E. LÉVINAS, Totalité et infini. Cette inspiration n’empêche pas Lévinas de critiquer le rationalisme facilement reconnaissance dans la perspective épistémologique de Husserl ; on verra à ce propos sa thèse doctorale La théorie de l’intuition dans la phénoménologie de Husserl, Paris, Alcan (Bibliothèque de philosophie contemporaine), 1930. 19 Voir Fr.-D. SEBBAH, L’épreuve de la limite. Derrida, Henry, Lévinas et la phénoménologie, Paris, PUF (Collège international de philosophie), 2001. --------------------------------Paul GILBERT, « Michel Henry et l’immanence » – 5 des « hérésies de la phénoménologie »20, bien que celles-ci peuvent revendiquer quelque filiation envers le fondateur de la phénoménologie ? Husserl, qui a été attentif avant tout à l’immanence de la conscience et de ses ‘objets’, n’a-t-il jamais délaissé quelques restes ? Son accentuation sur l’idéalisme phénoménologique transcendantal, sur lequel il a choisi de concentrer progressivement ses réflexions, doit-il être tenu pour exclusif ? Michel Henry Si les hérésies phénoménologiques consistent à sortir de l’immanence, les thèse de Michel Henry, qui insistent au contraire sur celles-ci, seraient tout à fait ‘orthodoxes’. Et pourtant, les mises en question de la phénoménologie de la part de notre philosophe sont nombreuses. Elles touchent cependant essentiellement le thème de l’intentionnalité et de sa forme extatique que terminerait l’intuition objective21. L’article « Quatre principes de la phénoménologie », écrit pour un numéro spécial de la Revue de métaphysique et de morale dédié à Réduction et donation de Jean-Luc Marion22, soumet à la question trois principes de la phénoménologie classique (« autant d’apparence, autant d’être », « l’intuition donatrice originaire », « droit aux choses-mêmes », ainsi que le principe élaboré par Marion, « d’autant plus de réduction, d’autant plus de donation ». À propos du premier principe, Henry souligne l’identité qui y est supposée de l’apparaître à l’être : pour être, il faut apparaître. « C’est parce que l’apparaître déploie son règne que l’être déploie aussi le sien, parce qu’ils sont un seul et même règne, une seule et même essence »23 ; l’apparaître fonde l’être, et ce serait un contresens que de s’interroger sur le sens de l’être pour lui-même ; la phénoménologie absorbe en effet l’ontologie. Le second principe est critiqué selon la même compréhension, en se mettant cependant au point de vue de l’intuition : Henry évoque là Descartes et son doute hyperbolique qui porte sur toute évidence et toute intuition, qui écarte donc tout ce qui apparaît en tant qu’il apparaît, mais qui s’épuise devant l’ultime évidence du cogito que l’on saisit en son acte d’apparaître en personne. Voir P. RICŒUR, À l’école de la phénoménologie, Paris, Vrin (Bibliothèque d’histoire de la philosophie), 1986, 9. Voir aussi J. GREISCH, Le cogito herméneutique. L’herméneutique philosophique et l’héritage cartésien, Paris, Vrin (Bibliothèque d’histoire de la philosophie), 2000, 15. 21 « Dès les premières lignes de L’essence de la manifestation, la phénoménologie de Michel Henry se présente comme une critique du ‘principe des principes’ de la phénoménologie husserlienne, l’intuition » (S. LAOUREUX, L’immanence à la limite. Recherches sur la phénoménologie de Michel Henry, Paris, Éditions du Cerf [Passages], 2005, 23). 22 M. HENRY, « Quatre principes de la phénoménologie » dans Revue de métaphysique et de morale 96 (1991) 3-26 ; J.-L. MARION, Réduction et donation. Recherches sur Husserl, Heidegger et la phénoménologie, Paris, PUF (Épiméthée), 1989. 23 M. HENRY, « Quatre principes de la phénoménologie », 4. 20 --------------------------------Paul GILBERT, « Michel Henry et l’immanence » – 6 « L’être que nous sommes et auquel se réduit tout être […] tient le pouvoir d’être de l’apparaître et du seul pouvoir de celui-ci d’apparaître »24. Le troisième principe, qui considère l’intention et son horizon ‘objectal’, est alors proposé en contredisant les deux principes antérieurs, puisqu’il s’agit maintenant de ce à quoi nous avons accès, de ce qui est transcendant ou considéré comme tel. « Il y a en quelque sorte des Sachen, des choses en soi auxquelles nous devons nous efforcer d’atteindre, et cela en suivant un certain chemin »25 ; or ce chemin est déterminé par la chose en soi, et non pas par son apparaître ; d’où l’aporie : « car que pouvons-nous bien savoir de la nature de la chose et de la façon dont elle détermine les moyens d’y avoir accès, à moins que cette chose et ce que nous appelons sa nature ne se soient d’ores et déjà découverts à nous, dans leur apparaître et grâce à lui »26 ? De cette absorption finale de l’apparaître dans l’être, de la défiance conséquente envers l’apparaissant, suit que « la phénoménologie toute entière […] perd ses marques et part à la dérive »27. Le principe élaboré par Marion ne semble pas pouvoir échapper davantage à cette même critique, à sa précompréhension non-réfléchie du report de l’apparaissant à l’être. L’article de la Revue de métaphysique et de morale situe dans la forme de l’intentionnalité l’origine de cette destruction de la phénoménologie par ellemême, de sa soumission aux positions classiques du dualisme qui a constamment détourné la philosophie occidentale de la pensée la plus droite et la plus radicale. L’intuition, qui remplit en effet le mouvement intentionnel extatique selon l’orthodoxie husserlienne, l’achève en quelque sorte tout en lui donnant en même temps son sens, en rendant compte du ‘pourquoi’ de son mouvement28. Mais le rapport de l’intuition à l’intentionnalité est circulaire. Si l’intuition achève l’intentionnalité en la comblant, c’est celle-ci qui détermine le mode d’apparaître de ce qui vient ‘remplir’ l’intuition – ce qui porte à la contradiction bien plus qu’à une paisible circularité. « Certes, c’est l’intentionnalité remplie que qualifie stricto sensu le concept d’intuition mais c’est à l’intentionnalité en tant que telle que l’intuition doit son pouvoir de mettre en phénoménalité, d’instituer dans la condition de phénomène »29. Quant au privilège accordé à l’intuition, la phénoménologie perd sa signification propre, le sens de son attention exclusive à l’apparaître de l’apparaissant. Par ailleurs, toute connaissance, y compris phénoménologique, est limitée ; la prétention du remplissement par intuition de l’intention 24 Ibid., 5. Ibid., 6. 26 Ibid., 6-7. 27 Ibid., 9. 28 Tout comme, selon Aristote, la fin est la raison de l’energeia et de la dunamis dont elle procède. 29 Ibid., 11. 25 --------------------------------Paul GILBERT, « Michel Henry et l’immanence » – 7 provoque l’effondrement du sens de l’intention vers l’objectité et de la phénoménalité dans ce qui les contredit. Mais plus encore, car « c’est notre vie qui est mise de côté, oubliée et perdue si l’essence de la vie n’est autre que celle de la phénoménalité originelle et si de cette Archi-Révélation la phénoménalité, qui puise sa substance dans la lumière extatique d’un monde et dans sa transcendance, se trouve dans le principe exclue »30. La même question posée à la phénoménologie revient cinq ans plus tard dans un article de 1996, « Phénoménologie non-intentionnelle. Une tâche pour la phénoménologie à venir »31. Le problème ne concerne pas seulement la phénoménologie, mais la disposition générale, habituelle, de la philosophie elle-même. L’article de 1991, l’avait déjà souligné : la clôture de l’intention dans l’intuition n’empêchait nullement l’indétermination de la vie intentionnelle en raison de l’anonymat de la ‘chose’ en l’être, d’autant plus que l’intuition doit aller au-delà de l’apparaissant. Ce qui constitue la phénoménologie la plus authentique et radicale, c’est au contraire l’apparaître comme tel. Or l’apparaître ne peut pas être mesuré en son origine par les dispositions intentionnelles de l’esprit. Après avoir critiqué l’intuition, Henry en vient donc à critiquer l’intention. L’étude de l’apparaissant en tant qu’il apparaît doit précéder par principe tout engagement méthodiquement organisé. Husserl était trop préoccupé par la rigueur de sa méthode, et c’est cela qui l’a poussé à réduire l’être à l’apparaître puis à les dissocier dans le troisième principe, celui de l’intentionnalité. La science phénoménologique ne s’impose pas a priori à l’apparaissant qui, au contraire, advient en mesurant la méthode qui tente d’en articuler le sens. L’apparaître rend possible la phénoménologie, et non le contraire. Quel est cet apparaître ? Husserl l’a souligné de nombreuses fois : il s’agit des « objets dans le Comment »,32 c’est-à-dire du « Comment de la donation », du mode de leur apparaître. Mais nous ne pouvons pas nous contenter de cette considération comme si nous allions pouvoir envisager ce ‘comment’ à la manière d’un objet à analyser méthodiquement. Ce qui a manqué à Husserl, c’est d’avoir aperçu que le « Comment de sa donation », l’apparaître, « ne peut donner la chose qui apparaît en lui que s’il apparaît luimême en tant que tel »33. Cette critique d’Henry est cependant sans doute exagérée. Husserl sait qu’il a l’intuition de l’intuition, que l’apparaissant est lui aussi ‘objet’ d’intuition en tant qu’apparaissant sensé en son ‘Comment’. Le 30 Ibid. M. HENRY, « Phénoménologie non-intentionnelle : une tâche de la phénoménologie à venir », dans D. JANICAUD (éd.), L’intentionnalité en question, entre phénoménologie et science cognitive, Paris, Vrin (Problèmes et controverses), 1995, 383-397. 32 Ibid., 385, citant Ed. HUSSERL, Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, Paris, PUF (Epiméthée), 1964, 157. 33 Ibid., 385. 31 --------------------------------Paul GILBERT, « Michel Henry et l’immanence » – 8 chemin de Husserl l’a toutefois porté à s’éloigner du thème de l’intuition pour s’attacher à celui de l’intention et à lui confier la charge de la réflexion seconde, en s’installant dans le point de vue de la subjectivité transcendantale ; l’objectivité du ‘comment’ recueilli par l’intuition disparaît ainsi au profit de l’actualité de l’intention qui mesure l’apparaissant en acte. Chez Husserl, la réflexion seconde sur l’apparaître de l’apparaissant semble finalement négligée ; le philosophe morave s’attache de fait à l’étude des phénomènes de la connaissance, à son extase vers le passé et à sa rétention, à la ‘protension’ qui anticipe transcendentalement tout ce qui a été donné à la mémoire. Il y a là à chaque fois des intentionnalités auxquelles il devait ramener l’apparaître de toute donation, laquelle perd ainsi son sens d’origine spontanée. L’intelligence husserlienne de l’apparaître finit par être filtrée par une structure précompréhensive de la subjectivité intentionnelle qui détermine anticipativement la saisie de tout étant donné à partir de soi. Selon Henry, la phénoménologie, pour être droitement fidèle à son projet, devrait se concentrer sur « la possibilité interne ultime de la donation elle-même »34, c’est-à-dire sur l’acte d’apparaître de l’apparaissant, et non pas sur « le simple fait que l’étant apparaît »35. Ni l’intuition ni l’intention ne sont à l’origine en phénoménologie radicale. Le langage doit se faire ici très rigoureux. Il est par exemple, et surtout, impossible de parler de donation de l’étant car la compréhension de l’étant comme tel n’engage pas la compréhension de la donation ; l’étant est incapable « de donner cette donation à elle-même »36, de la fonder en sa simplicité. On devrait dire, en rigueur phénoménologique, que l’apparaître se donne en apparaissant, et parler donc d’auto-donation, reconnaître que l’« auto-apparaître apparaisse de par lui-même, de par et dans sa phénoménalité propre, sans rien demander au voir de l’intentionnalité ni à la visibilité d’un monde »37. Nous sommes maintenant au cœur de la réflexion d’Henry, qui appelle « vie » cette archirévélation, c’est-à-dire cette révélation de l’apparaître en son principe originaire. Par un processus de réduction, c’est-à-dire de recherche de ce qui résiste et reste après qu’on ait enlevé tout risque de contradiction et de superficialité, Henry remonte ainsi au principe originaire, qui vient avant tout apparaître séparé en sujet et objet, en idéal et réel, en intériorité et extériorité. Nous avons toutefois besoin d’une analogie d’expérience pour pouvoir en parler de manière intelligible. Le schème de cette origine pourrait sans doute se recevoir de la tradition, lorsque celle-ci parle par exemple d’actus essendi ou 34 M. HENRY, « Phénoménologie non-intentionnelle », 389. Ibid. 36 Ibid., 388. 37 Ibid., 392-393. 35 --------------------------------Paul GILBERT, « Michel Henry et l’immanence » – 9 de conatus. La réflexion d’Henry le porte cependant moins vers l’origine de l’énergie primordiale que sur son avènement en sa manifestation ; le schéma de l’archi-révélation, de la révélation sans autre origine que soi, sans aucune antériorité, Henry le trouve chez Descartes, là où celui-ci, loin de consacrer sa distinction de la res extensa et de la res cogitans, donne accès à ce qui les unit. L’art. 26 des Passions de l’âme est un texte-phare pour Henry. On le voit cité par ci et par là, chaque fois qu’il s’agit de faire percevoir jusqu’où peut aller la réduction phénoménologique radicale. Dans ce passage, Descartes met en évidence que si dans un rêve je suis pris par un moment de crainte, ce moment-là, je le vis réellement. Si, dans un rêve, « j’éprouve une frayeur, celleci, bien qu’il s’agisse d’un rêve, existe absolument telle que l’éprouve »38. Nous sommes là en présence d’une évidence plus que certaine, qui s’impose à nous, qui ne nous est pas étrangère, qui naît de notre propre identité affective et dans laquelle nous ne pouvons séparer ce qui nous effraie et nous-mêmes qui sommes effrayés. La médiation Notre exposé d’Henry a été évidemment jusqu’ici trop succinct. Il conduit cependant à affronter la question de la médiation, un problème qui a des résonnances théologiques. Il semblerait que, d’une certaine manière, les données qui donnent lieu à la réflexion sur la médiation soient très présents chez Henry, bien que sa façon d’en traiter – son dédain pour toute extériorité surtout39 – puisse en voiler la pertinence. Le problème de la médiation surgit habituellement de la reconnaissance à la fois de deux ou plusieurs éléments et de la nécessité de les unir ou au moins de les réconcilier car ils s’appellent les uns les autres de part leurs essences données a priori singulièrement, ou parce que leurs essences s’enrichissent par là de sens. Deux possibilités s’ouvrent alors pour orienter les analyses : soit partir de la multiplicité des éléments et mettre l’accent sur leurs traits communs dont on détermine ensuite les raisons, soit partir de l’idée que leur relation est donnée nécessairement a priori et montrer que la diversité des éléments en découle. Les procédures habituelles, très humaines, très aristotéliciennes aussi, partent de la reconnaissance de la multiplicité des éléments en présence et vont à la recherche de ce qui les unit, qui pourrait ainsi faire qu’ils n’entrent pas en conflit mais se composent les uns avec les autres en vue de constituer un genre commun. Ces procédures d’abstraction partent donc des multiples et se soumettent à une exigence autant éthique que 38 Ibid., 395. On sera édifié, de ce point de vue, à la lecture de M. HENRY, La barbarie, Paris, Grasset, 1987. 39 --------------------------------Paul GILBERT, « Michel Henry et l’immanence » – 10 transcendantale ; il s’agit de retrouver ce qui permet d’unir les multiples et différents en un système rationnel harmonieux. Mais cette procédure suppose qu’il soit possible d’établir une telle harmonie, que celle-ci soit même ce en quoi les multiples ont chacun un sens pour la vie (éthique) et la raison (transcendantal). Or comment les multiples pourraient-ils s’ouvrir à ce sens, si celui-ci ne les précédait pas en quelque manière, ne leur était pas donné a priori ? La médiation est un ‘plus’, possible sans doute pour les éléments, mais actualisé par aucun d’eux. Cela, la philosophie l’a constamment entendu en veillant à construire des systèmes de pures dialectiques ‘descendante’, dont les premiers exposés se rencontrent dès Platon ; le Parménide et le Sophiste, tout particulièrement, se fondent sur ce principe dialectique40. C’est parce que la médiation est donnée a priori que l’idée nous vient d’unir les éléments dont nous faisons l’expérience de la multiplicité et de la diversité, d’articuler leurs différences de sorte qu’ils ne soient plus indifférents les uns aux autres, mais sans pour autant qu’ils se confondent les uns avec les autres. On montre par là que les éléments ne sont pas susceptibles d’être mis ensemble de n’importe quelle manière, comme si chacun était absolument maître de soi et indépendants des autres et pouvait décider de lui-même comment s’attacher aux autres. Si les éléments étaient indépendants, nous pourrions d’ailleurs les décomposer à l’infini en suivant les indications de la seconde règle de la méthode cartésienne, et décomposer leurs sous-éléments ainsi mis au jour sans jamais aboutir à nouvelles synthèses sensées, en tournant même le dos à toute synthèse, comme si l’unité de l’élément d’origine n’avait aucune importance. Mais même les chemins de la techno-science deviennent alors absurdes. La médiation unificatrice s’impose a priori41. Naît cependant de là le risque de devoir ramener tous les éléments en une totalité générique, de les y réduire. Si la médiation doit être donnée a priori, l’unité propre à chaque élément pourra être surmontée et niée pour entrer dans le monde de la réalité ou de la médiation, laquelle ne se préoccupera donc pas de respecter la singularité radicale de chaque élément réellement en présence. La synthèse ou l’unité principielle de toute réalité est donnée a priori. Mais elle ne peut cependant pas être un élément de nouveau indépendant, compact, en soi, à l’enseigne de toute réalité, de tout ‘étant’ en lequel les différences seraient abolies. Elle unit les éléments sans les ramener ou les réduire en un ‘étant’ supérieur, en une ‘chose’ supérieure. La synthèse n’est Paul Ricœur a montré que, des cinq ‘grands genres’ du Sophiste, le dernier, l’altérité, est le plus fondamental car le plus commun ou universel (P. RICŒUR, Réflexion faite. Autobiographie intellectuelle, Paris, Éditions Esprit [Philosophie], 1995, 90). 41 Rappelons que, pour l’aristotélisme, l’‘un’ est l’unique transcendantal qui accompagne l’‘étant’ en tant qu’étant (voir la Métaphysique, IV, 2 [1004b1-1005a18]). 40 --------------------------------Paul GILBERT, « Michel Henry et l’immanence » – 11 pas un troisième terme qui absorberait ceux qu’elle médiatise et dont elle supprimerait en elle les caractéristiques individuelles. On comprend l’idée de ‘vie’ de cette façon. Celle-ci donne et se donne, sans jamais se perdre ni perdre de sa vigueur, sans s’éteindre en passant d’une génération à l’autre. Elle est réellement chacune des générations, ou plutôt chaque génération manifeste la ‘vie’, expose son énergie sans jamais l’épuiser. La vie n’est pas vraiment si elle ne se donne pas réellement à et en chaque génération. Il est alors intéressant de constater que Henry fait confluer la Vie et la génération du ‘Verbe’42. Il lit les Écritures en fonction de ses intuitions métaphysiques, les intuitions les plus profondes auxquelles accèdent les métaphysiciens les plus pointus. Les métaphysiciens peuvent ne pas craindre de méditer les Écritures, johanniques surtout. L’origine, a-t-on déjà rappelé ici, peut être dite actus essendi, et même ‘subsistante’, mais à la condition de distinguer avec l’Aquinate la subsistance et la substance43. L’origine est relation effective, en acte en tant qu’elle opère la relation, qu’elle met en relation. La relation théologique du Père et du Fils est ici éclairante. Les ambiguïtés de la pensée d’Henry se font toutefois voir ici. Je suis, moi, dans l’ordre des engendrés, fils dans et avec le Fils. Suis-je pour autant le Verbe ? « Car une fois écarté le risque de la séparation de l’individu et de la vie en recourant aux concepts d’engendrement, de filiation et de relation d’intériorité réciproque, la question qui se pose à ce stade est la suivante : suisje moi-même l’Archi-Fils co-engendré dans l’auto-engendrement de Dieu ? »44 On pourrait penser que l’idée d’engendrement et de relation suffise pour éviter le contraire de la séparation que serait la confusion. Audi va cependant dans une autre direction, notant que, pour sortir de la difficulté, Henry double son langage : « l’ipséité se dédouble en ‘soi’ et ‘Archi-Soi’, le processus d’engendrement donne lieu à la notion de ‘Fils’ et d’Archi-Fils’, l’intériorité réciproque renvoie à la fois au ‘Fils dans le Fils’ et à ‘l’Archi-Fils dans le Père’ »45. Mais n’y a-t-il pas là de purs jeux de mots, une vaine rhétorique ? Y 42 Selon P. AUDI, Michel Henry, Paris, Les Belles Lettres (Figures du savoir), 2006, la vie « est une pure venue en soi qui produit sa propre essence, c’est-à-dire qui engendre ce dans quoi et comme quoi elle advient ; mais parce que cette idée d’auto-génération de la Vie absolue doit prouver qu’elle ne résulte pas d’une vision spéculative de la réalité des choses, il faut […] que ce procès d’auto-génération révélé par les Écritures donne lieu à une certitude phénoménologique, que cet “auto-mouvement s’auto-éprouvant et ne cessant de s’éprouver dans son mouvement même” […] bénéficie d’une attestation sur le plan des phénomènes » (204-205 – la citation interne est de M. HENRY, C’est moi la vérité. Pour une phénoménologie du christianisme, Paris, Seuil, 1996, 74). On peut penser que l’art. 24 des Passions de l’âme de Descartes joue ici un rôle fondamental ; nous y reviendrons en fin de notre réflexion. 43 Voir THOMAS D’AQUIN, Somme de théologie, I, q. 30, a. 2, c. 44 P. AUDI, Michel Henry, 218-219. 45 Ibid., 220. --------------------------------Paul GILBERT, « Michel Henry et l’immanence » – 12 a-t-il une expérience, un phénomène qui puisse y trouver abri ? Les jeux de mots, gratuits, sans critères, ne vont-ils pas provoquer un débordement de l’imagination où la représentation prendra le dessus sur la pensée ? N’est-ce pas pour cette raison que le Christ va être conçu par Henry comme un « intermédiaire »46 plutôt que comme un médiateur ? On a pu dire que la philosophie d’Henry était gnostique47. C’est en effet une philosophie qui, si elle insiste sur la chair, semble ne pas honorer le corps48. Toute philosophie transcendantale, qui s’attache à méditer sur le principe d’unité donné a priori mais dont la lumière doit toujours être renouvelée ou rendue à l’attention de l’intelligence – et la philosophie d’Henry est éminemment transcendantale –, est tentée par la gnose, par les chemins platoniciens qui conduisent vers un monde où l’on peut se détourner de ce qui faisait précédemment problème, et ignorer la finitude, le corps, la mort. Comment donc cette manière transcendantale de philosophie pourrait-elle se ‘retourner’, faire une sorte de Kehre pour retrouver ce qu’elle avait initialement l’intention de fonder49 ? Aussi longtemps que ce ‘renversement’ n’aura pas eu lieu, la recherche philosophique du fondement demeurera vaine puisqu’elle abandonnera les réalités à fonder. Comment le Verbe de Vie, le Fils engendré, s’il est représenté comme un intermédiaire, pourrait-il être aussi un médiateur réel, et maintenir la distance entre Lui et les fils que nous sommes ? M. HENRY, C’est moi la vérité, 138 – même si l’auteur parlera, à la page suivante, d’un rapport « médié par le Christ » ? 47 P. CLAVIER, « Un tournant gnostique de la philosophie française ? À propos des Paroles du Christ de Michel Henry » dans la Revue thomiste 105 (2005) 305-314 : « En disqualifiant constamment la connaissance de Dieu à partir des choses créées, au profit d’une auto-révélation ou d’une auto-donation de la vie absolue, M. Henry semble s’installer dans une posture gnostique. On songe notamment à Marcion, qui développe l’Antithèse entre un Dieu créateur du monde matériel (Cosmocrator) et une divinité supérieure révélée dans l’Évangile, et peut-être plus précisément au Marcion relu par Schelling dans sa thèse de théologie de 1795 » (312). 48 Cf. Em. FALQUE, « Y a-t-il une chair sans corps » dans Ph. CAPELLE (éd.), Phénoménologie et christianisme chez Michel Henry. Les derniers écrits de Michel Henry en débat, Paris, Éditions du Cerf (Philosophie & théologie), 2004, 95-133. Les catégories utilisées ici sont fondamentales ; elles viennent d’Ed. HUSSERL, Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie phénoménologiques pures. Livre II. Recherches phénoménologiques pour la constitution, Paris, PUF (Épiméthée), 1982, et d’autres textes du même auteur. 49 G. DUFOUR-KOWALSKA, Michel Henry. Passion et magnificence de la vie, Paris, Beauchesne, 2003, note justement ceci : « Structure principielle du sujet transcendantal, la transcendance, incapable de se légitimer elle-même, renvoie à l’intérieur de soi à un fondement plus originel qu’elle présuppose sans cesse sans pouvoir le dévoiler elle-même […]. La transcendance n’est pas son propre fondement » (44). Elle suppose en effet l’immanence dont on entend la distinguer pour lui donner un sens. Il faut avouer cependant que, inversement, le terme ‘immanence’ a besoin du mot ‘transcendance’ pour être lui aussi sensé. 46 --------------------------------Paul GILBERT, « Michel Henry et l’immanence » – 13 L’idée de ‘vie’ est illustrée chez Henry grâce à l’article 26 des Passions de l’âme de Descartes. La vie se révèle par une manière d’auto-affection de l’esprit humain. C’est ainsi que l’immanence fondatrice se laisse reconnaître. « La révélation de soi à soi dans l’être de la subjectivité s’accomplit en deçà de toute visée en général, quel que soit le degré […] ; elle s’actualise comme une expérience interne et immédiate, laquelle ne saurait se réaliser que dans un acte d’auto-affection absolu. Cet acte mérite à l’affectivité et à son intériorité structurelle le titre de forme originaire et fondatrice de toute expérience possible »50. Notons cependant que la réalité de cette affection de soi par soi n’apparaît qu’au regard éveillé et capable d’intuition, à la conscience capable aussi de distinguer ce qui est de ce qui n’est pas, et de consentir à ce qui est, de s’y donner. L’affection de la crainte vécue dans le rêve ne demeure pas seulement une affection ; elle passe dans le savoir et la reconnaissance de l’éveillé. Cette reconnaissance peut être pensée toutefois intérieurement à une nouvelle affection, celle que la philosophie a depuis toujours reconnue au seuil de ses démarches, dans l’étonnement. La vie est étonnante. L’esprit se connaît en acte sans qu’il soit la raison de l’apparition de soi à soi. Pour Henry, la conscience est typiquement husserlienne, une conscience intentionnelle et objectivante. « Ce qui caractérise la philosophie de la conscience », écrit-il, « c’est qu’elle présuppose implicitement ou expose explicitement […] le concept d’être comme extériorité »51. Voilà pourquoi, dès la troisième de ses Méditations de philosophie première, Descartes délaisse la réflexion sur le cogito et s’attache au cogitatum pour donner force à une philosophie de la conscience. Mais ce progrès du discours cartésien est en même temps l’abandon de son fondement, l’oubli d’un cogito qui n’a pas été assumé en radicalité. Ne faut-il pas plutôt penser la pensée, y reconnaître vivace un penser en acte, s’étonner et s’émerveiller de ce qui peut alors être reconnu et assumé, une pensée qui se sait donnée à elle-même avant même qu’elle ne s’épanche et s’exprime, dans son acte même de penser ? La question est alors de savoir comment le ‘penser’ peut dire ce qui l’éveille à soi, ce qui est à l’origine du savoir qu’il a de ne pas être à l’origine de soi ou de son acte, et de s’auto-affecter de cette reconnaissance52. 50 51 Ibid., 45. M. HENRY, De la phénoménologie, t. 1, Phénoménologie de la vie, Paris, PUF (Épiméthée), 2003, 43. 52 Nous devrions reprendre ici, à la fin de notre parcours, les textes où Michel Henry s’inspire de Maître Eckhard, et cela dès son grand livre L’essence de la manifestation. Mais un article ne peut pas tout explorer… --------------------------------Paul GILBERT, « Michel Henry et l’immanence » – 14