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La philosophie de l'action : compagne clandestine?

2010, Blanchot et la philosophie

La philosophie de l’action, compagne clandestine ? Published in Blanchot et la philosophie, Ed. PUN, 2010, pp. 121-135 [ISBN 2840160552] Par David UHRIG Honorer l’intelligence Si Maurice Blanchot a bien fait des études de philosophie, sans doute brillantes, à l’université de Strasbourg dans les années vingt, c’est l’écriture journalistique qu’il a choisie dans les années trente comme mode d’expression privilégié. Ce choix n’est pas fortuit : il requiert tout le dynamisme intellectuel dont Blanchot n’a jamais manqué et il marque l’orientation profondément politique de sa pensée. Cependant, cette manière de s’engager n’avait rien d’exceptionnel à l’époque et, d’autre part, il n’était pas sans exemple puisqu’il répétait celui de Charles Maurras qui, au même âge environ (vers vingt-deux ou vingt-trois ans), avait abandonné la philosophie que pourtant il interrogeait jusque-là avec passion pour se vouer corps et âme à ce qui allait devenir son journal : l’Action française. Blanchot, d’ailleurs, n’hésite pas à recourir à l’emphase pour affirmer en 1937 : Maurras « est le seul dont on puisse dire qu’il a vraiment pensé »1. C’est que, pour Blanchot alors, Maurras reste l’incarnation d’une pensée effective : « celui-ci aurait pu se contenter de penser […] Mais il a de plus formulé sa pensée et il l’a formulée en lui donnant un caractère d’efficacité remarquable. Il l’a voulue telle qu’elle eût puissance d’agir, qu’elle rendît impossible ce qu’elle jugeait intolérable et qu’en compensation elle entraînât sa responsabilité non seulement intellectuelle, mais physique »2. Il y a semble-t-il une fascination toute machiavélienne pour l’efficacité de l’action dans le fait de considérer comme exemplaire ce qui paraît n’être qu’une réduction de la pensée à son aspect exclusivement pratique  réduction si péremptoire d’ailleurs qu’il est difficile de la considérer comme philosophique au premier abord. Certes, ce que Blanchot retient au premier chef, c’est bien la force plastique de la pensée de Maurras, la capacité qu’elle avait démontrée de contraindre non seulement ses mots mais, par leur biais, son corps. On aurait peut-être tort néanmoins de ne voir dans cette réflexion qu’une reconnaissance de l’intégrité intellectuelle d’un Maître engagé depuis quarante ans et de façon de plus en plus exclusive dans une pratique journalistique qui avait fait la gloire de son mouvement nationaliste. Depuis le début des années 30 en effet, alors même que Blanchot commençait sa carrière de journaliste, le contenu dynamique de la pensée maurrassienne avait perdu de son allant et il ne suffisait plus à contrebalancer l’évolution strictement conservatrice du mouvement qu’entraînait encore le journal L’Action française. Le maurrassisme en tant que tel appelait un renouvellement que Blanchot, comme ses partenaires Fabrègues, Maxence, Maulnier, s’employait à rendre possible, d’abord sous le patronage d’Henri Massis puis, en ce qui concerne Blanchot, loin de lui. Plutôt que de se couvrir les yeux devant le simple fait que Blanchot ait pu faire l’éloge de Maurras, relisons plus attentivement ce qu’il dit de lui : « celui-ci aurait pu se contenter de penser […] Mais il a de plus formulé sa pensée et il l’a formulée en lui donnant un caractère d’efficacité remarquable. Il l’a voulue telle qu’elle eût puissance d’agir, qu’elle rendît impossible ce qu’elle jugeait intolérable et qu’en compensation elle entraînât sa responsabilité non seulement intellectuelle, mais physique »3. Ce n’est pas le contenu de la pensée de Maurras qui intéresse Blanchot, mais le fait que cette pensée ait réussi à associer formulation BLANCHOT, Maurice, « Penser avec les mains, par Denis de Rougemont », L’Insurgé, n°3, 27 janvier 1937, p. 5. 2 Ibid. 3 Ibid., nous soulignons. 1 et efficacité et que, par suite, de cette association ait résulté une puissance d’agir. Ce que retient Blanchot, c’est la corrélation entre la formulation d’une pensée et son efficacité ; le contenu d’une pensée ne serait pas dissociable de sa puissance d’agir, c’est-à-dire, de sa capacité à mettre en avant certains possibles par la neutralisation de tous les autres. Par conséquent, c’est en termes d’emprise sur le réel qu’il faut entendre cette puissance d’agir de la pensée, emprise qui lui viendrait de sa capacité à mettre en scène les possibles, de façon à en estimer la valeur. La réflexion qui se fait jour ici est beaucoup plus solide qu’il n’y paraîtrait à première lecture. Etre sensible à « l’importance pour la pensée de se manifester et de n’être même jamais conçue qu’en vue d’un acte possible »4, cela peut certes signifier seulement que toute pensée doit tendre à un résultat (sous-entendu, dans le contexte du journalisme de Blanchot, un résultat politique), mais cela prend aussi un sens métaphysique si l’on élargit la perspective de lecture : souligner « l’importance pour la pensée de se manifester et de n’être même jamais conçue qu’en vue d’un acte possible »5, c’est donner à la pensée la tâche de préparer en amont « le passage de l’intention à l’exécution qui l’incarne » et c’est chercher à définir le point initial et focal de toute pensée. En fait, un tel projet pourrait s’entendre dans le sens d’une philosophie aussi opposée à l’action de Maurras que celle de son ancien ami Maurice Blondel qui, dès la version de 1893 de son ouvrage précisément intitulé L’Action, avait énoncé que toute pensée vise « l’initiative première de l’effort interne, soit que par nature tout doive se borner à cette opération spirituelle, soit que l’on envisage, dans l’œuvre même, la part toute subjective de l’agent »6. C’est que pour Blondel, aucune pensée ne saurait faire l’économie d’une remise en question de son mode d’expression ; céder au quotidien, c’était donc sacrifier le contenu de la pensée sur l’autel de l’urgence : « La nature profonde et durable de l’influence qu’exerce une œuvre, dépend [...] de la façon même dont en elle l’idée est unie à sa matière. [...] Dans ce composé même, par ce qu’il a d’obscur, subsistent des virtualités latentes que le temps fait peu à peu passer à l’acte ». Moins ce lien est étroit, moins « la vie s’y marque avec puissance et fécondité »7. Le débat suscité par la philosophie de Maurice Blondel, relancé par les publications successives de La Pensée en 1934 puis de L’Etre et les êtres en 1935, enfin d’une nouvelle version de L’Action en 1936 et 1937, n’avait sans doute pas laissé Blanchot indifférent, d’autant moins que ce débat permettait aux intellectuels de se repositionner vis-à-vis du néothomisme comme du maurrassisme. D’ailleurs, si l’on compare cette manière d’entendre la pensée avec celle qu’utilise Blanchot dans son texte de janvier 1937, on s’aperçoit sans mal qu’elle en suit parfaitement l’axe problématique, Blanchot formulant cette réflexion révélatrice : « Il n’y a pas de plus sûr moyen de déshonorer l’intelligence que de la considérer comme indifférente aux effets sensibles de ses opérations »8. Sans aller jusqu’à faire de Blanchot un blondélien, ce parallélisme doit au moins nous inviter à considérer plus avant les raisons philosophiques qui ont éloigné Blanchot du journalisme pour le rapprocher de l’écriture littéraire. Dans un premier temps, très volontairement et très consciemment, Blanchot avait luimême choisi de consacrer toutes les ressources de sa pensée au journalisme politique (quand nous disons toutes les ressources de sa pensée, nous voulons dire, bien sûr, ses ressources intellectuelles d’alors car, au tournant des années 30, philosophiquement du moins, il n’y a 4 Ibid., nous soulignons. Ibid., nous soulignons. 6 BLONDEL, Maurice, L’Action (1893), Paris, PUF, « Quadrige », 1993, p. 116. 7 Ibid., p. 236. 8 BLANCHOT, Maurice, « Penser avec les mains, par Denis de Rougemont », L’Insurgé, op. cit., p. 5, nous soulignons. 5 guère trace d’une pensée personnelle de Blanchot, et littérairement, Blanchot, comme il en a témoigné lui-même, se débattait avec un projet de roman très complexe et encore bien loin d’avoir trouvé, précisément, une forme satisfaisante). Soumise à la tyrannie de la copie mais plus encore à l’épreuve des faits, l’intention initialement engagée (Blanchot la voulait « spirituelle »9) s’est ainsi peu à peu délitée dans le journalisme, jusqu’à ne plus apparaître que très brutalement dans l’expression obsessionnelle d’une révolte haineuse. Or, si l’intention initiale de Blanchot s’est finalement abîmée dans un journalisme de plus en plus agressif, ce n’est pas en raison de la mauvaise qualité des journaux où il a d’abord d’écrit : La Revue universelle de Massis avait une notoriété certaine, Le Journal des débats était une institution et si le Rempart était une nouveauté, il offrait des gages de sérieux puisque son directeur, Paul Lévy (lui-même journaliste), venait de L’Intransigeant, l’un des journaux les plus modernes pour l’époque10 et avait voulu donner à son propre journal toutes les conditions de la réussite, jusqu’à y investir la quasi totalité de sa fortune personnelle11. Par suite, pour comprendre les raisons qui ont poussé Blanchot à interrompre ses activités de journaliste, il faut invoquer des raisons directement liées à l’approfondissement de son engagement politique, lorsque celui-ci, en partie à cause de sa virulence, n’a plus trouvé aucun débouché dans la presse : Blanchot a d’abord choisi les lieux les plus appropriés à son ambition de journaliste, mais il n’a pas hésité à sacrifier sur l’autel de son activisme politique une carrière bien commencée, ce dont témoigne la fin prématurée de L’Insurgé, privé de ses ressources par un mécène inquiet des démêlés de ses rédacteurs avec la justice. Ainsi, Blanchot a cherché à se libérer du journalisme, non pour renoncer à ses objectifs politiques premiers, mais pour mieux construire, à travers une interprétation critique des textes littéraires, une mise en perspective philosophique de l’action qu’il n’a jamais cessé de poursuivre. S’il nous a paru utile de mentionner le plein épanouissement de la philosophie de Blondel à la même époque, c’est qu’elle ne se contentait pas d’une mise en garde contre l’activité journalistique, en tant que telle condamnée à rester superficielle et éphémère : cette philosophie prenait plus radicalement le contre-pied de toute activité tendant à réduire les différences de forme à l’ineffectivité d’un contenu encore ignorant de soi. Pour Blondel, les différences formelles auraient par elles-mêmes une effectivité apte empêcher tout processus d’interprétation de se perdre, malgré elles, dans quelque au-delà de la représentation : la matière (à l’occasion textuelle) ne serait pas seulement une condition pour la pensée, sa contradiction infiniment actuelle, elle serait aussi la marque de son irréductible incomplétude. Aussi la philosophie de Blondel nous permet-elle du moins de radicaliser notre questionnement du sens philosophique de l’évolution de Blanchot vers l’écriture littéraire en Les principes révolutionnaires de la réflexion politique de Blanchot sont construits à partir d’une exigence qu’il faut même dire spiritualiste : « La révolution doit, pour ne pas s’annuler, rester avant tout spirituelle ». Elle doit avoir pour fin « un monde où l’homme est rendu à lui-même ». BLANCHOT, Maurice, « Le marxisme contre la révolution », Revue française, n° 4, 25 avril 1933, pp. 506-517. 10 « En s’installant rue Réaumur en 1924, l’Intransigeant disposera de trois positions téléphoniques manuelles et de 26 lignes de téléphone. Le standard représente déjà un matériel de communication très évolué. Les résultats des courses et les cours de bourse seront assurés par deux « téléprinters » sommaires. Les pigeons voyageurs de 1906 ont définitivement disparu. L’équipement des centres d’écoute radio fait partie de la servitude d’un journal moderne. Dès 1929, la radio va permettre de téléphoner au-delà des mers. » Histoire générale de la presse française, 3, De 1871 à 1940, publiée sous la direction de Claude BELLANGER, Jacques GODECHOT, Pierre GUIRAL et Fernand TERROU, Paris, PUF, 1972, p. 122. 11 Le 22 mars 1934, Paul Lévy déclare en effet dans le dernier numéro de la formule quotidienne d’Aujourd’hui : « Le signataire de ces lignes a sacrifié tout ce qu’il possédait, tout ce qu’il avait gagné en seize années d’un labeur acharné, dans des hebdomadaires qui ont brillamment réussi. Il a perdu dans l’entreprise du Rempart et d’Aujourd’hui trois millions sept cent mille francs ». Suivent les signatures des rédacteurs du Rempart et d’Aujourd’hui (dont celle de Maurice Blanchot), lesquels déclarent « qu’ils ont toujours joui, dans ces journaux, d’une liberté totale d’expression de leur pensée, liberté trop souvent méconnue ailleurs ». 9 1937. La forme même du journalisme était-elle seulement compatible avec l’intention de Blanchot qu’il voulait « spirituelle » ? Et quand bien même, l’influence grandissante de la communication de masse n’éloignait-elle pas du journalisme tout approfondissement réflexif, fût-il politique, puisque l’écriture y prenait un tour toujours plus polémique ? La survalorisation de soi Que Blanchot se réfère à Maurras dans l’article précédemment cité ou dans celui qu’il lui consacre entièrement en juillet 193712 n’est en soi guère surprenant : on ne saurait imaginer l’immense célébrité de Maurras avant la guerre, ni d’ailleurs le poids de ses opinions dans les débats politiques. Ce qui est plus intéressant dans un tel contexte, c’est que Blanchot ne retient de Maurras que des œuvres écrites à une époque antérieure à son succès de polémiste, lequel tendait de plus en plus à effacer une œuvre littéraire précoce et riche au profit exclusif de ses talents journalistiques. On ne saurait trop insister sur ce point : l’article élogieux que Blanchot consacre à Maurras en juillet 1937 décrit une œuvre de jeunesse encore prometteuse, mais surtout inaccomplie, par suite irréductible à aucun de ses termes. Par là, Blanchot remet avant tout en question la frilosité interprétative qui tend à clore la lecture de Maurras sur un dogmatisme étriqué. En soi, ce travail de réinterprétation n’était pas une singularité : il était l’ambition même d’intellectuels comme Massis avec lesquels Blanchot avait d’abord travaillé. En 1927, pour Massis et les proches de la Revue universelle, « le seul défaut des thèses de Maurras est d’être « incomplètes » et ils ne doutent pas de leur capacité à les emplir de ce qu’eux-mêmes appellent un « contenu de droit » »13. Mais les choses ont bien changé dix années plus tard ; certes, le maurrassisme que Blanchot s’était d’abord choisi était fortement lié au renouveau thomiste désiré par Massis : c’était l’impulsion même que Massis entendait donner à La Revue universelle lors de sa création en 1920 et Blanchot a donné à cette revue, puis aux différentes revues de Jean de Fabrègues (Revue du Siècle, Revue du XXe siècle), lui-même à « l’avant-garde » d’une renaissance « thomiste », une bonne dizaine d’articles. Seulement, après avoir tenté de donner un accent plus politique au discours catholique de ces revues, après avoir espéré dans le rapprochement de Maxence et de Fabrègues14 au nom de la commune admiration de Réaction pour Bernanos15, Blanchot n’a pu que prendre acte de l’irréductibilité du clivage entre catholicisme thomiste et conservatisme maurrassien16. Aussi les analyses de Blanchot ne concernent-elles pas Maurras lui-même, elles cherchent plutôt à atteindre à travers lui le modèle d’engagement que le courant maurrassien avait fini par faire de son personnage. Si certains disciples de Maurras voulaient faire de son emprisonnement de l’été 1937 une BLANCHOT, Maurice, « Les Vergers sur la mer, par Charles Maurras », L’Insurgé, n° 29, 28 juillet 1937, p. 5. KESSLER, Nicolas, Histoire politique de la jeune droite, 1929-1942 : une révolution conservatrice à la française, Paris, L’Harmattan, 2001, p. 44 ; l’auteur cite E. GALLAS, Cahiers de le Nouvelle Journée, n°10, 1927, pp. 91-104. 14 Blanchot ne dissimule pas sa sympathie pour la revue de Fabrègues : « Les idées qui y sont exprimées, écrit-il, me sont chères, comme à vous, et surtout ce mouvement franc, sans faux détours, où l’on reconnaît d’abord le souci de l’essentiel. » (Lettre de Maurice Blanchot à Jean de Fabrègues, 17 juillet 1931). Quelques mois plus tard, une autre lettre vient confirmer son soutien au projet d’une fusion entre les revues de Maxence et de Fabrègues : « Je serais très heureux de savoir où en sont les Cahiers-Réaction et ce que je pourrais faire pour vous aider. Je forme pour eux les vœux les plus vifs ». (Lettre de Maurice Blanchot à Jean de Fabrègues, 7 janvier 1932). Ces deux lettres sont citées in KESSLER, Nicolas, Histoire politique de la jeune droite, 19291942 : une révolution conservatrice à la française, op. cit., p. 193. 15 Ibid., pp. 190-191. 16 S’il faut accepter l’idée, évoquée par Blanchot lui-même, que les premiers brouillons de ce qui deviendra Thomas l’obscur datent de 1932, on pourrait avancer que c’est précisément l’impossible conciliation entre deux conceptions, théologique (le néothomisme) et politique (le maurrassisme), qui aurait ainsi décidé d’un projet littéraire initial encore incertain : après tout, Thomas n’est-il pas entraîné loin du rivage par « une vague plus forte que les autres l’ayant touché » ? 12 13 nouvelle occasion de culte patriotique rendu à ses vertus, Blanchot refusait pour sa part de céder à cette tentation idolâtrique consistant à idéaliser l’enseignement de Maurras ou à imiter son engagement singulier. Dans la semaine qui suit l’arrestation de Maurras et malgré l’estime dans laquelle il tient son œuvre, Blanchot entame sa chronique littéraire à L’Insurgé par une dénonciation de toute survalorisation héroïque de soi : On n’a jamais publié un aussi grand nombre et sous des formes plus diverses qu’aujourd’hui ces sortes de Mémoires de l’esprit. A mi-chemin entre le roman et l’essai, un récit personnel fonde un univers où les événements aboutissent à des cogitations pathétiques. Chaque auteur ressaisit sa destinée et sa vie au fil d’or de sa pensée. Chacun se donne comme un objet de cruelles méditations sa propre existence dont il ne se souvient que pour la comprendre et peut-être l’abolir dans une idée. Entre ses aventures singulières et celles de toute une époque on jette la passerelle d’analogies incontestables. On se pense comme un héros impersonnel. On s’avance 17 en exaltant sa propre tragédie jusqu’à un drame général où celle-ci ne paraît que peu de chose. La survalorisation de soi est une impasse parce qu’elle empêche un véritable rapport de l’individu avec le monde en idéalisant une forme impersonnelle de soi-même, ce qui l’empêche d’établir un lien véritable, c’est-à-dire perfectible, avec le monde. Blanchot y insiste, un auteur se trompe s’il croit pouvoir saisir, par un simple retour réflexif, « sa destinée et sa vie », tout simplement parce que, « au fil d’or de sa pensée », son existence devient « comme un objet » ; ce qui se perd alors, neutralisé par de prétendues « analogies incontestables », c’est le contenu de ce questionnement sur l’existence puisqu’il tend au mieux à la « comprendre » et au pire à « l’abolir dans une idée ». En filigrane se détache la défense d’un autre type de questionnement qui, d’une part ne se résoudrait pas en une compréhension, d’autre part ne se perdrait pas pour autant dans une forme d’idéalisme, deux limites entre lesquelles Blanchot entend définir son propre questionnement. Blanchot cherche manifestement à échapper à l’un des principaux reproches qui étaient adressés en France à l’intellectualisme : l’idolâtrie. Développée par Maurice Blondel (encore lui) en 1893, cette critique persistait depuis à viser tout acte de pensée qui plaçait secrètement le sujet théorétique au centre et au fondement du questionnement philosophique : « Et, puisque c’est le secret impénétrable de sa conscience individuelle qu’il adore ainsi, l’homme est amené, par le progrès même de sa réflexion, à concevoir cet objet mystérieux sur le type de son humanité ; mais d’une humanité telle qu’elle ne peut être réalisée en lui, et qui reste la permanente et mobile avance de son idéal sur son développement réel »18. Paradoxalement peut-être, cette prévention vis-à-vis de l’intellectualisme incluait, avec la publication en 1935 de L’Etre et les êtres, la posture philosophique de Heidegger, comme on le voit encore à ces questions que Levinas pose en 1949 à ce que l’on appelle depuis la “première philosophie”19 de Heidegger : C’est en termes de compréhension  de ses échecs et de ses succès  que Heidegger décrit finalement l’existence. La relation d’un existant avec l’être est pour lui ontologie  compréhension de l’être. Et par là il rejoint la philosophie classique. […] Mais le rapport de l’homme avec l’être est-il uniquement ontologie ? 20 Compréhension ou compréhension inextricablement mêlée à l’incompréhension [...] ? BLANCHOT, Maurice, « L’Ecole du Renégat, par Jean Fontenoy », L’Insurgé, n° 30, 4 août 1937, p. 5. BLONDEL, Maurice, L’Action (1893), op. cit., p. 308. 19 En 1967, en avertissement à la deuxième édition de En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, paru initialement en 1949, Levinas écrit : « Même les pages qui y concernent Heidegger, relatives à Sein und Zeit  et où rien de la dernière philosophie de Heidegger n’est encore pris en considération  ont été laissées sans changement » ; LEVINAS, Emmanuel, En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, Paris, Ed. Vrin, 1967, p. 6. 20 LEVINAS, Emmanuel, « De la description à l’existence », in En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, op. cit., p. 106. 17 18 Pour sa part, Blanchot semble à la recherche d’une métaphysique qui prendrait du recul vis-à-vis de la philosophie allemande de l’époque, en particulier celle de Heidegger. Au début de l’année 1937 en effet, dans ce même article où Blanchot soulignait, en prenant exemple sur Maurras, « l’importance pour la pensée de se manifester et de n’être même jamais conçue qu’en vue d’un acte possible »21, Blanchot adressait à Denis de Rougemont, auteur protestant directement influencé par les différentes philosophies d’inspiration chrétienne (de Nicolas Berdiaev à Karl Barth), le reproche de ne pas s’être suffisamment interrogé sur la philosophie qui sous-tendait ses assertions et, conséquemment, de s’être laissé influencer par la philosophie heideggérienne autant que par une pensée dont il juge « dangereuses » les « confusions », à savoir le personnalisme : Celle [la philosophie] de Penser avec les mains, bien que consciente  et parfois assez fièrement  d’elle-même, n’est pas assez manifeste pour consolider l’adhésion que nous pouvons donner à ses autres pensées. Elle se montre trop ou trop peu. Elle paraît quelquefois alimentée par les produits de rebut de la philosophie allemande, en particulier celle de Heidegger, et les dangereuses confusions des penseurs acrobates de la revue Esprit. On est surpris qu’un esprit comme M. de Rougemont puisse être moins exigeant et moins rigoureux pour ce qui soutient sa pensée que pour sa pensée même. De l’éternellement actuel au réel Blanchot se juge manifestement à l’abri de la critique qu’il formule à l’encontre de Rougemont, ce dont on peut rendre raison : la philosophie de Blanchot, même si elle apparaît encore fort peu dans son article de janvier 1937, se laisse déjà deviner comme une métaphysique de l’action qui déborde largement le seul cadre de la critique littéraire où elle s’exprime. Blanchot va la préciser au cours des mois qui suivent, ses textes de critique littéraire s’attachant en effet à interroger les rapports des personnages à leurs actes, et le rapport de ces mêmes actes aux auteurs qui les ont conçus. A propos de l’écrivain belge Hubert Chatelion, Blanchot publie le 7 avril 1937 un article où il considère le roman comme un terrain d’expérimentation qui permet non seulement de mettre à l’épreuve, à travers les personnages, le devenir fictif de certains possibles mais encore, à travers lui, de donner à l’intention qui les produit la faculté de s’extérioriser : Ce qui se passe dans le cœur et l’esprit de ses héros, M. Chatelion ne le décrit pas, il le traduit, il le projette dans le monde extérieur, il en suit avec anxiété les réactions et l’activité efficace. Chaque sentiment se construit une petite scène concrète où il s’éprouve en affrontant les choses et où il découvre s’il est valide. L’univers est pendant quelques instants tenu en haleine par un état d’âme qui s’exprime en une série d’actions 22 pour montrer son sens véritable. Le suspens que permet la fiction littéraire est l’occasion de révéler, par la mise en perspective d’une « série d’actions », la teneur de ce qui n’est d’abord qu’un simple « état d’âme » ; l’œuvre ouvre une parenthèse temporelle dont le propre est de « traduire » en un langage qui lui donne son efficacité une intention qui se découvre par elle. Le 5 mai 1937, Blanchot critique un essentiel défaut d’un roman de Drieu la Rochelle, Rêveuse bourgeoisie : Ils [ses personnages] ne tentent pas de s’engendrer dans cette existence qu’ils reçoivent. Leur psychologie est ce qu’il y a de plus mince. Une idée, un désir, une image se disputent leur esprit et le déterminent sans mystère. Ils succombent tout de suite à ce qu’ils pensent. Et ils détachent leurs actions d’eux23 mêmes comme si leurs actions s’accomplissaient en dehors d’eux. BLANCHOT, Maurice, « Penser avec les mains, par Denis de Rougemont », L’Insurgé, n°3, 27 janvier 1937, p. 5. 22 BLANCHOT, Maurice, « Maldagne, par Hubert Chatelion », L’Insurgé, n°13, 7 avril 1937, p. 5. 23 BLANCHOT, Maurice, « Rêveuse bourgeoisie, par Drieu la Rochelle », L’Insurgé, n°17, 5 mai 1937, p. 5. 21 Fait essentiel, les personnages ont la tâche de « s’engendrer » : l’auteur est censé disparaître au cœur d’un processus poétique où toute « image » (« désir » ou « idée ») est appelée à se transmuer en existence. Par suite, les personnages sont soumis à un principe d’indétermination qui seul permet à leurs actions d’accomplir le contenu de l’intention qui les portent, ce que Blanchot nomme « leur psychologie ». Ces actions s’accomplissent « en dehors d’eux » lorsque l’auteur n’a pas risqué, à travers eux, son intention initiale ; la fiction de l’auteur déborde alors celle des personnages, si bien qu’ils se trouvent exclu de l’acte d’énonciation qui prétendait les faire être. Le déséquilibre du roman de Drieu la Rochelle lui vient finalement de ne pas respecter ce principe : « ce qu’ils font a beaucoup plus de poids que ce qu’ils sont ». Au contraire, lorsque l’intention de l’auteur ne se substitue pas à l’action des personnages mais se risque à jouer le jeu d’une dépossession de soi à travers les personnages, c’est la fiction constitutive du sujet de l’énonciation qui se trouve engagée dans l’action du roman. Dans ce geste poétique accompli, l’intention dont les personnages sont le vecteur tend à n’exprimer plus que le lien irréductible de la pensée et de l’acte ; ainsi, le 21 juillet 1937, Blanchot juge avec sévérité Montherlant lui-même parce que, avec Le Démon du bien, il s’est éloigné de ce qui a toujours fait « sa force créatrice » : Ainsi vient un moment où un auteur magnifique, si persuadé de sa force, si curieux de sa supériorité, s’exalte dans ses rebuts et succombe pour avoir dédaigné l’exercice de l’ascétisme littéraire. Ce qu’il fait devient alors de plus en plus inférieur à ce qu’il est. Il s’accouple à n’importe quoi, il se survit en de misérables bâtards, il pense être assez fort pour tirer quelque chose même du néant. [...] Par contre, chaque fois que M. de Montherlant se sert de sa fiction, non pas pour déranger par de candides audaces les conventions sociales, mais pour tirer des choses quelque sensation pure, il se rejoint dans sa force créatrice. Alors, il invente des métaphores qui attaquent le réel et le séparent de sa boue ; il coule au plus intime de la vie. Qu’il décrive quelque spectacle de l’univers ou qu’il s’insinue dans la nuit animale, le voilà dans le monde des actes premiers ; il n’y a plus d’image dans ses images, il n’y a qu’une exacte flamme qui a consumé les choses jusqu’à leur forme originelle, ne laissant d’elles que leur noyau de création ; dans les divines analogies apparaissent les rivales augustes des 24 raisons et des lois. Le point saillant de ces analyses transparaît dans un article de nouveau consacré à Rougemont, le 18 août 1937, à propos de son ouvrage Journal d’un intellectuel en chômage. Blanchot félicite cette fois Rougemont d’avoir trouvé une nouvelle manière de s’exprimer qui évite toute forme d’idéalisation de soi, ce qui lui permet de traverser la seule fiction vers une vérité qui transcende la dimension du personnage comme celle de l’auteur : Il [Denis de Rougemont] est comme un héros de fiction qui a cette supériorité d’être vrai dans une vérité qui ne dépend pas de lui. Il s’expulse de ce qu’il fait et de ce qu’il pense. Il s’annule à l’instant où il a récité. Il lui est inutile d’être sincère dans la mesure où il ne dit rien qui ne soit authentique. Attitude qui lui permet de consulter en lui quelque chose d’éternellement actuel et en même temps de retourner au réel par un grand 25 effort. Si Blanchot félicite Rougemont, ce n’est pas d’avoir davantage révélé la philosophie qui soutient sa pensée, mais d’avoir su utiliser la ressource du récit de telle façon que la seule vérité de l’énonciation y soit mise en avant, débarrassée des scories du sujet (personnage ou auteur) au profit d’un langage dont l’actualité transcende la relativité temporelle propre à toute instance d’énonciation. Par le biais d’un tel récit, Rougemont élabore une fiction de luimême où le porte « cette supériorité d’être vrai dans une vérité qui ne dépend pas de lui », c’est-à-dire un dépassement de soi dont toute la vérité consiste à déborder non seulement la seule vérité subjective de l’auteur, mais toute vérité transcendantale, vers l’acte de BLANCHOT, Maurice, « Le Démon du Bien, par Henry de Montherlant », L’Insurgé, n° 28, 21 juillet 1937, p. 5. BLANCHOT, Maurice, « Journal d’un intellectuel en chômage, par Denis de Rougemont », L’Insurgé, n°32, 18 août 1937, p. 4. 24 25 l’énonciation en tant que tel. Dans la mesure même où cet acte d’énonciation déborde la seule fiction de soi vers une dimension qui ne dépend plus du sujet seul, Rougemont jette un pont entre « quelque chose d’éternellement actuel » et le « réel par un grand effort » : il offre à toute pensée les moyens d’une effectuation en maintenant dans un même mouvement l’épreuve critique de la fiction constitutive de soi et la nécessité « de retourner » à ce qui s’en trouve libéré (quelle qu’en soit la teneur). Mais M. Denis de Rougemont espère-t-il vraiment sauver les rapports de l’intelligence et des choses par cette révolte singulière ? Compte-t-il tirer l’univers du chaos, non pas en le reconstruisant comme le voudrait l’enseignement de Goethe aussi stable, aussi ordonné que l’esprit, mais en éloignant l’esprit de son idéal de solidité et de pouvoir qui s’exprime au maximum dans l’œuvre d’art, en le dirigeant défaillant au milieu d’un désordre insurmontable ? Est-ce là la dernière chance qu’il accorde à l’intellectuel de rejoindre les êtres ? Ce 26 n’est pas sûr. Pour Blanchot, l’originalité du travail de Rougemont serait d’élaborer une véritable posture critique qui ne se donne pas pour but de comprendre la réalité, comme Heidegger semble persister à le faire à cette époque, pas plus d’ailleurs qu’il ne cherche à se dépasser vers l’œuvre (comme dans le romantisme allemand depuis ses origines). Ainsi, Rougemont aurait été conduit à une évolution salutaire pendant sa retraite d’intellectuel « en chômage » : non pas parce qu’il aurait congédié l’action, loin s’en faut, mais parce qu’il serait parvenu à débarrasser celle-ci de sa récurrente association à quelque expression idéalisée du sujet, évitant du même coup l’écueil de livrer l’esprit à un profond désespoir au milieu d’un monde absurde. Passer à l’acte On le voit, la perspective critique de l’action qui se fait jour à travers les analyses littéraires de Blanchot au cours de l’année 1937 déborde très largement le seul cadre de la littérature : Blanchot utilise la question du rapport du créateur à l’œuvre dans un sens qui ouvre l’action du personnage à la question de l’auteur, la question de l’auteur à l’acte énonciation, et l’acte d’énonciation lui-même à une mise en abîme des pouvoirs du langage. Le point autour duquel Blanchot articule le repositionnement critique de son propre mode d’expression journalistique marque ainsi la limite de l’effectivité de toute pensée propre : c’est le point où l’œuvre n’appartient plus à son auteur, non pas seulement parce qu’elle oblige l’auteur lui-même à se détacher radicalement de soi, mais parce que l’œuvre doit maintenir ouvert le lien politique le plus élémentaire, celui-là même que les différentes expressions philosophiques ou religieuses tendent à clore en une compréhension potentiellement dogmatique. Le champ littéraire tel qu’il se constitue à cette époque pour Blanchot serait donc un terrain de mise à l’épreuve de toute fiction constitutive du sujet, mise à l’épreuve qui vaudrait par soi comme une posture philosophique. La « revue Esprit » comme « la philosophie allemande, en particulier celle de Heidegger » avaient peut-être un seul et même défaut aux yeux de Blanchot en janvier 1937 : celui de confondre horizon téléologique et perspective politique, dans un cas au nom de Dieu, dans l’autre au nom de l’âme allemande, en tout cas celui de plaquer un horizon téléologique sur le champ politique, ce qui en déborderait très largement l’effectivité. L’intérêt du travail de Rougemont serait ainsi d’avoir ménagé un questionnement qui, notamment, ne tranche pas définitivement la question de Dieu mais en maintienne l’incertitude ; Blanchot apprécie en effet chez Rougemont sa capacité à laisser une alternative entre la croyance et le doute : 26 Ibid. M. Denis de Rougemont, dans tout son livre, propose comme une frange de sa pensée une méditation sur la providence ou le destin. En chaque homme demeure, parenté ineffaçable, le mystère de sa solitude, le problème du sens de sa vie, la question de Dieu. Ce qu’il y a de plus mystérieux pour chacun, de plus personnel, 27 c’est ce qui le rapproche le plus de tous les autres. Pour Blanchot, dans une méditation où « la providence ou le destin » s’échangent comme si Rougemont les jouaient l’un pour l’autre, un principe d’incertitude émerge concernant le sens final de l’action. Le Journal d’un intellectuel en chômage exprimerait ainsi avec force une posture critique qui, en deçà de certaines convictions religieuses ou idéologiques, interrogerait l’intellectuel sur l’essence du lien politique le plus élémentaire, indépendamment de toute détermination finale du sujet : « ce qu’il y a de plus mystérieux pour chacun, de plus personnel, c’est ce qui le rapproche le plus de tous les autres. C’est aussi ce qui donne à l’écrivain, maître de la vérité tragique, la plus grande ressemblance avec l’homme sans culture »28. L’écriture littéraire telle que l’envisage Blanchot alors aurait donc pour tâche d’explorer « ce qu’il y a de plus mystérieux pour chacun » sans le figer dans une compréhension qui en surdéterminerait le contenu puisque la supériorité de l’écrivain, « maître » d’une « vérité tragique » dont Blanchot semble modérer les accents nietzschéens, ne lui viendrait après tout que de cela même qui inspire  en deçà de tout socius  la philia elle-même, ce quelque chose qui échappe à l’individu mais dont se constitue sa personne, ce « quelque chose d’éternellement actuel » qui accompagne le grand effort de retour au réel d’une pensée effective, ce quelque chose que Blanchot souligne comme directement inspirée du Banquet de Platon chez le jeune Maurras : « la pensée de l’amitié des êtres »29. Cet article de Blanchot sur Maurras s’attachait d’ailleurs, comme pour une mise au point, à rappeler la présence d’un tel principe critique dans son œuvre initiale : Il y a dans l’être un instinct de pure convoitise, une violence d’amitié, une force fondamentale qui le porte sans cesse vers un autre être et qui, pour expliquer ce qui est hors de soi, le font tendre à l’expression la plus complète de soi, le jette au plus loin par le flot le plus haut, l’abreuvent par sa soif inextinguible, le forcent en se dépassant à se retirer sur toute l’étendue de ses trésors, et ainsi le conduisent à accéder à sa plénitude. Ainsi, pour Blanchot en 1937, l’essence de toute œuvre littéraire, y compris celle de Maurras, est de tendre vers une forme d’affirmation où, par l’acte même de l’énonciation, le sujet se trouve engagé au-delà de lui-même vers l’expression du sens métaphysique de son action. Blanchot insistait d’ailleurs en introduction de ce même article pour lire le recueil intitulé Les Vergers sur la mer comme une manière pour Maurras d’élucider l’élan métaphysique de sa propre pensée, [...] dans la mesure où il laisse apparaître les fermentations et les métamorphoses dont il n’a cessé de s’alimenter et de se soutenir sa pensée, puis, « tout entière, son action ». Il est donc indéniable que nous avons le droit d’enregistrer ces confidences comme l’expression d’un rêve logique et théologique essentiel, qui n’est pas seulement une improvisation momentanée de l’âme, mais une émotion durable, une direction obstinée, l’essor transcendant du plus profond esprit. Le déplacement qu’opère Blanchot vers le champ littéraire doit donc s’entendre comme un geste philosophique à part entière puisque Blanchot entend revenir sur l’écriture qu’il pratiquait jusque-là, à l’instar de Maurras, dans la perspective d’une fin politique déterminée (du moins par le cadre des journaux où il publiait) et choisit pour ce faire de 27 Ibid. BLANCHOT, Maurice, « Journal d’un intellectuel en chômage, par Denis de Rougemont », L’Insurgé, n° 32, 18 août 1937, p. 4. 29 BLANCHOT, Maurice, « Les Vergers sur la mer, par Charles Maurras », L’Insurgé, n° 29, 29 juillet 1937, p. 5. 28 prendre la pratique journalistique de Maurras à rebours en extrayant de son travail littéraire antérieur un contenu métaphysique. Ce n’est plus dans le but de persuader un lecteur qu’il veut désormais pratiquer l’écriture : plutôt que d’accumuler jusqu’à l’invective les raisons d’agir, il s’agit de laisser incertain non seulement le message mais encore toute interprétation finale de l’écrit. Considérée à partir d’une fin devenue  même partiellement  irréalisable, l’œuvre littéraire pourrait devenir, dans le projet de Blanchot passé au crible de cette perspective métaphysique, comme l’origine « obscure » (pour reprendre le terme employé par Blondel lorsqu’il parle de l’œuvre) de tout sujet, origine fictive pour une part mais capable, en tant que telle, de préserver les conditions  morales peut-être, en tout cas pratiques  de l’expérience. Blanchot n’a élaboré que très progressivement cette perspective métaphysique, peut-être justement que celle-ci impliquait un travail très approfondi sur la forme, à tel point que le personnage éponyme du premier roman de Blanchot n’a pu prétendre à « l’obscur » qu’à travers le prisme d’un tel approfondissement.