ENTRE ÉVITEMENT ET ALLIANCE
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BIBLIOTHÈQUE DE L’ÉCOLE DES HAUTES ÉTUDES
SCIENCES RELIGIEUSES
VOLUME
204
Illustration de couverture : Boli, Bamana, Mali, « Prof. Gianni Mantovani collection ».
Photographie : G. Mantovani.
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ENTRE ÉVITEMENT ET ALLIANCE
FORMES MINEURES DU DIVIN
Sous la direction éditoriale de
Jean-Pierre Albert et Agnieszka K edziersKA MAnzon
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INTRODUCTION
Agnieszka KedziersKa Manzon, Jean-Pierre albert
EPHE-PSL, EHESS
There are more things on heaven and earth, Horatio,
than are dreamt of in your philosophy 1.
P
ourquoi ne pas appliquer à notre étude cette sentence que Shakes-
peare prête à Hamlet dans la scène qui suit sa rencontre avec le
fantôme de son père ? La terre offre de toute évidence une infinité de
réalités que les hommes sont loin de connaître. En va-t-il de même
pour le Ciel des religions ? La « philosophie » envisage sans doute
une conception moins pluraliste de l’ameublement ontologique de cet
Autre Monde. Qu’il s’agisse d’un dieu unique ou d’un de ses avatars métaphysiques (le Bien de Platon, l’Un de Plotin, le Grand architecte, etc.), elle ne s’intéresse guère au tableau bigarré d’un « divin
au pluriel » dont la dilution indéfinie semble à même de résister à
toute définition univoque. Et cela d’autant plus qu’on ne sait trop si
ces entités innombrables appartiennent au ciel, à la terre ou aux deux
à la fois, si elles partagent le monde des humains ou en demeurent
éloignées de façon passagère ou permanente. Et pour commencer,
grandes ou petites, qui sont-elles ? Cette dernière question occupe
Marcel Detienne dans « Qu’est-ce qu’un dieu ? », dont nous ne pouvons résister au plaisir de citer longuement l’ouverture :
1.
« Il y a plus de choses dans le ciel et sur la terre, Horatio, que n’en rêve votre philosophie », William Shakespeare, Hamlet.
10.1484/M.BEHE-EB.5.138179
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Agnieszka Kedzierska Manzon, Jean-Pierre Albert
Qu’est-ce un dieu ? L’empreinte d’un pied sur le sable ? un miroir de
métal ? un trône vide ? une odeur ? un silence ? des jumeaux soudain ?
l’inconnaissable dans son essence ? N’importe qui ? N’importe quoi (à
la manière japonaise). […] Nos archives débordent, regorgent de puissances, de divinités, de dieux, des grands, des petits, des obèses, des
obscènes, des terribles, des minables, de tout poil, de toutes couleurs,
drôles, pitoyables, transcendants, ronds-de-cuir. Des dieux en pagaille,
des populations en pleine expansion. On en fabrique partout, sans
cesse, comme les enfants, autant que les morts. Les historiens, les ethnographes, les anthropologues, les théoriciens indigènes enrichissent
continûment notre savoir sur les dieux, sur les différentes espèces et
sous-espèces du genre « dieu ». Un genre majeur dans les sociétés
si justement dites aux dieux multiples, polythéistes, dieu-pluriel, au
sens où Eschyle (qui savait beaucoup de grec) parlait d’un sanctuaire
rempli de dieux (poluthéos). Cinq, trois, sept, douze, trente-trois, trois
mille trois cent trente-trois. De grands, de très grands dieux, certes,
mais aussi des puissances anonymes (ce qui ne veut pas dire inconnues), des forces diffuses aux traits flous, des entités non-identifiées,
des fétiches, des choses-dieux, des dieux-objets, et il y a ceux qui sont
allergiques à la figuration, aniconique de stricte observance, ceux qui
changent de forme à chaque occasion, se métamorphosent, font communiquer les plantes, les animaux, les pierres, comme d’autres multiplient les anges, les archanges, les archontes, les saints, les séraphins,
à l’entour, en hiérarchies, à l’infini 2.
« Des dieux en pagaille, des populations en pleine expansion… ».
Voilà bien l’objet fuyant de notre propos si l’on n’en veut retenir que
le monde des « petits dieux », très présents du reste dans la rhétorique
du chaos, ou l’inventaire à la Prévert, que Marcel Detienne égraine
avec humour, mais non sans une immense érudition. Et en effet, quel
ethnologue ou historien des religions n’a jamais trouvé sur son chemin
de ces êtres étranges ? Ne méritent-ils pas une étude spéciale ?
L’invitation faite à une petite dizaine de collègues – historiens,
anthropologues, philosophes – de participer à une journée d’étude sur
les « petits dieux » ne prétendait évidemment pas à une dimension
encyclopédique. Il nous semblait nécessaire de résister à une tentation classificatoire, de rompre avec une approche essentialiste, pour
tourner le regard vers la multiplicité de ces manifestations divines
miniatures, souvent ontologiquement fluides et indéterminées (voir
aussi supra). Sans poser d’emblée une définition par nécessité trop
2.
6
M. Detienne, « Qu’est-ce un dieu ? », p. 339-344.
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rigide de nos « petits dieux », nous avons ainsi encouragé les auteurs,
sur la base de leurs matériaux et à partir des entrées propres à leur discipline, à apporter leur pierre à une réflexion commune sur les problèmes théoriques que soulèvent ces entités.
Les stratégies explicatives des anthropologues, procédant par l’analyse de pratiques précises et localisées afin d’en déduire les conceptualisations sous-jacentes, se sont avérées bien différentes de celles
des historiens cherchant à saisir le phénomène via l’examen minutieux des sources anciennes ou encore de celles du philosophe repérant les transformations des paradigmes intellectuels dans lesquels
nos formes mineures du divin s’inscrivaient. Mais un consensus s’est
instauré quant à l’idée que la notion de « petit dieu » pose bien des
questions indépendamment de l’angle d’approche qu’on choisit pour
l’aborder et de la méthode adoptée. A-t-on nécessairement affaire à
des entités transcendantes, surnaturelles, sont-elles toujours autogénérées ? Relèvent-elles toutes de la sphère du religieux dans les cas où
certaines d’entre elles ne sont objet d’aucun culte ? Composent-elles
une hiérarchie structurée permettant de considérer les unes plus petites
que les autres ? Enfin, comment en parler, quels termes génériques
choisir pour ne pas trahir leur statut et leurs modes d’existence spécifiques ? Nous tenterons, dans un premier temps, d’éclairer le sens à
reconnaître à leur diversité, y compris dans un même contexte, avant
de revenir comme mentionné, sur la base des communications réunies dans cet ouvrage, sur les régimes ontologiques dans lesquels elles
s’inscrivent. Pour mieux saisir leur spécificité, nous terminerons par
l’examen des formes que prennent leurs interactions avec les humains,
ce qui nous conduira à interroger non seulement la catégorie de dieu –
petit ou grand – mais aussi la notion de religion en lien avec celles de
causalité et d’action ou d’agentivité.
Le divin au pluriel
Quel que soit le contexte religieux envisagé, il y a surpopulation
dans les sphères parallèles de l’univers, qu’elles soient situées dans un
au-delà lointain et transcendant, dans un espace sauvage, ou au sein
même du monde d’humains incapables pourtant – les spécialistes mis
à part – de voir des entités qu’ils côtoient pourtant de près 3. Posons
une question naïve : pourquoi cette prolifération du divin ? Une cour
3.
Cf. la contribution à ce volume d’Anne Fournier.
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Agnieszka Kedzierska Manzon, Jean-Pierre Albert
céleste de « grands dieux », et même celle d’un dieu unique, ne se
conçoit pas, en effet, sans l’escorte innombrable d’entités de second
rang – esprits, âmes des morts, démons ou génies – dont certaines travaillent parfois pour leur compte à côté des grands ou encore en représentent un aspect ou une fraction, s’inscrivant dans une logique du
morcellement 4.
Notons que les entités que l’on pourrait décrire comme secondaires
ne sont en fait pas les seules, au moins dans l’Antiquité grecque ou
latine, à subir les effets de ce qui pourrait apparaître comme une passion de la pluralité, voire de l’innombrable. Les grands dieux euxmêmes (par exemple les dieux panhelléniques) voient leur identité
s’effriter dans le jeu de l’interpretatio graeca ou romana – il y a un
Mercure latin, mais aussi un Mercure gaulois, etc. Autre facteur de
pluralisation : les noms des dieux – et leur identité – se diffractent
dans leurs épithètes, et plus encore leurs épiclèses qui renvoient souvent aux divers lieux de culte où la divinité est honorée. Il y a en
somme dans l’Un du multiple et du multiple dans l’Un : difficile de
savoir au juste qui est qui… En tout cas les « petits dieux », lorsqu’ils
n’occupent pas tout le terrain, trouvent bien leur place dans des théologies variées, « polythéismes des grands dieux » ou monothéismes.
Comme les monothéismes, les polythéismes grec et romain existent
dans des sociétés possédant une culture savante qui thésaurisent, grâce
à l’écriture, quantité de savoirs sur les dieux (naissance, généalogie,
pouvoirs spécifiques, etc.). Une culture de ce genre peut être celle de
spécialistes religieux – prêtres ou prophètes –, mais aussi, en Grèce
ou à Rome justement, celle de poètes jouant le rôle de « maîtres de
vérité ». Hésiode, Homère ou Ovide n’ont pas inventé les dieux dont
leurs œuvres dressent l’inventaire, mais leurs œuvres, en Grèce au
moins, s’apparentent à une révélation. Ces écrits, qui sont des sources
précieuses pour le sujet qui nous occupe, ne sont pas les seules dans
la mesure où l’archéologie et l’épigraphie nous livrent elles aussi des
témoignages sur les pratiques. Nous en savons beaucoup grâce à elles
sur les cultes rendus aux grands dieux, mais nous y trouvons aussi
des références aux petits. Ainsi, Hésiode écrit, dans Les travaux et les
jours : « Trente milliers d’immortels, sur la glèbe nourricière, sont, de
par Zeus, les surveillants des mortels ; et ils surveillent leurs sentences,
4.
8
Cf. la contribution à ce volume de Francesca Prescendi et, d’une autre façon, de
Perig Pitrou.
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Introduction
leurs œuvres méchantes, vêtus de brume, visitant toute la terre » 5. La
prolifération de ces entités, issues selon le poète des premières générations d’humains, se distingue du panthéon des « grands » dieux et
déesses, dont la démographie se limite à une douzaine 6. C’est à Ovide
que, pour sa part, Francesca Prescendi emprunte, dans sa contribution
à notre ouvrage, la liste étonnante des seize divinités secondaires qui
président à la culture du blé. Des cohortes aussi fournies ont en charge
tous les aspects d’une réalité morcelée, chaque dieu incarnant peu ou
prou un mode d’action spécifique sur des matériaux et des situations
aux affordances définies. La collaboration de plusieurs figures divines
est ainsi nécessaire à l’accomplissement d’un officium global, et cela
multiplie à l’infini le nombre des acteurs impliqués.
Une situation similaire est observée par Perig Pitrou chez les
Mixe du Mexique, où les rites permettent, comme il le montre, d’établir un cadre commun dans lequel la collaboration entre les entités
de la nature et les humains peut avoir lieu et où les changements
constants d’échelles rendent possible le calibrage des engagements
respectifs de tous et leur action conjointe efficace. Là encore, la réalité semble morcelée, les étapes de l’activité sont énumérées avec une
minutie extrême, les gestes des humains reflètent en miroir ceux des
non-humains ou même se fondent en eux pour qu’une tâche globale
puisse être accomplie.
Comme ceux rencontrés sous certains autres cieux, les « petits
dieux » romains ou mexicains exemplifient, sur un mode pluriel,
la logique des divinités fonctionnelles. Mais il y a, semble-t-il, des
situations différentes. Ainsi, les kami, dieux renards présents parmi
les innombrables divinités japonaises ne semblent pas avoir de rôles
spécifiques 7. Ils n’accèdent à une existence reconnue qu’à travers
le culte qui leur est rendu – culte qui peut lui-même donner lieu à
une incroyable prolifération : Anne Bouchy mentionne ainsi les
10 000 autels érigés au cours des dernières décennies dans la montagne
Inari, non loin d’Osaka. Vincent Goossaert – dans ce volume – rappelle pour sa part que des dieux secondaires, dont le rôle de serviteurs
5.
6.
7.
Hésiode, Les travaux et les jours, p. 252-255. Le texte est cité par Gabriella
Pironti dans sa contribution à l’ouvrage Puissances divines à l’épreuve du comparatisme, p. 95-96.
Il s’agit des « douze dieux » en général cités, dont la liste recoupe largement celle
des dieux panhelléniques, n’étant pas toujours exactement les mêmes.
A. Bouchy, Les oracles de Shirataka.
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Agnieszka Kedzierska Manzon, Jean-Pierre Albert
est calqué, en Chine, sur la hiérarchie du pouvoir politique, peuvent se
mettre à 100 000 pour assurer la puissance d’un prêtre taoïste. Un peu
plus différenciés sont les génies des Sèmè, qu’étudie dans sa contribution Anne Fournier, tous semblables par leur origine mais impliqués
dans des interactions individualisées avec les humains, ils s’organisent
en fonction de l’ascendance de ces derniers et d’autres facteurs plus
aléatoires, comme les sentiments qu’ils ressentent parfois à leur égard.
Ce qu’il convient de souligner, c’est que, dans tous les cas étudiés, l’invisible grouille d’entités aux contours flous et mal définis.
Qualifier certaines d’entre elles de « petites » implique une échelle et,
ipso facto, l’existence d’un système au sein duquel on peut comparer
les tailles, que ce système soit endogène, comme à Rome, ou résulte
de la juxtaposition de conceptions extérieures : celles de conquérants
venus d’ailleurs à celles d’un peuple établi dans une contrée donnée au
Népal ou en Afrique, par exemple. On peut toutefois se demander dans
quelle mesure l’expression « petits dieux », employée par les marchands, les missionnaires ou les administrateurs européens au sujet de
nombreuses entités extra-européennes, jugées à l’aune des standards
emportés, reflète une petitesse de telles entités aux yeux des populations concernées. Cette désignation, héritée des pères de l’Église fustigeant le polythéisme antique, ne manque pas, comme on le verra plus
en détail dans ce qui suit, de soulever de multiples problèmes.
Parler des dieux
Parler de « petits dieux » comme nous le faisons dans cet ouvrage
suppose d’envisager les êtres concernés comme relevant tous du divin.
Est-ce une posture légitime ? Toutes les entités qui flottent entre ciel et
terre relèvent-elles du divin ? Comme le suggèrent les contributions ici
réunies, il en existe différents types qui ont des pouvoirs variés et inégaux, et surtout qui peuvent glisser d’une catégorie à une autre. Cela
donne à penser que, dans la perspective locale, une distinction est parfois – mais pas toujours – établie entre des dieux (plus ou moins puissants et secourables) et des « non-dieux » dépourvus de ces attributs :
des morts, des génies, des fantômes. Dans d’autres cas, on se retrouve
dans des univers qu’on pourrait dire sans dieux ou avec des dieux
seulement potentiels. En Amazonie, par exemple, chez les Indiens
Yaminawa étudiés dans sa contribution par Oscar Calavia, une vision
scalaire de l’univers tant humain que plus qu’humain n’opère pas,
on n’y conçoit pas des esprits yoshi comme organisés en fonction de
leurs tailles ou puissance, ces esprits ne composent aucune hiérarchie
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supranaturelle. Ceci rend incertain l’usage du terme « dieu » pour les
aborder. Notons que l’usage de ce terme pose également des problèmes
ailleurs. En Afrique, par exemple, où les « fétiches » suscitent un vif
débat 8. Considérés classiquement, selon la grille de lecture ancrée
dans la métaphysique occidentale, comme de simples figurations 9 :
des « objets-signes » 10, on leur refusa longtemps un statut pleinement divin, n’y voyant que les représentations ou les matérialisations
plus ou moins sommaires de quelques principes invisibles. Les travaux plus récents convergent pourtant à les considérer comme dieux à
part entière, en déclinant la formule à l’aide de plusieurs compléments
et en les désignant tantôt comme des dieux-objets 11, tantôt chosesdieux 12 ou dieux-matière 13 ou encore comme les dieux en construction
permanente 14 dont la fabrique ne s’arrête jamais et dont la puissance
comme la taille ne cesse d’augmenter. Il n’en reste pas moins que certains continuent à réfuter leur lecture théologique et l’idée, que nous
avons avancé ailleurs 15, qu’il s’agisse d’« objets-sujets » construits au
travers des rituels.
Un autre type de fabrique du divin est analysé par O. Calavia dans
sa communication lorsqu’après avoir quitté les terrains amazoniens,
il aborde un cas à la fois simple et paradigmatique de « promotion »
d’entités dans l’Autre Monde : celui des « petits saints de cimetière
8.
9.
10.
11.
12.
13.
14.
15.
La littérature sur le « problème du fétiche » est énorme et nous ne prétendons pas
la résumer ici, pour la synthèse : A. Kedzierska Manzon, « Fétiches : les chosesdieux et leurs humains en Afrique (et ailleurs) », p. 483-490.
Le dossier des figurations du divin est un vaste dossier dans ce volume abordé
par Perig Pitrou et que nous n’avons pas l’ambition de réouvrir ici de manière
systématique.
J.-P. Albert et A. Kedzierska Manzon, « Des objets-signes aux objets-sujets »,
p. 13-25.
M. Augé, Le dieu objet.
J. Bazin, « Retour aux choses-dieux » ; A. Kedzierska Manzon, « Humans and
Things: Mande “Fetishes” as Subjects », p. 1115-1152.
A. Kedzierska Manzon, « Dieux-matière (vivante) sans cesse reconfigurée : les
fétiches en pays mandingue (Afrique de l’Ouest) », p. 124-140.
A. Kedzierska Manzon, « Le sacrifice comme mode de construction : du sang
versé sur les fétiches (mandingues) », p. 279-301 ; voir aussi : J. Bazin, « Des
clous dans la Joconde » ; M. Coquet, « Une esthétique du fétiche », p. 111-139 ;
D. Graeber, « Fetishism as Social Creativity: or, Fetishes are Gods in the Process
of Construction », p. 407-438.
J.-P. Albert et A. Kedzierska Manzon, « Des objets-signes aux objets-sujets »,
p. 13-25.
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Agnieszka Kedzierska Manzon, Jean-Pierre Albert
(santihos) » brésiliens dont les fidèles attendent des bienfaits. Si l’auteur leur dénie la qualité de « petits dieux » en conformité avec la
théologie catholique de l’intercession (Dieu est le seul à faire des
miracles), il explicite de façon limpide la construction de leur identité
et de leur pouvoir : le mort doit bénéficier d’une offrande et, en retour,
être considéré comme l’auteur d’un contre-don. Le « petit saint »,
ainsi nommé, doit ce qualificatif à la proximité qu’il maintient avec
le cercle, souvent étroit, de ses dévots et à son caractère non officiel.
Peut-être ne peut-il faire que de petits miracles… Il est possible qu’il
devienne le saint privilégié d’un fidèle et passe ainsi pour lui avant
de « grands saints ». Le même jeu sur les échelles se retrouve dans
l’importance donnée localement à un saint officiel, mais peu connu
ailleurs, honoré seulement dans un étroit territoire. Les formes orthodoxes ou hétérodoxes de la sainteté catholique ont ainsi en commun de
promouvoir des morts et de les doter d’une puissance en général positive (mais les saints peuvent aussi être vindicatifs si on les néglige).
Ces saints, comme on l’a dit, sont crédités dans les formes populaires
de leur culte d’un pouvoir qui leur appartient en propre et qui découle
de leur existence autonome, comme l’observe aussi dans sa contribution Christophe Grellard. À cela s’ajoutent d’autres vecteurs d’une
identité personnelle : une hagiographie, des recueils de miracles, des
formes de culte propres à un seul site, etc. Ce glissement d’un mort
vers un destin plus glorieux se retrouve dans d’autres contextes culturels et religieux : en Chine, par exemple où, comme le montre Vincent
Goossaert, un mort, qui n’a en tant que tel rien de divin, et qui en l’occurrence est même un « mauvais mort », peut devenir un dieu au terme
d’un parcours d’individualisation et de subjectivation 16. Ce cas de
figure se retrouve chez les Kulung du Népal présenté dans cet ouvrage
par Grégoire Schlemmer et, dans une moindre mesure, chez les Sèmè
ouest-africains, décrits par Anne Fournier.
Dans ces deux derniers cas, comme de nombreuses autres déjà
évoquées plus haut, la question se pose toutefois de l’adéquation du
terme « dieu » pour traiter des entités portant diverses appellations
spécifiques : G. Schlemmer et A. Fournier de même que O. Calavia
semblent clairement réticents à son usage généralisé 17. Rappelons que
la situation est, comme on a pu le voir, tout autre en Chine ainsi que
16. Pour le cas de figure similaire voir aussi : A. Bouchy, Les oracles de Shirataka.
17. Anne Fournier voit dans les génies davantage des composantes de la personne
que des êtres suprahumains, Grégoire Schlemmer démontre l’impossibilité de
lister de façon cohérente divers prétendants au terme dieu chez les Kulung.
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Introduction
dans la religion romaine : comme le note Francesca Prescendi, les
Romains attribuaient le terme « dieu » – avec différents adjectifs – à
toutes les entités, même celles dotées de pouvoirs très limités. Dans
l’Europe chrétienne, comme le remarque Jean-Pierre Albert dans sa
contribution, il est plus facile de voir du divin dans un ange (ou un
saint) que dans un lutin ou une fée. Faut-il alors considérer ces derniers, et de nombreuses autres entités au statut problématique, comme
des « petits dieux » malgré eux ou bien les exclure de la catégorie du
divin ?
La désignation de « (petits) dieux » se veut, sous notre plume,
aussi inclusive et neutre que possible sans empêcher qu’il soit périlleux d’en user, tout comme des notions de surnaturel, spirituel, invisible ou encore d’Autre Monde, qui évoquent en général une forme de
transcendance et demeurent, à juste titre, suspectes d’ethnocentrisme.
On sait en effet depuis Auguste Comte, repris par Durkheim, qu’il ne
saurait y avoir de surnaturel en l’absence d’une définition préalable de
ce qu’est la nature, en tant qu’espace homogène où se déploie ce que la
théologie appelle les « causes secondes ». Selon ces auteurs, ce n’est
que tardivement, et en Occident, que cette distinction a été clairement
accomplie. On doit par ailleurs à Emmanuel Kant une des manières
les plus robustes de distinguer entre savoir et croyance, toute représentation excédant le champ de l’expérience possible entrant dans la
seconde catégorie. Or les notions de surnaturel et de croyance sont
parmi celles (avec la notion de dieu et de religion) qui ont suscité les
remises en question les plus sévères en anthropologie au cours des cinquante dernières années. Une page s’est-elle tournée définitivement,
ou bien, si nous en doutons, sommes-nous condamnés à reprendre ce
dossier à son commencement chaque fois que nous parlons de puissances divines (grandes ou petites) ?
Dans une perspective purement pragmatique, nous proposons de
« neutraliser » les termes par lesquels nous les désignerons : entités
spirituelles, êtres surnaturels, petits dieux, esprits, créatures invisibles,
instances, puissances, seront considérés comme de simples index braqués vers les entités qui nous occupent, que l’on aurait aussi bien pu
appeler de façon plus cavalière des machins. Une autre manière de
procéder aurait été de s’en tenir aux désignations « emics » de ces
êtres en s’obligeant à en énumérer un nombre suffisant pour donner
l’impression qu’ils se ressemblent, des Oréades grecques aux korrigans bretons et aux kwɩ̂ l Sèmè… En fait, multiplier les références aux
terrains ethnographiques permet d’esquiver les problèmes de catégorisation ontologique sans les régler, sauf à dire qu’il y a entre nos petits
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dieux variés un « air de famille » (au sens wittgensteinien) qui suffit à
les distinguer d’autres formes du divin ou des réalités plus ordinaires.
Or, ce sont justement ces problèmes de catégorisation que nous tenons
à élucider. Pour le faire, penchons-nous à présent sur les modalités des
interactions de nos « petits dieux » avec les humains.
Entre alliance et évitement : religion, expérience, action
Nombre d’entités que nous avons rencontrées jusqu’ici ne reçoivent
aucun culte, au contraire, elles font l’objet de l’évitement aussi systématique que possible. Dès lors, faut-il examiner de façon critique leur
appartenance à la sphère de la religion ? Cette question nous oblige
inévitablement à interroger la notion de religion, héritière d’une histoire longue et singulière. Peut-elle prétendre à l’universalité ? L’absence d’un terme équivalent dans la majorité des langues du monde
pousse certains intellectuels s’inscrivant dans le courant décolonial –
tant en Afrique 18 qu’en Asie 19 – à remettre en cause cette notion ou
bien à se l’approprier. Le défi que plusieurs contributions à ce volume
ainsi que ses coordinateurs tentent de relever consiste à ne pas l’abandonner mais à la redéfinir de manière consensuelle sans retomber pour
autant tout simplement à ce qu’on pourrait qualifier de « théorie de
l’engagement », telle qu’Alfred Gell la définit 20. Dans son étude de la
construction de l’agentivité, cet auteur avance que placer un artefact
ou un supposé partenaire invisible dans la position d’interlocuteur ou
de « patient » permet de le constituer en « agent » censé répondre à
18. Voir l’interview au journal télévisé Pages Africaines de l’écrivain malien
M. Doumbi Fakoly, dans laquelle il déclare : « Les Chrétiens viennent de juifs,
ils ont adapté tout simplement. Les musulmans c’est pareil, ils adaptent seulement la tradition arabe. Ils parlent de la religion mais la religion n’existe pas. La
Culture avec un grand C c’est égal à la Tradition avec un grand T. Ce sont des
mots différents pour nommer la même réalité. Ce que je dis c’est que la religion
n’existe pas. C’est un mot qui a été inventé récemment par les Romains ». Dans
des vidéos diffusées sur les réseaux sociaux, Koredjo Missa Doumbia, un autre
intellectuel malien, va dans le même sens. De tels propos doivent, bien évidemment, être analysés en tant que relevant d’un certain courant de pensée afrocentrée aux ramifications politiques et reflétant des enjeux identitaires forts.
19. Voir Grégoire Schlemmer dans ce volume.
20. A. Gell, Art and Agency: an Anthropological Theory ; pour l’exposé sommaire de
cette théorie voir : A. Kedzierska Manzon, « Fétiches : les choses-dieux et leurs
humains en Afrique (et ailleurs) », p. 483-490.
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Introduction
l’action de l’humain-agent primaire effectuée à son égard. Or, comme
mentionné, ce schéma fort classique – do ut des, en somme – de la
fabrique d’agentivité n’opère pas pour un bon nombre d’entités ici étudiées : aucun rapport entretenu de réciprocité ne les relie aux humains,
elles ne jouissent d’aucun culte, on ne leur offre rien et on ne s’attend à
aucun contre-don positif de leur part. Ambiguës au mieux, sinon dangereuses, dans quelle mesure peut-on les envisager comme des dieux
sans culte (et, partant, imaginer une religion sans dieux à proprement
parler) ?
Pour apporter quelques éléments de réponse à ces questions, notons
que l’absence du culte n’équivaut pas à l’absence de toute interaction,
qu’il s’agisse d’une rencontre fortuite en marge de l’espace domestique, d’une crise de possession se manifestant en dehors de tout cadre
rituel ou d’une vision fugace perçue dans le rêve. Arrêtons-nous un
instant sur la singularité de telles expériences du divin pour remarquer qu’elles prennent souvent place à des moments particuliers – la
nuit, le crépuscule, les changements de saison – et dans des lieux particuliers – la brousse, les grottes, les forêts, les sources, les endroits
proches des habitations. En ce sens, les entités concernées préservent
avec les humains des relations de proximité, s’inscrivent dans le
même espace même si, en général, sur un plan séparé. Elles paraissent
consubstantielles au territoire au sens large : terre, lieux, biotope, communautés animales et humaines. Souvent, elles relèvent d’un groupe
humain particulier ou même d’un individu particulier, lorsqu’on
songe, par exemple, aux entités connues parfois d’un seul medium,
en Afrique, en Chine 21 ou au Japon 22. Leur inclusion dans une forme
spatio-temporelle de l’existence met à mal l’hypothèse d’une pure
transcendance, sans que pour autant il faille les situer dans une stricte
immanence. Les « petits dieux » de ce type hantent les bordures de
l’univers des hommes plus qu’ils partagent avec eux un même monde,
ce qu’Anne Fournier (dans ce volume) illustre graphiquement à partir
du cas Sèmè.
L’interaction sensorielle avec ces dieux se caractérise la plupart du
temps par l’incertitude, voire l’étrangeté. Force est de remarquer que
plusieurs ont en commun de transgresser les modes d’existence de
la réalité ordinaire : il peut y avoir des expériences prenant la forme
21. Voir la contribution à ce volume de Vincent Goossaert.
22. Une dieu-renard (kami) n’existe vraiment que nommé et révélé par l’activité
divinatoire d’un medium, voir : A. Bouchy, Les oracles de Shirataka.
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de rencontre surprise avec une présence difficile à identifier et peu
désirée, d’apparition d’un être autrement invisible dotant un humain
de propriétés inattendues (émission de parfum, indifférence à la douleur, absence durable de toute alimentation, richesse inexpliquée, etc.)
ou d’une relation d’intimité individuelle durable bien que curieuse par
bien des aspects, instaurée entre cet humain – un devin, un médium, un
visionnaire – et un tel être. Dans tous les cas, ces phénomènes résistent
à une complète objectivation : s’agissant de l’apparition ou de la rencontre fortuite d’une entité, la situation est en général qu’un témoin
voit quelque chose et l’autre rien du tout (cas des apparitions mariales
et celles de génies de brousse mandingues) ; que l’entité concernée est
accessible à un seul sens, la vue ou l’ouïe (comme le sont les esprits
en Sibérie 23 ou les fantômes en Europe) ; que ses rapports au temps et
à l’espace ne sont pas ceux des êtres ordinaires (l’entité apparaît et disparaît en un éclair comme les djinns selon la tradition musulmane 24) ;
que les expériences qu’un sujet peut en avoir passent par des canaux
autres que la conscience à l’état de veille 25. Bref, le mode de présence
des entités concernées et la manière dont les humains les éprouvent
sont singuliers.
Cette singularité peut conduire à l’idée qu’un grand nombre de
« petits dieux » sont moins des unités discrètes et stables ontologiquement que des « potentialités » ou des « virtualités ». Même celles à qui
un culte est adressé. C’est ce que soutient Martin Holbraad dans son
étude de la divination Ife à Cuba 26. Il y avance que les figures éphémères apparaissant dans la poudre divinatoire sont les empreintes des
divinités. La poudre ne symbolise pas la force de ces dernières ou leur
agentivité, elle la contient, elle possède la capacité d’engendrer un saut
ontologique des divinités passant par son biais de la transcendance à
l’immanence ou de l’absence radicale à la présence 27. Il en découle
que ces divinités s’apparentent moins à des entités au sens étymologique
23. C. Stépanoff, « Religions de l’Asie septentrionale et de l’Arctique », p. 23-28.
24. P. Lory, La dignité de l’homme face aux anges, aux animaux et aux djinns.
25. G. Schlemmer, « Jeux d’esprits. Ce que sont les esprits pour les Kulung »,
p. 93-108.
26. M. Holbraad, « The Power of Powder: Multiplicity and Motion in the Divinatory
Cosmology of Cuban Ife (or mana, again) ».
27. Ibid., p. 207. En revenant plus loin sur ce qu’il appelle le « problème de la transcendance », il explique : « If the oddu of Orula, as well as the orishas more generally, just are motions or paths, then the apparent antinomy of giving the logical
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du terme – qui renvoie à ce qui existe supposément de façon continue –
et plus à des mouvements. Infiniment plus ancrés dans la matérialité mais tout autant ontologiquement instables paraissent aussi les
« fétiches », dont les appellations dans de nombreuses langues renvoient à la fois aux poisons, aux couleurs, aux goûts et aux remèdes
composés de plantes et même à l’action de soigner 28. N’étant ni des
figurations des divinités ni leurs autels, les fétiches brouillent ainsi
les frontières entre chose et être, organique et inorganique, action et
agent. Ils mettent à mal l’idée qu’on se fait habituellement de dieux.
Qu’il convient de remettre en cause cette idée, c’est ce que suggèrent les contributions à ce volume dont plusieurs résonnent avec les
propositions récentes de Michael Lambek. Partant des données ethnographiques africaines, dans un texte intitulé « Provincilizing God?
Provocations from an Anthropology of Religion » 29, cet auteur rappelle d’abord que la conceptualisation d’un dieu comme « genré » et
« parental », typique des monothéismes, est le corollaire de la structure des langues indo-européennes et sémitiques. Il souligne ensuite
que dans de nombreuses langues africaines, le terme « dieu », tel
qu’on l’emploie dans les traductions de la Bible, dénote de facto
une classe particulière d’êtres et demeure souvent – chez les Nuer,
par exemple – grammaticalement indéterminé en ce qui concerne le
nombre et/ou le genre. Notons au passage que dans plusieurs langues du monde – dans les langues mandingues parlées en Afrique de
l’Ouest, par exemple, mais aussi en quechua 30 – ce terme est, ou a
été, initialement indéterminé en ce qui concerne également sa fonction grammaticale, fonctionnant donc comme un nom, un verbe et un
adjectif, selon le contexte. Pour revenir au cas nuer, le terme traduit
par « dieu » est, nous dit Lambek, impossible à définir avec précision
car il n’a pas de référent fixe : sémantiquement relationnel, il renvoie à
une réalité différente pour chaque locuteur, comme les termes « père »
priority to transcendence over relation or vice-versa is resolved. In a logical universe where motion is primitive, what looks like transcendence becomes distance
and what looks like relation become proximity » (ibid., p. 209).
28. A. Kedzierska Manzon, « Dieux-matière (vivante) sans cesse reconfigurée : les
fétiches en pays mandingue (Afrique de l’Ouest) », p. 124-140.
29. M. Lambek, « Provincilizing God? Provocations from an Antrhopology of
Religion ».
30. Voir B. Mannheim et G. Salas Carreño : « Wak’as: Entification of the Andean
Sacred », p. 47-74.
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ou « parent ». Ce cas et d’autres présentés ici nous invitent à décentrer
notre regard et à dés-ontologiser ou désessentialiser la notion de dieu,
autrement dit à ne pas y projeter notre propre ontologie qui tend à voir
le(s) dieu(x) comme des personnes en mieux ou, en tout cas, comme
entité(s) close(s) et fixe(s). C’est l’apport des riches matériaux ethnographiques et historiques à disposition des auteurs contribuant à ce
volume avec qui nous avons entamé – sans prétendre pouvoir la clore –
l’interrogation des manières dont on pense et éprouve le divin, notamment dans ses formes mineures, tant sur les terrains exotiques qu’en
Occident, par le passé et de nos jours. Il ressort de leurs communications que l’expérience de telles formes du divin est souvent à la fois
conceptuellement déstabilisante et inscrite dans le registre du familier. Proches des humains qui les croisent sur leur chemin, les « petits
dieux », notamment ceux auxquels aucun culte n’est adressé, inspirent
fréquemment un sentiment de perplexité dont le concept freudien
d’inquiétante étrangeté rend assez bien compte. Comme le suggère
Grégory Delaplace 31, les expériences de leurs rencontres posent des
problèmes de qualification et engendrent un effort – qui implique souvent le recours à un spécialiste rituel – visant à résoudre ce problème,
pourtant insoluble. Pourquoi la même familiarité doublée d’étrangeté
est-elle beaucoup plus rare quand l’entité concernée est un « grand
Dieu » tel qu’il en existe dans une religion monothéiste ? Pourquoi un
tel dieu perd en ambiguïté, se stabilise ontologiquement ?
Prenons le cas du christianisme qui s’est cristallisé dans sa forme
actuelle de culte – visant un salut post mortem – d’un dieu transcendant (genré, paternel, s’apparentant à une personne humaine, selon
Lambek) assez tardivement à la fin du Moyen Âge, comme le montre
Christophe Grellard dans ce volume. Or, bien évidemment, une religion ne peut échapper à des enjeux terrestres. Cela est vrai, à des
degrés divers, de toutes les confessions chrétiennes, et pas seulement
de la « religion populaire ». Dans le cas du christianisme latin, comme
le montrent plusieurs des contributions à ce livre, il revient principalement aux saints d’assurer la prise en charge des heurs et malheurs
du quotidien et plus précisément, les succès, échecs et incertitudes de
l’activité des humains. Comme le note Christophe Grellard dans la
contribution mentionnée, il faut combler le vide entre le monde des
31. G. Delaplace, « What the Invisible looks like. Ghosts, perceptual faith, and Mongolian Regimes of Communication », p. 52-68 ; G. Delaplace, Les intelligences
particulières. Enquête dans les maisons hantées.
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hommes et la transcendance divine. Outre les saints, d’innombrables
entités : lutins, fées, démons, revenants, etc., remplissent cette fonction. Force est de reconnaître qu’une fonction similaire, pragmatique – au sens large – plutôt que sotériologique, revient à nombre de
« petits dieux » rencontrés par des chercheurs travaillant sur les terrains extra-européens. Ces êtres sont crédités d’un pouvoir qui s’actualise souvent en fonction de la manière dont se déroule l’interaction
entre eux et les humains. Cela suffit à montrer que les entités rencontrées sont inséparables d’un contexte d’attentes ou/et d’inquiétudes qu’elles contribuent à produire et au sein duquel s’envisage leur
action.
C’est justement le lien entre action ou agentivité et religion qui
paraît en définitive mis en exergue par les contributions à ce volume.
À leur lumière on pourrait définir les formes mineures du divin – ou
le divin a minima – comme une forme de causalité qui nous semble
étrangère à la nôtre, qui nous dépasse ou nous échappe en raison de sa
spécificité, son ampleur, ses modalités particulières. Si les contours et
mécanismes de telles formes de causalité ou agentivité varient de par le
monde tout en demeurant souvent flous et indéterminés, si leurs configurations particulières – les « systèmes religieux » dans lesquels elles
s’inscrivent – restent dynamiques, multiples et souvent hétérogènes, il
paraît certain qu’on peut difficilement imaginer ces systèmes, et la religion tout court, sans dieu(x) défini(s) selon cette acception minimale
en lien avec l’action. Que cette forme de causalité prenne souvent,
même si ce n’est pas toujours le cas, la « forme sujet », notamment
dans les monothéismes et polythéismes à « grands dieux », n’étonne
guère étant donné la conceptualisation spontanée et largement partagée de l’action, en conformité avec la « Theory of Mind » 32, impliquant l’idée d’un acteur et associée à l’intention/l’intentionnalité.
Dans un monde saturé d’intentionnalité, c’est plutôt une certaine instabilité ontologique des « petits dieux » non-inscrits dans des régimes
de réciprocité qui pose un défi conceptuel.
32. Voir M. Tomassello, Origins of Human Communication. On pourrait toutefois
remarquer que cette conceptualisation de l’action comme impliquant nécessairement l’agent est à juste titre remise en question par Judith Butler (dans J. Butler,
Ces corps qui comptent. De la matérialité et des limites discursives du « sexe »),
suivant le sillage de Bourdieu (dans P. Bourdieu, Le sens pratique), une action
répétée peut être agentive elle-même : elle crée les habitus, les normes, les
réalités.
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TABLE DES MATIÈRES
Introduction
Agnieszka KedziersKA MAnzon, Jean-Pierre Albert
5
Les petits dieux des Romains : définitions et agentivité
Francesca Prescendi
23
Rapetisser, grandir, mettre à l’échelle.
Perspectives sur la collaboration rituelle en Mésoamérique
Perig Pitrou
41
Les génies de brousse chez les Sèmè du Burkina Faso.
Puissances mineures ou grands organisateurs ?
Anne Fournier
57
Petits dieux chinois
Vincent GoossAert
77
De l’universalité des dieux et de la religion,
vu d’une société himalayenne
Grégoire schleMMer
93
Possibilité d’un petit dieu
Oscar cAlAviA sáez
119
Des petits dieux sont-ils possibles en régime chrétien ?
Considérations à partir du christianisme médiéval
Christophe GrellArd
135
Des dieux dans la cuisine. Surnaturel diffus du quotidien
et superstition
Jean-Pierre Albert
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BIBLIOTHÈQUE
DE L’ÉCOLE DES HAUTES ÉTUDES,
SCIENCES RELIGIEUSES *
vol. 176 (Série “Histoire et prosopographie” no 13)
L. Soares Santoprete, A. Van den Kerchove (éd.)
Gnose et manichéisme. Entre les oasis d’Égypte et la Route de la Soie.
Hommage à Jean-Daniel Dubois
970 p., 2016, ISBN 978-2-503-56763-1
vol. 177
M. A. Amir-Moezzi (éd.), L’ésotérisme shi’ite : ses racines et ses prolongements /
Shi‛i Esotericism: Its Roots and Developments
vi + 870 p., 2016, ISBN 978-2-503-56874-4
vol. 178
G. Toloni
Jéroboam et la division du royaume
Étude historico-philologique de 1 Rois 11, 26 – 12, 33
222 p., 2016, ISBN 978-2-503-57365-6
vol. 179
S. Marjanović-Dušanić
L’écriture et la sainteté dans la Serbie médiévale. Étude hagiographique
298 p., 2017, ISBN 978-2-503-56978-9
vol. 180
G. Nahon
Épigraphie et sotériologie.
L’épitaphier des « Portugais » de Bordeaux (1728-1768)
430 p., 2018, ISBN 978-2-503-51195-5
vol. 181
G. Dahan, A. Noblesse-Rocher (éd.)
La Bible de 1500 à 1535
366 p., 2018, ISBN 978-2-503-57998-6
*
Tous les ouvrages peuvent être commandés sur le site de Brepols :
https://www.brepols.net/series/behe
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vol. 182
T. Visi, T. Bibring, D. Soukup (éd.)
Berechiah ben Natronai ha-Naqdan’s Works and their Reception
L’œuvre de Berechiah ben Natronai ha-Naqdan et sa réception
254 p., 2019, ISBN 978-2-503-58365-5
vol. 183
J.-D. Dubois (éd.)
Cinq parcours de recherche en sciences religieuses
132 p., 2019, ISBN 978-2-503-58445-4
vol. 184
C. Bernat, F. Gabriel (éd.)
Émotions de Dieu. Attributions et appropriations chrétiennes (XVIe-XVIIIe siècles)
416 p., 2019, ISBN 978-2-503-58367-9
vol. 185
Ph. Hoffmann, A. Timotin (éd.)
Théories et pratiques de la prière à la fin de l’Antiquité
398 p., 2020, ISBN 978-2-503-58903-9
vol. 186
G. Dahan, A. Noblesse-Rocher (éd.)
La Vulgate au XVIe siècle. Les travaux sur la traduction latine de la Bible
282 p., 2020, ISBN 978-2-503-59279-4
vol. 187
N. Belayche, F. Massa, Ph. Hoffmann (éd.)
Les « mystères » au IIe siècle de notre ère : un « tournant » ?
350 p., 2021, ISBN 978-2-503-59459-0
vol. 188 (Série “Histoire et prosopographie” no 14)
M. A. Amir-Moezzi (éd.)
Raison et quête de la sagesse. Hommage à Christian Jambet
568 p., 2021, ISBN 978-2-503-59353-1
vol. 189
P. Roszak, J. Vijgen (éd.)
Reading the Church Fathers with St. Thomas Aquinas
Historical and Systematical Perspectives
520 p., 2021, ISBN 978-2-503-59320-3
vol. 190
M. Bar-Asher, A. Kofsky
The ‘Alawī Religion: An Anthology
221 p., 2021, ISBN 978-2-503-59781-2
vol. 191
V. Genin
L’Éthique protestante de Max Weber et les historiens français (1905-1979)
283 p., 2022, ISBN 978-2-503-59783-6
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vol. 192
V. Goossaert, M. Tsuchiya (éd.)
Lieux saints et pèlerinages : la tradition taoïste vivante /
Holy Sites and Pilgrimages: The Daoist Living Tradition
488 p., 49 ill. n/b + 26 ill. couleurs, 2022, ISBN 978-2-503-59916-8
vol. 193 (Série “Histoire et prosopographie” no 15)
S. Azarnouche (éd.)
À la recherche de la continuité iranienne. De la tradition zoroastrienne
à la mystique islamique.
Recueil de textes autour de l’œuvre de Marijan Molé (1924-1963)
338 p., 3 ill. n/b, 2022, ISBN 978-2-503-60022-2
vol. 194 (Série “Histoire et prosopographie” no 16)
S. De Franceschi, D.-O. Hurel, B. Tambrun (éd.)
Le Dieu un : problèmes et méthodes d’histoire des monothéismes
Cinquante ans de recherches françaises (1970-2020)
916 p., 2022, ISBN 978-2-503-60112-0
vol. 195
A. Panaino
Le collège sacerdotal avestique et ses dieux. Aux origines indo-iraniennes
d’une tradition mimétique (Mythologica Indo-Iranica II)
332 p., 11 ill. couleurs, 2022, ISBN 978-2-503-60241-7
vol. 196
M.-H. Deroche
Une quête tibétaine de la sagesse
Prajñāraśmi (1518-1584) et l’attitude impartiale (ris med)
728 p., 33 ill. couleurs + 30 ill. n/b, 2023, ISBN 978-2-503-60337-7
vol. 197
A. Girard, B. Heyberger, V. Kontouma (éd.)
Livres et confessions chrétiennes orientales. Une histoire connectée entre l’Empire
ottoman, le monde slave et l’Occident (XVIe-XVIIIe siècles)
481 p., 17 ill. couleurs + 1 carte n/b, 2023, ISBN 978-2-503-60440-4
vol. 198 (Série “Sources et documents” no 3)
M. Terrier
Le guide du monde imaginal. Présentation, édition et traduction de la Risāla
mithāliyya (Épître sur l’imaginal) de Quṭb al-Dīn Ashkevarī
546 p., 2023, ISBN 978-2-503-60643-9
vol. 199 (Série “Histoire et prosopographie” no 17)
D. Pelletier, F. Michel (éd.)
avec la collaboration de G. Cuchet, A. Guise-Castelnuovo, et I. Saint-Martin
Pour une histoire sociale et culturelle de la théologie. Autour de Claude Langlois
407 p., 2023, ISBN 978-2-503-60628-6
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vol. 200
S. Peperstraete
À l’ombre de Quetzalcoatl. Les prêtres et l’organisation sacerdotale aztèques
780 p., 2023, ISBN 978-2-503-60663-7
vol. 201
H. Benkheira, S. de Franceschi (éd.)
La dîme du corps. Doctrines et pratiques du jeûne
Vol. 1 : Jeûnes anciens et orientaux. Jeûnes d’islam. Vol. 2 : Jeûnes chrétiens. Jeûnes
d’aujourd’hui
2 vol., 1135 p., 2023, ISBN 978-2-503-60652-1
vol. 202
S. Destephen
Du christianisme et des hommes dans l’Antiquité tardive. Essais de prosopographie
274 p., 2024, ISBN 978-2-503-61088-7
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