Journalisme participatif
Nathalie Pignard-Cheynel
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Nathalie Pignard-Cheynel. Journalisme participatif. 2018, pp.[En ligne]. hal-01880083
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Journalisme participatif
Nathalie Pignard-Cheynel
Référence électronique
Nathalie Pignard-Cheynel, Journalisme participatif. Publictionnaire. Dictionnaire
encyclopédique et critique des publics. Mis en ligne le 21 septembre 2018. Accès :
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Journalisme participatif
L’essor du journalisme citoyen
À l’échelle de l’histoire du web, si les médias ont investi très tôt le numérique, proposant une
présence en ligne dès le milieu des années 1990, ils ont vu rapidement naître sur la toile des
sites alternatifs se réclamant d’une pratique citoyenne du journalisme. Portés par les
promesses du web 2.0, dit « collaboratif » (Rebillard, 2007), ces sites développent une
critique (parfois radicale) des médias, dénonçant leur position hégémonique, leur allégeance
au monde politico-économique ou encore les biais dont ils seraient coupables dans le
traitement de l’actualité (Cardon, Granjon, 2010). Plus largement, ces sites contestent le rôle
de gatekeeper octroyé aux médias et plaident pour un citoyen acteur à part entière de
l’information. À la faveur de technologies favorisant l’expression citoyenne, ces sites
ambitionnent donc de contourner les médias mainstream en permettant à tout un chacun de
participer à un renouveau démocratique et médiatique. C’est l’ère du « tous journalistes », le
plus souvent traduite par l’expression « journalisme citoyen » (Tétu, 2008). Quelques figures
emblématiques incarnent le mouvement du journalisme citoyen, telles Dan Gillmor qui publie
en 2004 un ouvrage au titre évocateur, We the Media (défendant un journalisme « par le
peuple pour le peuple »), ou encore en France, Joël de Rosnay et Carlo Revelli (2006), dont le
manifeste s’intitule La Révolte du pronétariat. Ce positionnement en contre-point au discours
médiatique dominant s’observe également lors de l’éclosion des blogs dans la première moitié
des années 2000 (Jeanne-Perrier, Le Cam, Pélissier, 2004).
Mais assez vite, le mouvement s’essouffle. Les sites ferment ou leur ambition de départ est
dévoyée (Bayosphere, le pure player citoyen créé par Dan Gillmor, tire le rideau en 2006,
tandis qu’Agoravox, fondé par Joël de Rosnay, a progressivement dérivé vers les idéologies
extrémistes et complotistes). Deux raisons permettent d’interpréter ce rendez-vous manqué :
- Contrairement aux aspirations de ses promoteurs, la création de contenus sur le web
reste une activité marginale, socialement discriminée où les professions intellectuelles
sont les plus représentées. Des enquêtes empiriques des profils de contributeurs de
certains sites (tels Agoravox ou le pionnier Ohmynews en Corée du Sud) soulignent le
caractère minoritaire et élitiste de ces pratiques qui nécessitent des compétences et un
capital symbolique et culturel important (Aubert, 2009 ; Barbe, 2006 ; Kim, Hamilton,
2006).
- La seconde difficulté est celle de faire vivre un projet éditorial en l’absence de
journalistes, d’un accompagnement professionnel et d’un business modèle. Ce fut
d’ailleurs l’un des enseignements qu’a tiré Dan Gillmor à la mort de son site citoyen.
Quand les médias se saisissent des pratiques participatives
Malgré ce relatif échec des sites de journalisme citoyen, une « culture participative »
(Jenkins, 2006), portée par l’industrie numérique, était née. Un mouvement amplifié quelques
années plus tard par les réseaux socionumériques qui ont mis au cœur de leur modèle la
participation des usagers (et les données personnelles qui vont avec). Les élans expressivistes
du public (Allard, 2007) sont rapidement apparus incontournables pour les médias qui ont
cherché à capter puis à cadrer cette participation. Ainsi est né, au milieu des années 2000, le
« journalisme participatif », défini comme la collaboration d’amateurs (c’est-à-dire de nonprofessionnels du journalisme) au processus de création ou diffusion de l’information
d’actualité sur les supports numériques. Parfois qualifiées de journalisme pro-am ou
journalisme collaboratif, ces pratiques trouvent une filiation dans le courrier des lecteurs des
journaux papiers ou les émissions de radio qui invitent les auditeurs à s’exprimer à l’antenne.
Cette participation s’exprime de diverses manières : en amont dans la fourniture de photos,
vidéos ou témoignages, notamment pour des terrains ou événements dont les journalistes sont
absents (conflits lointains mais également catastrophes naturelles, attentats, etc.), en aval
(dans les commentaires par exemple), ou dans la construction même de l’information (par la
tenue de blogs, la co-écriture d’articles, des interviews par chats, etc.). Dans un contexte de
crise généralisée (crise de la diffusion, crise de confiance, crise économique), cette
participation devait permettre aux médias de renouer avec leur audience et de donner corps à
la fonction sociale de la presse. Le chercheur Mark Deuze (2003) rêve même d’un modèle
horizontal, participatif et collectif du journalisme, nécessitant une « culture journalistique
ouverte ».
Des médias partagent cet idéal et en font un projet éditorial à part entière. À la fin des années
2000, des sites pure players naissent avec cette ambition de départ de faire cohabiter des
journalistes et des non-professionnels. C’est le cas en France de Rue89, de Mediapart ou
encore du Post (remplacé plus tard par le Huffington Post). C’est aussi l’optique du Guardian
qui, dès 2012, axe sa stratégie autour de l’open journalism en défendant un journalisme en
phase avec son public, ouvert à ses apports, aux interactions et aux collaborations.
Progressivement, ce principe d’une relation plus horizontale et collaborative entre les
journalistes et leur public devient un impératif et même une injonction (Pignard-Cheynel,
Noblet, 2010). Rares sont les sites d’information, à la fin des années 2000, qui n’offrent pas à
leurs lecteurs la possibilité de s’exprimer, sous quelque forme que ce soit, comme l’ont
montré Jane B. Singer et al. (2011) dans une large étude menée auprès d’une vingtaine de
titres dans dix pays.
Journalistes et participation amateure : le désenchantement
Sur le papier, les élans participatifs du public devaient permettre aux journalistes de renouer
avec leur lectorat, d’enrichir leur propre production d’expertises multiples, voire de pallier les
manques chroniques au sein des rédactions (comme la difficulté de couvrir certains terrains ou
événements). Mais la réalité est plus compliquée et doit, à bien des égards, être nuancée. De
nombreux travaux scientifiques, qui se sont saisis dès les années 2000 de cette question, ont
souligné à quel point il était difficile d’intégrer ces pratiques dans le quotidien des
journalistes. Les résistances professionnelles et culturelles sont nombreuses et les
désenchantements multiples. Trois axes explicatifs peuvent être convoqués : des logiques
organisationnelles, une culture professionnelle et une attitude face au changement qui freine
l’intégration de ces « amateurs » dans le processus éditorial. Dans leur enquête de référence,
Jane B. Singer et al. (ibid.) montrent que si le journalisme participatif s’est globalement
développé dans la plupart des médias occidentaux, il reste cantonné en amont et en aval de la
production journalistique. Les usagers n’ont en outre guère de poids sur le processus éditorial
qui reste sous le contrôle entier des journalistes. Au cœur de cette résistance, la figure du
gatekeeper (c’est-à-dire du sélectionneur de l’information qui mérite d’être médiatisée) dont
les journalistes ne veulent pas se départir ; l’emploi du terme « amateur » opposé au
« professionnel » en est d’ailleurs symptomatique. Alfred Hermida et Neil Thurman (2008)
identifient cette difficile intégration des « contenus générés par les utilisateurs » dans les
cadres professionnels et les routines des journalistes comme un « clash des cultures ».
Par ailleurs, les dispositifs de journalisme participatif ont souvent été conçus sur la base d’un
malentendu : l’idée que le public allait contribuer avec des productions de qualité, de
l’expertise, exemplaires sur le fond comme sur la forme. La réalité est tout autre. La
participation est souvent éloignée des canons journalistiques, de ses valeurs et de ses
exigences. Elle privilégie l’opinion plus que les faits, l’approximation plus que l’exactitude,
l’emphase voire les dérapages plus que l’équilibre et la nuance. Face à cette réalité, les
contenus amateurs se voient progressivement marginalisés et surtout bien distingués,
« étanchéifiés », des réalisations professionnelles dans les sites d’information (Canu,
Datchary, 2010).
La gestion des commentaires est sans doute l’un des emblèmes de ce désenchantement. Les
journalistes sont très critiques à l’égard des commentaires, les jugeant globalement de piètre
qualité, agressifs, fallacieux et peu représentatifs (Bergström, Wadbring, 2014 ; Degand,
Simonson, 2011). Plus inquiétant, leur nombre va croissant, jusqu’à poser un problème
évident de gestion du flux. Loin de générer une plus-value informationnelle ou de lien avec le
public comme cela était envisagé, les commentaires deviennent un poids, une contrainte.
Beaucoup de médias ont dès lors décidé d’externaliser leur gestion (Smyrnaios, Marty, 2017),
d’en limiter l’usage (en le réservant aux abonnés par exemple) et même de supprimer la
fonctionnalité (c’est le cas pour Vice, TheVerge, le Chicago Sun-Times, Le Temps, etc.),
arguant que les échanges se passent dorénavant ailleurs, et notamment sur les réseaux
socionumériques.
Du désenchantement au désengagement, il n’y a qu’un pas que nombre de médias
franchissent. La suppression des commentaires n’en est qu’une expression. D’autres ferment
les espaces de blogs, réduisent les formats, participent voire disparaissent (ce fut le cas du
Post puis de Rue89). Mais ça n’en est pas pour autant fini des contributions des publics dans
les médias. Car comme le rappelle Renee Barnes (2016), la participation n’est pas uniquement
la face visible et bruyante évoquée jusque-là. Elle se caractérise aussi par des pratiques plus
silencieuses mais pas moins engagées, bien au contraire. C’est d’ailleurs vers cette direction
que se tournent aujourd’hui de nombreux médias. Révolues l’idée du lecteur qui peut
s’improviser journaliste et celle d’une production « amateur » de l’information. C’est
davantage l’engagement du public dans un projet éditorial dont il est une pièce maîtresse qui
est aujourd’hui convoité. Et en retour, celui des journalistes dont on attend qu’ils renouent
avec un public trop souvent mis à distance (comme l’ont mis en évidence, dès les années
1970, les enquêtes ethnographiques en rédaction).
Du participatif à l’engagement
Si les expériences de participation des publics ont connu des fortunes mitigées, les médias
sont toujours confrontés aux deux constats qui ont initié et porté le mouvement du
journalisme participatif : les aspirations expressivistes ne font que croître, notamment avec
l’explosion des plateformes sociales et, dans le même temps, la crise des médias s’amplifie et,
avec elle, la défiance des publics à leur égard. Un renouveau du participatif apparaît ainsi
depuis quelques années, avec des contours et des formes d’expression renouvelés.
Dans les pays anglo-saxons (où les médias ont été fortement ébranlés par le référendum pro
Brexit puis l’élection de Donald Trump), un mouvement est né, celui de l’engaged journalism
(Batsell, 2015). Il conçoit le journaliste non plus seulement comme un transmetteur
d’information, mais comme un acteur qui s’engage vis-à-vis de ses publics, voire dans
l’animation d’une « communauté » et, plus largement, dans le débat démocratique, renouant
avec le public journalism des années 1990 (Watine, 2003). Oubliée la crainte que leurs
lecteurs puissent les remplacer ; les journalistes ont pris conscience qu’ils avaient besoin de
leur adhésion forte à un projet éditorial pour faire perdurer l’écosystème informationnel. Les
développements technologiques ont permis de faire apparaître des dispositifs et des formats
qui intègrent ce co-engagement. C’est le cas du live-blogging (Pignard-Cheynel, Sebbah,
2015) et des live videos qui, tout en offrant une couverture en direct d’un événement en cours,
favorisent les échanges avec le public. La proximité entre l’émetteur et le récepteur est très
présente dans cette pratique qui prolonge le modèle du journalisme de conversation (Watine,
2006). Face à une demande de plus en plus forte d’explications voire de justifications de leurs
choix, leurs valeurs, leurs méthodes, les journalistes jouent le jeu d’une plus grande
transparence et proximité vis-à-vis de leurs publics. Cette mise en visibilité de la boîte noire et
du off s’accompagne fréquemment d’une incarnation journalistique plus forte, que ce soit par
une subjectivité assumée (par le « je ») ou par des formats qui empruntent les codes des
réseaux socionumériques (et donc des publics).
Ce renouvellement du participatif n’impacte pas que les pratiques journalistiques. Pensé
dorénavant de manière systémique, l’engagement des publics trouve par exemple des
incarnations dans des modèles économiques alternatifs (le crowfunding, le membership model
qu’expérimente le Guardian, ou encore l’actionnariat citoyen proposé par Julia Cagé). Côté
technologie, cet engagement se traduit dans les approches d’UX (user experience) qui placent
l’usager au centre du design et de la conception des dispositifs et interfaces développés pour
les médias.
En une vingtaine d’années, le mouvement du journalisme citoyen et participatif a ainsi connu
des promesses, des désillusions et des évolutions. Fortement portée par la culture numérique,
cette redéfinition des liens entre publics et journalistes doit encore trouver sa place dans une
culture professionnelle marquée par des pratiques et des représentations qui intègrent peu la
figure du public. Dans ce contexte de redéfinition et de réinvention, les initiatives associant
acteurs des champs médiatiques, numériques et académiques (telles le Coral Project aux
États-Unis) méritent d’être encouragées en ce qu’elles permettent de saisir la problématique
de la participation et de l’engagement des publics de manière pluridisciplinaire et appliquée,
dans la quête de formats, pratiques et dispositifs permettant de réaliser la rencontre fructueuse
des cultures numérique et journalistique.
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