Une épreuve médiatique? Les éleveurs bretons et les
marées vertes
Alix Levain
To cite this version:
Alix Levain. Une épreuve médiatique? Les éleveurs bretons et les marées vertes. Études rurales, 2016,
198, pp.171-194. 10.4000/etudesrurales.11414. hal-01789483
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UNE ÉPREUVE
MÉDIATIQUE ?
Alix Levain
LES ÉLEVEURS BRETONS
ET LES MARÉES VERTES
E
2009 ET 2012, plusieurs accidents
ont attiré l’attention des médias sur
les dangers associés à la décomposition
des algues vertes sur les plages bretonnes.
Le nombre d’articles consacrés par la presse
française aux marées vertes a ainsi été multiplié par dix entre 2008 et 2009 1. Ces chlorophytes marines ont alors acquis le statut de
pollution majeure aux yeux d’un public élargi :
leur médiatisation comme scandale sanitaire a
amplifié et contribué à légitimer une critique
multiforme de l’élevage intensif dominant dans
la région [Le Chêne 2012 ; Levain 2014]. Cette
crise médiatique a particulièrement exposé les
éleveurs 2, en tant qu’individus et en tant que
groupe professionnel structuré.
En mobilisant la sociologie des épreuves,
cet article 3 vise à rendre compte de la façon
dont ils ont vécu, interprété et intégré cet événement médiatique dans leur expérience sociale.
L’exposition médiatique sera, ici, considérée
comme une épreuve : elle place les éleveurs
dans une situation d’indétermination relative,
les oblige à un travail d’évaluation de la situation et de mobilisation destiné à restaurer leurs
NTRE
possibilités d’agir en cohérence avec « différents héritages culturels ou principes de légitimation » [Martuccelli 2015 : 49]. L’appropriation de cette rupture constitue le point de
départ d’une expérience, entendue comme la
transformation d’un choc en une mise en
mouvement, génératrice d’apprentissage social
[Dewey 2010 ; Stavo-Debauge 2012]. Cette
épreuve est, en effet, porteuse de dynamiques
émotionnelles individuelles et collectives qui
modifient le rapport à l’expression publique
des éleveurs, tout en contribuant à la structuration du problème public des marées vertes
[Quéré 2012].
L’analyse s’appuie sur une enquête ethnographique menée entre 2010 et 2014, principalement sur trois des huit baies les plus
touchées en Bretagne par les proliférations
d’algues vertes : la baie de Lannion (Côtesd’Armor), de Douarnenez et de la Forêt (Finistère). Le corpus résultant de l’enquête est
1. D’après un décompte réalisé via Factiva, à partir
d’un corpus incluant la plupart des journaux nationaux
et régionaux, 1 054 articles évoquant les marées vertes
dans leur titre ont été recensés en 2009.
2. La fertilisation intensive des cultures, par l’apport
d’engrais minéraux et d’effluents d’élevage, est identifiée comme la première source de fuites de sels nutritifs
dans les cours d’eau. Ces nutriments permettent le développement des algues à l’origine des marées vertes. Plus
de 90 % des nitrates qui parviennent dans les baies touchées par les marées vertes proviennent ainsi de l’activité agricole.
3. Cette recherche a bénéficié du soutien de la préfecture de la région Bretagne, du conseil régional de
la Bretagne, des conseils départementaux des Côtesd’Armor et du Finistère ainsi que du programme « Eaux
et territoires » du ministère de l’Écologie, du Développement durable, des Transports et du Logement.
Études rurales, juillet-décembre 2016, 198 : 171-194
Alix Levain
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composé de 200 entretiens semi-dirigés, dont
60 auprès de professionnels de l’agriculture,
ainsi que d’observations réalisées au sein des
arènes micro-locales et régionales dans lesquelles les pollutions agricoles sont gérées et
débattues 4. Il inclut également une analyse
des délibérations de dix communes touchées,
dont l’objectif était d’identifier les formes multiples de problématisation des marées vertes
dans l’espace politique local, depuis leur
apparition dans les années 1970.
Je montrerai d’abord que la médiatisation
soudaine du danger sanitaire associé à ces
marées constitue une épreuve inédite pour les
éleveurs comme pour leurs porte-parole. Les
contraintes qui entourent leur expression dans
les médias conduisent une partie des agriculteurs vers le repli, l’autre vers l’action,
sans que les moyens d’une coordination des
discours et des mobilisations soient d’emblée
identifiés. Je décrirai ensuite les formes que
prend la réappropriation de l’espace médiatique par les éleveurs, par la mise en scène
d’un rapport de force avec les écologistes,
mais aussi par des déplacements stratégiques
moins visibles.
Les vies médiatiques multiples
des marées vertes
Les marées vertes sont l’objet d’un traitement
médiatique bien distinct de celui des autres
pollutions agricoles en Bretagne. Une récente
étude [Brun et Haghe 2016] réalisée à partir
des archives de l’Institut national de l’audiovisuel retrace la façon dont ce sujet a été
abordé dans les reportages télévisuels depuis
qu’il y est apparu au milieu des années 1980.
Son évocation suit une saisonnalité marquée,
qui coïncide avec la période touristique estivale. Jusqu’à la fin des années 1980, les reportages mettent en avant les nuisances visuelles
et olfactives que les algues vertes occasionnent
et la menace qu’elles représentent pour la fréquentation des plages. Assimilées dans un premier temps à une pollution d’origine urbaine,
elles sont présentées à partir des années 1990
comme une conséquence du productivisme
agricole. Les reportages laissent d’abord une
large place aux victimes des nuisances. Puis,
progressivement, la parole est donnée aux
gestionnaires locaux, qui évoquent des pistes
de résolution à court ou moyen terme, et aux
chercheurs qui expliquent les mécanismes déclenchant ces marées vertes. L’analyse montre
également que les chaînes régionales ont,
de façon plus systématique que les chaînes
nationales, relié le problème des algues vertes
à des expertises contradictoires concernant le
« modèle » agricole breton et ses conséquences.
Au cours de ces trente dernières années,
l’attitude à adopter face à cette médiatisation
saisonnière suscite des débats récurrents dans
les baies touchées. L’analyse des comptes rendus des conseils municipaux des communes
littorales permet d’en prendre la mesure :
4. Ces arènes se sont, en effet, multipliées au cours de
cette période : la question des algues vertes est simultanément inscrite à l’ordre du jour des séances de conseils
municipaux et communautaires, travaillée et débattue au
sein des commissions locales de l’eau, ainsi que dans
les instances régionales de gouvernance du Plan de lutte
contre les algues vertes lancé en 2010. Elle est aussi
évoquée lors de conférences et de manifestations organisées par les associations environnementalistes et par les
organisations consulaires ou les syndicats agricoles.
Les éleveurs bretons et les marées vertes
faut-il ou non solliciter les journalistes pour
dénoncer les difficultés auxquelles les communes littorales font face ? Le coût pour les
finances locales s’avère très lourd pour les
petites communes et les inquiétudes pour
l’avenir poussent certains élus à relayer les
discours des associations environnementalistes
régionales sur le lien entre marées vertes et
qualité de l’eau. Ils souhaitent, ce faisant,
affirmer les limites de leur responsabilité politique face à un problème devant lequel ils se
sentent démunis. D’autres craignent de compromettre la saison ou d’exacerber conflits et
critiques et préfèrent ramasser les algues le
plus discrètement possible. Ceux qui pensent
que les échouages suffisent à altérer l’image
du territoire et qu’alerter les médias est un
moyen de lutte légitime s’opposent ainsi à
ceux qui considèrent que cette publicité des
marées vertes est plus nuisible que les algues
elles-mêmes.
À la fin des années 1990, les politiques
régionales visant à réguler les pratiques de
fertilisation azotée dans le cadre de la mise en
œuvre de la directive « nitrates » de 1991 suscitent de fortes résistances de la part des organisations agricoles majoritaires. Les critiques
des associations environnementalistes, qui
dénoncent cette attitude, sont relayées par la
presse. Elles génèrent tensions et blocages
dans les instances locales de gouvernance de
l’eau – qui se mettent en place progressivement à l’échelle des bassins-versants alimentant les baies – auxquelles les collectivités
locales encouragent les agriculteurs à participer. En effet, pour les éleveurs, les objectifs
de réduction des flux de nitrates vers les
milieux aquatiques semblent si difficiles à
atteindre que l’effort réalisé risque de paraître
toujours insuffisant. Élus et représentants agricoles locaux s’accordent alors pour construire
un discours médiatique positif, mettant l’accent
sur les efforts accomplis, l’engagement des
parties, l’efficacité du ramassage des algues,
les espoirs de rémission.
Ainsi, le malaise lié au fait de s’exprimer
dans les médias se renforce dans les baies
touchées. Ce malaise concerne le tourisme et
l’agriculture. Il aboutit, dans des territoires où
ces activités incarnent les choix historiques
et les espoirs de développements futurs, à
un régime local de neutralisation des alertes
[Châteauraynaud et Torny 1999 ; Levain 2014].
Autrement dit, l’expression médiatique met
en jeu la loyauté des acteurs vis-à-vis de leur
propre territoire.
C’est ce régime de neutralisation qu’Alain,
militant environnementaliste en baie de Lannion et artisan de la mise en évidence du danger sanitaire, cherche à faire voler en éclats.
Lanceur d’alertes, il fait davantage confiance
aux médias nationaux qu’aux médias locaux
qu’il estime muselés sur ces sujets. « Si les
médias nationaux ne lancent pas l’affaire, à
mon avis ils vont... pfft ! » 5, dit-il, évoquant
l’étouffement qu’il estime volontaire des nombreuses alertes qu’il a lancées par le passé.
Les institutions qui n’ont pas ouvertement
pris position contre le « système » agricole
productiviste se retrouvent dans ce contexte
directement mises en cause :
À partir des marées vertes, on peut aller
beaucoup plus loin. [...] C’est pas seulement parce que ça pue [...]. Pour moi,
5. Entretien avec Alain, baie de Lannion, en mai 2011.
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une marée verte, c’est une image de la
Bretagne telle qu’elle a « viré » entre
guillemets avec le modèle Gourvennec 6
d’agriculture. [...] Les marées vertes,
c’est la partie émergée de l’iceberg, on
voit bien tout ce qui est enfoui et [qui]
bien évidemment ne veut pas être vu
par les responsables politiques de cette
région 7.
Alain interprète, en effet, la persistance
des marées vertes comme le résultat d’une
stratégie de déni coordonnée, impliquant à la
fois les services de l’État, les maires, les organisations économiques agricoles et le syndicat
agricole majoritaire, la FNSEA (Fédération
nationale des syndicats d’exploitants agricoles). Il dénonce la matérialité des pollutions
(les volumes d’algues échoués, les nuisances,
la toxicité) et le problème politique profond
qui aurait rendu cette situation inévitable.
Du scandale localisé
au scandale médiatique
Quelle que soit leur sensibilité vis-à-vis des
marées vertes, toutes les personnes rencontrées s’accordent sur le fait qu’il existe un
« avant » et un « après » 2009. L’accident qui
coûte la vie à un cheval et met en danger son
cavalier en juillet sur une plage de la baie de
Lannion acquiert rapidement le statut d’événement. Les associations costarmoricaines de
lutte contre les algues vertes alertent la presse
locale et nationale, œuvrant pour faire reconnaître les émanations d’hydrogène sulfuré
issues de la décomposition des algues vertes
échouées comme un danger sanitaire majeur.
S’en suivent mobilisations politiques (le Premier ministre fera sa rentrée sur le lieu de
l’accident), sociales et un ensemble de controverses sur l’intensité du risque encouru et les
responsabilités respectives des victimes 8, des
acteurs locaux et de l’État. L’été suivant est
calme, les marées vertes ayant été moins
importantes et les échouages intensivement
ramassés. Mais fin juillet 2011, un nouvel
accident a lieu : en baie de Saint-Brieuc, on
découvre une quarantaine d’animaux morts
– principalement des sangliers – sur les berges
d’un estuaire envahi d’algues vertes. Le caractère massif de la mort, la possibilité de mettre
en symétrie porcs et sangliers, le suspense lié
à la découverte progressive des cadavres et
6. Alexis Gourvennec est une figure du syndicalisme
et de l’entrepreneuriat agricole des années 1960-1980.
Il incarne encore aujourd’hui l’engagement résolu des
coopératives agricoles de l’Ouest dans la modernisation
par le désenclavement du territoire, par l’intensification
et par la réappropriation des moyens de production
en amont (notamment l’approvisionnement en aliment
importé pour les élevages, les semences, les engrais
et les produits phytosanitaires) et en aval (abattage et
transformation).
7. Entretien avec Alain, op. cit.
8. Par exemple, l’attitude du cavalier victime de l’accident de juillet 2009 a fait l’objet de nombreuses mises
en cause en baie de Lannion, y compris dans la presse :
certaines reflètent la conscience locale ancienne des
dangers d’enlisement dans les estuaires et de la fragilité
des chevaux (n’a-t-il pas pris des risques inconsidérés ?),
d’autres la méfiance vis-à-vis des bénéfices politiques
que les associations écologistes tirent en première analyse de cet accident (quels sont ses liens exacts avec les
associations et ne s’agit-il pas d’une mise en scène ?).
Ces deux motifs de mise en cause sont très souvent
repris par les éleveurs rencontrés au cours de cette
enquête. Pour un exposé détaillé de ces controverses,
voir A. Levain [2014].
Les éleveurs bretons et les marées vertes
aux résultats d’autopsies, l’extrême réactivité
des acteurs alimentent alors un feuilleton
médiatique qui durera tout l’été. Ces morts
d’animaux facilitent la mise en intrigue d’un
sujet bien connu mais qui se laissait, jusqu’à
présent, difficilement saisir. Elles permettent
en effet « aux journalistes de [leur] appliquer
des schémas d’appréhension du monde préalables, en [les] considérant comme exemplaire(s) ou au contraire comme une rupture,
un moment qui oblige à revoir nos cadres
interprétatifs » [Mercier 2006 : 29].
Il s’agit bien d’une rupture, parce que le
problème change de nature et d’échelle, du
fait de la mise en relation entre l’agriculture
et un risque de mort immédiate, qui place
au premier plan la responsabilité de l’État.
De plus, la compatibilité entre le maintien du
modèle agricole dominant et le développement
touristique peut être directement interrogée.
Mais l’événement a aussi valeur d’exemplarité, dans le sens où la gravité du problème se
trouve matérialisée par la brutalité des scènes
qui se livrent aux regards, donnant à ces
morts le statut d’une épreuve-sanction. Aux
observateurs attentifs cependant, apparaît clairement l’intensité du travail mené par Sauvegarde du Trégor et Halte aux marées vertes,
deux associations locales créées dans les années
2000. Les enquêtes sur les effets des proliférations sur la santé (via la sollicitation d’experts, la documentation, la recherche de témoins
et de victimes) ont précédé et accompagné ces
événements. Avant de « tuer », les marées
vertes ont été cadrées comme un scandale et
comme un risque [Levain 2013].
L’efficacité symbolique et pratique de
cette activité de cadrage des marées vertes en
tant que risque sanitaire s’avère redoutable.
Elle a des répercussions sur toutes les baies
touchées et se nourrit du moindre fait divers.
La synergie entre investigation militante et
couverture journalistique devient rapidement
une préoccupation majeure pour les élus locaux,
les services de l’État et les représentants des
éleveurs. Les médias, bien plus qu’une simple
tribune, deviennent un acteur à part entière
de cette mise en scène. « C’est une cocotteminute depuis, on ne sait jamais quand, mais
on sait que ça va exploser », m’explique ainsi
Hélène 9, cadre à la préfecture de région, pour
rendre compte de l’anxiété que suscite la dynamique médiatique. Le problème des marées
vertes est désormais désectorisé : la dynamique
s’étend bien au-delà des baies les plus touchées, la complémentarité entre tourisme et
agriculture est directement questionnée, la responsabilité des institutions est mise en cause
à chaque difficulté de gestion des échouages.
Incrédulité, colère et découragement :
les émotions contradictoires des éleveurs
Le rôle clé des associations costarmoricaines
de lutte contre les marées vertes dans la désectorisation du « scandale » incite à observer
de plus près les conditions locales qui l’ont
rendue possible. Comme la quasi-totalité du
littoral breton, les baies affectées par ces
pollutions ont connu des évolutions sociodémographiques accélérées depuis la fin des
années 1990 avec l’augmentation des zones
résidentielles. L’agriculture n’est plus qu’une
activité marginale dans de nombreuses communes côtières et elle redevient ponctuellement un enjeu politique par les nuisances
9. Entretien réalisé à Rennes en août 2012.
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notamment olfactives et visuelles, qu’elle
occasionne [Levain 2014]. En outre, les éleveurs, du fait de leurs contraintes professionnelles, sont moins disponibles pour s’impliquer
dans la vie locale. Par ailleurs, d’anciennes
associations, constituées dans les années 1970
pour lutter contre l’urbanisation, ciblent désormais les marées vertes, tandis que de nouvelles
associations se créent. Ces dernières sont animées par de jeunes retraités, revenus sur leur
terre d’origine une fois leur carrière terminée.
Leurs mots d’ordre allient la dénonciation des
nuisances et une critique plus globale de l’élevage intensif. Les correspondants locaux de
la presse quotidienne régionale témoignent de
l’amplification des sollicitations dont ils sont
l’objet de la part de ces nouveaux acteurs. Ils
les citent et opposent leurs arguments aux discours, à vocation apaisante et d’objectivation,
des représentants des collectivités locales. Pour
des raisons liées à l’évolution de la sociologie
des correspondants 10, à leurs conditions de
travail et à leur sensibilité au problème, la
parole des éleveurs n’est dans ce contexte pas
sollicitée. L’un des correspondants interrogés
évoque à ce sujet sa méconnaissance des
questions agricoles, dont il n’a jamais à traiter ; un autre son souhait d’éviter les controverses ; un troisième son empathie pour les
riverains et son admiration pour ceux qui bousculent les autorités locales. Cette situation
accentue le sentiment des agriculteurs d’une
contribution décisive des médias de proximité
à la formation d’une opinion publique locale
qui leur est hostile, comme l’explique Hervé :
« Ils sont en train de parler d’un sujet, ils
connaissent pas. [...] Oh, mais c’est permanent ! Il n’y a pas une semaine qui passe sans
algues vertes [...]. Je ne sais pas, c’est une
pression » 11. Cette impression de subir un
matraquage accentue son sentiment d’isolement et le conduit à envisager avec réticence
une expression publique. « Si on ne veut plus
de nous ici, il faut le dire ! », s’exclame-t-il.
Les éleveurs de porcs expriment, plus encore
que les autres, le sentiment d’être pris dans
un conflit qui compromet l’existence de leur
activité. Évoquer la gravité des marées vertes
revient pour eux à accepter, voire à rechercher, la disparition des élevages. Les caractéristiques de leurs exploitations 12, comme leur
mode de revendication, les exposent davantage à la critique [Bonnaud et Nicourt 2006].
10. Collaborateurs rémunérés à l’article, les correspondants locaux de la presse quotidienne régionale apparaissent comme des relais majeurs des mobilisations
locales, mettant traditionnellement en valeur les difficultés et les justifications des agriculteurs dans les crises
touchant le secteur : leur proximité avec les acteurs
sociaux les conduit à construire leurs articles comme
des rapports factuels et à citer directement leurs sources,
en évitant de prendre position [Le Bohec 1994]. Les
cinq correspondants de presse interrogés sont des femmes,
ayant longtemps vécu en ville, installées sur le territoire
et exerçant cette fonction depuis moins de dix ans. Si
une étude sociologique approfondie auprès des 3 200
correspondants de presse de Ouest France et du Télégramme reste à réaliser, ce profil témoigne d’une
convergence avec les évolutions sociodémographiques
plus générales que connaît le littoral breton.
11. Hervé, éleveur de porcs, baie de Douarnenez, mars
2010.
12. Très majoritairement, il s’agit d’élevages hors-sol
sur caillebottis nécessitant l’épandage de lisier et par
ailleurs soumis à la législation sur les installations classées pour la protection de l’environnement (ICPE).
Les éleveurs bretons et les marées vertes
Pourtant, c’est l’élevage bovin qui constitue
aujourd’hui la première source de pression
azotée sur le territoire, que ce soit dans les
trois baies étudiées ou dans le reste de la
région 13.
Les éleveurs de porcs soulignent systématiquement le caractère socialement et politiquement construit de l’accident du cheval : ils
en commentent de façon experte les circonstances et soulignent les erreurs factuelles souvent contenues dans les articles, du fait de la
complexité technique du sujet. Les algues y
sont présentées parfois comme toxiques alors
que c’est le processus de fermentation qui est
en cause, le rôle des nitrates y est mal décrit...
Être éleveur, c’est, en effet, connaître l’animal et son comportement ; c’est aussi, dans
les systèmes d’élevage hors-sol, gérer au quotidien le risque d’exposition aux gaz issus
de la décomposition de la matière organique.
Par ailleurs, pour la plupart des éleveurs rencontrés, la précision accrue des techniques
de gestion des effluents et de fertilisation a
considérablement fait diminuer les risques de
pollution. Enfin, l’ancienneté de leur expérience
des marées vertes se double parfois d’une implication dans leur gestion, parce qu’ils ont utilisé
les algues collectées comme amendement, ou
parce qu’ils ont été des élus actifs dans l’organisation du ramassage et du traitement. L’écart
entre leur expérience et les représentations
des pratiques agricoles qui leur sont renvoyées est de ce fait considérable.
Pour ceux qui ont fait le choix de rompre
avec les syndicats majoritaires 14, la médiatisation des marées vertes revêt une autre signification : « Les marées vertes, moi j’en ai rien
à foutre, mais tant mieux si ça les fait réfléchir » 15, dit Pierre-Marie, un éleveur laitier
engagé dans un programme local de lutte
contre les marées vertes. S’il dénonce le
« cirque » médiatique, il recueille avec soin
les articles dans lesquels les responsables de
la Fédération départementale des syndicats
d’exploitants agricoles (FDSEA) dénoncent
les critiques et les régulations environnementales, d’une façon qui lui paraît caricaturale.
Malgré cette interprétation de la crise médiatique comme une sanction pour les dirigeants
agricoles, Pierre-Marie sera pris par l’urgence
de s’exprimer, à l’occasion d’une conférence
de presse préludant à la signature d’un accord
local. C’est sa ferme qui a été choisie pour
accueillir l’événement, parce que sa trajectoire de conversion à l’agriculture biologique
est érigée en exemple. Mais il ne supporte
pas de servir de faire-valoir à des politiques
13. Sur la totalité de l’azote épandu en Bretagne, un
tiers provient de la fertilisation minérale et les deux
autres de la fertilisation par les déjections animales,
dont 57 % des bovins, 31 % des porcins et 12 % des
volailles. Voir les données du ministère de l’Environnement, de l’Énergie et de la Mer, 2013 (<http://www.
developpement-durable.gouv.fr/D-ou-viennent-les-nitratesa-l.html>). Pour une étude des représentations contemporaines de la vache laitière, qui la protègent de la critique de l’élevage hors-sol, voir Micoud [2003].
14. Il s’agit principalement d’éleveurs affiliés au Centre
d’études pour un développement agricole plus autonome
(Cedapa) d’André Pochon dans les Côtes-d’Armor,
d’anciens adhérents de la FDSEA en rupture avec le
syndicat depuis son tournant libéral des années 1990 et
de responsables de l’Association des producteurs de lait
indépendants (Apli) dans le sud et l’ouest du Finistère.
S’y ajoutent, dans toutes les baies, des éleveurs convertis à l’agriculture biologique et proches de la Confédération paysanne.
15. Entretien, baie de la Forêt, en mars 2012.
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publiques dont il connaît les limites, ni à des
acteurs dont il doute de la sincérité. Son refus
d’être instrumentalisé se traduira par un « coup
de gueule » : il évoquera à la tribune sa conviction qu’il faut s’engager, son refus de jouer
le donneur de leçons, sa méfiance vis-à-vis de
l’autosatisfaction affichée des signataires de
l’accord, son inquiétude pour le monde paysan, dans des termes qui lui paraissent, sur
le moment et encore davantage par la suite,
décalés par rapport à l’état d’esprit de l’assistance. Ce sentiment d’incommunicabilité le
laissera très affecté et sera à l’origine d’une
longue période de retrait.
En baie de Lannion, les éleveurs laitiers
engagés depuis la fin des années 1990 dans
un programme local ambitieux de lutte contre
les fuites d’azote animé par la communauté
de communes évitent, à partir de 2009, de
mettre en valeur leurs actions auprès des institutions dans les pages locales de la presse
quotidienne régionale. Ils refusent, eux aussi,
de s’ériger en modèle et estiment que leurs
prises de paroles publiques peuvent désormais
être interprétées par leurs pairs comme un
manque de loyauté et de solidarité face à ce
qu’ils vivent comme un procès généralisé de
leur activité.
La crise est ainsi largement abordée comme
une épreuve médiatique par les éleveurs,
épreuve dans laquelle le vrai n’est plus discernable du faux et dans laquelle leur parole ne
peut être comprise. Par ailleurs, la densité de
la couverture médiatique nourrit le sentiment
que les marées vertes sont devenues le seul
critère d’évaluation reconnu des pratiques
agricoles.
Une déstabilisation de l’action collective
Depuis les années 1990, période au cours de
laquelle les médias généralistes, en particulier
la presse quotidienne régionale, commencent
à relayer les discours critiques de l’élevage
intensif, les responsables agricoles majoritaires adoptent une stratégie systématiquement offensive, soucieux de ne pas laisser les
associations environnementalistes occuper la
totalité d’un espace médiatique qu’ils appréhendent comme un champ de lutte. L’utilisation des médias généralistes comme instrument
d’alerte par ces associations s’accompagne
ainsi de leur institutionnalisation comme
espace de violence réglée : une même épreuve
de force se rejoue pendant une vingtaine
d’années, au gré des négociations et des
contentieux entourant la mise en œuvre du
droit communautaire de l’eau et des réglementations visant la régulation des pollutions
diffuses d’origine agricole. Parallèlement, la
profession s’appuie sur une presse spécialisée
qui sert de vitrine aux succès technologiques
et commerciaux du secteur.
Les mobilisations professionnelles, très fréquentes dans la région, sont des temps forts
de valorisation de la « base », dont la communication est maîtrisée [Le Bohec 1994 ; Neveu
2002]. Outil de défense des intérêts de la
profession, elles renforcent aussi son unité,
s’adressant aux agriculteurs comme aux publics
non agricoles. On observe une remarquable
continuité dans les stratégies médiatiques du
syndicat majoritaire depuis les mobilisations
liées à la surproduction légumière de 1961,
qui ont fait émerger la figure tutélaire d’Alexis
Gourvennec jusqu’au mouvement des Bonnets
Les éleveurs bretons et les marées vertes
rouges en 2013, animé par l’un de ses héritiers, Thierry Merret. Ces stratégies, qui se
caractérisent par des rapports de force avec
les élus, les services déconcentrés de l’État et
les forces de l’ordre, s’appuient particulièrement
sur la presse locale et nationale généraliste.
En 2009, les responsables de la FNSEA
ont le sentiment de perdre la maîtrise de ce
terrain : si l’agenda médiatique semble gouverner la mobilisation politique au plus haut
niveau de l’État, en la circonstance ils ne sont
maîtres ni de l’un, ni de l’autre. L’événement
prend sens en s’inscrivant dans la longue série
des « coups médiatiques » échangés entre
dirigeants agricoles et militants écologistes.
L’accident du cheval et ses suites sont malgré
tout vécus comme une rupture par les responsables agricoles locaux. Il semble ainsi à
Gilles, éleveur de porcs responsable local de
l’Union générale des producteurs de viande
de Bretagne (UGPVB), que la mobilisation
politique qui a suivi la médiatisation de l’accident sonne le glas d’une prise en compte
sérieuse des questions agricoles dans la région :
Quand j’ai vu Fillon arriver dans les
Côtes-d’Armor, pour un cheval crevé, je
me suis dit : « Ça y est, c’est bon, c’est
mort ». [Silence] D’abord j’y ai pas cru,
je pensais qu’il y avait d’autres priorités
que celle-là en France aujourd’hui. Et
donc après la suite, le cheval, les sangliers, enfin ça n’a fait que remuer de
la merde. 16
Avant cet épisode, l’actualité environnementale était davantage traitée – au niveau
régional comme national – à travers les plans
d’action déclinant la directive « nitrates » 17,
et les algues vertes n’étaient pas un sujet politique mais une pollution locale. De ce fait,
le « problème » des algues vertes commence
pour Paul, éleveur et élu de la FDSEA du
Finistère, en 2009 :
Quand j’ai commencé à la chambre
[d’agriculture] [...] il y avait rien. Tout
est parti en même temps du cheval.
Avant non. Enfin si, quand même... Il y
avait des dossiers lourds : les taux de
nitrates dans l’eau, le phosphore, les
problèmes bactério, ah si ! L’environnement, on était dessus quand même. [...]
Mais maintenant l’algue verte, c’est à
toutes les sauces. Et je vois la modification de la directive nitrates, le titre c’est
« algues vertes ». [...] Mais ça a quoi à
voir ? Ça n’a rien à voir ! 18
Paul dénonce à la fois les effets d’amplification et les effets de ré-étiquetage, qui
conduisent à ne plus lire les politiques environnementales que par le prisme des algues
vertes. Soucieux de ne pas paraître arc-bouté
sur des positions défensives, il peine cependant à trouver une juste posture dans ses rapports avec les journalistes lorsque le sujet est
abordé et à faire le tri entre incompétence et
parti pris journalistiques.
16. Entretien avec Gilles, baie de Douarnenez, en juillet 2012.
17. En 1994, l’ensemble du territoire breton a été classé
en zone vulnérable par rapport au paramètre « nitrates ».
Depuis cette date, cinq programmes d’action pluriannuels encadrant les pratiques de fertilisation azotée
ont été adoptés. En complément des mesures générales,
ils prévoient des actions renforcées dans les zones définies comme les plus sensibles.
18. Entretien avec Paul, éleveur laitier et porcin, élu
FDSEA, en juillet 2012.
...
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Alix Levain
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Le journaliste me dit : « Mais chez vous
en Bretagne là-bas quand même, vos
lisiers là... il vous faut des bottes en permanence pour passer dans les champs,
c’est gluant, tout ça ». [...] Avec ce
qu’ils entendent, ils pensent que c’est
comme ça : on a des élevages, et puis
après du lisier quoi, la pâte dans la terre,
oh ! [...] Parce que l’image qu’il a, c’est
à chaque fois on voit le tracteur avec le
lisier ben qu’on épand, qui monte en
l’air, qui tombe sur cette pauvre terre
qui est en dessous et puis tout est
pfffiou... [Geste d’asphyxie].
L’expertise agronomique des dossiers, qui
lui permettait d’asseoir sa crédibilité et son
discours auprès des journalistes, n’est plus
aussi opérante. Il lui faut désormais passer
par un discours sur des mécanismes et des
milieux qu’il maîtrise moins bien comme les
proliférations algales, les effets des apports en
nutriments sur le milieu marin, les dangers
des émanations d’hydrogène sulfuré en milieu
ouvert ou les effets du phénomène sur le
tourisme. Le danger sanitaire apporte de
nouvelles questions, de nouveaux formats, et
l’oblige à composer avec des représentations
schématiques des relations entre agriculture et
marées vertes. Qui plus est, après l’accident
de juillet 2009, il devient très difficile de
coordonner l’expression dans les médias des
agriculteurs, ni même des représentants affiliés à la fédération. Les sollicitations directes
des médias en direction des agriculteurs se
multiplient en effet. Elles mettent en lumière
la diversité des sensibilités et des situations
dans les baies et ouvrent des tribunes aux
agriculteurs critiques du modèle dominant.
Les éleveurs affiliés au syndicat se retournent,
eux, vers leurs responsables pour savoir quelle
conduite adopter.
Le travail conduit par les élus FDSEA
dans les premiers mois qui suivent la mort du
cheval consiste alors principalement à distribuer aux adhérents des argumentaires standardisés visant à déconstruire le danger sanitaire
et à organiser des réunions d’information et de
concertation en guise de contre-feux. Parallèlement, la responsabilité de gestion assumée
par le syndicat dans les chambres d’agriculture l’oblige à valoriser l’engagement des
agriculteurs pour la reconquête de la qualité
de l’eau et à faire varier son discours en fonction des territoires concernés. Mais reconnaître cette diversité, appuyer la construction
de partenariats locaux entre agriculteurs et
collectivités locales, c’est risquer de fragiliser
les solidarités professionnelles au profit de
solidarités territoriales.
Au quotidien, les responsables agricoles
ont donc à faire face à une démultiplication
des fronts médiatiques et à un débordement
des cadres habituels de l’expression publique
des professionnels agricoles. La répartition des
rôles entre responsables syndicaux, élus des
chambres d’agriculture, représentants élus
des coopératives et des groupements, entre
responsables locaux et départementaux, doit
être repensée et les réponses adaptées au cas
par cas.
La mise en scène du rapport de force
dans les baies
À partir de 2009, les associations environnementalistes, les organisations agricoles
minoritaires, les syndicats proches de l’alter
mondialisme et les écologistes politiques
prennent l’initiative, à l’occasion des Journées
européennes du patrimoine, de se mobiliser
Les éleveurs bretons et les marées vertes
pour la qualité de l’eau et contre le productivisme agricole sur un lieu symbolique. En
septembre 2010, la coordination « anti-marées
vertes » décide d’organiser pour la première
fois cette mobilisation dans le Finistère, en
baie de Douarnenez. Le choix du site répond
à une double préoccupation. D’abord, inscrire
dans la durée un mouvement engagé avec un
premier rassemblement de 4 000 personnes.
Ensuite, appuyer la consolidation du mouvement sur de nouveaux territoires. Une association, Baie de Douarnenez Environnement,
vient en effet d’être créée dans cette partie du
Finistère, considérée généralement comme un
bastion de la défense du productivisme.
Quelques jours avant la manifestation, un
collectif de « gens du pays – artisans et commerçants, agriculteurs, actifs et retraités du
territoire » annonce la tenue sur le même site
d’un rassemblement pour lutter contre « les
manifestations qui divisent les Bretons » et
exprimer un « ras-le-bol des réglementations
environnementales, de la non-reconnaissance
des efforts en matière d’environnement depuis
quinze ans » 19. Le collectif regroupe des agriculteurs du bassin-versant affiliés à la FDSEA,
des commerçants et des élus locaux. Ils
déploient beaucoup d’efforts pour organiser
l’événement, prenant soin de désigner un
porte-parole, Yann, vers qui les médias sont
orientés. Ils font venir une grue, de laquelle
il est possible de photographier la foule des
participants formant les mots « Vivre ici »
(fig. 1), « Vivre et travailler au pays », « Pour
une Bretagne Unie ». Ces slogans réactivent
l’unanimisme des années 1960. Il s’agit d’abord
de refuser l’importation d’opinions sur l’agriculture considérées comme illégitimes, en
questionnant l’autochtonie et les motivations
des manifestants « anti-marées vertes » et en
affirmant la qualité de la prise en charge
locale du problème. Un message que Yann
martèle : « On ne comprend pas pourquoi ils
ont choisi cet endroit ». Le collectif met ainsi
en scène la continuité de l’intégration des
agriculteurs dans un espace social local auquel
les environnementalistes, mobilisés au nom de
principes abstraits, ne peuvent ni ne doivent
avoir accès, c’est-à-dire l’incommensurabilité
du capital d’autochtonie de ces deux groupes
[Retière 1994 ; Renahy 2010].
Le choix comme porte-parole d’une
personnalité consensuelle (relevant de l’aile
modérée de la FDSEA, impliquée dans les
négociations locales, à la fois éleveur laitier
et éleveur porcin) offre un saisissant contraste
avec la mise en scène de la diversité, de
l’autre côté des dunes : le collectif local met
en avant la légitimité territoriale et la réappropriation d’une parole confisquée. La coordination « anti-marées vertes » valorise, quant à
elle, l’ampleur régionale de la mobilisation,
son caractère foisonnant et fédératif. Des
deux côtés, on a recours à des symboles identitaires avec force musiques et drapeaux, dans
une forme de « course aux armements communicationnels » [Neveu 2010 : 247]. Mais le
rassemblement « anti-marées vertes » dispose
d’un appareillage symbolique plus étoffé,
mettant en scène la mort et l’adoration du
profit (fig. 2), ce qui suscite la colère des
éleveurs.
19. Voir l’article de Ouest France, « Algues vertes :
mobilisations dimanche », daté du 16 septembre 2010.
...
181
Fig. 1. « Vivre ici » : un temps fort du rassemblement de soutien aux agriculteurs organisé
en réaction à la mobilisation des écologistes, Plonévez-Porzay (Finistère), septembre 2010.
(Crédit : chambre d’agriculture du Finistère)
Fig. 2. Des militants écologistes parodient le Pardon de Sainte-Anne-la-Palud en défilant avec une tirelire
en forme de cochon d’or, Plonévez-Porzay (Finistère), septembre 2010. (Crédit : A. Levain)
Fig. 3. Les participants au rassemblement « Pour une Bretagne unie » devant la scène occupée
par des journalistes et techniciens audiovisuels, Fouesnant (Finistère), septembre 2011. (Crédit : A. Levain)
Fig. 4. Visuel de promotion du métier d’éleveur de porcs, dans le cadre d’une campagne d’affichage
dans 500 communes bretonnes, juin 2011. (Crédit : Comité régional porcin de Bretagne)
Fig. 5. Visuel d’une campagne nationale de France Nature Environnement dénonçant l’agriculture productiviste,
ayant fait l’objet d’actions en justice et de mobilisations empêchant son affichage dans le métro parisien,
janvier 2011. (Crédit : France Nature Environnement)
Fig. 6. Des éleveurs de porcs organisent, devant les caméras, un match de football
sur une plage interdite d’accès suite à la mort d’une harde de sangliers, suspectée d’avoir succombé
aux émanations d’hydrogène sulfuré issues de la décomposition des algues vertes, Morieux (Côtes-d’Armor),
août 2011. (Crédit : I. Lejas/La France Agricole)
Fig. 7. Vingt éleveurs de porcs posent nus en baie de Douarnenez,
à l’occasion d’une campagne de communication du groupement de producteurs Porfimad,
Plonévez-Porzay (Finistère), septembre 2011. (Crédit : Porfimad)
Les éleveurs bretons et les marées vertes
La situation se reproduit l’année suivante :
les associations écologistes appellent à un
rassemblement en baie de la Forêt. Il s’en suit
immédiatement l’annonce d’un rassemblement
en riposte. La couverture médiatique de la mort
des sangliers s’étant étalée sur la quasi-totalité
de la saison estivale 2011, les élus locaux
craignent de voir ce que certains d’entre eux
ont appelé ironiquement « l’effet marcassin »
se prolonger indéfiniment. Le collectif Pour
une Bretagne unie organise en amont des
conférences de presse impliquant des responsables politiques et professionnels régionaux.
Les élus agricoles mobilisent ceux de la
chambre de commerce et d’industrie (CCI).
Ils organisent la veille une conférence de
presse devant une grande entreprise locale
de salaisons. Le jour du rassemblement, les
représentants de la branche tourisme de la
CCI et du comité régional des pêches se succèdent à la tribune. Ils vilipendent l’irresponsabilité des écologistes et les atteintes portées
à l’image de la Bretagne. Le point d’orgue de
la mobilisation est à destination des médias :
on fait monter les journalistes sur la scène et
des drapeaux bretons sont distribués à toutes
les personnes présentes. Au son de Nolwenn
Leroy 20, on demande à la foule de se resserrer, de se placer en face des caméras et d’agiter les drapeaux. Les journalistes sont à la
tribune et les participants organisent pour eux
une chorégraphie que photographes et cameramen plébiscitent (fig. 3).
Par rapport à l’année précédente, les organisateurs ont d’emblée anticipé la couverture
nationale de l’événement et concentré leurs
efforts sur les journalistes. La manifestation
est conçue comme une entreprise de séduction
communicationnelle en direction d’un public
spécialisé de représentants des médias [Champagne 1984]. Le discours des organisateurs
met en avant la solidarité entre les entrepreneurs locaux dans la défense de l’image de
marque du territoire. Élus, opérateurs touristiques, industriels, exploitants agricoles peuvent
adhérer sans difficulté à ce discours dépolitisé.
L’expérience acquise d’une année sur l’autre
est notable.
Ces mobilisations alimentent, le lendemain,
les premiers titres des journaux télévisés et
de la presse. Les médias nationaux titrent en
majorité sur le décompte des manifestants
(un simple parking sépare les deux rassemblements) et reprennent les images construites
à leur intention par les organisateurs. Si l’on
discute âprement des chiffres de la participation, il s’avère impossible de départager les
camps par leur nombre de partisans, toujours
identique des deux côtés selon les comptages
de la préfecture (!). Devant ce constat, les associations écologistes abandonnent cette formule l’année suivante, mettant fin, ainsi, aux
rassemblements initiés par les organisations
agricoles.
Nier l’épreuve ? La communication
des éleveurs de porcs après 2009
Ces mobilisations apparaissent comme le principal outil d’un renforcement et d’une mise en
scène de l’unité du monde agricole face à la
20. Nolwenn Leroy est une chanteuse populaire qui a
consacré un disque au répertoire celtique. Elle fait partie
de ces « ambassadrices » de la région souvent sollicitées
par les représentants économiques et politiques pour en
construire l’image de marque.
...
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Alix Levain
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190
critique. Elles prennent toutefois place dans
un ensemble d’actions, qui révèlent de profondes différences de conception des relations
entre groupes sociaux face aux transformations
agricoles contemporaines. Les groupements
d’éleveurs de porcs accentuent ainsi au cours
de cette période une stratégie de communication spécifique, qui repose sur deux principes : d’abord, la valorisation de la figure
de l’éleveur ; ensuite, la patrimonialisation de
l’élevage porcin. S’ils se sont investis dans
l’organisation des contre-rassemblements, ces
groupements ont également renforcé leur
communication directe vers le grand public,
du fait de leur méfiance vis-à-vis de la presse
et, plus encore, de la représentation visuelle
des élevages.
Ainsi, plusieurs éleveurs de porcs interviewés m’indiquent en 2011 avoir pris la
décision, via leurs groupements, de ne plus
autoriser le tournage d’images à l’intérieur
des élevages sur caillebottis. Ils ont constaté
que malgré les discours rassurants des journalistes qui les avaient sollicités, la voix off
accompagnant les images instruisait systématiquement « à charge ». En pleine crise
médiatique, le comité régional porcin (CRP)
lance une campagne publicitaire de promotion
du porc breton (fig. 4), qui est conçue comme
une réponse à France nature environnement
(fig. 5). L’affiche se veut « provocante et
décalée » 21. Elle met en avant la modernité
de la profession, la sécurité sanitaire et la préférence régionale. Les réactions recueillies auprès
des passants reflètent un certain malaise :
l’éleveur représenté ressemble à un homme
d’affaires et la relation avec la terre et les animaux n’est pas évoquée.
D’autres actions sont menées par des
groupes d’éleveurs sur les plages (fig. 6 et 7).
Elles attirent les médias mais provoquent des
débats enflammés sur les forums en ligne de
la presse régionale. En organisant un match
de football sur la plage de Morieux, interdite
d’accès suite à la mort des sangliers, les éleveurs souhaitent donner à leur rassemblement
une tonalité à la fois festive et provocatrice.
À cette occasion, les porte-parole insistent sur
le fait qu’ils n’acceptent pas les conclusions
des scientifiques sur l’origine des marées
vertes et réfutent leurs explications qui imputent
la mort du cheval en 2009 et celle des sangliers
en 2011 aux émanations d’hydrogène sulfuré.
Les mobilisations sont ainsi l’occasion d’occuper symboliquement l’espace précédemment
envahi par les algues, les « écolos » et les touristes, mais également d’énoncer une conception alternative du développement régional qui
relègue les marées vertes au rang d’épiphénomène, voire de fable médiatique.
Ce rapport à la dynamique médiatique, qui
accorde une place centrale aux représentations
visuelles des élevages et des algues, rapproche
paradoxalement à partir de 2011 le discours
des organisations agricoles dominantes de celui
des collectivités locales et des représentants de
l’État : ils mettent tous l’accent sur les effets
pervers des représentations médiatiques et dénoncent leur instrumentalisation par les acteurs
critiques du modèle économique agricole régional. Leurs propos dans les médias, mais également les stratégies complexes qu’ils mettent en
21. Expression tirée du site du Comité régional porcin
de Bretagne, qui dresse l’historique des actions de « promotion du métier » d’éleveur (<www.leporcenbretagne.
com/promotion-du-metier.html>).
Les éleveurs bretons et les marées vertes
place pour les contrôler, reflètent cette peur et
ce rejet. Ces formes de gestion des relations
à l’espace médiatique donnent aux questions
d’image un poids considérable : il en va ainsi
en 2011 lorsque la FNSEA, l’UGPVB et le
Forum de l’agriculture raisonnée respectueuse
de l’environnement (Farre) s’insurgent de façon
répétée contre le projet de campagne de France
nature environnement, alors même que les
affiches n’ont pas été placardées. Le président
de la région Bretagne décide, lui, d’attaquer
en justice l’association, en l’accusant d’une
part de porter atteinte à l’image de la « première région agricole de France » en la représentant comme « source de pollution et de
mise en danger d’autrui » et, d’autre part,
d’avoir procédé à un photomontage 22. De
même, les élus des Côtes-d’Armor protestent
solennellement contre une opération de communication du conseil général des Ardennes
mettant en scène son emblème, le sanglier,
s’attaquant à des algues vertes 23. En bien des
occasions entre 2009 et 2012, les acteurs
institutionnels bretons réaffirment à la fois
l’identité agricole du territoire et l’illégitimité
des acteurs extérieurs à utiliser l’image des
marées vertes. Ces discours fondés sur la revendication d’autochtonie renforcent « l’indexicalisation » des représentations des marées vertes :
il s’agit d’un problème spécifiquement breton,
à régler par des Bretons. Mais ils renforcent
aussi l’iconicité du phénomène, c’est-à-dire le
fait que la mise en avant d’une qualité particulière de l’objet représenté suffit à le faire
reconnaître [Descola 2008] : représenter les
marées vertes, c’est aujourd’hui évoquer l’élevage intensif et un « modèle » à bout de
souffle. La coproduction des événements
médiatiques, volontaire dans le cas des mobilisations, s’avère alors involontaire : les tentatives de maîtrise de l’emploi des images de
marées vertes tendent à renforcer leur présence médiatique. Elles accentuent leur pouvoir évocateur et leur efficacité symbolique,
alors même que ces tentatives visent à contester le caractère signifiant de l’objet représenté.
Conclusion
L’accentuation de la médiatisation des marées
vertes à partir de 2009 confronte les éleveurs
bretons à un ensemble de discours profanes et
critiques sur leur activité, leur ancrage local
et leur identité professionnelle, à partir d’une
épreuve (la mise en évidence du danger sanitaire associé à la décomposition des algues)
dont ils ne reconnaissent que partiellement la
légitimité. La dynamique médiatique met au
jour une tension devenue pour eux majeure,
entre urgence de la réappropriation d’une
image qui leur échappe et impossibilité à
communiquer leur expérience. Leurs formes
traditionnelles d’utilisation des médias comme
instrument de légitimation perdent de leur
efficacité, dans un contexte où l’agriculture
est questionnée à nouveaux frais : par ses
effets sur l’environnement et sur la santé
22. Voir l’article du Télégramme, « Pub choc. La Région
Bretagne porte plainte », daté du 17 février 2011.
L’affaire prendra fin avec une procédure de conciliation.
23. Voir l’article de La Gazette des communes, « Sanglier vs algues vertes : le jeu du CG des Ardennes sur
Facebook qui ne fait pas rire les Bretons », daté du
6 octobre 2011.
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Alix Levain
...
192
d’une part, par sa participation effective au
développement régional de l’autre.
C’est en ce sens que l’exposition médiatique peut être appréhendée ici comme une
forme particulière d’épreuve, dans une double
perspective. D’abord, elle témoigne à la fois
d’une dépendance croissante des mobilisations sociales vis-à-vis des médias et de
l’inégalité des ressources dont disposent les
différents groupes sociaux pour y faire face.
Ensuite, elle oblige à prendre en compte la
distance croissante entre les conditions effectives de production, de vie et de travail en
élevage, et les conditions de légitimité de
l’activité agricole qui évoluent profondément.
Dans ce contexte, la réaffirmation d’une
identité collective suppose un travail de reconstruction et implique de composer avec les
identités plurielles qui structurent l’expérience
des éleveurs, en tant que groupe minoritaire,
en tant qu’habitants, en tant que professionnels, en tant qu’acteurs politiques. Ce sont ces
multiples dimensions de l’expérience, leur
articulation et leur évolution dans le temps
que l’enquête ethnographique permet d’appréhender simultanément, en multipliant les points
d’observation.
Faire face à l’épreuve passe, en effet, par
l’organisation de moments de partage, mais
aussi par l’investissement d’un espace de lutte
dont les contours et les règles sont redéfinis.
La lutte se construit simultanément dans
l’espace classique de la négociation des politiques publiques et par la recherche de représentations actualisées et plus légitimes de la
modernité agricole. C’est au travers de la production de ces représentations que les apprentissages consécutifs à l’épreuve sont les plus
sensibles : la patrimonialisation de l’élevage
porcin, la mise en avant de la figure d’un
éleveur qui souffre et pourtant « encaisse »,
la dissimulation des conditions d’élevage et
la reconstitution d’un unanimisme régional
fondé sur l’impératif du développement local
en constituent les principaux motifs. Mais
l’épreuve médiatique, par son caractère distribué entre une pluralité de groupes sociaux et
d’échelles spatiales et par son imprévisibilité,
rend impossible la construction d’un discours
unifié et d’une action coordonnée. La reconnaissance, longtemps impossible, d’une pluralité des paroles et des trajectoires possibles
d’évolution du modèle agricole dominant en
Bretagne semble aujourd’hui inévitable.
Les éleveurs bretons et les marées vertes
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Résumé
Alix Levain, Une épreuve médiatique ? Les éleveurs
bretons et les marées vertes
Une période d’intense médiatisation a suivi la mise en
évidence du danger sanitaire associé aux marées vertes
en Bretagne en 2009. L’élevage intensif étant identifié
Abstract
Alix Levain, A Media Event? Livestock farmers and
algal blooms in Brittany
A period of intense media coverage followed revelations
about the health risks tied to algal blooms in Brittany
in 2009. Intensive livestock farming was identified as
...
193
Alix Levain
...
194
comme la cause du phénomène, les éleveurs bretons ont
été durant cette période très exposés médiatiquement.
Fondé sur une enquête ethnographique, cet article
montre comment les émotions qu’ils ressentent face à
ces événements appellent une partie des éleveurs vers le
repli, l’autre vers la mobilisation, sans que leurs représentants puissent d’emblée identifier les moyens d’une
action coordonnée. Il décrit le processus de réappropriation de l’espace médiatique par les éleveurs, par des
mobilisations mettant en scène leur détermination et les
menaces pesant sur leur activité. De façon moins visible,
de nouvelles stratégies de communication émergent et
montrent comment le choc initial se transforme en expérience sociale.
Mots clés
Bretagne, agriculture, élevage intensif, marées vertes,
médiatisation, mobilisations sociales, pollution, sociologie des épreuves
the cause of the problem and Breton livestock farmers
were heavily criticized in the media at the time. This
article takes an ethnographic approach to show how the
emotions spurred by these events pushed some livestock
farmers to introversion and others to mobilization, without their representatives being able to quickly devise a
coordinated course of action. It describes how farmers
reclaimed the media spotlight through mobilization that
showcased their determination and the threats weighing
on their sector. Less visible, new communications strategies emerged and highlight how the initial shock
evolved into a social experience.
Keywords
Brittany, agriculture, intensive livestock farming, algal
bloom, media coverage, social mobilization, pollution,
sociology of events