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L’autre monde, là-bas

2017

Document généré le 26 août 2024 12:57 L'Inconvénient L’autre monde, là-bas Marie-Andrée Lamontagne Numéro 68, printemps 2017 URI : https://id.erudit.org/iderudit/85382ac Aller au sommaire du numéro Éditeur(s) L'Inconvénient ISSN 1492-1197 (imprimé) 2369-2359 (numérique) Découvrir la revue Citer ce compte rendu Lamontagne, M.-A. (2017). Compte rendu de [L’autre monde, là-bas]. L'Inconvénient, (68), 48–50. Tous droits réservés © L’inconvénient, 2017 Ce document est protégé par la loi sur le droit d’auteur. L’utilisation des services d’Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d’utilisation que vous pouvez consulter en ligne. https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/ Cet article est diffusé et préservé par Érudit. Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l’Université de Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. https://www.erudit.org/fr/ Littérature étrangère L'AUTRE MONDE, LÀ-BAS Marie-Andrée Lamontagne ls ont bon dos, la poésie, la musique, l’art, tout ce par quoi l’homme veut se croire civilisé, préservé du pire. Et comme si le nazisme n’avait pas assez démontré le contraire dans la « patrie de Goethe », il se trouve encore des naïfs pour croire que la poésie forcément élève et que celui qui fréquente les Muses ne peut être mauvais. Mais considérez un instant ceci : pendant sa dizaine d’années de cavale, Radovan Karadžić, dit le « boucher des Balkans », ne s’est pas contenté de se laisser pousser les cheveux et la barbe. La psychiatrie – sa profession avant qu’il devienne président de la première république de Serbie, née de l’éclatement de la Yougoslavie –, il l’a troquée pour la médecine nouvel âge et la guérison par l’imposition des mains, la canalisation de l’énergie quantique humaine et autres fadaises. Il est entré dans la clandestinité, certes, mais c’est à Belgrade même, dans la capitale, qu’il a aménagé son cœur des ténèbres, alors que les mandats d’arrestation internationaux se multipliaient contre lui. Il a alors écrit et publié sous une identité d’emprunt une bonne demi-douzaine de recueils de poèmes. Jeune homme, il avait en effet collectionné les prix de poésie, et l’avenir qui s’ouvrait devant lui aurait pu être littéraire aussi bien que médical. C’est peut-être la poésie qui a décidé Edna O’Brien à s’emparer de I 48 L’INCONVÉNIENT • no 68, printemps 2017 l’homme pour le travestir de nouveau et en faire, avec la souveraine liberté de la fiction, l’un des personnages principaux de son dernier roman. On sait l’importance de la poésie dans la littérature irlandaise. De même, elle sera très présente dans ces Petites chaises rouges, où des vers, des strophes entières sont lus ou récités de mémoire, quand ils ne sont pas voués à flotter, comme dans un rêve, dans l’esprit de Fidelma, en mal d’enfant autant que de poésie, pour son plus grand malheur. L’action commence en Irlande, dans un trou perdu qui se donne des airs de ville : Cloonoila. Au bar du coin arrive un soir un type de haute stature, à la barbe et à la chevelure blanches, vêtu d’un pardessus noir lui tombant jusqu’aux chevilles, portant de longs gants blancs et des lunettes noires – on voit le genre. Il s’appelle Vladimir Dragan, est né au Monténégro. Il a étudié la philosophie, se dit poète, mais sur sa carte professionnelle il est écrit : guérisseur et sexothérapeute. C’est assez pour émoustiller les dames et les jeunes filles, assez pour inquiéter le père Damien, nouveau curé de la paroisse, qui vient aux nouvelles et se trouve bientôt engagé malgré lui dans une discussion comparée sur les sacrements des rites catholiques et orthodoxes, à la fois semblables et différents, réunissant et séparant les Irlandais et les Serbes que devraient rapprocher de toute façon, conclut l’étranger, leurs humiliations historiques. Nous sommes à la fin des années 1990. À Cloonoila, il faut croire que les questions religieuses et ethniques ont encore de l’importance. Notez qu’elles en ont tout autant dans le reste de l’Europe, où plusieurs feignent d’ignorer à quel point l’identité des peuples est chaque jour trempée dans une grande cuve où se mêlent l’histoire, l’ethnologie, la littérature, les religions, l’anthropologie, la mémoire longue, voire la biologie et l’agressivité atavique des mammifères humains, et dont seule l’écume de la politique remonte à la surface. Penchée au-dessus de la cuve, Edna O’Brien nous décillera les yeux. Ce sera violent. Fidelma, mal mariée à un vieux mari, femme toujours « incomplète » après deux fausses couches, beauté locale qui suscite l’envie des voisines, tempérament rêveur qui aime les promenades solitaires le long de la rivière, présidente du club de livres local qui désespère de voir un jour ses camarades rustaudes apprécier les beautés de l’Énéide, âme sensible mais affligée de bovarysme, Fidelma n’a aucune chance contre un tel séducteur, et c’est d’elle-même qu’elle ira se mettre entre les pattes du loup qui sait si bien commenter, lui, la douleur de l’infortunée Didon et se dit volontiers, tel Ovide, poète en disgrâce et exilé. Leur liaison n’aura duré que quelques semaines. Sur le ventre de Fidelma, et à la demande pressante de celle-ci, le spécialiste des « soins holistiques suivant les disciplines orientales et occidentales » – sa carte professionnelle, toujours – ne s’est visiblement pas contenté de promener son pendule, puisque la voilà enceinte. Le sentiment de plénitude de l’épouse adultère est si grand qu’il lui ferait presque oublier les explications à donner au mari et sa perplexité de voir bientôt s’éloigner son cher Vlad. Quand le docteur Dragan sera finalement reconnu et arrêté dans le car où il emmène les dames du club de livres en balade littéraire à Ben Bulben, haut lieu de pèlerinage pour les lecteurs de Yeats, le roman n’en est qu’à la page 159, et pour cause : les malheurs de Fidelma ne font que commencer. Partagés entre l’incrédulité, la colère et l’horreur, les habitants prennent la mesure du monstre qui s’était caché parmi eux après avoir poussé très loin son délire de « paix homogène ». Et à Cloonoila, on répète en ville le nom de la putain qui a couché avec lui. La main La sauvagerie qui guette l’être humain, la spirale mortifère capable de l’emporter en le dépouillant de son humanité, en lui faisant oublier que, fragile et nu, lui aussi est né d’une mère tout comme cet autre qu’il veut tuer, seuls les grands romanciers peuvent en rendre compte dans des mots dont la lecture sera d’autant plus insoutenable qu’ils auront été choisis et agencés avec justesse, sans complaisance. Si la main du bourreau, parce que celle du bourreau, refuse de trembler au moment d’agir, celle d’Edna O’Brien a-t-elle tremblé en écrivant le passage où Fidelma est séquestrée par d’anciens compagnons d’armes du commandant Vlad venus chercher vengeance auprès d’un chef les ayant laissés tomber et qui, à grands raclements de pied-de-biche, en font maintenant passer le bâtard à naître ? Mais elle tremble, sans contredit, la main du lecteur – surtout celle de la lectrice – qui ressent par procuration les mêmes souffrances mais s’interdit de sauter de telles pages si elles doivent l’aider à renouveler le sens trop usé des mots lâcheté, courage, compassion, amour, trahison, pardon ou crime. Après le séjour à l’hôpital, le réconfort d’une religieuse devenue une amie, c’est le départ pour Londres, où elle tâchera de se faire oublier. Le roman change de focale pour s’attacher à Fidelma la survivante et à ce qui forme maintenant son monde : déclassement social, boulots mal payés, foyers de réfugiés, où échouent les éclopés d’autres guerres, lestés d’histoires douloureuses. Et même quand survient la confrontation au tribunal pénal international de La Haye, où le génocidaire devra répondre de ses crimes contre l’humanité, le point de vue continuera d’être celui de la femme blessée qu’est Fidelma. Non non, et ce n’est que justice, Edna O’Brien ne fera pas à Vlad-le-loup l’honneur d’être le personnage principal de son grand roman sur la vie improbable succédant à la guerre, roman aussi précis qu’un engrenage, qui montre l’avers comme l’envers du tissu social et frémit de toutes les aspirations humaines au bonheur, parfois logées dans le seul mot home et dans l’évanescente réalité à laquelle il renvoie. Ce faisant, la romancière démonte le mécanisme du pouvoir par essence voué à l’oppression et qui, même minuscule, trouvera toujours plus petit à opprimer à l’échelon au-dessous. Du même élan, elle montre le contrepoison présent chez l’être humain et qui l’incitera, aussi démuni qu’il soit, à venir en aide à autrui – parfois, souvent, pas toujours. La porte Sarajevo est la capitale de la Fédération de Bosnie-Herzégovine, l’un des six États aujourd’hui indépendants nés de l’ancienne Yougoslavie. Plus au nord, près de la frontière autrichienne, se trouve la Slovénie. Elle aussi devint indépendante (1991) dans ces annéeslà mais, plus riche et de population plus homogène, elle ne connut qu’une guerre brève, sans l’extrême violence et les conflits ethniques qui marquèrent l’accession à l’indépendance de ses voisines, la Serbie, la Croatie et la BosnieHerzégovine. La paix règne dans la petite Slovénie (deux millions d’habitants), comme elle semble revenue dans le reste des Balkans. Mais la réponse à la question « comment vivre ? » que se posent les jeunes gens sous tous les cieux est-elle plus facile à trouver en temps de paix ? Dans Six mois dans la vie de Ciril, son plus récent roman traduit en français, le grand écrivain slovène Drago Jančar répond en déployant une ironie fine, réjouissante, dévastatrice. Le résultat est aussi triste que magnifique. Ciril, bientôt trente ans, n’a toujours pas trouvé la porte de la maison que l’on appelle « société ». Certes il a étudié un temps l’ethnologie à l’université, mais il s’est vu recalé à ses examens par un professeur qui ne lui a pas pardonné d’avoir un jour ironisé en classe sur sa marotte et spécialité, l’archi- L’INCONVÉNIENT • no 68, printemps 2017 49 tecture paysanne traditionnelle. Tant pis. Ciril ne sera pas ethnologue. Il se verrait bien violoniste, d’ailleurs il est doué, mais à Vienne, où il se rend pour étudier grâce aux économies d’un père instituteur à la retraite, il renonce, arrivé aux portes du conservatoire, accablé à la seule perspective d’un formulaire d’inscription à remplir – c’est dire son tempérament velléitaire, qui fait de lui un éternel loser, du moins aux yeux de ses anciens camarades d’université ayant su, eux, se mettre en selle depuis le temps. Resté à Vienne, il en est réduit, la nuit, à faire de la musique dans une cave avec un groupe klezmer et, le reste du temps, à être musicien de rue. Or un jour qu’il joue la Marche turque de Mozart dans le métro, un type laisse tomber un gros billet dans son étui à violon. Sans réfléchir, Ciril le remercie en slovène, sa langue maternelle, et non en allemand. Alors sa vie bascule. Le type est un compatriote, gros bonnet venu traiter des affaires à Vienne. Ce butor pétri de préjugés et de haines recuites par l’histoire, bourré de fric, c’est-à-dire de dettes, et qui ne voit pas assez à quel point son existence piétine, prend sous son aile le jeune homme, le ramène à Ljubljana, la capitale, où il tente d’en faire son associé. C’est trop peu de dire que Six mois dans la vie de Ciril est un bildungsroman dans la meilleure tradition du genre. L’apprentissage s’y vit en accéléré et tient plutôt de la course vers l’abîme, où tous sont destinés à tomber, y compris ceux qui pourraient se croire arrivés dans la vie – ce qu’on appelle la « condition humaine ». La vie de Ciril semble suivre un éternel rondo, mouvement que le musicien affectionne particulièrement, et pourtant elle aussi avance vers sa fin. Tout en dévorant ce roman, en souriant aux envolées douces-amères d’un Ciril prompt à pratiquer l’autodérision comme une parade, on aura retenu avec lui la leçon : ce qui fait l’ordinaire de l’existence – les préceptes aimants d’un père, la trahison d’une petite amie, l’argent que tous s’emploient à gagner, les compromissions, les magouilles, les combines, les arrangements quotidiens avec ses rêves de jeunesse, les guerres domestiques et conjugales qui transposent sur un autre terrain les guerres territoriales ou ethniques – doit pouvoir être magnifié d’une quelconque façon pour devenir supportable. Les meilleurs bogues de L’INCONVÉNIENT en livre de poche 50 vignettes satiriques sur les travers de notre temps Commandez en ligne www.inconvenient.ca 50 L’INCONVÉNIENT • no 68, printemps 2017 Autrement, nul n’y survivrait. Comme l’opéra qui fait monter des arias des plus grandes douleurs, expirer en chantant et tuer en aimant, Drago Jančar fait ici un formidable pied-de-nez à ce qui rapetisse, éteint et entend se substituer à la vraie vie. Ciril, en refusant d’entrer dans ce monde-là, dit aussi qu’il en est un autre qui vaut cent fois mieux. Mais où le trouver ? g LES PETITES CHAISES ROUGES Edna O’Brien Traduit de l’anglais (Irlande) par Aude de Saint-Loup et Pierre-Emmanuel Dauzat Sabine Wespieser, 2016, 376 p. SIX MOIS DANS LA VIE DE CIRIL Drago Jančar Traduit du slovène par Andrée Lück Gaye Phébus, 2016, 320 p.