La radicalisation, aspects cliniques et politiques
Fethi Benslama
To cite this version:
Fethi Benslama. La radicalisation, aspects cliniques et politiques. Psychanalyse et terrorise, perspectives américaines et françaises, Centre on TerCenter on terrorism John Jay College, UFR Etudes
psychanalytique, Université Paris-Diderot, Sulisom, Université de Strasbourg, Mar 2016, New York,
États-Unis. �hal-04133367�
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Fethi Benslama*
La radicalisation, aspects cliniques et politiques
New York, 11, 12 march 2016
Centre on Terrorism John Jay College
Le phénomène de ce qu’on appelle aujourd’hui « radicalisation islamiste » a
pris une dimension épidémique, plus ou moins importante selon les pays,
dimension surdéterminée par des facteurs historique, politique, religieux et
subjectif. C’est dire qu’il s’agit là d’une puissante condensation.
D’après les données fournies par l’Unité de coordination de la Lutte
Antiterroriste (UCLAT), qui est l’organisme qui coordonne l’ensemble des
services chargés de la lutte contre le terrorisme en France, il y a aujourd’hui
8000 personnes signalées comme ayant adopté une idéologie islamiste
extrémiste. Tous les radicalisés n’adhèrent pas nécessairement à l’action
violente et nous ne disposons pas de chiffre concernant ceux qui sont
susceptible de devenir violent. On avance le chiffre de 1 800 personnes
impliquées dans des filières jihadistes. Ces chiffres font de la France le premier
pays d’Europe occidentale dont les ressortissants contribuent au jihadisme.
Entre 700 et 1000 se sont rendus dans les zone de guerre. Ces données sont à
rapporter à la population musulmane en France : 4,2 millions pour Michèle
Tribalat de l’INED (2008), de 4,7 millions pour le Pew Research Center
américain (2010). Voici quelques caractéristiques notables des radicalisés :
25 % sont des mineurs de moins de 18 ans ; 35 % sont des femmes ; 40 % des
convertis à l’islam, sachant que par converti, on désigne aussi bien les born a
gain (qui sont la majorité) que ceux qui n’avait pas de lien avec l’islam, avant
leur conversion. Plus des 2/3 de cet ensemble ont entre 15 et 25 ans.
D’autre part, la radicalisation n’est plus spécifique aux classes populaires et
de banlieue. On assiste en effet, à une extension du phénomène à la classe
moyenne, depuis la généralisation de la guerre en Syrie et l’apparition de
« l’État islamique » : 60 % des jeunes appartiennent aux classes moyennes ;
30 % aux classes populaires (ou les moins dotées) ; 10 % aux classes aisées.
Ces données montrent donc une diversité qui engendre une grande
difficulté à établir des profils et encore moins de « profil type » du radicalisé ou
du candidat au jihadisme. Il s’agit d’un ensemble hétérogène du point de vue
sociologique, ce qui ne permet pas d’aller plus loin que de relever des
récurrences dans les parcours et dans les processus de radicalisation.
Psychoanalyst, Professor at the University Paris Diderot (Paris, France), and Director of the
Department of psychoanalytic Studies.
*
1
En revanche, l’élément le plus saillant dans ce tableau – à savoir que les
deux tiers ont entre 15 et 25 ans – est, me semble-t-il, un fait d’une grande
importance. Il signifie que la grande majorité de cet ensemble dit « de
radicalisés » est constitué soit d’adolescents, soit de jeunes adultes qui se
trouvent dans la zone moratoire où la traversée de l’adolescence est susceptible
de connaître une extension et un état de crise prolongé que l’on appelle
postadolescence.
Ce constat conduit à une lecture des données évoquées plus avant, en
fonction de cette temporalité juvénile, corroborées par la clinique d’une
manière générale et celle de ma propre expérience dans les quartiers de
Banlieue nord de Paris où j’ai travaillé pendant 15 ans dans une consultation
publique et je continue dans un cabinet privé.
Le premier angle de cette lecture ressortit à ce que tous les cliniciens de
l’adolescence et de son extension connaissent, à savoir qu’il s’agit d’une
population de jeunes qui se trouve dans cette période de la vie, portée par
l’idéalité sur un fond de remaniements de l’identité, remaniements qui peuvent
être tumultueux avec des variations de la normale pouvant aller jusqu’au
pathologique.
Parler de la radicalisation sous l’angle de la crise juvénile, à travers les
problématiques des idéaux et de l’identité, ne signifie ni l’irresponsabilité, ni la
folie, sauf dans certains cas. Ni non plus la complaisance, car les effets
antisociaux, voire criminels peuvent en être les conséquences. J’ai eu quelques
cas de jeunes placés en famille d’accueil qui sont passés à l’action violente. On
gardera à l’esprit le vieil adage qu’expliquer n’est pas excuser.
L’angle d’approche est donc, de mon point de vue, celui de la
problématique des idéaux à travers lesquels se nouent l’individuel et le collectif,
le subjectif et le politique dans la formation du sujet, au moment où s’opère
une transformation de l’identité dans la temporalité juvénile.
Les idéaux comportent donc une radicalité potentielle et explosive dont les
manifestations dépendent des variations individuelles et du contexte social
historique. La dimension épidémique de la « radicalisation islamiste » est une
configuration de l’emballement des idéaux de notre époque, propre au monde
musulman et à la crise qu’il connaît et a y acquis un pouvoir collecteur de négativité
au sein de ce monde. Un pouvoir collecteur de négativité au sens où cette
configuration abrite et nourrit des frustrations, des haines, des rejets de soi et
du monde actuel, qui trouvent dans l’idéal de l’islamisme radical, une « niche
écologique » au sens de Ian Hacking1. Sans avoir de données aussi précises
qu’en France, les deux caractéristiques que j’ai relevées concernant l’âge et les
classes sociales se retrouvent dans les pays musulmans, tel qu’en Afrique du
Nord.
1
I. Hacking, Les Fous voyageurs, Paris, les Empêcheurs de penser en rond, 2002.
2
Ce qui constitue la crise de cette période de la vie est la transition subjective
où les idéaux de l’enfance volent en éclats et où s’impose au sujet la nécessité
de leur substituer de nouveaux idéaux avec une avidité qui témoigne de
l’urgence de cette quête. Avidité d’idéaux : ce moment critique se caractérise par
des mouvements intenses de « désidéalisation » et de « ré-idéalisation ». Dans
la désidéalisation, le sujet se trouve à plat, dans « le pot au noir » [selon
l’expression de Winnicott [ Le pot au noir » désigne Espace de navigation situé
entre les 2 hémisphères, dite zone de convergence intertropicale, dans laquelle "on ne
sait pas de quel côté le vent va tourner, et s'il va y avoir du vent], c’est-à-dire
éprouvant de la vacuité, de l’ennui, de la dépression, l’absence de sens de sa vie
et le rabaissement de soi. Dans la « ré-idéalisation », c’est l’exaltation,
l’emportement des idées et des passions, la tentative d’élévation de la
représentation de soi, le désir de s’en aller vers un nouveau monde ou de
participer à sa création, l’aspiration à trouver un sens plénier à travers lequel
triompheraient la vérité et la justice.
D’où vient cette avidité d’idéaux ? Du fait que le sujet doit s’approprier
soi-même, un soi qui n’est plus celui de l’enfant qui s’est construit avec ses
parents, mais qui lui appartienne en propre. Or cette appropriation est
concomitante aux remaniements des limites les plus cruciales de l’existence
humaine : entre le moi et le non-moi, entre la vie et la mort, entre son sexe et
l’autre sexe, entre le réel et l’irréel, le monde et l’au-delà, où les frontières
risquent de se brouiller. S’il arrive que le sujet prenne des risques, c’est parce
qu’à travers le péril qu’il affronte, il aspire à se conquérir lui-même et à
maîtriser son existence. C’est ce qui explique la fréquence des expériences
transgressives où les frontières de soi sont repoussées. Les passages à l’acte y
recouvrent souvent le désir d’une mutation, d’une sortie de sa peau pour une
nouvelle, au risque d’y laisser la peau.
Or ce remaniement des limites, cette volonté de s’approprier soi-même à
travers des prises de risque conduisent à des mises à l’épreuve extrêmes et
dangereuses dans bien des cas. Elles confinent à des conduites ordaliques où le
jeune s’expose dans des expériences dont l’issue sera un jugement sur sa
dignité ou son indignité, sa valeur ou son insignifiance, son aptitude ou son
impuissance. Il y va ainsi de la survie à ces épreuves qui peuvent revêtir des
formes diverses.
Dans la consultation que j’avais en Seine Saint-Denis, j’ai commencé à
observer à partir des années 90, l’accroissement de ce qu’on n’appelait pas
encore à l’époque « radicalisation », mais « intégrisme », « fondamentalisme »,
« fanatisme ». Le terme de radicalisation intervient plus tard, après les attentats
de septembre 2001 aux États-Unis. Mais si j’exploite la notion de « racine »
(radical), à partir de laquelle est formé le terme de radicalisation, je dirai qu’il
s’agit de jeunes qui éprouvent le besoin urgent de s’enraciner ou se réenraciner dans la croyance, dans la référence à une transcendance, à un
moment où ils se sentent déracinés, perdus, éprouvant une autodépréciation
douloureuse, de la honte, des sentiments d’insuffisance et d’impuissance.
3
Certains d’entre eux manifestent des tendances antisociales qui se traduisent
par des conduites délinquantes.
Ces jeunes sont donc dans une impasse subjective et souvent sociales
aussi, à cause de failles personnelles qui résultent d’accidents dans leur vie
ou/et de défaillances dans leur environnement familial et social. Depuis
l’amplification de l’offre salafiste et jihadiste sur Internet et la guerre en Syrie, le
facteur de la fragilité psychologique des personnes radicalisées est devenu plus important
encore, le sociologue Farhad Khosrokhavar est d’accord avec moi sur ce point.
L’offre de radicalisation, qu’elle vienne de leur milieu proche ou d’internet,
crée une demande dans un état de fragilité identitaire, qu’elle transforme en
une puissante armure. Lorsque la conjonction de l’offre avec la demande se
réalise, les failles sont comblées, une chape est posée sur elles. Il en résulte
pour le sujet une sédation de l’angoisse, un sentiment de libération, des élans
de toute-puissance. Il devient un autre, il choisit un autre nom s’il est pris en
charge par un groupe. Il adopte des comportements identiques aux membres
de son groupe. Si les discours des radicalisés se ressemblent comme s’ils
étaient tenus par la même personne, c’est en raison de l’abdication d’une large
part de leur singularité. Le sacrifice de leur singularité les débarrassent de leurs
symptômes dans l’exacte mesure où les symptômes psychiques sont corrélatifs
de l’idiosyncrasie de l’individu. Les symptômes sont convertis en formations
de la psychologie collective : hallucinations groupales, rituels, contagion
comportementale, suggestion et obéissance aveugle, etc. Cet effacement de la
singularité et l’absorption des symptômes dans la radicalisation sont à l’origine
d’erreurs d’appréciations de beaucoup d’observateurs, cliniquement peu
formés, sur les supposés « sans problèmes psychologiques » des radicalisés,
alors que leur trajectoire subjective a été tumultueuse, parfois si risquée que la
radicalisation est une tentative de survie à un état d’urgence psychique. En fin
de compte, ils obtiennent une forme de guérison. C’est un fait que j’ai constaté
cliniquement, que les symptômes sont effacés par l’effet d’une désaturation de
la culpabilité individuelle et des sentiments d’indignité, à partir du moment où
le sujet a l’impression qu’il est porteur d’un message divin, voir d’une mission.
Dans certains cas, il me paraît évident que le danger de dislocation que
ressent le sujet est traité par la recherche d’une unité identitaire ou d’une
« unidentité » qui peut trouver sa réalisation ultime dans la mort, comme si la
mort choisie pouvait sauver le sujet de l’anéantissement. Il faut comprendre la
guérison espérée dans la radicalisation religieuse en ayant en vue la visée la plus
fondamentale du religieux, à savoir le salut et la santé (deux mots qui
appartiennent à la même racine) que l’on retrouve aussi dans l’anglais « holy »,
l’allemand « heilig » et l’arabe « salama » (s.l.m) qui a donné « islam », dont l’une
des significations est « être sauf après avoir traversé un péril » et pas seulement
la notion de « soumission
Cette approche nous permet aussi de comprendre le succès de l’islamisme
radical auprès des convertis. Les failles identitaires ne sont pas l’apanage des
enfants de migrants ou de familles musulmanes, c’est ce qui explique que 40 %
4
des radicalisés soient des convertis. Ceci étant, il est probable que cette
catégorie dite des « convertis » comporte pas beaucoup de « born again ». Je
dirais que ces sujets cherchent à se radicaliser avant de trouver le produit de la
radicalisation. Peu importe qu’ils ignorent de quoi est fait ce produit, pourvu
qu’il apporte « la solution ». La presse a rapporté le cas de jihadistes qui avaient
commandé par internet des ouvrages tels que L’islam pour les nuls. Le Juge
d’instruction Marc Trévidic du pôle antiterroriste de Paris a déclaré, à plusieurs
reprises, que certains revenants des zones de combat qu’il a interrogés, ne
connaissaient pas les cinq piliers de l’islam !
Pour d’autres, le désir de partir vers l’Orient mystérieux fait office d’un
passage initiatique et romantique. J’ai été frappé, en lisant des textes sur
l’histoire des croisades, de constater de nombreuses similitudes avec l’équipée
subjective de ces départs au jihad. Le jihadisme serait-ce une croisade
inversée ? Aujourd’hui, l’islamise radical est le produit le plus répandu sur le
marché par Internet, le plus excitant, le plus intégral. C’est un passe-partout de
l’idéalisation à l’usage des désespérés d’eux-mêmes et de leur monde.
L’offre radicale va donc se saisir des impasses du passage juvénile et se
modeler sur les possibilités d’une traversée à la fois individuelle et collective,
physique et métaphysique, mythique et historique, dont je voudrais relever
quelques motifs, sans être exhaustif :
– La justice identitaire est la clé de voûte de l’offre radicale et jihadiste. Elle
touche au cœur des failles de l’identité des jeunes. Elle opère comme une
soudure des parties du soi menacé du jeune et en le fusionnant avec un groupe
de pairs pour former une communauté du cœur, vivant ensemble les mêmes
émotions morales. La justice identitaire repose sur une théorie de « l’idéal
islamique blessé » et du tort fait aux musulmans au présent et au passé. L’idéal
blessé est celui de la perte du principe de souveraineté théologico-politique de
la communauté musulmane avec l’abolition du Califat et le dépeçage par les
puissances coloniales du dernier empire musulman, l’empire ottoman en 1924.
Notons ici que la première organisation islamiste, celle des Frères musulmans
est fondée en 1928. On peut dire que les mouvements islamistes sont nés du
traumatisme de cette période et en ont propagé l’onde de choc auprès des
masses. Quant aux torts faits aux musulmans, ce sont les guerres anciennes et
récentes au Moyen-Orient : Palestine, Afghanistan, Irak, etc. Des images de
destruction, de massacres, d’enfants morts et mutilés viennent à l’appui,
assorties de l’appel à devenir justicier. Il y a des jeunes qui ne sont pas
musulmans qui répondent à cet appel. Mais pour la majorité, l’offre jihadiste
consiste ici à superposer le tort fait à la communauté musulmane, au vécu d’un préjudice
individuel dans l’existence du sujet. Elle vise à ce que l’idéal blessé absorbe le sujet
et que la blessure parle et agisse à travers lui comme une revenante dans le
corps d’un zombie. Il est appelé à devenir le vengeur de l’idéal, ou bien, ce qui
revient au même, le vengeur de la divinité outragée. Le cas des frères Kouachi dans
l’attentat contre Charlie Hebdo est paradigmatique à cet égard. Il y a des jeunes
pour lesquels la déficience de l’idéal du moi les conduit à rechercher une
5
incarnation de l’idéal collectif, dont la plénitude est donnée dans le devenir
martyr.
– La dignification et l’accès à la toute-puissance : à des jeunes qui manquent de
l’estime de soi, qui ont le sentiment d’être ravalés, de ne rien valoir, « d’être un
déchet » comme me l’a dit l’un d’entre eux, on propose, non seulement la
reconnaissance d’avoir subi un préjudice, mais d’être un élu de Dieu méconnu
de lui-même et des autres. Pour assumer ce destin d’élection, il doit inspirer
respect et crainte, devenir un missionnaire de la cause, un héros devant lequel
les portes de la gloire s’ouvriront. Il peut se faire justice, il est autorisé à être
hors la loi au Nom de la loi supérieure de Dieu. « Le déchet » devient ainsi
redoutable. Redoutable et redouté dans sa propre famille. Un père m’a
déclaré : « Mon fils est devenu mon père, il me dicte la morale de l’islam…
plus que cela, il se prend pour le père de Dieu qu’il veut protéger, après avoir
trempé dans la drogue et la délinquance. » Si nous ramenions ces propos au
drame du passage juvénile, dans la mesure où le Dieu de l’enfance (le père
idéal) meurt et qu’il faut en trouver un autre, il se passe chez certains sujets aux
abois comme s’ils se disaient : puisque Dieu (de mon enfance) est mort, il faut
que je trouve un Dieu vivant dont je serai le représentant, sinon l’incarnation.
Ce Dieu vivant à portée de main rend tout possible.
L’offre de radicalisation renvoie ce message en miroir : tu es indigne parce
que tu es sans foi ni loi, tu as la possibilité d’expier et de te faire pardonner :
deviens un « Surmusulman » ! J’appelle Surmusulman la position dans laquelle
un musulman est amené à surenchérir sur le musulman qu’il est par la
représentation d’un musulman qui doit être encore plus musulman. C’est la
conduite d’un sujet en proie aux reproches de défection qu’il se fait à lui-même
et aux harcèlements des armées de prédicateurs télémédiatiques qui l’accusent,
à longueur de journées, des pires crimes moraux et le vouent à être « un
combustible de l’enfer ». Il est appelé à se « sur-identifier » au Musulman
exemplaire, le prophète et l’ancêtre (salaf, d’où salafistes), en établissant une
frontière avec les impurs dans un groupe de purs, même au prix d’une
récusation de ses parents et de sa famille, qu’il sauvera lors du jugement
dernier.
– Le repentir et la purification : le radicalisme islamiste est une idéologie religieuse
dont l’une des bases est le repentir et la purification. Elle traite de la culpabilité
de vivre et de désirer qu’on trouve chez des jeunes qui n’ont commis parfois
aucun forfait. En effet, les tourments s’intensifient là où il y a malheur et honte
d’être. Particulièrement dans les troubles de l’identité : le sujet se dit qu’il ne
vaut rien, qu’il est « une malfaçon », selon le propos d’un patient. Mais l’offre
touche aussi des délinquants à la recherche d’un pardon, ou bien des
délinquants qui trouvent avec l’enrôlement dans le jihadisme le moyen
d’anoblir leurs pulsions criminelles. Dans la revendication des attentats du
vendredi 13 novembre à Paris, il faut prêter particulièrement attention à deux
motifs. L’un désigne les auteurs comme « un groupe ayant divorcé la vie [sic]
d’ici-bas ». Le second qualifie ceux qu’ils ont tués « d’idolâtres dans une fête de
6
perversité », dont le siège est Paris, « Capitale de l’abomination et de la
perversion ». Ainsi, le renoncement à vivre des uns est opposé à l’attachement
à la vie des autres, une vie qui serait corrompue et qui mériterait d’être détruite,
de sorte que le massacre se justifie comme un acte de salubrité morale. Tuer
relève de la purification, confirmée par la référence à l’idolâtrie qui a le statut
d’impureté au regard du Dieu abstrait dans le corpus islamique et, d’une
manière générale, dans tout le monothéisme rigoriste, dont l’iconoclasme est
l’une des expressions historiques. En ce sens, le massacre du Bataclan
appartient à la même visée purificatrice que la destruction des monuments de
Palmyre ou celle des Bouddhas de Bâmiyân en Afghanistan.
L’autosacrifice de celui qu’on appelle « kamikaze » est également soustendu par un idéal de pureté. Quel que soit l’emploi fautif ou volontaire de
cette locution «… ayant divorcé la vie », elle correspond à une répudiation
essentielle de la jouissance de la vie, en tant que la vie serait foncièrement
impure. Le corps étant le siège de la souillure par excellence, sa dislocation
apparaît dans de nombreux testaments laissés par des auteurs d’attentatssuicide, comme le témoignage de la réalisation sacrificielle d’une pureté idéale,
afin d’accéder à une jouissance paradisiaque absolue, autrement dit débarrassée
de tout interdit. Ce rapport entre purification et jouissance est si fondamental,
qu’on ne comprendrait pas les processus de radicalisation et de leurs
potentialités violentes, si on ne le prenait pas en considération dans nos
analyses.
– La restauration du sujet de la communauté, contre le sujet de la société : il s’agit de la
promesse d’un retour au monde de la tradition où être sujet est donné, assuré,
garanti, reconnu alors que s’agissant du sujet de la civilisation moderne, celui
du contrat social, l’individu est une superproduction de lui-même qui l’oblige à
un travail harassant. Il faut en avoir les moyens. Un exemple de cette
assurance : quand on propose à un jeune de 16 ans de se donner un nouveau
nom qui commence par « Abou X » (Abou Ali, Abou Salah), ce qui signifie
« Père de… », alors qu’il n’est pas père dans la réalité, dès lors qu’il est ainsi
nommé, il fait un saut de la condition du fils à celui de « l’être père », devenant
de la sorte à l’origine d’une postérité imaginaire. Il devient sa propre origine. Il
y a aujourd’hui des jeunes qui préfèrent l’ordre rassurant d’une communauté
avec ses normes contraignantes, avec l’assignation à un cadre autoritaire qui les
soulage du désarroi de leur liberté et d’une responsabilité personnelle sans
ressources, sans ressources psychiques et matérielles, j’entends.
– L’effacement de la limite entre la vie et la mort : le discours des prédicateurs pénètre
les fantasmes inconscients des adolescents au moment où ils vivent un
remaniement des théories infantiles sur les limites de la vie et de la mort. Ils les
saturent par des litanies sur la mort imminente ou déjà là, sur les souffrances
de la tombe (un genre de prédication terrifiant), souffrances qu’ils doivent
s’épargner dès maintenant, comme s’ils étaient déjà morts. La mort imaginaire
est si envahissante que la mort réelle devient insignifiante, ce qui explique que
certains jeunes enrôlés déclarent : « La mort, ce n’est rien, c’est comme un pincement. »
7
Un pincement qui transporte vers l’autre monde paradisiaque. Dans le cas de
l’homme mort au combat, le martyr, il n’est mort qu’en apparence, il demeure
vivant, jouissant de tous les biens, un immortel. Le sujet, pour survivre de
cette vie immortelle, doit donc mourir. La récurrence du désir de mourir et
même d’être déjà mort est un fait constant du discours de l’offre jihadiste. Car,
lorsque quelqu’un se sent déjà mort, rien ne peut plus lui arriver, sauf à vivre
dans le monde actuel, considéré comme immonde. Dans son excellent livre de
témoignages : Les Français jihadistes2, David Thomson rapporte le propos d’un
jeune qui lui dit : « Allah décrète notre mort avant même notre naissance. »
C’est une affirmation qui n’existe pas dans le corpus traditionnel de l’islam.
Cela signifie que « la scène primitive » est une scène d’anéantissement, source
du sentiment de perte mélancolique de soi et de fusion matricielle avec des
forces de vie et de mort indifférenciées.
L’offre jihadiste correspond ainsi à une politique orientée par le triomphe
de la mort : ce qu’on pourrait appeler une thanatopolitique. Mais la mort dont il
s’agit ici recèle en elle une vie supérieure. À nos yeux, la mort s’oppose au
narcissisme, mais là, elle se met à son service. La mort est en quelque sorte une
mère qui va enfanter le candidat pour une vie parfaite. Le candidat donne une
vie qui ne vaut rien ou de vaurien au tout Autre et il s’attend à ce qu’il la lui
rende parfaite. Une vie parfaite, c’est une vie où l’idéal l’a emporté sur le moi,
délié de tout objet du monde. Que certains sujets y trouvent la possibilité de
convertir le suicide en autosacrifice, c’est bien possible, mais l’autosacrifice,
dans le jihadisme, fait intervenir ce que Lacan a appelé le « narcissisme
suprême de la Cause perdue3 ». Il s’agit de cette expérience que nous faisons de
la dignité incomparable qu’acquiert à nos yeux tout homme qui a perdu sa vie.
La mort de quelqu’un constitue l’affirmation la plus puissante et ultime de la
valeur de son existence.
Ce qui me frappe en écoutant le discours des jeunes qui veulent mourir
dans le jihad, c’est comme si la mort allait leur permettre de se réveiller de la
vie, laquelle serait une illusion, un mensonge, un semblant qui les sépare de la
vraie vie. Le jihad leur permet donc de rêver de la mort comme source d’une
vie plus vraie, une vie qui procurerait une jouissance au regard de laquelle celle
de la vie actuelle n’est qu’une fièvre éphémère.
– L’achèvement du sens et jugement dernier : la transition juvénile est une période de
passage à vide du sens, d’absurdité de l’existence et d’envahissement par des
flots d’émotions qu’il est difficile de lier et d’organiser. Le non-sens déstabilise
les repères de l’identité, provoque des angoisses d’étrangeté et de
décomposition sans fin. Le sujet est placé dans l’attente d’une mise en forme
solide et de l’arrêt du défilement des idées. Or le discours islamiste extrémiste
est un pourvoyeur de signes de toutes parts qui annoncent la fin des temps et
la clôture totale du sens, à travers des thèmes millénaristes et apocalyptiques.
D. Thomson, Les Français jihadistes, Paris, Les Arènes, 2014
J. Lacan, « Subversion du sujet et dialectique du désir » (1960), dans Écrits, Paris, Le Seuil, 1966,
p. 826.
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3
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Actuellement, ce discours situe la fin du monde en Syrie, en arguant d’une
prophétie, souvent reprise par des jeunes qui disent vouloir y aller pour
participer à la fin du monde, après le rétablissement du Califat, dont « l’État
islamique » (Daech) serait la réalisation. L’apocalypse est le dévoilement du
sens et de son achèvement, le triomphe final, certes mélancolique, mais non
sans une jouissance anticipée de la victoire définitive de l’islam. L’apocalypse
est une purification totale par disparition du monde et l’avènement du règne
de l’autre monde. Ainsi, sommes-nous passés d’une époque où on voulait
changer le monde à une autre où on veut en sortir. Il faut méditer ce désir qui
meut des jeunes voulant passer par le chaos, en être les acteurs, transformer la
réalité humaine en un cauchemar, en vue d’une ascension céleste. Ce délire du
ciel ne peut exister sans un désespoir de la terre et des hommes. Ce qu’on
pourrait appeler le désespoir musulman touche particulièrement ces jeunes.
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