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Les lieux de radicalisation

2014, Radicalisation

Farhad Khosrokhavar Radicalisation Éditions de la Maison des sciences de l’homme Les lieux de radicalisation DOI : 10.4000/books.editionsmsh.10892 Éditeur : Éditions de la Maison des sciences de l’homme Lieu d'édition : Éditions de la Maison des sciences de l’homme Année d'édition : 2014 Date de mise en ligne : 19 décembre 2017 Collection : Interventions ISBN électronique : 9782735120130 http://books.openedition.org Référence électronique KHOSROKHAVAR, Farhad. Les lieux de radicalisation In : Radicalisation [en ligne]. Paris : Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2014 (généré le 13 février 2018). Disponible sur Internet : <http:// books.openedition.org/editionsmsh/10892>. ISBN : 9782735120130. DOI : 10.4000/ books.editionsmsh.10892. – Les lieux de radicalisation – En dépit de la mondialisation, le local garde toute sa perti­ nence et la géographie demeure un facteur important, reconiguré par la Toile et les relations transnationales : selon la période, tel pays, telle région, telle ville, tel quartier, voire tel immeuble ou telle mosquée prennent un relief tout par­ ticulier dans la logique de la radicalisation. Exemple parmi d’autres, la mosquée de Finsbury Park à Londres fut, dans les années 1990 et au tout début du xxie siècle, l’un des hauts lieux de l’islamisme radical ; Abou Hamza, l’une des igures charismatiques de l’islam jihadiste, y prêchait et ses sermons ont inluencé toute une génération de jeunes gens, dont cer­ tains se sont tournés par la suite vers la violence au nom de la guerre sainte (voir O’Neill & McGrory 2006). De même, le centre islamique Dar al­Hijrah en Virginie a été, pendant les années 2000, un des hauts lieux de la radicalisation aux États­Unis. Anwar al­Awlaki en était l’imam de janvier 2001 à avril 2002 et, par son charisme, il a su attirer des jeunes vers la version radicale de l’islam. Ahmed Omar Abou Ali, qui a aussi enseigné dans ce centre cultuel, a été condamné en 2005 aux États­Unis pour complicité avec al­Qaida. Dans certains cas, des quartiers peuvent montrer des signes de radicalisation quand se trouvent combinées Radicalisation exclusion sociale et économique, ethnicité (origine ethnique et géographique des migrants ou de leurs descendants) et versions radicales de l’islam. En France, la ville et la ban­ lieue de Lyon, en particulier Vaulx­en­Velin et le quartier des Minguettes à Vénissieux, ont été marquées par la récur­ rence de la radicalisation islamiste. Ainsi Khaled Kelkal, auteur notamment de l’attentat à la station Saint­Michel à Paris en juillet 1995, était originaire de Vaulx­en­Velin. De même, sur six Français détenus à la prison américaine de Guantanamo, deux venaient des Minguettes (Nizar Sassi et Mourad Benchellali). La région lyonnaise avait été dans les années 1980 le point de départ de la Marche des beurs pour l’égalité des droits des citoyens, et l’échec du mouve­ ment a joué un rôle dans la radicalisation du secteur, tout comme, dans un autre registre, la situation stratégique de Lyon comme plaque tournante entre Paris, la Suisse proche et Marseille. L’islamisme radical a pu d’autant mieux s’in­ cruster dans l’importante communauté d’origine algérienne de la région, à partir de la crise algérienne qui a suivi le coup d’État de l’armée en 1992, que la Marche des beurs avait échoué. Lille et les villes alentour, notamment Roubaix, ont été aussi les lieux du développement du jihadisme en France, notamment avec le « gang de Roubaix », dont les membres ont multiplié les braquages violents dans la région Nord­Pas­ de­Calais en 1996 et perpétré un attentat à la voiture piégée à l’occasion du sommet du G7 à Lille in mars 1996. La bande, qui combinait islamisme radical et grand banditisme, était menée par deux Français convertis à l’islam, Christophe Caze, le chef présumé, et Lionel Dumont, respectivement étudiant en 5e année de médecine et ils de famille nom­ breuse, passionné d’action humanitaire. Les membres s’étaient rencontrés à la mosquée Archimède de Roubaix, où 86 Les lieux de radicalisation s’étaient noués des liens avec des musulmans ayant combattu en Bosnie dans les années 1994­1995, le rôle de l’islamiste algérien Abdelkader Mokhtari, surnommé Abou el­Maali, ayant été signiicatif dans leur engagement jihadiste24. Avec le « gang de Roubaix », des convertis apparaissaient pour la première fois sans ambiguïté comme acteurs jihadistes. En Grande­Bretagne, on peut citer le cas du sud­est de Londres, surtout Brixton qui, depuis les années 1990, a vu l’émergence d’acteurs islamistes radicaux recrutés dans la plupart des cas parmi des communautés d’Antillais (Afro­ Caribéens) pourtant majoritairement chrétiens25. Dans ce lieu géographiquement limité, l’islam des convertis a une nouvelle fonction : il est « la religion des opprimés », de ceux qui soufrent de la discrimination et de la ségrégation raciales, le message de l’égalité et de la dignité malmenée par le pouvoir « blanc ». L’adhésion à l’islam permet en l’occur­ rence d’inverser les rôles : le Blanc, cet hérétique, devient le pôle du mal et le Noir croyant assume le pôle du bien. On peut déceler une évolution dans les lieux de radi­ calisation, ne serait­ce qu’en raison de la vigilance accrue de la police. Alors que dans les années 1990 et au début des années 2000 en France la radicalisation s’efectuait dans les mosquées (ou les appartements servant de lieu de culte), quelquefois à l’insu même de leur direction – Farid Benyettou prêchant devant ses jeunes disciples plus ou moins en aparté à la mosquée Ad’ Dawa à Paris –, elle doit 24. Claire Ané, « Avant Merah, peu d’islamistes avaient grandi et frappé en France », Le Monde.fr, 29 mars 2012. 25. Jonathan Githens­Mazer, « Why Woolwich Matters: he South London Angle », RUSI Analysis, 31 mai 2013, [en ligne], www.rusi.org/analysis/com­ mentary/ref:C51A8860A58067/#.Ua0Xyut8OUc [dernière consultation en mai 2014]. 87 Radicalisation aujourd’hui avoir lieu ailleurs, les services de renseignements surveillant de plus en plus étroitement les lieux de culte et la direction de la mosquée exerçant davantage de contrôle. à présent, c’est par Internet et la proximité spatiale (le groupe des copains) ou en prison (voir le chapitre à ce sujet), ou encore dans les associations de nature philanthropique ou par des voyages à l’étranger (notamment au Pakistan, au Yémen, en Égypte…), que des jeunes tentent de s’ailier à un groupe ou d’en constituer un. Jusqu’au début des années 2000, Londres (Londonistan) était le lieu d’accueil privilégié pour des individus déjà radi­ calisés ou en quête d’ailiation à un réseau de jihadistes. Des islamistes radicaux maghrébins recherchés en France ou en Afrique du Nord y élisaient domicile pour échapper à la police. à présent, cette ilière s’est en grande partie tarie, notamment sous la pression américaine après les attentats du 11 septembre 2001 et ceux de juillet 2005 (Londres). En Grande­Bretagne comme en France, le jihadisme opte de moins en moins pour la mosquée et de plus en plus pour la Toile ou pour les liens de camaraderie ain de s’organiser. 88