Développement durable et territoires
Économie, géographie, politique, droit, sociologie
Vol.14, n°1 | Juin 2023
Socio-économie écologique et dynamiques
territoriales
Je ne sais plus quoi penser !
I don't really know what to think!
Jeanne Riaux
Édition électronique
URL : https://journals.openedition.org/developpementdurable/22156
DOI : 10.4000/developpementdurable.22156
ISSN : 1772-9971
Éditeur
Association DD&T
Référence électronique
Jeanne Riaux, « Je ne sais plus quoi penser ! », Développement durable et territoires [En ligne], Vol.14,
n°1 | Juin 2023, mis en ligne le 30 juin 2023, consulté le 18 juillet 2023. URL : http://
journals.openedition.org/developpementdurable/22156 ; DOI : https://doi.org/10.4000/
developpementdurable.22156
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Je ne sais plus quoi penser !
Je ne sais plus quoi penser !
I don't really know what to think!
Jeanne Riaux
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Le monde, la vie, nos vies génèrent en continu des réflexions. Regarder la marche des
choses, se regarder agir, regarder les autres habitants du monde vivre, avancer,
reculer, dépérir, se relever est source de questionnements. Que d’étrangetés dans le
fonctionnement de la nature, des sociétés, dans nos propres façons d’être et de penser.
Pour moi, la recherche c’est cela : interroger ce qui nous entoure, essayer de trouver du
sens, comprendre, ordonner, expliquer… et faire changer, aussi, un peu. Mais depuis
quelques temps, je me sens un peu perdue dans des pensées contradictoires. Je ne sais
plus trop quoi penser.
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Je reviens d’un séjour de deux ans au Sénégal où j’ai poursuivi mon travail
d’anthropologue, à observer les humains en société par le prisme de l’eau. Je retrouve
mes marques en France… ou plutôt, je les cherche. Car, en rentrant, j’ai retrouvé des
personnes affectées par deux années de crise sanitaire et par un contexte social qui
s’est dégradé pour certaines d’entre elles ; j’ai retrouvé un monde où la vaccination
était devenue clivante, certaines familles étant divisées entre « pros » et « antis ». Il me
semble que cette crise là commence à s’estomper. On oublie doucement, on fait avec,
tout en constatant les « séquelles » qui demeureront probablement trop longtemps.
Mais les tourments ne sont pas apaisés ; une crise s’ajoute à l’autre. La peur du
lendemain, l’incertitude, la perte de confiance en soi et en son prochain, ont pénétré
l’intimité des esprits et des foyers, tout autant que les collectifs qui nous relient les
un.e.s aux autres.
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Dans ces retrouvailles avec mon quotidien, une petite lueur brille, cependant. Un
mouvement d’engagement citoyen m’apparaît de plus en plus audible, y compris dans
le monde de la recherche. Le champ lexical est aujourd’hui dominé par les idées et
concepts d’action citoyenne, d’habitabilité de la terre, de réenchantement de la science,
ou encore de soin plutôt que de maîtrise de la nature1. Les chercheurs s’engagent, qu’il
s’agisse du climat, de la biodiversité ou des solidarités. Bien sûr, les idées sur lesquelles
repose ce mouvement ne sont pas totalement nouvelles. Elles parcourent les milieux
académiques depuis longtemps. Cela fait écho, par exemple, aux travaux d’Isabelle
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Stengers (2009, 2019) qui promeut une rencontre des luttes sociales et
environnementales, des mondes académiques et de l’action politique et citoyenne.
Cette rencontre est l’occasion de mettre en relation des idées et analyses déjà
existantes : « compostons les idées en cours pour créer de nouveaux assemblages ! », nous ditelle, à la suite de Donna Haraway. Alors, oui, le compost est en cours de maturation. Les
idées se rencontrent, s’échangent et se transforment mutuellement, notamment entre
les sciences de la société et les sciences de la nature. Ce compostage se fait en passant
outre les clivages théoriques et méthodologiques, les controverses et les contradictions.
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Il semble aujourd’hui inévitable d’être engagé. Minoritaires et « naturellement »
dénigrés, jusque récemment, les militants et activistes de tous bords bénéficient
désormais d’un écho incontestable, et d’une légitimité croissante (sauf quand on les
qualifie « d’ecoterroristes », bien sûr), en se positionnant comme moteurs d’une forme
de conscience planétaire. « Nous sommes la nature qui se défend », disent-ils, disent-elles.
Et avec eux, même les plus frileux d’entre nous, insistons sur la dimension engagée de
nos recherches.
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Quelles que soient les causes à défendre, il n’est plus question aujourd’hui de relativiser
l’importance du desman des Pyrénées ou de l’outarde canepétière 2, ou encore de railler
les « ayatollahs de la chlorophylle »3 comme cela pouvait encore se faire il n’y a pas si
longtemps que cela. Il n’est plus question non plus de discuter l’existence d’une crise
climatique et écologique d’ampleur, aux conséquences déjà catastrophiques. Il n’est
plus question enfin, pour les scientifiques, de rester à l’écart de l’agitation de ce monde.
La recherche se doit de descendre de sa tour d’ivoire pour s’engager dans le débat
public et se positionner dans les controverses, qu’il s’agisse d’aménagements
hydrauliques, de gestion de la pénurie d’eau ou de choix de gestion des services publics
d’eau – pour les thèmes qui me touchent le plus. Les tribunes de chercheurs dans la
presse nationale font échos à cet engagement perçu de plus en plus comme une
nécessité4. La recherche, comme la société dans son ensemble, interroge ouvertement
les choix techniques et politiques, leurs raisons d’être ou de ne pas être. Et très
clairement, dans ce contexte, la nécessité de se lever, d’élever sa voix, son corps contre
toutes les aberrations produites par notre société est devenue évidente. Nous y voilà.
Enfin.
Oui, mais…
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Ces constats et les prises de position nécessaires – et saines – qu’ils induisent,
empêchent parfois la nuance, la controverse ou la contradiction. Or, on le sait, la
contradiction est un moteur indispensable de la production et de la rencontre des
idées. Me reviennent alors des idées plus anciennes, enfouies bien au chaud sous les
couches plus récentes de mon propre compost à idées.
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Lorsque j’étais en thèse, il y a un monde de cela, j’ai été formée à me méfier des
discours dominants, à toujours les interroger, à souvent les déconstruire. Travaillant
sur l’eau, le réchauffement climatique était critiqué, comme un argument pour prendre
des distances avec le caractère historiquement et politiquement construit des pénuries
d’eau. Les crises de l’eau n’étaient pas pensées comme des faits naturels, mais plutôt
comme une matérialisation des forces sociales en tension sur un territoire. Cette idée
est toujours présente dans le grand compost des idées sur l’eau en sciences sociales,
mais elle en franchit peu les frontières. Le dialogue avec les lanceurs d’alerte d’une
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crise hydro-climatique ne semble pas très effectif. Il faut dire que les discours des
sciences sociales ne sont pas toujours faciles à comprendre… ou même, dans certains
cas, à entendre. Au cours de mon parcours de recherche sur l’eau, j’ai aussi appris à me
méfier des modèles et de leurs concepteurs. En effet, bien souvent les modèles qui
explicitent les flux d’eau oublient les flux de pouvoir, la présence d’humains et la
grande diversité de leurs accès aux ressources politiques. Sans compter, d’ailleurs, ces
« autres-qu’humains » que l’on oublie encore bien souvent, ce qui ne va pas non plus
sans poser de problème. Or, aujourd’hui, les modèles sont des acteurs à part entière. Le
climat, la météo, les réserves d’eau, les prévisions de croissance, les flux migratoires…
dans tous les sujets qui nous préoccupent ce sont principalement les modèles qui
« disent » l’avenir et les conséquences de choix qui pourraient être faits. De fait, ce sont
de plus en plus des modèles qui dictent – et/ou justifient – les choix, malgré les
incertitudes qui les caractérisent. J’ai à ce propos une petite anecdote.
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J’ai travaillé en Tunisie, dans la région de Kairouan, juste après la révolution, en 2010.
Cette période politique particulière se traduisait par d’importants changements en
matière de gouvernance des eaux, notamment en matière de contrôle des prélèvements
dans les nappes. Les services de l’administration avaient perdu une part de légitimité,
tandis que la préservation de la paix sociale dans les campagnes prenait une
importance centrale (Massuel et Riaux, 2017). Les forages illicites se sont alors
multipliés, sous les yeux d’une administration impuissante à endiguer ce mouvement.
Dans le cadre d’un projet de recherche pluridisciplinaire, des collègues en sciences de
l’environnement avaient pour objectif de proposer un modèle d’évolution des
ressources en eau dans la région hydrologique de Kairouan. J’ai alors demandé
comment les changements politiques et leurs impacts en matière de gestion de l’eau
allaient être pris en compte dans le modèle – ce qui m’apparaissait être une sacrée colle
adressée aux modélisateurs. C’est déjà fait, m’avait-on dit, « c’est compté comme du
bruit dans le modèle »… (sic). Finalement, il a été décidé de faire s’arrêter le « présent »
en 2009 pour contourner le problème de la révolution. Rien pour me réconcilier avec la
modélisation.
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Alors, aujourd’hui, étant moi-même convaincue que la mise en avant du désastre
écologique et climatique en cours (mise en avant dont les modèles sont au cœur) est
plus que nécessaire, que penser de la place et de l’usage de ces modèles ? Que penser de
ces scientifiques qui « calculent » et mettent en courbes l’effondrement du monde ? Audelà de cela, je me surprends à endosser des inquiétudes sur la « pénurie » d’eau : mon
potager risque-t-il l’assèchement complet cet été ? Est-ce le résultat d’un changement
climatique qui serait devenu perceptible au quotidien ? J’ai pourtant appris que les
changements globaux ne se mesuraient ni au jour le jour, ni à l’échelon local, que
climat et météo n’étaient pas synonymes. C’est bien ce que l’on nous disait des savoirs
paysans : trop situés, trop peu généralisables, pour être pris en compte dans les
analyses scientifiques. Que penser alors de toutes ces personnes inquiètes pour
l’avenir ? Que penser de mes propres perceptions ? En outre, je suis « docteure » et
spécialiste de l’eau… alors pour mes proches, amis, famille, voisins, je suis celle qui sait.
On me demande conseil. Que doit-on faire ? Que va-t-il se passer ? Très honnêtement, je
n’en sais rien. Je n’ai pas les outils pour démêler de telles contradictions, de telles
incertitudes, une telle profusion d’informations. Je ne sais même plus vraiment ce que
moi je pense. Je ne sais plus que penser.
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… par contre, je sais ce que je ressens.
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Je ressens d’abord une forme d’accélération du temps. Ça me rappelle un texte dans
lequel Bernard Hubert, Jean-Paul Billaud et Franck-Dominique Vivien (2016) parlaient
du tourbillon de la recherche. Il y a bien sûr des côtés difficiles à vivre : tout le monde
semble débordé, il devient impossible de planifier une réunion à plus de trois
personnes, on enchaîne les visioconférences, on est toutes et tous « sous l’eau », noyés
par nos propres projets. Mais, dans ce tourbillon, il y a aussi un formidable élan créatif.
Les propositions pour penser le monde « autrement » se multiplient. Les métissages de
supports et de mondes produisent de la nouveauté ; le grand compost s’enrichit encore
et encore. Ce tourbillon des idées est ultra-stimulant et très joyeux.
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Et la joie est une autre chose que je ressens en ce moment. J’ose à peine le dire par ces
temps de catastrophe généralisée. J’ose à peine le ressentir alors que notre monde
s’effondre. Mais je suis victime de formidables moments d’émerveillement. Je ressens
de l’allégresse en regardant s’épanouir le printemps. Car, malgré la sécheresse qui
inonde notre quotidien et nos écrans, les champs sont parsemés de fleurs aux formes et
aux couleurs délicates. Et plus on les regarde de près, plus elles sont incroyables, ces
fleurs, ces herbes, ces roches, ces montagnes, ces insectes… Je ressens aussi de
l’allégresse, lorsque j’anime des ateliers sur l’eau auprès du jeune public, à voir les
enfants imaginer et négocier des compromis pour que chacun puisse satisfaire ses
besoins. J’ai du plaisir à entendre mes voisins, mes proches se remémorer le passé,
s’échanger de petites choses qui créent un petit lien. D’ailleurs, la sécheresse est l’un de
ces sujets qui créent du commun. Il y a tant de plaisir et de joie dans le quotidien, dans
les petites choses. Cela me remémore le message de Jean-Marie Gustave Le Clézio, dans
Le chercheur d’or : « il n’y a de trésor qu’au fond de soi, dans l’amour et l’amour de la vie,
dans la beauté du monde ». Cela me ramène aussi à la manière dont la pédagogie de
Maria Montessori propose de donner d’abord à comprendre et à voir d’abord la beauté
de notre monde, plutôt que d’en présenter d’emblée les menaces. L’hypothèse sousjacente étant que si l’on apprend aux enfants à aimer le monde qui les entoure, ils
ressentiront la nécessité de le protéger. Ces propositions me semblent rencontrer celles
de la philosophie des sciences contemporaine, telles que les présente Émilie Hache de
manière très accessible avec son Retour sur terre (2014).
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Alors oui, revenir au quotidien, au concret, à la terre sous nos pieds. Et ralentir un peu
le rythme, peut-être. Prendre le temps d’observer et de regarder. Arrêter peut-être
aussi, un peu, de penser. Ou alors, penser le monde et la recherche comme l’on peut
penser nos vies. Dépasser les constats de catastrophe pour chercher le bon, pour
inventer ses propres solutions, avancer avec ses propres ressentis. Il s’agirait alors de
solidifier lentement – mais sûrement ? – un récit positif et polyphonique sur notre
monde. Non pas pour nier les difficultés ou sous-estimer nos contradictions. Mais pour
avancer avec et mettre en valeur, chacun dans nos quotidiens et dans nos recherches,
le beau, le sensible, le joyeux. Mettre en valeur et partager. Recréer du lien en même
temps qu’un récit collectif donnant la parole à chacun.e. C’est de cette manière que
j’interprète et tente de mettre en actes les messages qui me parviennent de mes
lectures les plus récentes.
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Et si, au fond, c’était une bonne chose de ne plus savoir que penser ?
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BIBLIOGRAPHIE
Hache É., 2014, « Introduction. Retour sur terre », in Hache É. (dir.), De l’univers clos au monde
infini, Paris, Dehors, p. 11-25.
Hubert B., Billaud J., Vivien F.-D., 2016, « Le tourbillon de la recherche », Natures Sciences Sociétés,
vol. 24, n° 2, p. 95-96, https://doi.org/10.1051/nss/2016023.
Marié M., 1984, « Pour une anthropologie des grands ouvrages : le Canal de Provence », Annales de
la Recherche Urbaine, vol. 21, p. 5-35, https://doi.org/10.3406/aru.1984.1128.
Massuel S., Riaux J., 2017, « Groundwater overexploitation : why is the red flag waved ? Case
study on the Kairouan plain aquifer (Central Tunisia) », Hydrogeology Journal, vol. 25, n° 6,
p. 1607-1620.
Stengers I., 2009, Au temps des catastrophes. Résister à la barbarie qui vient, Paris, La découverte, Les
empêcheurs de penser en rond.
Stengers I., 2019, Résister au désastre, Marseille, Wildproject.
NOTES
1. Ce qui renvoie à des réflexions déjà anciennes, dans le domaine de l’eau, comme
celles de Michel Marié (1984) qui prônait le « ménagement » plutôt que
« l’aménagement ».
2. Cf. Pignocchi A., (2023), « Megabassines : un affrontement entre mondes », Terrestres,
27 fevrier, https://www.terrestres.org/2023/02/27/mega-bassines-un-affrontemententre-mondes/.
3. Laval G., 1998, « Interview : “Non aux ayatollahs de la chlorophylle”. Le président des
chasseurs de la Gironde s'en prend aux députés et à Voynet », Libération, 19 juin.
4. Par exemple de la part d’économistes en économie écologique, avec une tribune
parue récemment dans la journal Le Monde ; le 20 mai 2023 : « Donner à “l’économie
écologique” plus de place dans le débat public ».
AUTEUR
JEANNE RIAUX
Jean Riaux est anthropologue, directrice de Recherche IRD
UMR Gestion de l’Eau, Acteurs, Usages
[email protected]
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