La conscience des ruines dans l’Antiquité tardive
Entre vécu et représentations
Éric Morvillez
Dans Histoire urbaine 2020/2 (n° 58),
58) pages 29 à 58
Éditions Société française d'histoire urbaine
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ISSN 1628-0482
ISBN 9782914350587
DOI 10.3917/rhu.058.0031
E´ r i c M o r v i l l e z *
La conscience des ruines
dans l’Antiquité tardive
Entre vécu et représentations
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(Inscription de Mascula-Algérie, AE, 1911, 217)
Il n’est pas facile de parler de la ruine dans la ville dans l’Antiquité
tardive, encore moins peut-être de rendre le fait perceptible. D’abord parce
que les sources sont peu nombreuses par rapport à d’autres sujets. Les
textes littéraires sont courts, répétitifs, souvent issus de la poésie et donc
délicats à traduire et interpréter. Les inscriptions font essentiellement des
constats de restaurations qui déforment souvent la réalité des travaux
entrepris, en exagérant parfois les mérites des dédicants. Elles sont la
plupart du temps détachées d’un contexte précis qui permettrait d’en
évaluer la portée. Elles insistent sur le fait que les ruines, les délabrements
décrits ont disparu pour rendre la beauté à l’édifice et au quartier de la
ville dont il fait partie. Du moins peut-on faire ressentir le moment de
basculement, de prise de conscience des contemporains que leur environnement est en péril, menace ruine, ou est déjà tombé en décadence.
L’archéologie est rarement d’un bon secours, car la ruine n’est pas un
phénomène qui peut se capturer dans une ou même plusieurs unités
stratigraphiques ! Pour un monument, trop de facteurs nous échappent
pour pouvoir interpréter avec certitude les étapes qui l’ont amené progressivement à la ruine et le moment de son abandon. Tout au plus
* Université d’Avignon – UMR 8210 ANHIMA.
H.U. no 58 - août 2020 - p. 29 à 58
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« À l’âge d’or instauré partout par nos Seigneurs Valentinien et Valens,
Perpétuels Augustes, ce qui était dans un état désespéré retrouve la stabilité,
Ce qui était abandonné est rénové, une beauté nouvelle remplace la laideur
des ruines »
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pouvons-nous décomposer le processus en multipliant l’observation de
phases transitoires, comme autant d’arrêts sur image d’une disparition
annoncée. Combien de temps un édifice a-t-il été jugé « en bon état » par
ses contemporains ? Comment documenter les phases des états intermédiaires et qualifier les successives réutilisations ? Autant d’appréciations
subjectives possibles et autant de questions sans réponse dans la majorité
des cas. À défaut, nous sommes réduits à imaginer, à partir des rares
monuments où l’on peut lire certaines étapes du phénomène, des scénarios plausibles pour la disparition des autres.
Nous l’avons déjà souligné dans une étude précédente, la ruine n’est pas
acceptable dans l’Antiquité 1. Une grande partie de l’appareil juridique
tourne autour de la crainte de voir la ruine s’installer, et donc de savoir
comment la réparer ou la faire disparaı̂tre. Je voudrais ici compléter mon
point de vue en montrant quelle perception pouvaient avoir les habitants
des cités de la fin de l’Antiquité, en Occident comme en Orient, face à une
parure monumentale très malmenée. Les effets de plusieurs facteurs se
conjuguent entre les IVe et Ve siècles : atteinte et abandons des temples avec
le passage du paganisme au christianisme, manque d’entretien de la parure
monumentale dû aux aléas économiques, pillages et destructions dus aux
bouleversements politiques liés aux invasions barbares. S’y ajoutent, de
façon aléatoire, les phénomènes accidentels ou naturels, comme les tremblements de terre ou les incendies. Je reviendrai donc ici sur la problématique de la conscience des ruines au cœur des villes de l’Antiquité tardive,
en abordant la question sous trois angles différents. Le premier portera sur
la récupération de certains édifices désaffectés, en raison de la perte de
leur fonction ou de leur décrépitude. On s’arrêtera sur les conditions
d’aménagement d’églises dans des temples ou édifices publics abandonnés. Ces transformations n’ont été possibles qu’après une période de
latence, moment intermédiaire de désaffectation et prémices théoriques à
l’abandon puis à la ruine. Or celle-ci est interrompue par la reconstruction
sur le même emplacement d’un édifice, à la forme et à la fonction radicalement différentes. Sur le même terrain, l’élévation du bâtiment ancien est
modifiée pour en accueillir un nouveau, avec un processus de recyclage
sur place de ses propres matériaux de construction. Quelle physionomie
avaient ces nouveaux édifices et quelle perception en avaient les contem1. Éric Morvillez, « Abandonner ou restaurer : la peur des ruines dans l’Antiquité tardive », dans
Karolina Kaderka (édité par), Les ruines, entre destruction et construction de l’Antiquité à nos
jours, Rome, Campisano, 2013, p. 55-72. Pour la bibliographie sur la question des ruines, je renvoie
à cet article et au volume de K. Kaderka, ajoutant ici des références qui m’avaient échappé, et
quelques nouvelles publications. Je tiens à remercier ici Laurence Gillot, Jean-Pierre Guilhembet,
Emmanuelle Valette et Stéphanie Wyler de m’avoir associé à cette journée d’étude.
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porains ? Quel impact avait sur le paysage urbain et les habitants cette
imbrication de bâtiments, dont les élévations anciennes, en partie en
ruines, mais reconnaissables, abritaient des formes architecturales nouvelles ?
Dans un second point, je souhaiterais montrer comment les bâtiments
apparaissent pris entre l’accaparement économique et l’utilitarisme des
autorités. Le sujet des spolia a été souvent abordé d’un point de vue
matériel, pour quantifier et qualifier les matériaux de constructions
spoliés, qui prennent dans les nouveaux édifices une valeur symbolique 2.
Le thème du remploi l’est moins du point de vue de ses conséquences « en
négatif » sur le paysage urbain : le captage des éléments architecturaux
contribuait à mettre à bas la parure monumentale ancienne, en endommageant les plus beaux édifices, alors voués, à plus ou moins brève
échéance, à l’écroulement et à la disparition. Or, les lois contradictoires
sur les destructions et les remplois se succèdent au IVe siècle et balancent
entre le désir de protection du magnifique patrimoine hérité des Anciens
et la contrainte économique de devoir réparer à moindre frais la parure
monumentale. On verra que c’est majoritairement l’utilitarisme à court
terme qui gagne : on privilégie les infrastructures essentielles des villes et
territoires, comme les routes, les ponts, les fortifications ou encore les
aqueducs. Certains édifices désaffectés ou abandonnés deviennent donc
de véritables carrières de matériaux, ordinaires ou prestigieux, pour en
construire ou réparer d’autres. Je voudrais montrer ici combien le phénomène, généralisé – et loin de se réduire aux destructions liées aux conflits
entre paı̈ens et chrétiens – souligne la conscience des ruines dans le
paysage urbain. Pour prolonger le jeu de mots du titre de l’introduction
de ce dossier thématique : l’homme de la fin de l’Antiquité est confronté à
l’apparition de la ruine en ville, au risque de se retrouver progressivement
dans une ville en ruines.
Enfin, je souhaiterais revenir sur la difficile interprétation des ruines qui
apparaissent au cœur même des quartiers des villes tardives. Cette
présence d’édifices décrépits au milieu des espaces habités, voire
rénovés, n’est que très rarement évoquée dans les textes. Quelques
2. Sur les spolia, la bibliographie ne cesse de s’accroı̂tre. On citera en particulier l’impressionnante somme récemment parue de Patrizio Pensabene, Roma su Roma, Reimpiego architettonico,
recupero dell’antico e trasformazioni urbane tra il III e il XIII secolo, Citta del Vaticano, Pontificio
Istituto di archeologia cristiana (Monumenti di antichità cristiana ser. II, vol. XXII), 2015 ; il faut
également citer la synthèse dirigée par Giuseppe Cuscito (a cura di), Riuso di monumenti e
reimpiego di materiali antichi in età postclassica : il caso della Venetia, Antichità Altoadriatiche,
no 74, 2012, en particulier les articles de Lorenzo de Vecchi, « Le fonte letterarie sul reimpiego in
età antica », p. 47-62 et celui de Yuri Marano, « Fonti giuridiche di età romana (I secolo A.C. – VI
secolo D.C.) per lo studio del reimpiego », p. 63-84.
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récentes études archéologiques nous apportent des informations sur la
transformation d’habitations qui, partiellement tombées en déshérence,
sont spoliées et totalement modifiées. Il n’est pas fait table rase des
ruines des habitations antérieures, qui coexistent avec celles encore
occupées. Parfois, c’est dans les structures en ruines des anciennes
maisons que s’installe un nouvel habitat, radicalement différent.
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Le mouvement de rénovation architecturale dans la ville antique touche
toutes sortes d’édifices, l’ancien cédant progressivement la place pour faire
du neuf. Dans le panorama urbain de l’Antiquité tardive, on connaı̂t
particulièrement bien le processus de transformation d’anciens temples
désaffectés en églises. Il a pris des formes très variables. Le phénomène a
d’autant plus attiré l’attention qu’il traduit la christianisation progressive
de la cité antique, mais aussi la position des habitants, parfois antagoniste,
face aux anciens bâtiments de culte en déshérence. Il pose le problème de
l’affectation des terrains autrefois dévolus au paganisme au cœur des
villes. Les travaux de Noël Duval et François Baratte, poursuivis par
Jean-Pierre Caillet pour l’Afrique du Nord 3, ont montré la variété des
édifices transformés et les multiples manières de les adapter, pour
intégrer à l’intérieur des plans basilicaux. Pour l’Orient, Béatrice Caseau
a dressé une synthèse des différentes manières de procéder 4.
3. Noël Duval, « Église et temple en Afrique du Nord, note sur les installations chrétiennes dans
les temples à cour, à propos de l’église dite de Servus à Sbeı̈tla », Bulletin archéologique du Comité
des travaux historiques et scientifiques, n. s. no 7, 1973 (1971), p. 265-296 ; Jean-Pierre Caillet, « La
transformation en église d’édifices publics et de temples à la fin de l’Antiquité », dans Claude
Lepelley (sous la direction de), La fin de la cité antique et le début de la cité médiévale, de la fin du
IIIe siècle à l’avènement de Charlemagne, actes du colloque de Nanterre (1-3 avril 1993), Bari,
Edipuglia, 1996, p. 191-211 ; J. Patout Burns Jr, Robin M. Jensen, Christianity in Roman Africa,
the Development of its Pratices and Beliefs, Grands Rapids (Mich.), W. B. Eerdmans, 2014, p. 90-91
notamment.
4. Béatrice Caseau, « Polemein Lithois : la désacralisation des espaces et des objets religieux
paı̈ens durant l’Antiquité tardive », dans Michel Kaplan (édité par), Le Sacré et son inscription
dans l’espace à Byzance et en Occident, Études comparées, Paris, Publications de la Sorbonne, 2001,
p. 103-107 ; Johannes Hahn, Stephen Emmel, Ulrich Gotter, « From Temple to Church : Analysing a
Late Antique Phenomenon of Transformations », dans Johannes Hahn, Stephen Emmel, Ulrich
Gotter, From Temple to Church. Destruction and Renewal of Local Cultic Topography in Late
Antiquity, Leiden, Brill, 2008, p. 1-4. ; sur la Grèce, on citera aussi Laurence Foschia, « La réutilisation des sanctuaires paı̈ens par les chrétiens en Grèce continentale (IVe-VIIe s.) », Revue des
Études Grecques, no 113, 2000, p. 413-434.
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La récupération d’édifices abandonnés.
Entre désaffectation et reconstruction
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Sur ces sites de temples transformés en églises, nous pouvons comprendre le nouvel édifice, les traces de l’ancien (car souvent les matériaux
démontés sont remployés au même endroit), mais pratiquement jamais
documenter la phase intermédiaire d’abandon, de décrépitude, voire de
ruine complète, qui a pu exister entre le premier bâtiment et sa transformation. Rappelons aussi que le phénomène est loin d’être régulier et
constant, très variablement documenté selon les provinces de l’Empire. Il
y a certes désaffectation et attaques d’édifices paı̈ens très tôt dans le
IVe siècle, dès l’époque de Constantin. Mais, comme on le verra plus
loin, les lois réunies dans le Code théodosien, notamment au livre XVI,
indiquent des décisions souvent contradictoires, davantage dictées par des
circonstances et des intérêts ponctuels. Cependant, si l’on fait le bilan de
nos sources, très incomplètes, on s’aperçoit que dès le IVe siècle, la reprise
de l’espace urbain anciennement dévolu aux sanctuaires paı̈ens prime,
couplée avec l’idée d’une récupération des matériaux de construction et
que le phénomène de destruction ne fait que s’amplifier, tant en ville que
dans les campagnes 5. Les structures de certains édifices, au lieu de se
réduire à de simples carrières de matériaux, deviennent en quelque sorte
des carcasses qui, démontées et aménagées, souvent avec leurs propres
matériaux, donnent naissance à un édifice totalement différent.
L’Afrique du Nord a livré un certain nombre d’exemples particuliers de
transformations d’édifices paı̈ens en églises. Nous connaissons plusieurs
cas de temples dits à cour, caractéristiques de l’Afrique, dont les petites
cellae n’étaient pas adaptées pour recevoir un public nombreux. Sur
certains téménos se sont édifiées des basiliques chrétiennes, en utilisant
la surface découverte pour développer les nefs. C’est le cas d’un sanctuaire
de Thuburbo Majus 6, où l’église paléochrétienne vient occuper la moitié
de la surface de la cour à portiques, tandis que la cella quadrangulaire du
temple accueille le baptistère. La date de la transformation nous échappe :
il est impossible de dire si le temple a subi une phase d’abandon, de
spoliation, voire de ruine (?). Il est clair que les colonnes de pierre bleue
des portiques étaient restées sur place : démontées, une moitié a servi à
créer l’une des nefs de la basilique, l’autre étant maintenue sur son stylobate d’origine pour former, du côté nord, un portique, sorte d’« atrium »
de la basilique. On remarque que, vue de l’extérieur, en dehors des
hauteurs de toitures et des surfaces d’espaces découverts, la transforma5. Voir Béatrice Caseau : « La récupération de matériaux de construction fut, de fait, le principal
facteur de destruction de bâtiments cultuels publics ou privés, après la fermeture des temples par
la législation théodosienne », dans Marie-Françoise Baslez (sous la direction de), Chrétiens persécuteurs. Destructions, exclusions, violences religieuses au IVe siècle, Paris, A. Michel, 2014, p. 19-20.
6. Noël Duval, « Église et temple en Afrique du Nord... », op. cit., p. 277-290.
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« À Carthage, Caelestis avait un temple considérablement vaste, entouré
des sanctuaires de tous leurs dieux : son area, décorée d’un dallage de
marbre ainsi que de colonnes et de murs [de pierre] de grand prix 11,
s’étendait sur près de 2000 pas. Il était fermé depuis assez longtemps et
envahi en cet abandon par une haie de broussailles épineuses quand le
peuple chrétien voulut l’affecter au service de la vraie religion ; mais le
peuple paı̈en vociférait que là-dedans se trouvaient des dragons et des
serpents chargés de protéger le temple : ce qui ne fit qu’enflammer le zèle
des chrétiens : ils débroussaillèrent sans subir le moindre mal... »
Quodvultdeus assiste le jour de Pâques à l’intronisation dans le sanctuaire de l’évêque Aurelius :
7. Le même schéma de récupération peut se lire dans l’église de Mactar dite de Rutilius, installée
dans un ancien temple, peut-être dédié à Saturne, transformé à la fin du IVe ou du Ve siècle et qui a
pu être la cathédrale de la ville. Voir en particulier Noël Duval, « Une hypothèse sur la basilique
dite de Rutilius à Mactar et le temple qui l’a précédée, Étude d’archéologie nord-africaine XI »,
Revue des Études Augustiniennes, no 31, 1985, p. 20-45, fig. 3-4.
8. À la suite sans doute de l’édit d’Honorius du 29 janvier (Code théodosien XVI, 10, 15).
9. Liliane Ennabli, Carthage, une métropole chrétienne du IVe à la fin du VIIe siècle, Paris, CNRS
(Études d’Antiquités africaines, 21), 1997, p. 35-36. Selon René Braun, cela ne peut se produire
qu’après la loi du 15 novembre 407 qui attribuait les temples paı̈ens aux autorités ecclésiastiques.
10. Quodvultdeus, III, 38, 44, Livre des promesses et des prédictions de Dieu, texte établi et
traduit par René Braun, Paris, Les Éditions du Cerf, 1964.
11. Cujus platea lithostroto pavimento ac pretiosis columnis et moenibus decorata prope in
duobus fere milibus passuum pertendebat.
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tion n’affectait pas tellement les lignes du paysage urbain, l’église s’inscrivant exactement dans l’ancien téménos du temple 7.
Reste la question de savoir quel temps de latence a existé entre la
fermeture des sanctuaires paı̈ens et leur modification ? Combien dure
l’abandon et génère-t-il déjà des ruines ? Pour les temples les plus
célèbres, c’est l’édifice qui dérange les Chrétiens par sa présence lourde
d’histoire et de tradition. On veut en récupérer l’emplacement, pour le
purger de ses autels et statues de culte, sans pour autant vouloir détruire
systématiquement l’édifice lui-même. Je voudrais revenir sur un témoignage bien connu de ces annexions, après désaffectation. Il touche une des
grandes capitales de l’Empire, Carthage, entre la fin du IVe et le premier
tiers du Ve siècle. Le grand temple de Caelestis, divinité majeure de
Carthage, fut fermé sans doute en 399 8. Très grand et bien placé, il constituait pour les Chrétiens un enjeu suffisamment intéressant pour qu’ils
veuillent l’annexer dès 406-407 9. Nous possédons le récit d’un témoin
direct 10, l’évêque Quodvultdeus, qui montre que les résistances paı̈ennes
étaient encore très fortes au début du Ve siècle :
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L’inscription Aurelius renverrait à l’empereur Marc Aurèle, selon René
Braun. Elle montre surtout que le temple avait conservé son fronton et sa
grande dédicace en lettres de bronze du Haut-Empire, toujours en place.
La période d’abandon, celle qui précède normalement la ruine, est caractérisée par l’envahissement de la végétation, suffisamment dense pour
inquiéter : cette atmosphère sert aux paı̈ens comme prétexte pour faire
courir des bruits effrayants afin de protéger leur sanctuaire en déshérence.
La transformation en église passe par un nettoyage du lieu, mais non par
des modifications radicales : il n’est fait aucune précision de changements
architecturaux. Les édifices sont en suffisamment bon état pour accueillir
les nouvelles cérémonies. Le positionnement de la chaire épiscopale, à
l’emplacement même de la statue de culte, est hautement symbolique.
Mais en raison des désordres que continuait d’occasionner cet accaparement, l’édifice fut finalement entièrement démoli, sur intervention de
l’autorité impériale, entre 417 et 421 :
« Ce Dieu, oui ce Dieu vrai fait, sous Constance et l’Augusta Placidia
– dont le fils, le pieux et chrétien Valentinien, est empereur maintenant –,
et par les efforts du tribun Ursus, raser jusqu’au sol tous ces temples
auxquels il n’a plus laissé que le terrain pour donner bien sûr une sépulture
à des morts ! »
Le moment d’abandon n’aurait duré que sept ans, si l’on accepte la date
de 399, la transformation en église que 10 à 14 ans, laps de temps insuffisant pour que l’édifice donne des signes de faiblesse. Rien n’est dit du
destin des riches matériaux de démolition : seule est connue l’affectation
du terrain à une fonction funéraire 12.
Dans un certain nombre de cas, la transformation de l’édifice paı̈en ne
cachait pas entièrement la structure du temple antérieur, montrant en
partie l’imbrication de l’ancien et du nouveau bâtiment. On peut l’observer
encore dans un autre exemple africain, à Sufetula (Sbeı̈tla, en Tunisie).
Pour Noël Duval, l’implantation des églises de la ville romaine se placerait
12. Rappelons que la période vandale commence en 431/439.
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« (Il) établit sa chaire à la place de Caelestis et y siégea. J’étais présent
moi-même, avec des compagnons et des amis et, à examiner avec curiosité
chaque détail selon son importance (...) il se présenta à nos yeux quelque
chose de merveilleux et d’incroyable : une inscription, en lettres d’airain
très grandes, sur le frontispice du temple portait : AURELIUS PONTIFEX
DEDICAVIT. À cette lecture, la population s’émerveilla de l’événement que
l’esprit prophétique avait jadis inspiré et qu’une disposition de la préscience de Dieu avait à cette fin déterminée. »
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dès la seconde moitié du IVe siècle, « sur des édifices publics (dont un – et
probablement deux – temples) désaffectés et – au moins en partie –
détruits » 13. La basilique III, dite du prêtre Servus, fut installée, comme à
Thuburbo Majus, dans un temple à cour (fig. 1). Toute la surface de cette
dernière fut transformée en une basilique à cinq nefs dont l’abside était
installée dans l’ancienne galerie nord-ouest du péristyle. Dans l’ancienne
cella du temple, on plaça, comme à Thuburbo Majus, le baptistère. La cella
quadrangulaire, de 8,80 m de côté, était construite en maçonnerie, avec
des chaı̂nages d’angle en grand appareil. Ses pilastres se sont conservés
très haut en élévation, tandis que les murs intermédiaires, en petit
appareil, ont aujourd’hui disparu. Le baptistère, cruciforme, était abrité
au milieu sous un baldaquin de quatre colonnes. À un moment, la toiture
de la cella s’étant apparemment écroulée, ce baldaquin du baptistère fut
fermé par une cloison sommaire, avec une entrée ménagée du côté nordouest (fig. 2 a et b) 14.
D’autres édifices monumentaux désaffectés, comme les thermes,
donnent naissance à des installations plus originales, comme on a pu
l’observer à Madaure, en Algérie, ou à Mactar, en Tunisie. Dans cette
dernière ville, la basilique IV s’est installée dans des bains du NordOuest désertés, dits thermes du Capitole, datés des IIe-IIIe siècles 15. L’ensemble, de taille moyenne, fouillé incomplètement en 1954, est resté en
grande partie inédit. La basilique a été aménagée à l’intérieur du frigidarium, muni de bassins et d’une enfilade de pièces (fig. 3). L’église s’est
littéralement greffée dans l’édifice antérieur aux bassins remblayés. Elle fut
bâtie à l’intérieur du volume des pièces, sans avoir du coup à posséder sa
propre couverture. L’abside (B), surélevée de trois marches, était sans culde-four, simplement dessinée au sol par un arc de cercle de colonnes.
Quant à la nef centrale (E et H), elle n’était pas séparée des bas-côtés
par de véritables colonnades, inutiles ici vu l’absence de couvrement :
seules sont conservées en place les colonnes, de fort diamètre, de l’édifice
thermal antérieur. Les trois nefs sont simplement délimitées par des bar13. Noël Duval, « Sufetula : l’histoire d’une ville romaine de la Haute Steppe à la lumière des
recherches récentes », dans L’Afrique dans l’Occident romain, Actes du colloque de Rome (3-5 déc.
1987), Rome, EFR (CEFR, 134), 1990, p. 513.
14. Noël Duval, « Église et thermes en Afrique du Nord, note sur les installations chrétiennes
dans les constructions thermales de Madaure et de Mactar », Bulletin archéologique du Comité des
travaux historiques et scientifiques, n. s. no 7, 1973 (1971), p. 297-317.
15. Yvon Thébert, Thermes romains d’Afrique du Nord et leur contexte méditerranéen. Étude
d’Histoire et d’Archéologie, Rome, EFR (BEFAR, 315), 2003, p. 146 ; Noël Duval, Les églises africaines à deux absides, II, Rome, EFR (CEFR, 218 bis), 1973, p. 143-151 et « Églises et thermes en
Afrique du Nord... », op. cit., p. 305-317 ; Françoise Prévost, Recherches archéologiques francotunisiennes à Mactar V. Les inscriptions, Rome, EFR (CEFR, 34), 1984, p. 59-70, fig. 55.
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Figure 1 : Plan de la basilique de Servus (d’après BCTH 1971, fig. 5, p. 271).
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Figure 2 : Restitution de la basilique de Servus par Jean-Claude
Golvin : supra, avec la cella intacte (B), le portique de
façade (C) et un atrium devant l’entrée du baptistère ;
infra, seconde version avec la cella écroulée
et le baptistère au milieu des
ruines (B), sans portique de façade
et avec une salle à coupole
au nord-ouest du baptistère
(d’après BCTH 1971,
fig. 7 et 8, p. 274-275).
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Figure 3 : Plan de la basilique IV
de Mactar dans les thermes
dits du Capitole
(d’après Françoise Prévost,
Recherches archéologiques
franco-tunisiennes à Mactar V.
Les inscriptions, Rome, EFR
(CEFR, 34), 1984, fig. 55, p. 60).
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rières encastrées dans des poteaux de chancel. À l’église étaient associées
au moins deux chapelles, dont l’édicule (K), construit dans la salle (J),
située en face de l’entrée de l’église. Lui aussi devait bénéficier de la toiture
conservée de l’ancienne salle thermale.
Le moment de l’installation de l’église n’est, hélas, pas archéologiquement bien daté. Noël Duval, qui reprit l’étude de l’édifice, a proposé,
d’après le contexte et le dossier épigraphique, étudié par Françoise
Prévost, le VIe siècle au plus tard, mais pensait plus probablement à une
date antérieure 16. Ce bâtiment thermal, désaffecté depuis un temps déjà
très long, fut donc récupéré pour abriter, sous ses voûtes solides, la basilique, et ainsi économiser une couverture. Le bâtiment de bains était à
l’abandon, mais pas encore suffisamment en ruines pour inspirer de la
crainte à ceux qui y pénétraient. Depuis, les voûtes ont disparu, mais on
doit se demander quel était le degré de conservation des bains originels au
moment de l’intégration de la basilique. Cette dernière pourrait sembler
rudimentaire, si on la compare à d’autres édifices africains, mais possède
cependant toutes les caractéristiques et le décor attendus, en dehors de la
toiture. Le résultat des deux édifices étroitement mêlés rendait l’ensemble
très particulier. Mais on peut se demander le sentiment qu’avaient les
fidèles en entrant dans ce complexe étrange, enchâssé dans les murs de
cet ancien frigidarium qui n’étaient plus de première jeunesse, alors que le
reste des bains devait être à l’abandon.
D’autres formes de sanctuaires paı̈ens s’adaptaient mal à la transformation en église, comme les temples de type périptère de tradition grecque.
Dans certains cas, les modifications touchaient essentiellement la partie
interne de l’édifice, par des percements, bouchages et aménagements
ponctuels. Mais nous connaissons des cas de transformation radicale de
la structure architecturale, comme celui du temple monumental périptère
à Olba-Diocésarée (Uzuncaburç), en actuelle Turquie. Dans ce grand
temple de Zeus des IIIe-IIe s. av. J.-C., de 39,70 m sur 21,20 m, une grande
basilique paléochrétienne s’installe au plus tard dans la seconde moitié du
Ve siècle 17. L’église fut implantée à l’intérieur du péristyle conservé, mais
après le démontage ou la perte (?) de la toiture. Toutes les cloisons intérieures du temple furent supprimées, pour ne conserver que le péristyle,
16. Alexandre Lézine proposait le IVe siècle, ce qui peut sembler trop tôt, et Gilbert-Charles
Picard le Ve siècle.
17. Detlev Wannagat et al., « Neue Forschungen in Uzuncaburç 2001-2004. Das Zeus-OlbiosHeiligtum und die Stadt Diokaisareia », 1, Die Monumente aus byzantinischer Zeit, Archäologischer Anzeiger, 2005, p. 149-158. Hansgerd Hellenkemper, « Die Kirche im Tempel. Zeustempel
und Paulusbasilika in Seleukia am Kalykadnos, Orbis romanus christianusque. Travaux sur l’Antiquité tardive rassemblés autour des recherches de Noël Duval, Paris, De Boccard, 1995, p. 191-204,
fig. 8-10.
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40 / Histoire urbaine - 58 / août 2020
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La conscience des ruines dans l’Antiquité tardive / 41
Figure 4 : Le temple d’Uzuncaburç vu du sud, cliché d’archives (d’après Archäologischer Anzeiger 2005, 1, fig. 10, p. 129).
42 / Histoire urbaine - 58 / août 2020
encore debout actuellement. Les colonnades des longs côtés du temple
furent systématiquement rabaissées au même niveau pour soutenir la
toiture des bas-côtés des nefs (fig. 4), alors que sur la façade, les fûts
conservèrent leurs chapiteaux. Les anciennes colonnes étaient donc largement visibles, dépassant la hauteur de la façade de l’église, ce qui donne à
l’édifice paléochrétien restitué une silhouette tout à fait curieuse. Pour
installer l’abside, on dut retirer les deux colonnes médianes à l’arrière du
temple et effectuer une construction complète du chœur qui englobe les
colonnes jusqu’à la hauteur des chapiteaux. Lorsque l’on restitue l’édifice
paléochrétien, on constate donc que la structure du temple grec périptère,
en grande partie englobée dans la construction, était encore bien visible et
compréhensible de l’extérieur pour les fidèles.
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Avec la décrépitude et l’abandon, les bâtiments condamnés deviennent
des sources pratiques de matériaux de construction, ordinaires comme
précieux, en plein cœur des cités. Le phénomène de destruction
commence dès le IVe siècle, dans des villes souvent encore florissantes.
Le Code théodosien va d’ailleurs répéter une série de lois d’interdiction de
détruire ou dépouiller les édifices anciens 18. Les raisons invoquées sont
variables et parfois contradictoires. Au-delà des querelles religieuses entre
paganisme et nouvelle religion officielle, on devine les raisons concrètes de
ces protections, dictées d’abord par le souci de l’opinion publique, mais
aussi l’attachement à un patrimoine monumental chargé d’histoire. Dans
la loi du 1er novembre 342, les Augustes Constance et Constant s’adressent
à Catullinus, préfet de la Ville – personnage paı̈en par ailleurs – pour
conserver le cadre des festivités traditionnelles de la cité :
« Bien que toute superstition doive être complètement extirpée, Nous
voulons toutefois que les bâtiments des temples situés hors des murs
demeurent intacts et sans dommage. En effet, comme certains d’entre
eux sont à l’origine de jeux publics, de spectacles du cirque et de
concours athlétiques, il convient de ne pas les détruire, car ils offrent au
peuple romain toute la solennité des réjouissances anciennes. » 19
18. Éric Morvillez, « Abandonner ou restaurer... », op. cit., p. 59-61.
19. Code théodosien XVI, 10, 3 ; voir Le Code théodosien livre XVI et sa réception au Moyen Âge,
Paris, Éditions du Cerf, 2002, p. 369-370.
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Les bâtiments pris entre accaparement et utilitarisme.
Des mines de matériaux
La conscience des ruines dans l’Antiquité tardive / 43
Pour éviter la fréquentation, mais aussi la destruction – qui était
prévue – des temples dans les villes, le pouvoir va désaffecter les édifices
en en fermant l’accès. Une loi suivante, du 1er décembre 346, précise : « Il
Nous a plu que les temples soient immédiatement fermés en tous lieux et
dans toutes les villes et que, leur entrée étant interdite, la possibilité de
commettre un délit soit refusée à tous ceux qui sont égarés. » 20 Les
atteintes au patrimoine urbain vont malgré tout se multiplier dans la
seconde moitié du IVe siècle. En témoigne ce texte très explicite des empereurs Valens, Gratien et Valentinien II, Augustes, au Sénat de Rome,
datant du 1er janvier 376 :
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Non contents d’arracher blocs de pierres, colonnes et placages de
marbre, les récupérateurs vont jusqu’à creuser au pied des édifices,
risquant de saper leurs fondations, signe d’une intense recherche de matériaux de construction.
Pendant le court règne de Julien et sa tentative de restaurer le paganisme, l’inversion du mouvement de fond est tentée pour restituer aux
sanctuaires paı̈ens ce qui leur avait été dérobé et leur rendre leur beauté
première. Le projet ne survivra pas à la disparition de l’empereur. Celui-ci
a effectivement ordonné, dans certains cas, la restitution des colonnes et
des pierres aux temples, remployées dans des édifices, notamment de
particuliers 22. Le rhéteur Libanios interviendra d’ailleurs auprès de l’empereur pour protéger certains de ceux qui avaient bénéficié légalement de
ces remplois, en toute bonne foi :
« Que je ne désire pas moins que vous, prêtres, voir les temples recouvrer leur beauté, tu le sais, je pense mieux que d’autres, cependant, je ne
voudrais pas que se fasse au prix de la destruction de maisons ce qui
pourrait se faire aussi en les laissant en place, de sorte que ce qui existe
20. Code théodosien XVI, 10, 4 (Ibidem, p. 371).
21. Code théodosien XV, 1, 19.
22. Libanios, Or. 7, 10 : « Certains se sont emparés de sanctuaires et de temples, puis jetant
dehors les statues sans plus de cérémonie, ont rempli les temples de bois ou de paille ; d’autres
avec une audace encore plus grande, après les avoir démolis, se sont construit des maisons avec
les pierres prises sur eux ». Sur la tentative de Julien, voir notamment Béatrice Caseau, « Polemein
Lithois... », op. cit., p. 69. Sur le gros dossier du temple d’Apollon à Daphné, qui finira détruit par
un incendie, voir le bilan de Lorenzo de Vecchi, « Le fonte letterarie sul reimpiego... », op. cit., p. 58
et note 80.
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« Qui voudra construire tout ouvrage neuf dans la Ville devra s’en
acquitter à ses frais et par ses soins, sans porter atteinte aux vieux monuments, sans affouiller les fondations des ouvrages nobles, sans remployer la
pierre de taille du domaine public, sans arracher des fragments de marbres,
ce qui dégraderait les édifices ainsi dépouillés. » 21
44 / Histoire urbaine - 58 / août 2020
reste debout, ce qui est en ruines soit relevé, et que nous n’embellissions
pas les cités d’un côté pour les mutiler de l’autre. Or il est facile de s’en
prendre à la maison de Théodoulos, mais elle a le mérite d’être épargnée,
car elle est belle et grande, surtout que Théodoulos n’a pas mis en pièces le
sanctuaire sous le coup de la violence ou de l’ivresse, mais qu’il l’a acheté à
des vendeurs en payant le prix, réalisant une affaire qui était accessible à
tous ceux qui avaient les moyens d’acheter. » 23
Le mouvement semble irrémédiable et les édifices, dépecés, servent de
carrière de matériaux et continuent d’être dépouillés de leurs décors. On le
voit bien dans la loi prescrite par Arcadius et Honorius le 1er novembre
397, à l’adresse d’Asterius, comte d’Orient :
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Mais deux ans plus tard, les mêmes empereurs s’adressant à Macrobe,
vicaire des Espagnes et à Proclianus, vicaire des Cinq provinces, s’inquiètent paradoxalement de la ruine esthétique des villes : « De même que Nous
interdisons les sacrifices, de même Nous voulons que les ornements des
édifices publics soient préservés. Que ceux qui s’efforcent de les détruire ne
se flattent d’aucune autorité, même s’il arrivait qu’ils mettent en avant
quelque rescrit ou quelque loi. » 25. On comprend bien combien il devait
être facile d’alléguer les multiples lois antérieures d’interdictions faites au
paganisme, de fermeture et de destruction des temples, pour s’attaquer aux
édifices et les démembrer. Avec l’accumulation des ruines à Rome comme
dans l’ensemble de l’Empire, il me semble qu’un basculement se produit
autour du milieu du Ve siècle. La conscience que certains monuments
vénérables sont en danger est encore plus aiguë, mais le pouvoir admet
définitivement qu’il faudra en sacrifier certains, déjà trop ruinés, pour en
sauver d’autres. Cela transparaı̂t dans la Novelle de Léon et Majorien de
458, à Aemilianus, préfet de la Ville, où la notion d’irréparable apparaı̂t :
23. Lettre à Hésychios, chargé des cas litigieux (51 = 724 F), après 361. Libanios, lettres aux
hommes de son temps, trad. Bernadette Cabouret, Paris, Belles-Lettres (La Roue à livres), 2000,
p. 118-119 ; Lettres de Julien, œuvres complètes I, 2e partie, Lettres et fragments, édité et traduit par
Joseph Bidez, Paris, Belles-Lettres (CUF), 1924, p. 88 ; Johannes Hahn, Stephen Emmel, Ulrich
Gotter, From Temple to Church..., op. cit., p. 9.
24. Les lois religieuses des empereurs romains de Constantin à Théodose II (312-438), vol II, Paris,
Éditions du Cerf, 2009, p. 369.
25. Code théodosien XVI, 10, 15, 29 janvier 399 ; voir Le Code théodosien livre XVI..., op. cit.,
p. 385-386.
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« Étant donné que tu as signalé qu’il faut prévoir les dépenses pour aider
les routes et les ponts qui servent aux trajets fréquentés, ainsi que les
aqueducs et les remparts, Nous ordonnons que tous les matériaux qu’on
dit provenir de la démolition des temples soient affectés aux besoins
indiqués pour que tous les travaux atteignent leur complet achèvement. » 24
La conscience des ruines dans l’Antiquité tardive / 45
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Le relais de ce discours sur l’entretien sera pris ponctuellement par le
prince barbare Théodoric, pour donner une impression de restauration
des temps anciens de la cité. Le roi ostrogoth s’est préoccupé de l’état de la
Ville, en particulier de son entretien. Il agit comme si la grandeur de Rome
n’avait pas été entamée : triomphe, courses de chars et distributions alimentaires sont associés à l’entretien de la parure urbaine. Seule change
évidemment la référence divine, désormais chrétienne :
« Venant ensuite dans la Ville et y entrant, il vint au Sénat, parla au
peuple (...) et promit que serait conservé inviolé, avec l’aide de Dieu, tout
ce que les princes romains antérieurs avaient décidé. Il célébra le triomphe
pour ses tricennales pour plaire au peuple, entra au Palais et offrit aux
Romains des jeux du cirque. Il donna au peuple romain et aux pauvres, en
annones pour chaque année, 120 000 boisseaux, et, pour la restauration du
Palais et la réparation des monuments de la cité, il prescrivit que, chaque
année, 200 livres (d’or) seraient données par l’arca vinaria. » 27
Pour suivre les usages traditionnels et immortaliser ses actions, il fait
graver ses promesses sur bronze, afin de les exposer en public. Ses inscriptions de restauration sont parmi les dernières pour les grands édifices de
Rome, notamment pour le théâtre de Pompée 28.
26. Nov. Maj. IV, de aedificiis publicis.
27. Anonyme de Valois, trad. André Chastagnol, La fin du monde antique, Paris, NEL, 1976,
p. 288.
28. Lucrezia Spera, « Trasformazioni e riasetti del tessuto urbano nel Campo Marzio centrale tra
Tarda Antichità e Medioevo » Mélanges de l’École française de Rome, Moyen Âge, no 126, 1, 2014,
p. 52 ; sur les restaurations de Théodoric, Valérie Fauvinet-Ranson, Monuments, travaux publics et
spectacles au VIe siècle d’après les Variae de Cassiodore, Bari, Edipuglia, 2006, p. 133-138.
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« Sous le fallacieux prétexte d’un besoin pressant de pierre de taille pour
un ouvrage public, on met en pièces l’admirable structure des édifices
antiques, et pour restaurer tel ou tel petit bâtiment, on en détruit de
grands. Il en résulte déjà l’occasion, pour le premier venu qui construit
un édifice privé, et par la grâce des magistrats en poste dans la Ville, de ne
pas hésiter lui non plus à prélever sur les locaux publics les matériaux
nécessaires, et à les transporter ailleurs, alors qu’ils appartiennent à la
splendeur des villes et qu’on doit donc les préserver par sentiment
civique même en cas de réparation (...).
Et s’il faut vraiment, pour des raisons impérieuses, enlever quelque
élément pour la construction d’un ouvrage public ou pour les besoins
désespérés d’une réparation, nous prescrivons d’en saisir l’ordre très
ample du vénérable Sénat, (...), afin que ce qui paraı̂trait irréparable,
Nous ordonnions de le transférer pour orner, du moins, un autre édifice
public. » 26
46 / Histoire urbaine - 58 / août 2020
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Comme pour les abus sur les édifices publics que nous avons vus plus
haut, les empereurs ont légiféré sur les constructions privées – avec moins de
textes cependant – pour défendre la cohérence du paysage urbain. La spéculation, les abus des particuliers semblent d’ailleurs avoir commencé plus tôt
et s’accroissent dans la seconde moitié du IVe siècle, débouchant sur des
empiètements sur le domaine public jugés inadmissibles : « C’est une honte
que la magnificence du décor public soit altérée par l’adjonction de maisons
privées, et que ce qu’on a élevé, tant à notre époque que dans un siècle
antérieur, pour la parure d’une remarquable ville, soit associé à l’amour du
lucre. » 29. À cette prolifération s’ajoute bientôt l’apparition d’habitations de
fortune, dont certaines commencent à s’installer dans les premières ruines
des édifices publics. En 397, les empereurs Arcadius et Honorius interdisent
la construction de maisons parasites sur le Champ de Mars : « Au peuple de
Rome : Nous ordonnons que quiconque tente d’occuper le Champ de Mars
avec des maisons ou des masures (casas seu tuguria) soit dépouillé de tous
ses biens et condamné à l’exil perpétuel sur la sentence de l’Illustre préfet de
la Ville. » 30. Il s’agit bien là du début de la phase de squattérisation qui frappe
certains quartiers des villes antiques à partir de la fin du IVe siècle, processus
bien étudié dans le cas du quartier de la Crypta Balbi à Rome 31.
En plus des verrues et constructions parasites qui commencent à miner
le paysage urbain antérieur, des reconversions s’opèrent à l’intérieur
même des quartiers de maisons et d’immeubles. On peut, grâce à de
récentes études archéologiques, mieux appréhender le démantèlement
des structures originelles d’insula ou de domus. Je retiendrai ici deux
dossiers récemment analysés, celui des Case a Giardino à Ostie, pour
évoquer un immeuble de rapport, puis un secteur de la capitale provinciale
de Mérida, le quartier de la Morerı́a, pour illustrer le cas des domus.
Le grand ensemble dit des Case a Giardino, situé à l’ouest de la ville, a
été créé à l’époque hadrienne. Il regroupait des appartements qu’on qualifierait aujourd’hui « de standing », liés à des offres de services assurées
par la présence de locaux commerciaux. Il se développait à l’intérieur et
autour d’un grand espace traité en jardin, orné de six fontaines, ce qui en
faisait la particularité et le luxe. Ce complexe, comme d’autres à Ostie, ont
été l’objet de plusieurs études critiques, depuis une quinzaine d’années,
29. Code théodosien XV, 1, 25, Rome, 17 juillet 389.
30. Code théodosien XIV, 4.
31. Daniele Manacorda, Crypta Balbi, archeologia e storia di un paesaggio urbano, Milano,
Electa, 2001, p. 42-47, plan fig. 46.
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Les édifices privés : insulae et domus entre ruines et recyclage
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analyses qui offrent la possibilité de mieux cerner leur histoire, depuis leur
création au Haut-Empire 32 jusqu’à la crise que traverse Ostie à la fin du
IIIe siècle, puis leur évolution tout au long de l’Antiquité tardive (fig. 5) 33.
La fouille du complexe s’est étendue entre 1938 à 1941, puis a été reprise,
particulièrement en 1969-1977 34 pour l’insula des Hiérodules (III, IX, 6), et
complétée par une étude exhaustive de son évolution chronologique 35.
Mais la date d’abandon n’était pas certaine, celle retenue – autour de
275 – étant fondée jusque-là sur les découvertes numismatiques. La
reprise récente des fouilles dans deux pièces inexplorées de l’insula des
Hiérodules apporte des indicateurs précis sur la phase d’abandon de la
zone et, du coup, sur son aspect à la fin de l’Antiquité (fig. 6) 36.
D’après la stratigraphie, les archéologues ont pu affiner la chronologie
de l’histoire de la fin de vie de l’édifice. Dans la salle 11, ils ont mis en
évidence un phénomène d’écroulement : ils ont retrouvé d’abord la partie
supérieure des parois du rez-de-chaussée, mêlée à des fragments de peintures cohérents avec les peintures en place, ainsi que des morceaux de
mosaı̈que appartenant vraisemblablement aux étages supérieurs. Cette
strate correspondrait au niveau d’abandon définitif, celui de l’écroulement
final. Plus bas, les archéologues ont découvert le plafond effondré, en
partie sur la mosaı̈que même et en partie sur un comblement, mis en
évidence sur la moitié occidentale de la salle (avec un net pendage
ouest-est). Ce plafond, comme celui du corridor 10 voisin – et comme
tous ceux déjà observés dans les fouilles précédentes des années 60 –
serait tombé au même moment, à la suite de l’effondrement de leurs
structures en bois, soit par une action volontaire, soit plus probablement
sous l’effet d’un tremblement de terre (?). Par ailleurs, dans la fouille des
deux nouveaux espaces a pu être confirmé le phénomène décrit par
Veloccia Rinaldi, à savoir une récupération systématique des briques sur
32. Axel Gering, « Die Case a Giardino als unerfüllter Architektenraum. Planung und gewandelte Nützung einer Luxuswohnanlage im antiken Ostia », Römische Mitteilungen, no 109, 2002,
p. 109-140.
33. Id., « Krise, Kontinuität, Auflassung und Aufschwung in Ostia seit der Mitte des 3. Jahrhunderts », dans Regula Schatzmann, Stefanie Martin-Kilcher (édité par), L’empire romain en
mutation, répercussions sur les villes dans la deuxième moitié du IIIe siècle, Montagnac,
M. Mergoil, 2011, p. 301-316, notamment p. 306-308.
34. Veloccia Rinaldi, « Nuove pitture Ostiensi : la casa delle Ierodule. Relazione preliminare »,
Rendiconti della Pontificia Accademia romana di Archeologia, no 41-42, 1970-71, p. 165-185.
35. Rina Cervi, « Evoluzione architettonica delle cosidette ‘‘Case à Giardino’’ ad Ostia », dans
Lorenzo Quilici, Stefania Quilici Gigli (a cura di), Città e Monumenti dell’Italia Antica, Roma,
L’Erma di Bretschneider (Atlante tematico di topografia antica, 7), p. 141-156.
36. Stella Fazone, Ivana Montali, Valentina Treviso, « La fase di abbandono dell’Insula delle
Ierodule nel contesto delle Case à Giardino, alla luce dei nuovi dati archeologici », dans Mélanges
de l’École Française de Rome, Antiquité, no 126, 1, 2014, p. 197-206.
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La conscience des ruines dans l’Antiquité tardive / 47
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Figure 5 : Plan des Case a Giardino, avec les transformations tardives (d’après MEFRA 126, 1, 2014, p. 206).
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48 / Histoire urbaine - 58 / août 2020
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Figure 6 : Plan de l’insula des Hiérodules (d’après MEFRA, no 126,1, 2014, fig. 2, p. 199).
le mur périmétral ouest de l’édifice. Lors de cette phase de spoliation, ou
bien légèrement après, on note un enterrement volontaire du rez-dechaussée – comme on l’a observé ailleurs à Ostie – pour assurer la stabilité
de la structure précarisée. Pour cela, toutes les fenêtres du côté occidental
de l’immeuble sont bouchées par des murs. Toutes ces observations
seraient à mettre en rapport avec la phase d’abandon de l’immeuble,
avant de complètement obstruer le rez-de-chaussée, pour désaffecter
ensuite complètement cette section du bâtiment. Comme le rapport le
mentionne, il est impossible de dire si, après l’effondrement des plafonds
des salles du rez-de-chaussée et le premier gros comblement de ce dernier
après le bouchage des fenêtres, on a cherché à se réinstaller dans les
structures encore debout au niveau du premier étage. Pour les archéologues, il semble plus probable que ce côté du quadrilatère des Case a
Giardino a été définitivement abandonné, car jugé trop dangereux.
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La conscience des ruines dans l’Antiquité tardive / 49
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Or la datation des couches de remplissage 37 a pu être bien fixée au
début du IVe siècle. Que nous apportent ces nouvelles données ? Elles
indiquent sans erreur que la zone était, très tôt, en cours de comblement
et de transformation, peut-être pour une bonification d’un secteur, celui
du nord-ouest, plus éloigné du Decumanus de la cité. Apparemment, une
grande partie de l’aile occidentale du grand ensemble était désaffectée
depuis la fin du IIIe siècle, et tombait en ruines, ce qui explique ces
précoces phases de récupération et de comblement, au point que seuls
les rez-de-chaussée sont parvenus jusqu’à nous.
Mais, si l’on observe le côté opposé du quadrilatère des Case a Giardino,
on remarque une situation radicalement différente, qui se caractérise par
le maintien d’un habitat toujours de haut niveau. Comme le soulignent les
auteurs, certains appartements reçoivent même de nouvelles peintures,
datées justement du IVe siècle : ainsi, dans le triclinium X de l’insula des
Muses (III, IX, 22) sont ajoutées des imitations de faux marbre sur l’une
de ses parois, ainsi que dans la salle VIII de l’insula des Parois jaunes (III,
IX, 12). Tout le côté oriental de l’ı̂lot continue d’être bien habité et fréquenté : c’est là, à l’angle sud-est, que s’installe entre la fin du IVe et le
début Ve siècle, la maison dite des Dioscures 38, l’une des rares domus
tardives d’Ostie à bénéficier de grands bains privés 39. À environ
100 mètres de distance, tout près du cœur vivant de la cité, se côtoient
donc des ruines sordides et de belles résidences. Comme l’écrit très justement Axel Gering, « Ostie développe avant Rome une image tardo-antique
de délabrement, et les ruines font désormais partie de son paysage urbain.
Elles ne sont plus des exceptions, dont il faut se débarrasser le plus
rapidement possible, comme on a essayé de le faire à Pompéi après le
tremblement de terre de 62. Les ruines sont acceptées comme permanentes
et sont incluses dans la vie quotidienne : au lieu d’adapter l’espace vital à
ses besoins, on adapte les besoins aux ruines » 40.
37. Ces comblements en quantité considérable, mêlés à une terre rare et friable, sont caractérisés par une présence de céramique très fragmentaire : ils sont apparemment constitués de
décharges, prises au hasard, et ont été déposés là intentionnellement et rapidement, scellés plus
tard par la chute accidentelle des plafonds du rez-de-chaussée.
38. Dont on s’accorde à dater l’installation du premier quart du Ve siècle, d’après les travaux de
Thea Heres, ce que confirme le style très particulier des mosaı̈ques. « Le rez-de-chaussée des
insulae est transformé en domus. Les deux étages supérieurs, qui constituaient dans les phases
précédentes des unités importantes, sont souvent subdivisés en pièces simples » : Axel Gering,
« Habiter à Ostie : la fonction de l’espace ‘‘privé’’ », dans Jean-Paul Descoeuvres (sous la direction
de), Ostia, port et porte de la Rome antique, Genève, Georg, 2001, p. 209.
39. À moins, comme je le pense depuis quelques années, qu’il ne faille ranger cet atypique
édifice non dans la catégorie des domus, mais bien dans celle des thermes de quartier.
40. Axel Gering, « Habiter à Ostie... », op. cit., p. 209.
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Après leur abandon, la structure de certaines riches domus a également
pu être entièrement remaniée pour accueillir des populations totalement
différentes. Comme pour les édifices publics, on n’arrive pas à savoir quel
laps de temps s’est écoulé entre le départ des habitants, la possible ruine et
la reprise des bâtiments par d’autres. La ville de Mérida, florissante au
IVe siècle, a livré aux archéologues tout un secteur où ce passage a pu être
parfaitement compris entre la phase romaine et wisigothique. Dégagé entre
1990 et 1998, le site dit de la Morerı́a a permis, sous la direction de Miguel
Alba, une fouille extensive, d’une zone de 12 000 m2 située au bord de la
muraille. On a la chance de suivre l’évolution sur le long terme du quartier
et, notamment, de deux maisons voisines, les domus V et VI, de l’Antiquité
tardive jusqu’à la période wisigothique.
La plus importante est connue sous le nom de « casa de los Mármoles »
(domus V), en raison de la quantité de marbre employée dans l’architecture et le décor de cette luxueuse habitation. La maison acquiert son plan
actuel au IVe siècle, en modifiant celui d’une maison du Haut-Empire
précédente 41. Cette domus devient luxueuse et possède ses bains privés.
Sur son ample péristyle dallé de marbre, s’avançait une sorte d’exèdre en
hémicycle, tandis que, de l’autre côté, la domus se prolongeait par une
monumentale salle de réception à abside de près de 90 m2, caractéristique
de la période, précédée d’un portique à hémicycles opposés. Dans une
phase imprécise du Ve siècle, que les archéologues associent avec la
période troublée des invasions en Espagne, la maison subit des destructions et va se transformer radicalement 42. On ne sait pas à quel moment
41. Miguel Alba, « Ocupación diacrónica del area arqueológica de Morerı́a (Mérida) », Memoria de
excavaciones arqueológicas de Merida, 1, 1994-95, p. 285-315 ; « Arquitectura doméstica de Mérida,
colonia Augusta Emerita », dans Xavier Dupré i Raventos, Las capitales provinciales de Hispania 2,
Roma, L’Erma di Bretschneider, 2004, p. 67-83 ; « La vivienda en Emérita durante la Antigüedad
Tardı́a : propuesta de un modelo para Hispania » dans José Marı́a Gurt, Albert Ribera (ediciò a cura
de), VI Réunió d’Arqueologia Cristiana Hispànica. Les ciutats tardoantigues d’Hispània : cristianització i topografia (València, 8, 9, 10 de maig de 2003), Barcelona, IEC, 2005, p. 121-150 ; Pedro Mateos,
Luis Caballero Zoreda, « El paisaje urbano en Augusta Emerita en época tardoantigua (siglos IVVII) », dans José Maria Álvarez Martinez, Pedro Mateos Cruz (coordinado por), Congreso Internacional 1910-2010. El yacimiento emeritense, Mérida, AM et MNAR, 2011, p. 505-546 ; Miguel Alba, « Los
espacios domésticos en la ciudad visigoda de Emerita (ss. V-VIII) », ibid., p. 521-546. Notre réflexion a
été enrichie par la thèse d’Arnau Perich Roca, Arquitectura residencial d’època tardoantiga a
Hispania (segles IV-VIII dC), Institut Català d’Arqueologia Clàssica, Universitat Rovira I Virgili,
soutenue à Tarragone, 2014 (p. 83-87 et 158-162). Nous empruntons à ce fructueux travail les plans
évolutifs de ces deux domus. En dernier lieu, voir l’article d’Arnau Perich Roca et Ferran Gris
Jerimias, « Las fases tardorromanas y visigoda de la ‘‘casa de los Mármoles’’ (Merida, España).
Análisis arquitectónic y nuevas propuestas de restitución », Oppidum, Cuadernos de investigación,
no 11, 2015, p. 191-178, avec de suggestives images de synthèse des états successifs et de nouvelles
hypothèses interprétatives. Nous remercions A. Perich de nous l’avoir signalé.
42. Miguel Alba, « Sobre el ámbito doméstico en Mérida en época visigoda », Mérida, excavaciones arqueológicas, Memoria no 3, 1997, p. 394.
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La conscience des ruines dans l’Antiquité tardive / 51
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du Ve siècle la décadence commence et à quel rythme s’est opérée la phase
de transition entre la luxueuse domus et l’installation des sept unités
d’habitation postérieures, allant d’une à plusieurs pièces munies de sol
en terre battue et, chacune, d’un foyer de cuisine (fig. 7). Elles s’installent
dans les trois ailes de la maison et les anciens bains, tandis que le péristyle
disparaı̂t, laissant la place à une sorte de cour centrale collective, toujours
munie d’un puits. La grande salle de réception semble avoir conservé une
couverture sur son abside, mais pas le toit de la partie rectangulaire,
devenue une cour à l’air libre, tandis que la zone voisine est occupée par
une étable.
Le même constat peut être dressé pour la maison voisine, la domus VI :
la comparaison du plan au IVe siècle et de celui de la période wisigothique
montre la disparition du péristyle, l’aménagement de plusieurs petites
unités d’habitations dans l’ancien triclinium, sur le vestibule et les boutiques antérieures, sans compter la création d’une grande cour sur tout un
côté démantelé de l’édifice où se trouvait la plus grande salle de réception
de l’ancienne maison (fig. 8), illustrant bien les changements dans les
élévations, et la répartition des zones couvertes et découvertes, ainsi que
la disparition d’une grande partie des portiques – avec remploi des fûts de
colonnes et des chapiteaux dans les nouvelles maisons wisigothiques – le
comblement des bassins. Les maisons du quartier de la Morerı́a ont subi,
au début du Ve siècle, un incendie, dont la cause n’est pas certaine, qui les
a plus ou moins touchées. Dans la casa de los Mármoles, les bains et l’aile
nord uniquement ont été touchés. Les dernières interprétations d’Arnau
Perich et Ferran Gris Jerimias proposent que certains renforcements
tardifs vus lors des fouilles au rez-de-chaussée, comme trois trous de
poteau et un fragment de colonne destinés à recevoir des appuis verticaux,
correspondraient plutôt à une volonté de renforcer le niveau du premier
étage fragilisé, mais encore debout. La question se pose alors de savoir si
les pièces supérieures habitées appartenaient aux maisons délimitées au
rez-de-chaussée, ou s’il faut les compter comme des habitations supplémentaires 43. La division des espaces tend donc à une forme complète de
« squattérisation », accompagnée d’une profonde ruralisation, avec installations d’étables et de réduits pour les animaux – comme dans l’ancienne
salle d’apparat – et de cours de ferme – dans le péristyle et l’exèdre
démontés par exemple, avec une transformation radicale des fonctions
(fig. 9). Ce phénomène n’a pu s’opérer qu’en ruinant la belle ordonnance
des maisons antérieures.
43. Arnau Perich Roca et Ferran Gris Jerimias, « Las fases tardorromanas y visigoda... », op. cit.,
p. 183 et 188-190.
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52 / Histoire urbaine - 58 / août 2020
La conscience des ruines dans l’Antiquité tardive / 53
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Figure 7 : Plan de la Casa de los Mármoles
(La Morerı́a, Mérida), à l’époque wisigothique,
transformée en plusieurs habitations
(d’après Arnau Perich Roca, thèse p. 156,
d’après un plan de Miguel Alba).
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Figure 8 : Restitution 3D de la phase
romaine tardive et wisigothique de la
Casa de los Mármoles de Mérida
(d’après Arnau Perich Roca et Ferran Gris
Jerimias, Oppidum, no 11, 2015,
fig. 6 et 1, p. 180 et 184).
La conscience des ruines dans l’Antiquité tardive / 55
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Figure 9 : Restitution d’un péristyle de Mérida, remployé à l’époque wisigothique
(d’après Pedro Mateos, Luis Caballero Zoreda, « El paisaje urbano en Augusta Emerita
en época tardoantigua » (siglos IV-VII), José Maria Álvarez Martinez, Pedro Mateos
Cruz (coordinado por), Congreso Internacional 1910-2010. El yacimiento emeritense,
Mérida, Ayuntamiento de Mérida, 2011, AM et MNAR, p. 541).
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La métamorphose de Rome et des villes de l’Empire se joue donc en
plan et en élévation, par le recyclage de ses édifices publics et privés, mais
aussi en épaisseur. Elle s’accompagne de la disparition de la planification
urbaine d’origine, par un enterrement progressif des édifices. L’amoncellement des ruines finit par oblitérer lentement la forme de la ville antique.
Dans une réflexion récente sur le cas de Rome, Federico Guidobaldi a pu
croiser données antiques et médiévales qui confirment qu’au changement
de forme des édifices s’ajoute une autre caractéristique que nous avons
croisée à propos d’Ostie : celle d’une surélévation progressive des
niveaux 44. En partant de l’analyse du cas de l’église médiévale de Saint
Clément, enterrée pour être rebâtie quatre mètres plus haut, il a pu
montrer qu’un processus d’enterrement artificiel s’appliquait, au début
du XIIe siècle, à de nombreux autres édifices religieux, ce qui corroborerait
l’existence d’un programme de remontée des niveaux des rues les plus
fréquentées de deux à quatre mètres, ainsi que des espaces autour des
monuments voisins, initié par le pape Pascal II. Ce rehaussement du
niveau de circulation, notamment sur le trajet des parcours liturgiques, a
achevé de faire perdre aux contemporains la mémoire topographique de la
ville romaine antique, désormais oblitérée. Mais ce choix d’élévation
générale du niveau de certains axes trouve peut-être, d’après Federico
Guidobaldi, une de ses explications dans un phénomène antérieur : la
multiplication des obstacles générés précédemment par les ruines
antiques. La praticabilité de certains axes de circulation fut gênée par la
masse des décombres accumulés dès la période romaine tardive. Les
fouilles récentes de la Crypta Balbi comme des Forums impériaux ou de
la Basilica Aemilia ont pu démontrer que des effondrements de grosses
structures, laissées sur place, pouvaient complètement perturber l’évolution du tracé urbain. Pour la Basilica Aemilia et le Forum de la Paix, ils
sont abandonnés après l’incendie de 410 dans leurs propres murs effondrés, formant des blocs isolés et compacts, hors des circulations 45. Il y
avait donc à la fin de l’Antiquité, dans le centre de Rome, des zones, certes
encore circonscrites, de masses de ruines. Les écroulements provoqués par
le manque d’entretien et les tremblements de terre ont dû s’accentuer au
Haut Moyen Âge et ajouter au désordre urbain. Les plus gros effondrements étaient difficiles à débarrasser et restaient en place, d’autant plus
que des catégories de matériaux, comme le granit, n’étaient pas recyclables
44. Federico Guidobaldi, « Un estesissimo intervento urbanistico nella Roma dell’inizio del XII
secolo e la parziale perdita della ‘‘memoria topografica’’ della città antica », Mélanges de l’École
Française de Rome, Moyen Âge, no 126, 2, 2014, p. 575-614.
45. Ibid., p. 593-594.
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Figure 10 : Rome, colonne effondrée en place et non déplacée dans le Temple de la Paix
(cliché Federico Guidobaldi, d’après MEFR Moyen Âge, no 126, 2, 2014, fig. 15, p. 600).
dans les fours à chaux et étaient alors abandonnées sur place. Certains
blocs, comme des colonnes monumentales, pouvaient constituer de véritables entraves à la circulation. On peut donner comme exemple les
colonnes de granit tombées dans le Forum de la Paix, et retrouvées en
tronçons fractionnés, non déplacés depuis leur chute. Les tronçons disjoints sont complètement érodés, preuves de leur abandon sur place
pendant des années d’intempéries (fig. 10).
Ce phénomène de comblement progressif et de surélévation a déjà été
identifié largement aussi à Ostie, on l’a vu pour les Case a Giardino, et il en
est de même dans toute la ville : « Pour faire face à l’état de ruine, certaines
pièces ou insulae sont condamnées ou remblayées. Dans certains cas, des
escaliers surélevés indiquent que l’étage supérieur a été remployé comme
rez-de-chaussée, avec parfois des différences de niveau considérables, de
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La conscience des ruines dans l’Antiquité tardive / 57
58 / Histoire urbaine - 58 / août 2020
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46. Axel Gering, « Habiter à Ostie... », op. cit., p. 209-210.
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trois à neuf mètres. (...) Du moins, les axes de circulation des zones restées
en fonction sont soit laissés tels quels, soit remblayés sur toute leur
longueur. » 46. L’énorme masse de décombres accumulés et la ruine lentement recyclées donnent naissance à un nouveau paysage urbain, installé à
un niveau supérieur. À Ostie, cette lourde sédimentation finit par conduire
à l’asphyxie et l’abandon de la cité. À Rome, la ville médiévale efface
progressivement, par couches superposées, le plan et les structures de la
cité antique, dont la mémoire ne sera plus conservée que par quelques
édifices en ruines émergeant en élévation.