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Éthique Empirique et Expérimentale

2015, HAL (Le Centre pour la Communication Scientifique Directe)

Éthique empirique et expérimentale Francois Jaquet, Florian Cova To cite this version: Francois Jaquet, Florian Cova. Éthique empirique et expérimentale. Implications philosophiques, 2015. ฀hal-03968876฀ HAL Id: hal-03968876 https://hal.science/hal-03968876 Submitted on 1 Feb 2023 HAL is a multi-disciplinary open access archive for the deposit and dissemination of scientific research documents, whether they are published or not. The documents may come from teaching and research institutions in France or abroad, or from public or private research centers. L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, est destinée au dépôt et à la diffusion de documents scientifiques de niveau recherche, publiés ou non, émanant des établissements d’enseignement et de recherche français ou étrangers, des laboratoires publics ou privés. Ethique empirique et expérimentale Florian Cova, François Jaquet Afin de justifier son intérêt pour la philosophie de la médecine, Georges Canguilhem déclare dans l’ouverture de son ouvrage Le Normal et le Pathologique[1] que « la philosophie est une réflexion pour qui toute matière étrangère est bonne, et […] toute bonne matière doit être étrangère. » Or, s’il est une branche de la philosophie auquel ce constat s’applique tout particulièrement, c’est bien l’éthique : les domaines sur lesquels porte la philosophie morale ne se comptent plus tant ils sont nombreux. A côté des disciplines bien connues que sont la bioéthique et l’éthique médicale, on trouve désormais la neuro-éthique (où l’éthique porte sur les neurosciences), la nano-éthique (où elle porte sur les nanotechnologies), l’éthique en entreprise et en gestion, l’éthique des relations internationales, etc. Ce foisonnement s’explique très simplement : toute action étant en principe susceptible de poser des questions morales, il n’est pas étonnant que le développement d’un nouveau champ d’activité suscite de tels questionnements. Source : Pixabay Dans tous ces cas, néanmoins, il s’agit avant tout d’appliquer les théories et les concepts de la philosophie morale à un nouveau domaine, qu’elle prend alors pour objet – c’est en ce sens qu’on parle d’‘éthique appliquée’. Des connaissances acquises en philosophie morale générale, on tire des conclusions morales spécifiques, qui concernent ces domaines. Cependant, au cours des quinze dernières années, un mouvement inverse s’est opéré : de plus en plus, philosophes et scientifiques sont allés chercher dans des champs de recherche extérieurs à la philosophie des données et des arguments susceptibles de remettre en cause certaines théories morales ou de leur permettre de progresser sur des questions morales traditionnelles. Ici, c’est des savoirs propres à ces domaines que l’on tire des conclusions relevant de l’éthique. Les disciplines scientifiques ayant pour objets ces divers domaines étant généralement empiriques et expérimentales, ces approches ont naturellement été regroupées sous le label d’‘éthique empirique’ ou d’‘éthique expérimentale’[2]. L’idée d’alimenter la réflexion éthique des données et théories des sciences expérimentales n’est pas nouvelle et on en trouve plusieurs traces tout au long de la seconde moitié du XXe siècle. Ainsi, en 1981 paraissait The Expanding Circle[3] de Peter Singer, où le philosophe s’intéressait aux implications de la psychologie évolutionnaire pour la philosophie morale. La pensée morale se nourrit, selon lui, de deux éléments sélectionnés au cours de notre évolution : un altruisme limité au cercle de nos proches, d’une part, et la capacité de raisonner, d’autre part. Si notre instinct altruiste est pour ainsi dire le moteur de la morale, la raison, de par la contrainte d’impartialité qu’elle implique, aurait quant à elle pour fonction d’étendre le cercle de ceux auquel il s’applique. Et Singer d’en tirer des conclusions utilitaristes. Le philosophe Peter Unger a pour sa part défendu l’utilitarisme contre les intuitions communes, en tentant de montrer que ces intuitions reposent sur des biais et résultent de processus psychologiques non fiables. Dans son ouvrage Living High and Letting Die[4], il revenait sur ses tentatives (avortées) de collaboration avec ses collègues du département de psychologie, collaborations dont la visée était d’appuyer sa théorie psychologique sur des données empiriques solides. Finalement, c’est à peu près à la même époque que le neuroscientifique Benjamin Libet s’était mis en tête d’explorer de façon scientifique la nature du libre-arbitre et le rôle de la décision consciente dans les actions humaines. Néanmoins, comparées à l’abondance des recherches actuelles, ces tentatives paraissent bien isolées. L’éthique empirique ou expérimentale ne s’est en effet constituée en véritable discipline qu’au seuil du XXIe siècle. A cet égard, l’année 2001 constituait un véritable tournant, puisqu’elle a vu paraître deux articles aux retombées majeures. Dans le champ de la psychologie, Jonathan Haidt publiait un article[5] dans lequel il remettait en cause les approches ‘rationalistes’ de la psychologie morale (selon lesquelles la morale est avant tout affaire de raisonnement) et défendait une conception ‘intuitionniste’ et ‘sentimentaliste’ du jugement moral (selon laquelle la plupart de nos jugements moraux proviennent d’intuitions irréfléchies, de réactions émotionnelles). Etant donné le rôle central que jouent les intuitions en philosophie morale, ce tournant ‘intuitionniste’ entraînera un rapprochement plus étroit entre les deux disciplines. Simultanément, mais dans le champ des neurosciences, Joshua Greene publiait dans Science les résultats de la toute première étude en imagerie cérébrale des déterminants de nos jugements moraux[6]. Philosophe de formation, en digne héritier intellectuel de Singer et de Unger, Greene y étudie de façon scientifique les intuitions qui s’opposent au conséquentialisme afin d’en élucider les ressorts psychologiques, introduisant ainsi sur la scène scientifique une expérience de pensée philosophique qui connaîtra un grand succès auprès des psychologues de la morale : le problème du Trolley. Dans les années qui suivent, un certain nombre d’ouvrages contribueront à l’essor de l’éthique expérimentale jusqu’à en faire un domaine de recherche à part entière. Parmi ces publications, on compte l’ouvrage de John Doris, Lack of Character[7]¸ dont la critique de l’éthique de la vertu repose sur des recherches en psychologie sociale, Sentimental Rules[8] de Shaun Nichols et The Emotional Construction of Morals[9] de Jesse Prinz, qui défendent tous deux une nouvelle forme de sentimentalisme, ou encore Moral Minds[10] de Marc Hauser, qui allait relancer la recherche et l’étude d’un sens moral inné. Cette liste n’est évidemment pas exhaustive et les ouvrages cités ne sont que des jalons dans le développement d’un champ de recherche qui est aujourd’hui si vaste et si foisonnant qu’il serait impossible d’en proposer un aperçu exhaustif dans ces quelques pages. Cette croissance exponentielle n’a pas épargné les pays francophones, dont les chercheurs ont eux aussi contribué au progrès de l’éthique expérimentale. Le présent dossier se propose de donner un aperçu des travaux de ces chercheurs – pour la plupart jeunes –, tout en exposant les problématiques fondamentales de l’éthique expérimentale. * Le dossier s’ouvre sur l’une des marottes de l’éthique expérimentale contemporaine : les expériences de pensée. Pour de nombreux chercheurs, l’étude de nos intuitions face aux expériences de pensée permettrait de comprendre ce qui, d’un point de vue psychologique, distingue les jugements déontologistes des jugements conséquentialistes, permettant ainsi de comparer leurs fiabilités respectives. Dans un premier article, Bernard Baertschi explique ainsi comment certains conséquentialistes, et notamment Greene, ont cherché à disqualifier les jugements déontologistes en s’appuyant sur ces recherches. Il jette néanmoins le doute sur cette interprétation conséquentialiste des données empiriques. C’est ensuite au tour de Bastien Trémolière de présenter une synthèse des travaux contemporains sur les réactions suscitées par les expériences de pensée et d’en pointer les limites méthodologiques. Finalement, dans un troisième et dernier article, François Jaquet discute un présupposé fort répandu dans la littérature contemporaine sur les expériences de pensée : le conséquentialisme constituerait un trait de caractère. Sur la base d’une étude inédite, dont il présente ici les résultats, il soutient que ce présupposé n’est qu’une illusion due à la réduction (simpliste) du conséquentialisme aux jugements qu’il implique pour certaines expériences de pensée – les dilemmes dits ‘sacrificiels’. Pour autant, tous les chercheurs en éthique expérimentale ne sont pas obnubilés par les expériences de pensée. Certains sont plus préoccupés par le caractère psychologiquement et cognitivement exigeant des théories morales. Dans cette optique, il arrive qu’on objecte au conséquentialisme d’avoir des implications que, au vu des limites de notre cognition, nous sommes incapables d’accepter. Nicolas Delon discute cette objection, qu’il illustre avec le cas de l’éthique animale. De la même façon, certains ont tenté de réfuter les formes contemporaines de l’éthique de la vertu en arguant qu’elles exigeraient des agents une perfection qu’il leur est psychologiquement impossible d’atteindre. Abordant cette objection du point de vue de la psychologie de l’expertise, Alberto Masala explique en quoi elle ne menace que les formes contemporaines de l’éthique de la vertu tout en épargnant ses formes plus exigeantes et orthodoxes. Mais l’éthique expérimentale ne s’occupe pas uniquement de discuter les thèses morales existantes. Elle s’interroge aussi sur les sources de notre connaissance morale et sur les mécanismes psychologiques qui nous permettent de distinguer le bien du mal. C’est ainsi que l’article de Martin Gibert insiste sur le rôle fondamental joué par l’imagination dans la réflexion morale. Samuel Lepine s’intéresse quant à lui à la manière dont les émotions contribuent à la formation de nos jugements moraux : contre le rationalisme, qui voudrait que nos jugements moraux découlent principalement de notre capacité à raisonner, il défend la thèse sentimentaliste, selon laquelle, sans les émotions, la raison ne saurait nous permettre de former d’authentiques jugements moraux – comme l’illustre le cas des psychopathes. Une fois nos jugements moraux formés, vient le temps de l’action. Mais, pour agir moralement, encore faut-il être libre et responsable de ses actes. A ce propos, Jordane Boudesseul présent les approches scientifiques (c’est-à-dire évolutionnaires, psychologiques et neuroscientifiques) du problème de la liberté humaine et met en évidence l’importance du sentiment de libre-arbitre pour la plupart de nos actions et relations sociales. Pour autant, ce sentiment pourrait n’être qu’une illusion due à notre ignorance des déterminismes qui président à nos actions. C’est d’ailleurs ce que certains philosophes et scientifiques ont cru pouvoir conclure des découvertes les plus récentes de la psychologie et des neurosciences. Florian Cova entend démontrer que cette conclusion est hâtive et qu’elle repose sur une conception métaphysiquement chargée, et donc contestable, de la liberté humaine. Enfin, et toujours au sujet de l’étude des déterminants de l’action humaine, Christine Clavien se propose de jeter une lumière nouvelle sur les mécanismes qui régulent les interactions sociales en général et morales en particulier dans les termes de la théorie évolutionnaire des jeux (en biologie) et de la modélisation mathématique des comportements humain (en économie). Considérés comme un ensemble, ces articles illustrent la profusion et la diversité des objets et des méthodes de l’éthique empirique et expérimentale contemporaine. Ils constituent, en outre, une porte d’entrée pour les lecteurs qui seraient désireux d’investir ce nouveau champ de recherches. [1] Paris, PUF, 2013. [2] L’existence de ces deux courants se reflète dans l’ambiguïté du mot ‘neuroéthique’, qui référait au départ à l’étude des problèmes éthiques soulevés par les neurosciences, mais désigne aujourd’hui également l’étude des implications morales des avancées dont font l’objet les neurosciences. [3] The Expanding Circle: Ethics and Sociobiology, Oxford, Oxford University Press, 1981. [4] Living High and Letting Die: Our Illusion of Innocence, Oxford, Oxford University Press, 1996. [5] The Emotional Dog and Its Rational Tail: A Social Intuitionist Approach to Moral Judgment, Psychological Review, vol. 108, n° 4, 2001, pp. 814-834. [6] J. D. Greene, R. B. Sommerville, L. E. Nystrom, J.M. Darley & J. D. Cohen, An fMRI Investigation of Emotional Engagement in Moral Judgment, Science, vol. 293, n° 5537, 2001, pp. 2105-2108. [7] Lack of Character : Personality and Moral Behavior, Cambridge MA, Cambridge University Press, 2002. [8] Sentimental Rules : On the Natural Foundations of Moral Judgment, Oxford, Oxford University Press, 2004. [9] Oxford, Oxford University Press, 2007. [10] Moral Minds : How Nature Designed our Universal Sense of Right and Wrong, New York NY, Harper Collins, 2007.