« Présentation : Éthique, Littérature, Expérience »
Maïté Snauwaert et Anne Caumartin
Études françaises, vol. 46, n° 1, 2010, p. 5-14.
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Éthique, Littérature,
Expérience
matsnauwaert
etannecaumartin
Il y a un âge où on ne rencontre plus la vie mais le temps. On
cesse de voir la vie vivre. On voit le temps qui est en train de
dévorer la vie toute crue. Alors le cœur se serre, on se tient à des
morceaux de bois pour voir encore un peu le spectacle qui saigne
d’un bout à l’autre du monde et pour ne pas y tomber.
Pascal Quignard, Terrasse à Rome
Dans La pensée du roman en 2003, Thomas Pavel suggérait que « l’objet
séculaire » de l’intérêt du roman est « l’homme individuel saisi dans sa
dificulté d’habiter le monde ». Walter Benjamin de son côté faisait du
roman « la forme que les hommes se procurèrent, lorsqu’ils ne furent
plus capables de considérer que du seul point de vue des affaires pri
vées les questions majeures de leur existence ». L’intérêt de la philoso
phie contemporaine pour la littérature est à rapporter à de telles
propositions. Dans son introduction à l’ouvrage collectif Éthique, littérature, vie humaine, en 2006, Sandra Laugier remarque que « la litté
rature nous donne […] à voir et à vivre la dificulté d’accès au monde,
au réel », en sa qualité d’« expérience indissolublement intellectuelle
et sensible ». Daniel Schwarz écrit pour sa part dans un article intitulé
. Pascal Quignard, Terrasse à Rome, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2000.
2. Thomas Pavel, « Introduction », dans La pensée du roman, Paris, Gallimard, coll.
« NRF essais », 2003, p. 49.
3. Walter Benjamin, « Roman und Erzählung », dans Gesammelte Schriften, t. II, vol. 3,
FrancfortsurleMain, Suhrkamp Verlag, 977, p. 283. Cité par JeanMaurice Monnoyer
dans sa notice introductive au texte « Le Narrateur. Rélexions à propos de l’œuvre de
Nicolas Leskov » [936], dans Walter Benjamin, Écrits français, introduction et notice de
JeanMarie Monnoyer, Paris, Gallimard, coll. « Folio/Essais », 99, p. 258.
4. Sandra Laugier (dir.), Éthique, littérature, vie humaine, Paris, Presses universitaires
de France, coll. « Éthique et philosophie morale », 2006, respectivement p. et 0. On
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« A Humanistic Ethics of Reading » : « Literature provides surrogate experiences for the reader, experiences that, because they are embodied within
artistically shaped ontologies, heighten our awareness of moral discriminations. » L’aspect moral dans ces approches n’est donc pas nécessaire
ment contenu dans le texte, sous la forme d’un message ou d’une
conduite à suivre, mais plutôt, parce qu’il met en jeu des représenta
tions de l’agir et du penser humains, dans le dialogue qui se noue entre
le lecteur et le texte, espace où peut s’exercer librement son discerne
ment. Ce qu’on entend par éthique dans le présent dossier se rappro
che alors de la déinition qu’en donne Charles Taylor à la suite de
Bernard Williams dans son étude de l’identité moderne : « l’ensemble
des moyens que nous mettons en œuvre pour répondre à la question
“comment devrionsnous vivre ?” »
Ce lien de la littérature à l’éthique est pérenne. Comme le rappelle
Michael Eskin dans son article « On Literature and Ethics » : « Since its
appearance as a philosophical discipline on the scene of the Western intellectual and cultural tradition in ancient Greece, ethics has been, not surprisingly,
enmeshed with literature. » Mais si les travaux de la philosophie morale
s’intéressent particulièrement à la littérature actuellement, c’est qu’ils
relèvent « une transformation profonde de l’objet de l’éthique », dont
l’attention se porte sur la notion de vie humaine. La littérature fournit
consultera également l’approche par des littéraires des apports de la littérature à l’éthi
que : Florence Quinche et Antonio Rodriguez (dir.), Quelle éthique pour la littérature ?
Pratiques et déontologies, Genève, Labor et Fides, coll. « Le champ éthique », 2007.
5. « La littérature fournit au lecteur des expériences de substitution, expériences qui,
parce qu’elles sont incarnées dans des ontologies artistiquement formées, augmentent
notre conscience des distinctions morales » (nous traduisons). Daniel R. Schwarz, « A
Humanistic Ethics of Reading », dans Todd F. Davis et Kenneth Womack (dir.), Mapping
the Ethical Turn. A Reader in Ethics, Culture, and Literary Theory, Charlottesville, University
Press of Virginia, 200, p. 5. Cité par Michael Eskin, « On Literature and Ethics », Poetics
Today, vol. 25, no 4, Durham, Duke University Press, 2004, p. 58058.
6. Charles Taylor, Les sources du moi. La formation de l’identité moderne (trad. de
Charlotte Melançon), Montréal, Boréal, coll. « Compact », 2003 [989], p. 79 ; Bernard
Arthur Owen Williams, L’éthique et les limites de la philosophie (trad. de MarieAnne
Lescourret), Paris, Gallimard, coll. « NRF essais », 990.
7. « Depuis son apparition en tant que discipline philosophique sur la scène de la tra
dition intellectuelle et culturelle occidentale en Grèce antique, l’éthique a été, de façon
non surprenante, entremêlée à la littérature » (nous traduisons). Michael Eskin, art. cit.,
p. 575.
8. Sandra Laugier, op. cit., p. 9.
9. Bien qu’en suivant Eskin, il semble que ce soit leur intérêt commun pour « the discursive engagement with human life, interaction, and conduct » (« l’engagement discursif avec
la vie humaine, l’interaction, et la conduite » [nous traduisons]) qui ait de tout temps lié
la littérature et la philosophie (art. cit., p. 575).
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alors à la fois un réservoir d’exemples et un terrain exploratoire privi
légié, puisque à travers elle le lecteur éprouve des possibles qu’il ne
pourrait tous expérimenter dans sa vie. De nouveau, la valeur modéli
sante du littéraire n’est pas issue ici d’un projet d’édiication morale,
mais de la formation au sens fort qu’elle dispense, qui rejoint le postu
lat de Suzanne Jacob selon lequel dans le roman « tout est encore à
vivre0 ».
Or la littérature occidentale contemporaine, signiicativement bio
graphique et autobiographique dans les dernières années, avec une
tendance à l’exemplaire et un intérêt marqué pour les romans fami
liaux et les récits de iliation, semble promouvoir, elle aussi, un intérêt
pour les formes de vie et raviver ainsi la notion d’expérience, soixante
dix ans après que Walter Benjamin en a enregistré la chute. Parler
d’« éthique » et de « responsabilité » à propos de la littérature aujourd’hui,
ce n’est donc pas rejouer la question de l’engagement telle qu’elle a pu
être débattue par les écrivains au lendemain de la Seconde Guerre
mondiale ; mais plutôt, après « l’ère du soupçon » qui a conditionné la
relation de la littérature au réel jusqu’aux années 970, tenter de fédé
rer le type de questionnement qui apparaît lorsque la littérature se
donne pour enjeu ce qu’on pourrait appeler, en référence aux remar
ques précédentes, le problème de vivre.
0. Par opposition à la biographie, qui met en scène « du vécu, autrement dit du terminé » (Suzanne Jacob, « L’entendu », dans La bulle d’encre, Montréal, Presses de l’Université
de Montréal [Prix de la revue Études françaises 997], 997, p. 4347).
. Voir notamment les travaux d’Alexandre Gefen, par exemple : Alexandre Gefen,
« La communauté des morts. Les recueils de “Vies” », dans Irène Langlet (dir.), Le recueil
littéraire. Pratiques et théorie d’une forme, Rennes, Presses universitaires de Rennnes, coll.
« Interférences », 2003, p. 4760. Ou bien l’ouvrage collectif d’Emmanuel Bouju, Alexandre
Gefen, Guiomar Hautcœur et Marielle Macé (dir.), Littérature et exemplarité, Rennes,
Presses universitaires de Rennes, coll. « Interférences », 2007.
2. Particulièrement mis au jour par Dominique Viart. Voir entre autres : « Mémoires
du récit. Questions à la modernité », dans Dominique Viart (dir.), Écritures contemporaines
I. Mémoires du récit, ParisCaen, Minard, coll. « Lettres modernes », 998, p. 327 ; « Filiations
littéraires », dans Jan Baetens et Dominique Viart (dir.), Écritures contemporaines II. États
du roman contemporain, Actes du colloque de la Fondation Nœsis tenu à Calaceite du 6 au
3 juillet 996, ParisCaen, Minard, coll. « Lettres modernes », 999, p. 539 ; « Dismoi qui
te hante. Paradoxes du biographique », Revue des Sciences humaines, no 263, Lille, Faculté
des lettres de l’Université de Lille, 200, p. 733.
3. Walter Benjamin, « Le Narrateur », op. cit., p. 249298. Cependant, comme le relève
JeanMaurice Monnoyer dans sa notice : « Il ne s’agit […] plus d’analyser un pur “symp
tôme de décadence”, mais plutôt “un phénomène consistant de forces séculaires qui a peu
à peu écarté le narrateur du domaine de la parole vivante pour le coniner dans la littéra
ture” (§4) » (ibid., p. 25).
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La déinition de l’éthique, pourtant, pose problème. Lucie Lequin et
Irène Oore en faisaient déjà l’observation dans leur présentation d’un
récent dossier, Littérature et éthique. Notion ambiguë servant tantôt
d’horizon, tantôt de repoussoir, elle se voit tout aussi fortement pola
risée dans les études qui suivent. De sa recherche délibérée (Philippe
Forest, lecteur de SaintExupéry) à son déni au nom de la liberté de la
littérature (Isabelle Daunais, lectrice de Gabrielle Roy), elle fait l’objet
d’acceptions variées. Dans ce dernier cas, par exemple, c’est sa dimen
sion prescriptive en tant qu’instigatrice, extérieure à la littérature, d’un
devoir de la littérature qui est opposée avec vigueur. Dans d’autres cas,
elle est le lieu d’une interrogation reliée tantôt à la pratique auctoriale
(Robert Dion et Frances Fortier, lecteurs de biographes), tantôt à la
posture du romancier (Michel Biron, lecteur de MarieClaire Blais).
Mais lorsqu’elle est présentée comme mise en acte par les univers
littéraires euxmêmes, elle est investie positivement comme la force et
la capacité qu’a le roman de penser notre condition d’êtres humains
(Anne Caumartin, lectrice d’Hélène Lenoir et de Suzanne Jacob ; Yvon
Rivard, lecteur de Virginia Woolf ). Une différence profonde semble se
dessiner entre une conception substantive de l’éthique, qui ferait d’elle
l’équivalent de ce que Virginia Woolf appelait la « probité » de l’écri
ture, « bien que cela n’ait aucun rapport avec le fait de payer ses notes
ou de se conduire honorablement dans une situation critique », et une
conception attributive de l’éthique, qui en fait un jugement de valeur
opéré en fonction de critères préalables : la littérature éthique, celle qui
ne l’est pas. Entre les deux apparaît l’idée que le roman serait investi
d’une forme de responsabilité humaniste et, sans être idéologique dans
son contenu, devrait pourtant prendre en charge les déis de la pensée
et de la morale auxquels font face les hommes.
Si la littérature et le roman en particulier sont ainsi le point d’atten
tion actuel de la question morale, c’est peutêtre que l’enjeu du « pro
blème de vivre » s’est individualisé. La in réputée des idéologies a
amené un resserrement sur l’individu, non au proit d’un « individua
lisme » dont on a trop vite fait un jugement moral, mais en faveur
d’une focalisation sur l’échelle individuelle, qui apparaît plus accessible
4. « Présentation », dans Lucie Lequin et Irène Oore (dir.), Dalhousie French Studies :
Littérature et éthique, no 64, automne 2003, Halifax, University Dalhousie, p. 3.
5. Virginia Woolf, Une chambre à soi (trad. de Clara Malraux), Paris, Denoël, coll.
« Bibliothèques 0/8 », 992 [95], p. 07.
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et peutêtre plus iable dans la constitution de valeurs. Une commu
nauté d’expérience semble ainsi recherchée dans des textes qui médi
tent autant qu’ils racontent lorsqu’ils se penchent sur telle « histoire »
ou telle « vie », avérée ou ictive, dont la teneur de modèle peut être
reprise par chacun. Le primat d’une matière historique ou biographi
que est alors au fondement d’une revalorisation de la relation de la
littérature à ce que plusieurs auteurs appellent « le réel » — entendu
tantôt comme le caractère authentique de la réalité, perçu comme
inaccessible sans la médiation de l’art, tantôt comme la racine même
de l’expérience.
Car pour s’être déplacée, et notamment laïcisée, la question des
valeurs ou de la valeur n’a pas disparu, tant s’en faut. Elle serait au
contraire, en se laïcisant, devenue l’objet d’une tâche exclusivement
humaine de déinition, donc à la fois plus délicate et reconnue comme
historique. Elle connaît actuellement une fortune critique dont l’acuité
est singulièrement présente dans le champ de la littérature, à la fois
comme si celleci était le foyer pertinent depuis lequel penser les problè
mes, mais aussi comme si son existence même en tant qu’institution
était un indicateur de valeur — de ce que persiste une pensée de la
valeur. De là, les articles et ouvrages qui questionnent la valeur de la
littérature se multiplient : « La valeur dans les lettres », L’adieu à la littérature, en France ; Que vaut la littérature ? ou Que faire de la littérature ?0 au Québec. Plus généralement, quoique toujours à partir de
l’art et de la littérature, on fait le point sur La valeur dans la Revue des
6. Voir par exemple Jacques Bouveresse, La connaissance de l’écrivain. Sur la littérature,
la vérité et la vie, Marseille, Agone, coll. « Banc d’essais », 2008.
7. Dominique Vaugeois, « La valeur dans les lettres : relativisme théorique et essenti
alisme pratique », dans Dominique Rabaté (dir.), Modernités : L’art et la question de la valeur,
no 25, 2007. Un extrait de l’article est disponible dans l’« Atelier de théorie littéraire », dans
Fabula. La recherche en littérature, 200. En ligne, <http://www.fabula.org/atelier.php?La_
valeur_dans_les_Lettres>.
8. William Marx, L’adieu à la littérature. Histoire d’une dévalorisation. xviiie-xxe siècle,
Paris, Éditions de Minuit, coll. « Paradoxe », 2005.
9. Denis SaintJacques (dir.), Que vaut la littérature ?, Québec, Nota bene, coll. « Cahiers
du Centre de recherche en littérature québécoise », 2000.
20. Jacques Pelletier, Que faire de la littérature ? L’exemple d’Hermann Broch, Québec,
Nota bene, coll. « Essais critiques », 2006. Le livre est présenté en ces termes par l’éditeur,
où l’on voit que le paradigme du valable inclut le vrai et l’utile : « Quelle sorte d’œuvre
fautil écrire pour rendre compte de la vérité de notre époque, pour la donner à voir dans
toute sa complexité ? Comment être utile tout en échappant à l’embrigadement ? »
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Sciences humaines en 2006, ou sur la « Valeur des valeurs » dans une
recension de trois livres récents. D’une part, la littérature est reconnue
continuer l’œuvre de pensée et de construction du savoir qui a long
temps été la sienne à travers les genres du roman puis de l’essai,
d’autre part, elle se voit questionnée dans sa pertinence et sa légiti
mité. Dans les deux cas, c’est son intrusion dans le monde, son poten
tiel d’inluence sur le « réel » qui sont en jeu.
Or l’intérêt du littéraire pour les formes de vie se double d’une
conscience aiguë du rapport à l’histoire. Et cette conscience n’est sans
doute pas indifférente dans le choix de terme que s’est donné la criti
que pour penser une littérature qu’elle dit contemporaine. Le « contem
porain », par le travail de sélection qu’il opère sur des œuvres du
présent que leur étude projette en quelque sorte dans la mémoire,
anticipant leur avenir et leur pérennité, est inséparablement un ques
tionnement — et une institution, fûtelle provisoire — de la valeur. Le
terme désigne donc non seulement une tranche historique, mais une
époque littéraire au sens fort, un champ critique. Dans cette opération
d’institution, le « retour du sujet » semble se faire au moins autant dans
l’exercice critique que dans le travail des œuvres. La critique use d’un
terme par lequel elle se rend coprésente à ce qu’elle étudie, procédant
à un mouvement d’autodésignation qui afiche délibérément sa subjec
tivité, sa part de choix, d’affect et d’intérêt dans l’entreprise d’institu
tion critique. Voire, elle se fonde en part de son objet d’étude : énoncer
« le contemporain », c’est nécessairement s’énoncer soimême comme
partie prenante de ce que l’on étudie. Or cette opération survient au
2. Dominique Vaugeois (dir.), Revue des Sciences humaines : La valeur, no 283, Villeneuve
d’Ascq, Université CharlesdeGaulle – Lille 3, 2006. Les contributions s’étendent de la
question de « Penser la valeur », l’avantpropos de Dominique Vaugeois, au rapport entre
« Le contemporain et la valeur », titre de la dernière partie. Notons aussi la nouvelle revue
en ligne Conceptualités. Revue pluridisciplinaire de sciences humaines, dont le no en prépara
tion porte sur « La valeur » comme concept transdisciplinaire <http://conceptualites.
org>.
22. JeanLouis Jeannelle, « Valeur des valeurs : sur trois livres récents », Acta Fabula,
vol. 2, no 2, automne 200. En ligne, <http://www.fabula.org/revue/cr/30/php>. Les
livres sont : Vincent Jouve, Poétique des valeurs, Paris, Presses universitaires de France, coll.
« Écriture », 200 ; Michel Jarrety, La morale dans l’écriture. Camus, Char, Cioran, Paris,
Presses universitaires de France, coll. « Perspectives littéraires », 999 ; Wayne C. Booth,
The Company We Keep. An Ethics of Fiction, Berkeley, University of California Press, 988.
23. Voir à ce sujet Marielle Macé, Le temps de l’essai. Histoire d’un genre en France au
xxe siècle, Paris, Belin, coll. « L’extrême contemporain », 2006.
24. Sur les problèmes liés à cette opération d’institution, voir Dominique Vaugeois,
« La valeur dans les lettres », art. cit.
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moment où sont rassemblés en corpus d’étude des textes dans lesquels
l’interrogation sur le legs, la transmission, l’héritage, est particulière
ment forte. Il s’y joue alors un commentaire qui, à travers une densii
cation du présent et une inscription délibérée dans l’histoire (qui semble
par là réouverte), est peutêtre une réponse aux nombreuses « ins »
annoncées depuis l’approche de celles du xxe siècle et du second millé
naire. Car assurément, étudier la littérature en tant que mouvement
du contemporain, c’est, au contraire de la voir disparaître, en faire une
des actualités de notre présent, voire le moyen de l’actualiser.
La littérature « contemporaine » est alors non seulement celle qui
s’écrit aujourd’hui (c’est le sens le plus faible), mais encore celle qui
questionne son statut dans l’histoire, son lien avec ses prédécesseurs et
ce qu’elle espère être retenu d’elle par les mémoires futures. Surtout,
elle est celle qui est coextensive au discours de celui qui l’énonce : et
cela est visible dans les œuvres mêmes chez les nombreux narrateurs
qui commentent leur statut de légateurs ou de dépositaires. « Moderne,
contemporain, sont des notions du discours, écrit Henri Meschonnic,
non de l’histoire. Des notions points de vue. Les effets d’une énoncia
tion. » C’est pour cette raison que ce qui est d’aujourd’hui ne nous est
pas nécessairement contemporain, tandis que peuvent nous être émi
nemment contemporaines des œuvres du passé. Par ce geste critique
de baptême, le « contemporain » semble pointer vers la prise en charge
d’une époque par ellemême, dont les œuvres conigurent le dificile et
nécessaire rapport à l’histoire, et dont les commentateurs se donnent
à la fois pour témoins et coénonciateurs, porteurs d’une expérience
commune.
*
25. Pour une critique vigoureuse de cette pensée de la in, voir Henri Meschonnic,
Modernité modernité, Lagrasse, Verdier, 988, p. 303305 en particulier.
26. Notamment dans les œuvres de Pierre Michon, Pierre Bergounioux, Richard
Millet, Philippe Forest, Camille Laurens et Pascal Quignard.
27. Henri Meschonnic, « Le moderne et le contemporain, aujourd’hui », op. cit.,
p. 35.
28. C’est la déinition même de la modernité : voir le même ouvrage d’Henri Mes
chonnic. Sur ces problèmes, on pourra également consulter Georgio Agamben, Qu’est-ce
que le contemporain ? (trad. de Maxime Rovere), Paris, Payot et Rivages, coll. « Rivages
poche/Petite bibliothèque », 2008.
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« Comment vivre ? », ainsi qu’on va le voir dans les études qui suivent,
est souvent corollaire d’une autre question majeure : « Comment être
humain ? » C’est qu’elle consiste à se demander, en déclinant Pavel,
comment humaniser le monde pour le rendre habitable. Chez les écrivains,
elle devient aussi bien : comment représenter le vivre, comment histo
riciser ce lien entre le vivre et l’écrire, entre les histoires entendues et
leur devenirlittérature, pour qu’elles ne se dissolvent pas dans le temps
mais qu’elles demeurent vivantes, et en quelque sorte, pour nous lec
teurs, vivables. Si la littérature répond à ces questions, ou pour repren
dre Philippe Forest, en répond, c’est chaque fois singulièrement : à
travers la singularité des œuvres et par l’échelle de cas particuliers, de
« processus singuliers » au sens qu’Alain Badiou donne à ce terme dans
son essai sur L’éthique.
Philippe Forest ouvre le dossier par une relecture de SaintExupéry,
déconsidéré proportionnellement à la morale héroïque qui, du roman
de pilotage au conte, traverse ses textes et suggère une conception
agrandie de la responsabilité, synthétisable dans l’idée que « chacun
est seul responsable de tous ». Cette exigence éthique en fait pourtant
le vrai contemporain de moralistes comme Sartre, Camus, Malraux.
Isabelle Daunais s’interroge ensuite, à partir d’une comparaison entre
Pierre Michon et Gabrielle Roy, sur ce qu’il peut y avoir d’éthique dans
la dimension muséiiée des personnages du premier, qui vivent exclu
sivement dans la recréation du romancier, quand au contraire le libre
arbitre laissé au personnage par la seconde lui confère la liberté de ne
pas répondre entièrement à l’exigence de perfection de son créateur.
Michel Biron, partant du rejet de la « littérature de bons sentiments »
qui a caractérisé une certaine modernité romanesque, étudie le deve
nircompassionnel de la littérature de MarieClaire Blais. L’ironie de la
romancière d’il y a trente ans a cédé le pas à une empathie de premier
degré envers les oubliés du monde, qui à la fois fait peu de place à
l’humour, mais vient aussi fonder le dispositif polyphonique de ses
derniers romans et par là réitérer au présent son statut d’œuvre de
premier plan.
29. Alain Badiou, L’éthique. Essai sur la conscience du mal, Caen, Éditions Nous, 2003. Les
« processus singuliers » mettent concrètement en œuvre une éthique comme ligne de
conduite cohérente avec une pensée. Ils s’opposent aux acceptions abstraites, transcen
dantes de l’éthique, au nom desquelles sont commis des actes ou produits des discours
pour lesquels la notion d’éthique ne sert que de caution, voire de prétexte.
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Robert Dion et Frances Fortier se livrent ensuite à l’étude comparée
de deux entreprises biographiques consacrées à la igure légendaire et
néanmoins réelle de Zelda Fitzgerald, compagne de Francis Scott.
Malgré leurs dispositifs contraires, l’un omniscient et surplombant et
l’autre, subjectif et romancé, les deux livres aboutissent à entériner de
nouveau la dimension mythique d’une icône insaisissable. En se fon
dant sur un corpus français et québécois actuel, Anne Caumartin
construit un questionnement sur le léguer, le transmettre et la respon
sabilité assumée sur laquelle ils ouvrent, et suggère que les moyens d’y
parvenir, chez les auteures qu’elle étudie, sont liés à une éthique para
doxale de la fuite et de la fugue. Yvon Rivard enin, s’appuyant sur
l’éthique d’Hermann Broch, propose, à partir d’une relecture de
Virginia Woolf et de son admiration pour les romanciers russes, une
vaste méditation sur l’âme, qui nous donne à relire Mrs Dalloway
comme le grand roman de l’expérience humaine de l’inini. Son ana
lyse nous rend l’œuvre entière dans sa compréhension : l’intelligence
qu’elle a du monde et la façon qu’elle a de nous englober dans cette
intelligence.
Dans ces différents textes et dans les textes qu’ils réinterprètent, une
pensée de l’autre, alter ego humain, est ainsi au cœur de la posture de
l’écrivain comme de son dispositif d’observation ou de mise en action
des personnages. Pourtant, ultimement, tous montrent que tel agen
cement romanesque ou telle constitution de igures répondent moins
à une éthique préalable qu’ils ne déterminent euxmêmes un ensemble
de valeurs directement issu du système de l’œuvre. On aboutit alors à
une « dimension éthique du roman […] qui fait du roman luimême
une valeur0 », au sens où l’œuvre d’art, en tant que travail de transfor
mation, devient une composition contre la barbarie, une résistance à
ce qui aliène la liberté humaine, sans pour autant avoir un contenu
idéologique (sinon elle n’est qu’une œuvre de propagande). C’est à ce
titre qu’on peut avoir, selon la belle formule de JeanYves Laurichesse
dans son commentaire de Claude Simon, « rien à dire et tout à écrire »
— l’intention de l’œuvre (intentio operis) étant tout autre chose que
l’intention de son auteur (intentio auctoris), l’œuvre possédant sa pro
pre intégrité, son agir spéciique. De là peuvent être pensées, avec le
30. JeanYves Laurichesse, « Quelque chose à dire », dans JeanPaul Aubert et Marc Marti
(dir.), Cahiers de narratologie : Récit et éthique, no 2, Nice, Revues électroniques de l’Université
de Nice, avril 2005. En ligne, <http://revel.unice.fr/cnarra/document.html?id=25>.
3. Idem.
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critique simonien, une « poétique de l’éthique », qui consiste dans
« [l’invention de] formes narratives de critique des valeurs », et une
« éthique de la poétique », qui intervient lorsqu’on fait « émerger […]
cette valeur éminente qu’est une littérature libre de jouer avec l’inini
de ses formes possibles ». On ne cherche donc pas dans ce dossier à
créer une nouvelle catégorie — la littérature éthique —, mais à se
demander comment les œuvres présentes — celles qui s’écrivent aujour
d’hui, celles que nous relisons — conigurent une éthique de la littéra
ture, voire une éthique comme littérature : l’invention continue d’un
langage qui ne renonce jamais à la tâche d’interprétation ininie qui est
la sienne, et dont l’enjeu est rien moins que le « problème de vivre ».
32. Idem.
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