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Archeologia d'Andrzej Brzozowski

2011, Les cahiers Irice

ARCHEOLOGIA D'ANDRZEJ BRZOZOWSKI Ania Szczepanska IRICE | Les cahiers Irice 2011/1 - n°7 pages 35 à 46 ISSN 1967-2713 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-les-cahiers-irice-2011-1-page-35.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 88.175.6.155 - 13/06/2012 21h01. © IRICE Szczepanska Ania, « Archeologia d'Andrzej Brzozowski », Les cahiers Irice, 2011/1 n°7, p. 35-46. -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour IRICE. © IRICE. Tous droits réservés pour tous pays. 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Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 88.175.6.155 - 13/06/2012 21h01. © IRICE -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Archeologia d’Andrzej Brzozowski Ania SZCZEPANSKA « The artistic and scientific worldmaking Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 88.175.6.155 - 13/06/2012 21h01. © IRICE Archeologia est à première vue un film d’objets, des objets exhumés, nommés, classés et exposés aux yeux du spectateur par le biais d’une caméra. Par ce geste, les objets retrouvés quittent leur usage premier (le rouge à lèvres déterré n’embellira plus aucune lèvre) pour devenir des traces. Le court-métrage de quinze minutes d’Andrzej Brzozowski, tourné en 1967 sur le site d’Auschwitz II Birkenau, offre un poignant prélude cinématographique à cette journée d’étude consacrée au futur du musée d’Auschwitz. En organisant, puis filmant des fouilles archéologiques à proximité du Krematorium III, le cinéaste polonais fait en effet résonner des questions essentielles qui seront soulevées tout au long de notre réflexion collective : quelles fonctions devrait-on attribuer aux traces matérielles laissées par les victimes du nazisme dans la construction d’une mémoire du camp d’Auschwitz ? Ces objets retrouvés dans différentes strates du sol parlent-ils d’eux-mêmes ou doit-on les accompagner d’un discours pour leur donner du sens ? Dans ce second cas, faut-il recourir aux mots des témoins ou à ceux des historiens, ou aux deux, mais alors comment articuler ces deux paroles ? Tels qu’ils sont mis en scène dans le film, les objets et les mots (même s’ils ne sont qu’écrits et jamais prononcés) véhiculent des affects. Que faire de cette émotion qui surgit ? Doit-on l’inscrire dans le projet éducatif visé par le musée d’Auschwitz ? Nous ne chercherons pas dans ce court-métrage des réponses définitives à toutes ces questions ; ce serait beaucoup demander à un 1 Basile Doganis, « Collection as Worldmaking », Intermedia, n° 2 : Collection, IMT (Intermédiathèque)-The University Museum-the University of Tokyo (UMUT). Voir aussi dans le même catalogue l’article de Kei Osawa, « The collection and the Infinite ». Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 88.175.6.155 - 13/06/2012 21h01. © IRICE always begins with collections »1 36 Ania SZCZEPANSKA cinéaste que de lui faire résoudre tous les débats des historiens. En revanche, en déployant la manière dont Brzozowski filme le travail des archéologues, il est possible d’entrevoir dans cette rencontre singulière entre les outils du cinéma et ceux de l’histoire deux horizons de réflexion, à la fois sur les usages possibles des traces retrouvées et exposées au musée d’Auschwitz, et sur l’acte même de vouloir filmer un site de mémoire devenu lieu de mémoire2. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 88.175.6.155 - 13/06/2012 21h01. © IRICE Le générique de fin d’Archeologia explicite les conditions de tournage du film. Les fouilles archéologiques menées sur le site d’Auschwitz II Birkenau ont été organisées par le cinéaste Andrzej Brzozowski qui a fait appel à des scientifiques polonais de l’Institut d’histoire de la culture matérielle3. Pourquoi un cinéaste choisit-il d’entreprendre ce type de recherches ? Le point de départ de Brzozowski fut la lecture de l’ouvrage Cherchez dans les cendres, anthologie de lettres trouvées sur le terrain du camp d’Auschwitz et publiées en 1965 par une maison d’édition de Lodz4. Persuadé que d’autres objets restaient encore à déterrer, il a cherché à articuler son projet cinématographique avec celui des archéologues. Contrairement à son film précédent, Près de la voie ferrée (Przy torze kolejowym, 1963)5, consacré également au sort des Juifs 2 3 4 5 Cette réflexion a été largement nourrie par la synthèse très stimulante formulée par Robert Frank à la fin de cette journée d’étude, mais également par les questions soulevées par Piotr Cywinski, Annette Wieviorka ainsi que Sophie Wahnich. Leurs interventions, mais surtout les échanges qui ont suivi, ont enrichi ma lecture de ce film et je les en remercie. Instytut historii kultury materialnej. L’Institut d’histoire de la culturelle matérielle a été fondé en 1953 dans le but de mener des études sur les conditions de vie et le niveau matériel de populations anciennes, principalement dans le domaine de l’agriculture, de l’élevage, de l’industrie et de l’artisanat. Il est devenu en 1992 l’Institut d’archéologie et d’ethnologie [Instytut archeologii i etnologii PAN]. Voir : www.iaepan.edu.pl Liber Brener, Adam Wein, Janusz Gumkowski, Adam Rutkowski (dir.), Szukajcie w popiołach : papiery znalezione w Oświęcimiu, Lodz, Wydawnictwo Łódzkie, 1965. Przy torze kolejowym (1963) est une adaptation d’une nouvelle de Zofia Nałkowska issue du recueil Les médaillons publié en 1946. Ce film met en scène une femme juive qui a réussi à s’échapper du wagon qui la menait à Auschwitz. Blessée et incapable de marcher, elle se retrouve immobilisée sur la voie de chemin de fer, à quelques centaines de mètres de l’entrée du camp. Les habitants du village situé à proximité de la voie ne savent comment se comporter et ne veulent pas risquer leur vie en aidant une Juive. L’un d’eux finit par lui proposer une cigarette avant de l’abattre. Ce premier film de Brzozowski, interdit en 1963, n’a pu être diffusé publiquement qu’en 1991 au festival des courts-métrages de Cracovie. Voir Tadeusz Lubelski, Historia kina polskiego, Twórcy, filmy i konteksty, Katowice, Videograf II, 2008, p. 252. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 88.175.6.155 - 13/06/2012 21h01. © IRICE Cherchez dans les cendres Archeologia d’Andrzej Brzozowski 37 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 88.175.6.155 - 13/06/2012 21h01. © IRICE Remarquons au passage que la production d’Archeologia a été prise en charge par le Studio des films éducatifs de Lodz6, l’un des deux grands studios polonais de production des films documentaires de l’époque. On pourrait penser que ce choix inscrit d’emblée le film dans une démarche à la fois scientifique et pédagogique, étant donnée la vocation première de sa structure de production, or ce n’est pas tout à fait le cas. Il ne faut en effet pas oublier que le Studio des films éducatifs de Lodz a produit une grande variété de films documentaires qui étaient loin de correspondre toujours aux codes narratifs et esthétiques de films éducatifs7. Si Brzozowski produit son film dans ce cadre de production, c’est sans doute aussi parce qu’il entrevoit la possibilité de donner à son projet une portée plus large que celle d’un film éducatif. Néanmoins, en étudiant les choix cinématographiques du cinéaste et leurs effets, il ne faudra pas oublier que cette visée pédagogique a nourri le projet dès le lancement de la production. La discrétion d’un protocole scientifique Archeologia se présente comme un compte rendu très fidèle des méthodes de travail de l’archéologie moderne, tels qu’Alain Schnapp les définit en 1974 dans Faire de l’histoire8: « L’archéologie moderne tend à se débarrasser des habitudes de la collection, de la quête hasardeuse d’objets isolés au profit de recherches organisées. (...) La fouille stratigraphique tend à la reconstitution aussi fidèle que possible des accidents qui ont affecté les différents niveaux d’occupation du “sol” : abandons, destructions, remplois etc. Autrement dit il s’agit non pas d’isoler des collections d’objets, mais, bien au contraire, d’étudier les relations entretenues par les objets. » 6 7 8 Wytwórnia filmów oświatowych. Créé en 1945, le Studio des films éducatifs était chargé de produire des films éducatifs dans des domaines divers, principalement les sciences dures, dans le but de vulgariser le savoir scientifique auprès du grand public. Le studio existe encore aujourd’hui. Voir : www.wfo.com.pl La production de films documentaires d’auteur très novateurs, comme ceux de Wojciech Wiśniewski dans les années 1970, confirme cette grande liberté créative soutenue par le Studio des films éducatifs de Lodz. Alain Schnapp, « L’archéologie », dans Jacques Le Goff et Pierre Nora (dir.), Faire de l’histoire, Nouvelles approches, Paris, Gallimard, coll. « NRF », 1974. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 88.175.6.155 - 13/06/2012 21h01. © IRICE pendant la Seconde Guerre mondiale, Brzozowski a cette fois-ci abandonné la fiction pour rendre compte du travail des chercheurs sur le site d’Auschwitz II Birkenau et des résultats de ces fouilles archéologiques. 38 Ania SZCZEPANSKA Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 88.175.6.155 - 13/06/2012 21h01. © IRICE Photogramme n° 1, Prospection au sol (1’09-1’17) Photogramme n° 2, Découpage du terrain en 4 zones (2’35-2’42) Photogramme n° 3, Parcelle de terrain B (4’41-4’46) Photogramme n° 4, Coupe stratigraphique (8’05-8’07) Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 88.175.6.155 - 13/06/2012 21h01. © IRICE Le travail de l’archéologue se fonde ainsi sur la fouille stratigraphique censée permettre une meilleure compréhension des objets retrouvés grâce à une mise en perspective de leurs liens réciproques. C’est également à partir de cette méthode-là que Brzozowski choisit de structurer son film, reprenant étape par étape la démarche des archéologues. Cet emprunt méthodologique, mis en exergue par le titre Archeologia, constitue le fil narratif du film qui se déroule selon un protocole scientifique propre à toute fouille archéologique. Le cinéaste filme ainsi la prospection du sol destinée à repérer des indices pour choisir la parcelle de terrain la plus favorable. Dans un second temps, il donne à voir les outils destinés au carroyage qui permettront le découpage du site en zones carrées qui seront soigneusement identifiées par des lettres. Tels des titres de chapitres, les quatre lettres A, B, C, D réapparaissent tout au long du film signalant le processus progressif d’exploration du sol. Enfin, l’ensemble des objets trouvés sont identifiés et catalogués dans un journal de bord dont les feuillets seront présentés en gros plan à l’image. Archeologia d’Andrzej Brzozowski 39 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 88.175.6.155 - 13/06/2012 21h01. © IRICE Photogramme n°5, La Passagère (Pasażerka, Andrzej Munk et Witold Lesiewicz, 1963), 6’43 Photogramme n°6, La Passagère, 25’54 En comparant les deux films, on se dit que les objets déterrés dans Archeologia sont en quelque sorte les débris dont le Reich n’a pas voulu. Ou alors, autre possibilité, ces objets auraient échappé aux mailles pourtant infaillibles d’une gestion rigoureuse, en tombant d’une poche ou en étant jetés sur le sol. Un patrimoine spolié et exploité dans un cas, 9 Mort dans un accident de voiture Andrzej Munk n’a pu terminer son film. Witold Leszczynski en a repris le montage pour aboutir à la version que nous connaissons aujourd’hui. Sur La Passagère d’Andrzej Munk, voir entre autres « Andrzej Munk », Études cinématographiques, Michel Estève (dir.), Paris, Minard, 1965 et Luc Moulet, « Andrzej Munk », Les Cahiers du cinéma, n° 163, février 1965. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 88.175.6.155 - 13/06/2012 21h01. © IRICE Face à ce protocole rigoureux, on pourrait penser qu’Archeologia amène le spectateur à se défaire de toute émotion vis-à-vis de ce qui lui est donné à voir. Comme si l’appareillage scientifique pouvait nous préserver des affects suscités par les objets déterrés et par l’histoire qu’évoque chacune de ces traces. Cette mise à distance, le cinéaste Andrzej Munk avait déjà tenté de lui donner forme dans son film inachevé La Passagère en 19639. À travers le personnage de Lisa, une SS chargée de trier les objets des détenus arrivés au camp d’Auschwitz, il voulait comprendre les camps en explorant les ressorts d’une « mentalité de fonctionnaire ». Munk lui aussi pointait sa caméra sur des objets, rassemblés cette fois-ci en masse et triés pour être réemployés. La voix narrative de Lisa incarnait les mécanismes de cette économie particulière : « En fait, je ne m’occupais pas des détenus mais de leurs affaires. Tout appartenait au Reich et moi je devais veiller à ce que rien ne s’égare. » 40 Ania SZCZEPANSKA dans l’autre, des restes d’une vie antérieure tombés et ensevelis par la terre. Si je convoque ici La Passagère, ce n’est pas seulement pour le parallèle pictural et le prolongement narratif que représente Archeologia. Les liens que tissent les images de ces deux films m’ont amenée à découvrir que Brzozowski avait été l’assistant sur le tournage de La Passagère. Or, la manière dont il décrit les choix de mise en scène de Munk convient étrangement à sa propre démarche : Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 88.175.6.155 - 13/06/2012 21h01. © IRICE Comme le commente à juste titre Piotr Cywinski, la distinction est dangereuse, car la mentalité d’un fonctionnaire fut justement aussi celle d’un assassin. Cette interrogation sur la place à donner aux bourreaux dans la construction d’une histoire des camps a largement été débattue11. Mais dans les années 1960, nous n’en sommes pas là, l’enjeu est différent. Pour Munk et Brzozowski, distinguer l’assassin du fonctionnaire est encore nécessaire pour comprendre la possibilité et le fonctionnement d’un système de mise à mort. L’usage d’outils scientifiques prolonge le questionnement amorcé dans La Passagère. En comparant les démarches de Resnais et de Munk, Luc Moullet écrit : « La discrétion de Resnais était une discrétion que l’on remarque. Ici, [chez Munk] la discrétion reste discrète. De la chambre à gaz nous ne voyons que le tour, tout comme les Allemands »12. Dans Archeologia, Brzozowski ajoute un degré de plus à cet art de la discrétion en nous montrant a posteriori l’acte d’exhumation des débris dont on ne sait vraiment que faire, à part les ordonner et les classer au rang de traces muettes. 10 11 12 Andrzej Brzozowki à propos d’Andrzej Munk. Propos extrait de Jacek Fuksiewicz, Andrzej Munk, Varsovie, Wydawnictwa artystyczne i filmowe, 1964. J’utilise ici ma propre traduction. Un extrait des propos de Brzozowski a été traduit et publié dans le numéro 163 des Cahiers du cinéma en février 1965. Voir entre autres Raul Hilberg, La destruction des Juifs d’Europe, Paris, Gallimard, 2006, éd. définitive, complétée et mise à jour [1re éd. : 1991]. Luc Moullet, « Andrzej Munk », Les Cahiers du cinéma, n° 165, février 1963, p. 51. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 88.175.6.155 - 13/06/2012 21h01. © IRICE « Il veut montrer le camp différemment (...). Si on montre des coups, des tortures, c’est seulement en arrière-plan, avec des images floues, dépourvues de cri. Plutôt que la pression physique, montrer la pression morale plus cruelle encore, le fait de tuer l’être humain de l’intérieur. Pas de cadavres entassés mais les objets laissés par les gens, les tapis persans volés aux Juifs belges, à côté d’une montagne de chaussures. La mentalité d’un fonctionnaire plutôt que celle d’un assassin »10. Archeologia d’Andrzej Brzozowski 41 Quels « vestiges » pour quelle mémoire ? Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 88.175.6.155 - 13/06/2012 21h01. © IRICE Le montage de Brzozowski souligne avant tout l’universalité du sort des détenus du camp d’Auschwitz II. Les objets montrés sont principalement ceux de la vie quotidienne (peigne, pièce de monnaie, ciseaux, rouge à lèvres...), ils évoquent un monde mixte, intergénérationnel, où civils et militaires sont voués à la même fin. Or cette égalité des nationalités et des religions devant la mort pose problème. Comme l’a rappelé Annette Wieviorka, si le camp d’Auschwitz II Birkenau était à l’origine destiné aux soldats soviétiques et prévu pour deux cent mille prisonniers, il est devenu le 8 octobre 1941, un centre de mise à mort destiné principalement aux Juifs d’Europe. Or à aucun moment, cette spécificité n’est indiquée ni même suggérée dans le film. Comment comprendre que cette vérité soit complètement absente du film ? Plutôt que d’y voir une prise de position du cinéaste vis-à-vis de l’histoire du camp de Birkenau, il me semble que Brzozowski ne fait qu’attester de l’état de l’historiographie polonaise au moment du tournage d’Archeologia. Malgré lui, ce film nous fait prendre conscience, s’il en était encore besoin, du cheminement de la mémoire des camps entre les années 1960 et aujourd’hui. Il faut en effet garder à l’esprit que la vision égalitaire des nations européennes victimes du nazisme restait encore très prégnante dans les années 1960. Dix ans auparavant, le film Nuit et brouillard (1955) d’Alain Resnais était lui aussi un film marqué par cette mémoire-là15. Alors peut-on reprocher à Brzozowski d’être un 13 14 15 Piotr Cywinski a souligné les nombreuses difficultés pour nommer les objets qui sont exposés au musée d’Auschwitz. Il est impropre de parler de « collection » mais aucune autre terminologie ne vient remplacer ce lexique lacunaire. Il faudrait étudier ce point plus en détail et voir si le musée d’Auschwitz a gardé l’intégralité des objets trouvés lors de ces fouilles. J’ai posé la question aux archivistes du musée et des recherches sont en cours. Pour une analyse plus complète du film d’Alain Resnais et notamment des enjeux du commentaire de Jean Cayrol, voir Sylvie Lindeperg, Nuit et brouillard, un film dans l’histoire, Paris, Odile Jacob, 2007. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 88.175.6.155 - 13/06/2012 21h01. © IRICE S’il ne commente ni n’explicite la « collection »13 qui prend forme à l’écran, Brzozowski opère un choix. Il est certain que le cinéaste n’a pas donné à voir la totalité des objets exhumés ce jour là14, et c’est dans la sélection qu’il a opérée qu’il faut chercher la mémoire du camp portée par le film. Essayons au moins de clarifier ce que nous disent les traces qui sont filmées. Quelle histoire nous suggèrent-elles ? 42 Ania SZCZEPANSKA homme de son temps et de ne pas avoir su dépasser l’historiographie de son pays et de son époque ? Dans un certain sens oui, si l’on pense que le procès Eichmann a eu lieu six ans auparavant, en 1961, marquant une véritable rupture dans la mémoire des camps construite dans les années 1950. Pour autant, il serait anachronique de penser que les conséquences de ce procès traversèrent aussi rapidement les frontières du rideau de fer. Dans la Pologne de 1967 (et ce sera le cas jusque dans les années 199016), cette mémoire n’est assurément pas encore celle des témoins de la Shoah et la spécificité du sort des Juifs dans les camps n’a pas été publiquement formulée. C’est pourquoi cette critique vis-à-vis du film de Brzozowski, si elle est formulée, doit prendre en compte ce contexte. Par ailleurs, au regard de la rareté des films de cette époque sur les camps, Archeologia mérite, par son existence même, malgré l’historiographie inactuelle et inexacte à laquelle le film se réfère, d’être vu et étudié, comme le prouve d’ailleurs le choix de le projeter en prologue à cette journée d’étude. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 88.175.6.155 - 13/06/2012 21h01. © IRICE Si l’intérêt de ce film aujourd’hui ne repose pas sur le savoir qu’il nous donne du passé de Birkenau, quel est-il ? Pourquoi Archeologia nous laisse une impression si forte, très différente de la plupart des films documentaires actuels filmés sur le site d’Auschwitz ? Une première réponse est peut-être à chercher dans sa construction, dans cette manière de dévoiler progressivement le cadre général et l’enjeu du film. Lech Pijanowski commente ce processus dans un article de l’époque : « Le métier d’archéologue est associé au calme du millénaire, au silence des siècles enfermés dans les restes de civilisations oubliées. [...] Le choc intervient au moment où les premiers objets sont extraits de la terre. [...] Ce ne sont pas des vases antiques, ni des poignets de bronze – c’est quelque chose de beaucoup plus proche de nous que les habituels fruits du labeur des archéologues. Leurs découvertes sont choquantes car elles rappellent à première vue une banale décharge »17. Brzozowski utilise l’image que l’on peut avoir du travail des archéologues pour la déplacer dans une temporalité « beaucoup plus 16 17 Voir Jean-Charles Szurek et Annette Wieviorka (dir.), Juifs et Polonais 1938-2008, Paris, Albin Michel, 2009. Lech Pijanowski, « Garść polskiej ziemi », Kino, n° 6, 1968, p. 22-24. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 88.175.6.155 - 13/06/2012 21h01. © IRICE Une archéologie du temps présent Archeologia d’Andrzej Brzozowski 43 proche de nous », et complètement inattendue. L’effet est d’autant plus frappant que l’origine des objets n’est dévoilée que partiellement, indice après indice, comme si notre connaissance suivait de façon accélérée le cheminement des archéologues. De même que « le vestige archéologique est par nature résiduel et lacunaire »18, nous entrevoyons la possibilité d’un savoir à venir, mais un savoir qui lui aussi sera voué à être fragmentaire. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 88.175.6.155 - 13/06/2012 21h01. © IRICE C’est uniquement à partir du premier plan des barbelés à la 10e minute du film que l’origine des objets est clairement formulée, conférant à ces débris le statut de traces laissées par des victimes du système concentrationnaire et de la Solution finale. Le lien est clair et pourtant il ne sera jamais explicité. À quel convoi de prisonniers appartenaient ces objets ? Comment se sont-ils retrouvés à cet endroit précis ? Ces questions ne seront pas élucidées19. Photogramme n°7, 1er plan qui situe les fouilles archéologiques dans le camp d’Auschwitz IIBirkenau (10’32-10’35) 18 19 Alain Schnapp, « L’archéologie »…, op. cit., p. 8. Piotr Cywinski suggère que ce sont des objets tombés des poches des prisonniers, mais il faudrait mener une recherche plus précise pour déterminer avec certitude leur provenance. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 88.175.6.155 - 13/06/2012 21h01. © IRICE À cette progression narrative s’ajoute un second geste radical, celui de ne situer que tardivement les fouilles à proximité du site de Birkenau. Le premier plan des fils barbelés du camp n’apparaît que très tard, aux deux tiers du film et ce n’est qu’au générique de fin que l’on apprendra l’emplacement approximatif de ces recherches, près du Krematorium III. 44 Ania SZCZEPANSKA « Une grande revanche de l’intelligence sur le donné »20 Mais le film de Brzozowski ne s’arrête pas à ce catalogue d’objets. Il anticipe l’étape suivante du travail des archéologues en amorçant « le passage de la description à l’interprétation »21. Progressivement, il convoque des références extérieures à la scène qu’il est en train de filmer. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 88.175.6.155 - 13/06/2012 21h01. © IRICE Photogramme n°8, « Liberté-Egalité-Fraternité », dont la traduction n’est que partielle, Braterstwo signifie en polonais « fraternité » et Svoboda en russe « liberté ». 12’10-12’12. Les panneaux servant auparavant à désigner les objets trouvés (comme celui de « dent », qui apparaît traduit en cinq langues) convoquent désormais des valeurs. Le slogan de la Révolution française, traduit partiellement en polonais et en russe, surgit dans une apparition de deux secondes presque inconsciente, marquant notre perception sans que nous ayons réellement le temps de le comprendre. Ce plan est troublant. Est-il là pour nous signaler que ces valeurs ont manqué ? Qu’elles doivent être à nouveau réanimées pour éviter la fameuse 20 21 Marc Bloch, Apologie pour l’histoire ou métier d’historien, Paris, Armand Colin, coll. « Cahier des Annales », 3, 1949, p. 25 : « Dans notre inévitable subordination envers le passé nous nous sommes affranchis du moins en ceci que, condamnés toujours à le connaître exclusivement par ses traces, nous parvenons toutefois à en savoir sur lui beaucoup plus long qu’il n’avait lui-même cru bon de nous en faire connaître. C’est, à bien le prendre, une grand revanche de l’intelligence sur le donné ». Alain Schnapp, « L’archéologie », op. cit., p. 5. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 88.175.6.155 - 13/06/2012 21h01. © IRICE Il le fait d’ailleurs de manière tellement brève et incisive que son plan d’à peine deux secondes pourrait passer inaperçu : Archeologia d’Andrzej Brzozowski 45 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 88.175.6.155 - 13/06/2012 21h01. © IRICE Et pourtant, malgré le protocole scientifique, la prétendue mise à distance n’agit pas. Une paire de ciseaux rouillé, une dent, un médaillon ou un résidu de rouge à lèvres, tous ces objets ont beau s’inscrire dans le travail archéologique, ils ont beau être nommés, classés et accompagnés d’indications sur les conditions de leur découverte (tels que leurs dimensions ou la profondeur du sol à laquelle ils ont été trouvés), tout cela ne neutralise pas l’émotion progressive que transmet le film. Archeologia n’est donc pas uniquement un compte rendu de fouilles archéologiques. Tous les éléments cinématographiques participent à la charge émotionnelle du film : les visages sombres des chercheurs filmés en gros plan et éclairés par une lumière artificielle excessive, une bande sonore rythmée uniquement par le bruit des pelles qui creusent et ne cessent de creuser. Non seulement la sobriété n’entrave pas la puissance des images mais elle y contribue. En écrivant ces mots, je ne peux m’empêcher de penser à des films documentaires récents et moins récents qui abordent la mémoire des camps en cherchant à susciter à tout prix l’émotion du spectateur au moyen d’un violon larmoyant ou par un flot de paroles de victimes entrecoupées de larmes22. Il ne s’agit en aucun cas de condamner les 22 Pour n’en citer qu’un, A treasure in Auschwitz (2005) de Yahaly Gat est de ceux-là, et je remercie Ophir Levy de me l’avoir fait découvrir. L’opposition entre les deux films est d’autant plus flagrante que A treasure in Auschwitz retrace lui aussi des fouilles archéologiques, menées dans la ville d’Auschwitz dans le but de retrouver les restes d’une synagogue. Malgré un thème très proche, les choix cinématographiques de Yahaly Gat sont à l’opposé d’Archeologia et propres à la grande majorité des films documentaires sur le sujet. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 88.175.6.155 - 13/06/2012 21h01. © IRICE répétition de l’histoire ? Ou alors pour nous suggérer qu’elles ont aussi servi de socle éthique à certains prisonniers du camp, ce qui a permis de sauver quelques vies, sans empêcher pourtant l’extermination massive ? Il est inutile de privilégier un sens unique à cette référence car l’éventail d’interprétations reste volontairement ouvert et participe de la force du film. Archeologia exige de nous un effort pour saisir les divers liens possibles qui surgissent entre les plans, et ce travail d’interprétation est constamment délégué au spectateur. L’effort est salutaire. Plutôt que de prétendre nous transmettre une mémoire univoque des camps, Brzozowski souligne que le sens ne peut surgir que dans une quête exigeante, consciente des lacunes inhérentes à la connaissance du passé, et capable d’opérer des distinctions complexes sans se laisser submerger par le premier flot d’émotions qui surgit. Une exigence que les archéologues du film incarnent sans avoir à l’expliquer. 46 Ania SZCZEPANSKA Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 88.175.6.155 - 13/06/2012 21h01. © IRICE La force du film de Brzozowski est de saisir ce moment fragile où l’objet n’est plus compris dans sa fonction utilitaire et où il n’est pas encore ressaisi comme trace. En attendant d’être pris en charge dans une logique d’exposition, l’objet exhumé n’a donc pas signification. Or, ce moment de suspension permet justement d’ouvrir une réflexion essentielle sur la manière de donner sens à ces traces. Archeologia nous oblige à poser des questions difficiles : à quoi servent ces 80 000 chaussures, ces 3 800 valises, ou ces 40 kg de lunettes que l’on cherche tant à conserver ? Comment les inscrire dans une narration qui permettra une meilleure lisibilité du site d’Auschwitz ? Voir ces traces suffit-il pour comprendre ? Comme le souligne avec inquiétude Piotr Cywinski, les visites à Auschwitz n’empêchent pas les grands silences des sociétés humaines et « cette comparaison des silences » est effrayante. Mais n’est-ce pas trop demander à un musée que de lui assigner la mission de former en quelques heures l’éthique de ses visiteurs ? En s’interrogeant sur les buts de l’histoire, Marc Bloch suggérait que pour agir raisonnablement, il fallait commencer par comprendre25. Même si cela ne suffit pas, nous n’avons pas le choix, il faut bien commencer par là. La question a été posée par Robert Frank dans la synthèse de cette journée d’étude. Je reprends ici une expression utilisée par Piotr Cywinski dans un contexte un peu différent. Il expliquait que les élèves se rendaient sur le site d’Auschwitz pour « agrandir leur conscience de la réalité ». 25« Pour agir raisonnablement, ne faut-il pas d’abord comprendre? » Marc Bloch, Apologie pour l’histoire…, op.cit., p. XII. 23 24 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 88.175.6.155 - 13/06/2012 21h01. © IRICE affects, car peut-on comprendre Auschwitz sans émotion ?23 La réponse n’est pas simple, mais je serais tentée de croire que les affects suscités par la mélodie de violon qui accompagne souvent les images des camps ne sont pas les mêmes que ceux vers lesquels nous mène Archeologia. Il y aurait d’un côté des émotions qui submergent et nous rendent passifs, de l’autre celles qui « agrandissent notre conscience de la réalité »24. La quête du savoir n’est d’ailleurs pas dépourvue d’émotions, même si l’historien est souvent trop pudique pour l’avouer. En filmant, mais surtout en nous forçant à interpréter les gestes des archéologues, Brzozowski nous rappelle que pour construire une mémoire d’Auschwitz il faut ouvrir la voie à « une grande revanche de l’intelligence sur le donné », ce qui n’exclut ni les affects ni la rigueur scientifique.