ARCHEOLOGIA D'ANDRZEJ BRZOZOWSKI
Ania Szczepanska
IRICE | Les cahiers Irice
2011/1 - n°7
pages 35 à 46
ISSN 1967-2713
Article disponible en ligne à l'adresse:
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Szczepanska Ania, « Archeologia d'Andrzej Brzozowski »,
Les cahiers Irice, 2011/1 n°7, p. 35-46.
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Archeologia d’Andrzej Brzozowski
Ania SZCZEPANSKA
« The artistic and scientific worldmaking
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Archeologia est à première vue un film d’objets, des objets exhumés,
nommés, classés et exposés aux yeux du spectateur par le biais d’une
caméra. Par ce geste, les objets retrouvés quittent leur usage premier (le
rouge à lèvres déterré n’embellira plus aucune lèvre) pour devenir des
traces. Le court-métrage de quinze minutes d’Andrzej Brzozowski,
tourné en 1967 sur le site d’Auschwitz II Birkenau, offre un poignant
prélude cinématographique à cette journée d’étude consacrée au futur du
musée d’Auschwitz. En organisant, puis filmant des fouilles
archéologiques à proximité du Krematorium III, le cinéaste polonais fait
en effet résonner des questions essentielles qui seront soulevées tout au
long de notre réflexion collective : quelles fonctions devrait-on attribuer
aux traces matérielles laissées par les victimes du nazisme dans la
construction d’une mémoire du camp d’Auschwitz ? Ces objets retrouvés
dans différentes strates du sol parlent-ils d’eux-mêmes ou doit-on les
accompagner d’un discours pour leur donner du sens ? Dans ce second
cas, faut-il recourir aux mots des témoins ou à ceux des historiens, ou
aux deux, mais alors comment articuler ces deux paroles ? Tels qu’ils
sont mis en scène dans le film, les objets et les mots (même s’ils ne sont
qu’écrits et jamais prononcés) véhiculent des affects. Que faire de cette
émotion qui surgit ? Doit-on l’inscrire dans le projet éducatif visé par le
musée d’Auschwitz ?
Nous ne chercherons pas dans ce court-métrage des réponses
définitives à toutes ces questions ; ce serait beaucoup demander à un
1
Basile Doganis, « Collection as Worldmaking », Intermedia, n° 2 : Collection, IMT
(Intermédiathèque)-The University Museum-the University of Tokyo (UMUT). Voir
aussi dans le même catalogue l’article de Kei Osawa, « The collection and the
Infinite ».
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always begins with collections »1
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Ania SZCZEPANSKA
cinéaste que de lui faire résoudre tous les débats des historiens. En
revanche, en déployant la manière dont Brzozowski filme le travail des
archéologues, il est possible d’entrevoir dans cette rencontre singulière
entre les outils du cinéma et ceux de l’histoire deux horizons de
réflexion, à la fois sur les usages possibles des traces retrouvées et
exposées au musée d’Auschwitz, et sur l’acte même de vouloir filmer un
site de mémoire devenu lieu de mémoire2.
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Le générique de fin d’Archeologia explicite les conditions de tournage
du film. Les fouilles archéologiques menées sur le site d’Auschwitz II
Birkenau ont été organisées par le cinéaste Andrzej Brzozowski qui a fait
appel à des scientifiques polonais de l’Institut d’histoire de la culture
matérielle3. Pourquoi un cinéaste choisit-il d’entreprendre ce type de
recherches ? Le point de départ de Brzozowski fut la lecture de l’ouvrage
Cherchez dans les cendres, anthologie de lettres trouvées sur le terrain du
camp d’Auschwitz et publiées en 1965 par une maison d’édition de
Lodz4. Persuadé que d’autres objets restaient encore à déterrer, il a
cherché à articuler son projet cinématographique avec celui des
archéologues. Contrairement à son film précédent, Près de la voie ferrée
(Przy torze kolejowym, 1963)5, consacré également au sort des Juifs
2
3
4
5
Cette réflexion a été largement nourrie par la synthèse très stimulante formulée par
Robert Frank à la fin de cette journée d’étude, mais également par les questions
soulevées par Piotr Cywinski, Annette Wieviorka ainsi que Sophie Wahnich. Leurs
interventions, mais surtout les échanges qui ont suivi, ont enrichi ma lecture de ce
film et je les en remercie.
Instytut historii kultury materialnej. L’Institut d’histoire de la culturelle matérielle a
été fondé en 1953 dans le but de mener des études sur les conditions de vie et le
niveau matériel de populations anciennes, principalement dans le domaine de
l’agriculture, de l’élevage, de l’industrie et de l’artisanat. Il est devenu en 1992
l’Institut d’archéologie et d’ethnologie [Instytut archeologii i etnologii PAN]. Voir :
www.iaepan.edu.pl
Liber Brener, Adam Wein, Janusz Gumkowski, Adam Rutkowski (dir.), Szukajcie
w popiołach : papiery znalezione w Oświęcimiu, Lodz, Wydawnictwo Łódzkie, 1965.
Przy torze kolejowym (1963) est une adaptation d’une nouvelle de Zofia Nałkowska
issue du recueil Les médaillons publié en 1946. Ce film met en scène une femme juive
qui a réussi à s’échapper du wagon qui la menait à Auschwitz. Blessée et incapable de
marcher, elle se retrouve immobilisée sur la voie de chemin de fer, à quelques
centaines de mètres de l’entrée du camp. Les habitants du village situé à proximité de
la voie ne savent comment se comporter et ne veulent pas risquer leur vie en aidant
une Juive. L’un d’eux finit par lui proposer une cigarette avant de l’abattre. Ce
premier film de Brzozowski, interdit en 1963, n’a pu être diffusé publiquement qu’en
1991 au festival des courts-métrages de Cracovie. Voir Tadeusz Lubelski, Historia kina
polskiego, Twórcy, filmy i konteksty, Katowice, Videograf II, 2008, p. 252.
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Cherchez dans les cendres
Archeologia d’Andrzej Brzozowski
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Remarquons au passage que la production d’Archeologia a été prise en
charge par le Studio des films éducatifs de Lodz6, l’un des deux grands
studios polonais de production des films documentaires de l’époque. On
pourrait penser que ce choix inscrit d’emblée le film dans une démarche
à la fois scientifique et pédagogique, étant donnée la vocation première
de sa structure de production, or ce n’est pas tout à fait le cas. Il ne faut
en effet pas oublier que le Studio des films éducatifs de Lodz a produit
une grande variété de films documentaires qui étaient loin de
correspondre toujours aux codes narratifs et esthétiques de films
éducatifs7. Si Brzozowski produit son film dans ce cadre de production,
c’est sans doute aussi parce qu’il entrevoit la possibilité de donner à son
projet une portée plus large que celle d’un film éducatif. Néanmoins, en
étudiant les choix cinématographiques du cinéaste et leurs effets, il ne
faudra pas oublier que cette visée pédagogique a nourri le projet dès le
lancement de la production.
La discrétion d’un protocole scientifique
Archeologia se présente comme un compte rendu très fidèle des
méthodes de travail de l’archéologie moderne, tels qu’Alain Schnapp les
définit en 1974 dans Faire de l’histoire8:
« L’archéologie moderne tend à se débarrasser des habitudes de la
collection, de la quête hasardeuse d’objets isolés au profit de recherches
organisées. (...) La fouille stratigraphique tend à la reconstitution aussi
fidèle que possible des accidents qui ont affecté les différents niveaux
d’occupation du “sol” : abandons, destructions, remplois etc. Autrement
dit il s’agit non pas d’isoler des collections d’objets, mais, bien au
contraire, d’étudier les relations entretenues par les objets. »
6
7
8
Wytwórnia filmów oświatowych. Créé en 1945, le Studio des films éducatifs était
chargé de produire des films éducatifs dans des domaines divers, principalement les
sciences dures, dans le but de vulgariser le savoir scientifique auprès du grand public.
Le studio existe encore aujourd’hui. Voir : www.wfo.com.pl
La production de films documentaires d’auteur très novateurs, comme ceux de
Wojciech Wiśniewski dans les années 1970, confirme cette grande liberté créative
soutenue par le Studio des films éducatifs de Lodz.
Alain Schnapp, « L’archéologie », dans Jacques Le Goff et Pierre Nora (dir.), Faire de
l’histoire, Nouvelles approches, Paris, Gallimard, coll. « NRF », 1974.
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pendant la Seconde Guerre mondiale, Brzozowski a cette fois-ci
abandonné la fiction pour rendre compte du travail des chercheurs sur le
site d’Auschwitz II Birkenau et des résultats de ces fouilles archéologiques.
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Ania SZCZEPANSKA
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Photogramme n° 1, Prospection au sol
(1’09-1’17)
Photogramme n° 2, Découpage du terrain
en 4 zones (2’35-2’42)
Photogramme n° 3, Parcelle de terrain B
(4’41-4’46)
Photogramme n° 4, Coupe stratigraphique
(8’05-8’07)
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Le travail de l’archéologue se fonde ainsi sur la fouille stratigraphique
censée permettre une meilleure compréhension des objets retrouvés
grâce à une mise en perspective de leurs liens réciproques. C’est
également à partir de cette méthode-là que Brzozowski choisit de
structurer son film, reprenant étape par étape la démarche des
archéologues. Cet emprunt méthodologique, mis en exergue par le titre
Archeologia, constitue le fil narratif du film qui se déroule selon un
protocole scientifique propre à toute fouille archéologique.
Le cinéaste filme ainsi la prospection du sol destinée à repérer des
indices pour choisir la parcelle de terrain la plus favorable. Dans un
second temps, il donne à voir les outils destinés au carroyage qui
permettront le découpage du site en zones carrées qui seront
soigneusement identifiées par des lettres. Tels des titres de chapitres, les
quatre lettres A, B, C, D réapparaissent tout au long du film signalant le
processus progressif d’exploration du sol. Enfin, l’ensemble des objets
trouvés sont identifiés et catalogués dans un journal de bord dont les
feuillets seront présentés en gros plan à l’image.
Archeologia d’Andrzej Brzozowski
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Photogramme n°5, La Passagère
(Pasażerka, Andrzej Munk et Witold
Lesiewicz, 1963), 6’43
Photogramme n°6, La Passagère, 25’54
En comparant les deux films, on se dit que les objets déterrés dans
Archeologia sont en quelque sorte les débris dont le Reich n’a pas voulu.
Ou alors, autre possibilité, ces objets auraient échappé aux mailles
pourtant infaillibles d’une gestion rigoureuse, en tombant d’une poche
ou en étant jetés sur le sol. Un patrimoine spolié et exploité dans un cas,
9
Mort dans un accident de voiture Andrzej Munk n’a pu terminer son film. Witold
Leszczynski en a repris le montage pour aboutir à la version que nous connaissons
aujourd’hui. Sur La Passagère d’Andrzej Munk, voir entre autres « Andrzej Munk »,
Études cinématographiques, Michel Estève (dir.), Paris, Minard, 1965 et Luc Moulet,
« Andrzej Munk », Les Cahiers du cinéma, n° 163, février 1965.
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Face à ce protocole rigoureux, on pourrait penser qu’Archeologia
amène le spectateur à se défaire de toute émotion vis-à-vis de ce qui lui
est donné à voir. Comme si l’appareillage scientifique pouvait nous
préserver des affects suscités par les objets déterrés et par l’histoire
qu’évoque chacune de ces traces. Cette mise à distance, le cinéaste
Andrzej Munk avait déjà tenté de lui donner forme dans son film
inachevé La Passagère en 19639. À travers le personnage de Lisa, une SS
chargée de trier les objets des détenus arrivés au camp d’Auschwitz, il
voulait comprendre les camps en explorant les ressorts d’une « mentalité
de fonctionnaire ». Munk lui aussi pointait sa caméra sur des objets,
rassemblés cette fois-ci en masse et triés pour être réemployés. La voix
narrative de Lisa incarnait les mécanismes de cette économie
particulière : « En fait, je ne m’occupais pas des détenus mais de leurs
affaires. Tout appartenait au Reich et moi je devais veiller à ce que rien
ne s’égare. »
40
Ania SZCZEPANSKA
dans l’autre, des restes d’une vie antérieure tombés et ensevelis par la
terre.
Si je convoque ici La Passagère, ce n’est pas seulement pour le parallèle
pictural et le prolongement narratif que représente Archeologia. Les liens
que tissent les images de ces deux films m’ont amenée à découvrir que
Brzozowski avait été l’assistant sur le tournage de La Passagère. Or, la
manière dont il décrit les choix de mise en scène de Munk convient
étrangement à sa propre démarche :
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Comme le commente à juste titre Piotr Cywinski, la distinction est
dangereuse, car la mentalité d’un fonctionnaire fut justement aussi celle
d’un assassin. Cette interrogation sur la place à donner aux bourreaux
dans la construction d’une histoire des camps a largement été débattue11.
Mais dans les années 1960, nous n’en sommes pas là, l’enjeu est différent.
Pour Munk et Brzozowski, distinguer l’assassin du fonctionnaire est
encore nécessaire pour comprendre la possibilité et le fonctionnement
d’un système de mise à mort.
L’usage d’outils scientifiques prolonge le questionnement amorcé
dans La Passagère. En comparant les démarches de Resnais et de Munk,
Luc Moullet écrit : « La discrétion de Resnais était une discrétion que l’on
remarque. Ici, [chez Munk] la discrétion reste discrète. De la chambre à
gaz nous ne voyons que le tour, tout comme les Allemands »12. Dans
Archeologia, Brzozowski ajoute un degré de plus à cet art de la discrétion
en nous montrant a posteriori l’acte d’exhumation des débris dont on ne
sait vraiment que faire, à part les ordonner et les classer au rang de traces
muettes.
10
11
12
Andrzej Brzozowki à propos d’Andrzej Munk. Propos extrait de Jacek Fuksiewicz,
Andrzej Munk, Varsovie, Wydawnictwa artystyczne i filmowe, 1964. J’utilise ici ma
propre traduction. Un extrait des propos de Brzozowski a été traduit et publié dans le
numéro 163 des Cahiers du cinéma en février 1965.
Voir entre autres Raul Hilberg, La destruction des Juifs d’Europe, Paris, Gallimard, 2006,
éd. définitive, complétée et mise à jour [1re éd. : 1991].
Luc Moullet, « Andrzej Munk », Les Cahiers du cinéma, n° 165, février 1963, p. 51.
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« Il veut montrer le camp différemment (...). Si on montre des coups, des
tortures, c’est seulement en arrière-plan, avec des images floues,
dépourvues de cri. Plutôt que la pression physique, montrer la pression
morale plus cruelle encore, le fait de tuer l’être humain de l’intérieur. Pas
de cadavres entassés mais les objets laissés par les gens, les tapis persans
volés aux Juifs belges, à côté d’une montagne de chaussures. La mentalité
d’un fonctionnaire plutôt que celle d’un assassin »10.
Archeologia d’Andrzej Brzozowski
41
Quels « vestiges » pour quelle mémoire ?
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Le montage de Brzozowski souligne avant tout l’universalité du sort
des détenus du camp d’Auschwitz II. Les objets montrés sont
principalement ceux de la vie quotidienne (peigne, pièce de monnaie,
ciseaux, rouge à lèvres...), ils évoquent un monde mixte,
intergénérationnel, où civils et militaires sont voués à la même fin. Or
cette égalité des nationalités et des religions devant la mort pose
problème. Comme l’a rappelé Annette Wieviorka, si le camp
d’Auschwitz II Birkenau était à l’origine destiné aux soldats soviétiques
et prévu pour deux cent mille prisonniers, il est devenu le 8 octobre 1941,
un centre de mise à mort destiné principalement aux Juifs d’Europe. Or à
aucun moment, cette spécificité n’est indiquée ni même suggérée dans le
film. Comment comprendre que cette vérité soit complètement absente
du film ?
Plutôt que d’y voir une prise de position du cinéaste vis-à-vis de
l’histoire du camp de Birkenau, il me semble que Brzozowski ne fait
qu’attester de l’état de l’historiographie polonaise au moment du
tournage d’Archeologia. Malgré lui, ce film nous fait prendre conscience,
s’il en était encore besoin, du cheminement de la mémoire des camps
entre les années 1960 et aujourd’hui. Il faut en effet garder à l’esprit que
la vision égalitaire des nations européennes victimes du nazisme restait
encore très prégnante dans les années 1960. Dix ans auparavant, le film
Nuit et brouillard (1955) d’Alain Resnais était lui aussi un film marqué par
cette mémoire-là15. Alors peut-on reprocher à Brzozowski d’être un
13
14
15
Piotr Cywinski a souligné les nombreuses difficultés pour nommer les objets qui sont
exposés au musée d’Auschwitz. Il est impropre de parler de « collection » mais
aucune autre terminologie ne vient remplacer ce lexique lacunaire.
Il faudrait étudier ce point plus en détail et voir si le musée d’Auschwitz a gardé
l’intégralité des objets trouvés lors de ces fouilles. J’ai posé la question aux archivistes
du musée et des recherches sont en cours.
Pour une analyse plus complète du film d’Alain Resnais et notamment des enjeux du
commentaire de Jean Cayrol, voir Sylvie Lindeperg, Nuit et brouillard, un film dans
l’histoire, Paris, Odile Jacob, 2007.
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S’il ne commente ni n’explicite la « collection »13 qui prend forme à
l’écran, Brzozowski opère un choix. Il est certain que le cinéaste n’a pas
donné à voir la totalité des objets exhumés ce jour là14, et c’est dans la
sélection qu’il a opérée qu’il faut chercher la mémoire du camp portée
par le film. Essayons au moins de clarifier ce que nous disent les traces
qui sont filmées. Quelle histoire nous suggèrent-elles ?
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Ania SZCZEPANSKA
homme de son temps et de ne pas avoir su dépasser l’historiographie de
son pays et de son époque ? Dans un certain sens oui, si l’on pense que le
procès Eichmann a eu lieu six ans auparavant, en 1961, marquant une
véritable rupture dans la mémoire des camps construite dans les années
1950. Pour autant, il serait anachronique de penser que les conséquences
de ce procès traversèrent aussi rapidement les frontières du rideau de fer.
Dans la Pologne de 1967 (et ce sera le cas jusque dans les années 199016),
cette mémoire n’est assurément pas encore celle des témoins de la Shoah
et la spécificité du sort des Juifs dans les camps n’a pas été publiquement
formulée. C’est pourquoi cette critique vis-à-vis du film de Brzozowski,
si elle est formulée, doit prendre en compte ce contexte. Par ailleurs, au
regard de la rareté des films de cette époque sur les camps, Archeologia
mérite, par son existence même, malgré l’historiographie inactuelle et
inexacte à laquelle le film se réfère, d’être vu et étudié, comme le prouve
d’ailleurs le choix de le projeter en prologue à cette journée d’étude.
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Si l’intérêt de ce film aujourd’hui ne repose pas sur le savoir qu’il nous
donne du passé de Birkenau, quel est-il ? Pourquoi Archeologia nous
laisse une impression si forte, très différente de la plupart des films
documentaires actuels filmés sur le site d’Auschwitz ?
Une première réponse est peut-être à chercher dans sa construction,
dans cette manière de dévoiler progressivement le cadre général et
l’enjeu du film. Lech Pijanowski commente ce processus dans un article
de l’époque :
« Le métier d’archéologue est associé au calme du millénaire, au silence
des siècles enfermés dans les restes de civilisations oubliées. [...] Le choc
intervient au moment où les premiers objets sont extraits de la terre. [...]
Ce ne sont pas des vases antiques, ni des poignets de bronze – c’est
quelque chose de beaucoup plus proche de nous que les habituels fruits
du labeur des archéologues. Leurs découvertes sont choquantes car elles
rappellent à première vue une banale décharge »17.
Brzozowski utilise l’image que l’on peut avoir du travail des
archéologues pour la déplacer dans une temporalité « beaucoup plus
16
17
Voir Jean-Charles Szurek et Annette Wieviorka (dir.), Juifs et Polonais 1938-2008, Paris,
Albin Michel, 2009.
Lech Pijanowski, « Garść polskiej ziemi », Kino, n° 6, 1968, p. 22-24.
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Une archéologie du temps présent
Archeologia d’Andrzej Brzozowski
43
proche de nous », et complètement inattendue. L’effet est d’autant plus
frappant que l’origine des objets n’est dévoilée que partiellement, indice
après indice, comme si notre connaissance suivait de façon accélérée le
cheminement des archéologues. De même que « le vestige archéologique
est par nature résiduel et lacunaire »18, nous entrevoyons la possibilité
d’un savoir à venir, mais un savoir qui lui aussi sera voué à être
fragmentaire.
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C’est uniquement à partir du premier plan des barbelés à la 10e
minute du film que l’origine des objets est clairement formulée, conférant
à ces débris le statut de traces laissées par des victimes du système
concentrationnaire et de la Solution finale. Le lien est clair et pourtant il
ne sera jamais explicité. À quel convoi de prisonniers appartenaient ces
objets ? Comment se sont-ils retrouvés à cet endroit précis ? Ces
questions ne seront pas élucidées19.
Photogramme n°7, 1er plan qui situe les fouilles
archéologiques dans le camp d’Auschwitz IIBirkenau (10’32-10’35)
18
19
Alain Schnapp, « L’archéologie »…, op. cit., p. 8.
Piotr Cywinski suggère que ce sont des objets tombés des poches des prisonniers,
mais il faudrait mener une recherche plus précise pour déterminer avec certitude leur
provenance.
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À cette progression narrative s’ajoute un second geste radical, celui de
ne situer que tardivement les fouilles à proximité du site de Birkenau. Le
premier plan des fils barbelés du camp n’apparaît que très tard, aux deux
tiers du film et ce n’est qu’au générique de fin que l’on apprendra
l’emplacement approximatif de ces recherches, près du Krematorium III.
44
Ania SZCZEPANSKA
« Une grande revanche de l’intelligence sur le donné »20
Mais le film de Brzozowski ne s’arrête pas à ce catalogue d’objets. Il
anticipe l’étape suivante du travail des archéologues en amorçant « le
passage de la description à l’interprétation »21. Progressivement, il
convoque des références extérieures à la scène qu’il est en train de filmer.
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Photogramme n°8, « Liberté-Egalité-Fraternité »,
dont la traduction n’est que partielle, Braterstwo
signifie en polonais « fraternité » et Svoboda en
russe « liberté ». 12’10-12’12.
Les panneaux servant auparavant à désigner les objets trouvés
(comme celui de « dent », qui apparaît traduit en cinq langues)
convoquent désormais des valeurs. Le slogan de la Révolution française,
traduit partiellement en polonais et en russe, surgit dans une apparition
de deux secondes presque inconsciente, marquant notre perception sans
que nous ayons réellement le temps de le comprendre. Ce plan est
troublant. Est-il là pour nous signaler que ces valeurs ont manqué ?
Qu’elles doivent être à nouveau réanimées pour éviter la fameuse
20
21
Marc Bloch, Apologie pour l’histoire ou métier d’historien, Paris, Armand Colin,
coll. « Cahier des Annales », 3, 1949, p. 25 : « Dans notre inévitable subordination
envers le passé nous nous sommes affranchis du moins en ceci que, condamnés
toujours à le connaître exclusivement par ses traces, nous parvenons toutefois à en
savoir sur lui beaucoup plus long qu’il n’avait lui-même cru bon de nous en faire
connaître. C’est, à bien le prendre, une grand revanche de l’intelligence sur le
donné ».
Alain Schnapp, « L’archéologie », op. cit., p. 5.
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Il le fait d’ailleurs de manière tellement brève et incisive que son plan d’à
peine deux secondes pourrait passer inaperçu :
Archeologia d’Andrzej Brzozowski
45
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Et pourtant, malgré le protocole scientifique, la prétendue mise à
distance n’agit pas. Une paire de ciseaux rouillé, une dent, un médaillon
ou un résidu de rouge à lèvres, tous ces objets ont beau s’inscrire dans le
travail archéologique, ils ont beau être nommés, classés et accompagnés
d’indications sur les conditions de leur découverte (tels que leurs
dimensions ou la profondeur du sol à laquelle ils ont été trouvés), tout
cela ne neutralise pas l’émotion progressive que transmet le film.
Archeologia n’est donc pas uniquement un compte rendu de fouilles
archéologiques. Tous les éléments cinématographiques participent à la
charge émotionnelle du film : les visages sombres des chercheurs filmés
en gros plan et éclairés par une lumière artificielle excessive, une bande
sonore rythmée uniquement par le bruit des pelles qui creusent et ne
cessent de creuser. Non seulement la sobriété n’entrave pas la puissance
des images mais elle y contribue.
En écrivant ces mots, je ne peux m’empêcher de penser à des films
documentaires récents et moins récents qui abordent la mémoire des
camps en cherchant à susciter à tout prix l’émotion du spectateur au
moyen d’un violon larmoyant ou par un flot de paroles de victimes
entrecoupées de larmes22. Il ne s’agit en aucun cas de condamner les
22
Pour n’en citer qu’un, A treasure in Auschwitz (2005) de Yahaly Gat est de ceux-là, et je
remercie Ophir Levy de me l’avoir fait découvrir. L’opposition entre les deux films est
d’autant plus flagrante que A treasure in Auschwitz retrace lui aussi des fouilles
archéologiques, menées dans la ville d’Auschwitz dans le but de retrouver les restes
d’une synagogue. Malgré un thème très proche, les choix cinématographiques de
Yahaly Gat sont à l’opposé d’Archeologia et propres à la grande majorité des films
documentaires sur le sujet.
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répétition de l’histoire ? Ou alors pour nous suggérer qu’elles ont aussi
servi de socle éthique à certains prisonniers du camp, ce qui a permis de
sauver quelques vies, sans empêcher pourtant l’extermination massive ?
Il est inutile de privilégier un sens unique à cette référence car l’éventail
d’interprétations reste volontairement ouvert et participe de la force du
film. Archeologia exige de nous un effort pour saisir les divers liens
possibles qui surgissent entre les plans, et ce travail d’interprétation est
constamment délégué au spectateur. L’effort est salutaire. Plutôt que de
prétendre nous transmettre une mémoire univoque des camps,
Brzozowski souligne que le sens ne peut surgir que dans une quête
exigeante, consciente des lacunes inhérentes à la connaissance du passé,
et capable d’opérer des distinctions complexes sans se laisser submerger
par le premier flot d’émotions qui surgit. Une exigence que les
archéologues du film incarnent sans avoir à l’expliquer.
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Ania SZCZEPANSKA
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La force du film de Brzozowski est de saisir ce moment fragile où
l’objet n’est plus compris dans sa fonction utilitaire et où il n’est pas
encore ressaisi comme trace. En attendant d’être pris en charge dans une
logique d’exposition, l’objet exhumé n’a donc pas signification. Or, ce
moment de suspension permet justement d’ouvrir une réflexion
essentielle sur la manière de donner sens à ces traces. Archeologia nous
oblige à poser des questions difficiles : à quoi servent ces 80 000
chaussures, ces 3 800 valises, ou ces 40 kg de lunettes que l’on cherche
tant à conserver ? Comment les inscrire dans une narration qui permettra
une meilleure lisibilité du site d’Auschwitz ? Voir ces traces suffit-il pour
comprendre ?
Comme le souligne avec inquiétude Piotr Cywinski, les visites à
Auschwitz n’empêchent pas les grands silences des sociétés humaines et
« cette comparaison des silences » est effrayante. Mais n’est-ce pas trop
demander à un musée que de lui assigner la mission de former en
quelques heures l’éthique de ses visiteurs ? En s’interrogeant sur les buts
de l’histoire, Marc Bloch suggérait que pour agir raisonnablement, il
fallait commencer par comprendre25. Même si cela ne suffit pas, nous
n’avons pas le choix, il faut bien commencer par là.
La question a été posée par Robert Frank dans la synthèse de cette journée d’étude.
Je reprends ici une expression utilisée par Piotr Cywinski dans un contexte un peu
différent. Il expliquait que les élèves se rendaient sur le site d’Auschwitz pour
« agrandir leur conscience de la réalité ».
25« Pour agir raisonnablement, ne faut-il pas d’abord comprendre? » Marc Bloch, Apologie
pour l’histoire…, op.cit., p. XII.
23
24
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affects, car peut-on comprendre Auschwitz sans émotion ?23 La réponse
n’est pas simple, mais je serais tentée de croire que les affects suscités par
la mélodie de violon qui accompagne souvent les images des camps ne
sont pas les mêmes que ceux vers lesquels nous mène Archeologia. Il y
aurait d’un côté des émotions qui submergent et nous rendent passifs, de
l’autre celles qui « agrandissent notre conscience de la réalité »24. La
quête du savoir n’est d’ailleurs pas dépourvue d’émotions, même si
l’historien est souvent trop pudique pour l’avouer. En filmant, mais
surtout en nous forçant à interpréter les gestes des archéologues,
Brzozowski nous rappelle que pour construire une mémoire
d’Auschwitz il faut ouvrir la voie à « une grande revanche de
l’intelligence sur le donné », ce qui n’exclut ni les affects ni la rigueur
scientifique.