Communication et organisation
46 | 2014
Design & projet
Design & Projet en architecture : dialectique sur
l’esquisse
Pascale Minier et Valérie Billaudeau
Édition électronique
URL : http://journals.openedition.org/communicationorganisation/4729
DOI : 10.4000/communicationorganisation.4729
ISBN : 979-10-300-0155-6
ISSN : 1775-3546
Éditeur
Presses universitaires de Bordeaux
Édition imprimée
Date de publication : 1 décembre 2014
Pagination : 57-70
ISBN : 978-2-86781-905-6
ISSN : 1168-5549
Référence électronique
Pascale Minier et Valérie Billaudeau, « Design & Projet en architecture : dialectique sur l’esquisse »,
Communication et organisation [En ligne], 46 | 2014, mis en ligne le 01 décembre 2017, consulté le 26
avril 2019. URL : http://journals.openedition.org/communicationorganisation/4729 ; DOI : 10.4000/
communicationorganisation.4729
© Presses universitaires de Bordeaux
DOSSIER
Design & Projet en architecture :
dialectique sur l’esquisse
Pascale Minier1 et Valérie Billaudeau2
« Quand je dessine à main levée, j’emmène ma ligne en promenade »
Tim Ingold, Une brève histoire de lignes
Introduction
L’architecture contemporaine s’est éloignée un temps de cette ambition
architecturale qui consistait à ancrer, dans la matière, l’accomplissement d’un
sens, au fil du travail harmonique et symbolique. Bon nombre d’architectes
se laisse prendre par les impératifs de la « production » afin de répondre à des
exigences commerciales. Aussi, ils se confondent dans une imagerie destinée à
satisfaire une netteté d’exécution, une performance technique, la perfection et
le rendement de l’ensemble par nécessité communicationnelle. L’usage excessif
de l’informatique peut transformer l’architecture en valeur « image » plutôt
qu’en valeur « d’usage ». Cependant, l’utilisation des nouvelles technologies
peut être le prolongement du travail que déploie l’architecte lors de ses
esquisses. Son travail de conception, en amont et avant le recours éventuel
à l’informatique, fait valoir la valeur primordiale de son intentionnalité
qui traverse ensuite toutes les étapes du projet architectural aujourd’hui
très fragmenté dans son déroulement (Leclercq, 2007). La situation de
conception (Lebahar, 2007) fait appel à des dimensions cognitives complexes
du sujet concepteur ancrées dans l’évolution historique, sociale, temporelle et
technologique. Aujourd’hui, même si le tracé intuitif et synthétique comme
ébauche d’un projet réunit le double sens du dessin/dessein, il « subit la
pression des nouvelles technologies et d’agents économiques en quête de
productivité » (Lebahar, 2007). L’usage de l’outil informatique prend-il le
pas sur le dessin manuel lors de l’élaboration du projet d’architecture ? Il
nous semble que l’architecte, confronté dès l’origine du projet au problème
1 Pascale Minier est architecte d.p.l.g. Exerce l’architecture à titre libéral ;
[email protected]
2 Valérie Billaudeau est maître de Conférences en Information et Communication à l’Université d’Angers,
enseignante-chercheure à l’Université d’Angers, fait partie du laboratoire de recherche Espaces et Sociétés
ESO-UMR 6590 ;
[email protected]
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de la complexité, avec ses contraintes et ses indices sensibles, a trouvé, dans
l’esquisse, un outil ludique et souple, capable de dépasser la contradiction
sans la nier. Depuis quelques années, les architectes associent les outils
informatiques à leur réflexion pour élaborer des bâtiments à la fois complexes
et esthétiques. Leur travail est proche de l’artefact « produit de design
industriel » décrit par Lebahar. À ce titre, le musée Guggenheim de Bilbao
est un exemple qui associe design et projet et a nécessité une coordination
entre des compétences multiples et multi domaines. À travers le témoignage
de « starchitectes », une pratique libérale sur des projets majoritairement
privés et une approche communicationnelle, notre analyse se concentre sur
le travail de conception au travers des esquisses, comme processus capable
d’interroger le projet dans son adéquation entre parti architectural et sens dans
un environnement professionnel en mutation. Une première partie défend les
vertus du geste de l’architecte comme expression du discours intérieur et son
rapport au monde avant de préciser la façon dont l’ordinateur convoque le
réel. Une seconde partie illustre la valeur ajoutée du dialogue entre esquisses
manuelles et informatique dans un contexte où les outils tendent à prendre le
pas sur les concepts.
Les vertus du geste au service du projet
Étymologiquement, en 1529, project issu de pourget signifie « idée que l’on
met en avant » et « plan proposé pour réaliser cette idée » (Rey, 1992 : 1645).
Au XVe siècle, Esquiche (Rey, 1992 : 728) signifie, au plan étymologique,
« ébauche », « dessin provisoire », de l’italien schizzo et schizzare, « jaillir », « tâche
que fait un liquide qui gicle ». Cette image confère un caractère spontané et
dynamique, un acte à peine « maîtrisé ». Par extension, « esquisse » s’emploie
aujourd’hui au sens de « première forme d’un dessin » et « esquisser » au sens
de « fixer les grands traits d’une œuvre, d’un projet ». Dès lors qu’elle est
qualifiée « d’architecturale », l’esquisse est perçue comme un outil privilégié
pour construire un projet. Jean-Charles Lebahar met en relief son aspect
dynamique et signifiant : « le dessin d’architecte ne doit pas se contempler
comme un fossile de projet mais plutôt comme un regard, c’est-à-dire comme
l’expression visible d’une intelligence au moment où elle se confronte à des
problèmes » (Lebahar, 1983 : 6). Il présente cette capacité à « savoir-dessiner »
en écho au « savoir-concevoir ».
L’architecte-designer garant du sens ?
L’architecte passe par une première étape d’observation qui fonde tout
engagement dans un travail de conception. Il lui faut prendre connaissance
avec les interlocuteurs, les contraintes environnementales et réglementaires
du projet. L’architecte doit saisir ce qui est dit et déceler ce qui n’est pas
exprimé dans le cahier des charges. Pour certains, le travail ne peut s’amorcer
qu’après avoir réuni tous les éléments, notamment en projetant spatialement
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DOSSIER
par esquisse ce qui permet d’appréhender le problème posé dans sa globalité.
D’autres vont étudier tour à tour chacun des éléments, vérifier leur faisabilité,
la concordance des contraintes et progresser ainsi linéairement en s’inscrivant
dans la temporalité.
Dans tous les deux cas, l’architecte doit synthétiser deux types de contenus :
ceux inhérents au projet lui-même et ceux accumulés sans finalité immédiate
dans son métier et dans sa vie. Ces éléments relèvent du sens « implicite »
et de l’émergence de références personnelles. Avant de parvenir à exprimer
l’essence du projet, l’architecte élabore une somme d’hypothèses évaluées au
moyen d’organigrammes épurés et vifs. Mais chacun organise les étapes de
conception selon sa personnalité : Jacques Hondelatte fait partie de ceux qui
s’affranchissent d’un cadre enseigné jusque dans les années 1960-70 au profit
d’un travail qui joue sur la contradiction entre imaginaire et réalité tout au
long de la gestation du projet. Il ne trace pas d’esquisse car
pas question pour lui de dessiner avant d’avoir tout compris et tout résolu. Il n’a
jamais accepté que l’on conçoive un projet en imaginant de régler les détails par
la suite et de résoudre grâce à des astuces tout ce qui pourrait ne pas fonctionner.
Hondelatte a toujours imaginé ses projets globalement. Tous les détails y sont
importants, même ceux qui ne peuvent être dessinés, tels les bruits ou les courants
d’air. (Goulet, 2002 : 48).
D’autres architectes écartent toute approche discursive et s’orientent vers
l’évocation visuelle en assemblant des images à mesure que l’une d’entre elles
complète ou supplante l’autre. Tracer des lignes pour le plaisir, sans exiger
de tout geste des explications rationnelles. Il n’y a pas de censure en amont :
tout est susceptible de faire sens et de conduire à un parti architectural inédit.
À ce stade, la réalité spatiale s’efface devant les projections du « dessein »
répercutées sur le dessin futur (Boutinet, 1992). La principale difficulté
dans l’étape d’élaboration est de préserver l’idée maîtresse tout en respectant
les contraintes du programme. Certains, comme Christian Hauvette, vont
considérer ces dîtes contraintes de réalisation du projet comme autant de
stimuli à l’imagination et à la créativité de l’architecte.
C’est la fameuse problématique du sens, elle n’a pas besoin d’être invoquée en tant
que préalable au travail. J’éprouve, en projetant, une sorte d’ascèse à ne m’occuper
que de correction d’assemblages, de rigueur de construction, de mécanismes de
composition, laissant de côté les métaphores et les significations associées… bien
qu’à l’arrivée, seule cette question du sens m’intéresse. Le primat de l’intuition, la
prétention d’imagination sentent leurs «beaux-arts», ça me rappelle de mauvais
souvenirs. Mais pas plus je ne vois le projet comme une simple agrégation de
données du genre de celle qui sous-tend le travail des ingénieurs. C’est au contraire
un processus de « charge » fondé sur une incessante activité d’écriture, processus
qui serait bizarrement perturbé par des phénomènes réactifs genre court-circuit,
déflagration ou précipité chimique, pour faire image. (C. Hauvette, 2011).
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Ainsi produite l’image évoque le parti pris de l’architecte, délivre sa
potentialité et rassemble ses intentions en une entité porteuse de sens.
L’architecte réalise donc en permanence un contrôle de faisabilité qui est
intimement imbriqué à l’effort d’imagination mis en avant par Edgar
Morin qui situe l’homme dans cette « complémentarité conflictuelle entre
vérification et imagination » (Morin, 1987 : 96). Créer révèle la nécessité
de se représenter, de matérialiser et d’accepter la confrontation avec la
matière. L’architecte arbitre ses choix et incarne son discours intérieur dans
la production d’esquisses qui ne seront pas une fin en soi mais une succession
d’étapes. Il est probable que l’architecte investisse ce processus avec le désir
d’exprimer et la nécessité de communiquer sur un projet qui fait sens. Le geste
est, en effet, le prolongement de la main et en quelque sorte le témoignage de
la pensée et de ce qui anime l’architecte au moment de la conception. Peter
Zumthor lors de sa réflexion sur le projet des Thermes de Vals explique ce
tissage ténu entre l’idée et le geste qui s’incarne dans une image :
Ma façon d’inventer l’architecture commence toujours avec une image forte, pas
seulement une idée… L’idée est toujours accompagnée d’une image forte avec la
visualisation d’un évènement corporel ou physique. Ce n’est pas une idée abstraite.
Les premières images sont naïves dans le sens presque enfantin. Je les aime. Pendant
tout le processus de développement du bâtiment, je veille à ce que cette image
devienne architecture. […] Dans ce cas, la première idée était d’ouvrir la montagne
et de créer une carrière … L’architecture a un corps. Ce corps est physique. Il est là.
Ce qui m’intéresse, c’est l’architecture concrète. L’architecture virtuelle sur papier
ou sur un écran, ça ne m’intéresse pas. […] Je trouve incroyable d’avoir des espaces
qui ont une présence, une ambiance, qui sont entourés de matériaux particuliers.
(Artevidéo, 1995-2001).
Au-delà du sens que l’architecte a voulu exprimer, lorsqu’il communique
sur son projet, il sera interprété de manière singulière. Ainsi, le recours à
l’informatique offre à l’architecte un outil permettant la représentation du projet
entre professionnels et non-initiés. Ce vecteur produit des images séduisantes
qui nécessitent d’appréhender les nouveaux codes de représentation inhérents
à l’outil utilisé.
L’illusion des outils promoteurs du projet
Aujourd’hui, les outils informatiques sont incontournables et certains
cherchent à adapter leur performance en testant des modèles comme cette
interface-esquisse, développée par l’équipe du « Lab for User Cognition &
Innovative Design » qui accueille traces graphiques, hi-graphes et relations
explicites nourrissant le modèle sémantique jusqu’au product model. Selon
le chercheur belge « déplacée du papier vers un support virtuel, l’esquisse
peut conserver plus longtemps l’expression sémantique de son abstraction
symbolique et relationnelle et porter la réflexion à mieux construire et gérer
ses connaissances » (Leclercq, 1996). Pourtant, d’autres auteurs apportent
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DOSSIER
des nuances à l’utilisation systématique de l’informatique dans la pratique de
l’architecte. En effet, il faut compter sur
du temps, de l’expérience et la maturité pour en arriver à considérer la technologie
comme une discipline active au cœur des processus créatifs, et non pas uniquement
comme un outil de conception et de validation succédant aux phases de création. Ce
seuil franchi, la technologie, notamment par l’appropriation des matériaux récents et
par l’exploitation des nouveaux procédés de mise en forme, témoigne d’une capacité
à faire émerger de nouveaux codes visuels dans l’univers des produits. (Lebahar,
2008 : 175).
L’utilisation de l’informatique peut donc jouer un rôle majeur dès lors
qu’elle est maîtrisée et que les contraintes qu’elle impose (paramétrages, biais
du logiciel utilisé, temps de programmation, problème de bugs possibles,
lourdeur des fichiers, etc.) sont connues. Il y a une
dialectique entre la mesure et la précision du dessin informatique et l’imprécision des
brouillons de l’architecte (qui) révèle le rôle spécifique du dessin manuel. Réversible,
il est asservi aux raisonnements et aux recherches exploratoires. Lourd à modifier, le
dessin informatique et ses fonctionnalités (fiabilité de la communication, précision,
duplications rapides, changements d’échelle automatisés, images calculables, etc.)
sont asservis aux contraintes de nécessités par la conception d’un artefact complexe.
(Lebahar, 2008 : 188).
Malgré cette dialectique, les outils d’infographie se développent abondamment et apparaissent, paradoxalement, comme une solution de facilité.
Pourtant, dans ce contexte où la technique et les sciences dominent, certains
auteurs mettent en garde sur des schémas simplistes comme celui de l’informatique qui présuppose que l’architecte est un être sans subjectivité.
Or la question de la subjectivité semble centrale pour toute activité spéculative
(conception, création, analyse…). […] La dimension subjective de l’activité
spéculative de l’architecte ne trouve pas un lieu de réconciliation avec sa dimension
objective au sein des outils de figuration informatisée. Cet aspect est pourtant
fondamental. Pérez-Gomez […] écrit : il n’y a pas de logique signifiante (en
architecture) sans la reconnaissance du monde intersubjectif. (Estevez, 2001 : 165).
Aujourd’hui, l’architecte compose avec les différents outils de représentation
à sa disposition et les introduit, selon sa sensibilité, aux étapes qui lui paraissent
les plus pertinentes. Ainsi Hondelatte considère que
l’informatique est l’outil qui permet de traiter un maximum d’informations et passer,
en zoomant, du général aux détails sans aucun problème. Tout est au même niveau.
Il y a une concordance absolue entre cet outil et sa façon de faire un projet. […]
D’un côté, ce média, l’informatique, qui permet d’organiser avec une exactitude
extrême un maximum d’informations et, de l’autre, cet enchantement qui est bien
l’art d’emmêler les rêves et le réel. Enchantement et informatique ont tous deux
– cela tombe bien – un penchant certain pour les raccourcis. Les raccourcis ne
sont-ils pas aussi l’essence du montage et du zapping dont on sait qu’ils servent
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à accélérer le temps, multiplier les angles de vues et élargir le monde auquel nous
avons accès ? (Goulet, 2002 : 49).
Certains comme Hauvette trouvent l’équilibre :
J’aime travailler là où l’imagination s’éprouve en ressassant, sur une des tables de
l’agence, entre l’écran animé par mes collaborateurs (trices !) et le carnet griffonné
de mes stylos… formuler, esquisser à la main, valider sur l’ordinateur, soupeser,
réfléchir, puis crayonner à nouveau, évaluer, raconter… l’objectif de ce mastiquage
étant uniquement de favoriser les justes décisions, en évitant les fausses pistes.
J’aime cette symbiose, cet accord dans le travail de ces pensées plurielles jetées à
l’assaut de la forteresse invisible, ces longues avancées, ce ressac autour du juste
projet, et c’est bien un sport cérébral, un sport d’équipe. Je prétends avec eux faire
fonctionner cette école d’agilité d’esprit que Ponge a si bien illustrée : les choses sont
décrites matériellement, puis construites et disposées dans une sorte de hachurage
par plans décalés, et ça produit des déclinaisons d’évocations formelles, ça ne marche
pas en ligne droite mais par sauts de côté. Dans ce processus, l’intelligence de mes
collaborateurs est essentielle, voilà d’ailleurs pourquoi nous avons créé, il y a un an,
Hauvette et Associés ! (Hauvette, 2011).
Car il n’y a pas d’inadéquation entre les outils informatiques et l’architecture
mais une réalité indéniable : ceux-ci influencent les pratiques et les pratiques,
avec le temps, ont fait évoluer les outils afin qu’ils servent le projet.
Dialogue entre l’esquisse manuelle et l’informatique
Le travail numérique préserve des inconvénients d’une itération excessive
en convoquant tour à tour les éléments de la réalité et les contraintes en
cadrant l’imaginaire foisonnant.
Pour réduire les incertitudes
Très en amont des représentations numériques du site, sont produits par
une coopération d’acteurs (Lebahar, 2007), tous les éléments indispensables
à l’intégration du projet dans son environnement. De plus, règlementations
urbanistiques et techniques accroissent la complexité de conception des
bâtiments. Le prototypage précis de ces contraintes par des applications
informatiques permet d’en apprécier la faisabilité et de les intégrer dans
un temps optimisé. La modélisation concrétise le parti architectural par
l’évaluation des différentes cotations, la représentation des volumétries
projetées, l’estimation des surfaces dessinées, etc. Ainsi, le projet acquiert
une définition plus précise et révèle parfois les limites d’une idée. Gehry en
témoigne lors de son projet Vitra Design Museum en Allemagne (1989), l’un
des plus importants musées de design au monde3 :
Je me suis mis à jouer avec cet escalier en spirale. J’adorais la façon dont la courbe se
détachait sur l’ensemble rectiligne. J’ai essayé de le dessiner en géométrie descriptive
3 Voir une présentation du projet sur http://www.vitra.com/fr-fr/campus/vitra-design-museum. Consulté le
19/12/2014.
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Design & Projet en architecture : dialectique sur l’esquisse
DOSSIER
mais quand ils l’ont construit, il y avait un os : le dessin ne représentait pas la réalité.
C’était rageant. J’ai demandé aux types du bureau un meilleur moyen de décrire
ça. Parce que j’adorais jouer avec les courbes […]. C’est ça qui nous a amené à
l’ordinateur. (Pollack, 2007).
L’exemple du Guggenheim à Bilbao a prouvé que « l’utilisation d’un
programme informatique permet d’accélérer le processus de conception des
plans et que les formes sculpturales peuvent être calculées par ordinateur ; on
met au point une méthode de construction qui permet de réaliser des économies
de temps et d’argent et est applicable, par exemple, à la structuration d’une
charpente en acier ». (Van Bruggen et Gehry, 1997-98-99 : 136). Bien au-delà
de la contribution de l’outil informatique dans l’évaluation, la simulation, la
transcription d’éléments techniques, Gehry, en dépit de sa perplexité initiale
pour l’informatique, prend conscience de la capacité de l’ordinateur à produire
ses formes. Ce témoignage révèle que la notion de design est intrinsèque à
l’articulation d’une idée esquissée et de sa modélisation.
Dans une interview de 1995, les plus proches collaborateurs de Gehry,
Randy Jefferson et Jim Glymph, déclaraient :
Beaucoup de formes qu’il met au point en ce moment ne sont possibles que grâce à
l’ordinateur. Bilbao est un exemple parfait à cet égard. Avant, ces formes auraient
été considérées comme quelque chose à éviter. C’étaient de bonnes idées à l’état de
croquis mais elles étaient impossibles à construire. Bilbao aurait pu être dessiné avec
un crayon et une règle plate mais cela aurait pris plusieurs décennies. (Van Bruggen,
Gehry, 1997-98-99 : 138).
Jusqu’alors, l’outil relais pour permettre de se représenter l’espace en 3D
était la perspective ou le recours à la maquette mais le dessin manuel restait
le premier jet. L’artiste et historienne d’art, Coosje Van Bruggen, décrit le
fonctionnement de la main de Gehry comme « un prolongement instantané
du cerveau » (Van Bruggen, Gehry, 1997-98-99 : 31). Ce dernier, en regardant
un de ses dessins s’exclame :
Je pense de cette façon ! Je laisse glisser mon feutre. Je pense à ce que je suis en train
de faire, mais d’une certaine manière j’oublie mes mains […] Je deviens le voyeur de
mes propres pensées à mesure qu’elles prennent forme, je me promène parmi elles.
Quelquefois je me dis : Mon vieux, ça vient, ça vient ! Je commence à y voir clair. Je
m’excite et à partir de là je passe aux maquettes, elles mobilisent toute mon énergie
et exigent des précisions concernant l’échelle et les rapports entre les éléments que
vous ne pouvez concevoir en totalité lorsque vous dessinez. Les dessins sont fugitifs.
Les maquettes sont précises ; puis, au cours de la phase suivante, elles deviennent
comme des croquis. (Van Bruggen, Gehry, 1997-98-99 : 37).
Pendant tout le processus de conception, ce recours alternatif à l’informatique permet de mettre l’architecte à distance de ses intentions qui parfois
l’obsèdent, d’un « parti » trop prégnant. Il alterne entre projections sensibles
et contrôles techniques. Les représentations des contraintes projetées sur des
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C&O n°46
calques informatiques superposables révèlent les incohérences, préviennent
les risques d’erreurs et permettent d’adapter la proposition en réconciliant
des contraintes qui semblent incompatibles. Ainsi bien en amont, face
à l’épaisseur des règles en vigueur, cet outil permet de réduire les incertitudes, de modéliser avec une précision croissante, en préservant l’intention
première. Il ne possède cependant pas que des avantages : en effet, le fait de
travailler par couche d’informations graphiques en utilisant la méthode de
décomposition modulaire fractionne le dessin, segmente la saisie et répartit les
objets constituant le plan, en fonction de leur utilisation dans le processus de
production du projet. Ce long dispositif demande une mémoire de stockage
importante et impose une vision parcellaire réductrice en architecture qui
nous éloigne de l’axiome fondateur « gestaltiste » selon lequel le tout est
supérieur à la somme des parties » (Estevez, 2001 : 143).
Le dialogue entre esquisse manuelle et informatique ouvre parfois une
alternative et instaure une dynamique au sein de l’équipe de conception en
produisant un discours. Ces deux vecteurs de conception et de représentation
démultiplient les points de vue sur le projet et l’enrichissent.
Pour communiquer et convaincre
À l’issue de cette production, l’architecte présente des esquisses, non pas
celles qui ont été produites lors de la conception mais des esquisses destinées
à argumenter « organisant des signes reliés à leurs référents, autrement dit
des expressions reliées à leur contenu, et au sein duquel les contenus peuvent
relever autant de la sphère du monde concret (murs, matériaux, bâtiments…)
que celle du monde, notionnel ou conceptuel (schématisations, principes
de compositions…) ». (Estevez, 2001 : 122). Elles figurent la réflexion
qui a été menée au cours de l’élaboration du projet. Ainsi, les éléments
représentés sont choisis pour faire valoir le concept, pour rallier l’adhésion
des maîtres d’ouvrage4 et marquer les esprits. Les images produites ont pour
but d’expliquer le propos, d’affirmer un parti architectural fort qui séduise
l’interlocuteur. L’architecte construit donc un discours dans le but « d’une
rationalité communicationnelle » au sens d’Habermas (1992), c’est-à-dire,
qui recherche l’entente et l’assentiment entre les parties concernées en tant
qu’elles participent à une discussion pratique. Le recours à la parole permet à
l’architecture de passer d’un intérieur vers l’extérieur sans échapper au discours
doctrinal qui légitime et fonde le point de vue de l’architecte sur l’architecture.
Ainsi chaque architecte construit son propre langage dans une base lexicale
de concepts que F. L. Wright (1966) a relevés : nature, organique, poésie,
tradition, ornement, esprit, troisième dimension, espace… Le discours de
l’architecte légitime donc sa place en tant que professionnel mais lui sert aussi
à faire passer ses idées sur le projet. Par l’explication, la description, l’évocation,
4 Le maître d’ouvrage appelé également « maîtrise d’ouvrage » ou MOA, est une personne physique ou morale
pour laquelle un projet est mis en œuvre et réalisé.
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Design & Projet en architecture : dialectique sur l’esquisse
DOSSIER
il introduit une dimension narrative qui complète l’image produite avec
l’esquisse par des références culturelles, analogiques et symboliques. Il offre
donc des clés de compréhension complémentaires à l’image produite, une
argumentation autour du projet, décisive dans certains cas : pour Jean Nouvel,
par exemple, le discours permet de définir suffisamment le projet pour passer
directement à la phase d’exécution (Boudon, 1994 : 50). Certains architectes
excellent dans le récit et conçoivent leur projet comme une histoire à raconter,
qui se construit une fois le projet achevé :
Je suis moi-même un homme de récit, en même temps qu’un homme de décor :
c’est-à-dire que pour moi l’architecture n’est rien d’autre que l’organisation d’un
récit dont les éléments syntaxiques sont constitués par un décor qui le porte… Et
puis, j’ai construit des villes : et ces villes sont elles-mêmes un opéra, une histoire
racontée : elles sont un grand récit dans lequel on peut vivre, un récit habitable.
(Aillaud, 1980).
Esquisse et discours se mêlent dans un récit qui révèle des images verbales
par analogie et par feed back avec le maître d’ouvrage. Toutes les réactions de ce
dernier vont informer l’architecte de la compréhension ou non des concepts
réfléchis et mis en valeur par des idées qui émergent de façon fulgurante,
venant illustrer les intentions.
Le support graphique en tant que visuel a un impact majeur par rapport au
discours mais les deux combinés construisent une argumentation convaincante.
En effet, la présentation du projet, souvent sous forme informatique, est un
moment décisif : à cette étape, le projet peut être validé ou être contesté.
La réalité économique prégnante accroît l’exigence du maître d’ouvrage
et renforce la nécessité d’un parti architectural fort qui contienne tous les
arguments propres à rallier l’adhésion. L’architecte doit convaincre à la fois
sur l’intégration du projet dans son environnement, sur sa fonctionnalité,
sur son esthétique et sa faisabilité économique, c’est-à-dire sur le concept de
design. Phaeno, le musée scientifique de Wolfsbourg, conçu par Zaha Hadid,
illustre que, seul le recours à l’outil informatique permettait d’inventer une
conception si inédite. Dans le film qui lui est consacré, Copans souligne :
[…] que l’architecte n’a pas défini le bâtiment de bas en haut en donnant forme à
la structure constructive. Ainsi, la simulation 3D du rendu de concours de Zaha
Hadid montre une toute autre logique au travail qui inverse le point de vue. Comme
si le niveau principal avait fondu par endroit, comme si des forces de gravitation
s’exerçaient sur un champ magnétique, entre fromage fondu et trou noir. L’architecte
n’a pas élevé le bâtiment, elle l’a fait descendre jusqu’au sol. (Copans, 2005-2007).
La simulation 3D, au-delà des représentations classiques en plans, façades,
coupes et maquettes traditionnelles, introduit un nouvel outil qui permet de
présenter le ou les volume(s) en mouvement donc de l’(es) appréhender sur
tous les points de vues, d’investir visuellement l’intérieur des espaces pour
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C&O n°46
simuler l’usage du lieu et de concevoir des formes et les mouvements qui les
sous-tendent.
Ainsi, ces nouveaux rendus symbolisent les concepts qui sont à l’origine du
parti architectural, représentent les surfaces et les volumes créés et simulent les
pratiques spatiales de l’usager, … en deux ou trois dimensions. Tout contribue
à exprimer graphiquement le projet, avec la rigueur et la précision inhérentes
aux expressions numériques. Pour l’architecte, cette étape majeure clarifie les
intentions et le propos en amont de la présentation à la maîtrise d’ouvrage.
Dans cette appréciation distanciée, l’architecte va construire son argumentation en cheminant conjointement sur les traces de sa main et sur les
représentations « apurées ». Ces graphismes vont lui permettre de retrouver
les idées forces, de les exprimer par des métaphores, comme autant d’images
capables d’initier le « béotien » au propos architectural et de susciter les
émotions qui sensibiliseront son auditoire. L’architecte s’appuie sur la subjectivité de son point de vue, une idée capable de créer une entité, comme pierre
angulaire de son projet. C’est à cette source qu’il puise sa force de conviction
et fédère. Ainsi Zaha Hadid a-t-elle pu remporter le concours international
pour Phaeno car non seulement elle s’est autorisée à « créer de la complexité, en
éprouvant l’espace de façon sereine ou de façon exaltante. (…) » mais aussi en
développant « une morphologie et une flexibilité plus grande. » (Zaha Hadid
in Copans, 2005-2007). Le recours à l’informatique, par ses process et ses
représentations partielles, impose également à l’architecte de réinterroger ses
habitus qui le conduisent vers d’autres découvertes et enrichissent sa pratique.
Les supports de communication numérique, moins abstraits que l’esquisse
manuelle, constituent des images réalistes plus faciles à appréhender et donc
plus convaincantes.
Fort de ces deux approches, un discours à la fois poétique et rationnel
permet de toucher la sensibilité des maîtres d’ouvrage de façon singulière, de
faire sens et de susciter l’adhésion.
Conclusion
De même qu’il n’y a pas de concept en architecture sans précepte, pas
d’idée sans matière et sans espace, ceci sous peine d’évincer le corps, il n’y
a pas de pensée architecturale isolée du geste graphique. En effet, le geste
développe cette pensée comme prolongement d’elle-même et réaffirme
l’intention initiale. Plus avant encore, ces gestes que l’homme conserve en
lui comme autant d’expériences, constituent un outil de compréhension, de
mémorisation et un moyen critique direct qui permet une projection. Marcel
Jousse dans l’Anthropologie du geste (1991 : 16), décrit les acquis archaïques
présents chez tous :
Cette réceptivité accumule en lui (anthropos) les « Mimèmes » des choses, c’est-àdire le rejeu du geste infligé par l’objet. De ces Mimèmes, l’homme prend conscience
et c’est cela la pensée. Tout ce qu’on appelle les opérations de l’esprit : mémoire,
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DOSSIER
imagination, raisonnement, etc … ne sont que des rejeux de Mimèmes conscients
ou inconscients, spontanés ou dirigés, exacts ou combinés ou transposés et sublimés.
Le rejeu est microscopique dans la pensée et le rêve. Il est macroscopique dans
l’action.
Ces Mimèmes sont à la source du geste spontané lors l’esquisse manuelle.
A contrario, le dessin informatique puise ses racines dans la composition
rationnelle.
Afin de dépasser la complexité de l’enjeu du projet, le geste syncrétique est
la seule manière de libérer la pensée de l’architecte, de matérialiser une idée
par un acte spontané que le support soit un papier ou une tablette. Le langage
des gestes n’est-il pas à l’origine de l’expression humaine ?
L’informatique avec ses données, ses entrées et ses productions a contraint
les architectes à adapter leur processus de réflexion pour se prémunir d’un
fonctionnement conformiste. La prégnance des schèmes répétitifs, intégrés,
codés, binaires, etc. constitue un mode rationnel de saisies des informations et
de traitements. Cependant, Jean Charles Lebahar se positionne : « il est plus
souhaitable de permettre aux étudiants en architecture de devenir des poètes,
que de devenir les simples militants d’un modèle quelconque » (Lebahar,
1983 : 129).
Face à la rationalité de l’ordinateur, une conscience sensible de l’être
infiniment plus subtile et riche de sens est à préserver. Le recours à
l’informatique offre au concepteur rigueur et paradoxalement souplesse, une
liberté dans l’étude des formes et de la géométrie du bâtiment avec d’autant
plus de force quand l’esquisse manuelle sous-tend ce travail.
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Résumé : L’usage excessif de l’informatique peut transformer l’architecture en valeur
« image » plutôt qu’en valeur « d’usage ». L’architecture, à la croisée de l’art, de la
technique et la société est envisagée comme une création de design. L’utilisation des
nouvelles technologies trouve sa place dans un dialogue avec le dessin manuel et incarne
le parti architectural. Ainsi cet article interroge la capacité du projet à produire du sens
dans un environnement où les outils tendent à prendre le pas sur les concepts.
Mots-clés : design, projet, architecture, esquisse, communication.
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Design & Projet en architecture : dialectique sur l’esquisse
DOSSIER
Abstract: Excessive use of IT can transform architecture «image» value rather than value
of «use». The architecture at the crossroads of art, technology and society is seen as a creation of
design. The use of new technologies has its place in a dialogue with the manual drawing and
embodies the architectural. Thus, this article examines the project’s ability to construct meaning
in an environment where the tools tend to take precedence over concepts.
Keywords: design, project, architecture, sketch, communication.