Écrire l’histoire avec des « si »
Ceci est un extrait d'un ouvrage publié en
2015 aux Presses de la rue d'Ulm et
disponible à l'achat sur le site
http://www.presses.ens.fr/produit.php?
ref=978-2-7288-2605-6&id_rubrique=24
Chez le même éditeur
L’Europe dans la construction politique et identitaire russe du xixe siècle à nos jours, sous
la direction de Stéphanie Burgaud et Delphine Placidi-Frot, 2013, 184 pages.
Litérature et poliique en Nouvelle-Angleterre, textes édités par Thomas Constaninesco et
Antoine Traisnel, 2011, 178 pages.
L’Art et la mesure. Histoire de l’art et méthodes quanitaives, sous la direction de Béatrice
Joyeux-Prunel, 2010, 602 pages.
Écrire, compter, mesurer. Vers une histoire des raionalités praiques, sous la direcion de
Natacha Coquery, François Menant et Florence Weber, 2006, 280 pages.
Collection « Actes de la recherche à l’ENS »
Écrire l’histoire avec des « si »
Sous la direction de
Florian Besson et Jan Synowiecki
Publication réalisée avec le soutien
du département d’Histoire de l’École normale supérieure
et du laboratoire d’excellence TransferS (programme Investissements
d’avenir ANR-10-IDEX-0001-02 PSLH et ANR-10-LABX-0099).
© Éditions Rue d’Ulm / Presses de l’École normale supérieure, 2015
45, rue d’Ulm – 75230 Paris cedex 05
www.presses.ens.fr
ISBN : 978-2-7288-2605-6
AUTEURS
Florian Besson est ancien élève de l’ENS Ulm, agrégé d’histoire et doctorant
en histoire médiévale sous la direction d’Élisabeth Crouzet-Pavan (Université
Paris-Sorbonne). Contact :
[email protected]
Jan Synowiecki est ancien étudiant normalien de l’ENS Ulm, agrégé d’histoire
et doctorant en histoire moderne sous la direction d’Antoine Lilti (EHESS).
Contact :
[email protected]
Laura Broccardo est agrégée de lettres modernes et doctorante en lettres
modernes sous la direction de Florence Lotterie (Université Paris 7-Diderot).
François-René Burnod, élève à l’ENS Ulm, prépare un master d’économie
(Analyse et politique économiques, Université Paris 1).
Jean-Dominique Delle Luche est agrégé d’histoire et doctorant en histoire
médiévale sous la direction de Pierre Monnet (GAHOM-CRH-EHESS).
Quentin Deluermoz est maître de conférences en histoire contemporaine à
l’Université Paris 13 et membre de l’Institut universitaire de France.
Pierre Lavielle est ancien étudiant normalien de l’ENS Ulm et agrégé de
lettres modernes.
Tristan Martine est agrégé d’histoire et doctorant en histoire médiévale sous
la direction de Geneviève Bührer-Thierry et Gérard Giuliato (Paris Est-Marnela-Vallée / Université de Lorraine).
Luce Roudier est élève à l’ENS Ulm et prépare un master de lettres modernes.
Pierre Singaravélou est maître de conférences en histoire contemporaine à
l’Université Paris 1 et membre de l’Institut universitaire de France.
Cet ouvrage collectif n’aurait pu voir le jour sans le concours et l’aide précieuse
de personnes et d’institutions que nous tenons à remercier ici.
Tout d’abord, notre reconnaissance va à l’École normale supérieure de
la rue d’Ulm, et au département d’Histoire, sans lesquels notre séminaire
et le projet de publication qui en est issu seraient restés lettre morte. Rahul
Markovits et Gilles Pécout nous ont soutenus de leurs encouragements, et
la sollicitude de Monique Bourgeois a grandement facilité l’organisation
du séminaire. Le département a généreusement accepté de soutenir
financièrement cette publication et nous lui en sommes très reconnaissants.
Nous ne saurions omettre les éditions Rue d’Ulm, qui nous font l’honneur de
publier ces contributions et nous ont fait profiter de leur savoir-faire.
Merci, évidemment, à nos auteurs, qui ont accepté de rendre leur papier
dans les temps, de reprendre leur texte, de répondre à nos suggestions parfois
cryptiques : ce fut un réel plaisir que de les lire. Parmi les intervenants du
séminaire auxquels nous n’avons pas pu faire droit dans cet ouvrage, nous
remercions sincèrement Fabrice d’Almeida, Éric Henriet et Florian Nicodème ;
merci également à Ugo Bellagamba, qui avait accepté d’être des nôtres même
si cela n’a pu être finalement possible, et au musée de l’Armée, en particulier
à Bertrand Campeis, pour leur attention, leur soutien et leur invitation à
participer aux Journées uchroniques de juin 2013.
Ce livre, surtout, doit beaucoup aux réflexions de nos auditeurs, qui ont
été lors de ces séances nos collègues bien plus que nos étudiants : par leurs
suggestions, leurs interrogations, leurs critiques, bref, leur présence, ils ont fait
de ce séminaire un moment attendu dans nos emplois du temps hebdomadaires
et, espérons-le, dans le leur. À Emmanuel Rozemblum, Catherine Kikuchi et
Annabelle Marin, Adrien Nonjon, Cyril Blanchard et Thomas Garcin (fidèle
d’entre les fidèles) : merci d’avoir voyagé en uchronie avec nous.
Dans l’ensemble du livre, les références des ouvrages cités en Bibliographie
(infra, p. 133) sont présentées dans les notes sous une forme abrégée.
Sommaire
9
11
29
39
49
55
61
77
87
99
113
Préface – Le pari de l’uchronie
Quentin Deluermoz et Pierre Singaravélou
Introduction
Florian Besson
1 – Voix
Madame de Staël, Du caractère de M. Necker et de sa vie privée.
Ou comment réécrire l’histoire avec des regrets...
Laura Broccardo
Michel Zévaco, entre histoire romancée et anarchie historique
Luce Roudier
Intervention divine et uchronie. Le cas de La Vie est belle de Frank Capra
Jan Synowiecki
Entretien avec Jean-Pierre Pécau
Enjeux de l’uchronie dans la bande dessinée contemporaine. L’exemple
du manga Zipang
Tristan Martine
Voyages dans le temps et uchronies. Les enjeux d’une série « classique »
de science-fiction, Doctor Who
Jean-Dominique Delle Luche
2 – Voies
Charles Renouvier, pionnier de l’uchronie
Jan Synowiecki
Histoire, économie et counterfactuals dans l’œuvre de Robert Fogel
François-René Burnod
Kenneth Pomeranz et l’uchronie
Florian Besson
119
Le tropisme de Christophe Colomb
Pierre Lavielle
129
Conclusion
Florian Besson
133
Bibliographie uchronique
Introducion
Florian Besson
Pourquoi travailler sur l’histoire contrefactuelle ?
Plusieurs raisons nous ont poussés à organiser ce séminaire hebdomadaire
tenu à l’École normale supérieure de la rue d’Ulm en 2013-2014, dont les
séances nous ont semblé si simulantes que nous avons souhaité en rassembler
plusieurs dans ce livre.
Tout d’abord, l’histoire contrefactuelle, qui consiste à réécrire une page
de l’histoire en faisant varier un élément ou un événement, est une méthode
historique extrêmement en vogue, notamment dans le monde anglo-saxon ;
mais c’est aussi une démarche extrêmement discutable et discutée. Comme
tous les courants historiographiques contemporains, de la microhistoire à
l’histoire globale en passant par l’histoire quantitative ou les gender studies,
l’histoire contrefactuelle se caractérise par un très haut degré de théorisation 1
– ce qui ne rend pas l’exploration du champ plus facile, bien au contraire.
Disons-le d’emblée, l’histoire contrefactuelle est discutable, car elle pose la
question de la scientificité de la discipline historique : l’uchronie est clairement
pensée et posée comme une expérience à laquelle se livrerait les historiens.
Les biologistes cultivent des cellules dans des boîtes de pétri, les historiens
cultiveraient des passés alternatifs. Certes l’uchronie n’est pas une expérience
au sens scientifique du terme – il y a trop de variables, elle ne peut pas
être répétée ; mais il s’agit d’une « expérience imaginaire », propre à cette
« science paradoxale » qu’est l’histoire 2. François-Xavier Demoures et Éric
Monnet montrent ainsi que l’expérimentation ne peut être définie seulement
comme une démarche empirique, mais qu’elle peut aussi être mentale sans
Voir Q. Deluermoz et P. Singaravélou, « Des causes historiques aux possibles du passé ? Imputaion
causale et raisonnement contrefactuel en histoire », 2012.
2
P. Lacombe, De l’histoire considérée comme science, Paris, Hachete, 1894.
1
11
Introducion
pour autant perdre sa force 3 : l’histoire contrefactuelle est donc bien l’une
des expériences mentales auxquelles l’historien peut se livrer.
Notons d’ailleurs, puisque l’on parle de science, que la physique quantique
n’est en rien opposée à l’uchronie, bien au contraire, puisqu’elle considère
volontiers qu’une pluralité de passés peut exister, soit à travers la théorie des
« mondes divergents » (et non parallèles comme on le dit trop souvent) de
Hugh Everett, dont Pierre Bayard a livré il y a peu une stimulante analyse 4,
soit à travers celle du « front d’onde » quantique. Citons Bernard Klein dans
la préface qu’il consacre à Pavane, célèbre roman uchronique écrit par Keith
Roberts :
Un présent unique et commun peut être issu d’une profusion de passés inconciliables
[...] c’est ce qu’on pourrait appeler une diversité polychronique. Une superposiion
de passés possibles, décrits par sa foncion d’onde, au moment de l’intervenion
d’un observateur et de l’efondrement de la foncion d’onde, se réduit à un
présent unique et immuable 5.
12
Autrement dit, il existerait une mulitude de passés, et c’est l’observateur
de ces passés qui, en en choisissant un, ferait s’efondrer les autres. Une
théorie évidemment frappée du sceau du postmodernisme, quelque chose
que l’on pourrait appeler le « passé de Schrödinger », en quelque sorte : de
même que le chat enfermé dans sa boîte est à la fois mort et vivant tant que
personne ne l’ouvre, de même il y aurait plusieurs passés tant que personne
ne les étudie. C’est ce que met en scène Mary Gentle dans son roman Ash :
a secret history 6. Que le lecteur se rassure : nous refermons la parenthèse
scieniique.
Succès historique, succès historiographique, l’uchronie est aussi un
succès littéraire. Dans le domaine de la fiction, l’uchronie est passée d’un
sous-genre, proche du steampunk (Pavane, La Machine à différences 7), à
un genre très à la mode, très « vendeur ». C’est ce qu’atteste le changement
de forme des romans : si l’on avait dans un premier temps des romans très
courts (The Gate of Worlds 8, Pavane), voire des recueils de nouvelles, on a
F.-X. Demoures et É. Monnet, « Le monde à l’épreuve de l’imaginaion. Sur “l’expérimentaion
mentale” », Tracés. Revue de sciences humaines, no 9, sept. 2005, p. 37-51.
4
P. Bayard, Il existe d’autres mondes, 2013. Voir aussi B. Saunders (éd.), Many World ? Everet,
Quantum Theory & Reality, Oxford, Oxford University Press, 2012.
5
B. Klein, préface à K. Roberts, Pavane, trad. fr. 2008, p. 11-12.
6
M. Gentle, Ash : a Secret History, 1998-1999, 4 tomes.
7
W. Gibson et B. Sterling, The Diference Engine, New York, Bantam Books, 1990, trad. fr. La
Machine à diférences, Paris, Lafont, 2010.
8
R. Silverberg, The Gate of Worlds, 1967.
3
Introducion
aujourd’hui des livres extrêmement volumineux, de plusieurs centaines de
pages, qui se plaisent à réinventer l’histoire alternative sur le long terme
(Roma eterna 9 de Robert Silverberg, The Years of Rice and Salt 10 de Kim
Stanley Robinson). Il y a là aussi une influence évidente, quoique diffuse, de
l’histoire globale, désormais très à la mode : des œuvres comme 1610 : A
Sundal in a Grave 11, The Years of Rice and Salt, Tancrède 12, portent la griffe
d’une histoire qui entend échapper aux frontières nationales pour mieux se
réécrire à l’échelle du monde.
Caractériser l’uchronie
Ces quelques considéraions très générales posées, on peut faire une rapide
typologie des uchronies, et en disinguer quatre types :
• l’uchronie fantastique : « et si Napoléon avait eu des dragons ? 13 »,
« et si des vampires avaient participé à la construction des États-Unis au
xixe siècle ? 14 », « et si l’Amérique avait eu un super-héros au moment de
la guerre du Vietnam ? 15 », « et si Napoléon III avait été soutenu par des
extraterrestres ? 16 » ... Les possibilités sont infinies et cela peut être très
intéressant, mais ne concerne évidemment pas l’historien, et nous avons
donc exclu ces titres de notre réflexion, et ainsi que de la bibliographie ;
• l’uchronie de fiction, qui consiste à faire jouer le ressort contrefactuel
au sein d’un univers de fiction déjà constitué (« et si Superman avait grandi en
URSS et non dans le Kansas ? 17 »), ce qui s’adresse évidemment en priorité aux
fans. On en aura ici un bel exemple avec la série anglaise Docteur Who, dans
laquelle le ressort uchronique est souvent mobilisé. L’utilisation de l’uchronie
R. Silverberg, Roma eterna, 2003.
K. S. Robinson, The Years of Rice and Salt, 2002.
11
M. Gentle, 1610 : A Sundial in a Grave, 2003, trad. fr. L’Énigme du cadran solaire, Paris,
Gallimard, 2011.
12
U. Bellagamba, Tancrède : une uchronie, 2009.
13
La série de N. Novik, Téméraire, 8 tomes parus, Paris, Pocket, 2007-, en cours de publicaion.
14
W. Barrow (pseudonyme de J. Héliot et X. Mauméjean, deux écrivains français), Bloodsilver,
Paris, Gallimard, 2006.
15
Watchmen, scénario A. Moore, dessin D. Gibbons (1986-1987), Paris, Delcourt, 1998.
16
J. Héliot, La Lune seule le sait, Paris, Mnémos, 2007.
17
Superman : Red Son, scénario M. Millar, dessin D. Johnson et K. Plunket (2003), Paris, Urban
Comics, 2013.
9
10
13
Introducion
14
permet à une série de se réécrire, donc de remplir le défi de toute série : se
renouveler sans se trahir, faire du même avec du neuf 18 ;
• l’uchronie personnelle, celle que tout le monde pratique à son échelle,
et sur laquelle nous reviendrons plus loin ;
• et enfin l’uchronie historique, ou historisante, celle dont on parlera
essentiellement ici : celle des auteurs de science-fiction qui s’en servent pour
inventer des mondes imaginaires, des auteurs de romans historiques qui
aiment à en jouer, des historiens qui se prêtent à l’exercice.
L’uchronie peut être un pur jeu, un pur plaisir, mais elle peut aussi être un
exercice complexe. Dans le corpus, nous avons retenu de nombreux ouvrages
de fiction, des romans, souvent classés en « science-fiction ». Il ne s’agit pas
évidemment de dire que les ouvrages d’histoire et les romans uchroniques
sont interchangeables : les premiers posent un objet d’étude à l’irréel du
passé (d’où le « et si » qui introduit l’étude), les seconds racontent un autre
passé en le présentant comme advenu. Cela étant dit, je citerai Paul Ricœur :
« Le récit de fiction est quasi historique dans la mesure où les événements
irréels qu’il rapporte sont des faits passés pour la voix narrative qui s’adresse
au lecteur ; c’est ainsi qu’ils ressemblent à des événements passés et que la
fiction ressemble à l’histoire 19. » Ou encore Roland Barthes : « La narration
des événements passés diffère-t-elle vraiment, par quelque trait spécifique,
par une pertinence indubitable, de la narration imaginaire telle qu’on peut
la trouver dans l’épopée, le roman, le drame ? 20 »
Alors pourquoi inclure autant d’ouvrages de fiction dans notre étude ?
D’abord parce qu’ils sont bien traduits en français, tandis que les travaux
historiques le sont moins – voire ne le sont pas du tout, comme en témoigne
le cas emblématique des travaux de Robert Fogel. Dans la perspective de
notre séminaire d’élèves, il s’agissait avant tout d’un choix pédagogique.
Ensuite parce que ces livres se lisent beaucoup, alors que les livres d’histoire
peinent souvent à trouver leurs lecteurs 21. La Société féodale de Marc Bloch
18
Voir A. Besson, D’Asimov à Tolkien : cycles et séries dans la litérature de genre, Paris, CNRS
Édiions, 2007. Voir aussi, pour un exemple concret de litérature sérielle et des déis que cela pose,
F. Besson et N. Garnier, « Relire les comics à la lumière de la litérature médiévale », in N. Koble (dir.),
Aterlife. La vie posthume des œuvres, à paraître.
19
P. Ricœur, Temps et récit 3. Le temps raconté, Paris, Le Seuil, 1991, p. 342-348.
20
R. Barthes, « Le discours de l’histoire » (1967), in Le Bruissement de la langue. Essais criiques
IV, Paris, Le Seuil, 1984, p. 163.
21
Voir S. Barluet « L’édiion en histoire : autonomie d’une crise », Vingième siècle, no 86, 2005,
p 81-89 ; et B. Auerbach, « Publish and Perish. La déiniion légiime des sciences sociales au prisme
du débat sur la crise de l’édiion SHS », Actes de la recherche en sciences sociales, no 164, 2006,
Introducion
s’est vendue à environ 80 000 exemplaires depuis 1939 22 ; les livres de fiction
vont toucher des centaines de milliers, voire des millions de lecteurs. Or
leurs auteurs lisent les historiens, et les citent. Plusieurs auteurs, comme
Orson Scott Card ou encore Ugo Bellagamba, proposent à la fin de leurs
livres une bibliographie dans laquelle les ouvrages d’histoire tiennent une
place clé. Les travaux des historiens sont la trame dont ils tissent leurs textes.
Certains livres se parent même de tout un outillage historique dans le but
de « faire vrai » : ainsi, on trouve au début de The Years of Rice and Salt une
chronologie et au fil des chapitres des cartes de ce monde alternatif dans
lequel la civilisation occidentale a disparu au xive siècle. Via l’uchronie, on
a donc accès, d’une façon indirecte, à un large public, et il serait dommage
de s’en priver. Enfin, non seulement ces romanciers lisent les historiens,
mais ils les mettent en scène : il y a en effet une place pour eux dans tous
ces textes. Faisons un rapide tour d’horizon : le héros de Making History : a
Novel 23 est un jeune historien, en thèse d’histoire contemporaine, et tous
les titres de chapitres sont articulés autour de l’histoire (« histoire militaire »,
« histoire du cinéma », « histoire économique »). Le héros de Fatherland 24
utilise les services de l’un de ses amis historiens, qui travaille aux Archives,
pour découvrir la vérité sur la Solution finale ; les deux derniers chapitres de
The Years of Rice and Salt sont entièrement articulés autour de l’histoire, de
l’archéologie, de la philosophie de l’histoire. Le premier chapitre de Roma
eterna s’ouvre sur le clin d’œil – fréquent en uchronie 25 – d’un historien
de cette réalité alternative qui se plaît à imaginer la nôtre. Pastwatch : the
Redemption of Christopher Columbus 26 met en scène des historiens du futur
tentant de créer une uchronie en modifiant leur (notre) passé. Enfin, dans
Ash : a Secret History, le narrateur, Ratclif, est un historien, professeur dans
un prestigieux collège britannique, qui traduit des textes médiévaux en vue
de les éditer et est ainsi amené à découvrir une version alternative de notre
histoire. Dans la fiction comme dans la réalité contemporaine, il est quand
même rare que l’historien soit un héros : ne serait-ce que pour cette raison,
cela vaut la peine de lire de l’uchronie...
p. 74-92. On reiendra, bien sûr, le phénomène du Montaillou... d’Emmanuel Le Roy Ladurie, vendu
à près de deux millions d’exemplaires.
22
M. Bloch, Écrire La Société féodale : letres à Henri Berr 1924-1943, correspondance établie
et présentée par J. Pluet-Despain, Paris, IMEC Édiions, 1992, p. 23.
23
S. Fry, Making History : a Novel, 1997.
24
R. Harris, Fatherland, 1992.
25
B. Mayo-Marin, « De la porosité des mondes parallèles dans Le Maître du Haut Château », 2008.
26
O. S. Card, Pastwatch : the Redempion of Christopher Columbus, 1995.
15
Introducion
16
Se fermer à l’uchronie au nom d’une opposition de principe n’est donc
pas envisageable, même s’il ne s’agit pas de tomber dans l’excès inverse et
de louer à tout va des œuvres qui posent toujours de sérieuses questions.
Assurément, l’uchronie est invérifiable, ses facteurs n’étant pas pondérables,
et elle est, sinon subjective, du moins personnelle : si on soumettait à dix
historiens le même point de divergence, on aurait probablement plusieurs
versions différentes de l’histoire. Cette part de subjectivité est ce qui pousse
de nombreux historiens à discréditer la méthode, mais c’est aussi ce qui la
rend si fertile, puisqu’elle est virtuellement infinie. En sorte que ce qui se
joue dans l’histoire contrefactuelle, ce qui s’éprouve quand on y essaye – et
les historiens ne peuvent que s’en réjouir –, c’est la plasticité de l’histoire.
De plus, l’uchronie ne consiste pas à dire « et si, alors... ». Il ne suffit pas,
pour citer Pascal, d’affirmer que « si le nez de Cléopâtre avait été plus
court, la face de la terre aurait changé 27 » : encore faut-il le montrer. Il faut
argumenter : « L’historien doit argumenter parce qu’il sait qu’on peut expliquer
autrement 28. » Autrement dit, c’est précisément parce que l’uchronie est
invérifiable et donc subjective qu’elle nécessite, qu’elle appelle, qu’elle exige
une démonstration particulièrement solide.
Notre séminaire se voulait donc aussi un séminaire de méthode : nous
nous sommes demandé tout au long de l’année ce qui permettait de distinguer
une bonne et une mauvaise uchronie. Pourquoi certaines pistes uchroniques
emportent-elles plus la conviction que d’autres ? Qu’est ce qui nous permet
de juger que telle hypothèse contrefactuelle est cohérente et telle autre
non ? Nous nous sommes également interrogés au fil des séances sur la ou
les façons d’écrire une uchronie : si l’histoire est avant tout la lecture critique
des sources, comment faire l’histoire d’un passé qui par définition n’en a
pas produit 29 ? Que lisent les auteurs d’uchronies ? Comment choisissent-ils
les moments de divergence ? Bref, et c’est la raison du titre de cet ouvrage,
comment écrire l’histoire avec des « si » ?
Pascal, Pensées, éd. Z. Tourneur, Paris, Édiions de Cluny, 1938, p. 305-306.
P. Ricœur, Temps et récit 2. L’intrigue et le récit historique, Paris, Le Seuil, 1983, p. 329.
29
À cet égard, voir F.-X. Fauvelle Aymar, Le Rhinocéros d’or. Histoires du Moyen Âge africain, Paris,
Alma, 2013 : le livre n’est évidemment pas un ouvrage uchronique, mais il propose une brillante
rélexion sur la façon d’écrire une histoire sans sources.
27
28
Introducion
Déinir l’uchronie
Mais revenons au commencement. Qu’est ce que l’uchronie ? L’histoire contrefactuelle s’inscrit dans une longue tradiion philosophique, qui remonte au
moins à la rélexion de Leibniz sur les mondes muliples, en passant par la
grande atenion portée par Rousseau aux contrefactuels 30. Le terme même
d’uchronie est forgé par Charles Renouvier au xixe siècle, après une expérience
faite par Louis-Napoléon Geofroy-Château en 1836 31, comme le complément
de l’utopie. L’uchronie, ce serait l’utopie dans l’histoire, « l’utopie des siècles
passés 32 ». Avec d’emblée une diférence fondamentale : si l’utopie, jouant sur
l’ambiguïté du préixe eu- qui peut désigner soit quelque chose qui n’existe
pas, soit quelque chose d’heureux, construit souvent un monde meilleur,
dans le but de criiquer le nôtre 33, il n’en va pas de même de l’uchronie. Les
passés alternaifs inventés par les historiens ou les romanciers ne sont pas
toujours meilleurs que le nôtre, loin s’en faut. Prenons pour exemple
Pastwatch : the Redempion of Christopher Columbus, un roman extrêmement
ambiieux de Orson Scot Card : dans ce roman, l’auteur imagine que notre
passé est lui-même une version alternaive à un passé originel dans lequel les
Tlaxcaltèques ont conquis l’Europe au xvie siècle, plongeant le monde dans
un chaos sanguinaire efroyable. On pourrait aussi citer Making History : le
héros pense créer une meilleure version du passé en empêchant la naissance
de Hitler, mais c’est l’inverse qui va se produire. L’Amérique anisémite de
The Plot against America de Philip Roth 34, tout comme celle où Hitler est
devenu un célèbre auteur de science-icion 35, sont également des mondes
bien pires que les nôtres. En sorte que l’uchronie a probablement plus à voir
avec la dystopie 36 qu’avec l’utopie.
30
J.-J. Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes :
« Commençons donc par écarter tous les faits, car ils ne touchent point à la quesion. Il ne faut pas
prendre les recherches, dans lesquelles on peut entrer sur ce sujet, pour des vérités historiques,
mais seulement pour des raisonnements hypothéiques et condiionnels. » On a là litéralement une
démarche contrefactuelle, visant à « écarter les faits » pour mieux reconstruire un enchaînement
logique. Je remercie vivement Louis Guerpillon de ces ouvertures philosophiques.
31
L.-N. Geofroy-Château, Napoléon et la conquête du monde, 1812-1832 : histoire de la monarchie
universelle (Napoléon apocryphe), 1836.
32
Ch. Renouvier, Uchronie : l’utopie dans l’histoire. Histoire de la civilisaion européenne telle
qu’elle n’a pas été, telle qu’elle aurait pu être (1857 et 1876), 1988, p. 11.
33
Voir J.-M. Stébé, Qu’est ce qu’une utopie ?, Paris, Vrin, 2011.
34
Ph. Roth, The Plot against America, 2004.
35
N. Spinrad, The Iron Dream, 1972.
36
Le séminaire sur la dystopie de David Belaga à l’ENS, en 2012-2013, a été l’une des étapes
sur la route qui m’a mené à notre propre séminaire et à cet ouvrage : qu’il en soit remercié ici.
17
Introducion
18
D’où une question qui a été l’une des problématiques inscrites au cœur
de notre travail : si l’utopie sert à critiquer notre monde en en inventant
un meilleur, à quoi sert l’uchronie ? Est-elle simplement un divertissement
intellectuel, gratuit, ou peut-elle avoir une pertinence scientifique ? Deux
lectures s’opposent en effet : soit l’uchronie est, pour reprendre une expression
de Pierre Assouline, un « vain gadget 37 », une « fumisterie », dans la mesure
où elle ne pourra jamais être vérifiée ; soit elle est au contraire au cœur
d’une démarche qui – à condition d’être bien menée – permet de restituer
« l’incertitude des événements 38 », de « se donner le sentiment de leur
instabilité vraie 39 », d’échapper à « l’illusion rétrospective de la fatalité 40 »,
et donc au fond de se garder de toute lecture téléologique – défaut qui guette
toujours l’historien, même le plus vigilant. C’est ce que soutient Alain Prost au
huitième chapitre de ses célèbres Douze leçons sur l’histoire 41 : en pensant à
ce qui aurait pu arriver, l’historien réintroduit de la contingence, du possible.
Par conséquent, il se place au plus près des acteurs contemporains, pour qui
l’événement était « ouvert » : les témoins de la campagne de Jeanne d’Arc,
par exemple, se demandaient sans aucun doute ce qui se passerait si Jeanne
mourrait soudainement. « Dans le monde tel que nos yeux le voient, les
hommes sont libres et le hasard règne », écrit Paul Veyne 42. Quand l’historien
se pose la question du si, il tente en fait de réouvrir ces avenirs possibles, ces
futurs qui n’ont pas eu lieu mais qui auraient pu avoir lieu. Il reconstruit un
temps à trois dimensions, en quelque sorte. Or, reconstruire au plus juste
l’horizon mental des hommes d’une époque donnée, n’est-ce pas là le but
premier de l’historien ?
Il y a évidemment une part de pur plaisir intellectuel, voire de jubilation,
à jouer ainsi sur notre passé, à faire triompher Vercingétorix ou mourir Hitler,
à faire disparaître l’Europe médiévale pendant la Peste ou à faire survivre
les civilisations amérindiennes. Mais l’uchronie n’est pas pur divertissement.
Et ce pour trois raisons que je me propose de développer rapidement : elle
touche à l’histoire, à l’identité et au politique.
P. Assouline, « Du vain gadget de l’uchronie », 2013.
P. Ricœur, Temps et récit 2, op. cit., p. 332.
39
P. Lacombe, De l’histoire considérée comme science, op. cit., p. 63-64.
40
R. Aron, Dimensions de la conscience historique (1961), Paris, Les Belles Letres, 2001, p. 186-187.
41
A. Prost, Douze leçons sur l’histoire, Paris, Le Seuil, 1996, chap. 8, « Imaginaion et imputaion
causale », p. 169-187.
42
P. Veyne, Comment on écrit l’histoire, Paris, Le Seuil, 1971, p. 117.
37
38
Introducion
L’uchronie et l’histoire
En metant l’accent sur une version alternaive du passé, l’histoire contrefactuelle oblige à s’intéresser de près aux facteurs, aux acteurs, aux causes
de l’événement : se demander ce qui aurait pu arriver, c’est en fait surtout
se demander pourquoi ce qui est arrivé est arrivé. L’uchronie amène donc
l’historien à interroger de près les enchaînements causaux, à formaliser ce qui
reste trop souvent sous-entendu. Alain Prost peut ainsi écrire, catégorique :
« La reconstrucion probabiliste des futurs possibles qui auraient pu advenir est
le seul moyen de découvrir et de hiérarchiser les causes en histoire 43. » Et de
citer Max Weber, qui défend fortement le raisonnement contrefactuel : « Pour
démêler les relaions causales réelles, nous en construirons d’irréelles 44. » Ici
l’uchronie, plus qu’une méthode, est un moment dans la rélexion historique,
moment indispensable. Raymond Aron propose une méthodologie de la
recherche historique qui fait intervenir la démarche uchronique au début :
« tout historien, pour expliquer ce qui a été, se demande ce qui aurait pu
être 45 » – et de fait, il est diicile de trouver un ouvrage d’histoire dans lequel
l’auteur ne se livre pas, à un moment, ne serait-ce que pendant quelques
lignes, à l’expérience uchronique. En travaillant sur les futurs possibles, on
ideniie la part de hasard, mais aussi les pesanteurs qui ont conduit vers
notre version de l’histoire. Diicile d’imaginer la découverte de l’Amérique,
qu’elle soit faite par des Vikings au xe siècle, des Chinois au xive siècle ou
encore par des Turcs au xviie siècle, sans évoquer le choc dévastateur causé
par l’introducion d’épidémies jusque-là inconnues sur ce nouveau coninent.
Le poids du « choc microbien », bien mis en valeur par les travaux de l’École
de Berkeley 46, permet ainsi de réduire la part de la coningence : même sans
Cortès et Pizarro, les grands empires indiens se seraient efondrés, vicimes
de la grippe et de la rougeole plus que de l’avidité des conquistadors.
Enjeux méthodologiques, donc, mais aussi épistémologiques ; il en va,
pour Max Weber, du destin même de la discipline historique :
A. Prost, Douze leçons sur l’histoire, op. cit., p. 185.
M. Weber, Essais sur la théorie de la science (1922), Paris, Plon, 1965, p. 319.
45
R. Aron, Introducion à la philosophie de l’histoire. Essais sur les limites de l’objecivité historique
(1938), Paris, Gallimard, 2007, p. 164.
46
Sur l’école démographique de Berkeley, voir notamment J. W. Verano et D. H. Ubelaker (éd.),
Disease and Demography in the Americas, Washington et Londres, Smithsonian Insituion Press,
1992 ; P. Clastres, « Éléments de démographie amérindienne », in La Société contre l’État (1974),
Paris, Minuit, 2011, p. 69-87.
43
44
19
Introducion
Quelle signiicaion causale faut-il au fond atribuer à cete décision individuelle,
au sein de la totalité des éléments ininiment nombreux qui devraient précisément
être agencés de cete manière-là, et non d’une autre, pour amener ce résultat-là ?
Et quelle est la place de cete décision dans l’exposé historique ? Si l’histoire prétend
s’élever au-dessus d’une simple chronique des événements et des personnalités,
il ne lui reste d’autre voie que celle de poser des quesions de ce genre 47.
20
Si l’histoire veut être plus qu’une « simple chronique », autrement dit
plus qu’un récit – et on sait à quel point la tentaion de se replier sur le récit
est forte, notamment dans le courant de l’histoire globale –, elle doit passer
par un moment uchronique. Raymond Aron le dit très bien : « L’enquête
causale de l’historien a moins pour sens de dessiner les grands traits de
relief historique que de conserver ou de resituer au passé l’inceritude de
l’avenir 48. » Ainsi, l’uchronie permetrait à l’histoire de se refonder comme
discipline qui ne vise pas seulement à raconter ce qui s’est passé mais bien
à enquêter sur le passé, pour le comprendre. L’uchronie arrache l’histoire
comme discipline à l’histoire comme succession d’événements.
L’uchronie tourne ainsi autour d’une divergence, d’un pivot, d’une
bifurcation, en anglais d’un turning point. Là aussi, cela a été l’un des axes de
notre réflexion de l’année : quels pivots sont choisis ? pourquoi ? qu’est-ce que
cela dit de notre conception de l’histoire ? On peut faire quelques remarques
très simples, si on regarde la table des matières des ouvrages d’Anthony
Rowley et Fabrice d’Almeida 49 ou de Philippe Valode et Luc Mary 50 : les pivots
se concentrent essentiellement sur deux éléments – les personnages, les
« grands hommes » de l’histoire, et les batailles. César, Poitiers, Jeanne d’Arc,
Christophe Colomb, Marignan, Napoléon, les guerres mondiales, De Gaulle
seraient les seuls gonds sur lesquels la porte de l’histoire peut tourner. Ce qui
conduit à une remarque : l’uchronie, l’histoire contrefactuelle, est clairement
un lieu où se replie l’histoire nationale, battue en brèche par les progrès du
paradigme de l’histoire globale ; on réécrit avant tout « son » histoire – d’où
le tropisme de Christophe Colomb pour les Américains, auquel répond la
fascination des auteurs français pour Napoléon ou Mai 68. De là, aussi, des
absences : les inventions techniques ou scientifiques, clairement subordonnées
aux premiers éléments (voir par exemple Pavane dans lequel la victoire de
l’Invincible Armada en 1588 se traduit par l’absence de révolution industrielle
M. Weber, Essais sur la théorie de la science, op. cit., p. 266.
R. Aron, Dimensions de la conscience historique, op. cit., p. 181-182.
49
A. Rowley et F. d’Almeida, Et si on refaisait l’histoire ?, 2009.
50
L. Mary et P. Valode, Et si Napoléon avait triomphé à Waterloo ? L’histoire de France revue
et corrigée en 40 uchronies, 2013.
47
48
Introducion
au xixe siècle), tout comme les œuvres littéraires et scientifiques (voir The Gate
of Worlds dans lequel Shakespeare écrit ses œuvres en turc puisque l’Empire
ottoman a conquis une Europe affaiblie par la Peste...) 51. Il n’y a pas d’uchronie
intitulée « et si Gutenberg n’avait pas inventé l’imprimerie », ou « et si Tolkien
n’avait pas écrit le Seigneur des anneaux » : ce qui fait l’histoire, ce sont les
grands hommes et les batailles 52. Et dans tous les cas, la guerre, le conflit,
est très souvent au cœur de l’histoire réécrite. À cet égard, la série de bande
dessinée Jour J 53 est très révélatrice : sur seize tomes parus actuellement,
on en a au moins onze qui portent directement sur une guerre. C’est là une
conception de l’histoire propre à notre temps, dans laquelle on reconnaît
très nettement la lecture marxiste qui fait de la violence l’accoucheuse de
l’histoire 54. Cette conception est totalement opposée, par exemple, à celle
de Tolstoï, niant le poids des individus sur les événements, ou encore à la
façon dont on pensait l’histoire au Moyen Âge – comme une succession
d’événements ordonnée par Dieu sur laquelle les hommes n’avaient pas de
prise. Comme l’écrivent Quentin Deluermoz et Pierre Singaravélou : « Il n’y
a de tournant que dans le cadre d’un système d’explication particulier. Les
“turning points” sont le produit du paradigme historique, du modèle narratif
et de la vision du monde du chercheur. 55 »
L’uchronie touche donc aux racines de la discipline historique : elle met
en jeu l’éternel balancement, constitutif de la discipline, entre subjectivité et
scientificité ; elle permet à l’historien de s’affranchir du récit pour analyser
les facteurs et les pesanteurs ; elle révèle, enfin, les paradigmes qui modèlent
en profondeur la façon même dont on pense l’histoire.
Signalons qu’il y a tout de même quelques excepions : dans Ishiguro K., Never Let me Go,
2006, par exemple, la divergence est consituée par de soudains progrès dans la médecine après
la Seconde Guerre mondiale.
52
On pourrait citer J. Kaempfer, Poéique du récit de guerre, Mayenne, José Cori, 1998, p. 163 :
« César après Alexandre, en atendant Napoléon. Cete succession épelle et complète peu à peu
le texte d’une Histoire résolument impériale qui donne raison aux vainqueurs et n’admet d’autres
acteurs que les héros dont les batailles colportent le renom. »
53
F. Duval et J.-P. Pécau au scénario, le dessinateur changeant à chaque tome, Jour J, 2010-.
54
Voir K. Marx, Le Capital (1867), Paris, Édiions sociales, 1971, p. 135.
55
Qu. Deluermoz et P. Singaravélou, « Des causes historiques aux possibles du passé ? », p. 78.
51
21
Introducion
L’uchronie et l’idenité
22
Deuxième raison pour laquelle l’uchronie n’est pas que diverissement : elle
touche au passé, à « notre » passé, et donc à l’idenité. D’où des réacions
parfois violentes : Making History de Stephen Fry a ainsi été très violemment
criiqué, puisque l’auteur y lie étroitement l’émancipaion des Afro-Américains
au combat contre le nazisme – sans Hitler, pas de Marin Luther King, et une
Amérique des années 1990 toujours en proie à la ségrégaion. Au contraire,
Jacques Sapir écrit un livre d’histoire contrefactuelle certes ambiieux mais
peu surprenant, Et si la France avait coninué la guerre ? 56 L’inverse (« et si
la France n’était pas entrée en guerre ? ») aurait probablement été très mal
reçu. La série Jour J joue ainsi habilement sur le lien entre notre passé et notre
idenité : toutes les couvertures reprennent une image connue, qui fait parie
de notre patrimoine, et la subverissent, ce qui est parfois dérangeant ; on est
immédiatement interloqué, convoqué, forcé de réagir sur un plan émoionnel
bien plus qu’intellectuel. Autrement dit, l’uchronie interroge la mémoire, au
carrefour de l’histoire et de l’idenité. Ce lien fort entre passé et idenité, lien
interrogé plus que subveri par l’uchronie, est aussi ce qui pousse les gens à
s’intéresser à l’histoire. Comme l’écrit Paul Valéry :
Observez ceci sur vous-même : toutes les fois que l’histoire vous saisit, que vous
pensez historiquement, que vous vous laissez séduire à revivre l’aventure humaine
de quelque époque révolue, l’intérêt que vous y prenez est tout soutenu du
seniment que les choses eussent pu être tout autres, tourner tout autrement.
À chaque instant, vous supposez un autre instant suivant que celui qui suivit ; à
chaque présent imaginaire où vous vous placez, vous concevez un autre avenir
que celui qui s’est réalisé. Si Robespierre l’eût emporté ? Si Grouchy fût arrivé à
temps sur le terrain de Waterloo ? [...] Si, toujours si. Cete peite conjoncion si
est pleine de sens. En elle réside peut-être le secret de la plus inime liaison de
notre vie à l’histoire 57.
Touchant à notre idenité collecive, à notre lien inime à l’histoire,
l’uchronie touche aussi à notre idenité propre. Réécrire le passé, c’est aussi
se réécrire. D’où l’intérêt de l’ouvrage de Pierre Bayard, Aurais-je été résistant
ou bourreau ? 58, dans lequel il imagine ce qu’aurait été sa vie s’il était né un
J. Sapir, F. Stora et L. Mahé, 1940 : et si la France avait coninué la guerre ? Essai d’alternaive
historique, 2010 ; suivi de 1941-1942 : et si la France avait coninué la guerre ? Essai d’alternaive
historique, 2012.
57
P. Valéry, « Discours de l’histoire... », Essais quasi poliiques, in Œuvres, t. I, Paris, Gallimard,
1957, p. 1131-1132.
58
P. Bayard, Aurais-je été résistant ou bourreau ?, 2012. Voir aussi, du même auteur, Il existe
d’autres mondes, p. 147 : « se relire soi-même en réléchissant sur notre muliplicité psychique, sur
tout ce que nous aurions pu être si le desin avait été diférent... ».
56
Introducion
demi-siècle plus tôt. L’uchronie devient prétexte à une quête idenitaire ;
c’est également ce que metent en jeu les ilms uchroniques, par exemple
It’s a Wonderful Life de Frank Capra 59. C’est ce que l’on trouve encore dans
Tancrède, un roman de Ugo Bellagamba dans lequel la divergence – Tancrède,
chevalier de la première croisade, déserte et apostasie – est moins mise au
service d’une réécriture de l’histoire que de la quête personnelle d’un personnage, Tancrède, en proie au doute et à une angoisse existenielle profonde.
Citons la posface de l’auteur : « La toile de fond historique de Tancrède, au
maillage serré, n’est que le support d’une aventure humaine : celle de la prise
de posiion, d’abord psychologique, puis en actes, de l’individu par rapport à
un contexte de crise donné 60. » Pierre Bayard construit quant à lui la noion
de personnalité potenielle :
Je propose de considérer que l’être humain ne se compose pas exclusivement de
ce qu’il est dans le contexte historique et géographique où il est né, mais qu’il
comprend également ce qu’il aurait pu être s’il s’était trouvé dans une situaion
diférente, et en pariculier dans une situaion de crise violente, la plus à même
de révéler, en le portant à ses limites, ce qu’il est véritablement 61.
On remarquera au passage la même vision de l’histoire relevée plus
haut : c’est dans une « situaion de crise violente », « dans un contexte de
crise donné », que l’individu peut se révéler : là encore, pas d’histoire, même
individuelle, sans conlit. Bref, si l’uchronie, à la diférence de l’utopie, ne
joue pas forcément le rôle d’un modèle permetant de mieux voir notre
monde et notre temps, elle peut en tout cas fournir l’occasion à l’individu
de se réinventer.
L’uchronie et le poliique
Troisième raison, enin : l’uchronie permet, on l’a vu, de retrouver l’inceritude
du « futur passé », et cela a d’importantes conséquences poliiques. Comme
le notent bien Quenin Deluermoz et Pierre Singaravélou 62, prétendre que
le passé produit n’est pas le seul possible, c’est s’opposer à une vision « néoconservaiste » de l’histoire, qui, en fatalisant le développement historique,
It’s a Wonderful Life, en français La Vie est belle, F. Capra, 1946.
U. Bellagamba, Tancrède, p. 357.
61
P. Bayard, Aurais-je été résistant ou bourreau ?, p. 14.
62
Q. Deluermoz et P. Singaravélou « Explorer le champ des possibles. Approches contrefactuelles
et futurs non advenus en histoire », 2012.
59
60
23
Introducion
24
contribue à jusiier, à légiimer l’ordre des choses existantes. On peut penser
aux travaux de Francis Fukuyama sur La Fin de l’histoire 63 : la chute du bloc
communiste consacrerait la victoire, éternelle et immuable, du capitalisme.
L’argument est au fond circulaire : si ça c’est passé comme ça, c’est que ça
devait se passer comme ça, et donc que le capitalisme est intrinsèquement
supérieur au communisme. Et du coup, le capitalisme devient notre futur,
l’horizon historique forcément indépassable puisque insurpassable – et
l’histoire prend in. Cete concepion très déterministe de l’histoire, sur
laquelle Fukuyama est revenu ensuite, se rapproche du slogan adopté par
une igure emblémaique du courant néoconservateur et néolibéral, Margaret
Thatcher : « there is no alternaive 64 ». Au contraire, retrouver les passés qui
auraient pu exister, c’est aussi rappeler que dans toutes les circonstances
les choix sont muliples, que l’avenir n’est pas tracé, que l’histoire n’obéit
pas à des lois mais n’est que le produit de choix humains. Ricœur l’écrivait
ainsi : « Rêvant d’un événement autre, [l’historien] oppose l’uchronie à la
fascinaion du révolu 65. » Les conséquences sont à la fois philosophiques et
poliiques : celui qui praique l’uchronie, mais aussi qui réléchit par exemple
à la science-icion 66, celui qui recherche dans tous les événements quelles
auraient pu être les autres décisions, les autres suites, les autres conséquences,
insiste sur la liberté et sur la coningence, et il prépare ainsi son esprit à ce
qui est en déiniif propre à la poliique – la prise de décision, dans l’inceritude. Si l’uchronie est dérangeante, c’est parce qu’elle inscrit la liberté, et
donc la responsabilité, au cœur de l’histoire : dans Making History, le héros
comprend douloureusement que reirer Hitler de l’équaion ne suit pas
à empêcher l’émergence du nazisme, la guerre, et la destrucion des Juifs
d’Europe. Praiquer l’uchronie, c’est réinscrire la responsabilité de l’homme
(et donc la sienne propre) au cœur de l’histoire. Alors qu’airmer que les
faits s’enchaînent à cause d’une nécessité profonde, c’est aussi se dédouaner.
Tocqueville l’écrivait bien : dans les démocraies, les citoyens préfèrent une
concepion de l’histoire dans laquelle l’accent est mis sur la nécessité plutôt
que sur la liberté et la responsabilité 67.
F. Fukuyama, La Fin de l’histoire et le dernier homme, Paris, Flammarion, 1992.
Voir B. Rothé et G. Mordillat, Il n’y a pas d’alternaive ! Trente ans de propagande économique,
Paris, Le Seuil, 2011. À ce stade, airmer comme on le fait ici qu’il y a des alternaives revient presque
à faire acte de résistance poliique : les auteurs de ce livre l’assument pleinement.
65
P. Ricœur, Temps et récit 2, op. cit., p. 332.
66
Voir Y. Rumpala, « Ce que la science-icion pourrait apporter à la pensée poliique », Raisons
poliiques, no 40, 2010/4, p. 97-113.
67
A. de Tocqueville, De la démocraie en Amérique, Paris, Gallimard, 1951, cité par J.-C. Casanova,
communicaion, Académie des sciences morales et poliiques, séance du 17 octobre 2005, en ligne
sur canalacademie. com.
63
64
Introducion
Comme le notaient joliment Anthony Rowley et Fabrice d’Almeida dans
leur introduction, « à Perec qui évoquait l’histoire avec sa grande Hache, nous
répondons par une histoire avec des si 68 ». L’uchronie, en redécouvrant les
alternatives du passé, nous rappelle à chaque instant que – n’en déplaise à
Mme Thatcher – il y a des alternatives. Elle a donc un très fort potentiel subversif.
Aux États-Unis, les travaux de Robert Fogel ont clairement été reçus comme
des ouvrages « subversifs » mettant à mal le récit national en déconstruisant
des grands mythes fondateurs, comme le chemin de fer 69. Quant aux livres
de Kenneth Pomeranz, ils questionnent le rôle de la révolution industrielle
dans l’essor de l’Occident 70.
Déconstruisant le passé, l’exercice de l’uchronie permet donc de mieux
construire le futur. Renouvier, déjà, l’écrivait dans sa conclusion : « L’uchronie
aura forcé l’esprit à s’arrêter à la pensée des possibles qui ne se sont pas
réalisés, et à s’élever ainsi plus résolument à celles des possibles encore en
suspens dans le monde 71. » En ces temps de pessimisme et de fatalisme, il serait
profitable d’opposer, à l’enchaînement inexorable des faits, à la « fascination
du révolu », la multiplicité des passés possibles.
25
A. Rowley et F. d’Almeida, Et si on refaisait l’histoire ?, p. 12.
R. W. Fogel, Railroads and American Economic Growth : Essays in Econometric History, 1964.
70
K. Pomeranz, The Great Divergence : China, Europe and the Making of the Modern World
Economy, 2000.
71
Ch. Renouvier, Uchronie : l’utopie dans l’histoire, p. 470.
68
69
Conclusion
Florian Besson
Trois axes structurants se dégagent clairement des contribuions que nous
avons souhaité rassembler ici.
Tout d’abord, l’histoire revisitée renvoie toujours à une vision de l’histoire.
L’analyse des différents turning points privilégiés par les auteurs indique ainsi
combien on demeure encore dans une histoire qui s’articule autour des grands
hommes et des batailles : les conditions socioéconomiques, les œuvres d’art,
les inventions scientifiques ne sont pas considérées comme faisant l’histoire.
Or tout travail de recherche historique est sous-tendu par la vision de son
auteur : l’un des grands mérites de l’histoire contrefactuelle est de forcer
les auteurs à jouer cartes sur table, à dévoiler leur conception de l’histoire.
Rien de commun entre un Renouvier qui fait retomber l’histoire alternative
dans les ornières de notre histoire et un Orson Scott Card qui profite du
point de divergence pour proposer une évolution radicalement différente
de l’histoire du monde, évolution inscrite dans une vision profondément
chrétienne. On le voit très bien dans les textes consacrés à Mme de Staël ou
à Capra : écrire l’histoire avec des si, c’est finalement reposer la question,
évidemment fondamentale, de la place de l’homme dans l’histoire – que ce
soit pour proposer une vision nostalgique toute à la gloire du père trop tôt
disparu, ou pour insister sur l’importance qu’a, à son échelle, chaque individu.
Ensuite, derrière toute uchronie apparaît une méthode de travail. Un
scénario contrefactuel ne s’invente pas : il se construit. D’où la grande attention
portée ici à la dimension méthodologique : l’entretien avec Jean-Pierre Pécau,
en particulier, permet de voir à l’œuvre un créateur de récits uchroniques,
de l’entendre nous expliquer comment on choisit un point de divergence, et
comment on le travaille. Les articles consacrés à Robert Fogel et à Kenneth
Pomeranz sont l’occasion là aussi de montrer une histoire contrefactuelle
qui, précisément, ne se fait pas contre les faits, mais sur eux, à partir d’eux.
On mesure notamment à travers l’immense masse de données brassée par
129
Conclusion
130
ces deux auteurs la quantité de travail nécessaire à la construction d’un
récit alternatif, moins que jamais pensé comme une pure fantaisie. Et on
a pu souligner plusieurs fois à quel point les uchronies reflètent l’état de la
recherche historique : ainsi du « choc microbien », qui prend de plus en plus
de place dans les récits alternatifs de la découverte du Nouveau Monde.
L’uchronie apparaît alors comme un travail historique à proprement parler :
le contact direct et critique avec les sources, la construction d’une causalité,
la comparaison des différents facteurs, l’explication des conséquences de
l’événement à plusieurs échelles spatiales et temporelles, autant d’éléments
qui sont au cœur des bonnes uchronies. Pour juger une histoire avec des
si, et a fortiori pour en écrire une, la question la plus importante est peutêtre moins celle du pivot que celle de cette méthode scientifique qui doit
nécessairement venir sous-tendre l’exercice. L’histoire alternative ne doit pas
être considérée comme une branche annexe et un peu bâtarde de l’histoire
« sérieuse » : comme le souligne Max Weber, elle est au contraire à la fois un
outil absolument nécessaire pour comprendre la causalité sans tomber dans
une lecture téléologique et un exercice extrêmement stimulant qui permet
à l’historien de tester des hypothèses et des paradigmes 1.
En faisant une large place aux œuvres de fiction, depuis les romans de
cape et d’épée de Zévaco jusqu’à la délirante série télévisée Docteur Who en
passant par des bandes dessinées et des romans de science-fiction, nous avons
également souhaité réaffirmer la proximité entre l’histoire et la littérature. À
l’heure où une nouvelle collection de bande dessinée invite des historiens à
se prêter au jeu de la fiction 2, il s’agit pour nous de rappeler que « l’histoire
est une littérature contemporaine », pour reprendre le titre et le message
de l’ouvrage d’Ivan Jablonka dont j’achève la lecture en écrivant ces lignes 3.
Réinscrire la voie de l’uchronie au cœur de la discipline historique, c’est aussi
souscrire à cette exigence de littérarité qui permet à l’histoire de se donner
une nouvelle voix.
Enfin et surtout, on a pu mettre en valeur la grande souplesse de
l’uchronie. Celle-ci est à la fois très ludique et très sérieuse, permettant un jeu
de va-et-vient entre ces deux dimensions. Très ludique, souvent aussi jubilatoire
1
Voir C. Delnate, G. Fondu, Ch. Frey et F. Nicodème, « Possibilité objecive et causaion adéquate
dans l’approche causale en histoire », Tracés. Revue de sciences humaines, no 24, 2013, p. 143-178.
2
La collecion « Ils ont fait l’Histoire », aux édiions Glénat, propose à des historiens universitaires
de travailler avec des scénaristes et des dessinateurs de bande dessinée autour de grands personnages
de l’histoire, comme Charlemagne, Philippe le Bel, Jaurès...
3
I. Jablonka, L’Histoire est une litérature contemporaine. Manifeste pour les sciences sociales,
Paris, Le Seuil, 2014.
Conclusion
pour le lecteur que pour l’auteur, elle permet de construire des histoires, en
jouant sans cesse avec les attentes du lecteur : c’est particulièrement clair
dans la bande dessinée Jour J, mais aussi chez Michel Zévaco, qui utilise le
ressort contrefactuel pour critiquer, dans un geste politique tout autant que
littéraire, l’histoire officielle. Chargée d’un très fort potentiel dramatique,
l’histoire alternative met en question les grandes figures de notre histoire, ce
que l’on a pu voir par exemple avec le traitement du personnage de Christophe
Colomb. En passant ces grandes figures au crible de la critique, l’histoire
alternative les déconstruit, et est ainsi subversive, corrosive – qu’il nous soit
permis de nouveau de renvoyer aux contributions sur Fogel et sur Pomeranz.
Sérieuse puisque ludique, l’uchronie remet du jeu dans le récit
historique, et participe ainsi de ce que Patrick Boucheron appelait une
« histoire inquiète 4 », c’est-à-dire une histoire qui interroge autant qu’elle
s’interroge, qui prend en compte les failles de nos certitudes, joue dans les
ombres, investit les discours des contemporains. À cet égard, l’uchronie nous
semble être un bon antidote à certaines dérives idéologiques de l’histoire,
qui tendraient à figer les événements pour mieux sacraliser, par exemple, une
identité nationale largement fantasmée 5. En ce sens, on gagnerait beaucoup
à enseigner l’uchronie au lycée, à un âge où se forme l’esprit critique : nous
ne pouvons qu’encourager les enseignants à se saisir de cet outil qui a autant
à apporter à la pédagogie qu’à la recherche pure. Car les scénarios alternatifs
sont très souvent connectés à l’actualité politique du moment : Tristan Martine
démontre par exemple à quel point, dans le manga Zipang, les errances du
navire japonais projeté dans la Seconde Guerre mondiale recouvrent en fait
un profond questionnement sur la place et le rôle de l’armée japonaise dans
la société actuelle, mais aussi plus globalement sur l’identité japonaise. De
même, Jean-Pierre Pécau réécrit l’histoire avec une sensibilité de gauche
affirmée ; et Renouvier écrit quant à lui dans une perspective anticléricale
qui s’inscrit profondément dans le contexte de la Troisième République.
Bref, les passés alternatifs sont au cœur des débats contemporains, lesquels
préparent les différents avenirs.
Voir l’entreien avec P. Boucheron initulé « Apologie pour une histoire inquiète » et publié
sur le site nonicion. fr en juin 2012 ; voir aussi P. Boucheron, L’Entretemps. Conversaions sur
l’histoire, Lagrasse, Verdier, 2012.
5
Telles qu’elles paraissent par exemple dans Lorant Deutsch, Hexagone. Sur les routes de
l’histoire de France, Neuilly-sur-Seine, Michel Lafon, 2013, notamment lors du récit de la bataille de
Poiiers. On a là la résurgence d’une histoire naionaliste (Christophe Naudin parlait dans Le Nouvel
Observateur du 5 octobre 2013 d’une histoire maurassienne) aux connotaions idéologiquement
malsaines et poliiquement dangereuses. Nous tenons ici à saluer le travail paient, intelligent et
surtout nécessaire des « historiens de garde », que l’on retrouvera sur le site internet du même nom.
4
131
Conclusion
Considérée ainsi, l’uchronie peut être un moyen pour l’historien de
réinvestir ces débats sociétaux, non pas pour apporter, dans une position
surplombante que lui conférerait son érudition, des réponses et des solutions
venues du passé, mais pour souligner au contraire, en restituant l’incertitude
des passés possibles, que les événements sont toujours ouverts, que rien
n’est jamais joué d’avance, et que l’on peut toujours trouver des alternatives.
En réouvrant le passé, on réouvre le futur : ou, pour le dire autrement,
réécrire le passé, c’est affirmer que le futur n’est pas écrit.
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