A PROPOS DU RENOUVEAU ANNONCE DE
LA METAPHYSIQUE
Pierre UZAN
ABSTRACT: In this paper, we evaluate the project of resurgence of metaphysics based
on the pecularity of the quantum domain, a project that is supported by some
contemporary philosophers. Beyond the general arguments against scientific realism
that are still applicable here, we show that this project is faced with the three following
issues that, we believe, make it unrealizable: (a) the problem raised by the realistic
interpretation of the wave function, as a description of a ‘concrete physical fact’ of the
independent reality; (b) the lack of any experimental counterpart of the (non-local)
hidden variables quantum theories, and, in some cases, their incompatibility with the
quantum predictions; and (c) the fact that the key-properties of quantum phenomena,
like their non-locality, essentially depend on the observables that are used for their
description and cannot then be assigned to any ‘independent’ reality.
KEYWORDS: entanglement, hidden variables theories, interpretation of the wave
function, metaphysics of science, quantum physics
1. Introduction
La « renaissance de la métaphysique » fondée sur « les connaissances qu’apportent
les sciences » que constate Michael Esfeld1 est bien illustrée par les interprétations
à visée ontologique de la mécanique quantique. Nous pouvons, en particulier,
mentionner la « mécanique Bohmienne »2 qui reprend et prolonge la théorie de
l’onde-pilote de Louis de Broglie, l’interprétation réaliste du processus de
réduction de la fonction d’onde en terme de localisation spontanée proposée par
Girhardi, Rimini et Weber,3 qui sera notée ci-dessous « théorie GRW », ou la
philosophie du « réel voilé » développée par Bernard d’Espagnat à partir des
fondements de la mécanique quantique.4 Plus récemment, Esfeld5 et Dorato6 ont
Michael Esfeld, « La philosophie comme métaphysique des sciences », Studia Philosophica 66
(2007): 61-76.
2 David Bohm and Basil Hiley, The Undivided Universe (London: Routledge, 1993).
3 GianCarlo Girhardi, Alberto Rimini and Tullio Weber “Unified dynamics for microscopic and
macroscopic systems,” Physical Review D, 34, 2 (1986): 470-491.
4 Bernard d’Espagnat, Le Réel Voilé (Paris : Fayard, 1994).
5 Michael Esfeld, “How to Account for Quantum Non-locality: Ontic Structural Realism and the
Primitive Ontology of Quantum Physics,” Synthèse, online 11th Septembre 2014.
1
© LOGOS & EPISTEME, VII, 3 (2016): 305-323
Pierre Uzan
proposé la construction de ce que l’on pourrait appeler une « métaphysique des
relations » qui combine le réalisme structural ontologique introduit par Ladyman7
et les interprétations ontologiques de la mécanique quantique mentionnées cidessus – mécanique Bohminenne ou théorie GRW. Mentionnons enfin la
proposition de Dorato8 de considérer l’intrication, qui est une propriété
caractéristique du domaine quantique, comme le fondement du « nouvel ordre
fondamental de la nature ».9
Cependant, malgré la cohérence de ces propositions à visée ontologique,
pouvons-nous accepter que ce que nous apprend la science (ici, la physique
quantique) contribue vraiment à l’élaboration d’une « une vision cohérente et
complète du monde »10 si ce « monde » est, comme c’est le cas dans ces
propositions, conçu comme réel-en-soi, indépendant de nos moyens
d’investigations et de nos représentations ? Pouvons-nous souscrire à l’idée selon
laquelle la science aurait pour fonction et pour but de décrire la réalité
indépendante, une idée souvent admise sans discussion par la plupart des
scientifiques ? Ou devons-nous plutôt faire preuve de prudence en maintenant la
distinction kantienne entre phénomène et noumène, entre la construction du
phénomène qui fait appel aux formes a priori de la connaissance imposées par le
sujet et l’existence d’une hypothétique réalité indépendante auquelle la science
n’aurait pas accès ?
Cette question traditionnelle de la métaphysique a été de nombreuses fois
discutée (par exemple par Boyd11 ou Chakravartty12) et sera ici reconsidérée en
nous référant tout particulièrement aux interprétations ontologiques de la
mécanique quantique mentionnées ci-dessus. A la section 2, nous commencerons
par rappeler quelques arguments généraux qui ont été formulés à l’encontre du
réalisme scientifique. En particulier, nous insisterons sur un argument
constructiviste, issu de la philosophie critique, qui peut être considéré comme
Mauro Dorato and Michael Esfeld, “GRW as an ontology of dispositions,” Studies in History
and Philosophy of Science, Part B, 41, 1 (2010): 41-49.
7 James Ladyman, “What is Structural Realism?” Studies in History and Philosophy of Science ,
6
29 (1998): 409–424.
8 Mauro Dorato, “Laws of Nature and the Reality of the Wave Function,” Synthese (2016),
forthcoming.
9 Nous avons souligné le mot « nature » qui témoigne de l’engagement ontologique de l’auteur.
10 Michael Esfeld, « La philosophie comme métaphysique des sciences ».
11 Richard N. Boyd, “On the Current Status of the Issue of Scientific Realism,” Erkenntnis 19,
(1983): 445-90.
12 Anjan Chakravartty, A Metaphysics for Scientific Realism: Knowing the Unobservable
(Cambridge: Cambridge University Press, 2007).
306
A propos du renouveau annoncé de la métaphysique
l’argument « positif » majeur en ce qu’il montre comment se constitue le monde
des objets, mettant ainsi en difficulté l’idée que les théories scientifiques décrivent
le monde « tel qu’il est ». Nous soutiendrons cet argument en nous référant aux
travaux de Duhem et de Quine et, plus généralement, à la philosophie kantienne
et, dans son prolongement, aux analyses que fait Cassirer du processus de la
connaissance. Dans la section 3, nous montrerons qu’en plus des arguments
généraux qui ont été proposé à l’encontre du réalisme scientifique, des arguments
spécifiques à l’encontre des interprétations ontologiques de la mécanique
quantique peuvent être formulés. Ces derniers arguments, d’ordre plus technique,
se rapportent aux trois thématiques suivantes qui seront traitées successivement :
(a) la question du statut de la fonction d’onde (et, plus généralement, de l’entité
formelle représentant l’état d’un système dans la théorie quantique); (b) la
question de la complétude de la théorie quantique et de la possibilité d’y ajouter
des variables supplémentaires dans le but de décrire les mécanismes sous-jacents
des phénomènes ; et (c) la question de la légitimité qu’il y aurait à attribuer à la
réalité indépendante certains traits caractéristiques du domaine quantique, comme
en particulier la non-localité qui est considérée dans ces approches comme une
caractéristique structurelle intrinsèque de la réalité indépendante.
2. Le processus de constitution de l’objectivité
La science nous renseigne-t-elle sur la réalité indépendante ? Cette question, qui
constitue la problématique essentielle de la philosophie des sciences, peut être
reposée de la façon suivante qui fait entrevoir son aspect paradoxal: Les lois
scientifiques, qui sont toujours formulées dans le cadre d’un certain paradigme
théorico-expérimental, peuvent-elles être considérées comme celles régissant une
réalité indépendante de nos moyens d’investigations et de nos représentations ?
Plusieurs arguments généraux ont été proposés à l’encontre du réalisme
scientifique (voir la synthèse proposée dans le livre de Chakravartty cité cidessus). Par exemple, un argument extrêmement puissant est celui de la sousdétermination des théories par l’expérience (ou thèse de Quine-Duhem) d’où sont
directement dérivés des arguments qui remettent en question l’idée que la science
s’approche de plus en plus de la vérité, voire la notion même de « vérité »
scientifique. L’argument de la sous-détermination des théories par l’expérience
mentionne le fait que des théories différentes peuvent décrire les mêmes
phénomènes. Ce fut par exemple le cas de la théorie corpusculaire de la lumière
formulée par Newton et de la théorie ondulatoire de la lumière proposée par
Huygens et développée par Young et par Fresnel puisque ces deux théories rivales
pouvaient expliquer la propagation rectiligne de la lumière ainsi que les
307
Pierre Uzan
phénomènes de réfraction. L’existence de telles théories « empiriquement
équivalentes » qui expliquent ces phénomènes en se référant pourtant à des entités
et des mécanismes différents (dans l’exemple considéré : corpuscules pour l’une,
ondes pour l’autre, qui sont régis par leurs propres lois) met ainsi en difficulté
l’idée qu’une théorie serait plus « vraie » qu’une autre, qu’elle décrirait plus
fidèlement les entités de la réalité indépendante.
Cependant, nous nous concentrerons ici sur un seul argument que l’on
pourrait qualifier de « positif » dans la mesure où il montre comment se construit
l’objectivité de la science et supplante donc tous les autres arguments dont le but
est d’essayer de mettre en défaut le réalisme en montrant ses faiblesses – ces
derniers arguments peuvent donc être considérés comme des arguments critiques
« négatifs ». L’idée-force capable, sinon de remettre en question, de montrer tout
du moins le caractère purement spéculatif de tout tentative d’interprétation
ontologique des théories scientifiques est le constat que l’objectivité scientifique
résulte d’un processus d’élaboration sémantique effectué dans un contexte
scientifique et, plus généralement, socio-culturel donné – ce qui introduit, en
outre, une dimension historique à la notion de « vérité scientifique ». En effet,
contrairement à ce que prétend une vision naïve de la science, qui est souvent
acceptée sans discussion dans les milieux scientifiques, les « objets » dont nous
parle la science (électrons, molécules, gènes,…) ne sont donc pas simplement
« découverts » lors d’observations passives de « faits » bruts mais ils sont constitués.
L’idée de constitution de l’objectivité scientifique a été formulée de façon concise
par Duhem :13
[le phénomène qu’enregistre un expérimentateur est] une interprétation qui
substitue aux données concrètes réellement recueillies par l’observation des
représentations abstraites et symboliques qui leur correspondent en vertu des
théories admises par l’observateur.
Plusieurs illustrations de ce processus de constitution de l’objectivité
scientifique ont été proposés dans la littérature, comme c’est le cas du processus
complexe d’élaboration du concept de « photon » qui a été clairement analysé par
Léna Soler.14 Prenons ici un exemple plus simple mais néanmoins très significatif,
celui de la « découverte » de la radioactivité par Becquerel, que l’on présente
souvent comme un fait brut détaché de son contexte théorique. Cette
« découverte » est, en fait, le résultat d’une élaboration sémantique complexe à
Pierre Duhem, La théorie physique, son objet, sa structure, chap IV, §1. (Paris : Vrin, 1981),
209.
14 Léna Soler, L'emergence d'un nouvel objet symbolique : le photon. Thèse de Doctorat sous la
direction de Michel Bitbol, Université Paris 1 (1997).
13
308
A propos du renouveau annoncé de la métaphysique
partir de la perception de traces – que l’on suppose, pour simplifier, constituer les
ultimes « données expérimentales » – laissées par des sels d’uranium sur des
émulsions photographiques et de l’ensemble des théories physiques de l’époque –
et en particulier ici, la théorie atomique. Il fallait, en effet, avoir au préalable
élaboré le concept d’atome et, en outre, d’un atome composé de particules encore
plus élémentaires pour analyser ces traces comme le résultat de l’impact de
particules émises spontanément par les atomes d’uranium.
Un « fait » scientifique est donc toujours le résultat d’un processus
d’interprétation dans le cadre du paradigme scientifique en vigueur, d’où l’extrême
difficulté, voire l’impossibilité, de distinguer entre la part de notre savoir qui
relèverait d’un hypothétique monde-en-soi et de celle relevant de notre façon
d’organiser nos connaissances. Ce point a été illustré par Quine dans ce passage
bien connu :15
La tradition de nos pères est un tissu de phrases. Entre nos mains, il se développe
et change, par ses révisions et additions délibérées plus ou moins arbitraires et qui
lui sont propres, plus ou moins directement occasionnées par la stimulation. C’est
une tradition couleur gris pâle, noire de fait et blanche de convention. Mais je
n’ai trouvé aucune raisonmajeure de conclure qu’il s’y trouve le moindre fil tout
à fait noir, ou tout à fait blanc.
L’idée de constitution de l’objectivité, qui s’oppose à celle de découverte
d’un monde-en-soi déjà constitué, a été analysée de façon rigoureuse par Kant et
les philosophes post-kantiens. La connaissance d’un objet est, selon Kant, une mise
en forme, imposée par le sujet de la connaissance, d’une « matière » donnée. La
connaissance d’un objet fait donc intervenir deux sortes d’éléments : ceux qui
dépendent du sujet et qui constituent la forme a priori de la connaissance et ceux
dépendant de l’objet lui-même et qui en constituent la « matière ». Les formes a
priori de la connaissance seraient ainsi, selon cette conception, les cadre universels
et nécessaires à travers lesquels l’esprit humain appréhende le monde : les formes a
priori de la sensibilité (l’espace et le temps), qui constituent notre façon de le
percevoir, et les formes a priori de l’entendement, catégories ou concepts purs
(comme celles de causalité ou de substance), qui constituent notre façon de le
concevoir.
Il est cependant possible d’affiner le modèle kantien de la connaissance où
l’identification de l’a priori et de l’inné conduit à une conception statique et
dualiste de la connaissance : d’un côté les formes a priori intemporelles et de
l’autre les « données » contingentes, la matière de la connaissance. Cassirer a, en
Willard V. O. Quine, “Carnap and Logical Truth,” in The Philosophy of Rudolf Carnap, ed.
Paul A. Schlipp (La Salle: Open Court, 1963), 374.
15
309
Pierre Uzan
effet, proposé de re-définir le processus de la connaissance en terme de mise en
forme symbolique, comme un processus d’élaboration de la signification qui
constituerait, de fait, notre seul mode d’objectification.16 Selon Cassirer, toutes nos
théories17 sur le monde, toutes les informations (d'origine expérimentale ou non)
dont nous disposons, mais aussi toutes les actions entreprises dans le but de
l'observer constituent, respectivement, en tant que formes de représentation,
données interprétées dans ce contexte théorique et procédures d'acquisition de ces
données, autant d'éléments définissant le processus de la connaissance. Les formes
symboliques, que Cassirer classe en langage, pensée mythique, artistique,
religieuse et scientifique sont « les modalités de donation du sens » et constituent,
selon lui, « la trame enchevêtrée de l'expérience humaine que tout progrès dans la
pensée et l'expérience de l'Homme complique et renforce ». Toute réalité étant
médiatisée par des formes linguistiques, artistiques, scientifiques, par des symboles
mythiques ou des rites religieux, nous pouvons ainsi dire que l'Homme vit dans un
Univers symbolique: il n'a accès qu'à un monde de représentations et jamais à un
monde-en-soi qui lui serait donné. L'univers symbolique ou univers de
représentation de l'Homme résulte donc d'un processus d'élaboration sémantique
et constitue toute sa réalité, réalité qui est en fait délimitée par son langage et
l'ensemble de toutes les formes culturelles à travers lesquelles et par lesquelles se
constitue pour lui toute « objectivité ».
Cette analyse du processus de la connaissance ainsi que les remarques
précédentes de Duhem et de Quine militent donc fortement en faveur de l’idée
que l’objectivité se construit, qu’elle résulte d’un processus d’élaboration
sémantique, ce qui laisse ainsi peu de place au projet de développement d’une
métaphysique des sciences. En outre, nos moyens d’investigation étant tributaires
d’un paradigme donné (et en général transitoire), qu’est-ce qui nous autoriserait à
affirmer que la science d’aujourd’hui, plus que celle d’hier ou de demain qui
peuvent relever de paradigmes différents, voire incommensurables,18 nous
révèlerait les « véritables » structures de la réalité indépendante ? Par exemple, la
réalité indépendante serait-elle constituée d’une substance unique (Thalès),
d’atomes (Lucrèce, Démocrite, Dalton), d’éther (Descartes, Fresnel, Maxwell) ou,
Ernst Cassirer, La philosophie des formes symboliques (Paris : Editions de minuit, 1927), 43.
« Théorie » au sens le plus général d'ensemble d'idées et de concepts de tout ordre plus ou
moins structurés contribuant à notre vision du monde.
18 Thomas S. Kuhn, The Structure of Scientific Revolutions (Chicago: University of Chicago
Press, 1962). Trad. Française : La structure des révolutions scientifiques (Paris: Flamarion, coll.
Champs, 1983).
16
17
310
A propos du renouveau annoncé de la métaphysique
en référence aux théories cosmologiques récentes, n’est-il qu’une fluctuation du
vide quantique ?
3. Trois arguments spécifiques à l’encontre des interprétations à visée ontologique
de la mécanique quantique
Si les arguments généraux brièvement rapportés ci-dessus à l’encontre du réalisme
scientifique s’appliquent bien sûr aux interprétations ontologiques de la mécanique
quantique, il est, en outre, possible de formuler des arguments spécifiques à
l’encontre de ces interprétations. La mécanique quantique a, en effet, introduit des
concepts nouveaux qui sont en rupture avec ceux des mécaniques classiques et
relativistes et a développé un formalisme permettant de représenter
rigoureusement ces concepts. Afin de formuler ces arguments spécifiques, il nous
faut commencer par rappeler brièvement les concepts typiquement quantiques qui
ont poussé certains à clamer le renouveau de la métaphysique. Nous montrerons,
en particulier, en quoi ces derniers concepts se distinguent de ceux des mécaniques
classique et relativiste.19
Selon la mécanique quantique standard, dont les principes sont brièvement
rappelés ici sans interprétation particulière,20 l’état d’un système n’est pas
représenté, comme en mécanique classique, par un point de l’espace des phases,
c’est à dire par la donnée de sa position et de sa vitesse, mais par un vecteur de
l’espace vectoriel des états bâti sur le corps des nombres complexes (espace de
Hilbert). Cet état dont l’évolution temporelle est donnée par l’équation de
Schrödinger permet le calcul des prédictions via la règle de Born.21
Corrélativement, les grandeurs physiques que nous pouvons mesurer sur ce
système ne peuvent plus s’écrire comme des fonctions des coordonnées de ce
point-état mais comme des opérateurs auto-adjoints, des « observables », agissant
sur l’espace des états. Une première caractéristique essentielle de la mécanique
Pour un exposé plus complet de la théorie quantique standard, le lecteur pourra par exemple
se reporter au manuel de Mécanique Quantique de Claude Cohen Tanoudji, Bernard Diu et
Franck Laloë (Paris : Hermann, 1977).
20 Ce qui veut dire que seule la structure mathématique minimale permettant de décrire les
phénoménes quantiques, celle qui est présentée dans les manuels universitaires, sera ici utilisée.
La question de l’interprétation de ce formalisme qui est un enjeu essentiel dans cet article sera
analysée ci-après.
21 La règle de Born peut en fait être considérée comme une utilisation, dans le domaine
quantique, de la seule mesure de probabilités qu’il soit est possible de définir sur l’ensemble des
sous-espaces clos d’un espace de Hilbert. Ce dernier point a été montré par Andrew M. Gleason,
“Measures on the Closed Subspaces of a Hilbert Space,” Journal of Mathematics and Mechanics,
6 (1957): 885-893.
19
311
Pierre Uzan
quantique est que, contrairement aux prédictions déterministes de la mécanique
newtonienne où la connaissance de l’état initial d’un système permet de
déterminer avec certitude son état ultérieur, la mécanique quantique est une
théorie fondamentalement probabiliste22 qui ne fournit (par la règle de Born)
qu’une distribution de probabilités de mesurer une certaine valeur pour une
observable donnée – le spectre de valeurs possibles de cette observable
s’identifiant ainsi à celui de ces valeurs propres. Outre la représentation qui est
faite de l’état d’un système par un vecteur ou une « fonction d’onde »23 et le
caractère probabiliste irréductible de la théorie quantique, cette dernière a des
propriétés bien particulières que ni la mécanique classique ni la mécanique
relativiste ne partagent. D’une part, la théorie quantique est une théorie
contextuelle,24 ce qui veut dire que la distribution de probabilité associée à la
mesure d’une observable dépend de l’ensemble du dispositif expérimental (et, en
particulier, des autres observables que l’on décide de mesurer conjointement).
D’autre part, c’est une théorie non-locale, ce qui signifie que la distribution de
probabilités associée à une observable mesurée en une région R de l’espace-temps25
peut dépendre, comme l’a confirmé la violation expérimentale des inégalités de
Bell (voir, par exemple, l’article de Clauser et al.),26 de celles associées à la mesure
d’autres observables mesurées dans des régions spatialement séparées27 de R, ce qui
est en particulier le cas lorsque ces mesures sont effectuées sur les parties d’un
système préparé dans un état intriqué. La propriété d’ « intrication » de l’état d’un
système composé, qui peut être considérée comme la caractéristique la plus
Ce qui veut dire que les probabilités calculées par la règle de Born ne peuvent s’interpréter
comme des probabilités d’ignorance, comme en mécanique statistique classique. Leur existence
est directement liée au formalisme des observables utilisé (qui ne se réduisent pas à des fonctions
calculant des valeurs uniques pour les grandeurs mesurées).
23La fonction d’onde est une description de l’état d’un système selon un mode de représentation
particulier (en « position », historiquement). Elle est obtenue dans ce cas en projetant le vecteur
d’état sur une base des vecteurs propres de la position.
24 La contextualité de la théorie quantique a été montrée par Simon B. Kochen et Ernst Specker –
voir “The Problem of Hidden Variables in Quantum Mechanics, ” Journal of Mathematics and
Mechanics 17, (1967) : 59–87.
25 Ou, autrement dit, en un point de l’espace et à un instant donné.
26 John F. Clauser, Michael Horne, Abner Shimony and Richard A. Holt, “Proposed Experiment
to Test Local Hidden-Variable Theories,”Physical Review Letters 23, (1969): 880-884.
27 Ce qui veut dire que selon la relativité aucun signal physique ne peut relier ces deux
évènements de mesure.
22
312
A propos du renouveau annoncé de la métaphysique
fondamentale de la mécanique quantique, selon les mots de Schrödinger,28 signifie
que cet état ne peut être décrit par une simple adjonction des descriptions relatives
à ses sous-systèmes. L’intrication d’un état s’exprime formellement par le fait qu’il
ne peut être écrit comme le produit d’états de ses sous-systèmes, ce qui a pour
conséquence que des corrélations non-locales, ne pouvant être expliquées
« classiquement »,29 peuvent ainsi être observées entre les observables définies sur
ces sous-systèmes.
Les interprétations de la mécanique quantique qui ont été proposées se
réfèrent à au moins l’une des trois thématiques suivantes qui ne sont bien sûr pas
indépendantes mais que, pour des raisons didactiques, nous allons considérer
successivement. Il s’agit de (a) la question relative au statut de l’entité représentant
l’état d’un système dans la théorie quantique, le vecteur d’état ou la « fonction
d’onde » ; (b) la question de la complétude de la théorie quantique, à laquelle
certains répondent par l’ajout des variables supplémentaires qui décriraient les
hypothétiques mécanismes sous-jacents aux phénomènes, et (c) celle de la
légitimité qu’il y aurait à attribuer certaines propriétés typiques des phénomènes
quantiques (celle de non-localité, en particulier) à la réalité indépendante.
Question (a). La question du statut de la fonction d’onde (ou du vecteur
d’état) peut se formuler de la façon suivante : la fonction d’onde donne-t-elle une
description, même partielle, de la réalité indépendante ou ne doit-elle être
considérée que comme un outil formel encodant notre connaissance de la situation
expérimentale étudiée et permettant le calcul des prédictions ?
Cette question était déjà débattue par les pères fondateurs de la mécanique
quantique : Schrödinger30 soutenait, du moins au début (voir ci-après), que la
fonction d’onde associée à l’état d’un système était une onde physique et que la
réalité indépendante était composée de telles ondes physiques dont l’interaction
permettrait d’expliquer l’existence de corpuscules. Aux antipodes de cette position,
Bohr31 soutenait, dans le cadre de son interprétation holistique du phénomène,
que l’entité formelle représentant l’état d’un système (comme sa fonction d’onde,
en particulier) ne peut se rapporter à ses propriétés intrinsèques mais qu’il doit
être conçu comme un simple outil formel encodant les caractéristiques de
28
Erwin Schrödinger, “Discussion of Probability Relations between Separated
Systems,”Proceedings of the Cambridge Philosophical Society, 31 (1935): 555–563 and 32 (1936):
446–451.
29 C’est à dire par une action de proche en proche dans l’espace, que ce soit par l’existence d’une
interaction causale directe ou par celle d’une cause commune.
30 Schrödinger, “Discussion of Probability.”
31 Niels Bohr, “Foundations of Quantum Physics I,” Collected Works (1933-1958), Vol. 7, ed.
Kalckar Jørgen (Amsterdam: Elsevier, 2008).
313
Pierre Uzan
l’ensemble du dispositif expérimental et permettant ainsi de calculer les résultats
possibles d’une mesure. L’interprétation holistique de Bohr a été précisée par
Bitbol32 lorsqu’il montre, en se référant aux analyses de J.L. Destouches33 et de P.
Destouches-Fevrier34 relatives aux théories de la prévision, que le vecteur d’état
constitue un outil de prévision probabiliste particulièrement simple
« d’évènements définis non pas dans l’absolu mais relativement à un contexte
expérimental ». En outre, cet auteur met en évidence (pp. 157-160) le rôle
d’ « invariant du système de coordonnées probabilistes entre toutes les situations
expérimentales accessibles à la suite d’une préparation donnée » du vecteur d’état–
c’est à dire que ce dernier est une entité universelle vis à vis des mesures pouvant
être effectuées par suite de cette préparation. Quant à Einstein, il soutenait l’idée,
avec Podolski et Rosen que la fonction d’onde nous donnait une description
incomplète de la réalité et qu’afin de sauver le principe de causalité locale35 sur
lequel se fonde la relativité il fallait adjoindre à la théorie quantique des
paramètres supplémentaires, permettant la description des processus « réels » sousjacents :36
While we have thus shown that the wavefunction does not provide a complete
description of the physical reality, we left open the question of whether or not
such a description exists. We believe, however, that such a theory is possible.
Schrödinger a lui-même trouvé un argument puissant à l’encontre de
l’interprétation réaliste de la « fonction d’onde » comme onde physique. Cet
argument tient au fait que la fonction d’onde représentative de deux systèmes en
interaction (comme, en particulier, le système observé et l’appareil de mesure) ne
pouvait se réduire à la simple interaction de deux ondes mais nécessitait
d’introduire une nouvelle fonction d’onde pour le système composé, ce dernier
devant alors être considéré comme un tout indivisible – ce qui rejoint la
conception Bohrienne rapportée ci-dessus. Cet argument lui a fait dire que,
finalement, bien que la fonction d’onde donne une description « complète et
continue dans l’espace et le temps, sans omission ni lacune, conforme à l’idéal
Michel Bitbol, Mécanique quantique, §. 2.2.2. (Paris : Flammarion, 1996).
Jean-Louis Destouches, Mécanique ondulatoire (Paris : Presse Universitaire de France 6ième
édition, 1971).
34 Paulette Destouches-Février, La structure des théories physiques (Paris: Presses Universitaires
de France, 1951).
35Selon ce principe, les évènements se produisant dans une région de l’espace-temps ne peuvent
dépendre ou être influencés par ceux se produisant dans une région spatialement séparée.
36 Albert Einstein, Boris Podolski and Nathan Rosen, “Can Quantum-Mechanical Description of
Physical Reality Be Considered Complete?” Physical Review 47 (1935): 780.
32
33
314
A propos du renouveau annoncé de la métaphysique
classique », cette dernière ne décrit pas « ce que la nature (la matière, le
rayonnement, etc…) est réellement. En fait, nous utilisons cette description (la
description dite ondulatoire) en sachant parfaitement bien qu’elle ne correspond à
aucun de ces termes. » 37
S’il est aujourd’hui impossible de soutenir une interprétation réaliste naïve
de la fonction d’onde, comme onde physique (au même titre qu’une onde
mécanique ou électromagnétique, par exemple), il nous faut tout de même
mentionner la proposition réaliste originale formulée récemment par Michael
Esfeld.38 Selon cet auteur, en plus de son rôle nomologique comme outil
mathématique intervenant dans les équations d’évolution et permettant le calcul
des prédictions, la fonction d’onde jouerait aussi un rôle descriptif non pas des
entités qui composent un système, qui sont conçus comme des « éléments de
l’ontologie primitive » (en particulier, de la mécanique Bohmienne39) ou de leurs
propriétés intrinsèques, mais de leur relations et de l’enchevêtrement de leurs
évolutions temporelles. Ce qui lui fait dire que la fonction d’onde encoderait « un
fait physique concret » de la réalité indépendante qui pourrait ainsi « expliquer » le
phénomène de non-localité. Cependant, s’il est incontestable que les phénomènes
de non-localité trouvent leur expression formelle dans la structure mathématique
de la fonction d’onde, à savoir dans les termes de corrélation entre les observables
des parties du système considéré, est-il légitime de supposer que ces corrélations
existent dans la réalité indépendante ? La légitimité de l’interprétation ontologique
de la fonction d’onde repose donc ici sur celle qu’il y aurait à attribuer à la réalité
indépendante les propriétés typiques des phénomènes quantiques. Cette dernière
question sera abordée ci-après (question (c)) et trouvera une réponse négative, ce
qui met donc en difficulté cette interprétation réaliste d’inspiration structuraliste
de la fonction d’onde soutenue par Esfeld. En attendant, poursuivons notre analyse
du statut de la fonction d’onde en présentant cette fois-ci un argument « positif »
montrant comme se construit cet outil prédictif.
Spekkens40 a récemment proposé une construction purement épistémique
de l’entité formelle permettant le calcul des prédictions qui retrouve les propriétés
essentielles du domaine quantique, telles que la non-commutativité des mesures et
l’existence d’état intriqués donnant lieu aux phénomènes de non-localité. Ce
37 Erwin Schrödinger, « Science et humanisme », dans Erwin Schrödinger, Physique quantique et
représentation du monde (Paris : Seuil, 1992), 60.
Esfeld, “How to Account for Quantum Non-locality.”
Voir ci-après (question (b)) pour un bref exposé de cette approche.
40 Robert W. Spekkens, “In Defense of the Epistemic View of Quantum States: a Toy Theory,”
Physical Review A 75, 032110 (2007), quant-ph/0401052.
38
39
315
Pierre Uzan
modèle repose sur un principe unique portant sur la quantité maximale
d’information dont nous pouvons disposer sur un système. Plus précisément, ce
principe affirme que si nous disposons de cette quantité d’information maximale,
elle doit être égale à celle qui nous manque pour déterminer complètement l’état
de ce système. Ce n’est pas notre propos d’entrer ici dans les débats relatifs à la
justification de ce dernier principe (voir, par exemple, la discussion présentée par
Avin41), mais nous pouvons voir dans les travaux de Spekkens un argument
« positif » à l’encontre du réalisme de la fonction d’onde puisqu’ils montrent
comment cet outil prédictif contextuel peut être construit et comment peuvent
être retrouvées les propriétés fondamentales du domaine quantique à partir de
considérations purement épistémiques, c’est à dire sans faire appel à l’existence
fortement objective d’« éléments de réalité » sous-jacents à ces phénomènes.
Question (b). La question de la complétude de la théorie quantique, qui a
aussi donné lieu à des débats animés entre les pères fondateurs de la mécanique
quantique,42 est une thématique essentielle de certaines approches ontologiques
puisqu’elle est directement liée à la possibilité de compléter cette théorie par des
variables supplémentaires (ou « cachées » car non explicitées dans la théorie
quantique standard) permettant de décrire les mécanismes « réels » sous-jacents
des phénomènes quantiques. Le paradigme d’une telle approche est la mécanique
Bohmienne qui postule l’existence de particules réelles se comportant comme des
corpuscules classiques dotés de propriétés intrinsèques (possédant, en particulier,
une position et une vitesse déterminées à chaque instant) et qui seraient soumis à
des processus dynamiques déterministes cachés. Ces derniers, qui permettent
effectivement d’expliquer de cette façon les phénomènes quantiques (non
relativistes, du moins), comme c’est le cas pour le phénomène d’interférence,43
sont régis par un « potentiel quantique » agissant instantanément en plusieurs
endroits de l’espace pour guider les particules. Cependant, comme il a été noté, le
problème est qu’une telle théorie à variables cachées non-locales ne donne lieu à
aucune prédiction nouvelle par rapport à la théorie standard.44 En effet, il est facile
de constater que la partie purement prédictive de cette théorie est strictement
Shahar Avin, A Philosopher's View of the Epistemic Interpretation of Quantum Mechanics,
Dissertation for the Master Level course, Cambridge University, 2010.
42Voir Einstein, Podolski and Rosen, “Can Quantum-Mechanical Description,” cité ci-dessus,
ainsi que Niels Bohr, “Can Quantum-Mechanical Description of Physical Reality be Considered
Complete?”Physical Review 48 (1935): 696-702.
43 Chris Philippidis, Chris Dewdney and Basil J. Hiley, “Quantum Interference and the Quantum
Potential,” Nuevo Cimento 52 B 1 (1979): 15-28.
44 Voir Bitbol, Mécanique quantique, cité ci-dessus, ainsi que Frederik J. Belinfante, A Survey of
Hidden Variable Theories, § 2.16 (Oxford: Pergamon Press, 1973).
41
316
A propos du renouveau annoncé de la métaphysique
équivalente à celle de la théorie quantique standard dans la mesure où aucune
outil formel prédictif nouveau ni aucune procédure prédictive additionnelle n’y
sont introduits.45 On pourrait penser que cette conclusion est liée à l’état de
développement de cette théorie particulière, mais il semble que la raison soit plus
profonde et s’applique à toute théorie quantique à variables « cachées » qu’il est
possible de construire (c’est à dire à variables cachées non-locales ou
contextuelles). Cette raison se trouve dans le théorème de Kochen et Specker qui
nous dit que toute théorie reproduisant les prédictions de la mécanique quantique
doit être contextuelle (voir ci-dessus). Ce qui a pour conséquence que dans toute
théorie à variables supplémentaires reproduisant les prédictions de la mécanique
quantique, comme c’est le cas de la mécanique Bohmienne, ces variables
supplémentaires sont nécessairement contextuelles, c’est à dire que leurs valeurs
dépendent de l’ensemble de la situation expérimentale. Plus précisément, la
propriété de contextualité impose que ces dernières dépendent non seulement des
observables que l’on choisit de mesurer mais, plus généralement, de l’entité
formelle (fonction d’onde ou vecteur d’état) qui encode l’information maximale
dont nous disposons sur la situation expérimentale considérée et qui permet le
calcul des prédictions. D’ailleurs, cette conséquence se vérifie facilement pour la
mécanique Bohmienne puisque les supposées propriétés intrinsèques des particules
sont, à chaque instant, calculées à partir de la fonction d’onde : l’impulsion d’une
particule est définie à chaque instant comme le gradient de la phase de la fonction
d’onde alors que sa position est calculée à partir du potentiel quantique qui est luimême défini à partir de l’amplitude de la fonction d’onde. Ce qui signifie que dans
la mécanique Bohmienne l’ajout de variables « supplémentaires » définies à partir
de la fonction d’onde globale du système ne peut donner lieu à des prédictions qui
ne pourraient être données par la théorie quantique standard, et n’a donc aucun
répondant expérimental. Par conséquent, si cette approche déterministe à visée
ontologique permet à certains de mieux « comprendre » les phénomènes
quantiques en faisant appel à des modèles spatiaux, aucune expérience ne pourra,
par principe, confirmer ou infirmer l’existence des processus déterministes sousjacents qui y sont supposés – ce qui rend ces approches ontologiques purement
spéculatives car dénuées principiellement de toute répondant expérimental.
Un jugement plus sévère encore à l’encontre des théories à variables
supplémentaires peut être formulé en prenant en compte des avancées théoriques
et expérimentales récentes montrant qu’une classe importante de ces théories
fondée sur des hypothèses assez raisonnables sont incompatibles avec la
Voir Pierre Uzan, Vers une logique du temps sémantique (Lille: Presses Universitaires du
Septentrion, 1998), 298-410.
45
317
Pierre Uzan
mécanique quantique. Des tests expérimentaux falsifiant une classe assez étendue
de modèles quantiques à variables cachées non-locales portant sur des mesures de
l’état de polarisation de photons (effectuées par Gröblacher et son équipe46) ou de
leur moment angulaire orbital (effectuées par Romero et son équipe47) ont, en
effet, été rapporté récemment. Ces modèles montrent, chacun dans leur domaine,
la violation théorique (par la théorie quantique standard) et expérimentale
d’inégalités qui ont été démontrées par Leggett48 et que ces auteurs adaptent à leur
modèles. Les inégalités de Leggett sont obtenues en partant de conditions très
générales que doivent vérifier les phénomènes d’émission et la détection de
photons et, point essentiel, en relaxant l’hypothèse d’indépendance des résultats de
la mesure d’une observable à l’égard des paramètres, c’est à dire vis à vis des autres
observables que l’on décide de mesurer sur ce système (définies, par exemple, par
la direction des polariseurs utilisés) – c’est l’élimination de cette dernière
hypothèse qui introduit la non-localité pour les modèles à variable cachées
considérés. Leggett avait montré que ces inégalités très générales contredisaient les
prédictions de la mécanique quantique et, plus concrètement, Gröblacher et
Romero ont reformulé ces inégalités pour les modèles particuliers qu’ils proposent
et ont montré qu’elles sont falsifiées par l’expérience. La viabilité des théories
quantiques à variables cachées non-locales est donc sérieusement remise en
question, que ce soit pour leur manque de répondant expérimental (mécanique
Bohmienne) ou, plus radicalement, pour leur incompatibilité avec les prédictions
de la mécanique quantique standard (qui sont, elles, bien vérifiées).
Question (c). Il semble que la légitimité d’attribuer à la réalité indépendante
certaines propriétés typiques des phénomènes quantiques n’ait pas été encore bien
explorée, ce qui donne lieu à des sur-interprétations injustifiées des concepts
quantiques que nous nous proposons de dénoncer ici. Cette critique pourra
s’appliquer à trois propositions qui se fondent sur l’idée que la réalité indépendante
devrait partager certaines propriétés du domaine quantique : il s’agit dela
conception du « réel voilé » soutenue par Bernard d’Espagnat et de propositions
plus récentes, formulées par Michael Esfeld et par Mauro Dorato, d’une
interprétation ontologique de la non-localité.
Simon Gröblacher et al.,“An Experimental Test of Non-local Realism,”Nature 446 (2007): 871875.
47 Jacquiline Romero et al., “Violation of Leggett Inequalities in Orbital Angular Momentum
Subspaces,” New Journal of Physics Vol. 12 (12), 123007 (2010).
48Anthony Leggett, “Nonlocal Hidden-Variable Theories and Quantum Mechanics: An
Incompatibility Theorem,”Foundations of Physics 33 (2003): 1469-1493.
46
318
A propos du renouveau annoncé de la métaphysique
Dans son livre Le Réel Voilé, Bernard d’Espagnat49 reconnaît, d’une part,
que la physique ne nous fait pas connaître l’ultime réalité indépendante mais « doit
se contenter de décrire les phénomènes ». Cet auteur établit ce point par ses
analyses rigoureuses des différentes tentatives pour essayer de faire de la théorie
quantique une théorie à objectivité forte (chapitres 10, 12 et 13), montrant en
particulier que les tentatives pour interpréter le processus de mesure comme un
processus physique font toujours appel, souvent de façon cachée, à un principe de
limitation de l’information que peut acquérir l’observateur, ou encore en évoquant
la cohérence de l’interprétation épistémique de l’opération de mesure proposée par
Bohr (chap. 11, par exemple). Cependant, cet auteur a néanmoins soutenu la
position réaliste suivante qui se fonde sur l’idée que la réalité indépendante devrait
être dotée de certaines propriétés caractéristiques du domaine quantique, en
particulier qu’elle serait non-locale et non atomisable (c’est à dire non « analysable
en une multitude d’éléments premiers »50). Concentrons-nous ici sur la nonlocalité (ou l’« enchevêtrement ») de la réalité indépendante qui joue aussi un rôle
essentiel dans les propositions mentionnées ci-après. Pour d’Espagnat, ce serait la
propriété d’intrication des états quantiques qui permettrait de justifier que la
réalité indépendante est « un tout fortement enchevêtré » qui ne serait pas
immergé dans l’espace-temps:
… si l’on postule que la réalité indépendante est correctement et exhaustivement
décrite par la physique quantique (…), on doit concevoir cette réalité
indépendante comme un tout fortement enchevêtré ;51 avec pour conséquence
qu’il est impossible de concevoir des parties de ce tout occupant chacune un lieu
défini.
Par ailleurs, comme nous l’avions mentionné ci-dessus (Question (a)),
Michael Esfeld,52 soutient une interprétation réaliste (non naïve) de la fonction
d’onde dans le sens où cette dernière décrirait le « fait physique concret » que sont
les relations entre les éléments de l’ontologie primitive, à savoir les corpuscules
classiques réelles de la mécanique Bohmienne. Par conséquent, la non-localité est
conçue comme une propriété de la réalité indépendante qui serait encodée dans la
Bernard d’Espagnat, Le Réel Voilé, 134.
D’Espagnat, Le Réel Voilé, 336. Cette propriété de la réalité indépendante serait, selon
d’Espagnat, justifiée par le fait que dans la théorie quantique des champs, les phénomènes de
création et d’annihilation de particules sont représentés par le changement d’état d’un unique
vecteur dans l’espace des états approprié (un espace de Fock).
51 D’Espagnat, Le Réel Voilé, 334. C’est nous qui soulignons le point essentiel de cette
affirmation.
52 Esfeld, “How to Account for Quantum Non-locality.”
49
50
319
Pierre Uzan
fonction d’onde. Enfin, dans le même ordre d’idées, Dorato53 propose de
considérer l’intrication comme une caractéristique intrinsèque de la réalité
indépendante puisqu’il soutient l’idée selon laquelle cette propriété définirait le
« nouvel ordre fondamental de la nature».54 Un engagement ontologique qui
paraît, en fait, outrepasser le changement radical de stratégie explicative de la
physique qu’il constate :
… rather than trying to explain55 the quantum non-local correlations in terms of
the causal ontology of the previous, classical theory of the world of our
experience, we ought to accept them as paradigmatic examples of a new
fundamental order of nature.
Si l’observation de corrélations non-locales, typiques du nouveau paradigme
quantique, peut servir de fondement à l’explication des phénomènes physiques,
pourquoi la non-localité serait-elle inscrite dans la « nature », comme propriété
intrinsèque de la réalité indépendante ? Pourquoi la recherche de cohérence et
d’efficacité explicative mènerait-elle à l’engagement ontologique ?
Pour ces trois auteurs, il serait ainsi possible d’assigner à la réalité
indépendante les particularités des phénomènes quantiques et, en particulier, celle
de non-localité qui trouve son expression formelle dans l’intrication des états.
Cependant, si nous nous référons à la définition stricte de ces propriétés qu’en
donne la théorie quantique standard (voir ci-dessus) il est facile de voir que ces
dernières sont fortement dépendantes des observables choisies pour décrire le
système considéré et qu’elles doivent donc être considérées comme des
caractéristiques épistémiques du processus d’observation et non comme celles
d’une hypothétique réalité-en-soi. Nous nous focaliserons ici sur la propriété
d’intrication qui peut être considérée comme le trait le plus typique du domaine
quantique auquel peuvent être reliées d’autres propriétés-clés, comme c’est le cas
pour la complémentarité.56
Lorsque nous disons que l’état d’un système est « intriqué », nous supposons
en fait deux choses. Tout d’abord que cet état est représenté par un vecteur d’un
sous-espace de l’espace de tous les états possibles associé au système considéré qui
Mauro Dorato, “Laws of Nature and the Reality of the Wave Function,”Synthese 192 (2015):
3179–3201.
54 Dorato, Conference on “Causal Explanations, Structural Explanations and Entanglement,” held
at IHPST (Paris), 4 April, Metascience Seminar.
55 Dorato, “Laws of Nature,” 3179. Nous soulignons aussi.
56 Par exemple, le théorème de Landau (“Experimental Tests of General Quantum
Theories,”Letters in Mathematical Physics, 1987) permet de relier la propriété d’intrication de
l’état d’un système composé de deux sous-systèmes avec la complémentarité de leurs observables
respectives.
53
320
A propos du renouveau annoncé de la métaphysique
est engendré par les vecteurs propres d’un jeu donné d’observables compatibles.
Par exemple, lorsque nous affirmons que le système composé S1 + S2 se trouve
dans l’état intriqué :
W > = 1/2( 01 02> + 11 12>),
nous ne nous intéressons qu’aux valeurs d’une observable jointe, que nous
noterons A1 A2, où A1 et A2 sont deux observables dichotomiques à valeurs (0
ou 1) non dégénérées définies respectivement sur S1 et S2 et de vecteurs
propres01>, 11> (pour A1) et 02>, 12> (pour A2). Par exemple, S1 et S2
peuvent être deux particules alors qu’A1 et A2 peuvent être des observables de
spin selon deux directions spatiales (différentes ou non). Cependant, ce même
système S (de deux particules, ici) a d’autres propriétés auxquelles nous ne nous
intéressons pas pour spécifier son état, comme par exemple leurs positions, leurs
impulsions ou leurs « couleurs » s’il s’agit de quarks, et prendre ces propriétés en
considération mène à caractériser l’état de S par un autre vecteur de l’espaceproduit des sous-espaces engendrés, respectivement, par toutes les propriétés
considérées de S1 et S2. Ce dernier état peut très bien ne pas être intriqué
relativement à la position, par exemple, si les positions des particules S1 et S2 ne
sont pas corrélées (et même si leurs spins le sont). Il suffit donc de prendre en
compte d’autres observables compatibles avec celles considérées initialement et
dont les distributions de probabilités ne sont pas corrélées pour démentir l’idée
que l’intrication est une propriété absolue de l’état d’un système. La propriété
d’intrication d’un état, et donc les phénomènes de non-localité qui lui sont
associés, sont toujours relatifs au jeu d’observables choisi pour le décrire, ils ne
sont pas absolus et ne peuvent donc pas être attribués à la réalité indépendante.
En outre, même si nous ne nous intéressons qu’aux descriptions d’un
système utilisant à la fois toutes les observables compatibles pouvant être définies
sur ce système, la propriété d’intrication de son état resterait encore relative à la
décomposition de son espace de représentation, c’est à dire à la façon dont est
utilisé ce jeu d’observables. En effet, il est possible de montrer que l’état d’un
système peut être intriqué relativement à une certaine décomposition de son
espace de représentation (et donc au jeu d’observables permettant de spécifier ces
sous-espaces), mais séparable relativement à une décomposition différente de cet
espace, c’est à dire à un jeu différent d’observables définies sur ce même système.
Donnons un exemple simple de cette relativité de l’intrication tiré du livre de
Rieffel et Polak57 sur l’informatique quantique en insistant ici sur le lien entre la
57 Eleanor Rieffel and Wolfgang Polak, Quantum Computing: A Gentle Introduction
(Cambridge, Massachusetts: MIT Press, 2011).
321
Pierre Uzan
décomposition de l’espace de représentation et le choix du jeu d’observables
considérées.
Soit un système S composé de quatre particules et soient A1, A2, A3 et A4
quatre observables dichotomiques (dont les valeurs ne sont pas dégénérées)
définies, respectivement, sur ces quatre particules. Il peut s’agir, par exemple,
d’observables de spin selon une direction spatiale. En utilisant les mêmes notations
que ci-dessus, supposons que l’état de ce système puisse s’écrire comme :
W > = 1/2( 01 02 03 04> + 01 12 03 14> + 11 02 13 04> + 11 1213 14 >).
Cet état peut être dit « intriqué » si l’espace de représentation H est décomposé
comme58 :
H = H1 H2 H3 H4,
où chacun de ces sous-espace est engendré par les deux vecteurs propres des quatre
observables A1, A2, A3 et A4 – c’est à dire que les vecteurs de ces sous-espaces
peuvent s’écrire comme des 1-qubits (ai 0i> + bi 1i>), avec i prenant les valeurs 1,
2, 3 et 4. En effet, on peut montrer que dans ce cas il n’existe pas de nombres ai et
bi tels que W > soit le produit de quatre vecteurs appartenant, respectivement, à
chacun de ces sous-espaces.
Cependant, si nous considérons maintenant les observables jointes A1 A3
et A2 A4, respectivement définies sur les sous-espaces H1 H3 et H2 H4, ce
même état W > peut être factorisé de la façon suivante :
W >= W1,3> W2,4>,
où W1,3>= 1/2( 01 03> + 11 13>) est un vecteur de H1 H3, relatif à
l’observable jointe A1 A3, et W1,3>= 1/2( 02 04> + 12 14>) est un vecteur de
H2 H4, relatif à l’observable jointe A2 A4.
Ces deux arguments montrent ainsi que la propriété d’intrication de l’état
d’un système, et donc les phénomènes de non-localité qui lui sont associés, sont
relatifs au jeu d’observables qui a été choisi pour le décrire. Par conséquent, les
propriétés typiquement quantiques ne peuvent, pas plus que les propriétés
classiques ou relativistes, être considérées comme absolues, indépendantes de nos
moyens d’investigation, et ne peuvent donc être assignées à une hypothétique
réalité indépendante.
58En fait, comme le remarquent Rieffel et Polak, dire qu’un état de ce type (caractérisé par des
variables dichotomiques) est intriqué sans préciser par rapport à quel choix d’observables se
rapporte cette propriété n’est en général qu’un raccourci (trompeur) pour dire que c’est par
rapport à la décomposition de l’espace de représentation en sous-espaces bidimensionnels (dont
les vecteurs sont des 1-qubits).
322
A propos du renouveau annoncé de la métaphysique
4. Conclusion
En plus des arguments généraux évoqués à la section 2 à l’encontre du réalisme
scientifique, les arguments spécifiques présentés ci-dessus (section 3) montrent
que le projet d’une métaphysique fondée sur les spécificités du domaine quantique
n’est pas tenable. En effet, dans le prolongement de l’argument « positif » général
relatif à la construction de l’objectivité que nous avons présenté dans la section 2,
ces arguments spécifiques rendent particulièrement explicite, grâce à la notion
centrale d’ « observable », l’idée que les phénomènes du domaine quantique sont
« mis en forme » par des procédures théorico-expérimentales qui sont clairement
dépendantes de nos moyens d’investigation et de nos représentations. Par
conséquent, l’idée qu’ils pourraient nous révéler les structures intrinsèques de la
réalité indépendante relève de la croyance, sans doute stimulante pour certains
comme visée régulatrice, mais ne repose, selon nous, sur aucune justification
crédible.
323