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A propos du renouveau annoncé de la métaphysique

2016, Logos & Episteme: An International Journal of Epistemology

In this paper, we evaluate the project of resurgence of metaphysics based on the pecularity of the quantum domain, a project that is supported by some contemporary philosophers. Beyond the general arguments against scientific realism that are still applicable here, we show that this project is faced with the three following issues that, we believe, make it unrealizable: (a) the problem raised by the realistic interpretation of the wave function, as a description of a 'concrete physical fact' of the independent reality; (b) the lack of any experimental counterpart of the (non-local) hidden variables quantum theories, and, in some cases, their incompatibility with the quantum predictions; and (c) the fact that the key-properties of quantum phenomena, like their non-locality, essentially depend on the observables that are used for their description and cannot then be assigned to any 'independent' reality.

A PROPOS DU RENOUVEAU ANNONCE DE LA METAPHYSIQUE Pierre UZAN ABSTRACT: In this paper, we evaluate the project of resurgence of metaphysics based on the pecularity of the quantum domain, a project that is supported by some contemporary philosophers. Beyond the general arguments against scientific realism that are still applicable here, we show that this project is faced with the three following issues that, we believe, make it unrealizable: (a) the problem raised by the realistic interpretation of the wave function, as a description of a ‘concrete physical fact’ of the independent reality; (b) the lack of any experimental counterpart of the (non-local) hidden variables quantum theories, and, in some cases, their incompatibility with the quantum predictions; and (c) the fact that the key-properties of quantum phenomena, like their non-locality, essentially depend on the observables that are used for their description and cannot then be assigned to any ‘independent’ reality. KEYWORDS: entanglement, hidden variables theories, interpretation of the wave function, metaphysics of science, quantum physics 1. Introduction La « renaissance de la métaphysique » fondée sur « les connaissances qu’apportent les sciences » que constate Michael Esfeld1 est bien illustrée par les interprétations à visée ontologique de la mécanique quantique. Nous pouvons, en particulier, mentionner la « mécanique Bohmienne »2 qui reprend et prolonge la théorie de l’onde-pilote de Louis de Broglie, l’interprétation réaliste du processus de réduction de la fonction d’onde en terme de localisation spontanée proposée par Girhardi, Rimini et Weber,3 qui sera notée ci-dessous « théorie GRW », ou la philosophie du « réel voilé » développée par Bernard d’Espagnat à partir des fondements de la mécanique quantique.4 Plus récemment, Esfeld5 et Dorato6 ont Michael Esfeld, « La philosophie comme métaphysique des sciences », Studia Philosophica 66 (2007): 61-76. 2 David Bohm and Basil Hiley, The Undivided Universe (London: Routledge, 1993). 3 GianCarlo Girhardi, Alberto Rimini and Tullio Weber “Unified dynamics for microscopic and macroscopic systems,” Physical Review D, 34, 2 (1986): 470-491. 4 Bernard d’Espagnat, Le Réel Voilé (Paris : Fayard, 1994). 5 Michael Esfeld, “How to Account for Quantum Non-locality: Ontic Structural Realism and the Primitive Ontology of Quantum Physics,” Synthèse, online 11th Septembre 2014. 1 © LOGOS & EPISTEME, VII, 3 (2016): 305-323 Pierre Uzan proposé la construction de ce que l’on pourrait appeler une « métaphysique des relations » qui combine le réalisme structural ontologique introduit par Ladyman7 et les interprétations ontologiques de la mécanique quantique mentionnées cidessus – mécanique Bohminenne ou théorie GRW. Mentionnons enfin la proposition de Dorato8 de considérer l’intrication, qui est une propriété caractéristique du domaine quantique, comme le fondement du « nouvel ordre fondamental de la nature ».9 Cependant, malgré la cohérence de ces propositions à visée ontologique, pouvons-nous accepter que ce que nous apprend la science (ici, la physique quantique) contribue vraiment à l’élaboration d’une « une vision cohérente et complète du monde »10 si ce « monde » est, comme c’est le cas dans ces propositions, conçu comme réel-en-soi, indépendant de nos moyens d’investigations et de nos représentations ? Pouvons-nous souscrire à l’idée selon laquelle la science aurait pour fonction et pour but de décrire la réalité indépendante, une idée souvent admise sans discussion par la plupart des scientifiques ? Ou devons-nous plutôt faire preuve de prudence en maintenant la distinction kantienne entre phénomène et noumène, entre la construction du phénomène qui fait appel aux formes a priori de la connaissance imposées par le sujet et l’existence d’une hypothétique réalité indépendante auquelle la science n’aurait pas accès ? Cette question traditionnelle de la métaphysique a été de nombreuses fois discutée (par exemple par Boyd11 ou Chakravartty12) et sera ici reconsidérée en nous référant tout particulièrement aux interprétations ontologiques de la mécanique quantique mentionnées ci-dessus. A la section 2, nous commencerons par rappeler quelques arguments généraux qui ont été formulés à l’encontre du réalisme scientifique. En particulier, nous insisterons sur un argument constructiviste, issu de la philosophie critique, qui peut être considéré comme Mauro Dorato and Michael Esfeld, “GRW as an ontology of dispositions,” Studies in History and Philosophy of Science, Part B, 41, 1 (2010): 41-49. 7 James Ladyman, “What is Structural Realism?” Studies in History and Philosophy of Science , 6 29 (1998): 409–424. 8 Mauro Dorato, “Laws of Nature and the Reality of the Wave Function,” Synthese (2016), forthcoming. 9 Nous avons souligné le mot « nature » qui témoigne de l’engagement ontologique de l’auteur. 10 Michael Esfeld, « La philosophie comme métaphysique des sciences ». 11 Richard N. Boyd, “On the Current Status of the Issue of Scientific Realism,” Erkenntnis 19, (1983): 445-90. 12 Anjan Chakravartty, A Metaphysics for Scientific Realism: Knowing the Unobservable (Cambridge: Cambridge University Press, 2007). 306 A propos du renouveau annoncé de la métaphysique l’argument « positif » majeur en ce qu’il montre comment se constitue le monde des objets, mettant ainsi en difficulté l’idée que les théories scientifiques décrivent le monde « tel qu’il est ». Nous soutiendrons cet argument en nous référant aux travaux de Duhem et de Quine et, plus généralement, à la philosophie kantienne et, dans son prolongement, aux analyses que fait Cassirer du processus de la connaissance. Dans la section 3, nous montrerons qu’en plus des arguments généraux qui ont été proposé à l’encontre du réalisme scientifique, des arguments spécifiques à l’encontre des interprétations ontologiques de la mécanique quantique peuvent être formulés. Ces derniers arguments, d’ordre plus technique, se rapportent aux trois thématiques suivantes qui seront traitées successivement : (a) la question du statut de la fonction d’onde (et, plus généralement, de l’entité formelle représentant l’état d’un système dans la théorie quantique); (b) la question de la complétude de la théorie quantique et de la possibilité d’y ajouter des variables supplémentaires dans le but de décrire les mécanismes sous-jacents des phénomènes ; et (c) la question de la légitimité qu’il y aurait à attribuer à la réalité indépendante certains traits caractéristiques du domaine quantique, comme en particulier la non-localité qui est considérée dans ces approches comme une caractéristique structurelle intrinsèque de la réalité indépendante. 2. Le processus de constitution de l’objectivité La science nous renseigne-t-elle sur la réalité indépendante ? Cette question, qui constitue la problématique essentielle de la philosophie des sciences, peut être reposée de la façon suivante qui fait entrevoir son aspect paradoxal: Les lois scientifiques, qui sont toujours formulées dans le cadre d’un certain paradigme théorico-expérimental, peuvent-elles être considérées comme celles régissant une réalité indépendante de nos moyens d’investigations et de nos représentations ? Plusieurs arguments généraux ont été proposés à l’encontre du réalisme scientifique (voir la synthèse proposée dans le livre de Chakravartty cité cidessus). Par exemple, un argument extrêmement puissant est celui de la sousdétermination des théories par l’expérience (ou thèse de Quine-Duhem) d’où sont directement dérivés des arguments qui remettent en question l’idée que la science s’approche de plus en plus de la vérité, voire la notion même de « vérité » scientifique. L’argument de la sous-détermination des théories par l’expérience mentionne le fait que des théories différentes peuvent décrire les mêmes phénomènes. Ce fut par exemple le cas de la théorie corpusculaire de la lumière formulée par Newton et de la théorie ondulatoire de la lumière proposée par Huygens et développée par Young et par Fresnel puisque ces deux théories rivales pouvaient expliquer la propagation rectiligne de la lumière ainsi que les 307 Pierre Uzan phénomènes de réfraction. L’existence de telles théories « empiriquement équivalentes » qui expliquent ces phénomènes en se référant pourtant à des entités et des mécanismes différents (dans l’exemple considéré : corpuscules pour l’une, ondes pour l’autre, qui sont régis par leurs propres lois) met ainsi en difficulté l’idée qu’une théorie serait plus « vraie » qu’une autre, qu’elle décrirait plus fidèlement les entités de la réalité indépendante. Cependant, nous nous concentrerons ici sur un seul argument que l’on pourrait qualifier de « positif » dans la mesure où il montre comment se construit l’objectivité de la science et supplante donc tous les autres arguments dont le but est d’essayer de mettre en défaut le réalisme en montrant ses faiblesses – ces derniers arguments peuvent donc être considérés comme des arguments critiques « négatifs ». L’idée-force capable, sinon de remettre en question, de montrer tout du moins le caractère purement spéculatif de tout tentative d’interprétation ontologique des théories scientifiques est le constat que l’objectivité scientifique résulte d’un processus d’élaboration sémantique effectué dans un contexte scientifique et, plus généralement, socio-culturel donné – ce qui introduit, en outre, une dimension historique à la notion de « vérité scientifique ». En effet, contrairement à ce que prétend une vision naïve de la science, qui est souvent acceptée sans discussion dans les milieux scientifiques, les « objets » dont nous parle la science (électrons, molécules, gènes,…) ne sont donc pas simplement « découverts » lors d’observations passives de « faits » bruts mais ils sont constitués. L’idée de constitution de l’objectivité scientifique a été formulée de façon concise par Duhem :13 [le phénomène qu’enregistre un expérimentateur est] une interprétation qui substitue aux données concrètes réellement recueillies par l’observation des représentations abstraites et symboliques qui leur correspondent en vertu des théories admises par l’observateur. Plusieurs illustrations de ce processus de constitution de l’objectivité scientifique ont été proposés dans la littérature, comme c’est le cas du processus complexe d’élaboration du concept de « photon » qui a été clairement analysé par Léna Soler.14 Prenons ici un exemple plus simple mais néanmoins très significatif, celui de la « découverte » de la radioactivité par Becquerel, que l’on présente souvent comme un fait brut détaché de son contexte théorique. Cette « découverte » est, en fait, le résultat d’une élaboration sémantique complexe à Pierre Duhem, La théorie physique, son objet, sa structure, chap IV, §1. (Paris : Vrin, 1981), 209. 14 Léna Soler, L'emergence d'un nouvel objet symbolique : le photon. Thèse de Doctorat sous la direction de Michel Bitbol, Université Paris 1 (1997). 13 308 A propos du renouveau annoncé de la métaphysique partir de la perception de traces – que l’on suppose, pour simplifier, constituer les ultimes « données expérimentales » – laissées par des sels d’uranium sur des émulsions photographiques et de l’ensemble des théories physiques de l’époque – et en particulier ici, la théorie atomique. Il fallait, en effet, avoir au préalable élaboré le concept d’atome et, en outre, d’un atome composé de particules encore plus élémentaires pour analyser ces traces comme le résultat de l’impact de particules émises spontanément par les atomes d’uranium. Un « fait » scientifique est donc toujours le résultat d’un processus d’interprétation dans le cadre du paradigme scientifique en vigueur, d’où l’extrême difficulté, voire l’impossibilité, de distinguer entre la part de notre savoir qui relèverait d’un hypothétique monde-en-soi et de celle relevant de notre façon d’organiser nos connaissances. Ce point a été illustré par Quine dans ce passage bien connu :15 La tradition de nos pères est un tissu de phrases. Entre nos mains, il se développe et change, par ses révisions et additions délibérées plus ou moins arbitraires et qui lui sont propres, plus ou moins directement occasionnées par la stimulation. C’est une tradition couleur gris pâle, noire de fait et blanche de convention. Mais je n’ai trouvé aucune raisonmajeure de conclure qu’il s’y trouve le moindre fil tout à fait noir, ou tout à fait blanc. L’idée de constitution de l’objectivité, qui s’oppose à celle de découverte d’un monde-en-soi déjà constitué, a été analysée de façon rigoureuse par Kant et les philosophes post-kantiens. La connaissance d’un objet est, selon Kant, une mise en forme, imposée par le sujet de la connaissance, d’une « matière » donnée. La connaissance d’un objet fait donc intervenir deux sortes d’éléments : ceux qui dépendent du sujet et qui constituent la forme a priori de la connaissance et ceux dépendant de l’objet lui-même et qui en constituent la « matière ». Les formes a priori de la connaissance seraient ainsi, selon cette conception, les cadre universels et nécessaires à travers lesquels l’esprit humain appréhende le monde : les formes a priori de la sensibilité (l’espace et le temps), qui constituent notre façon de le percevoir, et les formes a priori de l’entendement, catégories ou concepts purs (comme celles de causalité ou de substance), qui constituent notre façon de le concevoir. Il est cependant possible d’affiner le modèle kantien de la connaissance où l’identification de l’a priori et de l’inné conduit à une conception statique et dualiste de la connaissance : d’un côté les formes a priori intemporelles et de l’autre les « données » contingentes, la matière de la connaissance. Cassirer a, en Willard V. O. Quine, “Carnap and Logical Truth,” in The Philosophy of Rudolf Carnap, ed. Paul A. Schlipp (La Salle: Open Court, 1963), 374. 15 309 Pierre Uzan effet, proposé de re-définir le processus de la connaissance en terme de mise en forme symbolique, comme un processus d’élaboration de la signification qui constituerait, de fait, notre seul mode d’objectification.16 Selon Cassirer, toutes nos théories17 sur le monde, toutes les informations (d'origine expérimentale ou non) dont nous disposons, mais aussi toutes les actions entreprises dans le but de l'observer constituent, respectivement, en tant que formes de représentation, données interprétées dans ce contexte théorique et procédures d'acquisition de ces données, autant d'éléments définissant le processus de la connaissance. Les formes symboliques, que Cassirer classe en langage, pensée mythique, artistique, religieuse et scientifique sont « les modalités de donation du sens » et constituent, selon lui, « la trame enchevêtrée de l'expérience humaine que tout progrès dans la pensée et l'expérience de l'Homme complique et renforce ». Toute réalité étant médiatisée par des formes linguistiques, artistiques, scientifiques, par des symboles mythiques ou des rites religieux, nous pouvons ainsi dire que l'Homme vit dans un Univers symbolique: il n'a accès qu'à un monde de représentations et jamais à un monde-en-soi qui lui serait donné. L'univers symbolique ou univers de représentation de l'Homme résulte donc d'un processus d'élaboration sémantique et constitue toute sa réalité, réalité qui est en fait délimitée par son langage et l'ensemble de toutes les formes culturelles à travers lesquelles et par lesquelles se constitue pour lui toute « objectivité ». Cette analyse du processus de la connaissance ainsi que les remarques précédentes de Duhem et de Quine militent donc fortement en faveur de l’idée que l’objectivité se construit, qu’elle résulte d’un processus d’élaboration sémantique, ce qui laisse ainsi peu de place au projet de développement d’une métaphysique des sciences. En outre, nos moyens d’investigation étant tributaires d’un paradigme donné (et en général transitoire), qu’est-ce qui nous autoriserait à affirmer que la science d’aujourd’hui, plus que celle d’hier ou de demain qui peuvent relever de paradigmes différents, voire incommensurables,18 nous révèlerait les « véritables » structures de la réalité indépendante ? Par exemple, la réalité indépendante serait-elle constituée d’une substance unique (Thalès), d’atomes (Lucrèce, Démocrite, Dalton), d’éther (Descartes, Fresnel, Maxwell) ou, Ernst Cassirer, La philosophie des formes symboliques (Paris : Editions de minuit, 1927), 43. « Théorie » au sens le plus général d'ensemble d'idées et de concepts de tout ordre plus ou moins structurés contribuant à notre vision du monde. 18 Thomas S. Kuhn, The Structure of Scientific Revolutions (Chicago: University of Chicago Press, 1962). Trad. Française : La structure des révolutions scientifiques (Paris: Flamarion, coll. Champs, 1983). 16 17 310 A propos du renouveau annoncé de la métaphysique en référence aux théories cosmologiques récentes, n’est-il qu’une fluctuation du vide quantique ? 3. Trois arguments spécifiques à l’encontre des interprétations à visée ontologique de la mécanique quantique Si les arguments généraux brièvement rapportés ci-dessus à l’encontre du réalisme scientifique s’appliquent bien sûr aux interprétations ontologiques de la mécanique quantique, il est, en outre, possible de formuler des arguments spécifiques à l’encontre de ces interprétations. La mécanique quantique a, en effet, introduit des concepts nouveaux qui sont en rupture avec ceux des mécaniques classiques et relativistes et a développé un formalisme permettant de représenter rigoureusement ces concepts. Afin de formuler ces arguments spécifiques, il nous faut commencer par rappeler brièvement les concepts typiquement quantiques qui ont poussé certains à clamer le renouveau de la métaphysique. Nous montrerons, en particulier, en quoi ces derniers concepts se distinguent de ceux des mécaniques classique et relativiste.19 Selon la mécanique quantique standard, dont les principes sont brièvement rappelés ici sans interprétation particulière,20 l’état d’un système n’est pas représenté, comme en mécanique classique, par un point de l’espace des phases, c’est à dire par la donnée de sa position et de sa vitesse, mais par un vecteur de l’espace vectoriel des états bâti sur le corps des nombres complexes (espace de Hilbert). Cet état dont l’évolution temporelle est donnée par l’équation de Schrödinger permet le calcul des prédictions via la règle de Born.21 Corrélativement, les grandeurs physiques que nous pouvons mesurer sur ce système ne peuvent plus s’écrire comme des fonctions des coordonnées de ce point-état mais comme des opérateurs auto-adjoints, des « observables », agissant sur l’espace des états. Une première caractéristique essentielle de la mécanique Pour un exposé plus complet de la théorie quantique standard, le lecteur pourra par exemple se reporter au manuel de Mécanique Quantique de Claude Cohen Tanoudji, Bernard Diu et Franck Laloë (Paris : Hermann, 1977). 20 Ce qui veut dire que seule la structure mathématique minimale permettant de décrire les phénoménes quantiques, celle qui est présentée dans les manuels universitaires, sera ici utilisée. La question de l’interprétation de ce formalisme qui est un enjeu essentiel dans cet article sera analysée ci-après. 21 La règle de Born peut en fait être considérée comme une utilisation, dans le domaine quantique, de la seule mesure de probabilités qu’il soit est possible de définir sur l’ensemble des sous-espaces clos d’un espace de Hilbert. Ce dernier point a été montré par Andrew M. Gleason, “Measures on the Closed Subspaces of a Hilbert Space,” Journal of Mathematics and Mechanics, 6 (1957): 885-893. 19 311 Pierre Uzan quantique est que, contrairement aux prédictions déterministes de la mécanique newtonienne où la connaissance de l’état initial d’un système permet de déterminer avec certitude son état ultérieur, la mécanique quantique est une théorie fondamentalement probabiliste22 qui ne fournit (par la règle de Born) qu’une distribution de probabilités de mesurer une certaine valeur pour une observable donnée – le spectre de valeurs possibles de cette observable s’identifiant ainsi à celui de ces valeurs propres. Outre la représentation qui est faite de l’état d’un système par un vecteur ou une « fonction d’onde »23 et le caractère probabiliste irréductible de la théorie quantique, cette dernière a des propriétés bien particulières que ni la mécanique classique ni la mécanique relativiste ne partagent. D’une part, la théorie quantique est une théorie contextuelle,24 ce qui veut dire que la distribution de probabilité associée à la mesure d’une observable dépend de l’ensemble du dispositif expérimental (et, en particulier, des autres observables que l’on décide de mesurer conjointement). D’autre part, c’est une théorie non-locale, ce qui signifie que la distribution de probabilités associée à une observable mesurée en une région R de l’espace-temps25 peut dépendre, comme l’a confirmé la violation expérimentale des inégalités de Bell (voir, par exemple, l’article de Clauser et al.),26 de celles associées à la mesure d’autres observables mesurées dans des régions spatialement séparées27 de R, ce qui est en particulier le cas lorsque ces mesures sont effectuées sur les parties d’un système préparé dans un état intriqué. La propriété d’ « intrication » de l’état d’un système composé, qui peut être considérée comme la caractéristique la plus Ce qui veut dire que les probabilités calculées par la règle de Born ne peuvent s’interpréter comme des probabilités d’ignorance, comme en mécanique statistique classique. Leur existence est directement liée au formalisme des observables utilisé (qui ne se réduisent pas à des fonctions calculant des valeurs uniques pour les grandeurs mesurées). 23La fonction d’onde est une description de l’état d’un système selon un mode de représentation particulier (en « position », historiquement). Elle est obtenue dans ce cas en projetant le vecteur d’état sur une base des vecteurs propres de la position. 24 La contextualité de la théorie quantique a été montrée par Simon B. Kochen et Ernst Specker – voir “The Problem of Hidden Variables in Quantum Mechanics, ” Journal of Mathematics and Mechanics 17, (1967) : 59–87. 25 Ou, autrement dit, en un point de l’espace et à un instant donné. 26 John F. Clauser, Michael Horne, Abner Shimony and Richard A. Holt, “Proposed Experiment to Test Local Hidden-Variable Theories,”Physical Review Letters 23, (1969): 880-884. 27 Ce qui veut dire que selon la relativité aucun signal physique ne peut relier ces deux évènements de mesure. 22 312 A propos du renouveau annoncé de la métaphysique fondamentale de la mécanique quantique, selon les mots de Schrödinger,28 signifie que cet état ne peut être décrit par une simple adjonction des descriptions relatives à ses sous-systèmes. L’intrication d’un état s’exprime formellement par le fait qu’il ne peut être écrit comme le produit d’états de ses sous-systèmes, ce qui a pour conséquence que des corrélations non-locales, ne pouvant être expliquées « classiquement »,29 peuvent ainsi être observées entre les observables définies sur ces sous-systèmes. Les interprétations de la mécanique quantique qui ont été proposées se réfèrent à au moins l’une des trois thématiques suivantes qui ne sont bien sûr pas indépendantes mais que, pour des raisons didactiques, nous allons considérer successivement. Il s’agit de (a) la question relative au statut de l’entité représentant l’état d’un système dans la théorie quantique, le vecteur d’état ou la « fonction d’onde » ; (b) la question de la complétude de la théorie quantique, à laquelle certains répondent par l’ajout des variables supplémentaires qui décriraient les hypothétiques mécanismes sous-jacents aux phénomènes, et (c) celle de la légitimité qu’il y aurait à attribuer certaines propriétés typiques des phénomènes quantiques (celle de non-localité, en particulier) à la réalité indépendante. Question (a). La question du statut de la fonction d’onde (ou du vecteur d’état) peut se formuler de la façon suivante : la fonction d’onde donne-t-elle une description, même partielle, de la réalité indépendante ou ne doit-elle être considérée que comme un outil formel encodant notre connaissance de la situation expérimentale étudiée et permettant le calcul des prédictions ? Cette question était déjà débattue par les pères fondateurs de la mécanique quantique : Schrödinger30 soutenait, du moins au début (voir ci-après), que la fonction d’onde associée à l’état d’un système était une onde physique et que la réalité indépendante était composée de telles ondes physiques dont l’interaction permettrait d’expliquer l’existence de corpuscules. Aux antipodes de cette position, Bohr31 soutenait, dans le cadre de son interprétation holistique du phénomène, que l’entité formelle représentant l’état d’un système (comme sa fonction d’onde, en particulier) ne peut se rapporter à ses propriétés intrinsèques mais qu’il doit être conçu comme un simple outil formel encodant les caractéristiques de 28 Erwin Schrödinger, “Discussion of Probability Relations between Separated Systems,”Proceedings of the Cambridge Philosophical Society, 31 (1935): 555–563 and 32 (1936): 446–451. 29 C’est à dire par une action de proche en proche dans l’espace, que ce soit par l’existence d’une interaction causale directe ou par celle d’une cause commune. 30 Schrödinger, “Discussion of Probability.” 31 Niels Bohr, “Foundations of Quantum Physics I,” Collected Works (1933-1958), Vol. 7, ed. Kalckar Jørgen (Amsterdam: Elsevier, 2008). 313 Pierre Uzan l’ensemble du dispositif expérimental et permettant ainsi de calculer les résultats possibles d’une mesure. L’interprétation holistique de Bohr a été précisée par Bitbol32 lorsqu’il montre, en se référant aux analyses de J.L. Destouches33 et de P. Destouches-Fevrier34 relatives aux théories de la prévision, que le vecteur d’état constitue un outil de prévision probabiliste particulièrement simple « d’évènements définis non pas dans l’absolu mais relativement à un contexte expérimental ». En outre, cet auteur met en évidence (pp. 157-160) le rôle d’ « invariant du système de coordonnées probabilistes entre toutes les situations expérimentales accessibles à la suite d’une préparation donnée » du vecteur d’état– c’est à dire que ce dernier est une entité universelle vis à vis des mesures pouvant être effectuées par suite de cette préparation. Quant à Einstein, il soutenait l’idée, avec Podolski et Rosen que la fonction d’onde nous donnait une description incomplète de la réalité et qu’afin de sauver le principe de causalité locale35 sur lequel se fonde la relativité il fallait adjoindre à la théorie quantique des paramètres supplémentaires, permettant la description des processus « réels » sousjacents :36 While we have thus shown that the wavefunction does not provide a complete description of the physical reality, we left open the question of whether or not such a description exists. We believe, however, that such a theory is possible. Schrödinger a lui-même trouvé un argument puissant à l’encontre de l’interprétation réaliste de la « fonction d’onde » comme onde physique. Cet argument tient au fait que la fonction d’onde représentative de deux systèmes en interaction (comme, en particulier, le système observé et l’appareil de mesure) ne pouvait se réduire à la simple interaction de deux ondes mais nécessitait d’introduire une nouvelle fonction d’onde pour le système composé, ce dernier devant alors être considéré comme un tout indivisible – ce qui rejoint la conception Bohrienne rapportée ci-dessus. Cet argument lui a fait dire que, finalement, bien que la fonction d’onde donne une description « complète et continue dans l’espace et le temps, sans omission ni lacune, conforme à l’idéal Michel Bitbol, Mécanique quantique, §. 2.2.2. (Paris : Flammarion, 1996). Jean-Louis Destouches, Mécanique ondulatoire (Paris : Presse Universitaire de France 6ième édition, 1971). 34 Paulette Destouches-Février, La structure des théories physiques (Paris: Presses Universitaires de France, 1951). 35Selon ce principe, les évènements se produisant dans une région de l’espace-temps ne peuvent dépendre ou être influencés par ceux se produisant dans une région spatialement séparée. 36 Albert Einstein, Boris Podolski and Nathan Rosen, “Can Quantum-Mechanical Description of Physical Reality Be Considered Complete?” Physical Review 47 (1935): 780. 32 33 314 A propos du renouveau annoncé de la métaphysique classique », cette dernière ne décrit pas « ce que la nature (la matière, le rayonnement, etc…) est réellement. En fait, nous utilisons cette description (la description dite ondulatoire) en sachant parfaitement bien qu’elle ne correspond à aucun de ces termes. » 37 S’il est aujourd’hui impossible de soutenir une interprétation réaliste naïve de la fonction d’onde, comme onde physique (au même titre qu’une onde mécanique ou électromagnétique, par exemple), il nous faut tout de même mentionner la proposition réaliste originale formulée récemment par Michael Esfeld.38 Selon cet auteur, en plus de son rôle nomologique comme outil mathématique intervenant dans les équations d’évolution et permettant le calcul des prédictions, la fonction d’onde jouerait aussi un rôle descriptif non pas des entités qui composent un système, qui sont conçus comme des « éléments de l’ontologie primitive » (en particulier, de la mécanique Bohmienne39) ou de leurs propriétés intrinsèques, mais de leur relations et de l’enchevêtrement de leurs évolutions temporelles. Ce qui lui fait dire que la fonction d’onde encoderait « un fait physique concret » de la réalité indépendante qui pourrait ainsi « expliquer » le phénomène de non-localité. Cependant, s’il est incontestable que les phénomènes de non-localité trouvent leur expression formelle dans la structure mathématique de la fonction d’onde, à savoir dans les termes de corrélation entre les observables des parties du système considéré, est-il légitime de supposer que ces corrélations existent dans la réalité indépendante ? La légitimité de l’interprétation ontologique de la fonction d’onde repose donc ici sur celle qu’il y aurait à attribuer à la réalité indépendante les propriétés typiques des phénomènes quantiques. Cette dernière question sera abordée ci-après (question (c)) et trouvera une réponse négative, ce qui met donc en difficulté cette interprétation réaliste d’inspiration structuraliste de la fonction d’onde soutenue par Esfeld. En attendant, poursuivons notre analyse du statut de la fonction d’onde en présentant cette fois-ci un argument « positif » montrant comme se construit cet outil prédictif. Spekkens40 a récemment proposé une construction purement épistémique de l’entité formelle permettant le calcul des prédictions qui retrouve les propriétés essentielles du domaine quantique, telles que la non-commutativité des mesures et l’existence d’état intriqués donnant lieu aux phénomènes de non-localité. Ce 37 Erwin Schrödinger, « Science et humanisme », dans Erwin Schrödinger, Physique quantique et représentation du monde (Paris : Seuil, 1992), 60. Esfeld, “How to Account for Quantum Non-locality.” Voir ci-après (question (b)) pour un bref exposé de cette approche. 40 Robert W. Spekkens, “In Defense of the Epistemic View of Quantum States: a Toy Theory,” Physical Review A 75, 032110 (2007), quant-ph/0401052. 38 39 315 Pierre Uzan modèle repose sur un principe unique portant sur la quantité maximale d’information dont nous pouvons disposer sur un système. Plus précisément, ce principe affirme que si nous disposons de cette quantité d’information maximale, elle doit être égale à celle qui nous manque pour déterminer complètement l’état de ce système. Ce n’est pas notre propos d’entrer ici dans les débats relatifs à la justification de ce dernier principe (voir, par exemple, la discussion présentée par Avin41), mais nous pouvons voir dans les travaux de Spekkens un argument « positif » à l’encontre du réalisme de la fonction d’onde puisqu’ils montrent comment cet outil prédictif contextuel peut être construit et comment peuvent être retrouvées les propriétés fondamentales du domaine quantique à partir de considérations purement épistémiques, c’est à dire sans faire appel à l’existence fortement objective d’« éléments de réalité » sous-jacents à ces phénomènes. Question (b). La question de la complétude de la théorie quantique, qui a aussi donné lieu à des débats animés entre les pères fondateurs de la mécanique quantique,42 est une thématique essentielle de certaines approches ontologiques puisqu’elle est directement liée à la possibilité de compléter cette théorie par des variables supplémentaires (ou « cachées » car non explicitées dans la théorie quantique standard) permettant de décrire les mécanismes « réels » sous-jacents des phénomènes quantiques. Le paradigme d’une telle approche est la mécanique Bohmienne qui postule l’existence de particules réelles se comportant comme des corpuscules classiques dotés de propriétés intrinsèques (possédant, en particulier, une position et une vitesse déterminées à chaque instant) et qui seraient soumis à des processus dynamiques déterministes cachés. Ces derniers, qui permettent effectivement d’expliquer de cette façon les phénomènes quantiques (non relativistes, du moins), comme c’est le cas pour le phénomène d’interférence,43 sont régis par un « potentiel quantique » agissant instantanément en plusieurs endroits de l’espace pour guider les particules. Cependant, comme il a été noté, le problème est qu’une telle théorie à variables cachées non-locales ne donne lieu à aucune prédiction nouvelle par rapport à la théorie standard.44 En effet, il est facile de constater que la partie purement prédictive de cette théorie est strictement Shahar Avin, A Philosopher's View of the Epistemic Interpretation of Quantum Mechanics, Dissertation for the Master Level course, Cambridge University, 2010. 42Voir Einstein, Podolski and Rosen, “Can Quantum-Mechanical Description,” cité ci-dessus, ainsi que Niels Bohr, “Can Quantum-Mechanical Description of Physical Reality be Considered Complete?”Physical Review 48 (1935): 696-702. 43 Chris Philippidis, Chris Dewdney and Basil J. Hiley, “Quantum Interference and the Quantum Potential,” Nuevo Cimento 52 B 1 (1979): 15-28. 44 Voir Bitbol, Mécanique quantique, cité ci-dessus, ainsi que Frederik J. Belinfante, A Survey of Hidden Variable Theories, § 2.16 (Oxford: Pergamon Press, 1973). 41 316 A propos du renouveau annoncé de la métaphysique équivalente à celle de la théorie quantique standard dans la mesure où aucune outil formel prédictif nouveau ni aucune procédure prédictive additionnelle n’y sont introduits.45 On pourrait penser que cette conclusion est liée à l’état de développement de cette théorie particulière, mais il semble que la raison soit plus profonde et s’applique à toute théorie quantique à variables « cachées » qu’il est possible de construire (c’est à dire à variables cachées non-locales ou contextuelles). Cette raison se trouve dans le théorème de Kochen et Specker qui nous dit que toute théorie reproduisant les prédictions de la mécanique quantique doit être contextuelle (voir ci-dessus). Ce qui a pour conséquence que dans toute théorie à variables supplémentaires reproduisant les prédictions de la mécanique quantique, comme c’est le cas de la mécanique Bohmienne, ces variables supplémentaires sont nécessairement contextuelles, c’est à dire que leurs valeurs dépendent de l’ensemble de la situation expérimentale. Plus précisément, la propriété de contextualité impose que ces dernières dépendent non seulement des observables que l’on choisit de mesurer mais, plus généralement, de l’entité formelle (fonction d’onde ou vecteur d’état) qui encode l’information maximale dont nous disposons sur la situation expérimentale considérée et qui permet le calcul des prédictions. D’ailleurs, cette conséquence se vérifie facilement pour la mécanique Bohmienne puisque les supposées propriétés intrinsèques des particules sont, à chaque instant, calculées à partir de la fonction d’onde : l’impulsion d’une particule est définie à chaque instant comme le gradient de la phase de la fonction d’onde alors que sa position est calculée à partir du potentiel quantique qui est luimême défini à partir de l’amplitude de la fonction d’onde. Ce qui signifie que dans la mécanique Bohmienne l’ajout de variables « supplémentaires » définies à partir de la fonction d’onde globale du système ne peut donner lieu à des prédictions qui ne pourraient être données par la théorie quantique standard, et n’a donc aucun répondant expérimental. Par conséquent, si cette approche déterministe à visée ontologique permet à certains de mieux « comprendre » les phénomènes quantiques en faisant appel à des modèles spatiaux, aucune expérience ne pourra, par principe, confirmer ou infirmer l’existence des processus déterministes sousjacents qui y sont supposés – ce qui rend ces approches ontologiques purement spéculatives car dénuées principiellement de toute répondant expérimental. Un jugement plus sévère encore à l’encontre des théories à variables supplémentaires peut être formulé en prenant en compte des avancées théoriques et expérimentales récentes montrant qu’une classe importante de ces théories fondée sur des hypothèses assez raisonnables sont incompatibles avec la Voir Pierre Uzan, Vers une logique du temps sémantique (Lille: Presses Universitaires du Septentrion, 1998), 298-410. 45 317 Pierre Uzan mécanique quantique. Des tests expérimentaux falsifiant une classe assez étendue de modèles quantiques à variables cachées non-locales portant sur des mesures de l’état de polarisation de photons (effectuées par Gröblacher et son équipe46) ou de leur moment angulaire orbital (effectuées par Romero et son équipe47) ont, en effet, été rapporté récemment. Ces modèles montrent, chacun dans leur domaine, la violation théorique (par la théorie quantique standard) et expérimentale d’inégalités qui ont été démontrées par Leggett48 et que ces auteurs adaptent à leur modèles. Les inégalités de Leggett sont obtenues en partant de conditions très générales que doivent vérifier les phénomènes d’émission et la détection de photons et, point essentiel, en relaxant l’hypothèse d’indépendance des résultats de la mesure d’une observable à l’égard des paramètres, c’est à dire vis à vis des autres observables que l’on décide de mesurer sur ce système (définies, par exemple, par la direction des polariseurs utilisés) – c’est l’élimination de cette dernière hypothèse qui introduit la non-localité pour les modèles à variable cachées considérés. Leggett avait montré que ces inégalités très générales contredisaient les prédictions de la mécanique quantique et, plus concrètement, Gröblacher et Romero ont reformulé ces inégalités pour les modèles particuliers qu’ils proposent et ont montré qu’elles sont falsifiées par l’expérience. La viabilité des théories quantiques à variables cachées non-locales est donc sérieusement remise en question, que ce soit pour leur manque de répondant expérimental (mécanique Bohmienne) ou, plus radicalement, pour leur incompatibilité avec les prédictions de la mécanique quantique standard (qui sont, elles, bien vérifiées). Question (c). Il semble que la légitimité d’attribuer à la réalité indépendante certaines propriétés typiques des phénomènes quantiques n’ait pas été encore bien explorée, ce qui donne lieu à des sur-interprétations injustifiées des concepts quantiques que nous nous proposons de dénoncer ici. Cette critique pourra s’appliquer à trois propositions qui se fondent sur l’idée que la réalité indépendante devrait partager certaines propriétés du domaine quantique : il s’agit dela conception du « réel voilé » soutenue par Bernard d’Espagnat et de propositions plus récentes, formulées par Michael Esfeld et par Mauro Dorato, d’une interprétation ontologique de la non-localité. Simon Gröblacher et al.,“An Experimental Test of Non-local Realism,”Nature 446 (2007): 871875. 47 Jacquiline Romero et al., “Violation of Leggett Inequalities in Orbital Angular Momentum Subspaces,” New Journal of Physics Vol. 12 (12), 123007 (2010). 48Anthony Leggett, “Nonlocal Hidden-Variable Theories and Quantum Mechanics: An Incompatibility Theorem,”Foundations of Physics 33 (2003): 1469-1493. 46 318 A propos du renouveau annoncé de la métaphysique Dans son livre Le Réel Voilé, Bernard d’Espagnat49 reconnaît, d’une part, que la physique ne nous fait pas connaître l’ultime réalité indépendante mais « doit se contenter de décrire les phénomènes ». Cet auteur établit ce point par ses analyses rigoureuses des différentes tentatives pour essayer de faire de la théorie quantique une théorie à objectivité forte (chapitres 10, 12 et 13), montrant en particulier que les tentatives pour interpréter le processus de mesure comme un processus physique font toujours appel, souvent de façon cachée, à un principe de limitation de l’information que peut acquérir l’observateur, ou encore en évoquant la cohérence de l’interprétation épistémique de l’opération de mesure proposée par Bohr (chap. 11, par exemple). Cependant, cet auteur a néanmoins soutenu la position réaliste suivante qui se fonde sur l’idée que la réalité indépendante devrait être dotée de certaines propriétés caractéristiques du domaine quantique, en particulier qu’elle serait non-locale et non atomisable (c’est à dire non « analysable en une multitude d’éléments premiers »50). Concentrons-nous ici sur la nonlocalité (ou l’« enchevêtrement ») de la réalité indépendante qui joue aussi un rôle essentiel dans les propositions mentionnées ci-après. Pour d’Espagnat, ce serait la propriété d’intrication des états quantiques qui permettrait de justifier que la réalité indépendante est « un tout fortement enchevêtré » qui ne serait pas immergé dans l’espace-temps: … si l’on postule que la réalité indépendante est correctement et exhaustivement décrite par la physique quantique (…), on doit concevoir cette réalité indépendante comme un tout fortement enchevêtré ;51 avec pour conséquence qu’il est impossible de concevoir des parties de ce tout occupant chacune un lieu défini. Par ailleurs, comme nous l’avions mentionné ci-dessus (Question (a)), Michael Esfeld,52 soutient une interprétation réaliste (non naïve) de la fonction d’onde dans le sens où cette dernière décrirait le « fait physique concret » que sont les relations entre les éléments de l’ontologie primitive, à savoir les corpuscules classiques réelles de la mécanique Bohmienne. Par conséquent, la non-localité est conçue comme une propriété de la réalité indépendante qui serait encodée dans la Bernard d’Espagnat, Le Réel Voilé, 134. D’Espagnat, Le Réel Voilé, 336. Cette propriété de la réalité indépendante serait, selon d’Espagnat, justifiée par le fait que dans la théorie quantique des champs, les phénomènes de création et d’annihilation de particules sont représentés par le changement d’état d’un unique vecteur dans l’espace des états approprié (un espace de Fock). 51 D’Espagnat, Le Réel Voilé, 334. C’est nous qui soulignons le point essentiel de cette affirmation. 52 Esfeld, “How to Account for Quantum Non-locality.” 49 50 319 Pierre Uzan fonction d’onde. Enfin, dans le même ordre d’idées, Dorato53 propose de considérer l’intrication comme une caractéristique intrinsèque de la réalité indépendante puisqu’il soutient l’idée selon laquelle cette propriété définirait le « nouvel ordre fondamental de la nature».54 Un engagement ontologique qui paraît, en fait, outrepasser le changement radical de stratégie explicative de la physique qu’il constate : … rather than trying to explain55 the quantum non-local correlations in terms of the causal ontology of the previous, classical theory of the world of our experience, we ought to accept them as paradigmatic examples of a new fundamental order of nature. Si l’observation de corrélations non-locales, typiques du nouveau paradigme quantique, peut servir de fondement à l’explication des phénomènes physiques, pourquoi la non-localité serait-elle inscrite dans la « nature », comme propriété intrinsèque de la réalité indépendante ? Pourquoi la recherche de cohérence et d’efficacité explicative mènerait-elle à l’engagement ontologique ? Pour ces trois auteurs, il serait ainsi possible d’assigner à la réalité indépendante les particularités des phénomènes quantiques et, en particulier, celle de non-localité qui trouve son expression formelle dans l’intrication des états. Cependant, si nous nous référons à la définition stricte de ces propriétés qu’en donne la théorie quantique standard (voir ci-dessus) il est facile de voir que ces dernières sont fortement dépendantes des observables choisies pour décrire le système considéré et qu’elles doivent donc être considérées comme des caractéristiques épistémiques du processus d’observation et non comme celles d’une hypothétique réalité-en-soi. Nous nous focaliserons ici sur la propriété d’intrication qui peut être considérée comme le trait le plus typique du domaine quantique auquel peuvent être reliées d’autres propriétés-clés, comme c’est le cas pour la complémentarité.56 Lorsque nous disons que l’état d’un système est « intriqué », nous supposons en fait deux choses. Tout d’abord que cet état est représenté par un vecteur d’un sous-espace de l’espace de tous les états possibles associé au système considéré qui Mauro Dorato, “Laws of Nature and the Reality of the Wave Function,”Synthese 192 (2015): 3179–3201. 54 Dorato, Conference on “Causal Explanations, Structural Explanations and Entanglement,” held at IHPST (Paris), 4 April, Metascience Seminar. 55 Dorato, “Laws of Nature,” 3179. Nous soulignons aussi. 56 Par exemple, le théorème de Landau (“Experimental Tests of General Quantum Theories,”Letters in Mathematical Physics, 1987) permet de relier la propriété d’intrication de l’état d’un système composé de deux sous-systèmes avec la complémentarité de leurs observables respectives. 53 320 A propos du renouveau annoncé de la métaphysique est engendré par les vecteurs propres d’un jeu donné d’observables compatibles. Par exemple, lorsque nous affirmons que le système composé S1 + S2 se trouve dans l’état intriqué :  W > = 1/2( 01 02> +  11 12>), nous ne nous intéressons qu’aux valeurs d’une observable jointe, que nous noterons A1  A2, où A1 et A2 sont deux observables dichotomiques à valeurs (0 ou 1) non dégénérées définies respectivement sur S1 et S2 et de vecteurs propres01>,  11> (pour A1) et  02>,  12> (pour A2). Par exemple, S1 et S2 peuvent être deux particules alors qu’A1 et A2 peuvent être des observables de spin selon deux directions spatiales (différentes ou non). Cependant, ce même système S (de deux particules, ici) a d’autres propriétés auxquelles nous ne nous intéressons pas pour spécifier son état, comme par exemple leurs positions, leurs impulsions ou leurs « couleurs » s’il s’agit de quarks, et prendre ces propriétés en considération mène à caractériser l’état de S par un autre vecteur de l’espaceproduit des sous-espaces engendrés, respectivement, par toutes les propriétés considérées de S1 et S2. Ce dernier état peut très bien ne pas être intriqué relativement à la position, par exemple, si les positions des particules S1 et S2 ne sont pas corrélées (et même si leurs spins le sont). Il suffit donc de prendre en compte d’autres observables compatibles avec celles considérées initialement et dont les distributions de probabilités ne sont pas corrélées pour démentir l’idée que l’intrication est une propriété absolue de l’état d’un système. La propriété d’intrication d’un état, et donc les phénomènes de non-localité qui lui sont associés, sont toujours relatifs au jeu d’observables choisi pour le décrire, ils ne sont pas absolus et ne peuvent donc pas être attribués à la réalité indépendante. En outre, même si nous ne nous intéressons qu’aux descriptions d’un système utilisant à la fois toutes les observables compatibles pouvant être définies sur ce système, la propriété d’intrication de son état resterait encore relative à la décomposition de son espace de représentation, c’est à dire à la façon dont est utilisé ce jeu d’observables. En effet, il est possible de montrer que l’état d’un système peut être intriqué relativement à une certaine décomposition de son espace de représentation (et donc au jeu d’observables permettant de spécifier ces sous-espaces), mais séparable relativement à une décomposition différente de cet espace, c’est à dire à un jeu différent d’observables définies sur ce même système. Donnons un exemple simple de cette relativité de l’intrication tiré du livre de Rieffel et Polak57 sur l’informatique quantique en insistant ici sur le lien entre la 57 Eleanor Rieffel and Wolfgang Polak, Quantum Computing: A Gentle Introduction (Cambridge, Massachusetts: MIT Press, 2011). 321 Pierre Uzan décomposition de l’espace de représentation et le choix du jeu d’observables considérées. Soit un système S composé de quatre particules et soient A1, A2, A3 et A4 quatre observables dichotomiques (dont les valeurs ne sont pas dégénérées) définies, respectivement, sur ces quatre particules. Il peut s’agir, par exemple, d’observables de spin selon une direction spatiale. En utilisant les mêmes notations que ci-dessus, supposons que l’état de ce système puisse s’écrire comme :  W > = 1/2( 01 02 03 04> +  01 12 03 14> +  11 02 13 04> +  11 1213 14 >). Cet état peut être dit « intriqué » si l’espace de représentation H est décomposé comme58 : H = H1 H2  H3  H4, où chacun de ces sous-espace est engendré par les deux vecteurs propres des quatre observables A1, A2, A3 et A4 – c’est à dire que les vecteurs de ces sous-espaces peuvent s’écrire comme des 1-qubits (ai 0i> + bi 1i>), avec i prenant les valeurs 1, 2, 3 et 4. En effet, on peut montrer que dans ce cas il n’existe pas de nombres ai et bi tels que  W > soit le produit de quatre vecteurs appartenant, respectivement, à chacun de ces sous-espaces. Cependant, si nous considérons maintenant les observables jointes A1  A3 et A2  A4, respectivement définies sur les sous-espaces H1  H3 et H2  H4, ce même état  W > peut être factorisé de la façon suivante :  W >=  W1,3> W2,4>, où  W1,3>= 1/2( 01 03> + 11 13>) est un vecteur de H1  H3, relatif à l’observable jointe A1  A3, et  W1,3>= 1/2( 02 04> + 12 14>) est un vecteur de H2  H4, relatif à l’observable jointe A2  A4. Ces deux arguments montrent ainsi que la propriété d’intrication de l’état d’un système, et donc les phénomènes de non-localité qui lui sont associés, sont relatifs au jeu d’observables qui a été choisi pour le décrire. Par conséquent, les propriétés typiquement quantiques ne peuvent, pas plus que les propriétés classiques ou relativistes, être considérées comme absolues, indépendantes de nos moyens d’investigation, et ne peuvent donc être assignées à une hypothétique réalité indépendante. 58En fait, comme le remarquent Rieffel et Polak, dire qu’un état de ce type (caractérisé par des variables dichotomiques) est intriqué sans préciser par rapport à quel choix d’observables se rapporte cette propriété n’est en général qu’un raccourci (trompeur) pour dire que c’est par rapport à la décomposition de l’espace de représentation en sous-espaces bidimensionnels (dont les vecteurs sont des 1-qubits). 322 A propos du renouveau annoncé de la métaphysique 4. Conclusion En plus des arguments généraux évoqués à la section 2 à l’encontre du réalisme scientifique, les arguments spécifiques présentés ci-dessus (section 3) montrent que le projet d’une métaphysique fondée sur les spécificités du domaine quantique n’est pas tenable. En effet, dans le prolongement de l’argument « positif » général relatif à la construction de l’objectivité que nous avons présenté dans la section 2, ces arguments spécifiques rendent particulièrement explicite, grâce à la notion centrale d’ « observable », l’idée que les phénomènes du domaine quantique sont « mis en forme » par des procédures théorico-expérimentales qui sont clairement dépendantes de nos moyens d’investigation et de nos représentations. Par conséquent, l’idée qu’ils pourraient nous révéler les structures intrinsèques de la réalité indépendante relève de la croyance, sans doute stimulante pour certains comme visée régulatrice, mais ne repose, selon nous, sur aucune justification crédible. 323