ANTHROPOLOGIE POLITIQUE
Landry, Jean-Michel
Carleton University, Canada
Date de publication : 2023-07-07
DOI : 10.47854/anthropen.v1i1.52059
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On dit de l’anthropologie politique qu’elle s’intéresse aux rapports de pouvoir,
d’autorité et de solidarité qui se nouent au sein des collectivités vivantes, ainsi qu’aux
stratégies, normes et appareils mobilisés pour gouverner ces rapports, les légitimer
ou y résister. Mais tout de suite une question se pose : peut-on circonscrire ce vaste
faisceau de préoccupations à l’intérieur d’une seule sous-discipline ? Plus maintenant.
Car si la problématique de l’anthropologie politique fut jadis rigoureusement délimitée,
elle s’est progressivement fragmentée et irrigue aujourd’hui la discipline de part en
part. Faut-il conclure que cette sous-discipline appartient à l’histoire, que la politisation
de l’anthropologie (nous y reviendrons) a eu raison de l’anthropologie politique ? La
sous-discipline n’a pas dit son dernier mot. Mais pour bien saisir l’étendue de son
apport à l’anthropologie – ainsi que les débats qui l’animent aujourd’hui – il faut revenir
au début et s’attarder aux différentes façons dont elle a conceptualisé le politique au
cours du dernier siècle.
La parution de l’ouvrage collectif African Political Systems, en 1940, est
reconnue par plusieurs comme l’acte de naissance de l’anthropologie politique. Le ton
programmatique de l’introduction (signée par Meyer Fortes et Edward E. EvansPritchard) ne doit cependant pas nous faire oublier que Lewis Morgan, Henry Maine,
Robert Lowie et Arthur Maurice Hocart s’étaient intéressés aux diverses formes de
gouvernement (et à leurs origines) plusieurs décennies auparavant. Et qu’un siècle
plus tôt, Alexis de Tocqueville avait saisi le devenir politique des sociétés modernes
en arpentant l’Amérique à la manière d’un ethnographe. African Political Systems se
démarque, toutefois, en ce qu’il annonce l’émergence d’un champ d’études
soigneusement défini et porté par une haute ambition : faire de l’anthropologie
politique une solution de rechange à la philosophie politique, jugée trop normative et
peu utile pour comprendre le monde. On doit aux auteurs de l’ouvrage, des
représentants du fonctionnalisme oxfordien pour la plupart, d’avoir soulevé la question
politique du maintien de l’ordre et de l’avoir portée au-delà de la problématique de
l’État. On leur doit également la notion extraordinairement féconde d’organisation
segmentaire, en somme l’idée qu’une société composée de sous-groupes, qui parfois
s’allient et parfois s’opposent, parvient souvent à apaiser les conflits qui la secouent.
ISSN : 2561-5807, Anthropen, Université Laval, 2021. Ceci est un texte en libre accès diffusé sous la licence CCBY-NC-ND, https://creativecommons.org/licenses/by-nc-nd/4.0/
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Aux yeux d’Evans-Pritchard en particulier, la structure segmentaire permet à des
sociétés sans État, dont l’archétypique société nuer, d’atteindre un seuil d’équilibre
entre l’unité et la division.
L’importance que le fonctionnalisme oxfordien accorde à l’ordre et aux
structures suscitera toute une série de débats et de contre-arguments qui feront des
décennies suivantes (1940-1970) l’âge d’or de l’anthropologie politique comme champ
d’étude autonome. Edmund Leach le premier affirma que l’analyse fonctionnaliste,
obsédée par les notions de stabilité et d’équilibre, néglige les transformations qui
s’opèrent au sein des collectivités humaines. L’étude qu’il consacre au peuple kachin
(1954) rend compte d’un système politique en mouvement, structurellement instable.
L’anthropologue norvégien Fredrik Barth approfondira cette approche, souvent décrite
comme « dynamique », en analysant la pratique du leadership politique et la formation
de l’identité ethnique chez les Pachtounes du Pakistan.
Entre Leach, Barth et ce qu’on appellera l’École de Manchester, une nouvelle
anthropologie politique prend graduellement forme. Regroupés autour de Max
Gluckman, les représentants de l’École de Manchester s’intéressent aux situations de
conflit et de crise à travers lesquelles les processus et interactions qui animent le
champ politique, disent-ils, se donnent à voir. À leurs yeux, le politique ne se réduit
pas aux structures, mécaniques et institutions destinées à maintenir l’ordre social ; en
faire l’étude exige de mener l’analyse à l’échelle de l’action individuelle et des
procédés décisionnels. L’introduction à l’ouvrage collectif Political Anthropology (1966)
montre bien la rupture que l’École de Manchester entend opérer vis-à-vis des premiers
fondements de l’anthropologie politique. Ses auteurs proposent d’étudier les
« relations entre les personnalités et groupes qui composent le “champ politique” »
sans omettre de souligner que ces relations sont façonnées par des phénomènes
d’autorité, d’influence, de coercition et de pouvoir (1966, 4). Cette approche sera
enrichie par les travaux de Georges Balandier qui, dans Anthropologie Politique (1967),
montrera qu’on ne peut jamais vraiment isoler le champ politique du domaine de la
parenté ou de la religion. Elle sera également radicalisée par Frederick Bailey pour qui
le politique est essentiellement une affaire de concurrence et de compétition entre
individus. Dans Stratagems and Spoils (1969), il écarte les idéaux et standards qui
orientent l’action publique pour s’intéresser à la façon dont les acteurs entreprennent
de gagner des batailles politiques.
Ces efforts de renouvellement théorique se verront toutefois rapidement
fragilisés par l’importante charge critique menée par Talal Asad dès la décennie
suivante. Dans Anthropology and the Colonial Encounter (1973a) et une suite d’essais
rédigés à la même époque (1972, 1973b, 1979), il montre que l’anthropologie politique
a depuis toujours éludé la question coloniale. Des exceptions existent (Balandier 1951 ;
Leiris 1966) et Asad n’y accorde sans doute pas suffisamment d’attention. Mais il vise
juste en soulignant que « la description habituelle des structures locales africaines est
demeurée totalement silencieuse sur le fait politique du pouvoir coercitif européen et
sur la dépendance du chef africain envers ce pouvoir » (Asad 1973b, 108). Les mots
« structures » et « africaines » ne doivent pas nous induire en erreur : bien plus que le
fonctionnalisme britannique est remis en cause ici. Pourquoi, demande également
Asad, Max Gluckman ne s’est-il jamais intéressé aux rébellions populaires contre le
pouvoir colonial ? Pourquoi Victor Turner minimise-t-il les rapports entre
l’anthropologie et le colonialisme ?
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Les écrits d’Asad, combinés à ceux de Kathleen Gough (1968), d’Immanuel
Wallerstein (1974) et bientôt ceux d’Edward Saïd (1979) engageront l’anthropologie
politique sur des terrains jusque-là négligés. Plus qu’une nouvelle conception du
politique, c’est un nouveau type de questionnement qui prend forme. Quelle empreinte
l’entreprise impériale européenne a-t-elle jusqu’ici laissée sur les concepts et
méthodes de l’anthropologie ? Jusqu’où et dans quelle mesure la recherche
anthropologique peut-elle confronter (et troubler) les activités dévastatrices du capital ?
Comment l’anthropologie peut-elle faire du pouvoir colonial et de l’hégémonie
occidentale un objet d’étude ? Le courant extrêmement prolifique de l’anthropologie
politique qui s’attarde au colonialisme trouve dans ces questions un important point
d’émergence.
Mais il n’y a pas que les questionnements qui changent au cours des années
1970. La manière d’y répondre elle aussi se transforme. L’anthropologie politique
abordera ces nouvelles problématiques en repensant ses rapports à la philosophie
politique. Cette affirmation ne doit cependant pas être exagérée, car si les premiers
architectes de l’anthropologie politique entendaient tenir la philosophie à distance,
d’autres ont trouvé chez Marx, Gramsci et Althusser matière à réflexion. En marge des
débats sur la permanence des structures et le dynamisme des conflits, les
anthropologies associées au matérialisme historique ont depuis longtemps cherché à
saisir le politique en s’attardant aux rapports sociaux de production et à leur
transformation. En France, les travaux de Claude Meillassoux, d’Emmanuel Terray et
de Maurice Godelier sur les sociétés précapitalistes d’Afrique et d’Océanie enrichiront
cette approche en puisant dans des registres différents. Aux États-Unis, Eric Wolf et
Sidney Mintz se pencheront sur les sociétés paysannes d’Amérique latine, sur leur
histoire et les mouvements de résistance qui naissent en leur sein. La notion de
résistance paysanne deviendra très bientôt le fer de lance d’une anthropologie
politique anarchiste propulsée par les recherches menées par James Scott en Asie du
Sud-Est. Inspirés par les écrits de Pierre Clastres et popularisés par David Graeber,
ces courants anarchistes qui associent le politique non pas à l’ordre ou à la
concurrence, mais à la résistance collective contribueront à faire rayonner
l’anthropologie au sein des mouvements sociaux contemporains.
Si des courants marxistes et anarchistes continuent de façonner la discipline
aujourd’hui, c’est la philosophie de Michel Foucault qui, depuis trois décennies
maintenant, s’est imposée comme la boîte à outils dominante en anthropologie
politique. Au même titre que Gilles Deleuze, Walter Benjamin, Hannah Arendt ou Carl
Schmitt, figures tout aussi incontournables, Foucault fournira à l’anthropologie de quoi
mettre en pratique la leçon formulée par Georges Balandier quelques décennies plus
tôt, à savoir que la politique « reste agissante dans les situations les plus défavorables
à sa manifestation » (1967, 239). Foucault est toutefois plus explicite. Non seulement
la politique opère dans l’ombre à ses yeux, mais il affirmera que l’exercice du pouvoir
ne se limite pas aux cadres et institutions associés au politique : le pouvoir, écrit-il,
« vient de partout » (1976, 122). L’affirmation s’arrime bien au projet de l’anthropologie
politique qui, depuis ses origines coloniales, cherche à penser le politique au-delà de
l’État et de ses appareils, mais elle l’oblige également à une nouvelle modestie. Car si
le pouvoir, ce moyen inévitable de la politique, n’apparaît désormais plus comme un
domaine ou une substance, mais comme une stratégie immanente à tout rapport
social, l’anthropologie politique ne peut plus revendiquer une expertise exclusive à son
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sujet. Omniprésent, diffus, capillaire, le pouvoir ne peut être appréhendé qu’en
multipliant les angles d’analyse.
Ces nouvelles perspectives ouvertes par la philosophie continentale
accéléreront la recomposition de l’anthropologie politique et la dissémination de ses
questionnements. Cette sous-discipline qui jusqu’au milieu des années 1970
constituait un domaine de recherche cohérent et assez bien délimité prendra, au
détour du siècle, la forme d’une constellation ; une constellation traversée de
préoccupations communes, mais qui transcende à peu près tous les champs de
spécialisation de l’anthropologie. Peu d’anthropologues aujourd’hui perçoivent les
relations de pouvoir comme étrangères à leur champ de recherche. Notre
compréhension du politique se voit ainsi enrichie par des sous-disciplines bien
distinctes de l’anthropologie politique aujourd’hui – pensons à l’anthropologie de la
santé, du langage ou de la religion. Cela est encore plus vrai de l’anthropologique
féministe. Dans la mesure où le féminisme s’est toujours soucié de hiérarchie,
d’inégalité et de pouvoir, on peut dire sans hésitation que l’anthropologie féministe n’a
jamais cessé d’être une anthropologie politique. Cette vaste reconfiguration, mêlée
aux enjeux que les dernières décennies ont soulevés, fera naître de nouveaux
questionnements sur l’humanitaire, la violence, la sécularité et plus récemment sur les
changements climatiques, l’autoritarisme et l’État. Parallèlement, des thèmes plus
anciens comme le corps et la race se révèleront des sources de réflexion politique
efficace.
Où cela conduit-il l’anthropologie politique ? Que ses préoccupations trouvent
maintenant écho à travers toute la discipline rend-il son projet caduc ? Concevoir le
politique comme un champ de pouvoir et le pouvoir comme omniprésent ne nous
mène-t-il pas dans un cul-de-sac analytique où le politique n’a plus d’extérieur et où
toute anthropologie est une anthropologie politique ? Plus fondamentalement : dire
que le pouvoir est partout, inhérent à tout rapport social, n’équivaut-il pas à gommer
les nuances entre l’autorité, l’exploitation, l’influence, la force et la coercition ? Certains
des architectes de l’anthropologie politique abondent en ce sens. Louis Dumont estime
qu’étudier le pouvoir sans s’attarder à l’idéologie sur laquelle il se fonde nous conduit
tout droit dans une « impasse » (1977, 19). Marshall Sahlins s’érige tout aussi
énergiquement contre ce « fonctionnalisme du pouvoir » qui, à ses yeux, réduit tout à
des effets de domination (2008, 12). L’africaniste Luc de Heuch propose une
anthropologie politique centrée sur le pouvoir, mais convient qu’il est hasardeux de
généraliser cette notion ; aussi prend-il soin de rappeler ce qui distingue le pouvoir de
l’autorité et du prestige (2006 ; 2002).
À ces questions débattues aujourd’hui s’ajoutent des considérations plus
pratiques. La notion foucaldienne d’un pouvoir sans limites nous rend-elle insensibles
aux autres imaginaires politiques à l’œuvre sur nos terrains de recherche ? Jennifer
Curtis et Jonathan Spencer (2012) affirment qu’une telle approche nous interdit de
prendre au sérieux tout énoncé ethnographique délimitant le politique. Il importe à
leurs yeux que l’anthropologie politique reconnaisse le caractère particulier et
historiquement situé de la conception foucaldienne du pouvoir.
D’autres vont plus loin. Pour ne pas réduire le politique au seul exercice du
pouvoir, Bjørn Thomassen (2008) et le collectif éditorial de la revue International
Political Anthropology proposent de revenir à la conception antique du politique à
laquelle Marcel Mauss fait référence dans les dernières pages de L’essai sur le don.
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Pour Mauss et les Anciens, le politique ne se résume pas à l’exercice du pouvoir ; il
concerne avant tout la « vie en commun » (1924, 279). L’anthropologie politique doitelle donc renoncer à étudier le pouvoir pour assurer sa survie comme champ de
recherche ? Pas nécessairement. Comme le souligne Wendy Brown (2005), étudier
l’organisation de la vie collective nous empêche pas de nous attarder aux rapports de
pouvoir à l’œuvre dans ce cadre. Voilà peut-être la tâche qui revient à l’anthropologie
politique aujourd’hui : scruter les chemins empruntés par le pouvoir dans le cadre plus
précis des efforts déployés pour inventer, cultiver et faire durer des formes de vie
collectives.
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