Ambiguités turques
La réception des attentats de 2015 en France dans les médias et réseaux sociaux turcs
Jean-François Pérouse, Isabelle Gilles, Anouck Gabriela Côrte-Réal
Pinto, Clémence Scalbert-Yücel, Ceren Saran et Sergül Taşdemir
DOI : 10.4000/books.ifeagd.2240
Éditeur : Institut français d’études anatoliennes
Lieu d'édition : Istanbul
Année d'édition : 2017
Date de mise en ligne : 30 novembre 2017
Collection : La Turquie aujourd’hui
ISBN électronique : 9782362450693
http://books.openedition.org
Référence électronique
PÉROUSE, Jean-François ; et al. Ambiguités turques : La réception des attentats de 2015 en France dans
les médias et réseaux sociaux turcs. Nouvelle édition [en ligne]. Istanbul : Institut français d’études
anatoliennes, 2017 (généré le 30 avril 2019). Disponible sur Internet : <http://books.openedition.org/
ifeagd/2240>. ISBN : 9782362450693. DOI : 10.4000/books.ifeagd.2240.
Ce document a été généré automatiquement le 30 avril 2019.
© Institut français d’études anatoliennes, 2017
Conditions d’utilisation :
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1
Après les différents attentats survenus en France en 2015, au-delà des réactions officielles
convenues ou des réactions sincères de certains groupes sociaux et individus, on a pu constater
dans l’opinion turque – du sommet de l’État aux milieux les plus modestes – comme une
tolérance, si ce n’est une forme de compréhension, vis-à-vis des motivations supposées des
auteurs de ceux-ci. Certaines convergences étranges d’un extrême à l’autre du spectre
idéologique, dans la réception de ces événements, traduisent des affinités à la fois dans les modes
de représentation de la situation contemporaine et les modes de positionnement face à celle-ci.
Ce dossier analyse les réactions turques aux attentats commis en France en 2015 contre Charlie
Hebdo et l’Hyper Cacher les 7 et 8 janvier et le 13 novembre à St Denis et dans les 10 e et 11 e
arrondissements de Paris à travers une analyse de la presse et de Twitter.
L'objectif est d’identifier en priorité la gamme des réactions les plus dissonantes, de voir quels
groupes sociaux et quels terreaux elles touchent, de déceler sur quelles argumentations elles
reposent et comment elles peuvent circuler entre la Turquie et les communautés turques et/ou
musulmanes d’Europe, et les djihadistes.
JEAN-FRANÇOIS PÉROUSE
Institut français d'études anatoliennes, Istanbul
ISABELLE GILLES
Institut français d'études anatoliennes, Istanbul
ANOUCK GABRIELA CÔRTE-RÉAL PINTO
Institut français d'études anatoliennes, Istanbul
CLÉMENCE SCALBERT-YÜCEL
Université d'Exeter
CEREN SARAN
Université Galatasaray, Istanbul
SERGÜL TAŞDEMIR
Université Galatasaray, Istanbul
2
SOMMAIRE
Introduction
I. Cadre théorique, hypothèses, problématique et méthodologie
Cadre théorique et conceptuel
Problématique et hypothèses
Méthodologie
II. Description et caractérisation globale de la réaction aux événements
Contextualisation de la réception turque des attentats français de 2015
Positionnements et trajectoires des journalistes turcs
III. Sens des réactions : la recherche d’explications ou les formes tendancieuses de la
rationalisation
Le temps court de la compassion avec les victimes et de la solidarité
Ambivalente communauté franco-turque d’expérience terroriste
Traductions et instrumentalisations sur la scène nationale. Une façon indirecte de parler de la
Turquie
La défense de l’islam et de la patrie à tort accusés
C’est tragique…. mais en fin de compte vous l’avez bien mérité
Filtre nationaliste et matrice complotiste
Conclusion
Bibliographie
Annexes
3
Introduction
« (...) Quand 5 ou 6 Français perdent la vie dans un
acte terroriste, toute l’Europe se rassemble, mais
quand des actes terroristes ont lieu dans nos villes
pas une voix européenne ne se fait entendre (....) »
Extrait d’un discours de Bilal Erdoğan, fils du
président de la République turque, à Tokat, le 14
mars 2017.
1
L’extrait qui figure en exergue illustre quel cadrage partiel des événements terroristes de
2015 à Paris peut être effectué deux ans après ces derniers par une figure politique
devenue centrale, qui tire son unique légitimité publique de ses liens au président. Figure
blessée par les révélations de décembre 2013 relatives à ses agissements dans l’ombre tout
autant que fidèle relais de la doctrine officielle, Bilal Erdoğan est en quête de revanche.
Comme pour s’innocenter il abonde dans un discours qui vise à discréditer les adversaires
politiques de son père amalgamés sans nuance aux puissances européennes
prétendument islamophobes et ennemies de la Turquie. Or, force est de constater que sa
lecture des attentats survenus en France n’a rien de marginal. Elle est même devenue ces
dernières années banale. Formulée dès le lendemain des événements, elle s’est consolidée
avec le temps, sur fond de tensions croissantes avec l’Union européenne.
2
Autre témoin de cette banalisation, la capture d’écran ci-dessous est une publication
Facebook datant du 14 novembre 2015. Le propriétaire du compte, Yusuf Ziya Özcan, est
un sociologue qui a présidé le Conseil de l’Enseignement Supérieur de Turquie (YÖK
2007-2011) avant d’être nommé ambassadeur de la République de Turquie en Pologne
(2012-2016)1. Cet album de photos d’archives de source inconnue est assorti d’un
commentaire sur le bilan humain des attentats du 13 novembre, lui opposant le massacre
et les sévices infligés par l’armée française aux civils algériens durant la colonisation.
3
Cette publication par un représentant officiel de l’État turc a été le point de départ de
notre interrogation sur la formation et la diffusion des représentations dans l’opinion
publique.
4
Traduction : Yusuf Ziya Özcan a partagé la publication de Sedat Uslu / Sedat Uslu a jouté 4 photos /
14 novembre, 21h37 Modifié / Quelqu’un a demandé si un massacre se déroulait en France ! / Mais
quand les bâtards de Français assassinaient un million et demi de Musulmans en Algérie, vous ne
disiez rien !
4
La Turquie est un pays directement voisin de la Syrie (avec 900 km de frontières
terrestres communes) et une pièce importante dans le dispositif d’intervention en Syrie.
Son armée – dont la présence a été considérablement renforcée tout au long de la
frontière – a été directement engagée sur le terrain, en Syrie même, au cours l’opération
dénommée Euphrates Shield lancée le 26 août 2016 et officiellement achevée fin mars 2017.
Et mi-mai 2017, une nouvelle opération militaire en Syrie est annoncée dans le cadre de
l’offensive internationale contre Raqqa. Traversé dans les deux sens par les djihadistes du
monde entier, c’est aussi un pays émetteur de djihadistes vers la Syrie. Entre 2011 et
début juin 2017, selon la direction turque des migrations, 4957 personnes étrangères
ayant tenté de passer illégalement en Syrie à partir de la Turquie ont été arrêtées, puis
expulsées. Dont 804 Russes, 435 Indonésiens, 308 Tadjiks, 278 Irakiens et 254 Français,
pour les contingents nationaux les plus nombreux. (Saymaz 2017 : 73).C’est la tête de pont
d’une diaspora turque importante en Europe occidentale qui constitue une des variantes
de l’islam européen (on compte 4,5 millions de Turcs en Europe occidentale, dont plus de
la moitié a acquis une nationalité européenne). La Turquie a également été la cible de
deux attentats majeurs en 2015 attribués à l’État Islamique (E.I.), l’un fin juillet à la
frontière syrienne (Suruç) et l’autre à Ankara, sa capitale, le 10 octobre 2015 (ce dernier
constitue le plus meurtrier de l’histoire moderne de la Turquie). Ceux-ci ont coûté la vie
de respectivement 33 et de 128 citoyens turcs issus de la gauche turque et des
mouvements kurdes.
5
La Turquie est donc un pays clé pour la compréhension des phénomènes de violence
aveugle en rapport avec la situation en Syrie et en Irak (et, au-delà, dans le « monde
musulman ») qui ont touché l’Europe et le monde en 2015. Pour des raisons à la fois de
5
poids démographique, de situation régionale et d’influence dans l’ensemble du « monde
musulman », du fait de son histoire complexe dans la lutte antiterroriste mais aussi du
fait de cette synchronie avec les attentats de l’E.I. sur le territoire turc, les opinions et
représentations en Turquie ont une valeur révélatrice et même heuristique pour une
compréhension plus large du développement des schèmes d’interprétation radicaux
susceptibles de générer ou tout du moins d’accompagner des processus d’engagement et
de radicalisation.
6
Après les différents attentats survenus en France en 2015, au-delà des réactions officielles
convenues, à l’instar de la participation du Premier ministre turc de l’époque à la marche
républicaine organisée en faveur de la liberté d’expression à Paris le 11 janvier 2015, ou
des réactions sincères de certains individus et groupes sociaux, on a pu constater dans
l’opinion turque – du sommet de l’État aux milieux les plus modestes – comme une
tolérance, si ce n’est une forme de compréhension, vis-à-vis des motivations supposées
des auteurs des attentats parisiens. Certaines convergences étranges, d’un extrême à
l’autre du spectre idéologique, dans la réception de ces événements, traduisent des
affinités à la fois dans les modes de représentation de la situation contemporaine et les
modes de positionnement face à celle-ci. Or, ces modes de représentation sont les arrièreplans agissant des comportements, jusqu’aux plus extrêmes d’entre eux. La comparaison
des réactions émises en Turquie face aux attentats commis en France et face aux autres
attentats commis dans l’année sur le territoire turc ou dans des pays arabes au nom du
djihadisme est nécessaire pour permettre d’approfondir et de mieux qualifier le rapport
entre un nous diversement défini et des autres diversement caractérisés.
NOTES
1. La presse turque évoque d’ailleurs plusieurs autres messages Facebook haineux postés
par ce diplomate turc. Cette publication sera supprimée suite au tollé dans son fil de
commentaires puis dans la presse (par ex. Cumhuriyet 18/11/2015), et est suivie le 19 par
une explication qui, sans aucunement renier le sous-texte idéologique de la publication
supprimée, convient que le moment était inapproprié. Tout en s’excusant, il se dédouane
en rappelant qu’il n’est pas l’auteur de la publication originale.
6
I. Cadre théorique, hypothèses,
problématique et méthodologie
Cadre théorique et conceptuel
1
L’ambition de ce dossier n’est pas d’ordre théorique. Elle est plutôt d’apporter des
éléments empiriques collectés dans le feu des événements traumatiques et d’esquisser des
analyses qui devront/pourront être poursuivies et approfondies dans un autre cadre.
Cependant notre réflexion emprunte à la fois aux travaux récents relatifs à la réception
des attentats (comme ceux de Gérôme Truc 2006, 2011 et 2016), aux travaux sur la
formation, la structuration et la mesure de l’opinion publique (Marc et Tchernia 2007) et
du consensus, sur les représentations collectives (Durkheim 1898 ; Augé 1974 ; Sperber
1996 et 2003), ainsi qu’à la sociologie et à l’économie politique des médias écrits ou
sociaux (Kılıç Aslan 2016 ; Bali 2007, sur les éditorialistes ; Marchetti 2016 et 2017) et à la
philosophie du langage (Fedi 2013).
2
En conséquence, notre cadre conceptuel sera souple pour à la fois faire place et répondre
à la diversité des terrains concernés (France/Turquie), à la diversité des langues
impliquées (turc/français), à celle des deux séquences socio-politiques considérées, à celle
des horizons d’interprétation en jeu, comme à celle des environnements/supports de
communication sélectionnés (presse écrite et Twitter). Sans parler de la fluidité et de la
complexité des événements considérés. Ce faisant, notre analyse s’efforcera d’être
sensible aux cadres sociaux des réactions, aux conditions économiques, matérielles et
techniques de leur expression et propagation comme au contexte national et
international (et à la lecture qui en est faite) dans lequel ces réactions prennent place et
sens.
Problématique et hypothèses
3
Le projet soumis par l’USR-3131 analyse les réactions turques aux attentats commis en
France en 2015 contre Charlie Hebdo et l’Hyper Cacher les 7 et 8 janvier et le 13 novembre
à St Denis et dans les 10e et 11 e arrondissements de Paris. Il interroge la façon dont ces
7
réactions révèlent des conceptions variables du monde contemporain, du conflit en Syrie
et du rôle de la Turquie et de ses alliés occidentaux face aux phénomènes extrêmes 2.
Ainsi, il nous renseigne d’abord sur les représentations telles qu’elles se structurent et se
développent aujourd’hui en Turquie, mais au vu de la place occupée par la Turquie dans
des réseaux circulatoires très différents, il nous renseigne également sur les schèmes
d’interprétation – pouvant nourrir des radicalisations – qui circulent entre le Moyen
Orient et l’Europe.
4
L’objectif est à la fois de donner une idée de l’étendue du spectre des réactions ambiguës
et de voir comment la stupeur du monde occidental n’est pas nécessairement partagée,
même dans des milieux que, de France, l’on croirait « acquis ». Suivant les cas, de la
réaction d’empathie à la réaction qui semble trouver des excuses, voire des raisons
positives aux auteurs de l’attentat, en passant par l’indifférence et la réaction
« ambivalente molle », il existe toute une gradation. Notre objectif est d’identifier en
priorité la gamme des réactions les plus dissonantes, de voir quels groupes sociaux et
quels terreaux elles touchent, de déceler sur quelles argumentations elles reposent et
comment elles peuvent circuler entre la Turquie et les communautés turques et/ou
musulmanes d’Europe, et les djihadistes.
5
Les réactions qui ne sont pas nécessairement des réactions claires de dénonciation se
déploient sur plusieurs axes référentiels qu’il a fallu d’abord repérer puis ordonner. Ainsi,
par exemple, pour les références françaises, s’articulent de manière variable, la position
de la France par rapport à la question palestinienne, au passé colonial français/européen,
à la gestion française de l’immigration, aux politiques d’intégration « à la française », aux
politiques urbaines dans les banlieues, aux rapports complexes entre laïcité et
islamophobie… Il s’agit également de repérer quels autres types de références
apparaissent dans les argumentaires relatifs aux autres attentats. Aussi les mots mobilisés
ont retenu particulièrement notre attention en tant qu’ils contribuent à dessiner un
univers différencié de proximités/affinités, comme de distances.
6
Au travers du repérage de la circulation de schèmes, on s’est efforcé d’esquisser
l’archéologie des discours « conciliants » vis-à-vis des attentats à références islamiques
radicales. On examine de même les circulations de ces argumentaires entre la Turquie et
l’Europe comme entre la Turquie et le reste du « monde musulman ». Pour ce faire, on
s’intéresse d’abord aux références (sources, auteurs, courants de pensée, événements
convoqués) éventuellement mobilisées dans les discours médiatiques. Par ailleurs, toute
proportion gardée, les comparaisons des prises de position dans les réseaux sociaux et la/
les presses écrites en Turquie et hors de Turquie d’une part, entre la presse écrite et ce
qui circule sur les médias sociaux, d’autre part, peut apporter un certain nombre
d’éléments de réponse concernant l’articulation entre circulations et radicalisations.
7
Enfin, sans prétendre faire une sociologie complète de la production et la circulation des
discours, nous avons porté une attention spécifique à l’économie politique du secteur
médiatique en Turquie ainsi qu’à la sociologie des personnes et des réseaux qui se font les
vecteurs et relais de ces argumentaires. Qu’ils soient journalistes, « conseillers du
Prince », trolls et « leaders d’opinion » sur les réseaux sociaux, les acteurs étudiés dans ce
rapport ont en commun d’avoir publiquement commenté les attentats, autrement dit, ils
occupent un rôle de médiateur entre le public turc et « la réalité » des attentats en
France. Intellectuels organiques ou non, éducateur, organisateur d’hégémonie ou de
coercition, ils œuvrent à produire ou tout du moins à relayer du sens sur ces événements
tragiques français de 2015. On s’intéressera à leur formation, leurs lieux d’expression
8
privilégiés, leurs ancrages sociaux, idéologiques, professionnels et géographiques, leur
connexions régionales et internationales. Il s’agira notamment de comprendre dans
quelle mesure ces acteurs et leurs interprétations s’inscrivent dans des rapports de force
et luttes hégémoniques (Gramsci 1977). De quelle manière participent-ils à une tentative
d’homogénéiser la lecture par les citoyens turcs des attentats en France de 2015 ? Dans
quelle mesure légitiment-ils ou au contraire discréditent-ils l’usage de la violence contre
des civils ? Comment cette configuration d’acteurs et leurs interprétations mettent-elles
en évidence une propagande d’État qui contribue de manière indirecte à la légitimation
du gouvernement AKP ?
8
Notre problématique peut être résumée en quelques questionnements :
• Quelles sont les grandes tendances des réactions turques aux attentats de Paris en 2015 ?
• Peut-on parler de modes de réaction spécifiquement turcs ?
• Ces réactions constituent-elles ou reflètent-elles une opinion publique turque sur ces
attentats ?
• Comment caractériser les schèmes dominants de ces modes de réaction, voire de cette
opinion ? Sont-ils le produit d’impulsions du haut ou de l’extérieur, de leaders d’opinion
et/ou la reformulation de schèmes antérieurs, réactivés ou reconvertis à l’occasion ?
• En quoi les réactions ont une dimension internationale et résultent d’une perméabilité de
la média-sphère turque à des registres réactifs étrangers ?
• Quel sens donner aux différences de réaction entre janvier 2015 et novembre 2015 ?
Autrement dit, dans quelle mesure la conjoncture nationale et régionale proche (ici, la
conjoncture turque et moyen-orientale), ou encore la cible perçue des attentats, influe sur
les modes de réaction face aux événements « extérieurs ».
• Quelle est la part des données structurelles, des facteurs techniques et économiques dans
le mode d’expression de ces réactions ? À cet égard quelles différences et articulations
existent entre les différents vecteurs (presse papier ou sur Internet/réseaux sociaux) de ces
réactions ?
• Enfin, en quoi l’examen de ces deux vagues de réactions nous renseigne sur la montée de la
référence à l’islam dans le réajustement des représentations collectives turques
relatives à la France – et à l’Europe occidentale plus largement ? C’est à dire, en quoi l’image
du « nous autres Turcs » paraît de plus en plus se construire en référence à l’islam (et en
opposition à l’Europe réduite à sa prétendue identité chrétienne), comme en référence à
l’islamophobie ?
9
Dans cette perspective, nos hypothèses sont les suivantes :
• La dense mais inégale réactivité turque aux attentats de Paris de 2015 revêt un caractère
remarquable dû aux liens entre la Turquie et la France (composant une proximité
multidimensionnelle), au sentiment partagé d’un destin commun face au danger terroriste, à
la présence de Turcs en France, à la question débattue de la dimension religieuse des
attentats commis, à l’acuité des polémiques sur la laïcité dans chacun des deux pays, comme
au fait que certains des auteurs/concepteurs de ces attentats avaient séjourné en Turquie ou
y étaient passés dans leurs déplacements entre l’Europe et la Syrie ou l’Irak. Les ressorts du
concernement (Truc 2016) turc sont donc multiples.
• Les opinions médiatisées dans la presse écrite ou sur les réseaux sociaux turcs ne sont pas
nécessairement révélatrices d’une opinion moyenne (ou de celle de la majorité). Cette
dernière ne nous intéresse pas ici au premier chef. En outre, elles sont la résultante d’effets
de domination et de distorsion propres au champ de la presse et à la twittosphère dans
lequel l’État turc joue un rôle clef. Néanmoins elle n’est pas la seule institution à produire
9
des « manières de penser » qui informent les réactions. De nombreuses communautés de
penser et d’agir « concurrentes » – d’extension infra-étatique ou supra-étatique et plus ou
moins formalisées –, alimentent le « marché » des manières de penser et les modalités de
réagir. Ces acteurs sont eux même influencés par de nombreux processus, à commencer par
la globalisation et la montée en puissance de la contraignante logique économique dans la
production et circulation de l’information...
• Les modes de réaction observés – au-delà de différences parfois nettes entre l’apologie non
déguisée des auteurs des attentats et leur stricte condamnation – possèdent des
caractéristiques/colorations communes qui renvoient à des cultures/sensibilités
politiques imprégnant en définitive l’ensemble des représentations. Ces dernières sont les
dérivés de schèmes interprétatifs généraux de l’ordre politique national et international,
incorporés par tous les citoyens turcs et diffusés/reproduits par les institutions turques.
• Le contexte national – et régional – détermine pour partie la forme variable prise par les
réactions turques aux deux vagues d’attentat. La comparaison de deux « moments » doit
permettre de prouver cette importance du contexte national dans la fabrique du sens donné
aux événements extérieurs, et de repérer des invariants plus indépendants des effets de
conjoncture.
• Les contraintes de langage (surtout pour Twitter), qui tiennent à la rapidité de l’expression
inhérente au mode réactif et aux restrictions dimensionnelles de l’espace d’expression
investi ont une incidence sur la manière de s’exprimer et sur le « contenu » de
l’interprétation proposé. Elles contribuent à la standardisation de celui-ci comme aux
processus de mimétisme, de surenchère et de polarisation.
Méthodologie
10
Les méthodologies déployées pour l’analyse de la presse écrite et de Twitter sont
distinctes l’une de l’autre mais visent chacune à répondre à ces interrogations. L’analyse
est à la fois quantitative et qualitative et porte, pour la presse écrite, sur une période de
dix jours suivant les attentats du 7 janvier et 13 novembre 2015 à Paris et St Denis.
Cependant elle concerne un intervalle de temps de 24 à 36h pour Twitter et de 3 semaines
pour l’expression de la frange radicale autour de la personne des frères Saïd et Chérif
Kouachi. L’analyse quantitative permet de repérer la fréquence de certaines occurrences
et leur évolution, les auteurs/émetteurs des énoncés et la place qu’ils occupent dans les
médias. L’analyse qualitative permet d’étudier plus en finesse la terminologie des
réactions ambiguës, les circulations de celles-ci, et la sociologie de leurs vecteurs, trois
dimensions qui orienteront notre recherche. Pour mieux comprendre les modalités, la
durabilité et l’impact des attentats en France sur les journalistes et simples citoyens turcs
ayant écrit à ce sujet, l’analyse textuelle aurait pu s’articuler à d’autres méthodes telles
que les entretiens, que la forme relativement contrainte du dossier « réactif » ne nous a
pas permis de déployer.
Presse écrite
Méthodologie qualitative et quantitative
11
Nous avons opté pour une méthodologie double en vue de conduire l’analyse de la presse
écrite. Elle consiste en une analyse qualitative de contenu à l’aide d’un questionnaire,
d’une part, et d’une analyse de discours, d’autre part, de huit journaux turcs qui
10
représentaient l’ensemble de la palette politique et idéologique à l’époque des attentats
(voir détail ci-dessous). L’enquête a été menée par deux codeuses et couvre les dix jours
qui ont suivi les deux séries d’attentats de Paris (8-17 janvier 2015 pour Charlie Hebdo et
l’Hyper Casher et 14-23 novembre 2015 pour les attentats de novembre à Paris).
12
Le choix d’une analyse de contenu qualitative à l’aide d’un questionnaire permet de
classifier l’information sous formes de catégories. Ce type de méthode analytique sert à
réduire les données et à leur donner un sens (Julien 2008 : 120). La force de l’analyse du
contenu réside dans la définition des unités de mesure et dans la collecte systématique
des données (Bertrand et Hugues 2005 : 178). C’est Bernard Berelson qui a utilisé le
premier le terme « analyse de contenu » en le définissant comme « une technique de
recherche pour la description objective, systématique et quantitative du contenu
manifeste de la communication » (Berelson cité dans Lo Monaco, Delouvée et Rateau
2016 : 90). Larsen souligne que, comme cette définition le suggère, l’analyse de contenu
est fondamentalement descriptive (Larsen 2002 : 118). L’analyse de contenu est une
technique de recherche pour la classification systématique et la description du contenu
de communication en considérant des catégories prédéterminées. Elle peut consister soit
en une analyse quantitative ou qualitative, soit en une approche mixte (Asa Berger 2011 :
205-206). Nous avons opté pour cette seconde option.
13
À ces fins, nous avons mis en place un questionnaire composé de 20 questions (voir
annexe 4) dont la première partie (questions 1-11) est strictement quantitative (nombres
d’articles, taille et place de l’information dans le journal, usage d’illustration, type
d’auteurs et de sources) et la seconde, plus qualitative (questions 12-20).
14
Les types d’images mobilisés ont spécialement retenu notre attention (questions 5-8) : ces
questions portent sur l’origine des images, leur nature, leur place dans le récit des
événements, et sur leur « carrière ». Certaines images en effet ont beaucoup circulé et
assuré de facto l’articulation entre médias écrits et réseaux sociaux. En outre, afin
d’analyser et de comprendre le spectre des réactions comme celui des interprétations des
événements, nous avons analysé la façon dont les informations qualifient l’acte, les
victimes, la cible, les auteurs, et la réaction des autorités aux événements (questions
12-16). Nous avons identifié 6 catégories utilisées pour qualifier ces objets : religieuse ;
nationale et géopolitique ; ethnique ; sociologique ; morale ; culturaliste. La question 17
porte sur les registres explicatifs des événements. Nous avons distingué 6 registres
explicatifs : « sociologique » ; « historique » ; « idéologique » ou « religieux » ou
« civilisationnel » ; « géopolitique » ; « complotiste » ; et « autre ». Enfin, les questions
18-20 concernent l’usage de la comparaison dans l’économie des interprétations
proposées. Les événements en France sont en effet souvent expliqués, interprétés ou
qualifiés à l’aune de la comparaison avec des événements nationaux voire internationaux
– du fait notamment du contexte intérieur de la Turquie (guerre contre le PKK ou contre
E.I./Daech/IŞİD3) et international (guerre en Syrie notamment). Ce sont parfois les lieux
des événements qui sont comparés, parfois les perpétrateurs, et parfois aussi les réactions
des autorités : il s’agit ainsi de faire sens d’éléments lointains (par exemple comparer le
11e arrondissement de Paris au quartier de Cihangir peuplé d’une jeunesse aisée et
cosmopolite d’Istanbul ; comparer la terreur de l’E.I. à celle du PKK), mais aussi de se
servir de la couverture des événements parisiens afin de rebondir sur des conflits
nationaux ou régionaux pour la Turquie. L’usage de la comparaison participe donc
pleinement de l’interprétation des événements et de leur articulation au débat national.
11
15
Si une telle analyse comportant une dimension qualitative est essentielle afin de donner
sens aux données et de répondre à nos questions de départ, elle se heurte cependant à
certaines limites. En effet, il n’est pas évident d’intégrer les commentaires dans les choix
des catégories qui peuvent parfois être subjectifs. Ceci a toutefois été fait autant que
possible par les codeuses. Concernant les questions 12-17 notamment, les codeuses ont
coché plusieurs réponses pour certains articles. Il est en effet parfois difficile de
distinguer par exemples les catégories « sociologique » et « historique » l’une de l’autre et
certains articles mobilisent tout à la fois les registres sociologique, historique,
idéologique, religieux et complotiste. Enfin, il était parfois difficile de sélectionner les
articles pertinents pour l’analyse. En effet, les articles des tout premiers jours suivant les
événements portent directement sur l’événement, tandis que plus tard dans la semaine,
les articles parlant de l’événement sont parfois plus un prétexte à discuter de questions
générales, telle que l’islamophobie, ou des questions internes à la Turquie. Ceci est
particulièrement valide pour l’attentat de Charlie Hebdo. Très vite les articles se sont
concentrés sur l’islamophobie et la publication des caricatures par Cumhuriyet (voir partie
II).
16
L’analyse de discours de certains articles de journaux ou même simplement des titres a
ainsi permis de pallier certains de ces manques et de compléter ou de vérifier l’analyse
par questionnaire. Elle a rendu également possible de comprendre comment, relus et
réinterprétés à l’aune des polarisations du champ politique et idéologique turc, du conflit
régional, et de l’engagement ou expérience parfois directe des acteurs dans la guerre en
Syrie, les événements radicaux extrêmes sont « domestiqués » et rapportés à des registres
intérieurs mais aussi régionaux.
Choix du corpus et brève économie politique de la presse turque
17
Pour des raisons de contraintes de temps nous n’avons pas inclus les journaux turcs
anglophones, ni la presse Internet, ni les magazines turcs satiriques, ces derniers ayant
fait montre d’une importante solidarité à la suite des attentats perpétrés contre leurs
confrères français de Charlie Hebdo4.
18
En outre, les événements de janvier et de novembre 2015 à Paris ont eu lieu avant que ne
survienne le radical chambardement de la presse turque dont l’année 2016 fut le théâtre 5.
En conséquence, le paysage de la presse écrite était beaucoup plus diversifié qu’il ne l’est
à la fin octobre 2017, même s’il faisait déjà l’objet d’importantes (auto-)censures ainsi que
l’avait illustré la non couverture des événements du Parc Gezi en 2013 par les médias
traditionnels (HRW 15/12/2016).
19
Sur les huit journaux que nous avions sélectionnés et qui représentaient en 2015
l’ensemble de la palette politique et idéologique à l’époque des attentats, deux n’existent
plus. Il s’agit d’un titre lié à la communauté de Fethullah Gülen – Zaman – et d’un titre
proche du mouvement kurde – Özgür Gündem6. Le rétrécissement du spectre de l’offre en
presse écrite est frappant. Zaman était un journal de la mouvance conservatrice
relativement ancien (il est apparu en 1986), reconnu et bien établi. Fait notable par
rapport aux autres grands quotidiens turcs, il était le seul à avoir lancé une version
française, le Zaman France, destinée à la communauté turque de France, dont la création
en 2005 précéda de deux années sa version anglophone, Today’s Zaman. L’agence de presse
qui « alimentait » Zaman, Cihan Haber Ajansı (créée en 1994), bénéficiait des puissants
relais de la communauté Gülen dans les institutions de sécurité (la police au premier
12
rang) et de renseignement et à l’étranger. Elle a été fermée sur décision de justice le 7
mars 2016, entraînant avec elle la disparition totale de ses archives.
20
En novembre 2015 Zaman comptait encore cependant parmi les quotidiens les plus
distribués. Selon le distributeur Yaysat, début novembre 2015, le nombre total (ventes en
kiosque et abonnements) des exemplaires distribués était encore proche de 800 000. Ce
qui le plaçait en tête, malgré une sensible diminution7 par rapport au début janvier 2015.
Au moment des événements il était sur une ligne parfois critique par rapport aux
gouvernements AKP, en tout cas sur les sujets de politique étrangère et de politique
intérieure. Comparativement, Özgür Gündem était un journal dont le tirage ne dépassait
pas les 10 000, mais qui était le journal de référence – circulant abondamment de main en
main, présent dans les lieux de sociabilité kurde et épaulé par un site Internet efficace –
d’une fraction de la population kurde de Turquie ainsi que d’une partie des « Turcs
ethniques » de gauche ayant ces dernières années choisi de soutenir le parti pro-kurde
aspirant à devenir un « parti de Turquie ».
21
Les six autres titres peuvent être divisés en trois sous-ensembles.
• Un sous-ensemble « kémaliste ». Avec Cumhuriyet – au tirage limité en janvier 2015 : 45 000 –
représente l’opposition kémaliste et social-démocrate à l’AKP, ainsi qu’une certaine élite
intellectuelle ; et Sözcü, plus populaire et davantage distribué (250 000) que le premier.
• Un sous-ensemble « libéral » : avec Hürriyet représentant d’une tradition libérale appuyée
sur un grand groupe de presse constitué depuis des décennies (Doğan), qui en janvier 2015
avait une posture encore légèrement critique vis-à-vis de l’AKP. Ses chiffres de tirage étaient
très inférieurs à Zaman, mais le plaçaient cependant en deuxième position (voir détail des
tirages en annexe 3). Durant les deux périodes considérées, Hürriyet était sous surveillance 8,
échaudé après la sanction-amende matérialisée par un redressement fiscal sévère en 2009.
Certains éditorialistes furent ainsi renvoyés du fait de leur position jugée trop critique vis-àvis du gouvernement à l’instar d’Ismet Berkan, fameux éditorialiste (éconduit le 25
novembre 2016). D’autres, proches des positions du parti AKP, furent à l’inverse recrutés.
• Et un sous-ensemble pro-gouvernemental, conservateur-religieux, considérablement
renforcé à partir de 2007, date de la saisie du titre Sabah par l’État qui l’a revendu à Çalık, un
homme d’affaires très proche du pouvoir. Du plus distribué, présentable et people, Sabah
(300 000), au plus virulent, Yeni Akit (70 000), en passant par Yeni Şafak (100 000), organe de
presse quasi officiel du parti dirigeant le pays. Ce sous-ensemble fait partie d’une nébuleuse
plus vaste qui fonctionne en quasi-circuit fermé, avec des relais TV et Internet. Les mêmes
messages sont diffusés sur l’ensemble des médias, qui se font écho. En outre, la
« cohérence » de cette nébuleuse s’est considérablement accrue ces derniers temps, en
même temps qu’augmentaient de façon spectaculaire ses moyens. Les journaux proches du
pouvoir bénéficient ainsi de la rente liée à la diffusion de publicité et d’annonces
obligatoires d’entreprises dont l’État est actionnaire. Ceci, même si leur tirage est inférieur à
des journaux plus critiques (voir l’annexe 3). De la même façon, les grands groupes du
secteur du BTP (comme Cemal Kalyoncu, qui a fini par racheter Sabah en 2013) et de
l’énergie qui ont bénéficié des programmes de privatisation et des principaux appels d’offre
publics dans le cadre de la politique de grands travaux, contrôlent la totalité des médias de
ce sous-ensemble. Pour autant, ce caractère multisectoriel des holdings possédant les
groupes de médias turcs est loin d’être spécifique aux groupes proches du pouvoir. Il
caractérise une grande majorité du champ médiatique turc et constitue un facteur majeur
d’autocensure et d’homogénéisation des discours, ceci afin d’éviter le harcèlement fiscal ou
encore l’exclusion des appels d’offre (Kurban et Sözeri 2012). Cette mise en évidence de
13
pratiques d’autocensure et d’arrangements avec le gouvernement des médias traditionnels,
dont ceux dits d’opposition, a valorisé en creux l’usage des réseaux sociaux en Turquie et les
journaux indépendants en ligne, qu’ils soient turcs (tels que P24, T24, Duvar, Diken,
Medyascope, Bianet, OdaTV, etc…) ou étrangers (et traduits en langue turque), comme
Aljazeera, Al Monitor, Deutsche Welle, BBC Türkçe ou Sputnik.
22
Au-delà de cette première classification, il importe de préciser qu’une relative pluralité
existe encore au sein de chaque journal, due en particulier aux contributions de différents
éditorialistes. Le fonctionnement et les caractéristiques de l’institution de l’éditorialiste (
columnist)9 sont en effet assez spécifiques à la presse écrite turque. Cette institution
permet de mettre en scène au sein d’un même titre des opinions diverses, reflets de
personnalités dotées chacune de sa propre trajectoire, généralement connue du lecteur.
Si ce recours à la pluralité des éditorialistes était beaucoup plus prononcé et systématique
il y a quelques années, il demeure à l’origine d’une apparente diversité des points de vue
exprimés. En conséquence, nous nous sommes efforcés de tenir compte de cette
particularité et de ne pas réduire à une seule couleur le spectre des opinions formulées
dans un même titre.
Twitter
Économie politique de Twitter en Turquie.
23
Parallèlement à la presse écrite, il nous a semblé intéressant et pertinent de regarder du
côté des réseaux sociaux, en nous concentrant sur Twitter10. En effet, compte tenu du
haut niveau de pénétration de la téléphonie mobile et des réseaux sociaux dans la société
turque, Twitter nous a paru devoir faire l’objet d’une étude à part en tant qu’il véhicule
des modes spécifiques de réaction aux événements et d’analyse réactionnelle de ceux-ci.
Avant de détailler la composition du corpus et la méthodologie adoptée pour l’analyse, il
nous paraît utile de brosser le portrait changeant de la « twittosphère turque » de 2013 à
aujourd’hui.
24
Le taux de pénétration des réseaux sociaux en Turquie est élevé. Il va de pair avec la
progression de la pénétration d’Internet dans les foyers (qui passe de 3 % en 2000 à 58 %
en juillet 2016) et surtout de la téléphonie mobile (Freedomhouse 2017), malgré une
couverture inégale qui favorise très nettement les zones urbaines.
25
Twitter est en Turquie le quatrième réseau social le plus populaire, derrière Facebook,
WhatsApp et Facebook Messenger.
26
Cinq ans auront été nécessaires entre le lancement de Twitter le 21 mars 2006 et sa
déclinaison locale lancée le 26 avril 201111 (Bayram Dede 27/4/2011). Son investissement
rapide par les formations politiques et l’utilisation remarquée de Twitter comme outil de
campagne lors des élections législatives de juin (Doğu et al. 2013 ; 2014a ; 2014b ; Çağlar et
Özkır 2015) conduisent de nombreuses études à déterminer 2011 comme borne miliaire de
l’utilisation des réseaux sociaux dans le pays, même si cette affirmation est erronée
(Yüksel 9/4/2015).
27
La couverture médiatique des événements de Gezi en mai-juin 2013 met très fortement
l’accent sur l’utilisation des réseaux sociaux (Tucker, Barbéra et Metzger 1/6/2013 ;
Khazan 12/6/2013). Pour le parti au pouvoir, c’est une confirmation, davantage qu’un
révélateur des bénéfices qu’il y a à retirer d’un investissement professionnel de cette
arène, la stratégie de l’AKP reposant sur une logique de « campagne permanente » sur
14
tous les terrains identifiés permettant d’entretenir et développer le lien avec les électeurs
(Doğan 2016). Les premières tentatives s’appuyant sur les branches de jeunesse du parti
se focalisent sur la propulsion de hashtags dans le haut du classement des plus populaires
dans le pays/le monde, rapidement complétées par un programme de formation aux
réseaux sociaux organisé par l’AKP et dispensé à ses membres à travers tout le pays (Gilles
11/7/2013), doublé d’une task force dont le Wall Street Journal révèle l’ampleur et l’agenda
en septembre 2013 : 6000 personnes chargées de diffuser les vues de l’AKP sur Facebook,
Twitter, Instagram, YouTube, de surveiller les discussions et de lutter contre la
« désinformation » produite par l’opposition en vue de l’échéance électorale. Un tiers des
effectifs sont concentrés dans les grandes villes (1000 à Istanbul, 600 à Ankara et 400 à
Izmir) tandis que le reste est réparti à travers le pays (Albayrak et Parkinson 16/9/2013).
Pour cette équipe, la fin justifie les moyens. Outre le recours à un discours partisan
accompagné de la production de fausses informations, les insultes, menaces et techniques
de harcèlement à l’encontre de leurs contradicteurs sont monnaie courante, à tel point
que les partis d’opposition et la presse ne les désignent plus autrement que par le vocable
« Trolls de l’AKP » (AKTroller)12. La déclaration de guerre du mouvement Gülen à l’AKP que
constitue la révélation du scandale de corruption touchant Recep Tayyip Erdoğan,
certains de ses ministres et des membres de leurs familles en décembre 2013 ne fait que
rendre plus crucial et impitoyable le combat pour l’hégémonie sur les réseaux sociaux. En
effet, le mouvement Gülen, implanté dans le monde entier, doté de moyens humains et
financiers colossaux est, tout comme son rival, bien présent sur le réseau avec des
comptes officiels et revendiqués (organes de presse, de télévision, voix officielle de Gülen
dans plusieurs langues, entreprises appartenant à l’empire financier), des personnes
influentes proches du mouvement, des sympathisants dévoués à la cause mais également
de faux comptes gérés par des bots13, ces derniers étant toutefois moins nombreux que
ceux diffusant des messages pro AKP (Kızılkaya 20/3/2014 ; Poyrazlar 26/3/2014). En
2014, suite à de nombreuses plaintes, Twitter supprime plusieurs dizaines de milliers de
faux comptes toutes tendances confondues à la veille des élections de mars. Six mois plus
tard, le député CHP Umut Oran porte la question des trolls et de leurs liens supposés avec
le parti de la justice et du développement devant l’Assemblée14, puis le collectif Hafıza
kolektifi publie en octobre un graphe de ces fameux trolls qui révèle une interconnexion
forte entre ces comptes qui recourent à l’injure et aux menaces (Shearlaw 1/11/2016 ;
Zimmermann 13/9/2016), des journalistes écrivant dans les médias progouvernementaux et les politiciens de l’AKP. Au centre de ce graphe se trouve Mustafa
Varank qui n’est autre qu’un proche conseiller de Recep Tayyip Erdoğan. Cette étude
reste à ce jour la seule tentative sérieuse de démontrer le noyautage du réseau social à
fins hégémoniques. Les liens mis au jour montrent que cette entreprise de façonnage de
l’opinion constitue un système fermé, l’information produite étant diffusée de manière
identique sur les réseaux sociaux, dans la presse écrite et l’audiovisuel, totalement
subordonné à l’appareil politique (Bulut et Yörük 2017)15.
15
Réseau des AkTrolls sur Twitter. La partie supérieure du graphe, en vert, représente les « civils » tandis
que les nœuds jaunes représentent des journalistes et membres de l’AKP. Au centre du graphe
apparaît Mustafa Varank, conseiller de Recep Tayyip Erdoğan, véritable charnière du réseau.
Hafıza kolektifi, octobre 2014
28
Les nombreuses déclarations hostiles aux réseaux sociaux de Recep Tayyip Erdoğan,
successivement Premier ministre (2003-2014) puis Président de la République (depuis
août 2014), nourrissent dans l’opinion qui lui est favorable un sentiment d’hostilité vis-àvis de ses contradicteurs et s’accompagnent d’un arsenal de mesures répressives : l’État
turc adresse un nombre sans cesse croissant de demandes d’identification de personnes,
de suspension/suppression de contenus à Twitter16 (Kessel 9/2/2015 ; Turkeyblocks
21/3/2017) et Facebook17 ; de nombreux procès pour des propos tenus sur les réseaux
sociaux jugés injurieux18 ou relevant de l’apologie du terrorisme sont intentés. L’appareil
législatif de 2007, « modifié en septembre 2014, élargit les possibilités de blocages
administratifs et donne la possibilité aux autorités de se procurer les données des
utilisateurs sans mandat de justice » (Freedomhouse 2015). À cela viennent s’ajouter des
actes systématiques de censure, par blocage de l’accès à tout ou partie de sites Internet, et
le recours régulier à des interventions techniques de plus en plus sophistiquées
(étranglement de la bande passante ou throttling, redirection de DNS, attaque TCP reset
pour empêcher l’accès à des pages choisies ou interdiction d’accès pure et simple)
pratiquées par les fournisseurs d’accès sur demande du pouvoir central pour des périodes
plus ou moins longues19.
29
Ces mesures ont eu pour effet de modifier en profondeur la twittosphère turque, qui
ressemble aujourd’hui en de nombreux points à son paysage médiatique.
30
Pour résumer, la stratégie d’investissement du réseau repose sur la capacité à créer
l’impression d’une domination numérique qui à son tour « crée l’agenda » par la
16
production et la propulsion massive de hashtags20 sur le devant de la scène ou le retweet
de messages identiques. Ce résultat s’obtient par :
• une mobilisation permanente et organisée des partisans et membres de l’AKP, relais
volontaires de messages créés par le parti, pouvant aller jusqu’à l’organisation de
campagnes de harcèlement ou de lynchage d’opposants influents sur le réseau ;
• de nombreux faux comptes gérés par des botnets ou achetés sur des forums spécialisés 21 qui
relaient massivement des messages sur le réseau (spam) et viennent artificiellement gonfler
le nombre de followers des partisans ou des opposants22 ;
• de nombreux actes de censure de la parole dissidente, systématiquement assimilée à de la
propagande terroriste, adressées par voie judiciaire aux réseaux sociaux ;
• une utilisation partiale et dévoyée de l’arsenal législatif (discours de haine, insulte au chef
de l’État, propagande pour une organisation terroriste) qui tend à poursuivre les opposants
(Ellis 2015 : 26-27) et laisse les AkTrolls impunis (Samanyolu Haber 15/7/2016).
Composition du corpus
31
Deux méthodes de collecte (achat de tweets23 puis collecte manuelle) ont été employées
pour constituer les corpus étudiés, l’achat de tweets ayant été financé sur le budget CNRS
Attentats alloué à l’IFEA.
32
Les échantillons établis à partir des données issues de la première méthode de collecte 24
comptent respectivement 58 000 (janvier) et 140 000 (novembre) tweets qui
correspondent aux premières tendances émergeant sur le réseau social dans les heures
qui suivent immédiatement les événements.
33
Le périmètre de ces ensembles (Sloan et Quan-Haase 2017) a été déterminé par une
démarche quantitative basée sur l’observation des hashtags et tendances saillants en
janvier et novembre à partir de deux sources : l’archive TT-history développée et
maintenue par Mustafa İlhan et les données publiques du mesureur de tendances
Trendinalia25. Les tendances et hashtags propulsés en haut du classement de Twitter
traduisent la plupart du temps un agrégat soudain et passager de messages traitant d’un
sujet et pas une lame de fond construisant sa popularité sur la durée. Néanmoins, un
attentat est un événement qui génère invariablement une production importante de
réactions sur les réseaux sociaux. À la différence du cadre temporel choisi pour la presse
écrite, eu égard aux moyens techniques et humains limités pour ce projet, et en prenant
en compte le fait que nous collections et analysions les données entre un et deux ans
après leur publication, nous avons pris le parti de restreindre l’échantillon aux heures
suivant immédiatement les attentats. L’objectif était de collecter des volumes de données
traitables par des moyens humains, traduisant des réactions individuelles de préférence à
des campagnes orchestrées et de choisir des termes de recherche sans coloration
idéologique a priori afin de récolter une palette de données la plus large possible. Notre
échantillon a aussi été volontairement limité aux premières heures suivant l’attentat, car
nous avons postulé que l’immédiateté était plus susceptible de générer des réactions
spontanées.
34
Nous nous sommes enfin restreints aux tweets en langue turque, même s’ils peuvent avoir
été écrits par des utilisateurs ne se trouvant pas en Turquie plutôt qu’aux tweets en turc
émis depuis la Turquie, car les études s’accordent à dire que seul 1 % des tweets publiés
sont géo-localisés (Morstatter et al. 2013). L’hypothétique bruit des Turcs de la diaspora a
donc été jugé préférable à des données « pures » mais gravement lacunaires.
17
Nuage de mots revenant le plus fréquemment dans le set de janvier
35
Les données ont été commandées à Twitter (Gnip) via Sifter et analysées via les outils de
l’application web d’analyse textuelle DiscoverText, deux produits complémentaires de la
société Texifter. Un nuage de mots a été généré pour chaque set de données, épuré du
maximum de mots vides. Cinq termes ont ensuite été choisis pour constituer des sousensembles représentatifs. Les cinq termes retenus pour le set Charlie Hebdo sont présentés
dans le tableau ci-dessous.
Nuage de mots revenant le plus fréquemment dans le set de novembre
36
Les cinq termes retenus pour le set de novembre sont présentés dans le tableau cidessous.
18
37
Un échantillon aléatoire de chaque sous-ensemble a été constitué, et codés d’après la
grille ci-après. Un même tweet peut recevoir plusieurs codes, hormis les catégories
mutuellement exclusives (condamnation et apologie par exemple). Pour s’assurer de la
solidité du processus, 2 sous-ensembles (1 pour chaque attentat) ont été codés en entier
et les résultats obtenus se sont révélés très similaires à ceux des échantillons.
38
La fréquence d’apparition du nom des frères Kouachi dans des messages complotistes et/
ou apologétiques à caractère parfois radical repérés lors des premières observations nous
a incités à composer un corpus de tweets à partir d’une requête sur l’interface publique
de Twitter sur la période du 7 au 31 janvier 2015. Afin de s’assurer de ne retenir que des
messages favorables aux frères Kouachi, la compilation manuelle a été préférée à une
extraction automatique. Les tweets ont été classés en 15 catégories issues de l’analyse du
contenu. Ils sont présentés sur l’agrégateur Storify accompagnés d’une traduction en
français. Ils éclairent les logiques discursives convoquées par une fraction minoritaire et
des arguments qui diffusent parfois bien au-delà de ces cercles restreints.
NOTES
2. Notons que déjà en décembre 2001 l’IFEA avait publié un document de travail intitulé
« Perception en Turquie des attentats du 11 septembre et de la riposte américaine »
(Gangloff 2001) qui reposait sur l’analyse de 11 quotidiens turcs et des dépêches de
l’agence Anadolu Ajansı.
19
3. IŞİD est l’abréviation communément utilisée en langue turque pour Daech.
4. Les trois principaux journaux satiriques de Turquie, Uykusuz, Penguen (qui a cessé de
paraître en mai 2017 pour raisons financières) et Leman ont ainsi publié des messages de
solidarité sur leur compte Twitter (image noire accompagnée de la phrase « Je suis
Charlie ») Le journal Penguen a notamment publié des photographies anciennes de la
visite des membres assassinés de Charlie Hebdo en Turquie et leurs rencontres avec les
caricaturistes de Penguen.
5. Pour une analyse des prémisses des bouleversements du champ de la presse écrite dans
un climat d’autoritarisme croissant du pouvoir central, voir le rapport de l’IPI (Ellis 2015)
intitulé Democracy at risk. Fin juillet 2016, 8 journaux nationaux, dont Zaman, (et 35
locaux) ont été officiellement fermés dans le cadre de l’état d’exception.
6. Özgür Gündem, principal journal pro-kurde en langue turque – et dernier avatar d’une
série de titres, fermés un par un, initiée en 1990 –, avait été lancé en avril 2011. Il a été
d’abord provisoirement fermé le 16 août 2016, puis définitivement par décret dans le
cadre de l’état d’exception, le 29 octobre de la même année.
7. Imputable sans doute à la première descente de police sur les bureaux de Zaman
survenue le 14 décembre 2014.
8. Depuis 2009, périodiquement, des éditorialistes de Hürriyet exposés aux critiques de la
presse pro-gouvernementale ont été renvoyés.
9. Voir à ce sujet l’étude approfondie d’A. Kılıç Aslan (2016).
10. Les autres réseaux sociaux populaires présentent soit des difficultés de récolte des
données (Facebook), un faible taux de contenus à coloration politique (Instagram) ou
encore un caractère éphémère qui aurait nécessité une collecte à l’instant T (Snapchat,
Telegram).
11. Mise à disposition de l’interface utilisateur en langue turque, rendant la plateforme
accessible au plus grand nombre.
12. Pour une définition du troll, voir Casilli (24/3/2012). Binark et al. (2015) fait un état
des lieux du trolling sur Twitter en Turquie.
13. Le fléau des botnets, ces parcs de machines ou d’objets connectés infectés utilisés à
l’insu de leurs propriétaires est la ressource principale de la cybercriminalité (spam,
phishing, propagation de virus, vol de données personnelles, attaques informatiques).
Dans son étude d’octobre 2016 portant sur l’Europe, le Moyen Orient et l’Afrique,
l’entreprise Symantec a révélé que la Turquie est le pays contenant le plus de bots, avec
les villes d’Istanbul et d’Ankara contenant le plus d’appareils infectés (PC/Mac,
smartphones, tablettes, objets connectés). https://uk.norton.com/emeabots. Notons que
la localisation géographique des botnets est totalement indépendante de leur zone
d’action. Pour une utilisation des botnets à fin de propagande politique, voir Neudert
(2017).
14. Question 7/51267 adressée par Umut Oran (CHP) au ministre de l’Intérieur Efkan Ala
(sans réponse). Pour le contenu de la question, voir Cumhuriyet (29/8/2014).
15. Patrikarakos (2017) laisse même entrevoir un système encore plus complexe de fabrication de
la réalité, où propagande et contre-propagande sont produites, diffusées, contestées, confirmées
et décrédibilisées par un acteur unique.
16. Les données chiffrées par semestre peuvent être consultées sur le rapport de
transparence sur la page https://transparency.Twitter.com/en/countries/tr.html.
20
Tanash et al. (2015) concluent toutefois que les chiffres annoncés sont bien en-deçà de la
réalité.
17. Facebook publie également un rapport de transparence, disponible à l’adresse
https://govtrequests.facebook.com/country/Turkey/2013-H1/. Plus près de notre travail,
Arsu et Scott (26/1/2015) rapportent la censure opérée par le réseau social sur des pages
jugées « insultantes pour le prophète Mahomet ». Cette demande, formalisée par une
décision de justice, s’accompagnait de menaces de bannir Facebook du pays.
18. Au lendemain de la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016, le président Erdoğan a
annoncé le retrait de ses demandes en réparation pour insulte à l’encontre de politiciens
d’opposition, de journalistes et de citoyens turcs. Sans que l’on puisse déterminer
précisément la proportion de cas concernant les réseaux sociaux, les médias ont avancé
un chiffre d’environ 4000 procès en cours, ce qui paraît énorme (Habertürk 1/8/2016).
19. L’analyse et le récapitulatif de ces opérations répétées de censure ont été publiés par
Akgül et Kırlıdoğ (2015), ainsi que l’initiative citoyenne Turkey Blocks qui a pour objectif
de documenter la censure d’Internet en Turquie et d’en informer le public. Active sur
Twitter depuis septembre 2015 (@TurkeyBlocks), elle s’est adjointe un site Internet en
août 2016 https://turkeyblocks.org. Engelli Web poursuit un but similaire en constituant
une base de données des sites Internet bloqués en Turquie depuis 2008, travail salutaire
de veille systématique couronné par plusieurs prix puisque les statistiques ne sont plus
divulguées par les autorités depuis 2009 https://engelliweb.com/. Engelliweb a toutefois
disparu du paysage fin 2016 pour une cause inconnue et n’est plus accessible que via les
outils d’archivage du web tels Wayback Machine.
20. Une veille systématique est assurée sur Twitter par le collectif @hafizakolektifi.
21. Comme par exemple la section e-commerce du forum turc R10 dans laquelle se
trouvent des rubriques consacrées à la vente de pages Facebook et de comptes Twitter (
http://www.r10.net/). Le commerce de la popularité sur ces réseaux est une activité
florissante qui repose sur du microtravail (Bock Clark 21/4/2015 ; Irak 21/3/2016 ;
Darmanin 23/1/2017 ; Casilli 2/2/2017).
22. Cette pratique est en violation des conditions d’utilisation de Twitter et peut aboutir à
la suspension du compte https://support.Twitter.com/articles/20171929#.
23. Plus précisément, nous nous sommes acquittés du droit d’accès aux données dites
« historiques » (à l'exclusion des tweets effacés) de Twitter. La monétisation du réseau
social est à elle seule un cas d’étude.
24. La commande, passée en novembre 2016, intervient bien après les deux attentats, ce
qui signifie que les données étudiées sont forcément différentes de celles initialement
publiées (suppression volontaire de comptes ou de messages, passage de profils en mode
privé restreignant l’accès aux tweets publiés, censure de certains comptes à la demande
des autorités ou des utilisateurs du réseau). La disparition de messages s’est d’ailleurs
poursuivie depuis la collecte des données.
25. TT-history http://tt-history.appspot.com/. Trendinalia http://www.trendinalia.com/twittertrending-topics/turkey/turkey-170914.html.
21
II. Description et caractérisation
globale de la réaction aux
événements
1
Qu’il s’agisse de la presse écrite ou de Twitter, le temps de réaction aux événements
meurtriers en France est assez court. Avec un pic d’intensité au lendemain des
événements pour la presse écrite et dans les heures qui suivent – avec un décalage selon
l’heure à laquelle surviennent les événements – sur Twitter26. Rien d’étonnant à ceci près,
plus spécifique à la Turquie, que l’actualité de la violence y est particulièrement chargée
(pour ne pas dire saturée). La violence lancinante à l’est du pays comme aux frontières
sud-est a pour effet de relativiser et de secondariser rapidement la violence qui survient
ailleurs. Néanmoins cette violence proche, banalisée, fournit de permanents éléments de
comparaison et de pondération.
Contextualisation de la réception turque des attentats
français de 2015
2
La réception turque des attentats en France de janvier 2015 et de novembre 2015 est
influencée par un contexte national turc déjà très agité, source d’émotions internes qui
sont diversement entrées en résonance avec les événements externes. D’autre part,
l’attentat contre Charlie Hebdo en janvier 2015 fut d’autant plus central dans les débats en
Turquie qu’il était lié à l’affaire dix ans plus tôt des caricatures du prophète dans le
quotidien danois Jyllands-Posten qui avaient profondément marqué et divisé l’opinion
turque. En effet, plusieurs manifestations se sont déroulées à ce propos en Turquie en
janvier et février 200627. Et le jeune assassin du prêtre Andrea Santoro à Trabzon aurait
déclaré lors de sa première audition par la police avoir commis son acte en représailles de
la publication des caricatures (Atay et Arıkanoğlu 8/2/2006). L’islam, élément
prétendument organique de l’identité turque28, est aussi un élément de crispation,
notamment par la simplification binaire laïc/religieux constamment entretenue par les
formations politiques concurrentes. C’est dire la pluralité des réactions qu’il est possible
de rencontrer à la simple évocation de ce mot. La solidarité de Cumhuriyet avec Charlie
22
Hebdo, exprimée à travers la publication simultanée en Turquie du numéro 1178 de Charlie
Hebdo le 14 janvier alimenta les tensions et commentaires sur les attentats.
3
D’autre part, la nouvelle de l’attentat du 13 novembre survient en Turquie au sein d’un
enchaînement de faits d’actualité particulièrement conflictuels et douloureux. L’attentat
de Suruç le 20 juillet 2015 (33 morts et plus de 100 blessés) est suivi presque
immédiatement par la réactivation du conflit entre l’État turc et la guérilla kurde qui se
déroule cette fois largement en zone urbaine (Pérouse 23/7/2015 ; 20/8/2015). Couvrefeux en cascade, destruction de biens privés et exode massif pour fuir la violence
s’ensuivent dans le sud-est (UNHCR 2017). L’ouest du pays pleure et enrage aux annonces
quotidiennes des morts de soldats et policiers. Politiquement, le pays est dans l’impasse
car aucun gouvernement n’a pu être formé suite aux élections législatives du 7 juin.
Malgré cela, le parlement vote début septembre une motion autorisant l’envoi des forces
armées hors des frontières, rendant ainsi possible une entrée de la Turquie sur le terrain
syrien. Sur la scène internationale, la situation en Syrie fait que la Turquie est tiraillée
entre ses priorités et ses alliances parfois contradictoires. Des élections anticipées sont
convoquées en novembre, mais le pays est endeuillé 3 semaines avant le scrutin par
l’attentat le plus meurtrier de son histoire. 128 personnes perdent la vie et 246 sont
blessées dans le double attentat à la bombe de la gare d’Ankara lors d’un meeting pour la
paix et la démocratie convoqué par le HDP et les mouvances de gauche (Marcou
11/10/2015). Les élections de novembre sont remportées haut la main par le parti de la
Justice et du développement qui forme sans tarder un gouvernement et se prépare aux
enjeux du G20 que la Turquie accueille à Antalya les 15 et 16 novembre.
Presse écrite
4
Pendant les 10 jours qui suivent l’attentat de Charlie Hebdo, parmi les 458 articles qui
couvrent l’événement, 151 apparaissent en une (11 manchettes, 40 tribunes et 100 autres
à la une), 255 comportent des visuels (dont 82 visuels d’archive). Parmi ces articles, 181
sont des commentaires.
5
Les attentats de novembre 2015, quant à eux, donnent lieu à une moins large couverture.
En effet, 293 articles sont publiés dans les 10 jours qui suivent, dont 127 « unes » (22
manchettes, 32 tribunes et 73 autres à la une). Parmi eux 119 sont des commentaires et
161 comportent des visuels (dont 30 sont des visuels d’archives).
6
Cette relativement plus faible couverture des seconds attentats par rapport aux premiers
peut s’expliquer d’un côté par une banalisation des attentats en France, mais aussi en
Turquie la même année (voir ci-dessus). L’actualité interne et régionale de novembre est
chargée – on l’a suggéré plus haut, l’été et le début de l’automne 2015 furent meurtriers –
et a fait de l’ombre aux événements de Paris. Le pouvoir symbolique des caricatures du
Prophète et leur reproduction par un quotidien turc explique d’autre part l’intérêt
particulier des journalistes turcs pour l’attentat contre Charlie Hebdo. Les polémiques qui
suivent la publication des caricatures de Charlie Hebdo par le journal Cumhuriyet donnent
lieu à de nouveaux articles ; ce qui explique le nombre d’articles sur Charlie Hebdo.
7
En ce qui concerne les attentats de janvier – et rappelons-le, c’est principalement
l’attaque contre Charlie Hebdo qui retient l’attention de l’opinion turque –, Cumhuriyet,
quotidien kémaliste républicain et socio-démocrate est de loin le journal qui publie le
plus d’articles et leur donne la plus grande visibilité (123 dont 57 en une durant le laps de
temps considéré). Et c’est surtout le quotidien qui réagit le plus vite et le plus
23
massivement, dès le lendemain (14 articles le 8 janvier 2015, contre 6 pour Yeni Şafak, 2
pour Hürriyet et un seul pour les autres). En effet, c’est le surlendemain – 9 janvier – que
les autres journaux publient le plus d’articles sur les événements survenus en France : 10
pour Yeni Şafak, 7 pour Hürriyet, et 5 pour Yeni Akit...
8
9
Au niveau de la comptabilisation totale, Cumhuriyet est suivi de Yeni Şafak (83 articles,
dont seulement 19 en une), puis de Hürriyet (59 dont 17 en une), Yeni Akit (45 dont 12 en
page 1), Sabah (43 dont 15 en page 1), Zaman (42, dont 8 en page 1), Özgür Gündem (36) et
Sözcü (28).
Cumhurriyet est encore le journal couvrant le plus les attentats de novembre 2015 à Paris
avec 63 articles, dont la moitié (31) en page 1. Il est suivi par Yeni Şafak (48 dont 14
seulement en page 1), puis Hürriyet (39 dont 14 en page 1), Sabah (33 dont deux tiers en
page 1), Özgür Gündem (32 dont 8 en page 1), Zaman (30 dont 12 en page 1), Sözcü (23 dont
15 en page 1) et Yeni Akit (26 dont 7 en page 1). Globalement la salve de novembre 2015,
malgré le nombre de victimes beaucoup plus important que celui de janvier 2015 – si tant
est que ces considérations quantitatives fassent sens – a été moins couverte que celle du
début d’année.
10
11
Se dégage donc clairement une sensibilité forte aux attentats en France du journal
Cumhurriyet. Le 8 janvier 2015, Cumhuriyet consacrait 14 articles à l’attaque contre Charlie
Hebdo, avec pour manchette « Ils ont assassiné la pensée. Massacre contre la presse à
Paris »29. En écho, le 14 novembre 2015, le même journal titrait en manchette « Terreur à
Paris. Vendredi noir à Paris ».
La manchette du 8 janvier 2015 de Yeni Şafak – le quotidien le plus directement et
organiquement pro-gouvernemental – était plus neutre et ne se référait pas à la
thématique de la liberté de la presse contrairement à celle de Cumhuriyet : « Massacre à
Paris. Journée sanglante à Paris : 12 morts ». Les cinq autres articles du lendemain de
l’attaque, ouvrant des horizons d’interprétation assez différents de ceux de Cumhuriyet,
avaient pour titre, respectivement : « L’islam ne tolérera jamais la terreur religieuse »,
« Le complot du 7 janvier et le Gladio européen », « Le 11 septembre de la France »,
« Horreur à Paris » et « Ne va-t-on pas parler d’islamophobie ? ». Yeni Akit, tabloïd progouvernemental, conservateur religieux, exprime pour sa part de prime abord, en
manchette du 8 janvier 2015, ce que sous-entend Yeni Şafak dans un de ses articles dans le
corps du journal : « Une provocation bien ciblée ». Pour les attentats de novembre, Yeni
Akit est le seul journal à ne pas évoquer les événements dans son édition du 14 novembre
2015, pour ne les traiter que dans son édition du surlendemain avec « seulement » 6
articles, dont un en première page à la formulation pour le moins ambiguë : « Ils ont
brûlé, ils ont été brûlés ». Les articles des jours immédiatement suivants sont de la même
veine : 9 janvier 2015 (5 articles) : « C’est l’Occident l’auteur », « C’est l’Occident l’auteur.
Vous tuez des millions de gens, pensez-vous que cela allait rester sans représailles ? »,
« En France ? Quel hasard ? », « Vous avez compris que la vie est précieuse », « L’attaque
de Paris reste pleine de points d’interrogation ». Le 10 janvier 2015 (3 articles) : « La cible
c’est l’islam, les Musulmans et la Turquie en plein essor », « Échec pitoyable des
arrestations : 90 000 policiers pour deux agresseurs » et « Ils ont commis leur massacre au
milieu de 90 000 policiers » ; puis le 11 janvier 2015 (4 articles) : « Ce que j’ai à dire à
l’Europe et aux gangs de l’État parallèle », « Le nouvel objectif c’est le Yémen ? », « La
panique et la peur continuent en France » et « Le passif de la France en matière de
massacre est énorme ».
24
12
Enfin quant à Hürriyet, quotidien libéral de centre droit, sa manchette du même jour était
formulée ainsi : « Le monde en état de choc. Ce fut leur dernier numéro » ; et les articles
suivants, qui situent assez bien Hürriyet entre Cumhuriyet, sur la question de la liberté de
la presse, et Yeni Şafak, par la volonté immédiate de distinguer islam et terrorisme à une
référence islamique : « Dernier coup de pied » (8 janvier 2015). Ce fut le 9 janvier que le
nombre d’articles consacrés par ce journal fut le plus important (7 en tout) : « Les plumes
ne vont pas se taire. Solidarité », « Cette fois le tirage sera d’un million », « Ils n’ont aucun
respect pour Dieu », « À propos du massacre de Paris j’ai l’esprit à la fois clair et
brumeux », « Terreur et islam », « Quand est-ce que les Musulmans seront citoyens du
monde ? », et « Qui a mis ce dessin dans mon tiroir ? ».
13
Concernant les attentats contre Charlie Hebdo, Cumhuriyet constitue un cas à part, du fait
des liens personnels de certains journalistes du quotidien turc avec l’hebdomadaire
français et d’une certaine fibre « satirique » assumée. Ainsi Musa Kart, caricaturiste
attitré du journal ayant subi en 2004 et en 2014 deux procès très médiatisés intentés par
le Premier ministre devenu Président Erdoğan pour insulte au Président et aux
institutions turques, publia-t-il dans le journal Cumhuriyet dès le 9 janvier 2015 l’une des
caricatures les plus critiques sur le « deux poids, deux mesures »30 pratiqué par la Turquie
en matière de liberté d’expression.
Caricature de Musa Kart publiée dans le quotidien Cumhuriyet le 9 janvier 2015
14
Dans ce dessin figure le Président Erdoğan devant une télévision transmettant des
informations sur le massacre de Charlie Hebdo à la suite de quoi Erdoğan déclare « je
dénonce cet attentat, pour ces caricaturistes 10 ans de peine de prison auraient été
suffisants » en référence aux pressions liberticides dont sont victimes les caricaturistes
politiques en Turquie. Ce quotidien constitue également une exception en tant qu’il est le
seul journal de Turquie et du monde dit musulman à s’être fait le relais « local » officiel
dans son numéro du 14 janvier 2015, par le biais de 4 pages, de caricatures de Charlie
25
Hebdo traduites en turc, dont la dernière édition titrait « Tout est pardonné » et
représentait en couverture le prophète Mahomet pleurant et portant une pancarte disant
« Je suis Charlie ».Cette affinité particulière avec Charlie Hebdo s’expliquerait, d’après le
rédacteur en chef du magazine satirique français, par un profond attachement commun à
la laïcité (L. 14/1/2015). Le fait que Cumhuriyet ait subi depuis 1990 de nombreux attentats
et tentatives d’attentats attribués à des islamistes peut également expliquer cette
solidarité. Si Cumhurriyet n’a pas publié la couverture dans ses pages d’information, les
auteurs Ceyda Karan et Hikmet Çetinkaya les publièrent dans leurs éditoriaux. En ce sens,
Cumhuriyet a directement participé au transfert du débat sur le terrain turc en prenant le
risque de se solidariser avec le magazine satirique français. Tout comme l’avait également
fait, à une moindre échelle, le journal satirique turc Leman dans le cadre d’un numéro
spécial daté du 12 janvier 2015 dans lequel les auteurs rendirent hommage à leurs
collègues français en publiant des photos personnelles des dessinateurs français lors de
leur séjour en Turquie. Le lendemain de la publication de Cumhuriyet, le siège du journal
fut entouré par un cordon de policiers pour empêcher que les menaces de mort proférées
à l’encontre du journal et de ses collaborateurs soient mises à exécution. Cette
publication a déclenché l’ire généralisée. Outre les réactions de plusieurs représentants
du gouvernement, dont le Premier ministre Davutoğlu, accusant le journal d’acte de
« provocation », plus d’un millier de plaintes émanant de citoyens furent déposées dès le
lendemain à l’encontre du journal pour « incitation à la haine » et « insulte aux valeurs
religieuses », le tribunal saisi suspendit immédiatement la diffusion sur Internet de la une
de Charlie Hebdo reprise par les deux chroniqueurs et les poursuivit en justice : deux ans
de prison ferme ont été requis à leur encontre pour avoir relayé les caricatures (AFP
28/4/2016). Ceci explique également le nombre important d’articles sur cet événement.
Quelques mois après avoir relayé des caricatures de Charlie Hebdo, Cumhuriyet fut encore
au cœur d’une polémique et d’un nouveau procès intenté par le Président Erdoğan pour
avoir diffusé fin mai 2015 des informations sur un transfert secret d’armes soutenu par le
gouvernement AKP au profit de rebelles syriens (AFP 29/5/2015 ; Duran 27/11/2015).
15
Les éditoriaux comptent parmi les formes d’articles les plus nombreuses : Yeni Şafak est le
journal qui y a le plus recours (55 % pour janvier et près de 50 % pour novembre), suivi
par Zaman (45 % pour janvier) et Cumhurriyet (42 et 46 %). Parmi les éditorialistes
prodigues se distinguent Ertuğrul Özkök pour Hürriyet (d’ailleurs envoyé en France en
novembre alors qu’il y a un correspondant pour Hürriyet dans le pays), et des
éditorialistes réguliers de Yeni Şafak tels que Cem Küçük ou Abdülkadir Selvi ou de Yeni
Akit (comme Abdurrahman Dilipak). Le recours aux correspondants est inégal. Zaman se
distingue avec 40 % des articles (janvier) écrits par des correspondants et est suivi de
Hürriyet (24 %) et Yeni Akit (17 %), Yeni Şafak (12 %), Sabah (9 %) et Cumhurriyet (7 %), Özgür
Gündem (2 %).
16
Toutefois, le journalisme de desk (ou de bureau, sans recours à un correspondant fixe) est
très important et demeure dominant pour Sabah, Yeni Akit, Sözcü, Cumhurriyet et Özgür
Gündem. Le recours aux agences reste relativement limité.
17
Cette très large prégnance des commentaires de chroniqueurs sur les reportages de
correspondants ou d’envoyés spéciaux n’est pas spécifique à ces deux attentats. Elle est
caractéristique du journalisme en Turquie et s’explique par de nombreux facteurs :
tardive professionnalisation du métier de journaliste, une logique d’économie des coûts,
ou encore un rapport autoritaire à la vérité suivant lequel l’autorité du chroniqueur se
substitue aux sources vérifiables qui n’est pas sans rappeler les travaux de Paul Veyne sur
26
le statut de la vérité durant la Grèce Antique (Veyne 1992). Le chroniqueur en Turquie est
un « acteur de changement » (Eisenstein 1979), il n’est pas neutre mais doit interpréter
les faits, il agit dans une certaine mesure « comme un professeur enseignant à un public
ignorant » (Kılıç Aslan 2016).
Twitter
18
Les volumes d’informations sont bien supérieurs sur Twitter que dans la presse écrite et
connaissent des vagues de popularité dues principalement à la réappropriation des
événements survenus en France à travers le prisme et les catégories de perception
d’événements internes à la Turquie.
19
Rappelons d’abord le contexte d’actualité interne. Le 6 janvier, un attentat suicide
commis en fin d’après-midi par une militante de Daech dans un commissariat du quartier
touristique d’Istanbul, attribué au DHKP-C par les autorités turques, avait causé la mort
d’un policier en faction et blessé un autre, marquant douloureusement l’actualité. Le
matin du 7 janvier, le sujet de discussion en vogue sur Twitter était plutôt léger, les
écoliers tentant d’obtenir la fermeture des écoles pour cause de chute de neige en
interpellant les divers gouverneurs de province habilités à prendre cette décision. La
courbe ci-dessous présente la répartition des 58 000 tweets du set, heure par heure, entre
11 et 23h.
Réception turque de l’attentat de janvier 2015 contre Charlie Hebdo
Répartition des tweets du set de janvier par heure
20
Au fil de la journée, suivant en cela la tendance mondiale31, le nombre de tweets
comportant le hashtag #CharlieHebdo augmente rapidement et reste stable sur
l’ensemble de la journée. Trendinalia identifie pour l’ensemble de la Turquie la tendance
#CharlieHebdo à 14h locale en 6e position. À 15h, le hashtag se hisse au top du classement,
qu’il occupe durant 5 heures sans partage, après quoi il connaît une petite baisse,
retombant au 2e rang à 21h pour reprendre la tête du classement entre 22h et minuit (voir
graphique ci-dessous). Pour se donner une idée des volumes échangés, notre échantillon
de 58 000 tweets sur 12h signifie qu’une moyenne de 80 tweets par minute ont été publiés
pendant cette période.
27
Comportement des 20 premières tendances en Turquie pour le mercredi 7 janvier d’après Trendinalia.
La tendance #CharlieHebdo est représentée par la ligne violette émergeant à 14h en haut à droite du
graphique
21
À partir de notre recherche portant sur les tweets associés aux attentats contre Charlie
Hebdo et avec la méthodologie mentionnée plus haut, les cinq termes suivants ont été
retenus :
22
Dans l’ensemble, la première réaction de la twittosphère constatée sur notre échantillon
de janvier est une condamnation ferme de l’attentat et une tendance à structurer le débat
selon des lignes de polarisation propres à la société turque. Les tendances les plus
extrêmes (complotisme, apologie) sont dans tous les cas minoritaires, mais ce sont elles
qui marquent le plus les esprits par les outrances verbales qu’elles charrient et le
renversement des valeurs communément admises qu’elles opèrent.
islam
23
Lorsque la twittosphère lie l’attaque du 7 janvier à l’islam, elle parle bien davantage
d’elle-même et de son rapport à l’islam que de l’événement. Les proportions quasiment
identiques des codes « condamnation » et « égocentré » ne sont pas un hasard, mais un
signal précoce de l’inscription du débat dans un référentiel essentiellement national.
28
Exemple de réaction contenant le terme islam
bir adet mert Si être musulman implique de massacrer des êtres humains pour quelques
caricatures, je ne suis pas musulman. Sérieusement. L’islam c’était pas la religion de la tolérance ?
#CharlieHebdo
https://twitter.com/mertinsani/status/552821233734008832
Exemple de réaction contenant le terme islam
Altug Si cette saleté de culture moyen-orientale s’infiltre jusqu’en europe évidemment qu’ils vont être
islamophobes #CharlieHebdo
https://twitter.com/albert_nox/status/552817287066320896
29
Exemple de réaction contenant le terme islam
Cemil Sahinöz Nous vivons à nouveau à l’ère de l’ignorance. Cette fois, c’est l’ère des « Musulmans
ignares qui ne connaissent pas l’islam » #CharlieHebdo
https://twitter.com/Cemil_Sahinoez/status/552813345783681024
Exemple de réaction contenant le terme islam
Aslı Frappez à coups de pelle la bouche de ceux qui disent que le vrai islam ce n’est pas ça..
#CharlieHebdo
https://twitter.com/asliozks/status/552797390395424768
24
Les messages de condamnation contiennent presque tous une critique – émise sur un
mode moqueur, méprisant voire parfois franchement haineux – des défenseurs de l’islam
qui emploient la formule « le véritable islam ce n’est pas ça » [Gerçek İslam bu değil] pour
signifier que les attentats commis au nom de l’islam n’en sont pas le vrai visage. Cette
critique verse par moments dans un anticléricalisme outrancier qui amalgame la défense
des valeurs humanistes portées par l’islam dans lesquelles se reconnaissent certains et
30
l’apologie du terrorisme. Ainsi certains messages de condamnation n’hésitent-ils pas à
dire que si, l’islam, ce n’est que ça et rien d’autre. Sévère et caricaturale, cette critique ne
peut toutefois être rejetée en bloc, car à l’opposé du spectre, des messages radicaux
tiennent exactement le même discours en lui donnant une autre signification. La formule
« le véritable islam ce n’est pas ça » qu’ils moquent tout aussi férocement devient alors le
symbole d’un islam « domestiqué » par l’Occident, soumis à un système de valeurs
(démocratie pluraliste, multiculturalisme, capitalisme, etc.) dans lequel il n’est pas
soluble et qu’il convient de rejeter (en paroles sinon en actes) en bloc32. Les messages
ambivalents expriment tous l’opinion selon laquelle les vraies victimes ne sont pas les
membres de la rédaction de Charlie Hebdo mais l’islam et ses adeptes. La tendance
complotiste est marginale mais bien présente, de même que l’apologie franche de l’acte
de terrorisme.
#JeSuisCharlie
25
Le hashtag #JeSuisCharlie a été adopté dans les premières heures suivant l’attentat avant
de connaître des variantes locales éphémères sous la forme #BenCharlieyim/
#BenCharlieDeğilim (je suis/ne suis pas Charlie) et #BizCharlieyiz/#BizCharlieDeğiliz
(nous sommes/ne sommes pas Charlie)33.
Première occurrence de #BenCharlieyim
https://twitter.com/femince1/status/552817640344154113
31
Première occurrence de #BenCharlieDeğilim
https://twitter.com/murostuff/status/553286157925384195
26
C’est sa forte présence dans l’échantillon qui a motivé son analyse dont les résultats
indiquent sans réelle surprise une large majorité de réactions condamnant l’attentat et
parfois l’islam. Les messages neutres ou indéfinissables se partagent en deux grands
ensembles : ceux qui constatent le succès mondial du hashtag #JeSuisCharlie et ceux qui
reprennent la déclaration de Charb sur la résistance de Kobanê sans ajout de
commentaire, publiés par des utilisateurs (pro-)kurdes.
32
Tweet propageant une déclaration pro-kurde de Charb
İbrahim ShekhSharafi #StephanieCharbonnier: Mais aujourd'hui je suis Kurde… #TwitterKurds
#CharlieHebdo #ParisShooting #Kobane #France #Kurdistan
https://twitter.com/issharafi/status/552929666638827522
27
Le schéma global de répartition des tweets de cet échantillon laisse voir une courbe en
progression régulière, signal d’une activité humaine « spontanée » par opposition à une
amplification artificielle et organisée d’un hashtag destinée à le faire parvenir au sommet
des tendances.
mizah
28
L’échantillon sur le terme mizah (humour, satire), abstraction faite des tweets neutres 34,
offre lui aussi une palette diversifiée de réactions. Les tendances complotistes sont le fait
d’un journaliste35. Son nom revient régulièrement dans les échantillons contenant une
part importante de tweets neutres car il alterne messages d’information et opinions
personnelles, tous deux abondamment relayés par ses 20 000 abonnés.
33
Exemple de réaction contenant le terme mizah
Barış Gençer Baykan Attaque en France sur le magazine satirique mensuel #CharlieHebdo. 11
personnes ont perdu la vie. Une énorme atteinte à la liberté de la presse.
https://twitter.com/barisgencbaykan/statuses/552793950709628929
Exemple de réaction contenant le terme mizah
Ferhat Uludere Il en a des ennemis en Turquie ce magazine satirique qui critique toutes les
religions. #CharlieHebdo
https://twitter.com/ferhatuludere/statuses/552807770408628225
34
Exemple de réaction contenant le terme mizah
RamazanGülen Il y a encore des idiots pour croire que #CharlieHebdo est un magazine humoristique
https://twitter.com/terzininDefteri/status/552800094077341696
Exemple de réaction contenant le terme mizah
SeyyaF #FLASH lors de l'attaque contre le magazine satirique français #CharlieHebdo
connu pour ses caricatures islamophobes 11 personnes sont mortes, 10 ont été blessées
dont 5 grièvement
http://twitter.com/aliseyyaf/statuses/552794205089972224
saldırı
29
L’occurrence du mot saldırı (attaque) augmente très fortement dans la première heure
observée. C’est le terme employé par les médias pour rapporter l’événement, ce que vient
confirmer la prépondérance de tweets codés neutres, signalant une importante
proportion de messages informatifs (57 % de l’échantillon). La distribution des réactions
montre une écrasante tendance à condamner l’acte. Les tweets égocentrés expriment en
même temps une condamnation sans équivoque, quant aux messages à caractère
35
complotiste, ils sont en fait deux messages distincts, un attribuant la paternité de
l’attaque à la Russie tandis que le second (un tweet publié par le journaliste évoqué dans
la série mizah retweeté à cinq reprises) consacre l’attentat dans les termes ci-après.
Exemple de réaction contenant le terme saldırı
Hamdi Çelikbaş l'attaque contre le magazine satirique français #CharlieHebdo connu pour ses
caricatures islamophobes est un élément du vaste complot contre les Musulmans
https://twitter.com/HamdiCelikbas/statuses/552791188135481345
Exemple de réaction contenant le terme saldırı
Erdil Yasaroglu Cette attaque contre nos amis caricaturistes est horrible. C'est abominable de
répondre à la caricature par les armes. #CharlieHebdo
http://twitter.com/melisulug/statuses/552800905939402752
36
Exemple de réaction contenant le terme saldırı
Filosofca Vous pourrez assister à une attaque semblable dans un futur proche en Turquie qui abrite
en son sein des islamistes radicaux et émule une jeunesse pieuse. #CharlieHebdo
http://twitter.com/fatihasilkefeli/statuses/552797131392954368
Exemple de réaction contenant le terme saldırı
Dr. Cemal Barlas l'attaque armée à Paris au siège de #charliehebdo qui moque les valeurs de l'islam
a fait au moins 10 morts
http://twitter.com/EmreUssuz/statuses/552785172895391744
kadar
30
Le terme kadar (autant que) nous livre la palette de réactions la plus variée. Si la
condamnation de l’attentat y est majoritaire, c’est dans la comparaison que s’exprime
apparemment le plus volontiers le manque d’empathie et l’ambiguïté. On y déplore
37
l’indignation à géométrie variable de l’Occident (tout en la pratiquant, comme par
représailles), le fait que désormais « musulman » soit devenu synonyme de « terroriste »,
la certitude qu’un jour l’islam dominera le monde après avoir subi tant d’humiliations.
Les réactions égocentrées s’observent en conjonction de toutes les autres possibles
(hormis le code neutre) : nous sommes Musulmans et cet acte nous touche, nous sommes
victimes du terrorisme et pourtant nos morts ne font pas la une des journaux, nous
sommes horrifiés par le manque d’empathie de certains de nos concitoyens.
Exemple de réaction contenant le terme kadar
Çalıkuşu #CharlieHebdo vous n’étiez pas si tristes pour les Musulmans morts au moyen orient…
Comme vous vous êtes alignés pour faire de la lèche à l’Occident…hypocrites
https://twitter.com/alcicek_dilek/status/552841832540151809
Exemple de réaction contenant le terme kadar
MTDogruyol #MY Je suis aussi triste que l’a été la famille Bush pour les dizaines de milliers de
Musulmans morts en Irak #CharlieHebdo
http://twitter.com/MTDogruyol/statuses/552847389997154304
38
Exemple de réaction contenant le terme kadar
Muhammet Durmaz Que la France souffre un peu après avoir sucé la moelle de l’Afrique, du Moyen
Orient et des autres régions oppressées! #CharlieHebdo
https://twitter.com/muhammet_durmaz/status/552819716923068416
Exemple de réaction contenant le terme kadar
Müslüm4n Gürses La seule explication au fait que ceux qui ne voient pas les milliers de morts en
Palestine en Syrie en Égypte aboient aussi fort pour la France; ils sont de la même trempe!
http://twitter.com/Muslum4n_Gurses/statuses/552836648959229952
39
Les frères Kouachi et la frange radicale de l’opinion publique turque36
Une partie de l’expression des opinions extrêmes s’est cristallisée autour de Saïd et
Chérif Kouachi37. Il nous a semblé pertinent de constituer un set de données pour
mettre en lumière les ressorts d’un discours radical.
L’intervention policière en France du 9 janvier 2015 qui se solde par la mort de la
fratrie est commentée en direct en Turquie par des messages d’encouragement (1),
d’admiration face à leur détermination affirmée à ne pas se rendre (2) puis de
proclamation de leur qualité de martyrs de l’islam (3) accompagné par des formules
de condoléances (4). Fatih Tezcan, « journaliste » proche de l’AKP, met en doute la
réalité de la déclaration des deux frères et y voit les préparatifs d’une exécution
extrajudiciaire (5). Cem Küçük, dont le portrait est brossé §49, dresse un parallèle
entre la mort des frères Kouachi et celle des frères Tsarnaev38, auteurs de l’attaque à
la bombe du marathon de Boston, toutes deux inévitables d’après lui (6). Le sousentendu complotiste est patent. Ces individus ont été déclarés coupables par les
pouvoirs publics, et leur capture mettrait en danger la version officielle par leur
possible prise de parole. Abdurrahman Dilipak – ancien idéologue de la mouvance
islamique turque (il est né en 1949, voir §53), maintenant chroniqueur du tabloïd
Yeni Akit –, fait un autre parallèle suggérant la conclusion d’une boucle : la
provocation de Charlie Hebdo a reçu réponse de la part de deux frères d’origine
algérienne (8). Par leur truchement, c’est le « génocide » algérien, et la facture de la
colonisation imputables à la France (dont Charlie Hebdo est ici l’incarnation) qui sont
ainsi vengés.
Dans les jours suivants, au moins deux prières funéraires in absentia sont organisées
par des groupuscules islamistes radicaux. La première est organisée dès le lendemain
par les Aczmendi39 dans leurs locaux à Istanbul, annoncée par son leader (9) et la
seconde a lieu le 16 janvier à la sortie de la prière du vendredi sur le parvis de la
mosquée de Fatih devant un parterre de journalistes (10). Elle est à l’initiative d’Ensar
Kardeşlik Platformu, une organisation qui revendique de manière visible son
affiliation à Al-Qaïda. À la sortie de la mosquée, le groupe se forme, déployant une
banderole arborant d’un côté le visage d’Oussama ben Laden, de l’autre les frères
Kouachi sur fond de tour Eiffel surimposée à un champignon nucléaire ( ?) et un
slogan au milieu liant le happening à un usage du droit à la liberté d’expression.
D’autres slogans sont brandis et scandés, parmi lesquels Hepimiz Kouachiyiz (Nous
sommes tous les frères Kouachi). Après la lecture d’un communiqué, le groupe a
l’intention de défiler mais en est empêché par la police et finit par se disperser.
La marche du 11 janvier à Paris provoque l’ire pour deux raisons étroitement liées.
Le sentiment communément exprimé est le double standard « lorsque l’Occident
nous tue, cela s’appelle instaurer la démocratie, lorsque nous tuons c’est du
terrorisme » (11). La marche est vécue comme une mascarade, une provocation de
plus pour le monde musulman, d’autant plus – c’est là la seconde raison – que
Benjamin Netanyahu y figure en bonne place (12).
Mercredi 14 janvier, la couverture du numéro 1178 de Charlie Hebdo qui récidive dans
la représentation du Prophète et porte un message ambigu est l’occasion d’un nouvel
40
épanchement (13). L’annonce le même jour que ce numéro sera partiellement
reproduit – et surtout sa couverture – dans le quotidien Cumhuriyet du 15 janvier
remet le feu aux poudres (14). L’ennemi devient désormais intérieur. Un appel au
rassemblement devant les bureaux du journal est suivi par un petit groupe qui, index
de la main droite levé vers le ciel40, scande des slogans et brandit des pancartes
artisanales à la gloire des Kouachi. Le hashtag #ÜlkemdeCharlieHebdoDağıtılamaz
(#PasQuestionDeDistribuerCharlieHebdoDansMonPays) truste le top des tendances
en Turquie ce jour-là pendant presque 19 heures et occupe la première place 8
heures durant. D’autres tendances traduisent un état de pensée proche,
BizCharlieDeğiliz (NousNeSommesPasCharlie oscille entre la 5e et la 10e place durant
16h50) ; #HakaretEtmekÖzgürlükse (#SiInjurierEstSynonymeDeLiberté oscille entre la
4e et la première place durant 9h30) et CharlieDeğil OsmanlıTorunuyuz
(NousNeSommesPasCharlie NousSommesLesDescendantsDesOttomans oscille entre
la 6e et la 10e place durant 9h25). Bien entendu, tous les tweets publiés sous ces
étiquettes ne contiennent pas des opinions apologétiques ou complotistes.
Évolution du hashtag #ÜlkemdeCharlieHebdoDağıtılamaz
D’autres manifestations de sympathie ont été rapportées sur les réseaux sociaux (15).
Une affiche proclamant le martyre des frères Kouachi sur un panneau publicitaire
utilisé par la mairie de Tatvan dans l’est du pays a été signalée le 11 janvier dont
l’authenticité n’est pas aisée à établir, une manifestation de rue à l’initiative des Genç
Müslümanlar (Jeunes musulmans) à Kayseri le 16 ou 17 janvier (Duruş gazetesi
17/1/2015) et l’appel d’un meeting le 24 organisé par le Hüda-Par41 à Diyarbakır a été
présenté comme un rassemblement à la mémoire des deux frères.
41
Réception turque des attentats de novembre 2015
Répartition des tweets du set de novembre par heure
31
Dans un contexte de montée en puissance de la violence politique et des attentats sur le
sol turc (cf. ci-dessus) l’opinion turque est particulièrement sensible au terrorisme et
travaillée par ses propres tensions internes.
32
C’est cette fragmentation et ce repli sur soi que donnent à voir tous les échantillons de
novembre.
33
À partir de notre recherche portant sur les tweets associés aux attentats de novembre
2015 et de la méthodologie mentionnée plus haut, les cinq termes suivants ont été
retenus :
ama
34
Dans l’échantillon ama (mais) on constate une surreprésentation de la parole complotiste
et apologétique. Additionnées, ces deux catégories deviennent aussi importantes en
volume que la condamnation. Elles entrent d’ailleurs parfois en conjonction, mais il est
important de souligner que la parole complotiste n’est pas l’apanage des seuls apologues.
Des messages condamnant fermement l’attaque contiennent eux aussi des ferments
complotistes, reliant ces attentats à ceux d’Ankara et de Suruç, soulignant l’étrangeté de
l’absence de revendication des attentats commis sur le sol turc ou accusant explicitement
l’État turc de collusion avec Daech.
42
Accusation de collusion de l’État turc avec l’E.I.
Iraz Yöntem DAECH a revendiqué les attaques de #Paris! Mais ça ne vous semble pas bizarre qu’ils
n’aient pas revendiqué les massacres d’#Ankara ou de #Suruç! Abominable!!!
http://twitter.com/irazyontem/statuses/665322377782370304
Accusation de collusion de l’État turc avec l’E.I.
Brkkn81 Prenez un chef d’État qui s’écrit RTE mais se prononce DAECH. Je vous dirais bien d’oublier
mais… #paris
http://twitter.com/brkkn81/statuses/665325558264262657
43
Fransa et insan
35
Dans l’échantillon Fransa (France), la condamnation est largement minoritaire avec
seulement 3 % des tweets codés. Mais c’est la réaction égocentrée, seule ou en conjonction
avec les autres codages possibles qui prime, particulièrement dans l’échantillon insan
(être humain). Elle émane de toutes les sensibilités représentées dans les tweets :
opposants à l’AKP à tendance pro-kurde accusant le gouvernement turc de soutenir
Daech et de massacrer les civils du sud-est du pays, partisans d’Erdoğan encourageant le
monde à imiter sa posture intransigeante envers le terrorisme, patriotes nationalistes
irrités par l’indifférence des autres pays face aux victimes quotidiennes au sein des forces
de l’ordre turques, religieux et laïcards s’accusant mutuellement de l’état du monde et
enfin tous ceux pour qui la France est un État coupable d’islamophobie, des horreurs de la
colonisation, de soutien actif au PKK, etc.
Exemple de réaction contenant le terme Fransa
CATYILDIZ #Paris Est-ce qu'il y aura en France un imbécile pour dire "état terroriste"…
https://twitter.com/cihatatyldz/statuses/665318713344860160
44
Exemple de réaction contenant le terme Fransa
Gazi Que Dieu vous aide mes Frères musulmans de France en difficulté mon chagrin vous
accompagne Après tout on est habitués aux victimes d'explosion au moyen-orient #Paris
https://twitter.com/gezgin0680/statuses/665318495232663553
Exemple de réaction contenant le terme insan
Hüseyin Comment se fait-il qu'il se trouve encore dans notre pays des milliers de gens qui éprouvent
de la sympathie pour ces terroristes, qui les soutiennent je jure que je ne comprends pas
https://twitter.com/fulelitopcu/statuses/665321795264753664
45
Exemple de réaction contenant le terme insan
güçlü Notre peuple reste insensible lorsque des personnes meurent dans le sud-est. Mais quand ça
se passe à Paris #Silvan #Paris
http://twitter.com/21Sosyal/statuses/665321100109201408
terör
36
La qualification de terroriste (terörist) est en Turquie un vêtement one size fits all dont
l’État habille commodément ses ennemis42. La notion est omniprésente dans la psyché
collective, à tel point que le mot terör se voit couramment employé comme synonyme de
« violence »43. Il n’est donc pas étonnant que ce terme résonne autant et soit présent dans
des réactions si diverses et parfois aux antipodes les unes des autres. Terör (et les dérivés
formés à partir de lui) est dix fois moins présent dans les tweets capturés dans le set de
novembre (1,1 %) que dans ceux de janvier (10,3 %). Est-ce à mettre en parallèle avec le
relatif désintérêt pour ces attentats constaté dans la presse ou sur le compte du contexte
de violence déjà évoqué ?
46
Exemple de réaction contenant le terme terör
Yasin Alan pour les attaques terroristes de #Paris ils vont encore ajouter le chiffon rouge de
l'islamophobie !
https://twitter.com/Yasin_ALAN_/status/665318114289168384
Exemple de réaction contenant le terme terör
Mihriban TÜRK Nous SOMMES DÉGOÛTÉS des Juifs et des Chrétiens qui se font passer pour des
Musulmans créent le terrorisme et dénigrent l'islam et aussi des leaders arabes qui regardent sans
rien faire #Paris
https://twitter.com/Mihriban_merent/status/665318593060454400
47
Exemple de réaction contenant le terme terör
Aysegul Ozcan Veldet Tous mes vœux de rétablissement #Paris ! Le terrorisme est déplorable où
qu'il survienne ! Dans ce monde, rester vivant est une pure coïncidence malheureusement !
#ParisAttacks
http://twitter.com/ysgls/statuses/665318952915107841
#MuslimsAreNotTerrorist
37
Le hashtag #MuslimsAreNotTerrorist a une distribution différente dans le temps, là où les
autres échantillons présentaient un graphique similaire attestant une courbe progressant
régulièrement à mesure que l’information se propage sur le réseau, suivie d’une
interruption durant la nuit et d’un pic plus ou moins aigu le matin suivant. Ici, le pic
intervient plusieurs heures après que l’information est connue et se propage quasi
exclusivement par retweet massif de quelques messages. Si on compare sa progression
avec celle de #JeSuisCharlie, on peut y voir le comportement classique d’un trending topic
au succès éphémère qui disparaît presque complètement lorsque sa popularité retombe.
Le hashtag a été créé dans les premières heures de la nuit du 14 novembre par un
utilisateur nigérian anglophone puis a commencé à se répandre et gagner en popularité
aux États-Unis. Le lendemain, au cours de la journée, il était trending topic au niveau
48
mondial (Marans 14/11/2015 ; Byrne 14/11/2015), la Turquie participant ici à une
économie globale de la réaction dont elle a été un relais visible.
Répartition des tweets du set #JeSuisCharlie
Répartition des tweets du set #MuslimsAreNotTerrorist
Positionnements et trajectoires des journalistes turcs
38
Parmi les principaux commentateurs des attentats de 2015 en France dans la presse écrite
turque sélectionnée dans le cadre de cette étude et les réseaux sociaux aux dates
indiquées de recherche on trouve une majorité de journalistes proches du gouvernement,
des journalistes issus de la gauche nationaliste séculière et anti-impérialiste (« hard
kémalistes ») ainsi que des libéraux. Ils ont en commun d’avoir un important lectorat
comme le confirme l’importance de leur nombre d’abonnés sur Twitter. En dépit des
parallèles et passerelles entre presse écrite et réseaux sociaux dans la lecture des
attentats en France on constate certaines spécificités notamment en termes d’âge et de
trajectoire : les commentateurs sur Twitter sont en moyenne plus jeunes et beaucoup
d’entre eux ont socialisé au sein de l’organisation de jeunesse de l’AKP, véritable tremplin
personnel et politique.
39
La très large prégnance des commentaires de chroniqueurs dans la presse écrite sur les
reportages de correspondants ou d’envoyés spéciaux décrite dans la partie précédente
49
n’est pas spécifique à ces deux attentats44. Dans cette partie nous effectuerons une brève
description et analyse de trajectoires personnelles et de multi-positionnement,
notamment pour mieux comprendre les rapports de pouvoir qui sous-tendent les
réactions (critique, indifférence, solidarité) relatives aux attentats commis en France en
janvier et en novembre 2015. Pour compléter ce tableau, le portrait (parfois difficile à
établir) de quelques figures charnières de la twittosphère apparaissant dans l’étude du
réseau d’AkTrolls réalisée par Hafiza kolektifi est dressé. On y trouve des journalistes
intervenant sur différents types de médias à la trajectoire atypique, un responsable des
médias numériques dans un grand groupe média et des personnages saillants parmi les
AkTrolls, qui entretiennent tous des liens directs (professionnels et/ou privés) avec l’AKP.
40
Loin d’avoir une trajectoire linéaire, ces journalistes ont, avant même l’arrivée au pouvoir
de l’AKP, changé à maintes reprises de journaux et souvent de positionnement politique.
Cette forte instabilité professionnelle est liée d’une part à la précarité légale et financière
du métier de journaliste en Turquie, à l’opportunisme de certains, et d’autre part à la
faible institutionnalisation des journaux en Turquie dont la plupart ont vu leur direction
régulièrement modifiée du fait de ventes plus ou moins forcées, de confiscations ou
encore de pressions politiques, etc. Cette insécurité sectorielle assure dans une certaine
mesure une disciplinarisation et un relatif conformisme des journalistes concernant
certains sujets tels que la sécurité nationale, la survie de l’État, l’ordre et la stabilité (Kılıç
Aslan 2016). Ils ont en commun pour la plupart d’être multi-positionné dans les médias et
la politique (conseiller ou ghost writer du président pour Saadet Oruç et Hilal Kaplan). Ils
circulent et saturent l’espace médiatique par leur omniprésence dans divers canaux
médiatiques : Twitter, Internet, presse écrite, émissions régulières télévisées, produits
dérivés en librairie. Ils sont régulièrement invités à commenter l’actualité internationale
se substituant dans une certaine mesure aux reportages et enquêtes de terrain tout en
participant à une « cartélisation » de l’analyse politique médiatisée en Turquie réduisant
dans une certaine mesure les sources d’information dans la presse écrite et télévisée.
Parmi la liste de journalistes étudiés ci-dessous, on constate une nette différence de
trajectoire entre les journalistes proches du gouvernements et les autres qui ont
commenté les attentats. D’un côté les chroniqueurs n’appartenant pas à la sphère AKP. Ils
se divisent eux-mêmes en « libéraux », d’une part, et « hard kémalistes », d’autre part. Ils
sont pour la très grande majorité nés dans les trois principales villes de Turquie (Istanbul,
Ankara, Izmir), diplômés de journalisme auprès de prestigieuses universités, maîtrisent
une ou deux langues étrangères européennes (anglais et français) ont une longue
expérience dans le journalisme bien antérieure à la venue au pouvoir de l’AKP. Ils sont
donc, pour la plupart d’entre eux, détenteurs d’un capital symbolique, culturel mais aussi
social important ainsi que d’une légitimité professionnelle qui leur assure une autonomie
relative par rapport au gouvernement. De l’autre côté, on trouve une seconde catégorie
de chroniqueurs et commentateurs appartenant à la sphère AKP. Ils se caractérisent par
des origines géographiques, professionnelles et sociales distinctes. Contrairement aux
libéraux, ils ne sont pas nés dans l’une des trois principales villes de Turquie. À
l’exception de Saadet Oruç, aucun n’est diplômé de journalisme. Leur maîtrise des langues
étrangères européennes, fondatrice de la hiérarchie des statuts intellectuels dans l’ordre
pré-AKP, est moins systématique. On constate également une reconversion commune
tardive à l’islam politique : mis à part les deux journalistes liés depuis plus de vingt ans à
la presse de la mouvance islamique Milli Görüş (vision nationale), tous les autres
chroniqueurs sélectionnés dans le cadre de cette étude se sont « convertis » sous l’AKP ou
sont les enfants de la génération AKP. Autrement dit, à quelques exceptions près, les
50
commentateurs professionnels pro-AKP dans la presse écrite sont dotés pour la plupart
d’un capital symbolique et social relativement faibles, renforçant dans une certaine
mesure leur dépendance auprès du gouvernement ainsi que leur quasi absence de critique
vis-à-vis de ce dernier. Dans le cas des réseaux sociaux les profils sont légèrement
différents : ils sont plus jeunes, ils n’ont connu que le gouvernement AKP au pouvoir
depuis quinze ans, et sont passés par les organisations de la jeunesse AKP, véritable
tremplin professionnel et politique assurant un formatage préalable de ces nouvelles
élites. Les principaux commentateurs pro-AKP sur les réseaux sociaux sont porteurs de
diplômes prestigieux et parlent au moins l’anglais. Intellectuels organiques dans la presse
écrite ou sur les réseaux sociaux, ils organisent ainsi l’hégémonie et la coercition.
Autrement dit, ils assurent un relais quotidien de la propagande étatique AKP.
41
Loin d’être statique et harmonieuse on constate néanmoins que cette catégorie pro-AKP a
été le théâtre de certaines reconfigurations et tensions depuis fin 2013, notamment dans
le cadre de la lutte contre l’ancien allié güleniste. Pour autant, les AkTrolls proches de la
mouvance güleniste ou encore de l’ancien Premier ministre Davutoğlu tombé en disgrâce
ne furent pas nécessairement exclus. Certains purent en effet réintégrer la sphère proAKP après avoir fait acte d’allégeance publique.
Commentateurs proches de l’AKP
Abdulkadir Selvi
42
Yeni Şafak, Hürriyet, 227K abonnés sur Twitter, @abdulkdir_selvi
43
Né à Sivas en 1964, diplômé en métallurgie à l’université de Gazi. Il est issu du mouvement
religieux Milli Görüş [Vision nationale] fondé par le pionnier de l’islam politique turc,
Erbakan ainsi que l’attestent ses anciens postes. Il a ainsi travaillé au sein de Yeni Asya,
Yeni Nesil avant d’intégrer Yeni Şafak. Il a été recruté par le journal de centre droit
« libéral » Hürriyet en 2016. Il est auteur de livres « complotistes » portant notamment sur
Gladio. Dans son article publié le 8 janvier 2015 dans Yeni Şafak intitulé le « 11 septembre
de la France », il compare ainsi cet attentat à celui survenu aux États-Unis 14 ans plus tôt
pour justifier une guerre contre des pays musulmans (Irak et Afghanistan). Il développe
également l’argument d’un complot et d’une complicité des renseignements français.
Haşmet Babaoğlu
44
Sabah, 167K abonnés sur Twitter, @HasmetBABA
45
Né à Bursa en 1955, diplômé de littérature. Ancien journaliste culture, puis sportif. Il s’est
converti à l’instar de Cem Küçük en chroniqueur politique sous le gouvernement AKP.
Dans un article datant du 9 janvier 2015 publié dans le journal Sabah ce chroniqueur
reconnait la nature criminelle de l’attaque de Charlie Hebdo mais remet en question la
qualification de terroriste. Selon lui l’évidence d’un coup monté par des forces secrètes,
qu’il qualifie de deep operation, invite à plus de précautions.
Cem Küçük
46
Yeni Şafak, 205K abonnés sur Twitter, @cemkucuk55
51
47
Né en 1955 à Zonguldak. Tout comme Haşmet Babaoğlu, il est un ancien commentateur
sportif de second rang, propulsé chroniqueur politique sous le gouvernement AKP. Sur
son compte Twitter il a fait savoir qu’il n’était pas Charlie le 9 janvier 2015 notamment en
se référant à l’article écrit par David Brooks dans le New York Times intitulé « I am not
Charlie hebdo ». Le 8 janvier, il publie une chronique où il explique en quoi l’attentat
contre Charlie Hebdo est le résultat d’un complot européen. Le 15, il publie un autre article
où il justifie de manière indirecte l’attentat en France en faisant référence à la montée du
mouvement xénophobe et islamophobe Pegida en Allemagne. Dans cet article il dénonce
notamment l’acte de racisme dont fut victime une Égyptienne dans ce pays peu avant
l’attentat qu’il qualifie d’« affaire Dreyfus contre les Musulmans » de même que les
violences et haines raciales dont sont victimes les émigrés turcs en Allemagne. Il est
également auteur de nombreux livres complotistes : Cehennem köpekleri Fetö [Fetö les
chiens de l’enfer] publié en 2016, Komplo Teorileri [Théories du complot] publié en 2014,
etc. Il est également à l’origine de nombreuses campagnes de diffamation et de lynchage
contre certaines personnalités médiatiques dont le journaliste Ahmet Hakan ou encore
l’un des grands patrons de la presse turque, Aydın Doğan, qu’il a accusé de s’être livré à
de la propagande terroriste en faveur du PKK et de la communauté Gülen contre l’AKP
durant les élections du 7 juin 2015.
Hilal Kaplan
48
49
Yeni Şafak, 443K abonnés sur Twitter, @hilal_kaplan
Née à Istanbul en 1982. Anglophone, diplômée de Bilgi en psychologie. Journaliste la plus
jeune et une des seules femmes journalistes à s’être exprimée sur les attentats dans les
journaux durant la période étudiée. Très investie sur la question du voile (elle-même
voilée). Commentatrice dans de nombreuses émissions de télévision au sein de chaînes
proches du gouvernement. Hilal Kaplan fut au cœur de plusieurs scandales pour avoir
mené des campagnes de désinformation à l’instar de la fausse nouvelle sur une agression
subie par une femme voilée par des jeunes manifestants de Gezi Park (l’affaire de
Kabataş), mais aussi pour avoir mené une campagne contre l’ancien Premier ministre
Ahmet Davutoğlu qui mena notamment à son limogeage (dossier Pelikan45) ou encore
pour avoir relayé des images montées documentant une prétendue collusion entre les
partis HDP, CHP et l’organisation illégale PKK. Mais c’est surtout le couple qu’elle forme
avec son mari Süheyb Öğüt, intellectuel islamiste de l’ombre, qui est au cœur d’une
puissante machine de propagande noire. Très proche du gendre d’Erdoğan, son mari est
chroniqueur au sein de la revue Aktüel, il est diplômé en sociologie de Bilgi et était
doctorant à l’université de Mimar Sinan en sociologie avant de voir son inscription radiée
à cause d’une note publiée le 8 janvier 2015 sur son blog personnel. Il y justifiait les
attentats menés contre les caricaturistes de Charlie Hebdo. Loin de retirer ses propos, il
s’érige en victime d’un « apartheid séculier » ou encore d’un « racisme anti-musulman »
(Öğut 8/1/2015 ; Sabah 20/2/2015). Dans son article daté du 12 janvier 2015 publié dans
Yeni Şafak, Hilal Kaplan considère les attaques de Charlie Hebdo comme relevant d’une
« stratégie » pour prévenir et délégitimer le développement de régimes démocrates
musulmans.
Abdurrahman Dilipak
50
Yeni Şafak, 609K abonnés sur Twitter, @aDilipak
52
51
Né en 1949 à Osmaniye. Étudie dans un lycée d’imams et de prédicateurs. Diplômé de
philologie arabe et persane. Journaliste dès 1977, au sein d’Akit depuis 1993. Très proche
du Refah Partisi (parti de la prospérité) dans les années 1990 et du mouvement religieux
Milli Görüş. Très proche de l’association İHH qui avait été impliquée dans le drame du Mavi
Marmara et le transfert secret d’armes de Turquie vers la Syrie ainsi que de l’association
en faveur des droits de l’homme liée à l’islam politique (Mazlum Der). Il est le seul
chroniqueur pro-AKP ayant également été lui-même un caricaturiste, il a notamment
contribué au journal satirique Cingir. Loin d’avoir développé une plus grande proximité
avec les caricaturistes français assassinés, ce chroniqueur a au contraire affirmé qu’« ils
avaient invité la terreur et qu’ils avaient eu la réponse » dans son article publié le 10
janvier 2015 dans Yeni Akit.
Ibrahim Karagül
52
Yeni Şafak, 260K abonnés sur Twitter, @ibrahimkaragul
53
Né en 1969 à Trabzon. Anglophone, diplômé en droit. En 1995 il devient le rédacteur en
chef de Yeni Şafak. C’est la première fois en Turquie qu’un ancien éditeur en chef d’affaires
internationales devient le rédacteur en chef. Il occupe également le poste de direction du
programme de la chaîne de télévision TVnet, propriété du gendre du Président Erdoğan.
Il a écrit une chronique sur les attentats qui ont eu lieu à Paris en novembre 2015 faisant
le parallèle entre la situation en Turquie et en France. Il ne dénonce pas les attentats
menés par Daech, mais tente de prouver en quoi ils appartiennent à un vaste complot
planétaire et qu’il existe un commanditaire secret commun qui protège Daech et vise la
France.
Mehmet Barlas
54
Sabah
55
Né en 1942 à Gaziantep. Beau-frère de Can Paker, figure influente du segment libéral de la
sphère des organisations non gouvernementales turques. Anglophone, il est diplômé en
droit et a dans une certaine mesure hérité du capital social de son père, Cemel Sait Barlas,
notable journaliste et député proche de nombreux ministres et présidents. Mehmet Barlas
a travaillé pour Cumhuriyet avant de rejoindre Sabah. Il présente notamment une émission
hebdomadaire télévisée sur l’histoire politique turque sur NTV. Il est également membre
de la direction de l’université Okan. Dans son article datant du 15 novembre 2015, il
compare ainsi les attentats de Paris à ceux subis par la Turquie la même année (Suruç,
Ankara) et reprend les termes du Président Erdogan rappelant que le terrorisme n’a pas
de religion.
Saadet Oruç
56
Star, conseillère UE du président Erdoğan, 55,4K abonnés sur Twitter, @saadetoruc
57
Née en 1972 à Zonguldak. Anglophone, francophone, diplômé de lycée, elle a obtenu un
diplôme de second cycle universitaire en 2010 auprès de l’École Supérieure de
Journalisme à Paris par validation d’expérience. Correspondante à Ankara pour de
nombreux journaux, elle a travaillé par la suite de 2002 à 2007 en France comme pigiste
pour Sabah et l’agence de presse turque DHA, propriété de la holding Doğan. Entre 2007 et
2013, elle est la correspondante de la chaîne d’information Kanal 24 organiquement liée
53
au gouvernement AKP. Elle retourne en Turquie en 2013 en tant qu’éditrice en chef des
affaires internationales au sein du journal Star. En 2014 elle est modératrice d’une
émission quotidienne sur la chaîne Kanal 24. En septembre 2015, elle est promue
représentante de l’agence d’information gouvernementale Anadolu en France, poste
qu’elle déclinera à la suite de sa nomination comme conseillère aux affaires européennes
auprès du Président Erdoğan. Fonction qu’elle continue d’occuper à ce jour.
58
Du fait de sa longue expérience journalistique en France et de sa proximité avec le
gouvernement AKP, Saadet Oruç s’est exprimée à de nombreuses reprises sur les attentats
qui frappèrent la France en 2015 notamment sur son compte Twitter. Avec sa collègue
Hilal Kaplan, elle a ainsi présenté une émission spécialement dédiée à l’attentat de Charlie
Hebdo sur la chaîne Cine5. Dans son article publié dans le quotidien Star datant du 19
janvier 2015, elle dénonce l’islamophobie dont sont victimes les Musulmans en Europe et
fait le parallèle entre les caricatures de Charlie Hebdo et la propagande antisémite,
dénonçant la montée des caricatures « fascistes » en Europe. Le 10 octobre 2015, jour de
l’attentat attribué à l’E.I. qui coûta la vie à plus d’une centaine de citoyens turcs à Ankara
durant une manifestation pour la paix et pro-kurde, elle dénonça dans un tweet le double
standard de solidarité internationale entre les attentats de Charlie Hebdo et ceux subis par
la Turquie.
Yıldıray Oğur et Ceren Kenar
59
Türkiye, puis Karar 190K abonnés sur Twitter, @yildarado
Türkiye, puis arrêt de carrière 70,8K abonnés sur Twitter, @cerenkenar
60
Né en 1978 à Rize, Yıldıray Oğur est diplômé de science politique de la prestigieuse
université technique du Moyen Orient (ODTÜ), traditionnel fief de la gauche turque, tout
comme son frère Turgay. Sa carrière débute dans le mensuel de gauche Birikim et dans le
quotidien Radikal. En 2007, il rejoint Taraf46 en tant qu’éditorialiste et éditeur en chef qu’il
quitte en 2013 pour rejoindre Türkiye, quotidien de sensibilité nationalo-religieuse
propriété de la holding Ihlas. Avec son frère et sa collègue de promotion Ceren Kenar, il
participe à la fondation en 2003 de la plateforme Genç Siviller (Jeunes civils) de tendance
prétendument démocrate, libertaire et antimilitariste. La plateforme gagne en visibilité
lors de la houleuse élection d’Abdullah Gül à la présidence de la république et se précise
comme un vaisseau de l’alliance Gülen-AKP pour contrer la domination des militaires sur
les affaires publiques. Le divorce de ces deux alliés et les divers réalignements politiques
au sein de l’AKP sont à chaque fois l’occasion d’une saignée parmi les membres.
61
Ceren Kenar a poursuivi son parcours universitaire dans un autre fief symbolique de
l’ancienne élite intellectuelle de Turquie, l’université du Bosphore, où elle a décroché un
diplôme de sociologie, puis à l’université américaine de Beyrouth. Turcophone, parfaite
anglophone et apprenante d’arabe, elle signe dans Taraf, puis Türkiye, suivant les pas de
Yıldıray Oğur, des articles de politique étrangère.
62
Yıldıray Oğur et Ceren Kenar sont l’illustration de cette nouvelle génération de
commentateurs qui brouillent les pistes. Ils arborent un positionnement politique bien en
ligne avec le pouvoir en place malgré une formation dans le département d’une université
qui reste encore fortement marquée à gauche. Tous deux anglophones, ils sont très
présents sur les réseaux sociaux où ils s’expriment aisément dans les deux langues. Ils
collaborent également au site de pseudo fact checking The kebab and camel et animaient
conjointement une émission hebdomadaire sur la chaîne HaberTürk aux visées similaires
54
qui n’a pas été reconduite au-delà de juin 2016. Leur nom apparaît explicitement dans le
« dossier Pelikan » (voir la biographie de Hilal Kaplan) qui a poussé le Premier ministre
Ahmet Davutoğlu à la démission, signe que les places au soleil se font et se défont au gré
de délicates alliances en coulisses. L’opposition de Yıldıray Oğur à la réforme
constitutionnelle, objet du référendum du 16 avril 2017, et l’accusation selon laquelle son
frère occuperait un poste important au sein de la confrérie Gülen et se serait enfui au
lendemain de la tentative de coup d’état sont le signe d’une polarisation intense dans les
sphères proches du pouvoir. Yıldıray Oğur s’est fait licencier par le journal qui
l’employait le 28 avril 2017 et officie désormais dans le quotidien Karar. Kenar a pour sa
part annoncé sur Twitter le 16 juillet 2017 qu’elle cessait toute activité journalistique.
Tous deux ont pris la parole sur les attentats, signant des articles qui reprennent, en bons
propagandistes d’arrière-garde, les grilles d’analyse communément admises dans la
presse pro-gouvernementale et les marottes du moment. Ils n’expriment pas directement
sur Twitter une opinion sur les attentats (pas de message de condamnation ni de soutien)
mais commentent à la périphérie sur le thème de l’islamophobie, sur la supposée
récupération politique dans l’opposition turque et sur la couverture partiale dans la
presse turque. Quantitativement, ils se sont tous deux davantage exprimés sur les
attentats de janvier que sur ceux de novembre.
Yusuf Özhan
63
ES Medya, 41,4K abonnés sur Twitter, @Yusuf_Ozhan
64
Né en 1986 à Istanbul, il complète ses années de lycée à Bahreïn. Son parcours
universitaire est multidisciplinaire : gestion des systèmes d’information à l’université du
Bosphore (2010), communication, culture et technologie à l’université de Georgetown
(2012) et un doctorat en cours à l’université de Marmara sur l’utilisation des nouveaux
médias dans le journalisme de crise et de conflit. Il débute sa carrière en 2012 (peut-être
en tant que pigiste) en signant des articles de politique étrangère. Il intervient également
sur les plateaux de TV 24. Il accède rapidement à des postes à responsabilité en tant
qu’éditeur pour la politique étrangère du journal Star et éditeur en chef de TRTWorld
Online. Il a été nommé début 2016 directeur en chef de la division nouveaux médias du
groupe ES Medya qui comprend des quotidiens (Star, Akşam, Güneş), des chaînes de
télévision (360, TV 24..), des radios et des magazines.
65
La carrière de Yusuf Özhan est idéologiquement et institutionnellement monolithique,
dans une ligne néoconservatrice et néo-islamiste. Homme de l’ombre, il contribue
activement à l’homogénéisation du paysage médiatique. Extrêmement présent sur
Twitter, il partage sources, articles et documents cohérents avec sa vision du monde. Il a,
fidèle à cette inclination, abondamment publié sur Twitter au moment des attentats,
relayant les informations en temps réel et des faits divers relatant des actes islamophobes
en Europe ou en établissant des parallèles avec la Syrie. Ce faisant, il produit une lecture
des événements « islamo-centrée » sans jamais exprimer directement son sentiment sur
les événements eux-mêmes.
Taha Ün
66
AKTroll, 89,8K abonnés sur Twitter, @tahaun
67
Taha Ün est issu de la contre-culture des forums de discussion qui fleurissent sur
l’Internet turc sous le nom de « dictionnaires » à la fin des années 2000. D’abord
55
contributeur à İHL sözlük47 (dictionnaire des lycées d’imams et de prédicateurs, créé par et
pour un public jeune et conservateur), vite repéré et noyauté par l’AKP en période
électorale, la rumeur persistante veut qu’il l’ait racheté en 2012 à ses créateurs 48. Quel que
soit le degré de véracité de cette information, sa vie privée témoigne amplement de sa
proximité avec l’AKP et des avantages très concrets qui en découlent. Il a épousé en 2015
la directrice de communication de la Première dame au cours d’un mariage dont le
témoin n’était autre que Recep Tayyip Erdoğan. Les invités très VIP comptaient
notamment le président de l’IHH et la célèbre figure du monde de l’ombre récemment
convertie à l’erdoğanisme Sedat Peker. Taha Ün a un accès fort aisé aux médias :
éditoriaux dans Yeni Şafak, plateaux télé sur diverses chaînes ou bien encore la
publication d’un livre49. Néanmoins, c’est son activité sur Twitter qui nous intéressera ici.
Elle se partage entre propagande, invectives, discours de haine, appels à faire usage de la
violence envers des groupes (alévis, kurdes, féministes, CHP, HDP) ou menaces et
intimidations envers des personnes (journalistes ou anonymes) et exhibition de l’identité
de personnes désignées comme cibles à ses abonnés. Accusé lors du scandale Pelikan de
faire partie de l’écurie d’Ahmet Davutoğlu, il a fermé temporairement son compte –
rouvert depuis – et attendu patiemment de revenir en grâce. Les interventions de Taha
Ün sur les attentats ne sont pas connues, tous les tweets de janvier et novembre 2015
ayant été effacés de son compte50.
Abdurrahim Boynukalın
68
AKTroll, 89,6K abonnés sur Twitter, @A_Boynukalın
69
Abdurrahim Boynukalın est issu d’une famille proche du politicien Necmettin Erbakan
(son grand-père qui l’a élevé fait partie des fondateurs du Millî Nizam Partisi [parti de
l’ordre national]), composée d’entrepreneurs et d’universitaires. Diplômé en gestion et en
relations internationales de deux universités turques puis en journalisme de la City
University of London, Boynukalın débute en 2012 comme journaliste à Yeni Şafak et à Milat
tout en étant assistant à l’université de Kırklareli. En septembre 2014, il est nommé
président des branches de jeunesse de l’AKP, fonction qu’il quitte en 2015 lorsqu’il est
brièvement élu député lors des élections législatives du 7 juin. Ce brillant jeune homme
de bonne famille est sur Twitter un harangueur haineux de la même trempe que Taha Ün
qui n’hésite pas à joindre le geste à la parole : il mène la bande de casseurs qui brisent les
vitres de la rédaction du journal Hürriyet en septembre 2015 et profère des menaces
explicites à l’encontre du journaliste Ahmet Hakan qui sera agressé par 4 individus
quelques semaines plus tard. Ces agissements, loin de lui nuire, sont assortis d’une
nouvelle promotion : il est nommé adjoint au ministre des Sports et de la Jeunesse a à
peine 30 ans, fonction qu’il occupe toujours à l’heure actuelle. Son compte Twitter est, lui
aussi, vierge de tout message en janvier et novembre 2015.
Detroitlı Kızıl
70
AKTroll, 78,2K abonnés sur Twitter, @detroitlikizil
71
Cet internaute dont l’anonymat n’a jamais été brisé fait lui aussi partie de la grande
machine à propagande de l’AKP sur les réseaux sociaux. Son pseudonyme (le roux de
Detroit) et son image de profil font référence à Malcolm X, figure très appréciée dans les
milieux islamo-conservateurs. Discret sur sa vie privée, – on sait simplement qu’il a été
scolarisé en lycée d’imams et de prédicateurs et qu’il habite en famille à Başakşehir 51 – il
56
nie farouchement faire partie des AKTrolls, qualification qui semble beaucoup l’agacer et
dont il se défend depuis trois ans en donnant des interviews sous pseudonyme dans des
journaux ou magazines proches du pouvoir (Detroitlikızıl 17/3/2014 ; Lacivert 5/2015 ;
TRTAkademi 2016 : 717-722). Il est l’une des figures qui comptent sur les « dictionnaires »
Internet, passe d’ekşi sözlük vers İHL sözlük et collabore également à d’autres médias en
ligne plus proches de sa vision conservatrice, aseptisée et vaguement intellectualiste. À la
différence des autres trolls rencontrés jusqu’ici dont toute l’activité en ligne est dévolue à
pourfendre les ennemis et promouvoir l’AKP, Detroitlı Kızıl cultive une certaine
indépendance, car c’est sa popularité préexistante qui lui a certainement valu d’être
recruté. Il s’est forgé une identité et une réputation sur Internet qu’il prête comme bon
lui semble. Pas question donc de s’engager dans du spam, des campagnes d’injure et de
menace. La preuve de son appartenance au réseau des AKTrolls a été apportée par le ton
familier des messages privés échangés par Detroitlı Kızıl et Mustafa Varank52. Parmi son
activité débordante sur Twitter, on relève quelques rares messages en lien avec les
attentats. Si en janvier, la prise de position « islamo-centrée » est claire, en novembre, les
tweets qu’il publie relèvent du factuel, publiant des informations et pointant vers des
comptes de personnes qui commentent depuis Paris.
esatreis
72
AKTroll, 128K abonnés sur Twitter, @esatreis
73
Cet utilisateur de Twitter est sans doute le plus connu des AKTrolls pour ses messages
regorgeant de grossièretés et de menaces envers des citoyens et des élus de l’AKP qu’il
juge critiques envers Recep Tayyip Erdoğan, ses appels répétés à la violence et l’impunité
dont il semble bénéficier. Son identité a été dévoilée dans un article publié dans Taraf, ce
qui a valu au journaliste un procès pour violation de la vie privée et insulte sur sa
personne. Le procès s’est soldé par un non-lieu mais a néanmoins permis d’établir avec
certitude que derrière l’infâme personnage se cache Esat Burak Uzundere, né en 1991 à
Istanbul, membre des branches de jeunesse de l’AKP et du cabinet de Süleyman Soylu,
alors vice-président de l’AKP. Malgré l’annonce de nombreux dépôts de plainte à son
encontre, aucune procédure judiciaire ne semble ouverte contre lui à ce jour. Même s’il a
lui aussi supprimé tous ses tweets de janvier 2015, des preuves de son activité ont été
consignées dans la presse (Horizon 9/1/2015 ; Diken 14/1/2015 ; Tremblay 16/1/2015). En
avril de la même année, son compte a été suspendu suite aux nombreuses plaintes
déposées par des comptes proches de la mouvance Gülen et n’a rouvert avec le même
nom d’utilisateur qu’au bout de plusieurs mois.
Chroniqueurs de l’opposition anti-impérialiste et nationaliste
Soner Yalçın
74
Sözcü, 1,2M abonnés sur Twitter, @hsoneryalçın
75
Né en 1966 à Çorum. Anglophone, diplômé dans le domaine de la santé. Journaliste chez
Aydınlık en 1993 (journal proche du leader Doğu Perinçek). Nationaliste républicain « antiimpérialiste ». Il travaille au sein d’Hürriyet avant de créer Oda TV. Il est emprisonné en
2011 puis libéré en 2012 pour propagande terroriste visant à renverser le gouvernement
AKP. Situé au cœur d’une confusion croissante entre réalité et fiction, il a été conseiller
pour la série à grand succès complotiste et nationaliste Kurtlar Vadisi [la vallée des loups].
57
Son style reflète également une confusion permanente entre journalisme d’investigation,
roman policier et série télévisée. Il est l’auteur d’une dizaine d’ouvrages complotistes qui
lui assurent un confortable revenu et financent le site en ligne d’information OdaTV.
Quoique considéré comme un opposant au régime AKP, il partage avec les relais
médiatiques gouvernementaux une lecture complotiste des deux séries d’attentats qui
ont touché la France en 2015 (Yalçın 17/11/2015). Ainsi dans l’article publié le 14 janvier
2015 dans le journal Sözcü intitulé « Pauvres croyants », il compare l’attaque contre
Charlie Hebdo au 11 septembre et étaye l’idée que cet événement meurtrier relève plus
d’une manipulation pour justifier l’impérialisme, le capitalisme et relégitimer des
dirigeants en manque de popularité tels que François Hollande que d’un simple attentat.
Yılmaz Özdil
76
Sözcü, 450K sur Twitter, @yilmazsozcu
77
Né en 1965 à Izmir. Ce dernier assure être à la fois francophone, anglophone,
germanophone, persanophone et arabophone. Un des rares diplômés de journalisme.
Nationaliste républicain (« hard kémaliste »), il a travaillé au début des années 1990 pour
Milliyet, intègre Sabah puis Star quand le journal appartenait à Cem Uzan. Période
pendant laquelle il se familiarise au format tabloïd. Après la confiscation de Star par les
autorités financières TMSF, Özdil retourne chez Sabah puis après la confiscation de Sabah,
il rejoint Hürriyet. En 2014 il démissionne d’Hürriyet pour divergences d’opinion. Il est
l’auteur de nombreux livres portant notamment sur les relations entre l’AKP et la
confrérie religieuse güleniste ou encore sur Erdoğan. Dans son article publié le 15
novembre 2015 dans le journal Sözcü, il met en avant les luttes et enjeux géostratégiques,
en particulier économiques, qui peuvent expliquer cet attentat à Paris.
Chroniqueurs de l’opposition libéraux et autres
Can Dündar
78
Cumhurriyet, 4,57M sur Twitter, @candundaradasi
79
Né à Ankara en 1961. Anglophone, diplômé de la prestigieuse Mülkiye en journalisme
ainsi que de la London School of Journalism, il est l’auteur d’une thèse, effectuée à
l’université technique du Moyen-Orient sur les liens entre la lutte contre le terrorisme et
liberté de la presse. Nommé rédacteur en chef de Cumhuriyet en février 2015. Journaliste
écrit et télévisé, documentariste, réalisateur de films. Il a débuté sa carrière au sein de la
chaîne publique TRT en 1989 avant de travailler dans le secteur privé (Show TV, Sabah,
Milliyet). Fils spirituel de Mehmet Ali Birand, un des journalistes d’investigation les plus
reconnus avec qui il a collaboré à de nombreuses reprises. Avant de travailler pour
Cumhuriyet Can Dündar a notamment eu la responsabilité d’une émission télévisée sur
NTV et a réalisé un film sur la vie de Mustafa Kemal. Il a également réalisé un
documentaire sur les manifestations de Gezi. À la suite d’un article publié le 29 mai 2015
dans le journal Cumhuriyet mettant en lumière des transferts d’armements secrets de la
Turquie vers la Syrie, il a été arrêté le 25 novembre 2015 ainsi que le correspondant
d’Ankara du quotidien pour trahison et divulgation de secret d’État. À la suite d’une
tentative d’assassinat, il a quitté le territoire turc et vit actuellement en Allemagne où il a
fondé un nouveau site turc d’information. Via son compte Twitter, Can Dündar s’est
exprimé à plusieurs reprises à la suite des attentats de Charlie Hebdo. Il a d’une part mis en
58
avant la communauté de destin entre les caricaturistes de Charlie et le monde dit
musulman tous deux profondément touchés par cette attaque en partageant la caricature
du brésilien Carlos Latuff (7/1/15). Can Dündar a également rendu hommage et exprimé
sa solidarité avec Charlie Hebdo en traduisant une citation attribuée à Charbonnier « je
préfère mourir debout que vivre à genoux » (7/1/15). Enfin dans un autre tweet il a
également dénoncé le double standard du ministre des Affaires étrangères Davutoğlu qui
manifeste pour la liberté d’expression dans un pays étranger et la refuse à son propre
pays (15/1/15).
Ertuğrul Özkök
80
Hürriyet
81
Né en 1947 à Istanbul. Francophone, diplômé du lycée Namık Kemal d’Izmir, puis de la
Mülkiye et titulaire d’un doctorat en France. Correspondant en France pour TRT, il fut par
la suite nommé rédacteur en chef d’Hürriyet pendant près de 20 ans. Il est surtout connu
comme artisan et relais d’une guerre psychologique menée par l’armée dans le cadre de la
lutte contre le PKK ou encore contre la « menace réactionnaire » islamique. Il est membre
de la direction de l’université TOBB. Un des rares chroniqueurs turcs francophones, il est
un des seuls journalistes à s’être rendu sur place à la suite des attaques contre l’équipe de
Charlie Hebdo et le magasin Hyper Casher. Dans son article publié le 12 janvier 2015 dans le
journal Hürriyet il insiste sur les différences entre le 11 septembre 2001 et les attaques à
Paris de janvier 2015. D’après ses observations sur place il n’y a pas de changements
notables dans le quotidien des Parisiens après les attentats. Il insiste sur la nature
inclusive et fraternelle des marches organisées à la suite des attentats tout en admettant
la forte probabilité que la communauté musulmane de France vive de plus grandes
difficultés qu’auparavant.
Ceyda Karan
82
Cumhuriyet, 283K abonnés sur Twitter, @ceydak
83
Née en 1970 à Izmir. Diplômée de journalisme à l’université d’Istanbul. Elle a collaboré
avec le célèbre journaliste d’investigation francophone Mehmet Ali Birand. Elle a travaillé
pour l’agence de presse gouvernementale puis à la télévision. Elle fut ensuite journaliste à
partir de 1998 pour le journal Radikal, chargée des affaires internationales avant de
rejoindre Taraf en 2013 (journal fermé fin juillet 2016). Elle est recrutée quelques mois
plus tard par Cumhuriyet.
84
Elle est une des deux seuls chroniqueurs du journal Cumhuriyet à avoir osé reproduire la
couverture de Charlie Hebdo du 14/1/15 représentant le prophète Mahomet et où est
inscrit la phrase « tout est pardonné ». Elle fut poursuivie avec son collègue Çetinkaya
pour insulte aux valeurs religieuses après un millier de plaintes. Le tribunal de première
instance les condamne le 28 avril 2015 à deux ans de prison.
Hikmet Çetinkaya
85
Cumhuriyet, 84,2K abonnés sur Twitter, @hikmetcetinkaya
86
Né en 1942 à Edremit. Diplômé du lycée de Manisa, autodidacte, ancien rédacteur en chef
de Cumhuriyet, spécialiste du monde rural, il est chroniqueur du journal Cumhuriyet. Il est
le seul avec Ceyda Karan à avoir osé reproduire la couverture de Charlie Hebdo du 14/1/15
59
représentant le prophète Mahomet et où est inscrite la phrase « tout est pardonné ». Le
tribunal de première instance les condamne le 28 avril 2015 à deux ans de prison pour
insulte aux valeurs religieuses. Il sera également arrêté avec une dizaine de ses collègues
de Cumhurriyet le 1 er novembre 2015 pour appartenance à une organisation terroriste
pour avoir divulgué les secrets d’État concernant le transfert secret d’armes de Turquie
vers la Syrie. Il sera l’un des deux seuls relaxés. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages
portant sur le rôle de Georges Soros (2008) en Turquie ou encore sur Fethullah Gülen
(2010).
NOTES
26. L’attaque contre Charlie Hebdo étant survenue en fin de matinée, les premiers tweets sont
tombés en même temps que les infos de la mi-journée ; pour les attentats de novembre, la
« réaction-Twitter » a été un peu plus décalée. Il a déjà été signalé que la personne et les actions
terroristes d’Amedy Coulibaly n’ont pas marqué les esprits du public turc.
27. Publiées fin septembre 2005, les caricatures ont mis quelques mois à susciter des réactions
hors du Danemark. Celles-ci ont pour point de départ l’initiative d’imams danois ayant entrepris
plusieurs visites dans différents pays majoritairement ou comptant d’importantes communautés
musulmanes (dont la Turquie) en décembre afin d’alerter l’opinion internationale.
28. Comme le rappelle nettement İbrahim Kalın, porte-parole du gouvernement turc dans son
dernier ouvrage Ben, Öteki ve Ötesi [Moi, l’Autre et Au-delà] (2016).
29. Et pour les 13 autres articles : « Je suis Charlie », « Réaction tardive d’Ankara », « La terreur
est une faute contre l’humanité », « Cette attaque est une attaque contre nous tous », « Le
problème ce n’est pas l’islamophobie c’est la liberté d’expression », « L’important c’est la liberté
d’expression », « Jusqu’au dernier moment ils se sont moqués des fanatiques », « Conseil des
Musulmans de France : acte barbare », « Daech satisfait : “la suite arrive” », « La France dans la
rue », « Condamnations du monde entier », « Tension due aux menaces dans la presse
européenne », « Réactions des organisations professionnelles du journalisme ».
30. Dans ce cas précis Musa Kart dénonce le double langage du gouvernement turc : solidarité
internationale officielle des autorités turques pour dénoncer cette violence à l’encontre des
caricaturistes français vs promotion d’une violence d’Etat en Turquie à l’encontre des
caricaturistes critiques du gouvernement AKP et de l’islam.
31. Nous renvoyons aux sources suivantes pour des informations sur l’origine ( Le Progrès
7/1/2015), la viralité (Rogers 2015) et la portée (Merzeau 2015) du hashtag #JeSuisCharlie.
32. Cette posture est abondamment documentée dans les études sur les djihadistes français
(Thomson 2016 ; Khosrokhavar 2014 : 117, 129-135) et les magazines de propagande édités en
plusieurs langues par l’E.I. (Saymaz 2017 : 68-69).
33. Ces versions locales apparaissent dès le 7 janvier, en même temps que des traductions dans
d’autres langues. Les premiers tweets présentant ces hashtags sont généralement peu
informatifs, se contentant de décliner « Je suis/ne suis pas Charlie » dans différentes langues.
Giglietto et Lee (2017) ont analysé les stratégies discursives mobilisées par les utilisateurs du
hashtag #JeNeSuisPasCharlie à partir d’un corpus multilingue.
34. La désignation de Charlie Hebdo en Turquie est une expression quasi figée sous la forme Charlie
Hebdo Fransız mizah dergisi (Charlie Hebdo magazine satirique français).
60
35. Hamdi Çelikbaş, ex-correspondant d’Anadolu Ajansı à l’Assemblée nationale (Ankara) et
ancien éditeur au sein de l’équipe « Nouveaux Médias », limogé 2 jours plus tôt suite à la prise de
fonction du nouveau directeur général de l’agence de presse (T24 5/1/2015).
36. Cette partie se base sur l’analyse de tweets collectés manuellement sur Storify via une
requête sur l’interface publique de Twitter sur la période du 7 au 31 janvier 2015. La collection est
consultable à l’adresse https://storify.com/AmbigTur/messages-de-soutien-aux-freres-kouachi/.
Les chiffres entre parenthèses dans le texte renvoient au classement opéré sur Storify.
37. Rappelons qu’Amedy Coulibaly, malgré ses « faits d’armes » et les révélations sur le fait que
sa compagne a transité par la Turquie pour rejoindre la Syrie, n’est mentionné que factuellement
dans les tweets des organes de presse web, écrite et télévisée.
38. Cette analogie semble bancale par le simple fait que seul Tamerlan périt dans l’assaut.
Djokhar, qui réussit à s’enfuir, est capturé 24h plus tard puis inculpé. D’autre part,
l’enregistrement et la transcription d’une conversation téléphonique largement relayée entre un
journaliste et Chérif Kouachi durant cette même journée confirme la culpabilité des deux frères
(7).
39. Les Aczmendi sont une confrérie religieuse fondamentaliste regroupée autour de la figure de
son cheikh Müslüm Gündüz qui est resté célèbre en Turquie pour avoir été découvert en tenue
d’Adam avec une jeune femme lors d’une descente de police retransmise en direct peu avant le
mémorandum du 28 février 1997. Pour la mouvance conservatrice, cet épisode du cheikh dénudé
est une honteuse machination des laïques et de l’establishment militaire pour la discréditer dans
le cadre du « complot » anti-islam politique de février 1997 ayant abouti à mettre
autoritairement sur la touche le parti de la Prospérité (Refah) alors associé au gouvernement.
Une thèse en science de la communication soutenue en 2011 à Konya a pour objectif de dénoncer
ce complot (Özer 2011).
40. C’est le tekbir, proclamation de l’unicité et de la suprématie divines, traduction gestuelle de la
formule Allah Akbar qui constitue le premier des cinq piliers de l’islam et ponctue de nombreux
rites religieux. Ce geste est accaparé par les mouvements terroristes islamistes et nourrit la
confusion dans les pays où l’islam n’est pas la confession majoritaire.
41. Parti d’extrême droite islamiste, actif dans le sud-est du pays et dans les grandes villes,
branche politique du Hizbullah turc (Dorronsoro 2004).
42. « Siz Türkiye Cumhuriyeti’nin Cumhurbaşkanı’na “Diktatör” diyeceksiniz. Bir şey
yapmayacağız. Benim ülkemde kendi cumhurbaşkanlarına hakaret edenlere müdahale
etmeyeceğiz de yargıya gitme hakkımızı da kullanmayacak mıyız ? Hapisteki gazetecilerin
listesini verin diyoruz. Bakıyorum, hepsi hırsız, çocuk istismarcısı, terörist. Geçenlerde de 149
kişilik bir liste geldi. 144’ü terör, 4’ü adi suçlardan içeride. Bunların gazetecilikle ne ilgisi var ki
liste yapıp ülkemize gönderiyorsunuz. » [Vous traitez le Président de la république turque de
« dictateur » et il ne devrait rien faire. Dans mon propre pays je ne devrais pas réagir, je ne
devrais pas utiliser mon droit de recours en justice contre ceux qui m’injurient ? J’ai dit “donnezmoi cette liste de journalistes emprisonnés”. Je regarde et vois que ce sont tous des voleurs, des
violeurs d’enfants, des terroristes. L’autre jour une liste de 149 noms est arrivée. Parmi eux, 144
sont emprisonnés sur des charges de terrorisme, 4 pour des crimes de droit commun. Qu’est-ce
qu’ils ont à voir avec le journalisme les noms de cette liste que vous envoyez à mon pays ?] Cette
déclaration du 22 mars 2017 du Président Erdoğan interpellé sur les nombreux journalistes en
détention préventive ou emprisonnés n’en est qu’une énième illustration (Dihaber 22/3/2017).
43. Citons par exemple les expressions « araba terörü » (terrorisme automobile) pour des
accidents de la route faisant des victimes, ou « erkek terörü » (terrorisme masculin) employées
dans les médias pour relater des cas mortels de violence domestique.
44. Sur ce rôle prégnant en Turquie des chroniqueurs et de la presse d’opinion voir supra §22.
45. https://pelikandosyasi.wordpress.com/.
46. Fermé par décret-loi le 26 juillet 2016.
61
47. Ce dictionnaire a été créé en 2009 pour offrir un espace de discussion conforme aux vues de
l’islam, par exemple sans grossièretés ou allusions sexuelles, sans promotion de l’athéisme mais
également sans opposants politiques. Cette homogénéité n’a toutefois pas débouché sur une
harmonie de points de vue (Başaran 12/12/2011).
48. Le forum a fermé ses portes en 2013 et annoncé plusieurs fois sa réouverture, sans que cela
soit suivi d’effet. Entre-temps, d’autres plateformes à la ligne identique ont fait leur apparition.
De fermeture en fusion, aujourd’hui, la base de données d’İHL sözlük a été versée dans un nouveau
projet baptisé Dünya sözlük qui est géré par Birol Şanlı, responsable de la communication de
BİSAV, une fondation créée par Ahmet Davutoğlu.
49. 100 yıllık terane [100 ans du même refrain], Istanbul, Sanat ofisi, 2016. Ce livre est formé de
coupures de presses du passé et du présent mises en parallèle dénonçant « un siècle de
complots » contre la Turquie et établissant un parallèle entre Recep Tayyip Erdoğan et le sultan
Abdulhamid II (1876-1909).
50. Janvier et novembre étant les périodes concernées par cette étude, la recherche n’a pas été
poussée plus loin et nous nous bornons à constater l’absence de tweets à ces périodes sans sousentendre que la raison ou l’étendue de ce nettoyage est en quelque manière liée aux attentats
terroristes en France.
51. Arrondissement récemment institué de la périphérie ouest d’Istanbul, emblématique des
classes moyennes et moyennes-supérieures soutenant l’AKP.
52. Le compte Twitter de Mustafa Varank a été piraté en mars 2014 et des captures d’écran de
messages privés à tu et à toi échangés avec des Aktrolls ont été publiées sur le site du groupe de
hackers (DLMK 20/3/2014).
62
III. Sens des réactions : la recherche
d’explications ou les formes
tendancieuses de la rationalisation
1
Le spectre des réactions exprimées dans la presse écrite (il en va autrement sur Twitter)
est largement dominé (voire manipulé) par le réseau de journalistes et commentateurs
proches du pouvoir. En effet, pour la presse écrite, ces réactions reflètent principalement
celles des « faiseurs » d’opinion turcs qui donnent une vision assez homogène des
événements. Elles ne reflètent pas (nécessairement) la complexité et diversité des
opinions de la population turque, mais plus les rapports de pouvoir. Cette complexité, en
effet, va de l’indignation affichée à l’apologie ouverte, en passant par tous les degrés
intermédiaires. À ce spectre se superposent des « dispositions transversales » qui
déteignent sur chaque type de réaction, et relèvent d’une « culture politique nationale »
commune à toutes les composantes du champ idéologique et partisan. Ethnocentrisme,
complotisme, culturalisme (illustré par la convocation lancinante de l’opposition Orient/
Occident53) et obsession terroriste comptent parmi ces dispositions que l’on retrouve de
façon assez diffuse et indifférenciée politiquement parlant.
Le temps court de la compassion avec les victimes et
de la solidarité
2
Après chacune des deux salves d’attentats, la condamnation par les dirigeants du pays et
responsables de partis s’exprime dans les termes convenus du respect de la vie et du refus
du recours à la violence contre des innocents. Dans ce type de réaction à caractère officiel
sont convoquées à la fois une communauté universelle de valeurs (autour du respect de la
vie) et une communauté humaine transfrontalière, l’humanité (insanlık). Comme le
déclare le Premier ministre turc de l’époque au lendemain des attentats de novembre
2015 – propos repris dans la plupart des journaux turcs le 14 novembre 2015 –, « C’est
l’humanité54 toute entière qui a été la cible de ces attaques abjectes ». C’est d’ailleurs la
figure du Premier ministre qui va incarner cette posture politiquement correcte du
gouvernement turc après Charlie Hebdo. Ce qui n’empêchera pas d’entendre
63
simultanément d’autres types de réactions officielles, moins compatissantes. Cependant,
comme le titrait Hürriyet le 10 janvier 2015, « Cette menace nous concerne tous », la
réaction de compassion est aussi un appel à une prise de conscience et à une mobilisation
communes, associant la Turquie et la France dans un combat conjoint contre le
terrorisme.
3
La compassion se fonde aussi sur une posture religieuse exaltant la proximité
fondamentale des religions monothéistes, dans la continuité du combat pour le dialogue
des civilisations (entendre « les principales religions monothéistes ») dont Recep Tayyip
Erdoğan fut un champion avec José Luis Zapatero55, le Premier ministre espagnol de
l’époque au milieu des années 2000.
4
L’identification se trouve le plus souvent à la base de la compassion, comme le montre la
reprise du hashtag #JeSuisCharlie, en français, en anglais ou en turc. Même le très progouvernemental Sabah a titré en pleine première page le 9 janvier 2015 « Nous sommes
tous Charlie ». Cet écho à la réaction française était accompagné d’une photo prise devant
les bureaux de Charlie Hebdo montrant une foule arborant la formule en français.
5
Après l’attaque contre Charlie Hebdo, la réaction de certains journaux fut aussi parfois une
réaction de solidarité professionnelle, au nom de la liberté d’expression, ainsi que l’a titré
Hürriyet le 9 janvier, en recourant à un mot en français : « Les plumes ne se tairont
jamais/Solidarité ». Mais, très vite, le thème de la liberté d’expression va devenir un
thème clivant, la majorité des journaux turcs soutenant que cette dernière a des limites
que les journalistes se doivent de respecter (voir ci-dessous §25). Le 17 janvier, d’ailleurs,
le même quotidien Hürriyet revient sur cette question débattue en distinguant la « liberté
d’expression injurieuse » de la « liberté non injurieuse ». Le même jour, Yeni Şafak
dénonçait page 5 le caractère mensonger (sahtekâr) de l’idéologie de la liberté
d’expression, restriction abondamment opérée par les dirigeants turcs.
6
Notons en outre que la variable « francophonie » ne semble pas avoir eu des effets
discriminants nets et être la cause d’une disposition plus forte à la compassion. À
quelques exceptions près (comme Ertuğrul Özkök, diplômé du prestigieux lycée
francophone Namık Kemal d’Izmir), effectivement, la proximité à la langue française ne
semble pas avoir été un critère discriminant56. On dirait que c’est soit le partage de
valeurs républicaines (Cumhuriyet), soit le fait que les horreurs parisiennes fassent écho à
des expériences traumatiques en Turquie (Ozgür Gündem, Cumhuriyet) qui expliquent le
positionnement solidaire de certains médias turcs.
7
Au total, c’est le quotidien Cumhuriyet qui s’est montré le plus clairement empathique tout
au long des périodes considérées, pour les deux séries d’attentats. On a déjà vu qu’il avait
poussé l’empathie jusqu’à la prise de risque après l’attaque de Charlie Hebdo. En outre, dès
le 8 janvier, il reprend la réaction de l’Association des journalistes turcs (Türkiye
Gazeteciler Cemiyeti), à savoir « Cette attaque est une attaque contre nous tous » (p. 14),
ainsi que le slogan « Je suis Charlie ». Rappelons cependant que l’attaque de l’Hyper
Casher a été globalement passée sous silence, la séquence de janvier 2015 étant le plus
souvent réduite à l’attaque de Charlie Hebdo.
64
Ambivalente communauté franco-turque d’expérience
terroriste
Destin commun franco-turc et asymétrie des perceptions
8
Le sentiment d’une communauté d’expérience fut particulièrement saillant en janvier
2015, puisque l’attaque contre Charlie Hebdo est survenue le lendemain d’un attentat au
cœur de l’Istanbul touristique contre un poste de police. Comme l’indiquait clairement le
quotidien Sabah du 9 janvier 2015 (p. 14) dans un article intitulé « De Sultanahmet à
Paris », la Turquie et la France ont désormais le même ennemi, l’E.I., et sont également et
presque simultanément frappées par un acteur global contre qui le combat doit être mené
internationalement et de façon coordonnée. Mais si ce destin commun devrait rapprocher
les États concernés et fonder une collaboration interétatique, une partie de l’opinion
turque semble reprocher aux États européens de ne pas saisir toute la gravité et l’ampleur
de l’expérience terroriste turque. En effet, si la conscience de l’existence d’une menace
commune, l’E.I., semble avoir été soudée lors de ces occasions tragiques, l’expérience
terroriste turque ne se limite pas à l’épreuve de l’E.I. Nombre de réactions vont dans ce
sens, qui insistent sur le fait que l’expérience terroriste de la Turquie est d’abord une
expérience du terrorisme du PKK, dont il est reproché à l’Occident (et à la France en
particulier) de n’avoir pas pris toute la mesure. Dans ce cadre, un grand nombre de
réactions turques exprimées dans tout le spectre idéologique de façon quasi unanime –
presse kurde exceptée – adressent le même message : d’accord pour lutter conjointement
contre le terrorisme de l’E.I., mais sans oublier que pour nous autres Turcs, le PKK
constitue une menace équivalente, voire pire, compte tenu de son ancienneté et de son
caractère endémique57.
Les attendus d’un rapprochement douloureux : « cela vous
permettra (enfin) de mieux nous comprendre »
9
L’article d’Hürriyet du 16 novembre 2015 (p. 13) intitulé « Ce que nous vivons, vous le
vivez maintenant en Europe » résume assez bien cette sorte d’infléchissement. Il procède
d’une analogie et d’une réduction « nationaliste » du cadrage des événements. Ceux-ci en
effet sont lus à l’aune d’une opposition simple – mais manifestement efficace – entre un
« nous » incompris et pourtant aguerri, les Turcs du terrorisme depuis des années, dans
l’indifférence généralisée du terrorisme depuis des années, et un « eux » finalement
exposé à l’épreuve du terrorisme sur son propre sol.
10
Ce que Gérôme Truc (2016 : 313) appelle « l’homologie d’expériences », en tant que
facteur de concernement face à un attentat, paraît se rencontrer dans le cas des réactions
turques. Une des constantes des réactions exprimées – appuyées sur de nombreuses
comparaisons avec la situation en Turquie – consiste à sous-entendre que cette épreuve
sanglante du terrorisme devrait permettre à l’Europe de comprendre enfin ce que la
Turquie endure depuis des décennies. En d’autres termes, les défenseurs d’une telle
lecture, opérant l’amalgame largement pratiqué E.I./PKK, semblent laisser entendre que
ces actes terroristes devraient enfin conduire l’Europe à faire montre de plus de
compassion envers la Turquie exposée à ceux-ci de longue date.
65
11
Dans une perspective inversée, le quotidien pro-kurde – aujourd’hui fermé – Özgür
Gündem tend à rapprocher les actes de terreur commis en France avec ceux commis en
Turquie contre le peuple kurde. La communauté d’expériences ici revendiquée place cette
fois-ci la Turquie dans le rang des auteurs de terrorisme.
12
Dans cette même optique peut être rangé l’argument très fréquemment exprimé du type
« On vous l’avait bien dit et vous ne nous avez pas pris au sérieux ». Le 17 novembre 2015,
ainsi, Hürriyet (p. 14) annonçait : « Nous avions pourtant averti la France », comme pour
disculper la Turquie et pour souligner le manque de sérieux des autorités françaises et
tout particulièrement des renseignements français. Beaucoup de journaux insistent en
effet sur le nombre des arrestations de citoyens européens (près de 4000 en moins de
deux ans, de janvier 2014 à novembre 2015) ayant tenté de pénétrer en Syrie à partir du
sol turc, preuve quantitative de l’efficacité des forces de sécurité turques dans la lutte
contre le terrorisme de l’E.I.
Traductions et instrumentalisations sur la scène
nationale. Une façon indirecte de parler de la Turquie
13
Par ailleurs, beaucoup de réactions ne semblent être qu’une manière détournée de parler
de la situation en Turquie. Les violences parisiennes sont dès lors une occasion, pour
évoquer, dans les catégories utilisées dans le débat national, l’efficacité de la police ou des
renseignements, le fonctionnement de l’État ou le risque politique. L’événement
international fait alors l’objet de traductions et de prolongements sur la scène nationale.
Cela confine à l’aveuglement sur l’événement déclencheur et ses caractéristiques propres.
Et l’interprétation produite est directement fonction de la position du locuteur dans le jeu
politique turco-turc. En amont, le mode très variable de qualification des événements est
fonction de ce positionnement politique et des obsessions récurrentes propres à chacun :
« Terreur islamique58 » pour le quotidien Sözcü (15 novembre 2015, p. 3), qui surenchérit
29
deux jours plus tard « Voilà le terroriste religieux 29
8D nous soulignons 8E qui a donné l’ordre
du massacre » (17 novembre 2015, p. 12).
14
Cette manière « égocentrée » de réagir peut être critique vis-à-vis de l’État turc quand
elle prend la forme d’une interpellation et d’un appel à prendre ses responsabilités et des
mesures plus fermes dans la lutte contre le terrorisme de l’E.I. Ainsi, le 18 novembre 2015,
Zaman titrait : « Le massacre de Paris et la responsabilité de la Turquie » (p. 21) ; et, d’une
façon encore plus directe, dès le 16 novembre 2015, Özgür Gündem (p. 9) « Trace de l’AKP à
Paris59 ». De même, le premier titre (en une) du quotidien d’opposition Sözcü (15
novembre 2015, p. 1) après les attentats de novembre conduisait à la même mise en cause
de l’État turc : « Trois des militants de l’E.I. impliqués dans les massacres sanglants de
Paris avaient pénétré en Turquie ». Quelques jours plus tard, le même Sözcü a dénoncé
nettement l’attitude de certains spectateurs d’un match de football de Ligue 1 nationale
ayant refusé de se recueillir en silence à la mémoire des victimes des massacres de
novembre : « Les sifflets qui font honte à la Turquie » (Sözcü 18 novembre 2015, p. 15).
Pour Sözcü, il s’agit là principalement de dénoncer la supposée complaisance des autorités
turques envers les sympathisants turcs de l’E.I.
15
C’est sans doute le quotidien pro-kurde Özgür Gündem qui produit le plus d’interprétations
égocentrées en décalage avec les interprétations mainstream, sans pour autant
s’affranchir de certains cadrages communs à toute la Turquie. Une des principales
66
tentations face aux événements en France consiste à dire que ce qu’ont vécu les Parisiens,
les Kurdes de l’est de la Turquie le vivent au quotidien depuis des décennies. « Paris
aujourd’hui, c’est Silvan 29
8D une ville du Kurdistan turc, dans le département de Diyarbakır, alors
8E », tel était le titre explicite d’un article du 15 novembre 2015 (p. 3),
théâtre de violences 29
faisant écho à un autre article du même jour, qui reprenait l’appel adressé par le
Secrétaire général du parti démocratique des peuples (Halkların Demokrat Partisi, HDP) au
Premier ministre turc de l’époque : « Appel de Demirtaş à Davutoğlu : Allons ensemble à
Silvan et à Nusaybin » (Özgür Gündem, 15 novembre 2015, p. 7). De façon encore plus
frappante, l’article « Ce sont les Kurdes qui comprennent le mieux la France » (Özgür
Gündem, 18 novembre 2015, p. 21) parvient à concilier la posture d’empathie avec celle du
retour à soi pour la défense de sa cause.
16
L’autre tentation d’Özgür Gündem, partagée cette fois avec d’autres journaux d’opposition,
consiste à insister sur les responsabilités du régime d’Ankara dans l’empowerment de l’E.I.
et dans la diffusion vers l’Europe du danger E.I. La une du 15 novembre 2015 du quotidien
aujourd’hui absent des kiosques est, à cet égard, très révélatrice : « Barbarie à Paris : les
yeux se tournent sur Ankara. Massacre à Paris, les yeux se tournent vers la Turquie » (
Özgür Gündem, p. 1).
17
Cependant, en majorité, les réactions de ce type visent à innocenter la Turquie et à
répondre aux allusions qui ont abondamment circulé de négligence des autorités turques
dans le contrôle de la circulation des djihadistes entre l’Europe et la Syrie ou l’Irak, via la
Turquie. Tel est le sens de l’article « La Turquie avait expulsé un des auteurs d’attentatsuicide » (Hürriyet, 19 novembre 2015, p. 26). Ce retour à soi constitue souvent une forme
exacerbée d’aveuglement et de réduction du cadrage. En fait, c’est depuis les événements
de Gezi – en mai-juin 2013 – que cette rhétorique du complot ourdi par la déclinante
Europe jalouse contre la Turquie fait de nouveau florès. La réduction de l’interprétation
des attentats de novembre à cette lecture-là procède d’un complet aveuglement sur les
dynamiques extranationales, qui conduit à placer la Turquie au centre de tout ce qui
advient dans le monde. Le même quotidien, en titrant deux jours après le massacre du
Bataclan « La haine d’Erdoğan les a rendus aveugles » (15 janvier 2015, p. 2), poursuit
obstinément dans ce type de cadrage, laissant entendre qu’il existe un rapport entre
l’attitude des États européens vis-à-vis du Président turc et les horreurs commises !
18
Les massacres de Paris sont aussi une occasion pour asséner un discours sécuritaire
d’essence étatiste et réaffirmer l’actualité et l’acuité du risque terroriste en Turquie :
29
« Que ceux qui disent 29
8F en Turquie 90 “État assassin” tirent des leçons de ce qui s’est passé
en France » (Hürriyet, 17 novembre 2015, p. 18). Autrement dit, il s’agit par-là moins
d’essayer de comprendre ce qui s’est passé en France que de relayer en direction de
l’opinion turque le discours sur la gravité de la menace terroriste et la nécessité de
prendre des mesures préventives d’exception. Le 16 novembre 2015, Hürriyet avertissait :
« La terreur de Paris va influencer la Turquie » (p. 10).
Les événements terroristes comme prétexte à règlements de
compte internes
19
L’économie des réactions est par ailleurs brouillée, dans les journaux comme sur les
réseaux sociaux, par des enjeux internes au point que le commentaire des événements
tragiques devient une sorte de prétexte à débats purement turco-turcs. Les attaques de la
presse pro-gouvernementale (voir Yeni Şafak des 14 et 15 janvier ou Akit) et des partisans
67
de l’AKP sur les réseaux sociaux contre le journal Cumhuriyet sont la meilleure expression
de ce glissement.
20
Les deux principaux journaux d’opposition, Sözcü et Cumhuriyet, sont également tentés de
développer leurs critiques contre l’AKP à l’occasion des événements de Paris. Ainsi, le 15
janvier 2015, Sözcü (p. 1) met en parallèle le comportement de la police française vis-à-vis
de la presse avec celui de la police turque. L’objectif était de dénoncer les descentes de
police sur l’imprimerie du journal Cumhuriyet et les contrôles des camions transportant la
presse pour empêcher la diffusion de la version turque de Charlie Hebdo. Dans son article
de Sözcü intitulé « La dimension turque de la terreur islamiste » (15 novembre 2015, p. 2),
le chroniqueur kémaliste et anti-AKP Emin Çölaşan va plus loin en dénonçant le soutien
« spirituel et matériel » apporté par les gouvernements AKP au terrorisme de l’E.I.,
comme à celui du PKK.
21
La presse kurde – comme les adeptes du mouvement kurde sur les réseaux sociaux –
développe aussi une comparaison entre la vitesse de l’enquête après les attentats E.I. à
Paris et les lenteurs de celle relative à l’assassinat des trois militantes kurdes à Paris le 9
janvier 2013 (Özgür Gündem, 14 janvier 2015, p. 9), pour cette fois dénoncer le
gouvernement français en raison de leur complicité objective avec l’État turc. La même
presse kurde se montre aussi passablement encline à se saisir du prétexte des événements
pour dénoncer vivement, soit les supposés liens entre l’E.I. et l’AKP (voir Özgür Gündem, 14
janvier 2015, p. 1), soit les méthodes et l’attitude des forces de sécurité turques,
comparées à celles des forces de sécurité françaises jugées plus « civilisées ». Il est vrai
qu’au moment des événements de Charlie Hebdo, la reprise par le mouvement kurde armé
de Syrie de la ville de Kobanê, tombée aux mains de l’E.I., se poursuivait. La libération de
la ville érigée en « ville-martyre » par le mouvement kurde ne sera effective qu’à la fin du
mois de janvier 2015. Dans ce contexte régional plus que tendu, le journal kurde dénonce
à plusieurs reprises le double jeu de l’AKP vis-à-vis de l’E.I. – on condamne à Paris, on
encourage à Kobanê – et s’insurge contre l’explication par l’islamophobie des actes de
Paris avancée par l’AKP (Özgür Gündem, 14 janvier 2015, p. 9).
22
De la sorte, les formes prises par les réactions turques ont été contraintes par le débat
« interne » à la Turquie sur les collusions entre les gouvernements AKP et l’E.I. Avec une
ligne de partage très nette entre les partisans de l’AKP60 et l’ensemble hétérogène de ses
opposants. Ce débat surajouté, déjà présent après la première salve de janvier 2015, s’est
intensifié après le traumatisme – pour une frange de l’opinion en tout cas – des attentats
« turcs » de Suruç puis d’Ankara.
23
Cependant, cet égocentrisme n’est pas propre à la Turquie mais observable dans de
nombreux pays étrangers, notamment européens. Dans les écoles de journalisme, on
appelle ça cyniquement la « loi du mort-kilomètre » : plus un événement est distant de
nous, moins il éveillera l’attention. Dès lors il semble que la traduction, l’interprétation,
l’instrumentalisation d’événements politiques étrangers pour éclairer la scène nationale
permettent de réduire cette distance et de rapprocher les expériences turco-françaises,
engendrant une certaine empathie.
La défense de l’islam et de la patrie à tort accusés
24
En janvier comme en novembre, une grande partie des réactions turques formulées aussi
bien dans la presse que sur les réseaux sociaux a consisté en une double défense : défense
68
du « vrai islam » et défense de la Turquie. La réaction de Zaman du 9 janvier (p. 4) « Ceuxci n’ont rien à voir avec nous » (comprendre : « ces terroristes n’ont rien à voir avec les
Musulmans ») résume parfaitement un sentiment très largement partagé en Turquie.
Tout en dessinant des frontières excluantes du nous, en tant que fondées sur une identité
religieuse considérée comme indistinctement commune. Le refus de l’amalgame entre
terroristes et Musulmans est même devenu un stéréotype, des réactions officielles aux
tweets des citoyens ordinaires. Les journalistes de tout bord, à l’instar de l’influent Taha
Akyol61 dans Hürriyet (« La terreur et les Musulmans », 21 novembre 2015, p. 26), ont
insisté sur le fait que les auteurs des attentats n’étaient pas de pieux Musulmans, mais des
jeunes s’adonnant à l’alcool et à la drogue. Dans cette veine, dès le 8 janvier, Yeni Şafak
titre page 4 : « La religion musulmane ne permet en aucun cas le terrorisme » ; le 10
janvier, le même quotidien (p. 4) s’inquiète « Mais tous les Musulmans sont des terroristes
ou quoi ? », pour réaffirmer le 12 janvier (p. 5), « La société musulmane au coude à coude
contre le terrorisme », sans que l’on sache très bien ce que l’auteur de l’article entend par
« société musulmane ». Hürriyet a aussi abondé dans ce sens, dès le 10 janvier (p. 5) avec
l’article intitulé « Ils n’ont rien à voir avec la religion musulmane ». Et Sözcü également,
juste après l’attaque de Charlie Hebdo : « Ils ont frappé l’islam » (9 janvier 2015, p. 1). À cet
égard, les propos d’Eric Cantona (« Il ne saurait être question de prendre pour cible
l’islam ») ont trouvé un ample écho en Turquie (voir par exemple Sabah, 17 janvier 2015).
25
La défense de l’islam contre l’amalgame avec le terrorisme est indissociable d’une défense
de l’islam contre l’insulte que représente, selon une bonne partie de l’opinion turque, la
publication de caricatures du Prophète (comme leur reprise indirecte par le quotidien
turc Cumhuriyet). Ainsi, le 14 janvier 2015, Sabah a-t-il publié un article au titre évocateur
« N’y-a-t-il donc rien de sacré ? » soutenant l’idée que la liberté d’expression a des limites
et que porter atteinte à la personne sacrée du Prophète constitue un délit et une grave
provocation62.
26
En même temps, la défense de l’islam s’accompagne d’une défense de la Turquie accusée
par certains médias occidentaux d’avoir manqué de fermeté face aux djihadistes circulant
entre la Syrie et l’Europe. Yeni Şafak, après les événements de Charlie Hebdo, s’est de la
sorte efforcé de retourner contre les pays européens les accusations de laxisme adressées
à la Turquie. Le 15 janvier, le journal titrait page 3 : « Nous l’avons arrêté. C’est eux qui
l’ont relâché… ».
27
La question de l’efficacité des services de renseignement se situe donc au cœur des
comparaisons fréquemment effectuées. Selon le positionnement politique de l’émetteur
du message, on passe d’une critique des services français – considérés moins efficaces que
les services turcs –, à une critique des « lacunes » des services de renseignement turcs.
Ainsi, Zaman titre-t-il le 11 janvier 2015 (p. 5) : « La défaillance du renseignement est
discutée en France ». La stratégie des forces de sécurité françaises est aussi mise en cause
sur un mode suspicieux par la presse pro-gouvernementale turque. Celles-ci sont à demimot accusées d’avoir préféré tuer les frères Kouachi plutôt que de les arrêter vivants (voir
Yeni Şafak, 10 janvier, p. 1 et l’encadré sur les frères Kouachi II.§34). Par là – on l’aura
compris – Yeni Şafak prétend répondre à la façon dont une partie de la presse européenne
peut parler des méthodes des forces de sécurité turques à l’encontre des opposants
politiques criminalisés.
69
C’est tragique…. mais en fin de compte vous l’avez
bien mérité
28
Après le moment de l’offuscation, vient vite, parfois très vite – surtout sur Twitter –, celui
de l’empathie, franche ou seulement suggérée, avec les auteurs des attentats cette fois-ci.
En tout cas celui de la (re)production d’un discours, plus ou moins internationalisé et
standardisé, de la légitimation, qui tend à trouver des raisons plus ou moins profondes à
ces attaques meurtrières. L’acteur désigné comme responsable devient dès lors soit la
France, la société française, les gouvernements français (passés et présents), soit l’Europe,
soit – de façon encore plus indifférenciée et culturaliste – l’Occident. Plus l’entité
désignée comme fondamentalement responsable de ces horreurs s’élargit, plus le discours
se standardise et s’inscrit dans une rhétorique culturaliste globale très en vogue depuis
Samuel Huntington. Ce type de réaction, il faut le souligner, transcende les
cloisonnements internes au champ partisan turc : par exemple, même le quotidien
d’opposition à l’AKP Sözcü publie un article convoquant ce genre d’interprétation, usant
d’une terminologie qui n’est pas le monopole d’une seule mouvance idéologique :
« L’Occident récolte ce qu’il a semé » (16 novembre 2015, p. 6).
29
Quelques exemples tirés de Twitter (novembre 2015) suffiront à donner le ton.
Serkan Keskin Les actes de terreur n’auraient donc toujours lieu que dans le monde musulman ; à
#Paris un peu le tour
https://twitter.com/SerkannKeskin53/status/665430205712998400
AK Aile Le terrorisme c’est comme un boomerang : il finit implacablement par frapper l’endroit d’où il
sort. Grand Leader R.T. ERDOĞAN #Paris
https://twitter.com/kartalceyhunn/status/665357155512532992
30
Trois dimensions de la culpabilité occidentale sont convoquées séparément ou
simultanément dans ce type de réaction : dimension historique, dimension politico-
70
diplomatique et dimension sociologique, qui convergent dans l’argumentation par
l’islamophobie européenne.
La justification par l’histoire
31
Selon ce cadrage des événements non proprement turc – mais abondamment relayé en
Turquie –, le lourd passé colonialiste de la France doit être rappelé pour comprendre les
gestes extrêmes des auteurs d’attentats dont les origines maghrébine et musulmane sont
systématiquement rappelées. En d’autres termes, c’est parce que la France a opprimé les
peuples de l’Afrique et du Moyen-Orient que les enfants de ces peuples se comportent de
la sorte maintenant. L’article de Yeni Akit du 16 novembre 2015 intitulé « La France
exploite l’Afrique » (p. 7) – qui fait écho à celui du 11 janvier 2015 (p. 13), « Le passif
criminel de la France est lourd », est une des expressions les plus frappantes de ce mode
d’interprétation.
32
Dans cette optique, pour convaincre de la culpabilité historique de la France, on a vu
circuler sur Twitter des photos de charniers ou de scènes de torture attribuées à la guerre
d’Algérie.
Necip Fazıl Aksoy Je n’approuve pas l’agression de Paris mais j’avoue que j’ai du mal à chasser de
mon esprit toutes les exactions que la France a commises principalement en Algérie, en Libye et au
Mali… !
https://twitter.com/NFAKSOY/status/665343001997262849
33
Les attentats au Mali quelques jours après ceux du Bataclan ont permis à certains
d’abonder dans cette explication par le passé colonial français, établissant un lien entre
Bamako et Paris (Alçı 22/11/2105) nonobstant le fait que la revendication provenait au
Mali d’un groupe affilié à Al-Qaïda.
34
Plus largement, au-delà du cas de la seule France, les chroniqueurs de tout bord ont été
nombreux à rappeler le déroulement des événements depuis l’intervention américaine
« post-11 septembre 2001 » en Afghanistan et l’occupation de l’Irak en 2003, laissant
entendre que les interventions armées répétées des Occidentaux et leur complicité avec
les régimes autoritaires de la région ont produit ce terrorisme d’humiliés (Aşık
15/11/2015)63.
35
Enfin, un autre cas d’utilisation de l’histoire, pour le moins surprenant, peut être cité.
C’est celui des éditorialistes turcs qui ont fait référence aux guerres de religion du
seizième siècle pour suggérer que les affrontements de nature religieuse étaient
finalement dans l’ADN du peuple français ! Hinçal Uluç de Sabah, plus connu pour ses
71
commentaires sportifs, a développé cette explication le 10 janvier 2015 (p. 19). Pour ce
dernier, la comparaison souvent faite entre l’attaque contre Charlie Hebdo et le 11
septembre 2001 n’est pas justifiée parce que, dans le premier cas, les cibles avaient été
soigneusement choisies et n’étaient pas totalement innocentes64.
36
Et en rappelant le 16 novembre 2015 que « L’origine de tous les problèmes se situe en
Palestine », le respecté chroniqueur d’Hürriyet (p. 12) Mehmet Y. Yılmaz semble aussi
accorder du crédit à ce mode d’explication historique, en laissant entendre que les
violences à Paris sont le produit à peine dérivé de la violence faite au peuple palestinien
par les grandes puissances depuis la création de l’État d’Israël. Et de conclure : « Tant que
la question palestinienne ne sera pas résolue, il sera impossible de corriger la psychologie
dominante dans ces pays comme de vaincre les courants radicaux ».
37
Toute l’histoire européenne postcoloniale, coloniale et même précoloniale semble
convoquée – puisque certains journalistes ou certains utilisateurs de Twitter n’hésitent
pas à remonter aux Croisades pour évoquer le ressentiment accumulé dans les pays
musulmans du Proche et Moyen-Orient – et c’est là un argument internationalement
mobilisé – en guise d’explication des violences parisiennes. Comme l’a récemment montré
un médiéviste britannique (Roche 12/7/2017), il y a une obsession « Croisés » des
partisans de l’E.I. qui diffuse un usage spécifique – par rapport à d’autres groupes
radicaux qui l’ont précédé ou qui sont en concurrence avec lui – de la référence aux
Croisades. Selon ce narratif asséné par les médias de l’E.I. et largement relayé, il y a une
évidente continuité entre les Croisades du Moyen Âge et les opérations militaires des pays
occidentaux au Proche et Moyen Orient depuis la Première Guerre mondiale. En Turquie,
cette comparaison a une histoire aussi nationale – et entre en résonance avec le narratif
E.I. – puisqu’elle est pratiquée depuis longtemps, à droite comme à gauche (Türkyılmaz
26/9/2016). La référence aux Croisés s'est même banalisée ces derniers temps en Turquie,
au point que le terme « Croisés » est devenu un équivalent d'« Occidentaux » dans le
discours politique dominant. Parallèlement, la figure du Croisé s'est diffusée dans
l'imagerie djihadiste, faisant du combattant djihadiste une sorte d'anti-Croisé.
La justification par la politique et la stratégie occidentales actuelles
38
La référence aux exactions actuellement commises par la France – ou l’Europe, ou
l’Occident, selon la logique des amalgames qui prévaut – sert aussi à fournir des éléments
d’explication des gestes terroristes. Ainsi, le 11 novembre 2015, Yeni Akit s’est distingué
par un article p. 11 titré « Massacre perpétré par la France à Raqqa. La France a massacré
des civils à Raqqa ». Le raisonnement est simple : les auteurs des attentats ne font que
venger les victimes des exactions contemporaines de la France en Syrie, voire en Irak. De
même, les pays européens sont accusés de soutenir le terrorisme du PKK65. Ce qui aurait
pour effet de déstabiliser la région et d’alimenter le développement du terrorisme en
général, dont celui de l’E.I.
39
Même le quotidien socialiste Birgün rejoint, à sa façon, les journaux progouvernementaux. « Et l’E.I., la dernière génération des créatures du nouveau système
impérialiste en Syrie et en Irak peut frapper jusqu’à la capitale de l’Europe, Paris », écrit
ainsi Nihal Kemaloğlu dans un éditorial (18/11/2015).
72
La justification sociologique
40
La convocation assez récurrente d’explications d’ordre sociologique participe de cette
même tendance à trouver de bonnes raisons « objectives » – et à charge pour l’État
français voire pour la société française dans son entier – aux comportements radicaux.
L’argumentation est la suivante : les décennies de négligence et de discrimination de
l’État français vis-à-vis des quartiers populaires à forte population immigrée ont eu pour
conséquence de faire émerger, en réaction, des comportements extrêmes désespérés. La
« révolte française des banlieues » de novembre 2005 est ainsi très fréquemment
convoquée par ce genre d’argumentaire. De la sorte, Melih Pekdemir (16/11/2015), le
chroniqueur de Birgün, écrit : « Les jeunes musulmans, les “enfants maghrébins”
ostracisés et rejetés se sont révoltés dans les banlieues de Paris66 ». En somme, la violence
manifestée dans les actes terroristes ne serait qu’un dérivé de la violence étatique et
sociétale se manifestant par des humiliations quotidiennes à l’encontre des populations
musulmanes de France. Ce mode d’interprétation, qui insiste sur le fait que les principaux
auteurs des attentats sont des citoyens français ou européens – comme les victimes sont
aussi en majorité des citoyens européens, il s’agit donc d’une affaire interne ! –, est très
imbriqué avec celui qui consiste à rendre l’islamophobie française et européenne presque
« mécaniquement » responsable de ces actes violents (voir ci-dessous §42).
41
L’histoire des migrations vers l’Europe est aussi mobilisée – toujours succinctement et
sommairement – dans nombre de réactions pour dénoncer les discriminations répétées
dont les populations issues de l’immigration ont été et sont encore victimes. Le tableau de
Molenbeek brossé par le correspondant du quotidien Hürriyet à Paris va dans ce sens (18
novembre 2015, p. 9), en s’efforçant de distinguer les bons immigrés (originaires de
Turquie) des autres.
L’argument de l’islamophobie comme outil de légitimation nationale
et internationale
42
Enfin, dans la prolongation directe des trois arguments précédents (historique,
diplomatique et sociologique), une forme d’explication du comportement violent des
auteurs des attentats est fournie qui réalise un transfert de responsabilité : les auteurs de
l’attentat sont en fait, en tant que Musulmans, des victimes d’une attitude européenne
discriminatoire à leur endroit. À ce stade, il n’est pas simple de faire le partage entre les
efforts d’explication ou de rationalisation des événements et certaines formes de
justification de l’horreur. Le thème de la « montée de l’islamophobie67 » en Europe
occidentale et tout particulièrement en France, central dans l’argumentaire des
apologistes, se retrouve dans les « explications » produites. La dénonciation de
l’« islamophobie européenne », relayée au plus haut par les autorités turques, est
paradoxale dans la mesure où la dénonciation de la discrimination dont sont victimes les
Musulmans en Europe contribue à alimenter une vision des rapports sociaux qui oppose
les Européens aux Musulmans et naturalise cette opposition.
43
Le mode d’explication par l’islamophobie renvoie à un contexte bien précis, à la fois turc
et international, sur lequel il convient de revenir rapidement. En effet, depuis le milieu
des années 2000 – et tout particulièrement le mandat présidentiel de M. Sarkozy –, l’
islamophobie française a fait l’objet d’un véritable usage instrumental et politique des
73
discriminations faites à l’encontre des Français de confession musulmane. Orchestré à la
fois par des associations turques de France, des experts et chercheurs turcs, par certaines
institutions étatiques ou paraétatiques (à la manière du think tank SETA68) comme par des
responsables politiques turcs. Le tout abondamment relayé par les médias, au premier
rang desquels la presse pro-gouvernementale, en position de plus en plus hégémonique.
Et ce, sans référence aucune aux travaux scientifiques conduits en France et qui révèlent
la réalité de discriminations à l’encontre des Musulmans. Ceci, afin de mieux renforcer à
la fois les dispositions nationalistes turques, mais aussi de critiquer de manière indirecte
le modèle de la laïcité turque, lui-même fortement inspiré par l’exemple français.
44
Dans ce contexte, les références à l’islamophobie française et européenne sont donc
innombrables dans les réactions turques aux attentats. Elles prennent des formes
variables et s’accompagnent généralement, pour la France, d’une critique récurrente de
la laïcité à la française. Un article daté du 15 novembre 2015 paru dans le journal Zaman
(p. 18) « Que nous apprend la terreur à Paris ? » nous offre une version savante de cet
argumentaire. Rédigé par un universitaire, il se conclut de la manière suivante :
L’existence de l’E.I. et d’organisations terroristes de cette espèce est la conséquence
des politiques nationales et internationales des pays occidentaux et de la négligence
dont ont souffert les Musulmans privés de la possibilité de vivre l’islam comme une
religion et de transmettre celle-ci aux jeunes générations.
45
Au total, il n’y a guère que Cumhuriyet qui ne fasse pas référence à l’islamophobie comme
facteur explicatif des attentats de Paris ou qui, en tout cas, s’emploie à relativiser le poids
de cette variable. De façon presque provocatrice, un article d’Ahmet Şık69 intitulé « Le
problème ce n’est pas l’islamophobie mais la liberté de la presse » (Cumhuriyet, 8 janvier
2015, p. 14) prend précisément pour cible le discours déployé par les officiels turcs, en
s’appuyant sur les propos d’un ancien correspondant de Libération en Turquie, Ragıp
Duran.
Filtre nationaliste et matrice complotiste
Le nationalisme, une valeur bien partagée et à usages multiples
46
Un des arrière-plans communs à toutes les réactions exprimées est formé par une
méfiance nationale – sentiment d’appartenir à un pays incompris et mal aimé en Europe
–, qui paraît colorer plus ou moins chacune d’entre elles. Ce nationalisme souvent
obsidional est sans doute une des valeurs les plus partagées, produit d’une socialisation
insistante et multiforme. Il a à voir avec le « consensus obligatoire » dont parle Étienne
Copeaux (2000) et avec les modalités de définition de la communauté nationale. Chaque
sujet de celle-ci est sommé d’adhérer à cette croyance et intègre, parfois malgré lui, une
certaine idée de l’exceptionnalité de sa nation et de la situation de celle-ci.
47
Résultat d’une puissante socialisation politique exercée depuis la prime enfance, ce
sentiment confine parfois à la paranoïa et conduit à lire l’actualité internationale à l’aune
d’injustices passées répétées dont le traité de Sèvres (1920) – qui, au lendemain immédiat
de la Première Guerre mondiale proposait un découpage de l’Anatolie au bénéfice des
puissances européennes et de leurs alliés régionaux – serait l’expression emblématique la
plus frappante et scandaleuse. En bref, dès sa naissance, la Turquie aurait été confrontée
à l’avidité hostile, franche ou déguisée, et au mépris des Européens. Et elle ne devrait son
existence actuelle qu’à une héroïque résistance et méfiance de tous les instants. Ce
74
sentiment s’exprime à travers une rhétorique anti-impérialiste convoquée par toutes les
familles idéologiques. Ainsi par exemple, même l’assez virulent journal populaire
d’opposition à l’AKP Sözcü semble rejoindre la presse pro-gouvernementale quand il s’agit
de dénoncer l’Union européenne et le traitement inégal qu’elle réserve à la Turquie,
notamment en matière de gestion des mobilités turques (Sözcü, 13 janvier 2015, p. 6).
48
Cependant, la croyance ancrée en une hypocrisie et un mépris européens originels70 –
alimentés par le persistant différentiel de niveau de vie et de niveau moyen d’éducation –
a pris un autre tour à la faveur de la crise économique européenne depuis la fin des
années 2000. Dès lors, suite à une inversion des polarités dans les représentations,
commence à se développer un sentiment de supériorité – puisant au besoin dans les
grandeurs de l’Empire ottoman dont la Turquie actuelle se veut l’héritier principal – qui
argue du supposé déclin de l’Europe, de sa prétendue déliquescence morale et de son
vieillissement démographique et spirituel. Enfin, on assiste depuis quelques années à une
culturalisation croissante de l’écriture de la relation à l’Europe, celle-ci étant de plus en
plus décrite comme l’Occident chrétien (Kalın 2016).
49
Ainsi, le complotisme est consubstantiel au sentiment national. À partir du moment où
l’on soupçonne l’Europe d’un double jeu vis-à-vis de la Turquie depuis la naissance de
celle-ci, tous les récits complotistes peuvent s’épanouir. Ces derniers recourent
abondamment au terme de perception (algı), la volonté acharnée de domination de
l’Europe sur la Turquie passant par des stratégies de production de perceptions négatives.
Qu’il convient de contrer par la production systématique de contre-perceptions. Le
réflexe de l’explication complotiste – qui permet de se dispenser d’un examen des causes
et des responsabilités en renvoyant à une raison extérieure – existe dans tout le spectre
idéologique. Un fameux éditorialiste de Sabah, se référant au feuilleton télévisé américain
The State Within (2006), y cède dès le 9 janvier 2015 (p. 4) en qualifiant l’attaque contre
Charlie Hebdo d’« opération profonde » s’inscrivant dans un plan global à déchiffrer.
Les entrepreneurs de la peur ou le commerce du complot
50
Si les commentateurs politiques proches de l’AKP ont en commun de dénoncer l’existence
d’un vaste complot à l’encontre de la Turquie et des Musulmans à travers leurs
commentaires sur les attentats en France, ils ne sont pas les seuls à partager cette lecture
75
paranoïaque du monde. La forme la plus achevée du soupçon est résumée dans un tweet
de novembre 2015 :
ESMA #EVET TR La France peut avoir organisé elle-même cette attaque.
Juste pour accroître l’islamophobie et pour pouvoir dire « terroristes » aux Musulmans.
https://twitter.com/esma_fb_3437/status/665404259308040193
51
Quels que soient la sensibilité idéologique et le capital culturel des locuteurs, le doute par
rapport aux événements semble latent dans une grande partie des réactions exprimées.
Cette fondamentale disposition au doute par rapport aux interprétations des événements
proposées constitue probablement un des principaux ressorts des ambiguïtés turques.
52
Certains journalistes « opposants » hard kémalistes partagent dans une certaine mesure
une même vision d’une action impérialiste capitaliste visant la Turquie. Celle-ci découle
de l’historiographie officielle turque obsidionale, du projet hégémonique de l’AKP mais
également d’intérêts privés matériels. En effet, les ouvrages complotistes occupent
régulièrement la tête des ventes de livres et surtout d’audience télévisée. Ils sont sources
d’importants revenus financiers ainsi que l’atteste le cas du journaliste « opposant »
Soner Yalçın. Ce dernier illustre parfaitement la frontière poreuse entre fiction et
journalisme à travers son style ou encore son rôle de conseiller de la série télévisée
populaire, nationaliste et complotiste Kurtlar Vadisi (La vallée des Loups). Ces différents
promoteurs du complot, auteurs d’ouvrages à ce sujet peuvent être considérés comme des
« entrepreneurs de la peur ».
53
Melih Aşık, journaliste respecté par sa formation – il est diplômé du lycée privé
francophone Saint-Benoît et de « l’ENA turque » (Faculté des sciences politiques
d’Ankara) – et son expérience journalistique, dans le quotidien Milliyet – très proche du
gouvernement depuis son rachat en avril 2011 – illustre bien le conspirationnisme
nationaliste et la contamination généralisée par le soupçon (kuşku) de tout le corps social,
élites éclairées comprises. Dans un article du 17 novembre 2015 intitulé « l’E.I. et la
Turquie », il introduit le soupçon sur les véritables auteurs des tueries attribuées à l’E.I.,
en parlant d’abord de la Turquie : « Est-ce que les explosions de Suruç et d’Ankara
n’auraient pas été organisées par certains services secrets utilisant des militants de l’E.I. ?
Ce doute nous l’avons déjà exprimé auparavant. Il se renforce de jour en jour ». Et une
fois le ver du doute introduit, toutes les extrapolations sont permises…
54
Néanmoins il existe des divergences idéologiques au sein de cette catégorie : la principale
différence entre les complotistes conservateurs musulmans et les complotistes « hard
kémalistes » repose sur leur mise en avant ou non de l’islamophobie, mais également sur
leur appartenance ou non à un réseau très organisé public et privé pour relayer leurs
76
informations, à l’instar des commentateurs politiques proches de l’AKP. En effet, ces
derniers ne sont que le dernier avatar de la longue tradition de guerre psychologique qui
a marqué le pays durant la guerre froide mais également lors du coup d’État « postmoderne » de 1997 à l’encontre de l’islam politique71. Dans une certaine mesure, l’AKP
s’est approprié les méthodes non-démocratiques militaires en les renouvelant,
notamment en investissant l’espace des réseaux sociaux, ceci afin de discréditer ses
opposants et d’assurer son projet hégémonique. L’ennemi combattu s’est également
transformé, passant de la lutte contre l’islam dit réactionnaire sous les généraux à la lutte
contre les Turcs et Européens accusés d’islamophobie sous ce gouvernement. L’objectif,
lui, reste inchangé : maintenir le pouvoir au détriment des opposants démocratiquement
élus.
Le complot des conservateurs musulmans : des actes destinés à
salir l’image de l’islam
55
C’est encore une fois Yeni Akit qui va le plus loin dans la restriction paranoïaque du
concernement72, avec cet article du 10 janvier 2015 : « La cible c’est l’islam, les Musulmans
et la Turquie en plein essor » (p. 7). Ici, un glissement est opéré entre l’islam et les
Musulmans – envisagés globalement, sans grand discernement sociologique, historique
ou géographique – et la Turquie érigée en égérie valeureuse des pays musulmans révoltés
contre l’injustice occidentale.
56
Il n’y a que Yeni Akit parmi la presse écrite – sur Twitter, cette méfiance est beaucoup plus
rapide – qui introduise ouvertement le soupçon dès le lendemain des massacres de Charlie
Hebdo (dans sa une du 8 janvier 2015), en parlant de provocation avec ce titre explicite :
« Provocation bien ciblée ! ». Le renversement opéré – le tueur devenu victime, et la
victime, responsable – s’accompagne d’une réduction du diaphragme de l’effort de
compréhension jusqu’au retour à soi. Sur Twitter ce type de réaction est très fréquent et
souvent agrémentée d’antisionisme voire d’antisémitisme flagrant.
Tuba Kılıcıkan Cette attaque au cœur de Paris en pleine journée est un produit de l’État français. Le
but est de consolider l’équation islam = terrorisme #CharlieHebdo
https://twitter.com/TubaKlckn/status/552855039694606336
77
zuntikam trop facile #charliehebdo ; tu armes 2 types pour qu’ils fassent une descente contre le
magazine et ensuite t’as transformé en terroristes 2 milliards de Musulmans. Où allez-vous
bombarder ?
https://twitter.com/zntkm/status/552883603383013376
Mihriban Türk Cette attaque intervient juste au moment où l’islamophobie et le racisme montaient
en puissance. Ça sent le MOSSAD à plein nez… ! #Charliehebdo
https://twitter.com/Mihriban_merent/status/552846585412190208
Complot pour la « gauche » anti-impérialiste et séculière
Je condamne vivement la terreur et le monstre E.I. qu’ont créé l’impérialisme
aspirant à réorganiser le Moyen Orient en fonction de ses propres intérêts et ses
supplétifs sectaires dans la région (comme le Qatar)#Paris
57
C’est ainsi, reprenant son tweet de la veille, que le célèbre journaliste Uğur Dündar,
longtemps présentateur de journal télévisé sur les chaînes les plus suivies, conclut son
article du 15 novembre 2015 dans Sözcü.
58
À cet égard, c’est tout particulièrement en novembre 2015 que ce type d’interprétation a
été perceptible, compte tenu du fait que les attentats de Paris ont coïncidé avec la tenue
du G20 à Antalya (dans le sud de la Turquie). Dans ce cas, un rejet de l’ensemble des
dirigeants des pays qui dominent l’économie mondiale – Turquie comprise – est opéré,
ainsi qu’un lien entre les violences de Paris et celles, à peu près concomitantes, de
Beyrouth, de Palestine, du Kurdistan turc ou d’Ankara.
78
#вуdǯяiη™ La France #paris est un pays qui soutient le terrorisme
Ne SOYEZ PAS SURPRIS de voir qu’elle paie son tribut à la terreur ! ! !
Vils FLATTEURS d’Europe
REGARDE>
[Titre de l’article partagé] Le terroriste recherché par la Turquie à l’Assemblée Nationale
http://twitter.com/ByD3RiN/statuses/665404847122984962
59
Özgür Gündem est le journal le plus tenté par ce type d’interprétation, aussi repérable chez
certains chroniqueurs de Birgün73, Sözcü ou de Cumhuriyet. Pour ces derniers,
l’interprétation est la suivante : l’AKP est une création des États-Unis dans le cadre de
leur projet hégémonique au Proche et Moyen-Orient, l’E.I. est aussi une création,
monstrueuse, des États-Unis (ou plus largement de l’impérialisme occidental 74) soutenue
par les gouvernements AKP ; donc les attentats ne sont que les produits dérivés de la
guerre impérialiste menée par les États-Unis et leurs alliés en Syrie et en Irak au
détriment des peuples de la région pour consolider leurs positions et continuer à
contrôler les ressources pétrolières75. Tentées par ce mode d’interprétation, la gauche et
l’extrême gauche nationaliste de Turquie parviennent en définitive à formuler le même
soupçon sur les causes « réelles » des attentats que certains milieux conservateurs
religieux, tout aussi nationalistes. Et l’antisionisme, disposition commune à un large
spectre du champ politique turc, vient se greffer à l’anti-impérialisme, l’alliance des
États-Unis avec l’État israélien étant largement dénoncée à gauche, de même que
l’alliance entre la Turquie et Israël76.
60
Pour Özgür Gündem et les partisans du mouvement kurde de Turquie, la principale
différence d’interprétation réside dans l’inclusion du peuple kurde parmi les peuples de la
région victimes du jeu machiavélique de l’impérialisme occidental et dans l’inclusion de
l’État turc dans la coalition des forces impérialistes. Cependant, compte tenu du soutien
déterminant des États-Unis aux forces kurdes de Syrie dans leur combat contre l’E.I. –
79
notamment à Kobanê « libérée » fin janvier 2015 –, le discours anti-impérialiste tend à se
concentrer davantage sur la Turquie.
NOTES
53. Opposition reprise, fondée historiquement et presque théorisée par Kalın (2016).
54. Dans la même veine, après la marche organisée par le gouvernement français, Hürriyet
titrait le 12 janvier 2015 (p. 2), « C’est l’humanité entière qui a marché. Paris Monde ».
Même Devlet Bahçeli, le leader du parti ultra-nationaliste MHP a déclaré après l’attaque
contre Charlie Hebdo : « Ils ont tiré sur l’humanité » (Cumhuriyet, 10 janvier 2015, p. 7).
55. José Luis Zapatero est élu en 2004 juste après les attentats du 11 mars, ce qui n’est pas
anodin pour le sujet. Son prédécesseur, José María Aznar était un allié de George W. Bush
dans la « guerre au terrorisme », jusqu’en Irak (Merci à Gérôme Truc pour ces précisions).
Zapatero et Erdoğan ont lancé en 2005 le forum de l’Alliance des civilisations des Nations
Unies qui visait à promouvoir et coordonner officiellement une lutte commune politique,
économique et sociale contre le terrorisme, unissant notamment pays occidentaux et
arabes.
56. Depuis les années 1980, on assiste à un déclin de la place de la francophonie dans la
presse turque. Mais francophonie implique de moins en moins francophilie. Les déçus de
la France, pétris de culture française, sont légion. Sur l’histoire des relations culturelles
franco-turques, voir Işıksel et Szurek (2014).
57. Ce qu’exprime très clairement Cengiz Semircioğlu dans une chronique de Hürriyet
(supplément « Kelebek », p. 1) du 16 novembre 2015 : « Moi je suis né avec la terreur dans
ce pays et jusqu’à présent je n’ai vécu que la terreur ».
58. Qualification intentionnelle et appuyée qui sera reprise par le même quotidien le 21
novembre 2015 (Sözcü, p. 21), dans l’article « La terreur islamique, après la France, frappe
le Mali ».
59. Ou encore « La peur kurde de l’AKP » ( Özgür Gündem, 17 novembre 2015, p. 14),
« L’alliance AKP-Daech est de notoriété publique » (Özgür Gündem, 17 novembre 2015,
p. 15), « L’AKP en voie d’E.I.’sation » (Özgür Gündem, 18 novembre 2015, p. 22), « On ne
viendra pas à bout de l’E.I. sans au préalable casser l’AKP » (Özgür Gündem, 19 novembre
2015, p. 26).
60. Le journaliste Akıf Beki (diplômé d’arabe de l’Université d’Istanbul), porte-parole du
Premier ministre Erdoğan entre 2006 et 2009, fait partie de ceux qui se sont le plus
insurgés contre cette thèse de la collusion (voir son article paru dans Hürriyet, le 17
novembre 2015, p. 11)
61. Ou le non moins célèbre Ertuğrul Özkök dans le même journal Hürriyet du 21
novembre 2015, p. 27, à partir de la photo datée de 8 mois auparavant d’une des complices
des auteurs de l’attaque du Bataclan, alors dans son bain moussant.
80
62. Idée reprise par le même quotidien le 17 janvier dans un article titré « On ne peut pas
proférer des insultes sous les atours de la liberté d’expression » (Sabah, 17 janvier 2015,
p. 27).
63. « (...) et tout ça pour la poursuite d’un mode de vie agréable et confortable par le
maintien à bas prix du pétrole destiné à l’Occident. » Et de conclure, sous forme de conseil
et d’avertissement à l’adresse de l’Occident : « Sans analyser sérieusement les sources de
la terreur il sera impossible d’y trouver une solution ».
64. Relatant l’attaque, il écrit dans ce même éditorial : « (...) et des personnes innocentes
ont aussi été tuées, dont la seule faute a consisté à se trouver sur les lieux au mauvais
moment. »
65. Ainsi, Melih Aşık écrit dans sa chronique de Milliyet du 17 novembre 2015 : « Il est bien
connu de tous que la France présente la terreur du PKK comme un combat pour la
liberté » ; façon de dire, en assimilant l’E.I. au PKK, que la France joue avec le feu du
terrorisme... et que ce jeu se paie inexorablement un jour (Aşık 17/11/2015).
66. Un jour après, Nihat Ali Özcan dans sa chronique de Milliyet utilisait presque les
mêmes termes et le même argumentaire (Özcan 17/11/2015).
67. L’ancien député européen Yurttagül, dans son éditorial de Zaman du 22 novembre
2015 (p. 13), associe à l’islamophobie la montée de l’extrême droite en Europe.
68. Think tank très proche de l’AKP, qui a produit plusieurs rapports sur l’islamophobie
en France et en Europe. Voir par exemple ses derniers rapports (2015 et 2016) sur
l’islamophobie
en
Europe
(en
anglais) :
http://file.setav.org/Files/
Pdf/20160324132020_eir_2015.pdf et
http://setav.org/en/assets/uploads/2017/03/
EIR_20161.pdf. Par ailleurs, pour les nombreux événements organisés par SETA en Europe
occidentale sur cette thématique, voir : http://www.islamophobiaeurope.com/ ou http://
setadc.org/events/islamophobia/. L’auteur du chapitre concernant la France dans le
rapport-2016 est l’activiste Yasser Louati, angliciste, porte-parole en 2015 du Comité Contre
l’Islamophobie en France (CCIF).
69. Journaliste emprisonné fin décembre 2016 et toujours, fin novembre 2017, derrière les
barreaux sans avoir été jugé.
70. Fin mars 2017, le président turc Erdoğan déclarait « Les masques sont tombés »,
laissant entendre que l’attitude hostile de certaines municipalités allemandes ou
hollandaises vis-à-vis de la venue d’hommes politiques turcs pour participer à des
meetings électoraux était révélatrice d’un manque général de sincérité vis-à-vis de la
Turquie.
71. Pensons à l’article mensonger du quotidien İstanbul Ekspres ayant causé les émeutes de
septembre 1955 contre la minorité ethno-religieuse Rum (Kuyucu 2005).
72. Pour reprendre le stimulant concept forgé par Gérôme Truc.
73. Yaşlı (15/11/2015), dénonçant « l’alliance dangereuse entre l’impérialisme et
l’arriérisme », reprend étonnamment l’image du boomerang utilisée à maintes reprises
par R.T. Erdoğan. L’idée est la suivante : les attentats terroristes contre les pays
occidentaux, sur leur sol même, sont en fait le retour du boomerang de la guerre injuste
que ces derniers mènent au Proche et Moyen-Orient au nom de leurs seuls intérêts.
74. La déclaration de Vladimir Poutine au cours du sommet du G20 de novembre 2015
selon laquelle « certains pays membres du G20 soutenaient l’E.I. » a ainsi été très
81
largement reprise en Turquie, chaque commentateur l’interprétant à sa manière, incluant
ou non l’État turc. Voir par exemple Zaman, 17 novembre 2015, p. 1.
75. Dans son article de Sözcü du 15 novembre 2015 intitulé « Paris », Yılmaz Özdil propose
même une lecture globale des deux séries d’attentats centrée uniquement sur les intérêts
pétroliers divergents des compagnies russes, chinoises, saoudiennes et occidentales. Pour
lui, les questions identitaires et religieuses ne sont que de superficiels alibis destinés à
tromper les peuples victimes des violences interminables au Proche et Moyen-Orient
comme en Europe. Les ressorts de cette « rhétorique “critique” » sont exposés dans
Peltier (2016 : 73-95).
76. Cette disposition, loin d'être propre à la Turquie, est très présente en Europe. Voir
Trom (2007) pour le cas français.
82
Conclusion
1
Au stade final de cette analyse, reprenons d’abord les questionnements initialement
formulés auxquels nous avons essayé d’apporter quelques éléments de réponse. D’abord,
en ce qui concerne l’origine des principaux « schèmes » alimentant et structurant les
réactions turques aux attentats parisiens, il apparaît que les faiseurs d’opinion sur
Twitter comme dans les principaux quotidiens jouent un rôle déterminant. Ceux-ci
puisent dans des registres nationaux – beaucoup plus qu’internationaux en définitive –
assez peu variés et périodiquement réactivés. Les schèmes nationalistes/antiimpérialistes et conspirationnistes, communs à toutes les sensibilités idéologiques,
constituent ainsi souvent la toile de fond invariable des réactions. Dès lors, la majorité de
la médiasphère turque traduit et instrumentalise les inputs extérieurs pour mieux
confirmer les thèses nationalistes et conspirationnistes turques, tandis qu’une frange
périphérique de celle-ci peut momentanément bénéficier d’une visibilité
disproportionnée par l’extrémisme même de sa rhétorique.
2
Les réactions turques relèvent donc de plusieurs logiques de cadrage qui peuvent se
superposer. Elles se déploient aussi selon un séquençage récurrent : compassion
scandalisée des premiers moments, interprétations ambiguës, puis retour à soi. On
constate en conséquence une propension générale à « domestiquer » les événements
survenus en France, qui deviennent presque une affaire intérieure au fil des nouvelles et
des commentaires. Ce qui est un phénomène assez courant dans le traitement médiatique
des événements internationaux77. En soi, donc, ce phénomène n’est pas propre à la
Turquie. La dimension proprement turque tient à la forte charge nationaliste commune
aux réactions, ainsi qu’à la place clivante prise par la référence à l’islam dans la formation
de ces réactions.
3
Ainsi, au-delà des événements propres, les réactions turques aux attentats sont des
révélateurs puissants de « systèmes nationaux de perceptions de l’autre » dotés de leur
propre dynamique et d’une forte inertie. Ces systèmes opèrent comme des filtres
puissants qui déforment, nivellent et ramènent à soi. À ceux-ci s’ajoutent les effets
structuraux induits par les vecteurs de l’information et de la communication – de la
presse écrite à Twitter…. La twittosphère turque semble fonctionner en quasi-circuit
fermé – avec sa langue, ses codes, ses références et ses effets de domination –, et
n’interférer que sur la marge avec la twittosphère mondiale, même si les mécanismes
régissant le fonctionnement de chaque sphère nationale sont assez invariables. En effet,
83
les phénomènes de trolling/intimidation et de pourrissement du réseau sont observables
ailleurs avec les mêmes méthodes (Bradshaw et Howard 2017 recensent 28 pays
présentant des initiatives de ce qu’ils nomment computational propaganda). La faute est à
imputer à la logique capitaliste inhérente à Twitter qui converge dans une certaine
mesure avec les autres médias étudiés en termes de reproduction des rapports de force.
Contrairement à l’hypothèse rétrospectivement naïve promue lors des Printemps arabes
présentant les réseaux sociaux comme un instrument de démocratisation, on constate
que, à l’instar d’Internet, les réseaux sociaux sont devenus « un champ de compétition
acharnée entre groupes sociaux, institutions politiques et entreprises multinationales
pour la distribution du pouvoir sur les canaux de communication numériques »
(Smyrnaios 2017 : 7). En conséquence, ce sont les acteurs ayant le plus de moyens
techniques et financiers pour parvenir à leurs fins, dans le cas présent l’AKP et ses relais,
qui dominent l’espace médiatique et sont les plus visibles sur la twittosphère (Tüfekçi
2017 : 226-260).
4
En second lieu, les différences d’intensité et de qualité des réactions entre janvier 2015 et
novembre 2015 sont liées à l’aggravation de la situation sécuritaire interne en Turquie et
à l’absence, pour la seconde salve d’attentats, de domestication des débats. En ce sens le
concernement turc pour chaque attaque est essentiellement fonction du contexte et de
dynamiques internes au champ politique.
5
Par ailleurs, au terme de notre étude, le poids des facteurs structurels déterminant la
configuration du champ médiatique comme de la twittosphère apparaît crucial. Les
rapports de force politiques – caractérisés par une montée en puissance de
l’interventionnisme étatique (direct et indirect) au cours de l’année 2015 – et
économiques contraignent fortement les réactions du point de vue du contenu et tendent
à réduire le spectre des possibles en matière d’expression.
6
Enfin, à propos de la place de la référence à l’islam dans les expressions identitaires
turques, il ressort que les attentats de Paris sont survenus à un moment où cette
référence prenait une place centrale dans le discours des dirigeants turcs. Les réactions
aux attentats révèlent bien cette centralité qui suggère un repositionnement de la
Turquie pensée par ses nouvelles élites d’abord comme un pays musulman et plus comme
un leader du camp des pays musulmans dont la réalité est devenue une donnée
structurante de la vision du monde produite par les dirigeants du pays.
7
Dans un contexte d’ouverture des négociations en 2005 avec l’Union européenne, le
Premier ministre Recep Tayyip Erdoğan avait ainsi pris la tête, avec son homologue
espagnol, d’une initiative connue sous le nom d’« Alliance des civilisations ». Cette
dernière œuvrait à combattre de manière pacifique le terrorisme et la polarisation entra
pays dits musulmans et occidentaux par des moyens politiques, économiques et sociaux.
Dix ans plus tard, dans un contexte de refroidissement des relations turco-européennes,
on constate un changement de discours hégémonique. La Turquie n’est plus promue par
les élites gouvernementales comme un pont entre les pays occidentaux et les pays dits
musulmans mais plutôt comme le leader et défenseur des Musulmans du monde entier,
présentés comme les victimes des discriminations et/ou du désintérêt des pays
occidentaux. Dans cette perspective, la lutte contre l’islamophobie en Europe semble être
devenue un des devoirs dont la Turquie s’estime investie sur la scène internationale, à la
base de son nouvel agenda diplomatique. C’est la prégnance de ce souci de l’islamophobie
européenne et de la croyance en une injustice historique commise par l’Occident à
l’encontre des Musulmans – demeurée non reconnue dans les récits dominants et
84
largement impunie – qui paraît conduire à rendre « compréhensibles » les attentats de
Paris, du sommet de l’État aux citoyens de base.
8
Nous pouvons dès lors revenir sur le terme clé de notre titre : « ambiguïtés ». Plusieurs
facteurs très différents les uns des autres expliquent cette absence de réaction claire et
nette en Turquie, au-delà des messages officiels convenus : le passé colonial et mandataire
de la France, l’implication de la France dans le théâtre des opérations contre l’E.I. en
Syrie, l’islamophobie française et l’expérience turque des actes terroristes (dont les
Français n’auraient pas conscience) sont autant de facteurs repérés. L’expérience du
terrorisme constitue une sorte de toile de fond permanente depuis des décennies, qui
explique que les événements qui surviennent en France semblent, vus de Turquie,
presque banals. Dès lors, l’empathie dont les réactions turques feraient défaut ne serait
que la conséquence du manque d’empathie manifestée par l’opinion publique française
face aux effets des actes terroristes réitérés dont la Turquie est la cible.
9
Au-delà, ces ambiguïtés turques révèlent la reconfiguration des représentations turques
relatives aux pays européens survenue ces dernières années, ainsi que la transformation
de l’idée dominante de la place occupée par la Turquie dans le jeu mondial. En d’autres
termes, les réactions aux attentats en France s’inscrivent dans le grand désenchantement
européen de l’opinion turque suite notamment à la disparition d’une perspective
d’adhésion prochaine à l’Union européenne – avec un retour en force du soupçon porté
sur les pays européens – et traduisent la recherche de nouvelles références
« civilisationnelles », comme la volonté d’affirmer la capacité de la Turquie à faire jeu
international à part entière.
NOTES
77. Voir dans Arquembourg, Lochard et Mercier (2006) les articles consacrés à l’attentat
du 11 mars 2004 à Madrid.
85
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Cerablus] »,
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93
Annexes
1. Tweets de janvier 2015
1. Cette attaque au cœur de Paris en pleine journée est un produit de l’État français. Le but est de
consolider l’équation islam = terrorisme #CharlieHebdo
https://twitter.com/TubaKlckn/status/552855039694606336
2. trop facile #charliehebdo ; tu armes 2 types pour qu’ils fassent une descente contre le magazine et
ensuite t’as transformé en terroristes 2 milliards de musulmans. Vous allez bombarder où ?
https://twitter.com/zntkm/status/552883603383013376
94
3. Eh enfant Martyr tombé sous les bombes du Criminel Israël alors que tu jouais au Foot sur la plage,
dans Ce monde tu n’as pas la même valeur que #Charliehebdo Parce que Toi tu es musulman...
https://twitter.com/Anti_Ananasci35/status/552876499247042562
4. Vive la semaine du discours désormais traditionnel « le véritable islam ce n’est pas ça »
#Charliehebdo
https://twitter.com/ismailbalaban/status/552854271734325248
5. Je suis aussi attristé que la famille Bush face à la mort de milliers de Musulmans en Irak
#Charliehebdo
http://twitter.com/MTDogruyol/statuses/552848247329681409
95
6. Quelle vaste IRONIE que des Chrétiens accusent les Musulmans d’être des assassins alors qu’ils
ont cherché à tuer leur propre Prophète Jésus #Charliehebdo
https://twitter.com/Muarriff/status/552884145366773760
7. L’attaque de #Charliehebdo n’a fait que porter préjudice à l’image de l’islam
http://twitter.com/ysumer111/statuses/552913111188242434
8. Aucune caricature dessinée au monde ne peut porter autant préjudice à la religion musulmane que
ces esprits fétides et tous ceux qui encouragent ou sont indifférents à ce genre de massacre !
#Charliehebdo
https://twitter.com/efsaneterlik/status/552850397761925120
96
9. Cette attaque intervient juste au moment où l’islamophobie et le racisme montaient en puissance.
Ça sent le MOSSAD à plein nez… ! #Charliehebdo
https://twitter.com/Mihriban_merent/status/552846585412190208
10. (….) En tant que musulman je condamne cette agression #Charliehebdo
https://twitter.com/mrctnky34/status/552823970433875968
11. Qu’est-ce qu’ils vont dire ?
1- L’islam ce n’est pas ça
2- La plus grande agression c’est celle contre l’islam
3- Tu l’as bien cherché
4- Islamophobiiiiie
5- Eux ce n’était pas des journalistes #Charliehebdo
http://twitter.com/sidartemel/statuses/552842505130352641
97
12. #Charliehebdo L’agression de Paris n’est vraiment rien d’autre qu’un sale jeu contre les
Musulmans
https://twitter.com/perihanncyr/status/552811872999993344
13. Les milliers de morts en Syrie et en Palestine n’ont pas trouvé autant d’échos dans leur conscience
( !) que les 12 Français #Charliehebdo
https://twitter.com/akim1515/status/552848125401235458
14. Admettons que c’était des ennemis de l’islam. Fallait-il donc les tuer pour les punir ? Pourquoi tout
le monde partage cette photo dans la mosquée ? #Charliehebdo
https://twitter.com/lkrkl/status/552854149625561088
98
15. L’identité des agresseurs a été établie.
@ntv On ne sait toujours rien des responsables de l’assassinat des militantes kurdes. #CharlieHebdo
Paris continue à être au cœur de l’actualité avec ces crimes.
http://twitter.com/Adm_Gnl/statuses/552968350327136256
16. Retweet manuel effectué par un compte pro-kurde suspendu par Twitter. Le compte émetteur du
tweet original a lui aussi été suspendu. Le texte en turc est une traduction du français qui précède
http://twitter.com/iros_laKurde/statuses/552932091696910336
99
17. Sakine leyla fidan [nom des trois membres du PKK abattues à Paris] #kobane ! #CharlieHebdo !
#Paris # FreeKobane
http://twitter.com/zerdest122162/statuses/552945159739301889
18. #StephanieCharbonnier : [sic] Mais aujourd’hui je suis kurde...
Retweet manuel effectué par un compte pro-kurde suspendu par Twitter. En-dessous, le tweet original
capturé qui traduit la déclaration de Charb dans laquelle il prend position en faveur des combattants Kurdes
de Syrie à Kobanê.
http://twitter.com/daniele_pezzano/statuses/552948101305364481
100
19. Stephanie [sic] Charbonnier dans son article publié dans le numéro d’octobre [sic] de
#CharlieHebdo avait annoncé son soutien à la résistance de Kobanê face à Daech
https://twitter.com/yagmurabiaaa/status/552934986060693504
2. Tweets de novembre 2015
1. … Personne à Paris/France ne s’est encore pointé pour déclarer : « Nous sommes en possession
d’une liste mais en raison de la liberté des kamikazes nous ne pouvons rien faire » ? [référence à une
déclaration de l’ancien Premier ministre Ahmet Davutoğlu faite le 12 octobre 2015 au lendemain de l’attentat
meurtrier d’Ankara]
http://twitter.com/gezginn55/statuses/665314292183400448
101
2. Une attaque s’est produite à #Paris
Toutes les chaînes se sont mises à diffuser en live !
Mais personne ne diffuse, ne se soucie de ce qu’il se passe à Silvan ou à l’est
Merde
http://twitter.com/gezginn55/statuses/665294013382160384
3. Imaginez qu’à Paris la police arrose les blessés de gaz lacrymo… Vous ne pouvez pas l’imaginer,
n’est-ce pas ? (référence à l’attitude reprochée aux forces de police qui ont empêché la foule de s’éloigner
des lieux des explosions lors de l’attentat sur la place de la gare d’Ankara le 12 octobre 2015)
https://twitter.com/YeneReD/status/665476318163783680
4. Je n’approuve pas l’agression de Paris mais j’avoue que j’ai du mal à chasser de mon esprit toutes
les exactions que la France a commises principalement en Algérie, en Libye et au Mali… !
https://twitter.com/NFAKSOY/status/665343001997262849
102
5. Si Daech est aujourd’hui devenue une force globale, il ne faut pas oublier dans cet état de fait la
précieuse contribution du Président de la République turque et de son apprenti.
http://twitter.com/MetinSerhedi/statuses/665476546229092352
6. La France #paris est un pays qui soutient le terrorisme
Ne SOYEZ PAS SURPRIS de voir qu’elle paie son tribut à la terreur ! ! !
Vils FLATTEURS d’Europe
REGARDE>
[Titre de l’article partagé] Le terroriste recherché par la Turquie à l’Assemblée Nationale
http://twitter.com/ByD3RiN/statuses/665404847122984962
103
7. Retweet manuel effectué par un compte pro-kurde suspendu par Twitter. En-dessous, le tweet original
capturé
Vous êtes tous responsables. #Beyrouth #Palestine #suruç #cizre #ankara #silvan #paris et tout ce
dont vous parlez actuellement
http://twitter.com/Sburunucucali/statuses/665924958045003777
8. #FemmesDuMondeEntier ont déployé une banderole dans le vapur
« Les assassins se réunissent au #G20, les femmes résistent à #Ankara, #Silvan, #Paris. »
https://twitter.com/Istanbul_Indy/status/665855883482693633
104
9. #gezi #amed #suruç #cizre #ankara #silvan #beyrouth #paris
enfant, jeune, vieux, femme, homme..
https://twitter.com/AcikgulAli/status/666018622909849600
10. #MuslimsAreNotTerrorist #nouscondamnonsleterrorisme #pkkterroriste DAECH est aussi
musulman que le PKK est kurde !
Tweet effacé
105
11. L’attaque de #Paris est affligeante.
Chez nous en fait c’est tous les jours Paris, tous les jours #Daech #Suruç #Massacred’Ankara #Silvan
#Diyarbakır #Cizre #ParisAttack
https://twitter.com/SevdaKolukisa/status/665483575190528002
12. Est-ce que le terrorisme c’est bien ? Les hommes meurent-ils vraiment ? Peut-être que ces sales
événements constituent un pas pour réparer les erreurs.
https://twitter.com/Tersim_peace/status/665430195227271168
13. La France peut avoir organisé elle-même cette attaque.
Juste pour accroître l’islamophobie et pour pouvoir dire « terroristes » aux Musulmans.
https://twitter.com/esma_fb_3437/status/665404259308040193
106
14. Nous ne restons pas indifférents à toute forme de terrorisme et de terreur et nous réprouvons/
condamnons avec fermeté/maudissons les ignobles attaques terroristes à #Paris
https://twitter.com/BhdrRg/status/665397386504720384
15. Les jeux sanglants réalisés avant le G20 ont produit une raison pour entrer en Syrie. Mais ce sont
à nouveau des innocents qui sont morts...
http://twitter.com/sevimaskan/statuses/665432773155536896
16. Je n… la mère de tous les bâtards qui pleurent pour Paris et se réjouissent des massacres à
#Roboski #Reyhanlı #Suruç #Ankara et #Silvan
https://twitter.com/avni_/status/665479131363192832
107
17. Le soldat français doit déposer les armes immédiatement. Il faut lancer un processus de
pourparlers pour faire la paix avec Daech. Puisqu’on ne met pas fin à la terreur avec des armes. #Paris
https://twitter.com/Turanist7/status/665307905470656512
18. À votre avis les explosions de #Paris vont-elles entraîner une EXPLOSION de l’ISLAMOPHOBIE en
Europe et en particulier en France ?
(sur 118 votes, 10 % non ilssontcivilisés ; 90 % ben oui)
http://twitter.com/Alaaddin_Faruk/statuses/665324408261726209
108
19. Qui sait quels ravages un groupe qui organise une attaque terroriste aussi coordonnée dans une
ville comme #Paris causerait à Istanbul.
On est dans de beaux draps
https://twitter.com/SekerOglan/status/665301644578541568
20. Le terrorisme n’a ni langue, ni religion, ni race, ni peuple. Le terrorisme c’est le terrorisme.
#PrayforParis
https://twitter.com/serhantufekci/status/665433869668196353
21. Nous sommes répugnés par ces façons de salir l’islam qui sont le fait de Juifs et Chrétiens
commettant, déguisés en Musulmans, des actes terroristes ; ainsi que par les leaders arabes qui,
assis, assistent à tout ça
https://twitter.com/Mihriban_merent/status/665318593060454400
109
22. Les actes de terreur n’auraient donc toujours lieu que dans le monde musulman ; à #Paris un peu
le tour
https://twitter.com/SerkannKeskin53/status/665430205712998400
23. Qu’est-ce vous avez cru ? Qu’alors qu’au Moyen-Orient des centaines de personnes sont
assassinées chaque jour, vous alliez pouvoir vivre en sécurité dans vos pays ? #nonauterrorisme
certainement, mais… #Paris
http://twitter.com/ncetinkyk/statuses/665435870531600384
110
24. Toi, si tu nourris le PKK qui assassine des enfants, si tu fais croire que c’est un papillon de paix,
alors vient le jour où cette terreur te frappe toi, France… #Paris
https://twitter.com/avneo_ottoman/status/665299486709669888
25. Où qu’il se produise un acte terroriste, sache que le sionisme s’y trouve !
Prof. Dr. NECMETTIN ERBAKAN #Paris #ParisAttacks
http://twitter.com/aslan_gulsumm/statuses/665426556333006848
111
26. Certes tout ce qui s’est passé à #Paris nous a attristés, mais autant que vous l’avez été par ce qui
se passe au Moyen-Orient.
http://twitter.com/iremelis12/statuses/665424525782315008
27. Le terrorisme c’est comme un boomerang : il finit implacablement par frapper l’endroit d’où il sort.
Grand Leader R.T. ERDOĞAN
https://twitter.com/kartalceyhunn/status/665357155512532992
3. Chiffres de vente des différents quotidiens turcs
1
Pour la semaine du 5 janvier 2015 au 11 janvier 2015 le « top 5 » des ventes en kiosque
POSTA GAZETESİ
380 410
HURRIYET GAZETESİ 359 388
2
SÖZCÜ GAZETESİ
331 715
MİLLİYET GAZETESİ
160 415
FANATİK GAZETESİ
143 956
« Top 5 » des ventes par abonnement pour la même semaine
ZAMAN GAZETESİ-EX
1 006 072
TÜRKİYE GAZETESİ-EX 153 972
112
BUGÜN GAZETESİ-EX
107 826
YENİ ASYA GAZ.
47 438
TODAYS ZAMAN -1-EX 12 443
3
« Top 5 » total (vente en kiosque) et par abonnements au début janvier 2015
ZAMAN GAZETESİ-EX
1 021 039
POSTA GAZETESİ
380 410
HURRIYET GAZETESİ
359 388
SÖZCÜ GAZETESİ
331 715
TÜRKİYE GAZETESİ-EX 163 162
4
Pour la semaine du 9 novembre 2015 au 15 novembre 2015 le « top 5 » des ventes en
kiosque
HURRIYET GAZETESİ 361 210
5
POSTA GAZETESİ
316 493
SÖZCÜ GAZETESİ
294 290
MİLLİYET GAZETESİ
142 958
FANATİK GAZETESİ
116 458
« Top 5 » par abonnement au début novembre 2015
ZAMAN GAZETESİ-EX
745 372
TÜRKİYE GAZETESİ-EX 138 243
YENİ ASYA GAZ.
49 749
TARAF GAZETESİ-EX
41 877
TODAYS ZAMAN -1-EX 5 761
6
« Top 5 » total (ventes en kiosque) et par abonnement au début novembre 2015
ZAMAN GAZETESİ-EX
774 815
113
HURRIYET GAZETESİ
361 210
POSTA GAZETESİ
316 493
SÖZCÜ GAZETESİ
294 290
TÜRKİYE GAZETESİ-EX 148 000
4. Grille d’analyse de la presse écrite
Journal
1. Hürriyet
2. Sabah
3. Yeni Şafak
4. Yeni Akıt
5. Zaman
6. Sözcü
7. Cumhuriyet
8. Özgür Gündem
Dates
1. 14 nov-23 nov
2. 8 janv-17 janv
1. Combien d’articles sont consacrés aux attentats de Paris ?
2. Pour chaque article quelle est la place de la nouvelle dans le journal ? (Haberin gazetedeki
yerini)
1 sürmanşet (1. sayfa) / à la une surmanchette
2 manşet (1. sayfa) / manchette
3 birinci sayfa diğer haber / à la une deuxième info
4 iç haber sayfası / dans les autres pages
5 dış haber sayfası / rubrique étrangère
6 diğer / autres
114
3. Pour chaque article quelle est la taille de l’info ? (Haberin boyutu)
1 tam sayfa / toute la page
2 sayfanın yarısı / moitié de la page
3 sayfanın 1/4’ü / un quart de la page
4 daha küçük / plus petit
4. Quel est le nombre d’articles sans image ?
5. Si le support visuel (la 1 e page) est photographique, il porte sur :
1. image générale de l’explosion
2. corps des victimes
3. corps déchiquetés
4. corps floutés
5. portrait des victimes avant l’évènement
6. opération de sauvetage
7. police
8. personnalités officielles
9. lieux
10. enterrement/scène de deuil
11. suspects
12. drapeaux
13. documents
14. autres
6. Quelle est la taille du support visuel ?
1 tam sayfa / toute la page
2 sayfanın yarısı / moitié de la page
3 sayfanın 1/4’ü / un quart de la page
4 daha küçük / plus petit
7. Est-ce un visuel d’archive ?
115
oui
non
8. Si oui que représente-t-il ?
0. pas de photo
1. image générale de l’explosion
2. corps des victimes
3. corps déchiquetés
4. corps floutés
5. portrait des victimes avant l’évènement
6. opération de sauvetage
7. police
8. personnalités officielles
9. lieux
10. enterrement/scène de deuil
11. suspects
12. drapeaux
13. documents
14. autres
9. Quelles sont les (autres) informations principales de la première page ?
0. autres
1. l’est de la Turquie / PKK
2. Syrie / Iraq
3. islamophobie / politique européenne
10. pour chaque article qui est l’auteur de l’article
1 éditorialiste (köşe yazarı)
2 correspondant
3 agence
116
4 desk
11. Haberde yer alan kaynaklar kimler ? / Quelles sont les sources dans l’info ?
0 kaynak belirtilmemiş / source non indiquée
1 Cumhurbaşkanı / Président de la République
1. de Turquie
2. français
3 autre(s) pays, le(s)quel(s)
2 Başbakan / Premier ministre
1. de Turquie
2. français
3 autre(s) pays, le(s)quel(s)
3 bakan(lar) / ministre(s) le(s)quel(s) ?
1. ministre de l’Intérieur
2. ministre de la Santé
3. ministre de la Justice
4. autre(s) le(s)quel(s) ?
de quels pays ?
1. de Turquie
2. français
3 autre(s) pays, le(s)quel(s)
4 emniyet yetkilileri / agents de sécurité, police + judiciaire
1. de Turquie
2. français
3 autre(s) pays, le(s)quel(s)
5. sauveteurs
1. de Turquie
2. français
117
3 autre(s) pays, le(s)quel(s)
6. parti üyeleri / membres de partis politiques
1. de Turquie
2. français
3 autre(s) pays, le(s)quel(s)
7. mağdurlar / victimes
1. de Turquie
2. français
3 autres pays, lesquels
8. tanıklar / témoins
1. de Turquie
2. français
3 autre(s) pays, le(s)quel(s)
9. patlamada yakınlarını kaybedenler / proches des victimes
1. de Turquie
2. français
3 autre(s) pays, le(s)quel(s)
10 güvenlik uzman(lar)ı / spécialiste(s) de la sécurité
1. de Turquie
2. français
3 autre(s) pays, le(s)quel(s)
11 sivil toplum örgütü temsilcisi / représentant de la société civile
1. de Turquie
2. français
3 autre(s) pays, le(s)quel(s)
12 gazeteci / journaliste
1. de Turquie
118
2. français
3 autre(s) pays, le(s)quel(s)
13 akademisyen / diğer uzman / universitaires ou autres spécialistes
1. de Turquie
2. français
3 autre(s) pays, le(s)quel(s)
14 médias sociaux
15 agences
1. de Turquie
2. français
3 autre(s) pays, le(s)quel(s)
16 adı gizli kaynak / source confidentielle
17 autres : spécifier
12. Quelles sont les catégories utilisées pour qualifier l’acte ?
1 religieuse
2 nationale / géopolitique
3 ethnique
4 sociologique
5 morale
6 culturaliste
13. Quelles sont les catégories utilisées pour qualifier les victimes ?
1 religieuse
2 nationale / géopolitique
3 ethnique
4 sociologique
5 morale
6 culturaliste
119
14. Quelles sont les catégories utilisées pour qualifier la cible ?
1 religieuse
2 nationale / géopolitique
3 ethnique
4 sociologique
5 morale
6 culturaliste
15. Quelles sont les catégories utilisées pour qualifier les auteurs ?
1 religieuse
2 nationale / géopolitique
3 ethnique
4 sociologique
5 morale
6 culturaliste
16. Quelles sont les catégories utilisées pour qualifier les réactions des autorités ?
1 religieuse
2 nationale / géopolitique
3 ethnique
4 sociologique
5 morale
6 culturaliste
17. Quels sont les registres explicatifs de l’événement ?
1 sociologique
2 historique
3 idéologique / religieux / civilisationnel
4 géopolitique
5 complotiste
120
6 autre
18. Si la comparaison concerne le lieu des attentats, elle se fait avec
0 pas de comparaison
1 Turquie
2 Europe (préciser quel pays)
3 Monde arabe et musulman
4 États-Unis
5 Afrique (préciser quel pays)
6 autre
19. Si la comparaison concerne les auteurs des attentats la comparaison se fait avec
0 pas de comparaison
1 PKK etc.
2 Al-Qaïda
3 Asala
4 DHKP-C
5 résistant positif (militan, savaşçı vb. olumlama teknikleri)
6 autres
20. Si la comparaison concerne la réponse des attentats, la comparaison se fait avec
0 pas de comparaison
1 dénonciation des dysfonctionnements
2 soupçon de complicité
3 admiration
4 autre