Marcel FOURNIER
sociologue, département de sociologie, Université de Montréal
directeur de la revue Sociologie et Sociétés.
(1987)
“Le statut social
de l’artiste”
Un document produit en version numérique par Jean-Marie Tremblay, bénévole,
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi
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Dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales"
Site web: http://www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/index.html
Une collection développée en collaboration avec la Bibliothèque
Paul-Émile-Boulet de l'Université du Québec à Chicoutimi
Site web: http://bibliotheque.uqac.uquebec.ca/index.htm
Marcel Fournier, “Le statut social de l’artiste ”. (1987)
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Cette édition électronique a été réalisée par Jean-Marie Tremblay, bénévole,
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi à partir de :
Marcel Fournier, “Le statut social de l'artiste”. * Un article publié dans la
revue Possibles, Montréal, vol. 11, no 2, hiver 1987, pp. 137-147.
Ce texte est la version modifiée d'une conférence donnée au Musée d'art
contemporain à Montréal le 4 novembre 1986.
M. Marcel Fournier est sociologue à l'Université de Montréal et directeur
de la revue Sociologie et Sociétés.
[M. Fournier nous a autorisé à diffuser la totalité de son œuvre publiée au
Québec, le 12 décembre 2002]
[email protected]
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Pour les citations : Times 10 points.
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Édition électronique réalisée avec le traitement de textes Microsoft Word 2001
pour Macintosh.
Mise en page sur papier format
LETTRE (US letter), 8.5’’ x 11’’)
Édition complétée le 7 avril 2004 à Chicoutimi, Québec.
Marcel Fournier, “Le statut social de l’artiste ”. (1987)
Table des matières
Introduction
Les définitions officielles
Qui gagne, perd ?
L'art comme style de vie
Un centre de recherche en arts visuels
3
Marcel Fournier, “Le statut social de l’artiste ”. (1987)
4
Introduction *
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D'un peintre, d'un sculpteur ou d'un graveur, l'on dit habituellement qu'il
est un « artiste professionnel ». Mais qu'y a-t-il de commun entre l'artiste (en
arts visuels) et le membre d'une profession (libérale ou académique) ? De
toutes les activités professionnelles, celles qui sont liées aux arts semblent
échapper aux définitions reconnues des professions : il s'agit d'activités
« libres » qui ne relèvent pas du loisir; il s'y fait du travail, mais ce n'est pas du
travail au sens strict du terme. Même lorsqu'ils revendiquent pour eux un
« statut social », les artistes sont souvent les premiers à refuser une délimitation trop stricte de leur champ d'activités. À un journaliste qui lui posa la
question « Vous vous refusez le titre de peintre comme celui d'homme de
lettres (...) Quelle est votre profession ? », Marcel Duchamp répondit : « Pourquoi voulez-vous à toute force classer les gens ? Qui suis-je ? Est-ce que je
sais ? Un homme tout simplement, un respirateur ». Et dans ses Entretiens
avec Cabanne, celui-ci apporta la précision suivante :
Au sens social, ordinaire du mot, la création, c'est très gentil, mais au fond je ne
crois pas à la fonction créatrice de l'artiste. C'est un homme comme tous les autres,
voilà tout. C'est son occupation de faire certaines choses, mais le businessman fait
aussi certaines choses, comprenez-vous ? 1
*
1
Ce texte est la version modifiée d'une conférence donnée au Musée d'art contemporain à
Montréal le 4 novembre 1986.
Entretiens avec Cabanne
Marcel Fournier, “Le statut social de l’artiste ”. (1987)
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Force est de reconnaître la très grande fluidité de la « profession d'artiste » : non seulement l'accès (formation scolaire, diplômes, etc.) à cette profession est peu contrôlée, mais aussi les modes d'exercice d'une activité
artistique sont fort diversifiés. Que faut-il avoir ou faire pour être considéré,
dans le domaine des arts visuels, comme un artiste ? Détenir un diplôme d'une
école d'art, avoir une production régulière ou participer à des expositions ?
Qui a-t-il de commun entre le professeur d'art et l'artiste de galerie ? entre
l'« artiste du dimanche » et celui qui se spécialise dans les installations et les
« performances » ? Cette situation révèle, reconnaît le sociologue américain
Eliot Freidson, « le défi que l'art représente pour nos notions communes de
« profession » et de « travail ». Elle nous oblige à prendre en considération
l'existence d'une activité productive objective socialement, qui ne peut en
aucun cas être qualifiée de « loisir » (et non de « travail ») mais qui échappe à
la catégorie usuelle du travail rémunéré, d'une activité à laquelle on s'adonne
sur le modèle de l'engagement et de l'identification, sans qu'elle constitue la
somme principale de revenu. Bref, les arts offrent l'exemple d'une activité
productive réelle mais théoriquement confuse qui n'entre pas dans le champ de
la statistique officielle » 2
Les définitions
officielles
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Qu'il s'agisse d'effectuer un recensement ou d'établir le statut fiscal d'une
occupation, la tendance habituelle des administrations et des organisations
syndicales est de recourir à des critères officiels. Le Comité stratégique de
l'Independant Artists Union adopte pour sa part la définition élaborée par
l'UNESCO. Peut être considéré comme artiste celui qui :
1. Détient un diplôme ou l'équivalent des Beaux-Arts ou d'une discipline connexe ;
2. Participe à des expositions ou à d'autres formes de promotion de l'art ;
3. A gagné des prix nationaux et internationaux pour ses oeuvres, ou dont on parle
dans les revues reconnues et les livres ;
4. A obtenu des bourses et des subventions d'organismes reconnus (Conseil des arts,
agences gouvernementales, universités) ;
2
Eliot Freidson, « Les professions artistiques comme défi à l'analyse sociologique »,
Revue française de sociologie, XXVII, 1986, p. 423. Voir aussi Raymonde Moulin, « De
l'artisan au professionnel : l'artiste », Sociologie du travail, 25, 1985, pp. 388-403.
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5. Gagne, en totalité ou en partie, sa vie de son art et obtient des contrats pour
produire ou publier ses travaux ;
6. Enseigne l'art dans une institution reconnue ;
7. Est membre d'une organisation professionnelle reconnue ;
8. Peut démontrer une dépense de temps et une production soutenue ;
9. Est reconnu par ses pairs. 3
Dans son rapport, le groupe de travail sur le statut de l'artiste, co-présidé
par Gratien Gélinas et Paul Siren, s'inspire d'une telle démarche.
Partout, le long de nos consultations, on s'est inquiété de savoir comment l'artiste
professionnel pourrait se définir. Signalons qu'aujourd'hui en Occident, il semble
exister un concept appelé « Faisceau d'indices ». Ce concept a l'avantage en réunissant un certain nombre de critères de se rapprocher le plus près possible d'une
autodéfinition de l'artiste. 4
Mais de quelle auto-définition s'agit-il ? Suffit-il que l'artiste se déclare
lui-même un artiste? Se référant à son propre itinéraire, le sculpteur Robert
Roussil raconte qu'il a eu de la difficulté à se faire reconnaître comme artiste :
« Je disais à tout le monde que j'étais un artiste. Personne ne me croyait » 5.
Même si elle est affaire de libre expression et de subjectivité et qu'elle se
réalise dans le silence et l'isolement de l'atelier, l'activité artistique est une
activité éminemment sociale : elle engage un ensemble d'individus, d'organismes et d'institutions qui constituent ce que le sociologue américain, A.S.
Becker, appelle un « Art World ». Or, pour reprendre l'expression du sociologue français, Pierre Bourdieu, on peut parler de champ artistique 6.
Le recours à des « critères officiels » ou à un « faisceau d'indices » a une
double conséquence : d'abord il consolide le pouvoir (de consécration) des
institutions dans un milieu qui lui-même demeure encore peu institutionnalisé ; deuxièmement, il reconnaît une autorité à des organismes qui n'en ont
que très peu. Toutes les galeries d'art n'ont pas en effet la même « cote », tous
les honneurs (paix, etc.), n'ont pas la même importance, tous les organismes
de subvention n'ont pas la même crédibilité. La démarche que propose le
rapport Gélinas-Siren constitue donc une intervention politique qui risque de
modifier la dynamique et la hiérarchie interne du champ artistique. Pensons
seulement aux associations professionnelles : l'adhésion à de telles associations n'est, pour des artistes en arts visuels, qu'un des modes d'accès à la
carrière artistique. L'artiste préfère les actions individuelles, il demeure méfiant à l'égard des actions collectives qui l'obligent à s'allier et par là à
3
4
5
6
« The Social and Economic Status of the Artist in English Canada », FUSE, vol. 25, nos
1-2, Summer 1986, pp. 39-40.
Le statut de l'artiste, Rapport du groupe de travail, Gouvernement du Canada, Ottawa,
août 1986, p. 34.
« Robert Roussil ou l'esprit d'entreprise », in Marcel Fournier, Les générations d'artistes,
Québec, IQRC, 1986, p. 146.
H.S. Becker, Art World, Berkeley, University of California Press, 1982, Pierre Bourdieu,
« La production de la croyance : contribution à une économie des biens symboliques »,
Actes de la recherche en sciences sociales, no 13, 1977, pp. 3-43.
Marcel Fournier, “Le statut social de l’artiste ”. (1987)
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s'identifier à des artistes avec lesquels il est en concurrence ou pour lesquels il
n'a que peu d'estime. Les associations professionnelles ne contribuent que
marginalement à la carrière individuelle des artistes; tout au plus s'agit-il d'organisations qui leur permettent d'élaborer certaines revendications et de se
constituer comme « groupe de pression » dans la société. Jamais ces associations ne peuvent distribuer à leurs membres des « cartes de compétence » ou
leur décerner le titre d' « artiste ».
Qui gagne, perd ?
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De toute évidence, les artistes ne peuvent demeurer indifférents aux
recommandations du rapport Gélinas-Siren ; ils ont beaucoup à gagner :
reconnaissance dans la Loi de l'impôt d'un statut spécifique analogue à celui
reconnu aux pêcheurs et aux agriculteurs; reconnaissance du droit à la négociation collective; accès à divers programmes gouvernementaux (assurancechômage, assurance-invalidité) et privés (régimes privés de retraite) ; mise sur
pied d'un programme de santé et de sécurité au travail, etc. Nul ne peut non
plus être indifférent à une démarche qui vise à « une plus grande valorisation
de l'art dans la société canadienne » : non seulement par la reconnaissance
d'un statut social à l'artiste mais aussi par l'affirmation de la fonction sociale
de l'art (programme d'enseignement de l'art aux niveaux primaire et secondaire, programme de sensibilisation aux arts dans les médias, etc.).
Mais en retour, quel est le prix que les artistes doivent payer pour obtenir
ce statut social ? Le « monde de l'art » permet à l'État d'intervenir dans un
secteur d'activités qui, au plan de la fiscalité, lui échappait ; il l'autorise aussi à
établir une réglementation. Pour sa part, Eliot Freidson s'inquiète d'une telle
intervention :
Si nous reconnaissons l'autorité culturelle de l'État pour attribuer la qualité de l'art à
telle activité et la refuser à telle autre, si nous reconnaissons les revendications d'appartenance au monde des artistes qui découlent de ces décisions comme définissant
un statut exclusif et complet, alors nous aurons tout à la fois une définition des
limites du métier, des membres des profession artistiques et de la nature du travail
artistique. 7
7
Eliot Friedson, « Les professions artistiques », op. cit., p. 432.
Marcel Fournier, “Le statut social de l’artiste ”. (1987)
8
Il apparaît difficile de défendre une solution de ce type dans un pays où il
y a peu d'institutions nationales concentrant l'autorité culturelle et où l'organisation artistique obéit largement au marché libre. Toute utilisation de critères officiels pour définir la profession artistique et pour dénombrer comporte
une grande part d'arbitraire. Pour s'en convaincre, il suffit d'analyser les
diverses dimensions de l'activité artistique.
L'art comme style de vie
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Pour celui ou celle qui l'exerce, l'art est indissociablement une profession,
une carrière et un style de vie 8. À définir l'art comme profession et à ne se
préoccuper que du statut fiscal de celui ou celle qui exerce cette profession, le
rapport Gélinas Siren tend à ne valoriser qu’une carrière : la carrière commerciale, celle sur le marché de l'art (ou des galeries d'art). L'application de ses
diverses recommandations rencontrera de nombreux obstacles.
Il n'est en effet pas facile d'établir une distinction nette entre l'art comme
profession et l'art comme loisir, entre l'artiste professionnel et l’artisteamateur. L'activité artistique demeure un jeu, un plaisir et s'apparente à un
hobby. Et d'un point de vue psychologique, il est possible de parler d'une
« recette de vie ». Dans ses « Notes vives sur la peinture », Giguère écrit :
« La peinture donne à voir, dit-on, mais pourquoi ne pourrait-elle pas donner à
vivre, faire vivre » 9.
Dans une telle perspective, il apparaît tout à fait arbitraire de vouloir
établir une mesure du temps (temps plein/temps partiel, etc.) que l'artiste
consacre à ses activités de création. Ces activités exigent en effet une grande
disponibilité et comportent un ensemble d'actions fort diverses : lectures, discussions, promenades, préparation des toiles, etc. Il ne s'agit pas d'un métier
qui peut être exercé de 9 à 5, dans la parfaite régularité. Parfois, certains
artistes doivent cesser pendant des périodes plus ou moins longues toute
production artistique : ils sont « bloqués ». Cessent-ils pour autant d'être artiste ? Et l'artiste qui exerce un autre métier (enseignement, animation, etc.), estil moins artiste que celui qui peint dix heures par jour ? Enfin, soit par gêne
8
9
Voir L. Bernier et I. Perrault, L'artiste ou l’œuvre à faire, Québec, IQRC, 1985.
« Roland Giguère ou l'art comme mode de vie », in Marcel Fournier, Les générations
d'artistes, op. cit., p. 182.
Marcel Fournier, “Le statut social de l’artiste ”. (1987)
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soit par difficulté d'accès au marché de l'art, des artistes ne rendent jamais
publique leur production : ils n'ont pas, en tant qu'artistes, de visibilité
publique.
Par ailleurs, les frontières mêmes de l'activité artistique demeurent floues.
Comment distinguer avec précision l'art et l'artisanat ? Ne parle-t-on pas d'un
« artisanat d'art » ? En fait, l'artiste définit son activité non tant par les résultats que par la démarche elle-même. Cette activité manifestement manuelle, a
aussi une dimension proprement intellectuelle, elle s'apparente, comme on le
voit, avec l'art conceptuel, les performances ou les installations, à l'expérimentation et à la recherche en science. Il ne faut donc pas limiter la question
du statut social de l'artiste au seul statut fiscal de l'artiste commercial : au
même titre que le scientifique, l'artiste est un chercheur et doit disposer des
ressources financières pour poursuivre ses recherches en arts visuels.
Un centre de recherche
en arts visuels
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Si l'on accepte, comme le font les auteurs du Rapport sur le statut de
l'artiste que « tout effort visant à limiter la liberté d'expression artistique est
un affront fondamental à l'artiste et à sa fonction dans les sociétés », il s'ensuit
que la défense du statut social de l'artiste ne peut être réduite à la revendication d'un statut spécifique face à la fiscalité. Cette proposition, qui va dans
le sens d'une plus grande professionnalisation de l'activité artistique, est certes
fort acceptable, elle est d'ailleurs souhaitée par les artistes eux-mêmes. Mais
elle demeure insuffisante, parce qu'elle ne reconnaît à l'art que sa dimension
commerciale, c'est-à-dire d'activité qui lie un artiste à son client (individu,
institutions, etc.) par le biais de la vente d’œuvres.
Le rapport Gélinas-Siren participe d'une idéologie de la rentabilité de
meilleurs revenus pour l'artiste, de meilleurs revenus pour l'État et tend à
disqualifier toute recherche gratuite. Le modèle de professionnalisation auquel
l'on se réfère est celui des professions libérales et non pas celui des professions académiques. Ce dernier modèle concerne les disciplines universitaires
des lettres, des sciences humaines et sociales et des sciences ; leurs réalisa-
Marcel Fournier, “Le statut social de l’artiste ”. (1987)
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tions n'ont pas de valeur marchande immédiate et n'impliquent pas de relation
directe avec une clientèle précise.
La pratique de l'art est multiple, éclatée : elle est à la fois privée et publique, manuelle et intellectuelle. Et pour celui qui se dit « artiste », il n'y a pas
une et une seule façon d'exercer son « métier », il n'y a pas une et une seule
façon d'acquérir le statut d'artiste. Dans Les générations d'artistes, nous avons
distingué quatre rapports à l'art, qui dans une large mesure correspondent aux
diverses fonctions sociales attribuées à l'art : l'expression de soi, la décoration,
la communication et la connaissance. Cette analyse permet aussi de distinguer
quatre types d'artiste : l'artiste-amateur, l'artisan-entrepreneur, l'artiste commercial (ou de galerie) et le professeur-chercheur.
Dimensions de la pratique artistique *
Privé
Artiste-amateur
expression de soi
Technique
connaissance
artisanentrepreneur
décoration
professeurchercheur
Théorique
communication
Artiste commercial
Public
Lorsque le rapport Gélinas-Siren se préoccupe du statut de l'artiste, il
prend principalement en considération la situation de l'artiste commercial : la
professionnalisation dont il est question est celle qui différencie l'artiste
professionnel de l'artiste-amateur. Or, l'activité artistique est aussi une discipline intellectuelle (avec dimension théorique, etc.), elle est une profession
académique. L'insertion des écoles des Beaux-Arts en milieu universitaire, la
valorisation de la réflexion théorique dans le milieu de la critique, l'intervention accrue de l'État (achats d’œuvres, bourses et subventions), ont contribué à donner à la dimension « recherche » une plus grande importance et une
plus grande autonomie. Avec la mise sur pied d'un réseau de galeries
*
Source : M. Fournier, Les générations d'artistes, op. cit. ; L. Bernier et L. Perrault,
L'artiste ou l’œuvre à faire, op. cit.
Marcel Fournier, “Le statut social de l’artiste ”. (1987)
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parallèles, la publication de revues spécialisées (Parachute, etc.) et l'organisation d'événements spéciaux (performances, installations, etc.), la configuration du milieu artistique lui-même s'est modifiée : à l'opposition entre l'artisteamateur et l'artiste commercial, s'est superposée l'opposition entre l'artisan et
l'artiste-chercheur. Et il n'y a donc pas un mais deux mouvements de professionnalisation : le premier définit l’œuvre d'art comme un bien commercial et
soumet sa diffusion aux lois du marché; le second, reconnaît à l’œuvre d'art le
statut de bien culturel et entend libérer sa production de toute contrainte
économique.
Trop facilement, l'artiste attribue sa liberté à l'accès au marché libre (de
l'art). Ce marché a ses contraintes : il crée des modes, impose les goûts de
clientèles souvent peu informées, etc. La liberté a manifestement une dimension individuelle : l'artiste la retrouve dans l'isolement de son atelier. Mais elle
a aussi une dimension collective : l'artiste n'a la possibilité de poursuivre
librement ses activités de recherche que si la société lui octroie des « espaces
de liberté » et réunit des supports financiers et institutionnels. Tout dans l'art
n'est pas qu' « affaire privée » : l’œuvre d'art est aussi une « chose publique ».
Les sociétés contemporaines reconnaissant à l'art une dimension « publique » ; les États construisent des musées pour conserver et montrer les
oeuvres, les ministères subventionnent directement ou indirectement des
activités de production et de diffusion, les fonctionnaires élaborent et mettent
en oeuvre des politiques culturelles. Pourquoi ne pas aller au bout de cette
logique, reconnaître à l'art le même statut qu'à la science et donner aux artistes
les mêmes supports qu'aux scientifiques ? Non pas seulement des laboratoires
ou des ateliers individuels mais aussi des centres de recherche. Des artistes
pourraient s'y retrouver pendant une période plus ou moins longue selon le cas
et réaliser un projet ou - pourquoi pas ? - un programme de recherches. Sans
obligation ni sanction, pouvons-nous ajouter. De la pratique artistique, l'on
peut dire ce que Maurice Blanchot répondit à la question « Qu'est-ce que la
gloire pour un écrivain ? ». « Écrire, dit-il, c'est certes un travail, mais parfaitement déraisonnable, qui ne demande rien, ne se justifie pas et que nulle
récompense ne saurait satisfaire. Écrire, une exigence singulière (appelons-la
bizarre), plus éthique qu'esthétique, puisqu'elle répond à un "il faut" sans
obligation ni sanction » 10
Fin du texte
10
Blanchot, M., « Nous travaillons dans les ténèbres, Le Monde, vendredi 22 juillet 1985,
p. 11.