Religions et société

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Cahiers de recherche sociologique

Religions et sociétés… après le désenchantement du monde


Micheline Milot

Numéro 33, 2000

Religions et sociétés : après le désenchantement du monde

URI : https://id.erudit.org/iderudit/1002406ar
DOI : https://doi.org/10.7202/1002406ar

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Éditeur(s)
Département de sociologie - Université du Québec à Montréal

ISSN
0831-1048 (imprimé)
1923-5771 (numérique)

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Citer ce document
Milot, M. (2000). Religions et sociétés… après le désenchantement du monde.
Cahiers de recherche sociologique, (33), 5–17. https://doi.org/10.7202/1002406ar

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Cahiers de recherche sociologique, no 33, 1999

Présentation
Religions et sociétés...
après le désenchantement du monde
Micheline MILOT

Contrairement à ce qu'avait prédit Malraux, le problème religieux


n'est certes pas le problème principal de cette fin de siècle. Pour
paraphraser l'affirmation qu'on lui attribue, mais qu'il n'a jamais
prononcée, le XXIe siècle sera, sans être nécessairement religieux.
Toutefois, la situation actuelle, en ce qui concerne la religion dans les
sociétés modernes, ne semble pas donner davantage raison aux
prédictions sécularistes qui liaient les processus de rationalisation à la
mort définitive des dieux.
Bien que le surnaturel ne fonde plus l'ordre politique et moral de la
plupart des sociétés, les références religieuses se trouvent présentes au
sein des groupes et des nations, et ce sous diverses formes. Ainsi, les
conflits sporadiques ou endémiques qui secouent la planète impliquent,
en grande majorité, des groupes identifiés sous des bannières con-
fessionnelles: le Kosovo (musulmans et orthodoxes), le Proche-Orient
(juifs et musulmans), l'Afghanistan (musulmans modérés et fondamen-
talistes chiites), l'Irlande (protestants et catholiques), le Timor oriental
(catholiques et musulmans), la Tchétchénie (musulmans et orthodoxes),
le Cachemire (hindous et musulmans), le Tibet (bouddhistes et athées),
l'Algérie (musulmans intégristes et musulmans modérés ou laïques), et
la liste pourrait s'allonger.

Dans le contexte plus pacifique des sociétés occidentales, les grandes


traditions confessionnelles habitent encore l'espace de la mémoire
collective, malgré l'effondrement de leur pouvoir social: la déclaration
d'affiliation confessionnelle (affiliation «sans implications», le plus
souvent) est encore le fait d'une large majorité, la croyance en Dieu ou
en une puissance supérieure est affirmée par plus de 80 % de la
population, les rites liés à la naissance et à la mort sont encore très
répandus, toutes traditions confondues. Certes, l'expansion des proces-
sus de sécularisation a contribué au rétrécissement de la portée sociale
6 Religions et sociétés... après le désenchantement du monde

des confessions traditionnelles. Cependant, on assistait en même temps à


l'émergence d'une multitude de groupes et de mouvements religieux
ou spirituels. Les croyances d'origines les plus diverses se disputent un
marché symbolique dans lequel l'aspiration au bien-être, physique et
psychique, la recherche d'harmonie, la volonté de réalisation person-
nelle et les diverses quêtes de sens tentent de trouver satisfaction, selon
une version immanente du salut. Seulement au Québec, on dénombre
plus de 600 groupes religieux ou spirituels, dans lesquels se rassemblent
des personnes issues de tous les milieux sociaux et professionnels. Ces
adhésions s'effectuent de façon relativement discrète. L'un ou l'autre
de ces groupes fait occasionnellement l'objet d'un battage médiatique
lorsque s'y commettent des actes illégaux ou violents. Ces faits sont
particulièrement dramatisés par les médias et inquiètent davantage
l'opinion publique quand ils sont débusqués dans de tels petits groupes
plutôt que dans la société en général.

Quelle que soit la forme selon laquelle ce foisonnement se faufile


dans les rouages de la société, il nous rappelle que la fin du rôle social
des religions ne signifie pas la fin des croyances religieuses. Si celles-ci
ne déterminent plus l'organisation de la cité, que signifie leur
effervescence?

Devant cette prolifération de croyances, d'adhésions et de


recherches de sens qui se produit simultanément au déclin du pouvoir
social des grandes traditions religieuses, différents ordres de
questionnement préoccupent les chercheurs qu'intéressent les rapports
entre religion et modernité. Sans prétendre à un inventaire exhaustif de
la recherche actuelle, ce numéro des Cahiers propose un aperçu des
analyses et des réflexions qui se rattachent à diverses problématiques
sociologiques concernant les faits religieux: le rapport entre les
croyances religieuses et l'organisation de la vie individuelle et sociale,
les accointances entre les fonctionnements religieux et les fonction-
nements politiques, les transactions complexes entre les grandes confes-
sions religieuses et les sociétés modernes, le rôle des références
transcendantales dans le façonnement du lien social, pour n'en nommer
que quelques-unes. Ainsi, les différents articles s'appliquent à dégager
les composantes religieuses présentes au cœur des logiques sociales de
nos sociétés prétendument «sorties de la religion». Comme tous ces
travaux s'inscrivent à la suite du renouvellement des théories de la
sécularisation, et ce dans le contexte de désenchantement de la
modernité elle-même, je rappelle quelques traits marquants de cette
évolution théorique.
Présentation 7

Sécularisation et productions religieuses de la modernité


La place de la religion dans les sociétés modernes est une question
qui a préoccupé la sociologie dès sa naissance. En analysant les
transformations profondes que subissent les sociétés modernes,
Durkheim, Weber et Marx ont, chacun à sa façon, pris en compte le
phénomène religieux, celui-ci ayant constitué la trame même de la vie
sociale et culturelle pendant des siècles. Les processus de rationalisation
qui marquaient le déploiement de la modernité entraînaient la perte de
plausibilité des symboliques religieuses. La dissolution de celles-ci
remettait en question le fondement moral des sociétés, la production du
lien social et des idéaux collectifs dont elles avaient été les garantes
séculaires. C'est ce contexte que Weber a traduit par son expression
célèbre de «désenchantement du monde».

La disqualification culturelle des croyances et des pratiques de la


religion traditionnelle dans la plupart des sociétés modernes, d'une part,
et le rétrécissement social du champ religieux, d'autre part, ont alimenté
pendant plusieurs décennies les thèses de la sécularisation qui rendaient
compte des conséquences de cette marginalisation culturelle de la
religion1. Certes, la religion survivait, mais elle se confinait dans les
replis de la vie privée. Les théories de la sécularisation ont souvent
conduit à une lecture simplificatrice qui mesurait la place de la religion
dans les sociétés modernes en prenant pour principal indicateur le
déclin des «institutions» religieuses traditionnelles.

1
II faut souligner, toutefois, que ce processus qui a cours dans toutes les sociétés
occidentales et qui touche toutes les traditions religieuses qui y sont présentes diffère
passablement de celui qu'on observe dans les autres parties du monde. Un prosélytisme
très actif a permis aux traditions chrétiennes et musulmanes de se redéployer en dehors
des frontières où s'effritait leur hégémonie sociale et politique. Cette nouvelle offensive
prend le plus souvent place dans des conjonctures économiques ou sociopolitiques
difficiles, dans lesquelles se trouvent des populations désenchantées du point de vue
idéologique ou matériel. Ainsi, malgré l'effondrement vertigineux du christianisme dans
les populations occidentales, celui-ci demeure en tête de liste des religions mondiales
par son implantation dans les pays qui enregistrent un taux élevé de natalité: le Brésil,
le Mexique et les Philippines sont considérés comme les trois premiers pays catholiques
d'un point de vue numérique. Du côté protestant, le Nigeria est devenu le deuxième pays
après les États-Unis. L'islam, pour sa part, n'est plus synonyme d'«arabité», puisque
l'Indonésie, le Pakistan, le Bangladesh et l'Inde sont désormais les quatre premiers pays
du monde musulman.
8 Religions et sociétés... après le désenchantement du monde

Le postulat moderniste issu des Lumières qui sous-tendait


généralement cette lecture, soit celui de l'incompatibilité entre
P «irrationalité» de la religion et la «rationalité» scientifique et technique
censée gouverner les sociétés modernes, a toutefois dû être reconsidéré
pour permettre de rendre compte de la signification des expériences
religieuses multiples présentes dans ces sociétés2. En effet, à partir des
années soixante-dix, on a constaté que la religiosité populaire était
toujours aussi effervescente, que la montée des intégrismes concernait
toutes les grandes traditions religieuses et, surtout, qu'au cœur même de
la modernité une nouvelle culture spirituelle prenait forme dans de
nouveaux mouvements religieux. Ce dernier phénomène a eu une
incidence d'autant plus décisive sur l'ébranlement des convictions
sécularistes qu'il se déployait non à la marge, mais au centre des
sociétés les plus avancées. Autrement dit, ces phénomènes ne
concernaient pas (et ne concernent toujours pas) uniquement les popu-
lations marginalisées socialement ou économiquement. Au contraire, ce
sont généralement des classes moyennes, voire aisées, intégrées culturel-
lement, professionnellement et économiquement à la modernité, ou du
moins ouvertes aux possibilités de celle-ci par leur éducation, qui
accueillent le plus largement ces nouveaux courants religieux ou spiri-
tuels. Ceux-ci ont, en quasi-totalité, pris naissance aux Etats-Unis, tout
particulièrement dans les campus universitaires et les mouvements de la
contre-culture américaine.

La sécularisation demeure le paradigme dominant pour rendre


compte des phénomènes de différenciation des institutions et de
l'effondrement de la normativité globalisante des religions tradition-
nelles, mais les théories à ce chapitre ont dû être nuancées. Il a fallu que
la sociologie se donne les outils d'analyse pour aborder de front la
question des productions religieuses de la modernité3: ce qu'on avait
cru disparu s'était transformé et adapté aux conditions de l'homme
moderne. La modernité n'a manifestement pas tout digéré des dimen-
sions de l'expérience humaine qui se traduisent en grande partie, bien
que non exclusivement, dans le champ religieux; ainsi, la dimension
imaginaire des liens sociaux, comme celle des fondements normatifs du
social, de même que les dimensions émotives des recherches de sens se

2
Plusieurs théoriciens ont fourni des analyses permettant de reconsidérer les
rapports entre sécularisation et modernité ou postmodernité, dont J. K. Hadden et
A. Shupe, D. Martin et D. Hervieu-Léger.
3
L'expression est empruntée à D. Hervieu-Léger qui a proposé une excellente mise
en perspective des rapports entre la religion et les sociétés modernes, notamment dans
La religion pour mémoire, Paris, Cerf, 1993, et dans «Productions religieuses de la
modernité: les phénomènes du croire dans les sociétés modernes», dans B. Caulier (dir.),
Religion, sécularisation, modernité, Sainte-Foy, Presses de l'Université Laval, 1996,
p. 37-58.
Présentation 9

sont révélées inassimilables. D'autant plus que la modernité est de plus


en plus désenchantée, que les grands récits politiques se sont effrités et
que le mythe du progrès s'est trouvé désavoué par la rationalité
scientifique elle-même. Dans ce contexte, ce qu'on a désigné, pendant
un certain temps, comme un «retour du religieux» est plutôt un proces-
sus continu d'adaptation des modes de sacralisation de l'expérience
humaine. Si l'au-delà, en tant que réalité surnaturelle, n'a plus de sens
politique, il existe néanmoins, comme le démontrait Weber, des
phénomènes sociaux et politiques dans lesquels interviennent des effets
de croyance.

Le croire4 implique des enjeux sociaux et politiques qu'il s'agit de


cerner et d'analyser. C'est ce que s'efforcent de saisir les articles
rassemblés dans ce numéro. Les auteurs ont été invités à une réflexion
sur le croire comme «pratique sociale» et non pas sur la croyance
comme «représentation». Bien sûr, ce choix de perspective ne signifie
pas que le contenu des croyances soit sans importance: croire à la
rétribution des justes après la mort ou croire que l'être humain est une
étincelle entre deux néants est beaucoup plus qu'une affaire d'opinion.
Mais c'est en tant que les contenus du croire induisent des
prédispositions susceptibles d'infléchir les attitudes individuelles et les
logiques sociales qu'ils seront considérés. Encore faut-il préciser les
mutations que le croire, en tant que disposition fondamentale de l'esprit
humain, a connues dans le contexte de la modernité.

Les mutations du croire religieux


Le croire n'est pas d'abord affaire de religion. Il consiste à s'en
remettre à un «autre», dans la mesure où l'ensemble des convictions
individuelles et collectives qui fonde notre expérience du monde ne
relève pas du domaine de la vérification. Il est avant tout un mode de
connaissance, lequel agit à différents niveaux de structuration de
l'expérience. La confiance première du nouveau-né à l'égard des
adultes dont il dépend entièrement est probablement la plus fonda-
mentale des modalités du croire. S'y additionnent les «allant de soi»
inculqués au cours de la socialisation primaire, tel que les a décrits
Pierre Bourdieu5. Les convictions théorisées et rationalisées, comme les
postulats scientifiques ou théologiques, sont également des modalités du
croire qui échappent à la démonstration empirique. Thomas S. Kuhn

4
L'emploi du verbe «croire» comme substantif est devenu très répandu dans les
travaux sociologiques sur la religion, notamment dans la foulée des réflexions de M. de
Certeau, dont «L'institution du croire», notes de travail, n.d., et La faiblesse de croire,
Paris, Seuil, 1985.
5
P. Bourdieu, Le sens pratique, Paris, Minuit, 1980.
10 Religions et sociétés... après le désenchantement du monde

n'a pas hésité à mettre en évidence, comme condition heuristique de


l'élaboration du savoir scientifique, l'existence d'un terreau de
«convictions hétéroclites6». C'est dire que le croire ne constitue pas un
atavisme dans le monde moderne, pas plus qu'il ne s'oppose à la raison.

Le croire se perpétue au cœur de la modernité selon diverses


modalités et la religion représente l'une d'elles. Si les processus de
rationalisation ont délégitimé les systèmes traditionnels du croire reli-
gieux, il reste que celui-ci n'a pas été évacué, mais transformé. Le
déploiement de la rationalité scientifique et technique a eu un effet
indiscutable sur le croire religieux, non pas tant en réduisant son espace,
mais plutôt en modifiant profondément ses structures et en déplaçant ses
assises de légitimation.

La croyance en l'existence de puissances surnaturelles a sans doute


trouvé l'un de ses fondements dans l'expérience d'impuissance de
l'homme face à des événements (dont la mort n'est pas le moindre) qui
marquent son destin, mais dont il n'est pas maître. La découverte des
lois de la nature a progressivement permis à l'homme une certaine
autonomie par rapport au monde et aux puissances censées le dominer.
Plus qu'une nouvelle prise de conscience, le triomphe de l'esprit
scientifique va contribuer à mettre en place un nouveau système de
valeurs dont l'instance d'élaboration a changé. C'est l'homme (et non
plus des êtres surnaturels) qui devient l'agent de toute valorisation, de
toute signification et de toute normativité. Cet immense déplacement se
traduit par deux concepts-clés: l'autonomie et la liberté. L'homme aura
désormais le privilège, mais également la charge de sa définition et de sa
constitution. Il devient le «centre commun» (selon l'expression de
Diderot) à partir duquel se nouent les fils de l'univers.

Cette perspective anthropocentrique a frappé de plein fouet


F ideation religieuse, fondamentalement théocentrique. Le débat des
Lumières ne portait plus sur l'existence du divin, mais sur l'homme et
son statut. Non pas que le divin et l'hétéronomie n'aient plus d'intérêt,
mais ils sont reconsidérés selon un point de vue strictement anthro-
pocentrique7. Ce déplacement a été très bien décrit par Feuerbach dans
L'essence du christianisme: c'est l'homme qui devient le réfèrent de
toute réalité religieuse. La tradition métaphysique traitait de l'homme à
partir de Dieu, la tradition anthropologique traite de Dieu à partir de
l'homme.

6
T. S. Kuhn, La structure des révolutions scientifiques, Paris, Flammarion, 1972.
7
Y. Ledure explique de façon plus élaborée ce renversement de perspective dans son
article « De l'athéisme à l'indifférence religieuse: nouveau statut du religieux »,
Encyclopédie des religions, t. 2, Paris, Bayard, 1997, p. 2353-2362.
Présentation 1 1

Les linéaments d'une nouvelle carte religieuse se sont ainsi


progressivement dessinés. La religion ne pouvait désormais avoir de
pertinence et de signification que dans la logique de l'immanence. Au
siècle dernier, Renan affirmait que la «religion [était] irrévocablement
devenue une affaire de conscience individuelle», le social obéissant à un
mouvement inéluctable de sécularisation. Or cette «topique de l'indivi-
duel» n'impose pas que la religion se cantonne dans le domaine de la
vie privée, hors de l'espace public. Les analyses qui sont présentées dans
ce numéro l'illustrent avantageusement.

Qu'en est-il plus spécifiquement du croire «religieux»? On peut à


juste titre s'interroger sur ce qu'il faut entendre par le concept de
religion quand on prend en considération de telles mutations. En fait, ce
concept recouvre des réalités si diverses qu'il semble parfois difficile
d'user d'une seule catégorie d'analyse pour les cerner toutes. De
multiples définitions ont d'ailleurs été formulées, allant de la prise en
compte de la seule réalité institutionnelle des traditions historiques à
l'inclusion de tous les phénomènes qui ont trait au rituel ou au
questionnement existentiel. Je n'entrerai pas ici dans la discussion
complexe concernant les définitions de la religion. Mais le lecteur
pourra constater que le concept «opérationnel» de religion mis en œuvre
dans les différents articles réunis dans ce Cahier renvoie tantôt à des
institutions ou à des communautés identifiées socialement comme telles
(Turcotte, Talin, Daher), tantôt à des référentiels symboliques qui
assurent une articulation entre le profane et le sacré, entre le quotidien et
F «extra-ordinaire» ou entre le social et 1'«extra-social» (Lemieux,
Geoffroy, Freitag).

Le croire religieux, révélateur des contradictions du monde moderne


Aborder le croire religieux selon la perspective que je viens de
décrire, c'est donc à la fois étudier l'influence qu'il peut exercer sur les
logiques sociales et saisir ce qui se reflète de celles-ci dans les divers
régimes du croire. On peut même affirmer que les productions reli-
gieuses contemporaines sont d'excellents révélateurs du monde mo-
derne, tout particulièrement dans ses contradictions. Les attentes, les
recherches de repères moraux, les quêtes de bonheur, les questionne-
ments existentiels ou l'affirmation identitaire sous-jacents aux adhé-
sions à des groupes religieux ou spirituels sont généralement en lien
avec une lecture critique du contexte social, relationnel ou professionnel
dans lequel évoluent les individus. En ce sens, il s'agit d'entreprises
rationnelles8.

8
Un postulat, inspiré par l'analyse de Weber concernant la rationalité et la
modernité, sous-tend cette assertion: la rationalité n'est pas une caractéristique de
12 Religions et sociétés... après le désenchantement du monde

On sait que la modernité «se désenchante», qu'elle applique à elle-


même sa propre capacité autoréflexive. Dans ce contexte, la religion
tend à devenir l'un des vecteurs d'une critique de la modernité ou, plus
précisément, d'un certain nombre de ses défaillances: les excès de
l'individualisme et l'effet de celui-ci sur le lien social, le déficit de sens,
la déculturation engendrée par la mondialisation et la dissolution du
fondement moral de nos sociétés9. En ce sens, il n'est pas exagéré
d'affirmer que la dimension protestataire à l'égard de la modernité est
commune à tous ces mouvements. Comme l'explique bien Danièle
Hervieu-Léger10, cette protestation ne remet pas en question l'affir-
mation moderne de l'autonomie humaine et de la liberté, étant plutôt
dirigée contre sa mise en œuvre historique, c'est-à-dire ce par quoi cette
autonomie est devenue purement formelle: une méconnaissance des
enracinements identitaires et des relations des individus avec la nature, la
négation de l'importance de l'affectivité dans les relations humaines, la
fonctionnalité et le cloisonnement des rapports sociaux.

Ainsi, à travers leur extrême diversité, les mouvements religieux


inscrivent un double rapport à la modernité. D'une part, ils véhiculent
des valeurs héritées de celle-ci (la liberté, l'autonomie, le refus de
l'autorité, la recherche du bonheur et de la qualité permanente de la vie,
la légitimité du savoir scientifique11); d'autre part, ils protestent contre
la mise en œuvre défaillante de ces mêmes valeurs. On trouve donc au
sein des mouvements religieux, sous diverses formes, une critique de
l'incapacité des sociétés contemporaines à satisfaire un certain nombre
de besoins fondamentaux des individus. S'y expriment également un
procès du règne de la marchandise, une dénonciation de l'aliénation
consommatrice, de la perte des valeurs morales et de la dissolution du
lien social, une critique de l'hégémonie de la fonctionnalité technique
qui produit une atomisation de l'individu en le réduisant à ses fonctions
consommatrices ou productrices. On pourrait ici reprendre la phrase de

l'objet, mais de la recherche des moyens qui semblent les plus adaptés aux fins
poursuivies. En ce sens, selon Weber, l'organisation de la vie monacale au Moyen Âge
était très rationnelle. Ainsi, même les recherches de sens en apparence les plus farfelues
sont des entreprises rationnelles. Weber disait ajuste titre qu'est irrationnel ce qui est
perçu tel du point de vue d'une autre rationalité, généralement dominante culturellement.
Ce qui vient d'être dit n'excuse en rien les dérives parfois monstrueuses des fanatismes
sectaires, mais rappelle que les jugements de valeur ne tiennent pas lieu d'analyse.
9
L'analyse distingue ici, comme il se doit, la signification sociale du phénomène
de ses effets sur tel ou tel individu (effets qui peuvent être parfois néfastes) et de
l'efficacité (toute relative) de ses pratiques.
10
D. Hervieu-Léger, art. cité.
11
Ces valeurs associées à la modernité sont véhiculées même par les mouvements ou
les groupes de type fondamentaliste ou intégriste qui les rejettent pourtant explicite-
ment, dans la mesure où leur interprétation du donné de la tradition se fait précisément en
dehors des cadres fixés par celle-ci.
Présentation 13

Lévi-Strauss: «La religion est une formidable protestation contre le non-


sens.»

La critique de la modernité a bien révélé l'insuffisance de 1'«auto-


suffisance» de l'homme 12 et l'incapacité des systèmes politiques de
fournir un répertoire de sens global pour la vie individuelle et
collective13. Il semble que l'univers religieux, du fait qu'il peut
nommer et symboliser une certaine altérité du social, trace en quelque
sorte les contours de la rationalité instrumentale dominant les
fonctionnements sociaux.

C'est donc à l'intérieur d'une compréhension élargie des rapports


entre religions et sociétés que les contributions réunies dans ce Cahier
prennent place. Les auteurs s'attachent à analyser, tantôt d'un point de
vue théorique, tantôt à même des matériaux empiriques, ce que les
symboliques religieuses traduisent de la vie individuelle ou sociale et
comment elles infléchissent celle-ci.

D'entrée de jeu, le texte de Raymond Lemieux propose une


disjonction entre les catégorisations de séculier et de religieux, afin de
repenser le rapport entre l'activité humaine qui se veut émancipée des
cadres religieux normatifs et la fonction de structuration du sens que
ceux-ci exerçaient. La recherche de repères éthiques et explicatifs
demeure une entreprise nécessaire dans l'autodéfinition et l'autocons-
titution de l'individu. Par ailleurs, la surabondance d'événements qui
remplissent le présent et occultent le passé, en nous aspirant toujours
vers un avenir dont on ne parvient pas à saisir un quelconque projet,
engendre le besoin de conférer un sens à la vie quotidienne, de marquer
certains moments d'un sceau de non-relativité, d'inscrire le moment
présent dans son sens et son unicité historiques. Ainsi, R. Lemieux
soutient que l'appréhension d'un sens, même quand elle se veut
séculière, continue de présenter des traits structurellement religieux,
mais qui ne se traduisent plus dans la confession d'un sens en
particulier.

12 y 0 j r 2. Bauman, Postmodemity and its Discontents, New York, New York


University Press, 1997.
13
Voir M. Gauchet, La religion dans la démocratie. Parcours de la laïcité, Paris,
Gallimard, 1998. Plusieurs auteurs ont posé un diagnostic similaire, dont T. Luckmann
dans The Invisible Religion. The Problem of Religion in Modem Society, New York,
Macmillan, 1967.
14 Religions et sociétés... après le désenchantement du monde

Les diverses recherches de sens et de sacralisation de l'expérience


qui sous-tendent les processus de recomposition du croire s'articulent à
une visée d'accès au bien-être: une sorte de pragmatisme spirituel qui
serait une version immanente du salut. Par l'expression «pragmatisme
spirituel», il ne s'agit pas de dénigrer ou de banaliser l'expérience
religieuse que proposent les divers mouvements religieux ou les sectes,
mais de souligner la dimension pratique de réalisation de soi, d'apport
ou d'utilité d'un point de vue professionnel, affectif, psychologique ou
thérapeutique, qui légitime et accrédite cette expérience aux yeux de
ceux qui la vivent. Autrement dit, la valeur de vérité de telle croyance ou
de telle pratique ne découle pas de la reconnaissance d'une autorité
extérieure au moi, mais plutôt de ce qu'elle rapporte à l'individu
comme bienfaits et bonheur.

C'est dans ce contexte que le nouvel âge semble répondre


adéquatement au rejet des dogmes traditionnels et à une recherche de
sens centrée sur l'individu et la réalisation de son potentiel. Ce
pragmatisme spirituel s'harmonise aisément avec les valeurs dominantes
de la modernité, tout en offrant des voies pour compenser leurs
défaillances. Martin Geoffroy propose une typologie des multiples
courants et mouvements qui s'inscrivent dans le sillage de l'idéologie
du nouvel âge. Si les sources d'inspiration sont diverses et les modes
d'expression, éclatés, l'auteur soutient que cette «nébuleuse nouvel-
âgiste» constitue un véritable réseau comportant des dimensions sociale,
culturelle, ésotérique et thérapeutique.

Certes, bien que la visée de structuration du sens se poursuive le plus


souvent en dehors du cadre des grandes confessions historiques, celles-
ci font néanmoins partie de l'horizon culturel de nos sociétés.
Cependant, force est de reconnaître qu'elles accusent un décalage
herméneutique par rapport à la sensibilité anthropologique moderne en
maintenant une conception métaphysique fondée sur une représentation
traditionnelle de l'homme et de la transcendance. Mais c'est en même
temps au cœur d'une telle contradiction que les grandes confessions
tentent d'élaborer des stratégies de survie culturelle et institutionnelle.
En effet, les traditions religieuses, et en premier lieu le christianisme, ont
toujours su démontrer une étonnante plasticité face aux conditions
culturelles. Le christianisme a traversé les siècles et a imprégné les
cultures, bien souvent au prix de sa propre acculturation et d'une
sécularisation interne. L'histoire du catholicisme nous fournit à cet
égard des exemples éloquents. Paul-André Turcotte nous propose une
analyse éclairante des médiations dans le christianisme. Il examine les
tensions que connaît une institution millénaire, intransigeante dans
l'affirmation de son identité propre, mais aux prises avec le nécessaire
compromis d'ajustement à la société. Ce sont précisément les
transactions complexes entre le monde profane et la gestion symbolique
Présentation 15

du sacré qui ont permis qu'un imaginaire utopique puisse à ce point


influencer les sociétés et les cultures où il s'est répandu. L'auteur nous
permet ainsi de dépasser les antagonismes familiers entre Église et
monde moderne en montrant la complexité de leurs rapports,
notamment en caractérisant l'Église comme institution typique de la
contestation et de la constitution de la modernité.

Le christianisme a d'ailleurs largement contribué, souvent à son


corps défendant, à la dissociation du temporel et du spirituel qui fonde
la modernité politique. Dès lors, d'un point de vue politique, les
croyances peuvent bien se multiplier librement dans la sphère publique,
puisque, de toute façon, ce pluralisme de fait aboutit inévitablement à la
neutralisation des prétentions absolues de chacun à l'égard du social14.
Cela n'exclut pas que la religion s'immisce dans le champ politique. On
ne peut ignorer, en effet, que les religions sont de puissants appareils
politiques, qu'elles soient instrumentalisées (par des groupes dont les
idéaux politiques et les moyens pour les atteindre se légitiment par un
credo religieux) ou appelées à suppléer aux idéologies politiques jugées
défaillantes (comme en témoigne la montée de la droite religieuse
soutenant certaines ailes politiques dans divers pays). De manière moins
directe, les conceptions religieuses peuvent infléchir des choix politiques
sans que les confessions coiffent les partis en lice. C'est sous ce dernier
angle que Kristoff Talin examine les relations entre le positionnement
politique (gauche, droite) et le degré d'intégration à une religion. À la
lumière de diverses enquêtes réalisées en Europe, l'auteur évalue la
pertinence des modèles d'analyse qui tentent de rendre compte de ces
liens. Il démontre que le paradigme liant l'appartenance religieuse et le
comportement politique est encore valide, bien qu'il doive être nuancé
dans un contexte de pluralisme caractérisant les confessions elles-
mêmes.

L'articulation complexe entre la religion et la sphère publique se


révèle également dans des processus d'affirmation identitaire qui
remettent en question les conceptions universalistes de la citoyenneté
qui ont cours dans plusieurs sociétés occidentales. Dans ces contextes
sociaux marqués par l'autonomie des individus, par le pluralisme et
l'antagonisme des valeurs, certains groupes minoritaires activent les
symboliques religieuses pour combattre les effets jugés néfastes de la
modernité. Ils affichent alors une identité différenciée de celle de la
majorité. Ce phénomène a pris une ampleur particulière à la suite des
vagues d'immigration de personnes appartenant à la religion musul-
mane. Les sociétés d'accueil, largement sécularisées, voyaient en leur

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Spinoza avait développé cette perspective dans son Traité théologico-politique
paru en 1610. L'argument sera aussi repris par Hume dans L'histoire naturelle de la
religion et autres essais sur la religion, datant de 1741.
16 Religions et sociétés... après le désenchantement du monde

sein des groupes d'individus s'identifier d'abord en fonction d'un


critère religieux, désireux de socialiser leurs enfants selon une
normativité religieuse et favorisant les liens intra-communautaires avant
tout autre type de relation sociale. Les demandes d'accommodement
adressées aux institutions publiques pour que les croyants puissent
respecter leurs divers préceptes religieux se sont multipliées. Ali Daher
présente un extrait d'une large étude qu'il a menée auprès de la
communauté musulmane au Québec. Il analyse l'influence que tentent
d'exercer les leaders de la communauté sur leurs coreligionnaires en
matière d'intégration à la société québécoise. En voulant comprendre la
construction de l'islamité au Québec, l'auteur examine ce qu'elle
implique au chapitre des relations intergroupes, de la participation
sociale et du sentiment d'appartenance à la société d'accueil. Il évalue
par ailleurs les effets que peut avoir sur les tendances au
«communautarisme» la reconnaissance par l'Etat de droits particuliers
aux groupes religieux.

Ce réinvestissement identitaire de la religion semble bien s'effectuer


en réaction contre les excès de l'individualisme, contre les effets ano-
miques qu'il entraîne et contre l'effritement du lien social. Tocqueville
et Durkheim avaient tous deux, chacun à sa manière, démontré que la
religion est en quelque sorte consubstantielle au lien social. Frein aux
excès de l'individualisme et incitation à la solidarité sociale, la religion
ferait obstacle à l'anomie et contribuerait à empêcher les effets
désastreux de l'égoïsme. La religion, en fondant l'ordre social au-delà
des subjectivités, a donc directement à voir avec le lien social. Michel
Freitag adopte cette perspective théorique et propose une réflexion sur
le fondement moral de nos sociétés. Il décrit les formes qu'a prises la
référence transcendantale, nécessaire à l'expérience collective, depuis les
sociétés primitives jusqu'aux sociétés postmodernes. Il montre comment
les divers types de sociétés se sont représentées elles-mêmes à travers
différentes mises en forme sociohistoriques de cette dimension
transcendante. Mettant en relief la dissolution de la raison trans-
cendantale dans les nouvelles modalités organisationnelles et systé-
miques de régulation, l'auteur examine par ailleurs les effets de
disjonctions entre l'engagement extérieur et l'orientation intérieure du
sujet provoqués par cette dissolution. Il conclut à la nécessaire recons-
truction du politique à l'échelle mondiale, de manière que la dimension
transcendantale de la vie humaine soit réassumée par la voie d'un
dialogue positif entre les civilisations, invitant en cela les sciences
sociales à un travail qui renoue avec la tradition des «humanités».

* *
Présentation 17

La présence sociale du religieux ne peut certes plus se traduire en


un projet politique dans les démocraties fondées sur la séparation du
religieux et du politique. Mais il faut dépasser les antagonismes
simplistes entre raison et religion afin de mieux cerner les structures
sociosymboliques en vertu desquelles le religieux et le social s'insèrent
dans des logiques d'échanges, d'instrumentalisations réciproques et de
transformations mutuelles. Les articles de ce Cahier y auront, je crois,
contribué.

Micheline MILOT
Département de sociologie
Université du Québec à Montréal

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