La Traduction Conclusion

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n’est pas qu’une opération linguistique, c’est une opération littéraire, donc sur la lettre : « On aura

Conclusion compris que la voie la plus propice à la préservation de la théâtralité est à mes yeux celle d’une
littéralité bien tempérée […] soucieuse de l’ordre des mots, du nombre des mots, de la densité des
images. Il s’agit de préserver l’économie rhétorique et imaginaire du texte, son système et de rester
proche de la physique de la langue. » [1].
La traduction est d’abord une opération linguistique. À ce titre, elle s’applique, comme l’avait bien
vu Ferdinand de Saussure dans ses Écrits de linguistique générale davantage que dans son Cours, Le terme de « littéralité bien tempérée » indique assez que la visée du traducteur est en réalité à
non à des unités aux contours donnés une fois pour toutes, mais à des unités différentielles, dont la géométrie variable, selon la nature du texte à traduire (on ne traduit pas de la même manière la
particularité est d’être indéfiniment susceptible de se diviser à nouveau en unités plus petites. Elles littérature pour enfants, un roman picaresque ou un poème symboliste), et en fonction du passage à
ne valent, en effet, que par leurs différences au sein du système de la langue. C’est pourquoi deux traduire : on ne traduit pas uniformément un texte, pas plus qu’il n’est uniforme. Ce n’est donc pas
mots comme « sea » ou « mer » (ou l’équivalent dans toute autre langue) ne voudront jamais dire contre telle ou telle manière de traduire que certains s’insurgent, mais contre l’uniformisation qui
exactement la même chose. En passant d’une langue à l’autre, on est toujours condamné à « dire consiste à couler tous les textes dans le même moule, d’habitude aujourd’hui celui de la traduction
presque la même chose » comme l’indique le titre du livre d’Umberto Eco Dire quasi la stessa cosa. naturalisante ou « élégante », dans l’intention peut-être louable de rendre le texte « lisible » au «
C’est ce « presque » qui fait toute la différence. lectorat cible », mais qui, en réalité, le dénature.

Sans ce « presque », les langues ne seraient qu’une nomenclature, et la traduction se réduirait à un En matière de traduction littéraire, il y a donc place pour une « éthique de la différence » [2], qui va
simple transcodage mot à mot, tâche aussi répétitive que fastidieuse et qu’une machine est en mesure dans le même sens que celui de la Déclaration universelle de l’Unesco sur la diversité culturelle.
d’effectuer bien mieux qu’un être humain. Il suffirait alors de connaître les langues en question pour C’est la preuve que la formule d’Antoine Berman : « Féconder le Propre par la médiation de
pouvoir passer indifféremment de l’une à l’autre. Avec ce « presque », la maîtrise des langues est une l’Étranger » [3] est plus que jamais d’actualité, en littérature comme ailleurs. Cette problématique
condition nécessaire mais non suffisante à la traduction. n’est cependant pas qu’épisodique, liée au temps présent [4]. C’est ainsi que Carlos Fuentes, écrivain
mexicain et partisan du métissage des cultures, considère que la meilleure traduction en anglais de
Il y a plusieurs manières de résoudre le problème de cette différentialité. La première, de loin la plus Don Quichotte (qu’il relit tous les ans à Noël) est celle de l’écrivain écossais Tobias Smollett
répandue, consiste à donner l’impression que ce que l’on traduit a été directement exprimé dans la (1721-1771) : la fonction première de la traduction est donc d’être la grande médiatrice de la
langue traductrice, produisant ainsi un effet de « transparence », toute trace de la langue originale diversité, à la fois contre et pour Babel.
ayant disparu. Une telle forme de traduction « naturalisante » s’impose d’elle-même dans le cas des
textes ou, plus généralement, des énoncés « pragmatiques » (non littéraires). On se trouve en effet
alors dans une logique du signifié, où l’essentiel est de transmettre le sens. La forme, lui étant
subordonnée, doit donc être la plus idiomatique possible : autrement la compréhension s’en trouve Notes
inutilement freinée, alors que tout doit concourir à la rendre plus aisée. Ne pas traduire de manière «
cibliste » est en l’occurrence une faute. Il en va donc ainsi dans le cas de l’interprétariat. [1] Jean-Michel Déprats, « Traduire Shakespeare pour le théâtre ? », Palimpsestes, n° 1, Traduire le
dialogue. Traduire les textes de théâtre, P. Bensimon, D. Coupaye, G. Leclerc, (éds.), Paris, Presses
Dans le cas des « textes artistiques » on a la logique inverse : la fonction communicative est de la Sorbonne Nouvelle, 1987, p. 63.
subordonnée à la fonction poétique, donc le sens à la forme. Faut-il traduire les textes littéraires de [2] Voir Lawrence Venuti, The Scandals of Translation: towards an Ethics of Difference , Londres,
manière « cibliste » (comme s’ils avaient été écrits dans la « langue cible ») ou de manière « Routledge, 1998.
sourcière » (en laissant apparaître les formes de la « langue source ») ? La question n’a pas beaucoup [3] Antoine Berman, L’Épreuve de l’étranger, op. cit., p. 16.
de sens posée en ces termes, pas plus que celle qui consiste à demander s’il faut traduire la « lettre » [4] Voir Paul-Gabriel Boucé, « Les deux premières traductions françaises des Gulliver’s Travels »,
(qui tue) ou l’« esprit » (qui vivifie). Poser la question ainsi, c’est présupposer que l’on puisse in Annie Cointre, et al., La Traduction romanesque au xviiie siècle , Arras, Arras Presses
séparer le « sens » de la « forme », vision dualiste que dénonçait déjà Flaubert. Traduire le sens sans Université, 2003.
la forme est impossible.

Par ailleurs, un troisième terme peut être trouvé pour sortir de cette opposition stérilisante : la forme
de traduction que préconisait Humboldt en faveur de l’étranger au détriment de l’étrangeté, la
troisième forme de traduction que distinguait Goethe, la traduction « décentrée » que préconise H.
Meschonnic, la traduction « littérale » d’A. Berman, en dépit de leurs différences, ne sont ni
exclusivement « ciblistes » ni « sourcières ». La traduction littéraire, comme le disait Edmond Cary,

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