Auteur Français Du 19e Siècle - Apollinaire
Auteur Français Du 19e Siècle - Apollinaire
Auteur Français Du 19e Siècle - Apollinaire
Jean-Pierre BERTRAND
Laurent DEMOULIN
Très souvent, j’ai affirmé que rien ne pouvait être fait de bon, en
matière d’écriture, comme aussi bien en matière de peinture ou de
musique, enfin en tout autre art de ce genre, si la sensibilité au mode
d’expression choisi (en l’espèce, pour les écrivains, la langue, les
mots) n’était pas au moins égale à la sensibilité au monde.
Avertissement
Les notes qui suivent ont pour objectif de fixer les notions fondamentales de
l’explication de texte, et plus spécialement l’explication du texte poétique
moderne. Elles constituent un bagage théorique de base qui devrait servir à
forger le discours du commentateur de textes ; méthodologiquement, elles
sont conçues en sorte de fournir une série d’entrées analytiques qui
permettront de construire l’explication, à tout le moins de questionner le
texte. On pourra les compléter par d’autres aperçus, notamment au moyen
du Dictionnaire du Littéraire de Paul ARON, Denis SAINT-JACQUES et Alain
VIALA (PUF, 2002), mais aussi d’autres ouvrages critiques sur la poésie
moderne et, plus généralement, sur la poétique (cf. bibliographie pp. 41-
43).
Introduction : la notion de texte
3
encore, c’est la poésie moderne qui sera ici exploitée, poésie qui use sans
doute plus que tout autre de la fonction poétique définie par Jakobson.
Contexte
Fonction référentielle
canal
fonction phatique
code
fonction métalinguistique
Un texte poétique peut être abordé de multiple façons. Pour des raisons
d’ordre méthodologique, nous nous appuierons sur deux grandes approches,
qui correspondent à une distinction théorique primordiale : le couple
énoncé/énonciation. L’énonciation est l’engendrement d’un texte par le
sujet parlant. Elle représente « l’impact du sujet dans un texte ». Cet impact
est parfois (mais pas nécessairement) perceptible à travers trois points de
repères : le « je », l’« ici » et le « maintenant ». Quant à l’énoncé, il
constitue le produit de l’acte d’énonciation dont le sujet parlant assume la
responsabilité. Nous envisagerons d’abord ici le texte poétique moderne
comme énoncé, point de vue qui sera le plus fécond pour le commentaire, et
nous envisagerons ensuite le texte comme énonciation, ce qui nous
permettra de compléter notre approche théorique et méthodologique.
4
Le texte poétique comme énoncé
Préalables
Le texte vu comme énoncé implique qu’il est orienté comme le signe, lequel
est composé, d’un côté, du signifiant, à savoir la matérialité des lettres, des
sons, des mots et leur enchaînement dans la phrase et, de l’autre, du signifié,
à savoir les unités sémantiques qui, dans la sémiologie classique, ont pour
fonction d’arrêter le sens, de le fermer de manière univoque et définitive.
5
1. Une structure formelle
Au plan formel, pour qu’il y ait poème, plusieurs conditions doivent être
réunies. Le texte poétique doit en effet réunir les cinq éléments suivants :
2°. Cette forme est réglée par un rythme particulier, soit qu’il résulte du
retour régulier, au sein du poème et de chaque vers, de séquences ayant un
nombre égal de syllabes, soit que le rythme se confonde, comme l’ont voulu
les vers-libristes de la fin du XIXe siècle tels Arthur Rimbaud ou Jules
Laforgue, avec le souffle poétique, lequel ne serait régulé par aucune
contrainte arithmétique. Aujourd’hui, on considère que le rythme organise
le sens et qu’il ajoute aux mots de la poésie un signifiant plus ou moins
connotatif. Dans Le Dictionnaire du Littéraire, on peut lire à l’entrée
« rythme » : « Dans son acception courante, “rythme” désigne le retour, à
intervalles plus ou moins régulier, d’un phénomène […]. En littérature, il
désigne l’organisation accentuelle et prosodique dans la phrase. […] il est la
dynamique des textes, dont il organise la signifiance par l’accentuation des
phrases — et non des mots — et la construction de séries prosodiques. »
(p. 536-537)
3°. Le rythme d’un poème est produit par l’organisation du texte en vers
(dont l’étymon latin est versus « le sillon toujours égal du laboureur », du
verbe vertere « tourner, faire retour »). Sur la page imprimée, le vers,
métrique ou non, se définit par l’espace typographique qu’il occupe. Alors
que la prose occupe tout l’espace de manière cursive, le vers s’arrête avant
la fin de la ligne typographique. En français, on dénomme les vers selon
leur longueur métrique, en observant certaines règles, comme la distribution
du « e » muet (les vers les plus fréquents sont l’alexandrin, le décasyllabe et
l’octosyllabe). La longueur du vers implique un rythme particulier, une
accentuation métrique (ex. la césure à l’hémistiche, le trimètre romantique).
8
2. Une structure sémantique
Il est donc nécessaire d’avoir à l’esprit que, comme nous l’avons signalé
plus haut, le poème se trouve volontiers du côté de la connotation et du
figural et non de la dénotation et du littéral. En linguistique, la connotation
se définit par tout ce qui, dans la signification, ne relève pas de la dénotation
(c’est-à-dire le sens reçu des mots tel qu’on le trouve, par exemple, dans un
dictionnaire). Pour l’exprimer de manière positive, il s’agit donc de tous les
éléments qui s’ajoutent au sens des mots à savoir, en quelque sorte, leur
valeur expressive, leur structure formelle mais, surtout, leur puissance
symbolique et imaginaire. Les connotations donnent essentiellement deux
types d’informations : des informations stylistiques, qui signalent
l’appartenance d’un message à telle ou telle sous-langue (telles des variantes
régionales, historiques, des niveaux de langue, etc.) et des informations
énonciatives qui concernent le locuteur ou l’énonciateur, son affectivité, son
appartenance sociale, etc. Ainsi, la connotation est un concept fondamental,
10
au carrefour du poétique, du rhétorique, du symbolique, du mythique, du
sociologique, de l’idéologique. Par exemple, « papa » et « père » ont le
même sens dénotatif, mais ne sont pas porteurs des mêmes connotations.
Notons aussi que le poème est signifiance, à savoir que le texte poétique,
puisqu’il n’a pas de sens définitif et canonique, est un espace polysémique.
Il est conçu non pas comme un produit, mais comme une production ; il
n’existe pas une et une seule signification, mais un dispositif de signifiance.
La signifiance est donc un procès par lequel et à travers lequel le sujet
(lecteur ou écrivain) explore la manière dont la langue le travaille. Ainsi, la
signifiance constitue le point d’implication le plus intense du texte de la part
du sujet écrivant ou lisant.
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3. Un dispositif rhétorique
Expression Contenu
Nous allons passer en revues les figures de ces quatre grandes familles en
nous inspirant du « Tableau général des métaboles ou figures de
rhétoriques » du Groupe µ1. Ajoutons cependant encore que les opérations
rhétoriques consistent en quatre types de transformation des unités de
signification : suppression, adjonction, suppression-adjonction, permutation.
1. MÉTAPLASMES
1
GROUPE µ, Rhétorique générale, Paris, Larousse, 1970 ; rééd. « Points », p. 49. Nous
avons toutefois sélectionné les figures, ne conservant que celles qui trouvent une forte
occurrence dans la poésie moderne. Les informations contenues dans ce chapitre peuvent
être complétées par les articles « figure », « figures de pensée », « paradoxe » et
« rhétorique » du Dictionnaire du Littéraire, op. cit.
12
— suppression
• aphérèse : retranchement d’une syllabe au début d’un mot.
« cisson » pour « saucisson »
• apocope : retranchement d’une syllabe à la fin d’un mot.
« sauci » pour « saucisson »
• syncope : retranchement d’une syllabe à l’intérieur d’un mot.
« sausson » pour « saucisson »
• synérèse : dans la versification régulière, quand deux voyelles sont
en contact, le fait de devoir compter une syllabe quand spontanément
on en compterait deux.
nua-ge (2 syll.) pour nu-a-ge (3 syll.) (Queneau)
• déléation : marquée typographiquement par des … ou un silence.
incipit de Le Petit de Bataille : « … fête à laquelle je m’invite seul »
La P… respectueuse (titre d’un roman de Jean-Paul Sartre)
— adjonction
• prosthèse : addition d’une syllabe au début d’un mot.
Ma robe ! Ma brobe ! Ma crobe ! Ma frobe ! (Ducharme)
• diérèse : dans la versification régulière, quand deux voyelles sont
en contact, le fait de devoir compter deux syllabes quand
spontanément on en compterait une.
di-eu (2 syll) pour dieu (1 syll) ; Lou-i-si-ane (en 4 syll.)
• épenthèse : addition d’une lettre ou d’une syllabe à l’intérieur
d’un mot.
merdre, mirlitaire
• mot-valise : amalgame de deux mots sur la base d’une
homophonie partielle.
évoluption = évolution + volupté
Thénardier dans Les Misérables est un « filousophe » (Hugo) = filou + philosophe
donner l’alcoolade (Queneau) = alcool+ accolade
Nobodaddy (pour Dieu) (Blake) = nobody + daddy
• suffixation/préfixation :
métabaron, réassoiffé, bedondaine…
• redoublement : longlong
• insistance : madaaaaaaame
• paronomase : rapprochement de mots proches phonétiquement et
sémantiquement distincts.
Lingères légères (Éluard)
• allitération : répétition d’une consonne
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Cerise cuve de candeur
Digitale cristal soyeux
Bergamote berceau de miel
Pensée immense aux yeux de paon (Éluard)
• + rime, assonance (voir définition supra)
– suppression-adjonction
• calembour : jeu de mots fondé sur des ressemblances de sons et
des différences de sens.
Os de chatte, corps de lierre [cordelière], chef-d’œuvre vain
(Laforgue)
• archaïsme : mot ou construction ancienne qui n’a plus cours ou
imitation de l’ancienne langue.
Va, Globe au studieux pourchas (Laforgue)
• néologie : création de termes nouveaux, par dérivation, imitation,
invention ou amalgame.
Voici sur le tard du jour que le ciel se duvette, se plumette,
s’édredonne, il se pompadourise, se douillette, se matelasse, se
capitonne de soie grise. (Ponge)
• forgerie : = néologisme total.
Il l’emparouille et l’endosque contre terre ;
Il le rague et le roupète jusqu’à son drâle ;
Il le pratèle et le libucque et lui baruffle les ouillais… (Michaux)
– permutation
• anagramme : permutation des lettres d’un mot.
Alcofribas Nasier (pour François Rabelais)
Le temps est un aigle agile (Desnos)
• contrepet (ou contrepèterie) : permutation de deux phonèmes (ou
plus) d’un énoncé.
Martyr, c’est pourrir un peu (Prévert)
Le boème de Panville intitulé : Ma Lère (Ducharme)
• palindrome : lecture de gauche à droite et de droite à gauche d’un
même énoncé.
l’âme des uns iamais n’use de mal
élu par cette crapule
Léon, émir cornu d’un roc, rime Noël (Cros)
Ce reptile lit Perec
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2. MÉTATAXES
— suppression
• ellipse : suppression de mots nécessaires à la construction
syntaxique, mais dispensables du point de vue du sens.
L’ai reconnue tout de suite, les yeux de son père. (double ellipse sujet)
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— adjonction
• parenthèse : insertion d’un syntagme ou d’une phrase dans une
autre qu’il interrompt.
• concaténation : enchaînement-reprise d’un mot dans une autre
phrase.
Tout renaissait pour s’embellir ; tout s’embellissait pour plaire (Littré)
L’être vulgaire ne se connaît lui-même qu’à travers le jugement
d’autrui, c’est autrui qui lui donne son nom, ce nom sous lequel il vit
et meurt comme un navire sous un pavillon étranger (Bernanos)
• explétion : emploi apparemment inutile de mots explétifs.
Ce que je respire, moi, c’est la jalouse et nostalgique admiration des
êtres et des choses heureux (Laforgue)
• reprise : répétition non d’un mot mais de son environnement
syntaxique.
Un ruisseau sans talus
Un enfant sans amis (Char)
La femme et son poisson
La vierge et son grillon le lustre et son écume
La bouche et sa couleur la voix et sa couronne (Éluard)
• polysyndète : répétition des marques de la coordination.
[présences qui] interfèrent et bougonnent et objectent et moquent et
désapprouvent et raillent (etc.) (Michaux)
— suppression-adjonction
• syllepse : manquement aux règles d’accord (de genre, de nombre,
de personne ou de temps) ; accord selon le sens et non selon la syntaxe.
L’été et notre vie étions d’un seul tenant (Char)
L’homme ordinaire au nombre desquels je me range. (J. Grenier)
• anacoluthe : rupture de construction syntaxique.
Ainsi, triste et captif, ma lyre toutefois
S’éveillait, écoutant ces plaintes, cette voix (Chénier)
Bâtie sans beaucoup de façons, l’herbe, le temps, l’oubli l’ont rendue
extérieurement presque informe (Ponge)
• transfert de classe (ou métaphore syntaxique) : remplacement
d’un syntagme par un autre de nature différente (un nom par un adjectif, un
verbe par un substantif, etc.).
Ah ! c’est encore ce gémir d’abandonner le sommeil ! (Aragon)
Tout Hamlet que nous sommes (Laforgue)
Du calme et des fleurs. Peu t’importe de connaître
Ce que tu fus, dans l’à-jamais, avant de naître ? (Laforgue)
On nous Claudia Schiffer. On nous Paul-Lou Sulitzer (Souchon)
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• chiasme : inversion des syntagmes de deux groupes de mots
syntaxiquement identiques
Je jouais avec Juliette et avec lui ; avec Alissa, je causais. (Gide)
Ah que le monde est grand à la clarté des lampes !
Aux yeux du souvenir que le monde est petit. (Baudelaire)
— permutation
• tmèse : division des parties d’un mot composé, par insertion d’un
ou de plusieurs autres mots
Quelle et si fine et si mortelle
Que soit ta pointe, blonde abeille (Valéry)
Porte-moi, porte doucement moi (Valéry)
• hyperbate : projection en dehors du cadre normal de la phrase de
l’un de ses constituants fixes
Les armes du matin sont belles, et la mer (Saint-John Perse)
Il était beau, hein, Narcisse ? et distingué ! (Laforgue)
Sur ces entrefaites, une vieille otite, qui dormait depuis trois ans, se
réveilla et sa menue perforation dans le fond de mon oreille (Michaux)
• inversion : renversement complet de l’ordre à l’intérieur d’une
fraction de phrase ou même d’une phrase entière
Quinze enfants il a eus (Joyce)
Tandis que la Princesse causait avec moi, faisaient précisément leur
entrée le duc et la duchesse de Guermantes (Proust)
Victorieusement fui le suicide beau (Mallarmé)
3. MÉTASÉMÈMES
= ensemble des figures portant sur le sens des mots (alors que les
métaplasmes portaient sur la forme des mots et que les métalogismes
porteront sur le sens des phrases, voire sur la logique des contenus). La
plupart des métasémèmes reposent sur une seule opération : la suppression-
adjonction. Il s’agit en effet essentiellement de figures qui remplacent un
mot par un autre, ou plus exactement, les sens d’un mot par un autre.
• Synecdoque : figure qui consiste à remplacer un mot par un autre
en vertu d’un rapport d’inclusion et d’appartenance : le tout pour la partie, la
partie pour le tout, l’espèce pour le genre, le genre pour l’espèce. Cela
donne lieu à quatre possibilités de synecdoques. Soit, dans le schéma ci-
dessous, si l’on veut remplacer le mot « homme » :
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Type Σ
(espèce/genre : ou… ou)
« mortel »
⇑
Type Π ⇑
(partie/tout : et… et) ⇑
« famille » ⇐ ⇐ « homme »→ → « bras »
↓
↓
↓
« Grec »
Il est clair que ces synecdoques n’ont pas toutes la même valeur. Dans notre
exemple, la synecdoque particularisante de type Σ n’est pas une figure :
« Le Grec » pour « Ulysse ». Par contre, la généralisante de type Π est
choquante (« famille » pour désigner « un homme »). Elle constitue un écart
par rapport à la norme et donc une figure. Nous ne considérons que les
synecdoques-figures, les seules qui produisent un effet de sens.
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Exemples de synecdoques :
Des radis l’attendaient, et le chat qui miaula espérant des sardines, et Amélie qui
craignait une combustion trop accentuée du fricot. Le maître de maison grignote
les végétaux, caresse l’animal et répond à l’être humain […]. (Queneau)
(trois synecdoques généralisantes de type Σ : « végétaux » pour « radis »,
« animal » pour « chat » et « être humain » pour « Amélie ».)
Au poste, d’autres moustaches m’ont dit […] (Trenet)
(« moustaches » pour « policiers »)
Ils marchent devant moi, ces Yeux pleins de lumière. (Baudelaire)
•↔• •
19
• Hypallage : figure qui consiste à lier syntaxiquement un mot A à
un mot B alors qu’il se rattache sémantiquement à un troisième mot C, B et
C étant liés par un lien synecdochique, ou plus fréquemment, par contiguïté
métonymique.
Déchirer la nuit gluante des racines (Laforgue)
[ce sont les racines (C) qui sont gluantes (A) et non la nuit (B)]
La présentation d’un fromage morose par la servante revenue (Queneau)
[c’est la présentation qui est morose]
L’hypallage est une figure hybride, qui mêle les niveaux syntaxique
et sémantique et qui aurait pu par conséquent être rangée dans les métataxes
non loin de la syllepse. Néanmoins, elle trouve sa place dans les
métasémèmes car elle est proche de la métonymie et de la synecdoque.
2
« Il est fort comme son père » est une figure si le père en question est un freluquet. Mais
alors, il ne s’agit pas d’un métasémème, mais d’un métalogisme, et plus précisément
d’ironie (voir plus bas).
20
Schéma : de la comparaison motivée à la métaphore in absentia
3
Le « est » d’équivalence se distingue du « est » de détermination (« la rose est rouge »).
21
Avant d’en venir à la métaphore, il faut distinguer deux types extrêmes de
comparaison :
La comparaison classique, qui cherche à éclairer ou à illustrer le sens du
comparé :
[…] la jeune fille / Vive et preste comme un oiseau (Nerval)
La comparaison baroque ou surréaliste qui se plaît à obscurcir (ou à élargir)
le sens :
La terre est bleue comme une orange (Éluard)
[Mervin est beau] comme la rencontre fortuite sur une table de
dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie (Lautréamont)
Ces comparaisons sont motivées (n°1), mais il ne fait pas de doute qu’il
s’agit de figures. Leur particularité tient dans le fait que le phore et le thème
n’ont pas de sèmes communs (ou si peu). Dans la pratique, les comparaisons
présentent tous les degrés d’originalité entre ces deux extrêmes.
Autre exemple de comparaison :
Elle était résignée de cette résignation qui ressemble à l’indifférence
comme la mort ressemble au sommeil. (Hugo)
• Métaphore :
Il est clair que le mouvement allant de 1 à 9 dans le schéma va vers toujours
plus de polysémie, de connotations, vers un message moins explicite, mais
plus riche, plus figuré et plus éloigné de la norme. Ajoutons que l’on passe
d’un lien clairement défini entre les mots (dans la comparaison, le phore
détermine le thème) à une relation d’équivalence basée sur un lien toujours
plus flou. Thème et phore sont presque sur le même pied dans l’apposition
et le sont dans la métaphore in praesentia qui peut inverser leurs places
grammaticales (Les roses de ses joues/Ses joues de roses). Cette
équivalence des termes débouche logiquement sur la métaphore in absentia
que l’on peut définir comme le remplacement d’un mot par un autre en
vertu d’une comparaison (« joues » par « roses ») ou comme le
remplacement du sens dénotatif d’un mot par celui d’un autre en vertu d’une
comparaison (« roses » ayant le sens de « joues »). Tout en changeant de
sens dénotatif, le mot remplaçant garde ses connotations propres (beauté,
fraîcheur, fragilité…). Notons qu’il n’est pas toujours possible de réduire
une métaphore in absentia, c’est-à-dire de retrouver le comparé derrière le
comparant.
22
Exemples de métaphores in praesentia :
La ménagerie infâme de nos vices (Baudelaire)
(comparé : vices/ comparant : ménagerie infâme)
Ma femme aux épaules de champagne (Breton)
(comparé : épaules/ comparant : champagne)
Métaphores in absentia :
Or moi, perdu sous les cheveux des anses (Rimbaud)
(comparé absent : algues qui recouvrent le bateau/ comparant : les
cheveux des anses)
Et je ferai de ta paupière,
Pour abreuver mon Saharah,
Jaillir les eaux de la souffrance. (Baudelaire)
(« Saharah » est une métaphore mais quel en est le comparé ? À
l’analyse d’avancer les hypothèses ! « abreuver » est une autre
métaphore : le procédé métaphorique n’est pas réservé aux
substantifs…)
Remarques :
1) Lorsque, comme dans ce dernier exemple, la métaphore déborde le cadre
du mot pour s’étendre à la phrase ou à un ensemble plus long, on parle de
métaphore filée. Ce procédé, cher aux Romantiques, établit un réseau
sémantique cohérent.
Le livre de la vie est le livre suprême
Qu’on ne peut ni fermer, ni rouvrir à son choix ;
Le passage attachant ne s’y lit pas deux fois,
Mais le feuillet fatal se tourne de lui-même ;
On voudrait revenir à la page où l’on aime
Et la page où l’on meurt est déjà sous nos doigts. (Lamartine)
2) L’expression « les eaux de la souffrance » ne constitue pas une
métaphore in praesentia. Les mots « souffrance » et « eau » ne sont
23
nullement comparés. Mais l’ensemble de l’expression vaut pour une
définition de « larmes » : c’est une périphrase.
Remarques :
1° si les oxymores de pure facture sémantique sont relativement rares, des
rapprochements oxymoriques sont fréquents, notamment en poésie
(romantique).
2° l’oxymore est proche du paradoxe ou de l’antiphrase (métalogismes)
mais ne doit pas se confondre avec eux car il altère des marques
sémantiques et non des relations logiques.
Nous ne tiendrons évidemment compte ici que des figures toujours actives.
24
Ainsi, quand on dit « boire un verre » pour « boire le contenu d’un verre »,
le phénomène à l’œuvre est bien celui de la métonymie, mais il ne s’agit pas
d’une métonymie : c’est la façon normale de s’exprimer. De même, dire
« cœur » pour signifier « sentiment » n’est plus vraiment une métaphore.
Dans certains cas, la figure est tellement lexicalisée que le sens premier a
disparu. Ainsi, « tête » a d’abord signifié « pot » et n’a obtenu son sens
actuel que par le biais d’une métaphore tombée en désuétude.
Le mot « bureau » a d’abord désigné « une étoffe de bure ». Par métonymie,
il a désigné ensuite le meuble sur lequel on posait cette étoffe. Puis, par une
seconde métonymie, la pièce dans laquelle se trouve ce meuble et, suivant
une troisième métonymie, le bâtiment contenant la pièce (bureau de poste).
Il ne s’agit pas de figures. Par contre, quand Rimbaud écrit : « Les gros
bureaux bouffis traînent leurs grosses dames. », « bureaux » est bel et bien
une métonymie qui désigne les fonctionnaires.
4. MÉTALOGISMES
25
• antithèse : opposition entre deux idées dont l’une met l’autre en
relief.
Je dis que le tombeau qui sur les morts se ferme / Ouvre le firmament
(Hugo)
Le Canada est le paradis de l’homme d’affaires, c’est l’enfer de l’homme
de lettres (J. Fournier)
L’un de ces hommes la tirait du côté de l’ombre, l’autre la ramenait vers
la lumière […] l’un parlait comme son démon, l’autre parlait comme son
bon ange. (V. Hugo)
26
Le texte poétique comme énonciation
(Ce chapitre peut être complété par la lecture des articles « énonciation,
énoncé » et « lecteur, lecture » du Dictionnaire du Littéraire, op. cit.)
On partira de l’idée que le texte poétique est prise de parole du sujet sur et
dans le monde. Par ailleurs, il instaure un rapport d’interlocution avec le
lecteur-interprète en plaçant celui-ci en position d’écoute active, voire de
co-auteur.
Rappel de la définition :
Énonciation = acte individuel d’utilisation de la langue
Énoncé = objet linguistique résultant de cet acte
27
La théorie de l’énonciation étudie la conversion de la langue (=système) en
discours (= actualisation du système) ; elle étudie de quelle manière l’acte
d’énonciation permet de référer, comment l’individuel s’inscrit dans les
structures de la langue.
Concepts opératoires
• énoncé-type vs énoncé-occurrence
— Les mammifères allaitent leurs petits = pas de marques énonciatives. L’énoncé-
type=énoncé-occurrence. Cet énoncé peut être envisagé indépendamment
des diverses énonciateurs qui peuvent le prendre en charge.
— Paul est ici = énoncé-occurrence, qui ne prend sens qu’à partir d’une
situation d’énonciation : le présent + l’adverbe « ici » réfèrent à un
énonciateur, à un moment et un lieu de parole.
28
• modalisateurs
Les modalisateurs ont pour effet de marquer l’attitude affective, évaluative,
argumentative ou logique de l’énonciateur à l’égard de ce qu’il dit.
— Julie porte une jolie robe rouge (modalisateur affectivo-évaluatif).
— Il a très bien fait son cours (idem)
— Tiens, Charlotte cueille des fleurs ! (modalisateur affectif)
— Donc, vous prendrez bien un verre. (modalisateur argumentatif)
— Jean viendra peut-être (modalisateur logique : catégories du possible, du nécessaire,
etc.)
On dit que les énoncés sont affectés d’une force illocutoire lorsqu’ils
exercent une pression sur le destinataire, quel que soit le procédé
(syntaxique, lexical, mais aussi simplement intonatif) :
— Je te jure qu’il pleut.
NB. Austin, le théoricien des actes du langage (Quand dire, c’est faire, trad.
1970) distingue parmi les verbes performatifs :
les verdictifs : acquitter, condamner, décréter, diagnostiquer, etc.
les exercitifs : ordonner, commander, revendiquer, pardonner,
nommer, etc.
les promissifs : promettre, contracter, avoir l’intention, projeter,
consentir, adopter, etc.
les comportatifs : remercier, s’excuser, compatir, complimenter, se
dire offensé, souhaiter, boire à la santé de, etc.
les expositifs : affirmer, nier, noter, identifier, remarquer, répondre,
répliquer, jurer, concéder, etc.
29
• inférence : sous-entendu et présupposé
Il arrive que les énonciations véhiculent des informations implicites au-delà
de la littéralité de l’énoncé. On appelle inférence toute proposition implicite
que l’on peut extraire d’un énoncé et déduire de son contenu littéral. Les
deux types d’inférences les plus communs sont les sous-entendus et les
présupposés.
La classe des sous-entendus englobe toutes les informations qui sont
susceptibles d’être véhiculées par un énoncé donné, mais dont
l’actualisation reste tributaire du contexte énonciatif4.
« Q - Paul est-il gentil avec Jean ?
R - Jean n’est pas encore à l’hôpital. »
Sous-entendu : « Paul est une brute ».
« Il est huit heures. »
Sous-entendu : « dépêche-toi » ou « prends ton temps », selon les
circonstances.
Sont présupposées les informations qui, sans être ouvertement posées, sont
automatiquement entraînées par la formulation de l’énoncé, quelle que soit
la spécificité du cadre énonciatif. Contrairement aux sous-entendus, les
présupposés ne sont pas liés au contexte.
« Paul a acheté une Jaguar ».
Présupposé : « il est riche »…
4
Voir C. KERBRAT-ORECCHIONI, L’Implicite, Paris, A. Colin, 1986, p. 39.
30
Discours vs Histoire (ou Récit)
31
2. Une voix, un ton
Le ton, lui, doit être conçu comme un effet de texte produit sur le lecteur, et
qui porte sur la qualité affective de la parole telle qu’elle est reçue et
évaluée par celui-ci. On connaît l’expression « ne me parlez pas sur ce
ton ! » : elle signifie qu’au-delà des mots (de leur forme et de leur sens), un
impact affectif s’est ajouté à la transmission du message.
En poésie, le ton (qui est un trait de poéticité de tout premier plan) circule
entre les mots, les motifs et l’émotif. Cela signifie qu’on cherchera à
dégager la manière dont un texte nous parle de telle ou telle chose, en
qualifiant le ton à l’aide des adjectifs habituels : suppliant, détaché, sec,
serein, agressif, aimable, grave, agressif, etc.
32
Quelques remarques cependant :
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l’expérience ne s’y reconnaît qu’allusivement, faisant place à un univers
totalement singulier qui défie nos représentations.
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4. Un objet d’interprétation : méthodologie de l’explication
Avant d’expliquer aux autres mon livre, j’attends que d’autres me l’expliquent. Vouloir
l’expliquer d’abord c’est en restreindre aussitôt le sens ; car si nous savons ce que nous
voulions dire, nous ne savons pas si nous ne disions que cela. — On dit toujours plus que
CELA. — Et ce qui surtout m’y intéresse, c’est ce que j’y ai mis sans le savoir, — cette
part d’inconscient, que je voudrais appeler la part de Dieu. Un livre est toujours une
collaboration, et tant plus le livre vaut-il, que plus la part du scribe y est petite, que plus
l’accueil de Dieu sera grand. — Attendons de partout la révélation des choses ; du public, la
révélation de nos œuvres.
(Romans, « Bibliothèque de la Pléiade », 1958, p. 89)
Les remarques ci-après n’ont qu’une valeur indicative ; elles seront souvent
explicitées au cours des exercices et travaux pratiques.
Attitudes de lecture
• Rappel : les pages qui précèdent ont pour finalité de proposer des entrées
dans l’explication d’un texte. Il s’agit de choisir celles qui conviennent le
mieux au texte étudié. Avant de s’engager dans l’analyse, il est utile de se
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rappeler les grandes articulations théoriques du texte : en tant qu’énoncé
(= forme + sens + rhétorique), en tant qu’énonciation (= voix + ton + vision
du monde).
Méthode de travail
• Lire, écrire : ne pas disjoindre les deux étapes, en croyant naïvement que
la rédaction constitue la simple mise en mot de ce qu’on a à dire d’un texte.
Il convient de lire et d’écrire parallèlement ; le travail d’explication exige un
investissement dans l’écriture.
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Procédure
1) l’argument
2) l’analyse
Il ne faut pas :
• développer l’argument au détriment de l’analyse, répéter
indéfiniment le sens du texte en d’autres mots. C’est la paraphrase.
L’argument sert à s’en débarrasser rapidement une fois pour toutes.
• se précipiter directement dans l’analyse des effets (3.2.) en faisant fi
du relevé des données matérielles (3.1). L’apprenti commentateur a ressenti
un effet du poème mais ne cerne pas son origine. Il s’enferme dans des
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impressions, des jugements, sans dépasser le stade de l’intuition. C’est
l’impressionnisme.
• se lancer ex nihilo dans l’interprétation du texte sans l’avoir analysé.
Parler à partir du texte au lieu de parler du texte. C’est la moralisation.
• confondre le ton et l’analyse : laisser s’épancher sa subjectivité sans
fin. Le commentateur s’enferme dans un dialogue de soi à soi, sans souci de
communication (ce qui se traduit par « j’ai voulu dire que… »). C’est le
personnalisme.
• commenter de manière naïvement exhaustive chaque mot (ou chaque
vers) du texte. C’est le linéarisme. Conseil : si vous n’avez rien à dire d’un
fait de texte, n’en dites rien.
• diluer l’explication dans des propos accessoires. C’est le délayage.
• expliquer par la référence à l’histoire ou à la biographie sans tenir
compte du texte. C’est l’historicisme.
• chercher à reproduire le point de vue de l’auteur, à décrire ce qu’il a
voulu dire ou faire. C’est l’auctorisme.
• raconter le texte, le romancer, le scénariser y compris (et surtout)
lorsqu’il est dans l’allusion. Considérer le poème comme un roman. C’est le
narrativisme.
• ne rendre compte que d’un aspect de la pluralité du sens, en le
considérant comme essentiel. C’est le réductionnisme.
• confondre l’effet d’une figure avec le sens des mots qu’elle touche.
C’est le sémantisme.
• confondre effet de sens et effet sur le lecteur : c’est le journalisme.
Notre but est de circonscrire l’effet produit par un procédé formel sur la
signification générale du texte, et non de décrire des sensations de lecture.
• traduire naïvement des sons en sens (le « r » qui exprimerait de la
dureté ou de la douceur…). C’est le cratylisme.
• se contenter, quand il s’agit de dégager l’effet d’un fait de texte,
d’invoquer sa « mise en évidence » : c’est la hiérarchisation. Par définition,
dans un poème, chaque mot est important et, donc, chaque mot est « mis en
évidence ».
• se baser prioritairement sur les impressions de première lecture,
comme si celles-ci, dans leur pureté originaire, recelaient la vérité du
poème : c’est l’illusion de la première lecture. Oubliez vos impressions
initiales : plus on relit un texte, mieux on le comprend et mieux on
l’apprécie. C’est la dernière lecture qui nous intéresse et non la première.
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Appoint bibliographique
• Objectif :
• Sélection d’ouvrages :
Usuels
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Sur la poésie
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Petite bibliothèque de poésie
Une sélection de grands classiques de la modernité poétique, pour la plupart
disponibles en collections de poche : « Poésie/Gallimard », « GF
Flammarion », « Le Livre de Poche classique »…
• Alphonse de LAMARTINE, Méditations poétiques, 1820.
• Alfred de MUSSET, Poésies nouvelles, 1840.
• Charles BAUDELAIRE, Les Fleurs du mal, 1857.
• LAUTREAMONT, Les Chants de Maldoror, 1868-1869.
• Tristan CORBIERE, Les Amours jaunes, 1873.
• Paul VERLAINE, Romances sans paroles, 1874.
• Jules LAFORGUE, Les Complaintes, 1885.
• Arthur RIMBAUD, Illuminations, 1886.
• Stéphane MALLARME, Poésies, 1898.
• Guillaume APOLLINAIRE, Alcools, 1913.
• André BRETON/Philippe SOUPAULT, Les Champs magnétiques, 1919.
• Henri MICHAUX, Plume, 1938.
• Francis PONGE, Le Parti pris des choses, 1942.
Etc..
Avertissement ............................................................................................................... 2
Introduction : la notion de texte .................................................................................... 3
Le texte poétique comme énoncé ....................................................................... 5
Préalables ...................................................................................................................... 5
1. Une structure formelle .............................................................................................. 6
2. Une structure sémantique ......................................................................................... 9
3. Un dispositif rhétorique .......................................................................................... 12
Le texte poétique comme énonciation ............................................................. 27
1. Une prise de parole ................................................................................................. 27
2. Une voix, un ton ..................................................................................................... 32
3. Une vision du monde .............................................................................................. 33
4. Un objet d’interprétation : méthodologie de l’explication ..................................... 35
Appoint bibliographique ............................................................................................. 41
Table des matières ...................................................................................................... 44