Les Trophées: (De) Heredia, José-Maria
Les Trophées: (De) Heredia, José-Maria
Les Trophées: (De) Heredia, José-Maria
Publication: 1905
Catégorie(s): Fiction, Poésie, XXe siècle avant 1945
Source: http://www.ebooksgratuits.com
1
A Propos (de) Heredia:
José-Maria de Heredia (né José María de Heredia Girard
1842-1905) est un homme de lettres d'origine cubaine, natura-
lisé français en 1893. En tant que poète, c'est un des maîtres
du mouvement parnassien, véritable joaillier du vers. Son
œuvre poétique est constituée d'un unique recueil, Les Tro-
phées, comprenant 118 sonnets qui retracent l'histoire du
monde, comme Les Conquérants, ou qui dépeignent des mo-
ments privilégiés, comme Le Récif De Corail. Sources : fr.wiki-
pedia.org
2
L'amour sans plus du verd Laurier m'agrée.
Pierre de Ronsard
*****
Manibus
carissimæ
et
amantissimæ
matris
filius memor
J. M. H.
*****
3
ÉPÎTRE LIMINAIRE
À Leconte de L’Isle
C'est à vous, cher et illustre ami, que j'aurais dédié ces Tro-
phées, si le respect d'une mémoire sacrée qui, je le sais, vous
est chère aussi, ne m'eût interdit d'inscrire un nom, si glorieux
soit-il, au frontispice de ce livre.
Un à un, vous les avez vus naître, ces poèmes. Ils sont
comme des chaînons qui nous rattachent au temps déjà loin-
tain où vous enseigniez aux jeunes poètes, avec les règles et
les subtils secrets de notre art, l'amour de la poésie pure et du
pur langage français. Je vous suis plus redevable que tout
autre : vous m'avez jugé digne de l'honneur de votre amitié.
J'ai pu, au cours d'une longue intimité, comprendre mieux
l'excellence de vos préceptes et de vos conseils, toute la beauté
de votre exemple. Et mon titre le plus sûr à quelque gloire sera
d'avoir été votre élève bien aimé.
C'est pour vous complaire que je recueille mes vers épars.
Vous m'avez assuré que ce livre, bien qu'en partie inachevé,
garderait néanmoins aux yeux du lecteur indulgent quelque
chose de la noble ordonnance que j'avais rêvée. Tel qu'il est, je
vous l'offre, non sans regret de n'avoir pu mieux faire, mais
avec la conscience d'avoir fait de mon mieux.
Recevez-le, cher et illustre ami, en témoignage de mon affec-
tueuse gratitude, et comme il serait malséant de clore sans le
vœu traditionnel une épître liminaire, quelque brève qu'elle
soit, permettez que je vous souhaite, à vous et à tous ceux qui
feuilletteront ces pages, de prendre à lire mes poèmes autant
de plaisir que j'eus à les composer.
José-Maria de Heredia
4
Partie 1
LA GRÈCE ET LA SICILE
5
L'Oubli
6
HERCULE ET LES CENTAURES
Némée
7
Stymphale
8
Nessus
9
La Centauresse
10
Centaures et Lapithes
11
Fuite de Centaures
12
La Naissance d'Aphrodité
13
Jason et Médée
À Gustave Moreau
En un calme enchanté, sous l'ample frondaison
De la forêt, berceau des antiques alarmes,
Une aube merveilleuse avivait de ses larmes,
Autour d'eux, une étrange et riche floraison.
Par l'air magique où flotte un parfum de poison,
Sa parole semait la puissance des charmes ;
Le Héros la suivait et sur ses belles armes
Secouait les éclairs de l'illustre Toison.
Illuminant les bois d'un vol de pierreries,
De grands oiseaux passaient sous les voûtes fleuries,
Et dans les lacs d'argent pleuvait l'azur des cieux.
L'Amour leur souriait, mais la fatale Épouse
Emportait avec elle et sa fureur jalouse
Et les philtres d'Asie et son père et les Dieux.
14
ARTÉMIS ET LES NYMPHES
Artémis
15
La Chasse
16
Nymphée
17
Pan
18
Le Bain des Nymphes
19
Le Vase
20
Ariane
21
Bacchanale
22
Le réveil d'un dieu
23
La magicienne
24
Sphinx
25
Marsyas
26
PERSÉE ET ANDROMÈDE
Andromède au monstre
27
Persée et Andromède
28
Le Ravissement d'Andromède
29
ÉPIGRAMMES ET BUCOLIQUES
Le Chevrier
30
Les Bergers
31
Épigramme votive
32
Épigramme funéraire
33
Le Naufragé
34
La Prière du Mort
35
L'Esclave
36
Le Laboureur
37
À Hermès Criophore
38
La Jeune Morte
39
Regilla
40
Le Coureur
41
Le Cocher
42
Sur L'Othrys
43
Partie 2
ROME ET LES BARBARES
44
Pour le Vaisseau de Virgile
45
Villula
46
La Flûte
47
À Sextius
48
HORTORUM DEUS
49
II
50
III
Ecce villicus
Venit…
CATULLE.
Holà, maudits enfants ! Gare au piège, à la trappe,
Au chien ! je ne veux plus, moi qui garde ce lieu,
Qu'on vienne, sous couleur d'y quérir un caïeu
D'ail, piller mes fruitiers et grappiller ma grappe.
D'ailleurs, là-bas, du fond des chaumes qu'il étrape,
Le colon vous épie, et, s'il vient, par mon pieu !
Vos reins sauront alors tout ce que pèse un Dieu
De bois dur emmanché d'un bras d'homme qui frappe.
Vite, prenez la sente à gauche, suivez-la
Jusqu'au bout de la haie où croît ce hêtre, et là
Profitez de l'avis qu'on vous glisse à l'oreille
Un négligent Priape habite au clos voisin ;
D'ici, vous pouvez voir les piliers de sa treille
Où sous l'ombre du pampre a rougi le raisin
51
IV
52
V
53
Le Tepidarium
54
Tranquillus
55
Lupercus
56
La Trebbia
57
Après Cannes
58
À un Triomphateur
59
ANTOINE ET CLÉOPÂTRE
Le Cydnus
60
Soir de Bataille
61
Antoine et Cléopâtre
62
SONNETS ÉPIGRAPHIQUES
Le Vœu
ILIXONI
DEO
FAB. FESTA
V. S. L. M.
ISCITTÔ DEO
HVNNV
VLOHOXIS
FIL.
V. S. L. M.
Jadis l'Ibère noir et le Gall au poil fauve
Et le Garumne brun peint d'ocre et de carmin,
Sur le marbre votif entaillé par leur main,
Ont dit l'eau bienfaisante et sa vertu qui sauve.
Puis les Imperators, sous le Venasque chauve,
Bâtirent la piscine et le therme romain,
Et Fabia Festa, par ce même chemin,
A cueilli pour les Dieux la verveine ou la mauve.
Aujourd'hui, comme aux jours d'Iscitt et d'Ilixon,
Les sources m'ont chanté leur divine chanson ;
Le soufre fume encore à l'air pur des moraines.
C'est pourquoi, dans ces vers, accomplissant les vœux,
Tel qu'autrefois Hunnu, fils d'Ulohox, je veux
Dresser l'autel barbare aux Nymphes Souterraines.
63
La Source
64
Le Dieu Hêtre
FAGÔ DEO.
Le Garumne a bâti sa rustique maison
Sous un grand hêtre au tronc musculeux comme un torse
Dont la sève d'un Dieu gonfle la blanche écorce.
La forêt maternelle est tout son horizon.
Car l'homme libre y trouve, au gré de la saison,
Les faînes, le bois, l'ombre et les bêtes qu'il force
Avec l'arc ou l'épieu, le filet ou l'amorce,
Pour en manger la chair et vêtir leur toison.
Longtemps il a vécu riche, heureux et sans maître,
Et le soir, lorsqu'il rentre au logis, le vieux Hêtre
De ses bras familiers semble lui faire accueil ;
Et quand la Mort viendra courber sa tête franche,
Ses petits-fils auront pour tailler son cercueil
L'incorruptible cœur de la maîtresse branche.
65
Aux Montagnes Divines
GEMINVS SERVVS
ET PRÔ SVIS CONSERVIS.
Glaciers bleus, pics de marbre et d'ardoise, granits,
Moraines dont le vent, du Néthou jusqu'à Bègle,
Arrache, brûle et tord le froment et le seigle,
Cols abrupts, lacs, forêts pleines d'ombre et de nids !
Antres sourds, noirs vallons que les anciens bannis,
Plutôt que de ployer sous la servile règle,
Hantèrent avec l'ours, le loup, l'isard et l'aigle,
Précipices, torrents, gouffres, soyez bénis !
Ayant fui l'ergastule et le dur municipe,
L'esclave Geminus a dédié ce cippe
Aux Monts, gardiens sacrés de l'âpre liberté ;
Et sur ces sommets clairs où le silence vibre,
Dans l'air inviolable, immense et pur, jeté,
Je crois entendre encor le cri d'un homme libre !
66
L'Exilée
MONTIBVS.
GARRI DEO.
SABINVLA.
V. S. L. M.
Dans ce vallon sauvage où César t'exila,
Sur la roche moussue, au chemin d'Ardiège,
Penchant ton front qu'argente une précoce neige,
Chaque soir, à pas lents, tu viens t'accouder là.
Tu revois ta jeunesse et ta chère villa
Et le Flamine rouge avec son blanc cortège ;
Et pour que le regret du sol Latin s'allège,
Tu regardes le ciel, triste Sabinula.
Vers le Gar éclatant aux sept pointes calcaires,
Les aigles attardés qui regagnent leurs aires
Emportent en leur vol tes rêves familiers ;
Et seule, sans désirs, n'espérant rien de l'homme,
Tu dresses des autels aux Monts hospitaliers
Dont les Dieux plus prochains te consolent de Rome.
67
Partie 3
LE MOYEN-ÂGE ET LA
RENAISSANCE
68
Vitrail
69
Épiphanie
70
Le Huchier de Nazareth
71
L'Estoc
72
Médaille
73
Suivant Pétrarque
74
Sur le Livre des Amours de Pierre de Ronsard
75
La Belle Viole
À Henry Cros
À vous troupe légère Qui d'aile passagère Par le monde
volez… JOACHIM DU BELLAY.
76
Épitaphe
77
Vélin doré
78
La Dogaresse
79
Sur le Pont-Vieux
80
Le Vieil Orfèvre
81
L'Épée
82
À Claudius Popelin
83
Émail
84
Rêves d'Émail
85
LES CONQUÉRANTS
Les Conquérants
86
Jouvence
87
Le Tombeau du Conquérant
88
Carolo Quinto imperante
89
L'Ancêtre
À Claudius Popelin.
La gloire a sillonné de ses illustres rides
Le visage hardi de ce grand Cavalier
Qui porte sur son front que nul n'a fait plier
Le hâle de la guerre et des soleils torrides.
En tous lieux, Côte-Ferme, îles, sierras arides,
Il a planté la croix, et, depuis l'escalier
Des Andes, promené son pennon familier
Jusqu'au golfe orageux qui blanchit les Florides.
Pour ses derniers neveux, Claudius, tes pinceaux,
Sous l'armure de bronze aux splendides rinceaux,
Font revivre l'aïeul fier et mélancolique ;
Et ses yeux assombris semblent chercher encor
Dans le ciel de l'émail ardent et métallique
Les éblouissements de la Castille d'Or.
90
À un Fondateur de Ville
91
Au Même
92
À une Ville morte
Cartagena de Indias
1532 – 1583 –1697.
Morne Ville, jadis reine des Océans !
Aujourd'hui le requin poursuit en paix les scombres
Et le nuage errant allonge seul des ombres
Sur ta rade où roulaient les galions géants.
Depuis Drake et l'assaut des Anglais mécréants,
Tes murs désemparés croulent en noirs décombres
Et, comme un glorieux collier de perles sombres,
Des boulets de Pointis montrent les trous béants.
Entre le ciel qui brûle et la mer qui moutonne,
Au somnolent soleil d'un midi monotone,
Tu songes, ô Guerrière, aux vieux Conquistadors ;
Et dans l'énervement des nuits chaudes et calmes,
Berçant ta gloire éteinte, ô Cité, tu t'endors
Sous les palmiers, au long frémissement des palmes.
93
Partie 4
L'ORIENT ET LES TROPIQUES
94
LA VISION DE KHEM
95
II
96
III
97
Le Prisonnier
À Gérôme.
Là-bas, les muezzins ont cessé leurs clameurs.
Le ciel vert, au couchant, de pourpre et d'or se frange ;
Le crocodile plonge et cherche un lit de fange,
Et le grand fleuve endort ses dernières rumeurs.
Assis, jambes en croix, comme il sied aux fumeurs,
Le Chef rêvait, bercé par le haschisch étrange,
Tandis qu'avec effort faisant mouvoir la cange,
Deux nègres se courbaient, nus, au banc des rameurs.
À l'arrière, joyeux et l'insulte à la bouche,
Grattant l'aigre guzla qui rhythme un air farouche,
Se penchait un Arnaute à l'œil féroce et vil ;
Car lié sur la barque et saignant sous l'entrave,
Un vieux Scheikh regardait d'un air stupide et grave
Les minarets pointus qui tremblaient dans le Nil.
98
Le Samouraï
99
Le Daïmio
100
Fleurs de Feu
101
Fleur séculaire
102
Le Récif de Corail
103
Partie 5
LA NATURE ET LE RÊVE
104
Médaille antique
105
Les Funérailles
106
Vendange
107
La Sieste
108
LA MER DE BRETAGNE
Un Peintre
À Emmanuel Lansyer.
Il a compris la race antique aux yeux pensifs
Qui foule le sol dur de la terre bretonne,
La lande rase, rose et grise et monotone
Où croulent les manoirs sous le lierre et les ifs.
Des hauts talus plantés de hêtres convulsifs,
Il a vu, par les soirs tempétueux d'automne,
Sombrer le soleil rouge en la mer qui moutonne ;
Sa lèvre s'est salée à l'embrun des récifs.
Il a peint l'Océan splendide, immense et triste,
Où le nuage laisse un reflet d'améthyste,
L'émeraude écumante et le calme saphir ;
Et fixant l'eau, l'air, l'ombre et l'heure insaisissables,
Sur une toile étroite il a fait réfléchir
Le ciel occidental dans le miroir des sables.
109
Bretagne
110
Floridum Mare
111
Soleil couchant
112
Maris Stella
113
Le Bain
114
Blason céleste
115
Armor
116
Mer montante
117
Brise Marine
118
La Conque
119
Le Lit
120
La Mort de l'Aigle
121
Plus Ultra
122
La Vie des Morts
123
Au Tragédien E. Rossi
124
Michel-Ange
125
Sur un Marbre brisé
126
Partie 6
ROMANCERO
127
LE SERREMENT DE MAINS
128
Le Vieux tout transporté dit en pleurant de joie :
― Fils de l'âme, ô mon sang, mon Rodrigue, que Dieu
Te garde pour l'espoir que ta fureur m'octroie ! ―
Avec des cris de haine et des larmes de feu,
Il dit alors sa joue insolemment frappée,
Le nom de l'insulteur et l'instant et le lieu ;
Et tirant du fourreau Tizona bien trempée,
Ayant baisé la garde ainsi qu'un crucifix,
Il tendit à l'enfant la haute et lourde épée.
― Prends-là. Sache en user aussi bien que je fis.
Que ton pied soit solide et que ta main soit prompte.
Mon honneur est perdu. Rends-le moi. Va, mon fils. ―
Une heure après, Ruy Diaz avait tué le Comte.
129
LA REVANCHE DE DIEGÔ LAYNEZ
130
Sous le col d'un seul coup par Tizona taillé,
D'épais et noirs caillots pendent à chaque fibre ;
Le Vieux frotte sa joue avec le sang caillé.
D'une voix éclatante et dont la salle vibre,
Il s'écrie : ― Ô Rodrigue, ô mon fils, cher vainqueur,
L'affront me fit esclave et ton bras me fait libre !
Et toi, visage affreux qui réjouis mon cœur,
Ma main va donc, au gré de ma haine indomptable,
Satisfaire sur toi ma gloire et ma rancœur ! ―
Et souffletant alors la tête épouvantable :
― Vous avez vu, vous tous, il m'a rendu raison !
Ruy, sieds-toi sur mon siège au haut bout de la table.
Car qui porte un tel chef est Chef de ma maison. ―
131
LE TRIOMPHE DU CID
132
Je me plains hautement que le Roi me néglige
Et ne veux plus attendre, au gré du meurtrier,
La vengeance à laquelle un grand serment t'oblige.
Oui, certe, ô Roi, je suis lasse de larmoyer ;
La haine dans mon cœur bout et s'irrite et monte
Et me prend à la gorge et me force à crier :
Vengeance, ô Roi, vengeance et justice plus prompte !
Tire de l'assassin tout le sang qu'il me doit ! ―
Et le peuple disait : ― C'est la fille du Comte.
Car d'un geste rigide elle montrait du doigt
Cid Ruy Diaz de Bivar qui, du haut de sa selle,
Lui dardait un regard étincelant et droit.
Et l'œil sombre de l'homme et les yeux clairs de celle
Qui l'accusait, alors se croisèrent ainsi
Que deux fers d'où jaillit une double étincelle.
Don Fernan se taisait, fort perplexe et transi,
Car l'un et l'autre droit que son esprit balance
Pèse d'un poids égal qui le tient en souci.
Il hésite. Le peuple attendait en silence.
Et le vieux Roi promène un regard incertain
Sur cette foule où luit l'éclair des fers de lance.
Il voit les cavaliers qui gardent le butin,
Glaive au poing, casque en tête, au dos la brigandine,
Rangés autour du Cid impassible et hautain.
Portant l'étendard vert consacré dans Médine,
Il voit les captifs pris au Miramamolin,
Les cinq Émirs vêtus de soie incarnadine ;
Et derrière eux, plus noirs sous leurs turbans de lin,
Douze nègres, chacun menant un cheval barbe.
Or, le bon prince était à la justice enclin :
― Il a vengé son père, il a conquis l'Algarbe ;
Elle, au nom de son père, inculpe son amant. ―
Et Don Fernan pensif se caresse la barbe.
― Que faire, songe-t-il, en un tel jugement ? ―
Chimène à ses genoux pleurait toutes ses larmes.
Il la prit par la main et très courtoisement :
― Relève-toi, ma fille, et calme tes alarmes,
Car sur le cœur d'un prince espagnol et chrétien
Les larmes de tes yeux sont de trop fortes armes.
133
Certes, Bivar m'est cher ; c'est l'espoir, le soutien
De Castille ; et pourtant j'accorde ta requête,
Il mourra si tu veux, ô Chimène, il est tien.
Dispose, il est à toi. Parle, la hache est prête ! ―
Ruy Diaz la regardait, grave et silencieux.
Elle ferma les yeux, elle baissa la tête.
Elle n'a pu braver ce front victorieux
Qu'illumine l'ardeur du regard qui la dompte ;
Elle a baissé la tête, elle a fermé les yeux.
Elle n'est plus la fille orgueilleuse du Comte,
Car elle sent rougir son visage enflammé
Moins encor de courroux que d'amour et de honte.
― C'est sous un bras loyal par l'honneur même armé
Que ton père a rendu son âme — que Dieu sauve !
L'homme applaudit au coup que le prince a blâmé.
Car l'honneur de Laynez et de Laÿn le Chauve,
Non moins pur que celui des rois dont je descends,
Vaut l'orgueil du sang goth qui dore ton poil fauve.
Condamne, si tu peux… Pardonne, j'y consens.
Que Gormaz et Laynez à leur antique souche,
Voient par vous reverdir des rameaux florissants.
Parle, et je donne à Ruy, sur un mot de ta bouche,
Belforado, Saldagne et Carrias del Castil. ―
Mais Chimène gardait un silence farouche.
Fernan lui murmura : ― Dis, ne te souvient-il,
Ne te souvient-il plus de l'amour ancienne ? ―
Ainsi parle le Roi gracieux et subtil.
Et la main de Chimène a frémi dans la sienne.
134
Partie 7
LES CONQUÉRANTS DE L'OR
135
I
136
Le pennon de Castille écartelé d'Autriche,
Pénétra jusqu'au fond des bois de Côte-Riche
À travers la montagne horrible, ou navigua
Le long des noirs récifs qui cernent Veragua,
Et vers l'Est atteignit, malgré de grands naufrages,
Les bords où l'Orénoque, enflé par les orages,
Inondant de sa vase un immense horizon,
Sous le fiévreux éclat d'un ciel lourd de poison,
Se jette dans la mer par ses cinquante bouches.
Enfin cent compagnons, tous gens de bonnes souches,
S'embarquèrent avec Pascual d'Andagoya
Qui, poussant encor plus sa course, côtoya
Le golfe où l'Océan Pacifique déferle,
Mit le cap vers le Sud, doubla l'île de Perle,
Et cingla devant lui toutes voiles dehors,
Ayant ainsi, parmi les Conquérants d'alors,
L'heur d'avoir le premier fendu les mers nouvelles
Avec les éperons des lourdes caravelles.
Mais quand, dix mois plus tard, malade et déconfit,
Après avoir très loin navigué sans profit
Vers cet El Dorado qui n'était qu'un vain mythe,
Bravé cent fois la mort, dépassé la limite
Du monde, ayant perdu quinze soldats sur vingt,
Dans ses vaisseaux brisés Andagoya revint,
Pedrarias d'Avila se mit fort en colère ;
Et ceux qui, sur la foi du récit populaire,
Hidalgos et routiers, s'étaient tous rassemblés
Dans Panama, du coup demeurèrent troublés.
Or les seigneurs, voyant qu'ils ne pouvaient plus guère
Employer leur personne en actions de guerre,
Partaient pour Mexico ; mais ceux qui, n'ayant rien,
Étaient venus tenter aux plages de Darien,
Désireux de tromper la misère importune,
Ce que vaut un grand cœur à vaincre la fortune,
S'entretenant à jeun des rêves les plus beaux,
Restaient, l'épée oisive et la cape en lambeaux,
Quoique tous bon marins ou vieux batteurs d'estrade,
À regarder le flot moutonner dans la rade,
En attendant qu'un chef hardi les commandât.
137
II
138
La berge s'élevait par d'insensibles pentes
Vers la ligne lointaine et sombre des forêts.
Et ce pays n'était qu'un très vaste marais.
Il pleuvait. Les soldats, devenus frénétiques
Par le harcèlement venimeux des moustiques
Qui noircissaient le ciel de bourdonnants essaims,
Foulaient avec horreur, en ces bas-fonds malsains,
Des reptiles nouveaux et d'étranges insectes
Ou voyaient émerger des lagunes infectes,
Sur leur ventre écaillé se traînant d'un pied tors,
Ces lézards monstrueux qu'on nomme alligators.
Et quand venait la nuit, sur la terre trempée,
Dans leurs manteaux, auprès de l'inutile épée,
Lorsqu'ils s'étaient couchés, n'ayant pour aliment
Que la racine amère ou le rouge piment,
Sur le groupe endormi de ces chercheurs d'empires
Flottait, crêpe vivant, le vol mou des vampires,
Et ceux-là qu'ils marquaient de leurs baisers velus
Dormaient d'un tel sommeil qu'ils ne s'éveillaient plus.
C'est pourquoi les soldats, par force et par prière,
Contraignirent leur chef à tourner en arrière,
Et, malgré lui, disant un éternel adieu
Au triste campement du port de Saint-Mathieu,
Pizarre, par la mer nouvellement ouverte,
Avec Bartolomé suivant la découverte,
Sur un seul brigantin d'un faible tirant d'eau
Repartit, et, doublant Punta de Pasado,
Le bon pilote Ruiz eut la fortune insigne,
Le premier des marins, d'avoir franchi la Ligne
Et poussé plus au sud du monde occidental.
La côte s'abaissait, et les bois de santal
Exhalaient sur la mer leurs brises parfumées.
De toutes parts montaient de légères fumées,
Et les marins joyeux, accoudés aux haubans,
Voyaient les fleuves luire en tortueux rubans
À travers la campagne, et tout le long des plages
Fuir des champs cultivés et passer des villages.
Ensuite, ayant serré la côte de plus près,
À leurs yeux étonnés parurent les forêts.
139
Au pied des volcans morts, sous la zone des cendres,
L'ébénier, le gayac et les durs palissandres,
Jusques aux confins bleus des derniers horizons
Roulant le flot obscur des vertes frondaisons,
Variés de feuillage et variés d'essence,
Déployaient la grandeur de leur magnificence ;
Et du nord au midi, du levant au ponant,
Couvrant tout le rivage et tout le continent,
Partout où l'œil pouvait s'étendre, la ramure
Se prolongeait avec un éternel murmure
Pareil au bruit des mers. Seul, en ce cadre noir,
Étincelait un lac, immobile miroir
Où le soleil, plongeant au milieu de cette ombre,
Faisait un grand trou d'or dans la verdure sombre.
Sur les sables marneux, d'énormes caïmans
Guettaient le tapir noir ou les roses flamants.
Les majas argentés et les boas superbes
Sous leurs pesants anneaux broyaient les hautes herbes,
Ou, s'enroulant autour des troncs d'arbres pourris,
Attendaient l'heure où vont boire les pécaris.
Et sur les bords du lac horriblement fertile
Où tout batracien pullule et tout reptile,
Alors que le soleil décline, on pouvait voir
Les fauves par troupeaux descendre à l'abreuvoir :
Le puma, l'ocelot et les chats-tigres souples,
Et le beau carnassier qui ne va que par couples
Et qui par-dessus tous les félins est cité
Pour sa grâce terrible et sa férocité,
Le jaguar. Et partout dans l'air multicolore
Flottait la végétale et la vivante flore ;
Tandis que les cactus aux hampes d'aloès,
Les perroquets divers et les kakatoès
Et les aras, parmi d'assourdissants ramages,
Lustraient au soleil clair leurs splendides plumages,
Dans un pétillement d'ailes et de rayons,
Les frêles oiseaux-mouches et les grands papillons,
D'un vol vibrant, avec des jets de pierreries,
Irradiaient autour des lianes fleuries.
Plus loin, de toutes parts élancés, des halliers,
Des gorges, des ravins, des taillis, par milliers,
140
Pillant les monbins mûrs et les buissons d'icaques,
Les singes de tout poil, ouistitis et macaques,
Sakis noirs, capucins, trembleurs et carcajous
Par les figuiers géants et les hauts acajous,
Sautant de branche en branche ou pendus par leurs
queues,
Innombrables, de l'aube au soir, durant des lieues,
Avec des gestes fous hurlant et gambadant,
Tout au long de la mer les suivaient.
Cependant,
Poussé par une tiède et balsamique haleine,
Le navire, doublant le cap de Sainte-Hélène,
Glissa paisiblement dans le golfe d'azur
Où sous l'éclat d'un jour éternellement pur,
La mer de Guayaquil, sans colère et sans lutte,
Arrondissant au loin son immense volute,
Frange les sables d'or d'une écume d'argent.
Et l'horizon s'ouvrit magnifique et changeant.
Les montagnes, dressant les neiges de leur crête,
Coupaient le ciel foncé d'une brillante arête
D'où s'élançaient tout droits au haut de l'éther bleu
Le Prince du Tonnerre et le Seigneur du Feu :
Le mont Chimborazo dont la sommité ronde,
Dôme prodigieux sous qui la foudre gronde,
Dépasse, gigantesque et formidable aussi,
Le cône incandescent du vieux Cotopaxi.
Attentif aux gabiers en vigie à la hune,
Dans le pressentiment de sa haute fortune,
Pizarre, sur le pont avec les Conquérants,
Jetait sur ces splendeurs des yeux indifférents,
Quand, soudain, au détour du dernier promontoire,
L'équipage, poussant un long cri de victoire,
Dans le repli du golfe où tremblent les reflets
Des temples couverts d'or et des riches palais,
Avec ses quais noircis d'une innombrable foule,
Entre l'azur du ciel et celui de la houle,
Au bord de l'Océan vit émerger Tumbez.
Alors, se recordant ses compagnons tombés
À ses côtés, ou morts de soif et de famine,
Et voyant que le peu qui restait avait mine
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De gens plus disposés à se ravitailler
Qu'à reprendre leur course, errer et batailler,
Pizarre comprit bien que ce serait démence
Que de s'aventurer dans cet empire immense ;
Et jugeant sagement qu'en ce dernier effort
Il fallait à tout prix qu'il restât le plus fort,
Il prit langue parmi ces nations étranges,
Rassembla beaucoup d'or par dons et par échanges,
Et, gagnant Panama sur son vieux brigantin
Plein des fruits de la terre et lourd de son butin,
Il mouilla dans le port après trois ans de courses.
Là, se trouvant à bout d'hommes et de ressources,
Bien que fort malhabile aux manières des cours,
Il résolut d'user d'un suprême recours
Avant que de tenter sa dernière campagne,
Et de Nombre de Dios s'embarqua pour l'Espagne.
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III
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D'où le feu souverain, qui fait trembler la terre
Et fondre le métal au creuset du cratère,
Précipite le flux brûlant des laves d'or
Que garde l'oiseau Rock qu'ils ont nommé condor.
Il lui dit la nature enrichissant la fable ;
D'innombrables torrents qui roulent dans leur sable
Des pierres d'émeraude en guise de galets ;
La chicha fermentant aux celliers des palais
Dans des vases d'or pur pareils aux vastes jarres
Où l'on conserve l'huile au fond des Alpujarres ;
Les temples du Soleil couvrant tout le pays,
Revêtus d'or, bordés de leurs champs de maïs
Dont les épis sont d'or aussi bien que la tige
Et que broutent, miracle à donner le vertige
Et fait pour rendre même un Empereur pensif,
Des moutons d'or avec leurs bergers d'or massif.
Ce discours étonna Don Carlos, et l'Altesse,
Daignant enfin peser avec la petitesse
Des secours implorés l'honneur du résultat,
Voulut que sans tarder Don François répétât,
Par-devant Nosseigneurs du Grand Conseil, ses offres
De dilater l'Église et de remplir les coffres.
Après quoi, lui passant l'habit de chevalier
De Saint-Jacques, il lui mit au cou son bon collier.
Et Pizarre jura sur les saintes reliques
Qu'il resterait fidèle aux rois Très-Catholiques,
Et qu'il demeurerait le plus ferme soutien
De l'Église Romaine et du beau nom chrétien.
Puis l'Empereur dicta les augustes cédules
Qui faisaient assavoir, même aux plus incrédules,
Que, sauf les droits anciens des hoirs de l'Amiral,
Don François Pizarro, lieutenant général
De Son Altesse, était sans conteste et sans terme
Seigneur de tous pays, îles et terre ferme,
Qu'il avait découverts ou qu'il découvrirait.
La minute étant lue et quand l'acte fut prêt
À recevoir les seings au bas des protocoles,
Pizarre, ayant jadis peu hanté les écoles,
Car en Estremadure il gardait les pourceaux,
Sur le vélin royal d'où pendaient les grands sceaux
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Fit sa croix, déclarant ne savoir pas écrire,
Mais d'un ton si hautain que nul ne put en rire.
Enfin, sur un carreau brodé, le bâton d'or
Qui distingue l'Alcade et l'Alguazil Mayor
Lui fut remis par Juan de Fonseca. La chose
Ainsi dûment réglée et sa patente close,
L'Adelantade, avant de reprendre la mer,
Et bien qu'il n'en gardât qu'un souvenir amer,
Visita ses parents dans Truxillo, leur ville,
Puis, joyeux, s'embarqua du havre de Séville
Avec les trois vaisseaux qu'il avait nolisés.
Il reconnut Gomère, et les vents alizés,
Gonflant d'un souffle frais leur voilure plus ronde,
Entraînèrent ses nefs sur la route du monde
Qui fit l'Espagne grande et Colomb immortel.
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IV
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Avait conquis, après de rapides victoires,
Cuzco, nombril du monde, où les Rois, ses aïeux,
Dieux eux-mêmes, siégeaient parmi les anciens Dieux,
Et qu'il avait courbé sous le joug de l'épée
La terre de Manco sur son frère usurpée.
Aussitôt, s'éloignant de la côte à grands pas,
À travers le désert sablonneux des pampas,
Tout joyeux de mener au but ses vieilles bandes,
Pizarre commença d'escalader les Andes.
De plateaux en plateaux, de talus en talus,
De l'aube au soir allant jusqu'à n'en pouvoir plus,
Ils montaient, assaillis de funèbres présages.
Rien n'animait l'ennui des mornes paysages.
Seul, parfois, ils voyaient miroiter au lointain
Dans sa vasque de pierre un lac couleur d'étain.
Sous un ciel tour à tour glacial et torride,
Harassés et tirant leurs chevaux par la bride,
Ils plongeaient aux ravins ou grimpaient aux sommets ;
La montagne semblait prolonger à jamais,
Comme pour épuiser leur marche errante et lasse,
Ses gorges de granit et ses crêtes de glace.
Une étrange terreur planait sur la sierra
Et plus d'un vieux routier dont le cœur se serra
Pour la première fois y connut l'épouvante.
La terre sous leurs pas, convulsive et mouvante,
Avec un sourd fracas se fendait, et le vent,
Au milieu des éclats de foudre, soulevant
Des tourmentes de neige et des trombes de grêles,
Se lamentait avec des voix surnaturelles.
Et roidis, aveuglés, éperdus, les soldats,
Cramponnés aux rebords à pic des quebradas,
Sentaient sous leurs pieds lourds fuir le chemin qui
glisse.
Sur leurs fronts la montagne était abrupte et lisse,
Et plus bas, ils voyaient dans leurs lits trop étroits,
Rebondissant le long des bruyantes parois,
Aux pointes des rochers qu'un rouge éclair allume,
Se briser les torrents en poussière d'écume.
Le vertige, plus haut, les gagna. Les poumons
Saignaient en aspirant l'air trop subtil des monts,
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Et le froid de la nuit gelait la triste troupe.
Tandis que les chevaux, tournant en rond leur croupe,
L'un sur l'autre appuyés, broutaient un chaume ras,
Les soldats, violant les tombeaux Aymaras,
En arrachaient les morts cousus dans leurs suaires
Et faisaient des grands feux avec ces ossuaires.
Pizarre seul n'était pas même fatigué.
Après avoir passé vingt rivières à gué,
Traversé des pays sans hameaux ni peuplade,
Souffert le froid, la faim, et tenté l'escalade
Des monts les plus affreux que l'homme ait mesurés,
D'un regard, d'une voix et d'un geste assurés,
Au cœur des moins hardis il soufflait son courage ;
Car il voyait, terrible et somptueux mirage,
Au feu de son désir briller Caxamarca.
Enfin, cinq mois après le jour qu'il débarqua,
Les pics de la sierra lui tenant lieu de phare,
Il entra, les clairons sonnant tous leur fanfare,
À grand bruit de tambours et la bannière au vent,
Sur les derniers plateaux, et poussant en avant,
Sans laisser aux soldats le temps de prendre haleine,
En hâte, il dévala le chemin de la plaine.
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V
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Del Barco qui, fameux chercheur de terres neuves,
Avec Orellana descendit les grands fleuves,
Et Juan de Salcedo qui, fils d'un noble sang,
Quoique sans barbe encor, galope au premier rang.
Derrière, tous marris de marcher sur leurs pieds,
Viennent les démontés et les estropiés.
Juan Forès pique en vain d'un carreau d'arbalète
Un vieux rouan fourbu qui bronche et qui halète ;
Ribera l'accompagne, et laisse à l'abandon
Errer distraitement la bride et le bridon
Au col de son bai brun qui boite d'un air morne,
S'étant, faute de fers, usé toute la corne.
Avec ces pauvres gens marche don Pèdre Alcon,
Lequel en son écu porte d'or au faucon
De sable, grilleté, chaperonné de gueules ;
Ce vieux seigneur jadis avait tourné les meules
Dans Grenade, du temps qu'il était prisonnier
Des mécréants. Ce fut un bon pertuisanier.
Sous cette brave escorte, au trot de leurs deux mules
Fort pacifiquement s'en vont les deux émules :
Requelme, le premier, comme tout bon Contador,
Reste silencieux, car le silence est d'or ;
Quant au licencié Gil Tellez, le Notaire,
Il dresse en son esprit le futur inventaire,
Tout prêt à prélever, au taux juste et légal,
La part des Cavaliers, après le Quint Royal.
Or, quelques fourrageurs restés sur les derrières,
Pour rejoindre leurs rangs, malgré les fondrières,
À leurs chevaux lancés ayant rendu la main,
Et bravant le vertige et brûlant le chemin,
Par la montagne à pic descendaient ventre à terre.
Leur galop furieux fait un bruit de tonnerre.
Les voici : bride aux dents, le sang aux éperons,
Dans la foule effarée, au milieu des jurons,
Du tumulte, des cris, des appels à l'Alcade,
Ils débouchent. Le chef de cette cavalcade,
Qui, d'aspect arrogant et vêtu de brocart,
Tandis que son cheval fait un terrible écart,
Salue Alvar de Paz qui devant lui se range,
En balayant la terre avec sa plume orange,
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N'est autre que Fernan, l'aîné, le plus hautain
Des Pizarre, suivi de Juan, et de Martin
Qu'on dit d'Alcantara, leur frère par le ventre.
Briceño qui, depuis, se fit clerc et fut chantre
À Lima, n'étant pas très habile écuyer,
Dans cette course folle a perdu l'étrier,
Et, voyant ses amis déjà loin, se dépêche
Et pique sa jument couleur de fleur de pêche.
Le brave Antonio galope à son côté ;
Il porte avec orgueil sa noble pauvreté,
Car, s'il a pour tout bien l'épée et la rondache,
Son cimier héraldique est ceint de feuilles d'ache
Qui couronnent l'écu des ducs de Carrion.
Ils passent, soulevant un poudreux tourbillon.
À leurs cris, un seigneur, de ceux de l'avant-garde,
S'arrête, et, retournant son cheval, les regarde.
Il monte un genet blanc dont le caparaçon
Est rouge, et pour mieux voir se penche sur l'arçon.
C'est le futur vainqueur de Popayan. Sa taille
Est faite pour vêtir le harnois de bataille.
Beau comme un Galaor et fier comme un César,
Il marche en tête, ayant pour nom Benalcazar.
Près d'Oreste voici venir le bon Pylade :
Très basané, le chef coiffé de la salade,
Il rêve, enveloppé dans son large manteau ;
C'est le vaillant soldat Hernando de Soto
Qui, rude explorateur de la zone torride,
Découvrira plus tard l'éclatante Floride
Et le père des eaux, le vieux Meschacébé.
Cet autre qui, casqué d'un morion bombé,
Boucle au cuir du jambard la lourde pertuisane
En flattant de la voix sa jument alezane,
C'est l'aventurier grec Pedro de Candia,
Lequel ayant brûlé dix villes, dédia,
Pour expier ces feux, dix lampes à la Vierge.
Il regarde, au sommet dangereux de la berge,
Caracoler l'ardent Gonzalo Pizarro,
Qui depuis, à Lima, par la main du bourreau,
Ainsi que Carbajal, eut la tête branchée
Sur le gibet, après qu'elle eut été tranchée
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Aux yeux des Cavaliers qui, séduits par son nom,
Dans Cuzco révolté haussèrent son pennon.
Mais lui, bien qu'à son roi déloyal et rebelle,
Étant bon hidalgo, fit une mort très belle.
À quelques pas, l'épée et le rosaire au flanc,
Portant sur les longs plis de son vêtement blanc
Un scapulaire noir par-dessus le cilice
Dont il meurtrit sa chair et dompte sa malice,
Chevauche saintement l'ennemi des faux dieux,
Le très savant et très miséricordieux
Moine dominicain fray Vincent de Valverde
Qui, tremblant qu'à jamais leur âme ne se perde
Et pour l'éternité ne brûle dans l'Enfer,
Fit périr des milliers de païens par le fer
Et les auto-da-fés et la hache et la corde,
Confiant que Jésus, en sa miséricorde,
Doux rémunérateur de son pieux dessein,
Recevrait ces martyrs ignorants dans son sein.
Enfin, les précédant de dix longueurs de vare,
Et le premier de tous, marche François Pizarre.
Sa cape, dont le vent a dérangé les plis,
Laisse entrevoir la cotte et les brassards polis ;
Car, seul parmi ces gens, pourtant de forte race,
Qui tous avaient quitté l'acier pour la cuirasse
De coton, il gardait, sous l'ardeur du Cancer,
Sans en paraître las, son vêtement de fer.
Son barbe cordouan, rétif, faisait des voltes
Et hennissait ; et lui, châtiant ces révoltes,
Laissait parfois sonner contre ses flancs trop prompts
Les molettes d'argent de ses lourds éperons,
Mais sans plus s'émouvoir qu'un cavalier de pierre,
Immobile, et dardant de sa sombre paupière
L'insoutenable éclat de ses yeux de gerfaut.
Son cœur aussi portait l'armure sans défaut
Qui sied aux conquérants, et, simple capitaine,
Il caressait déjà dans son âme hautaine
L'espoir vertigineux de faire, tôt ou tard,
Un manteau d'Empereur des langes du bâtard.
152
VI
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De l'Inca, dont le vent enflait les pavillons
Et de la solfatare en de tels tourbillons
Montaient confusément d'épaisses fumerolles,
Que dans cette vapeur, couverts de banderoles,
La plaine, les coteaux et le premier versant
De la montagne avaient un aspect très puissant.
Et tous les Conquérants, dans un morne silence,
Sur le col des chevaux laissant pendre la lance,
Ayant considéré mélancoliquement
Et le peu qu'ils étaient et ce grand armement,
Pâlirent. Mais Pizarre, arrachant la bannière
Des mains de Gabriel Rojas, d'une voix fière :
Pour Don Carlos, mon maître, et dans son Nom Royal,
Moi, François Pizarro, son serviteur loyal,
En la forme requise et par-devant Notaire,
Je prends possession de toute cette terre ;
Et je prétends de plus que si quelque rival
Osait y contredire, à pied comme à cheval,
Je maintiendrai mon droit et laverai l'injure
Et par mon saint patron, Don François, je le jure !
Et ce disant, d'un bras furieux, dans le sol
Qui frémit, il planta l'étendard espagnol
Dont le vent des hauteurs qui soufflait par rafales
Tordit superbement les franges triomphales.
Cependant les soldats restaient silencieux,
Éblouis par la pompe imposante des cieux.
Car derrière eux, vers l'ouest, où sans fin se déroule
Sur des sables lointains la Pacifique houle,
En une brume d'or et de pourpre, linceul
Rougi du sang d'un Dieu, sombrait l'antique Aïeul
De Celui qui régnait sur ces tentes sans nombre.
En face, la sierra se dressait haute et sombre.
Mais quand l'astre royal dans les flots se noya,
D'un seul coup, la montagne entière flamboya
De la base au sommet, et les ombres des Andes,
Gagnant Caxamarca, s'allongèrent plus grandes.
Et tandis que la nuit, rasant d'abord le sol,
De gradins en gradins haussait son large vol,
La mourante clarté, fuyant de cime en cime,
Fit resplendir enfin la crête plus sublime ;
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Mais l'ombre couvrit tout de son aile. Et voilà
Que le dernier sommet des pics étincela,
Puis s'éteignit.
Alors, formidable, enflammée
D'un haut pressentiment, tout entière, l'armée,
Brandissant ses drapeaux sur l'occident vermeil,
Salua d'un grand cri la chute du Soleil.
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