La Négritude 1-1

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La négritude : un combat contre la colonisation ?

Etude d'un entretien avec Césaire et


Senghor.

Le discours d' Aimé Césaire d'expliquer une notion importante qu'il a baptisée "négritude " et
qu'il est difficile de définir avec précision. Par ce mot, le poète antillais tente de cerner
l'essence même de la colonisation et intente un procès d'intention aux Européens . Dans son
Discours sur le colonialisme publié en 1950 , il passe en revue les abus commis par les
Français notamment en Indochine, à Madagascar, en Afrique noire et surtout aux Antilles
dont il est originaire. Le premier mensonge des colons , selon lui, est de prétendre agir au nom
de la civilisation ( l10 ) : C'est le principal mensonge "à partir duquel prolifèrent tous les
autres ".

Il tente ensuite de définir la nature même de la colonisation (l 5 ) et propose une série de


négations pour mieux en traduire l'essence ; elle n'est pas faite par amour de l'homme ou
même par volonté d'imposer son Dieu ou d'apporter une vie meilleure à des populations
lointaines ; Pour Césaire, elle découle d'une soif de domination : Il en révèle le caractère
profondément négatif et destructeur en utilisant l'image de " l'ombre portée maléfique " 21 .
Il qualifie également les colons de pirates, aventuriers, chercheurs d'or, épiciers et
marchands pour bien insister sur les fondements économiques de la politique coloniale.
Il affirme ensuite que l'hypocrisie des colons est assez récente ; il compare la colonisation
brutale des Espagnols à celle, plus hypocrite car elle déguise ses véritables intentions, des
Européens . Il accuse notamment le "pédantisme chrétien" (l 28 ) qui a considéré que les
colons étaient avant tout des civilisateurs et qu'ils oeuvraient, soi-disant, pour le bien des
sauvages . Césaire y voit ainsi l'un des points de départ du racisme ; Toutefois, il pense que
l'Europe a été un "redistributeur d'énergie" et qu'on gagne tous à être en contact les uns avec
les autres ( l 32) . Il termine en remettant en cause le principe même de la colonisation en tant
qu'échange véritable En effet, le principe de la colonisation en subordonnant un peuple à un
autre, annihile tout forme d'humanisme . La colonisation est donc un anti-humanisme .

Ma Négritude point n'est sommeil de la race mais soleil de


l'âme, ma négritude vue et vie
Ma Négritude est truelle à la main, est lance au poing
Réécade. Il n'est question de boire, de manger l'instant qui
passe
Tant pis si je m'attendris sur les roses du Cap-Vert !
Ma tâche est d 'éveiller mon peuple aux futurs flamboyants
Ma joie de créer des images pour le nourrir, ô lumières
rythmées de la Parole ! »

Né en 1906, Léopold Sédar Senghor nous a quitté le 20


décembre 2001. Premier président de la République, en 1961,
(au début de l'indépendance du Sénégal), ami de Georges
Pompidou, son condisciple de l'Ecole Normale Supérieure,
agrégé de grammaire, et académicien, il est avec Aimé Césaire

, l'un des principaux initiateurs du mouvement de la Négritude.


"La Négritude est la simple reconnaissance du fait d'etre Noir,
et l'acceptation de ce fait, de notre destin de Noir, de notre
histoire et de notre culture". écrit-il en 1934 dans la revue
"L'Etudiant noir". Il concilia toute sa vie les plus hautes
activités poétiques et politiques. En 1978, il fut le président
d'honneur du Premier Festival International de Poésie de Paris
organisé par Jean-Pierre Rosnay, qui reçut à cette occasion des
poètes de 37 pays différents dans la capitale française.

 Léopold Sédar Senghor et la civilisation de l'universel

Parmi les notions dont Léopold Sédar Senghor s’est fait l’ardent défenseur, celle qu’il a
appelée la civilisation de l’universel est sans conteste une composante essentielle de sa
pensée. Cette notion a été diversement commentée et même, dans certains cas, interprétée de
manière erronée ou controversée. Je m’attacherai ici à présenter ma réflexion personnelle sur
les fondements de la pensée de Senghor. J’examinerai tout d’abord sa conception de la
Négritude et ce qu’elle implique en termes d’identification noire et de reconnaissance de
l’Afrique comme berceau des races. Je me pencherai ensuite sur la « Civilisation de
l’universel », telle que Senghor l’a défendue, et son lien avec la pensée du paléontologue
français, le Père Teilhard de Chardin. J’évoquerai pour finir le débat passionné suscité par son
œuvre et sa pensée. En effet, Senghor a probablement été, parmi les écrivains et penseurs
africains, le plus admiré, le plus récompensé à travers le monde, mais aussi le plus critiqué et
le plus honni.

La Négritude selon Léopold Sédar Senghor

2Né à Joal au Sénégal en 1906, le président et poète Léopold Senghor est mort en France le
21 décembre 2001. Après sa formation au Collège-séminaire Liberman, il part pour Paris en
1928 où il fréquente le lycée Louis-le-Grand et côtoie comme condisciple le futur président
français Georges Pompidou. À l’époque de son agrégation de grammaire en 1935, il entre en
contact avec des étudiants noirs originaires d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique. Depuis le
début du siècle, les panafricanistes afro-américains réclamaient leur émancipation dans
diverses revues et à travers des mouvements tels que la Renaissance de Harlem. William
E. B. DuBois, Langston Hughes, Claude McKay, Richard Wright, etc., étaient venus en
France répandre leurs idées de libération. Bien que le terme « négritude » ait été forgé par
Aimé Césaire, c’est Senghor qui s’en est fait le porte-parole, le théoricien et l’élément moteur.
Son aventure politique n’aura jamais d’incidence sur sa production littéraire ni sur son
engouement pour la Négritude. Depuis Chants d’Ombre, son premier recueil de poésie,
jusqu’au dernier volume de Libertés, l’impact de Senghor sur la culture africaine et
francophone a été considérable. Tout au long de sa vie, il n’a jamais cessé de défendre avec
fermeté ses convictions et ses déclarations, en répondant à toutes les objections, en réajustant
et reformulant ses arguments et en précisant ses idées. Une des définitions que Senghor a
donnée de la Négritude est devenue classique : « La Négritude est l’ensemble des valeurs
culturelles du monde noir, telles qu’elles s’expriment dans la vie et les œuvres des Noirs »
(1977 : 90). Cette définition a été revue et affinée à de nombreuses reprises pour signifier
« rien que la volonté d’être soi-même » ou une « arme de combat pour la décolonisation »
(1977 : 91). Pour Senghor et ses amis, la Négritude est devenue un outil idéologique visant,
au-delà de la quête individuelle du moi, la libération de tous les Noirs. Cette revendication
atteindra son objectif le plus élevé avec l’indépendance des pays africains ou le statut de
Départements et Territoires d’Outre-Mer pour certaines îles françaises.

3Avec la Négritude, le Noir opprimé devient tout d’abord conscient de sa race : « Le nègre ne
peut nier qu’il soit nègre ni réclamer pour lui cette abstraite humanité incolore : il est noir.
Ainsi est-il acculé à l’authenticité : insulté, asservi, il se redresse, il ramasse le mot de “nègre”
qu’on lui a jeté comme une pierre, il se revendique comme noir, en face du blanc, dans la
fierté » (Sartre 1948 : xiv). Cette citation de Sartre épouse parfaitement le point de vue de
Senghor. Il réalise qu’il est humilié, exploité, à cause de la couleur de sa peau, et cela l’amène
à penser à un Éden africain précolonial, à l’Afrique des empires et des grandes civilisations.
C’est pourquoi la Négritude lui apparaît dans un contexte existentiel de mémoire mythique
d’un Âge d’or révolu. C’est peut-être la raison pour laquelle le genre littéraire choisi pour
canaliser ces frustrations sera la poésie lyrique.

4Dans sa poésie, Senghor chante avec une intense émotion l’Afrique idyllique, la beauté
noire, l’harmonie de l’univers africain, les liens invisibles communs à tous les peuples qui
partagent la même sensibilité noire. Il adore les dieux africains, vénère les arbres et les
montagnes du Golfe de Guinée, se remémore comme source d’inspiration Marône et les
autres poétesses sérères, adopte le statut du griot en exil privé de son tam-tam, balafong ou
kora : « Le voilà donc, le poète d’aujourd’hui, gris par l’hiver dans une grise chambre d’hôtel.
Comment ne songerait-il pas au Royaume d’enfance, à la Terre promise de l’avenir dans le
néant du temps présent ? Comment ne chanterait-il pas la “Négritude debout” ? » (1990 : 156-
157). Revaloriser le Noir, sa culture et sa civilisation, revendiquer son droit à l’existence et à
la liberté, réécrire son histoire déformée et volée, défendre les valeurs partagées par tous les
Noirs quelle que soit leur origine : tels ont été les jalons de la lutte anticoloniale de la
Négritude. Être Noir et fier d’être Noir a été en quelque sorte le slogan des membres
fondateurs du mouvement de la Négritude. Comme l’écrit J. Jahn (1958 : 240) : « La
Négritude a restauré la légitimité de l’appartenance à la culture africaine ».

5Senghor va alors s’attacher à définir l’homme noir. Dans son poème « Prière aux masques »,
il situe et définit le Noir en le comparant et en l’opposant au Blanc, tout en présentant une
vision totalisante de l’univers. L’Afrique et l’Europe étant reliées par un même cordon
ombilical, il revient au Noir d’assurer le rythme et la sensibilité pour contrebalancer le monde
géométrique du Blanc. Fermant les yeux sur tous les méfaits de la colonisation, sur
l’exploitation et l’esclavage perpétrés par le Blanc à l’encontre du Noir, Senghor déclare, avec
une assurance qui ne manque pas de surprendre, que les Blancs et les Noirs sont destinés à
vivre en harmonie dans un monde sans races ni classes sociales. Chacun amènerait sa
contribution au pot commun, à la symbiose culturelle de l’humanité, bien unique appartenant
à chacun et que l’autre ne peut imposer sans dommages. L’humanisme de Senghor consiste à
affirmer la complémentarité des cultures et des civilisations – en d’autres termes, le métissage
culturel. Dans le concert du monde à venir, le Noir fait figure d’artiste mystique : « Nous
sommes les hommes de la danse, dont les pieds reprennent vigueur en frappant le sol dur »
(1990 : 24). C’est là aussi l’Afrique traditionnelle de Senghor.

6L’Afrique en tant que berceau de l’humanité est un sujet-clé pour le mouvement de la


Négritude. Césaire se retrouve dans le mysticisme bambara de sa géographie personnelle de la
même manière que Laleau éprouve de l’embarras à exprimer ses sentiments sénégalais
authentiques en français, la langue que l’histoire lui a imposée. Grammairien de formation,
Senghor établit une distinction entre l’humanité, concept de la science historique, et
l’humanisme, concept dont se revendiquent l’existentialisme, l’essentialisme ou le
spiritualisme. Le fait que les vestiges les plus anciens de l’homme sur terre aient été localisés
en Afrique orientale a conforté les tenants de la Négritude dans leur conviction que l’Afrique
est la mère de l’humanité et qu’il existe une souche commune des hommes et des races. En se
faisant le défenseur de thèses de ce genre, Senghor visait à retrouver l’unicité de l’humanité
dans son ensemble.

7Dès qu’il a commencé à fréquenter l’école, Senghor a pris conscience de la colonisation de


l’homme noir sous le système de l’assimilation française. Les sciences humaines telles que
l’ethnologie, la linguistique, la sociologie, la philosophie et l’étude des arts lui ont fourni des
outils de base pour élaborer son propre système conceptuel. Formé à l’image de la
« Civilisation », c’est-à-dire de l’Europe, Senghor a senti naître très tôt en lui les germes
d’une rébellion personnelle contre la condescendance de la mentalité coloniale ; il se forge
« l’idée, pas le mot, d’une civilisation noire différente mais égale » (1977 : 227). Or c’est là
que réside en réalité le problème.

8Le colonisé est perçu par le colonisateur comme un sous-homme, sans culture ni histoire. Le
combat de Senghor consistera dès lors à conquérir un statut humain égal à celui du Blanc,
condition sine qua non pour l’existence de toute civilisation. La reconnaissance ou la
conscientisation de la race noire devient ainsi une étape fondamentale vers la revalorisation
des valeurs civilisationnelles propres au peuple noir. L’idée d’une culture noire allait ouvrir la
voie à une entité plus globale qui impliquerait chaque individu en tant qu’homme intégral. En
ce qui concerne l’Afrique, la mission de la Négritude consiste à « créer en Afrique et pour les
Africains une nouvelle civilisation qui convienne à l’Afrique et aux temps nouveaux, qui soit
le fruit d’une réelle culture » (1964 : 124). Concrètement, la civilisation latine et la civilisation
noire s’efforceront de transcender leurs différences pour créer ensemble une civilisation afro-
latine. Cette notion coïncidera plus tard avec celle de la civilisation de l’universel.

9Il résulte de ce genre d’affirmations qu’en pointant du doigt la différence avec les
Européens, Senghor et les autres tenants de la Négritude allaient élaborer un discours
fondamentalement racial sans être raciste, sans inciter à la haine viscérale contre l’oppresseur.
Sartre avait souligné ce racisme antiraciste de la Négritude dans sa préface à l’Anthologie de
Senghor. Les écrivains de la Négritude cherchent ostensiblement à marquer leur différence et
leur originalité tout en restant lucides. Conscient d’un excès raciste, Senghor précise : « la
Négritude n’a jamais insisté sur la couleur de la peau mais sur l’ethnicité. Comme on le sait,
l’ethnicité n’est pas seulement la race avec ses qualités physiques, mais davantage la culture
avec ses valeurs de civilisation » (1977 : 281).

La Civilisation de l’universel

10L’idée de la civilisation de l’universel est déjà présente – en gestation et explicitement –


dans toutes les premières publications de Senghor, comme Chants d’Ombre :

11
Que nous répondions présents à la renaissance du Monde
Ainsi le levain qui est nécessaire à la farine blanche.
Car qui apprendrait le rythme au monde défunt des machines et des canons ?

12Ces trois vers de « Prière aux masques » expriment l’imperfection du monde présent et de
ce fait suggèrent sa transformation en un monde où toutes les contradictions se fonderont sous
une nouvelle peau. Le monde aspire à un renouveau imminent, un processus dans lequel la
contribution des Noirs ne sera pas seulement essentielle, mais aussi active, productive et
source d’inspiration. L’analogie avec le levain fait des Noirs l’élément de base, la part
essentielle de la nouvelle société universelle. Fidèle à sa pensée qui oppose la raison au
sentiment et à l’émotion, Senghor situe la contribution des Noirs au niveau de la pulsion
rythmique qui donnera vie au monde des mesures et des normes. L’âme plutôt que
l’intelligence, l’intuition plutôt que la connaissance, la perception directe plutôt que la voie
déductive vers la vérité : telles sont les notions principales sur lesquelles Senghor bâtit sa
théorie de la civilisation de l’universel. Il développe une terminologie qui lui est propre :
royaume d’enfance, rencontre du donner et du recevoir, symbiose des civilisations, dialogue
des cultures…

13L’arrière-plan théorique de Senghor prend sa source dans les sciences humaines déjà
mentionnées plus haut, le marxisme, la doctrine du Père Teilhard de Chardin, les philosophies
existentialistes et spiritualistes, mais aussi dans ses propres expériences. Sa lecture des
africanistes ou des précurseurs afro-américains, ses conversations avec des collègues
colonisés lui ont fait prendre pleinement conscience de la situation coloniale. Des livres tels
que l’Histoire de la civilisation africaine de Leo Frobenius, l’Esquisse d’une théorie des
émotions de Sartre et Le Phénomène humain de Teilhard de Chardin ont exercé sur lui une
influence considérable. Senghor s’est lui-même proclamé socialiste-marxiste après avoir
retrouvé la foi grâce aux écrits de Teilhard de Chardin. Du marxisme, il a conservé la
dialectique matérialiste, base de son combat anticolonial et de son action politique.

14Il retient de la dialectique historique la notion de synthèse, l’idée de transcender les


antinomies contingentes que de Chardin présente sous le terme « universel ». L’universel peut
se définir comme la fusion et le nivellement des différences au nom d’une dimension
essentielle de l’être. Pour le mouvement de la Négritude il y a, d’une part, l’affirmation de
l’être-au-monde du Noir en tant que Noir ; d’autre part, la nécessité de dépasser cette
dangereuse isolation. L’affirmation du moi n’est pas un but en soi, mais un moyen de s’ouvrir
à l’Autre :

15

[…] notre souci a été de l’assumer, cette Négritude, en la vivant, et, l’ayant vécue, d’en
approfondir le sens, pour la présenter au monde, comme une pierre d’angle dans l’édification
de la Civilisation de l’Universel, qui sera l’œuvre commune de toutes les races, de toutes les
civilisations différentes – ou ne sera pas.

(Senghor 1964 : 9.)

16Senghor reprend souvent cette idée, car pour lui s’enfermer dans un pot serait un suicide
stupide. Les lectures critiques des publications de ses collègues négro-africains lui fournissent
les leçons de cette option essentielle d’ouverture. Dans une préface à Une couronne pour
Udomo de Peter Abrahams, il écrit :

17

La Négritude, pour s’exprimer, doit se dépasser, en dépassant le folklore et l’exotisme. Elle le


fera en revenant aux sources mêmes de la Négritude : à notre art ancien, qui est art parce que
son objet est l’Homme et que le rythme, loin d’y être abondance, est mesure, celle-là même
qui donne à chaque chose sa juste place. Pour quoi je dis que Peter Abrahams est le Classique
de la Négritude.

(Senghor 1964 : 430.)

18Les mots en italiques – Négritude, art, Homme, rythme et mesure – sont liés dans l’univers
de Senghor. L’art en tant qu’expression de l’âme noire constitue la contribution essentielle de
l’homme noir à la civilisation de l’universel. Le rythme est l’élément qui, accompagné de
mots, assure la substance esthétique du poème nègre. Dans ce contexte, mesure signifie
lucidité, constance. Car au-delà de l’homme noir, au-delà de la race et de la couleur de peau, il
y a l’être humain : l’Homme Intégral. La civilisation de l’universel obéit à cette dynamique de
l’homme perçu comme personne humaine : « l’homme-personne est un tissu instable de
forces qui s’entrecroisent : un monde de solidarités qui cherchent à se nouer » (Senghor
1993 : 7). La civilisation de l’universel conçue comme l’aboutissement de la Négritude doit
être bâtie sur sa première ressource, à savoir l’être humain. Il s’agit bien ici d’un homme réel,
en chair et en os, pourvu d’un corps et d’un esprit, de volonté et d’âme, et non pas d’un être
abstrait, idéal ou surréel. « Pour ce qui est de l’homme, l’Universel ne peut être universel que
s’il est teinté d’humanité, enraciné dans l’homme » (1977 : 18).

19En fin de compte, la civilisation de l’universel correspond au point omega de Pierre


Teilhard de Chardin. Ce dernier est parvenu à transcender le matérialisme dialectique de Marx
qui place l’économique au-dessus de l’humain, le matériel au-dessus du spirituel. Bien que le
marxisme soit le point de départ de l’analyse de Senghor, ce dernier rectifie et même
complète celle-ci par la vision de Teilhard. Pour lui, Marx avait ramené le matérialisme de
Hegel du spirituel au matériel, à la réalité historique : « Si Marx était resté dans cette vision
dialectique du monde, s’il l’avait maintenue jusqu’au bout du mouvement historique, il ne fait
aucun doute qu’il aurait satisfait notre espoir et résolu tous nos problèmes » (cité dans Rous
1967 : 115-116).

20Selon Senghor, Teilhard de Chardin, par ses recherches en anthropologie et en


paléontologie, était allé bien au-delà de l’antinomie historique en étendant la théorie de
l’évolution à toutes les sciences naturelles. C’est ici que le point oméga, comme expression
finale du dépassement de la dialectique, acquiert son véritable sens. L’humanité cherche de
toutes ses forces à atteindre le point oméga, identifiable avec Jésus-Christ, le seul médiateur
entre Dieu et son peuple. En termes laïques, la civilisation de l’universel est le rendez-vous du
donner et du recevoir, une initiative qu’il appartient à tous les êtres humains de construire.

21Le marxisme conserve sa rigueur significative dans la pensée de Senghor, mais il doit être
réexaminé par les Négro-Africains : « Le marxisme doit être, non pas revu mais repensé par
les têtes noires et selon les valeurs de la Négritude » (1977 : 288). Il doit être révisé, comme il
l’a été par le Russe Lénine et le Chinois Mao, et adapté au contexte culturel et psychologique
de la Négritude. Dans la réalité coloniale, l’Europe capitaliste a transformé les paysans
africains en ouvriers, en prolétaires. C’est pourquoi le marxisme servira de base au socialisme
africain rêvé par le poète sénégalais. L’effort de Senghor consistera à réconcilier le marxisme
avec sa foi chrétienne. Il restera socialiste et démocrate sa vie durant.

22Dans une communication présentée il y a quelques années en Martinique, j’ai souligné cette
évolution progressive de la Négritude qui va du regard de l’autre au regard de soi (Mabana
2006). Le regard de l’Autre – l’Européen – a été déterminant pour la prise en compte des
valeurs civilisationnelles de la Négritude. L’ethnologie et les découvertes d’africanistes tels
que Leo Frobenius, Delafosse et Delavignette ont prouvé l’existence d’une civilisation noire
encore inconnue des Européens de l’époque. Dans cette nouvelle optique, la civilisation
occidentale devenait une civilisation parmi d’autres. Tout comme l’esclave noir réagissait aux
idées du maître dominant pour revendiquer sa négritude, Senghor revendique à son tour
l’existence de la civilisation noire comme propriété intégrale de n’importe quel groupe
humain.

23Une fois acquis le statut d’« humain » pour l’homme noir grâce à la Négritude, prouver la
base de sa civilisation n’est plus qu’un exercice d’argumentation. Senghor l’a fait avec brio. Il
existe dès lors un mode de vie et une organisation socioculturelle fondés sur des valeurs
appartenant spécifiquement aux Noirs. C’est la raison pour laquelle la Négritude sera définie
en termes de civilisation. Selon le schéma hégélien de thèse-antithèse-synthèse revu par
Teilhard de Chardin, la civilisation à laquelle on peut s’attendre à l’avenir consistera en un
mélange dans un pot commun des pôles opposés, l’Africain et l’Européen : la civilisation
afro-latine préfigurant la civilisation de l’universel.

24La civilisation de l’universel est une manière pour Senghor de rejeter la mainmise des
Européens sur la civilisation, de les inviter à construire une civilisation unique qui
éradiquerait les différences raciales de sorte que, contrairement à l’expansionnisme de la
civilisation européenne, l’avenir appartiendrait à un métissage des cultures : « La civilisation
idéale serait comme ces corps quasi divins, surgis de la main et de l’esprit d’un grand
sculpteur, qui réunissent les beautés réconciliées de toutes les races » (1964 : 96).

Le métissage culturel

25En 1950 Senghor publia dans la revue Liberté de l’esprit un article intitulé : « De la liberté
de l’âme, ou l’ éloge du métissage » qui a été repris dans Liberté i. L’auteur y présentait
d’abord la situation du colonisé et du Négro-Africain dans le contexte historique de la
République française. Il y retraçait la vie des écrivains de la Négritude, contraints de s’adapter
à des réalités historiques au lieu de pouvoir chercher refuge dans le royaume d’enfance de
leurs origines :

26

Notre vocation de colonisé est de surmonter les contradictions de la conjoncture, l’antinomie


artificiellement dressée entre l’Afrique et l’Europe, notre hérédité et notre éducation. C’est de
ma greffe de celle-ci sur celle-là que doit naître notre liberté […] Supériorité, parce que
liberté, du Métis, qui choisit où il veut, ce qu’il veut, pour faire, des éléments réconciliés, une
œuvre exquise et forte […] Trop assimilés et pas assez assimilés ? Tel est exactement notre
destin de métis culturels.

(Senghor 1964 : 103.)

27Le glissement du métissage biologique à l’aspect culturel suit la même voie de déduction
totalisante que celle utilisée pour la civilisation de l’universel. Senghor est cependant
conscient de l’écueil et avance la solution de l’ambivalence ou de l’ambiguïté pour exprimer
le drame vécu par le colonisé. Dans le système colonial, le mulâtre jouit d’une position à la
fois privilégiée et ambiguë. Le mulâtre culturel, plus difficile à définir, n’est en réalité qu’un
homme sans racines, un assimilé qui tend encore à se distinguer par certains éléments
d’originalité.

28La théorie du métissage de Senghor est très ambiguë, très contestable. Comme ses
déclarations sur l’émotion nègre, elle rappelle étrangement la théorie d’Arthur Gobineau sur
l’inégalité des races humaines. La seule différence est que Senghor s’en tient au côté positif
de cette théorie. On lui a principalement reproché de « transférer son tempérament et ses
complexes personnels d’infériorité à toute la race noire » (Mezu 1968 : 177). Une telle
attitude a amené de nombreux jeunes Africains à rejeter le mouvement de la Négritude.

29Il faut maintenant aborder un élément essentiel de la théorie de Senghor, à savoir la culture,
notion dont un philosophe congolais a bien saisi chez lui l’originalité : « Si l’ethnologie
fournit à Senghor la définition de la civilisation négro-africaine, c’est Senghor lui-même qui
définit la culture négro-africaine » (Elungu 1984 : 89). En pratique, Senghor a accepté toutes
les découvertes des sciences humaines du début du xxe siècle parce qu’elles lui permettaient
de renforcer son argumentation. Il adhérait d’autant plus facilement à l’idée de civilisation
qu’elle constituait le titre d’un livre de son mentor Frobenius, Histoire de la civilisation
africaine. Quelle différence existe-t-il entre culture négro-africaine et civilisation noire ?
Senghor définit la culture comme le moteur de la civilisation : « une civilisation stagne et
meurt si elle n’est pas animée d’un puissant esprit de culture » (1964 : 96). Toute civilisation
a absolument besoin d’un poumon culturel pour exister. Pour Senghor, la culture est « la
civilisation en action, ou mieux, l’esprit de la civilisation » (1964 : 93). Il s’agit d’une
disposition, d’une acquisition de l’éducation par une initiation ou un processus
d’apprentissage.

La controverse sur Senghor

30Théoricien éminent et génie hors norme, Senghor aura, à lui seul, incarné le destin du
mouvement de la Négritude. À l’instar du Lion d’Éthiopie, Senghor est un homme d’une
érudition exceptionnelle, un magicien des mots, un talentueux créateur de mythes. Mieux que
tout autre, il a exprimé la négritude, l’a vécue et concrétisée à travers sa poésie et ses essais, à
travers ses discours politiques et ses activités culturelles. Il a été admiré, flatté, couvert de
récompenses. Il a été aussi confronté à des critiques virulentes.

31Son œuvre d’écrivain s’est accompagnée d’une importante production théorique rassemblée
plus tard dans ses volumes philosophiques et culturels. C’est précisément le ton de sa poésie,
la prétention de ses déclarations et l’arrière-plan idéologique de sa pensée qui ont été
dommageables à la Négritude dans son ensemble. On a reproché à Senghor d’être beaucoup
trop indulgent envers les Blancs alors que son peuple attendait de lui un engagement
révolutionnaire pour conquérir sa liberté. On l’a blâmé pour son idée de rencontre du donner
et du recevoir, une manière de tendre la main à un oppresseur colonial impitoyable. On l’a
blâmé pour avoir mystifié les Noirs au lieu de les guider vers la révolution, vers la liberté. On
l’a blâmé pour avoir, comme un assimilé ou un ignorant naïf, adopté des déclarations qui ne
faisaient que renforcer les clichés des Européens sur les Éthiopiens et la supériorité des
Blancs sur les Noirs, ce qui en réalité justifiait l’oppression, l’assimilation, et la domination
que les Noirs avaient dû subir dans le passé.

32Le Sud-Africain Es’kia Mphahlele critique le discours vide de Senghor, le Nigérian Wole
Soyinka ridiculise le tigre qui chante sa tigritude, le Béninois Stanislas Adotevi le traite de
négrologue, tandis que le Camerounais Marcien Towa, dans son Léopold Sédar Senghor :
Négritude ou Servitude, l’accuse de perpétuer la supériorité du Blanc : « Ainsi, à tous les
niveaux – politique, religieux, linguistique – Senghor nous invite, au nom du biologique, à
nous incliner devant la supériorité européenne » (Towa 1972 : 115).

33En plus de tout ceci, je lui reproche, pour ma part, le discours « Les Belges au Congo »
qu’il a prononcé le 3 février 1951 au Pen Club des écrivains belges francophones, apologie
scandaleuse et choquante de la colonisation belge au Congo :
34

Voilà quinze ans que je prône les civilisations métisses. Il n’est de plus grande civilisation que
métisse. Heureux les Belges… Ce qui est remarquable, par-dessus tout, dans votre génie, c’est
qu’il a su, animé par l’esprit latin, mettre toute chose à sa place dans un ordre fécond. Vous
n’avez pas fait autre chose au Congo.

(Senghor 1964 : 123.)

35En tant que Congolais, la première fois que j’ai lu cet hommage à l’œuvre colonisatrice des
Belges, je suis resté sans voix, anéanti, bouleversé. J’ai griffonné sur la page de garde de
l’article : « Défense et illustration de la colonisation belge. Choquant ! Horrible ! » Ces
déclarations me rappelaient celles du discours tenu par le roi Baudouin le 30 juin 1960, lors de
la célébration de l’indépendance de la République Démocratique du Congo, qui soulignait le
succès de la mission civilisatrice des Belges au Congo. C’est une autre facette de Senghor,
dénoncée par tous avec écœurement et jugée comme trop complaisante vis-à-vis des
oppresseurs de sa race.

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37J’ai toujours défendu le point de vue selon lequel le porte-parole de la Négritude avait les
défauts de tous les génies. Bien qu’il ait, à maintes occasions, dans des interviews ou dans ses
écrits, tenté de corriger ou de justifier ses déclarations controversées, il n’a jamais réussi à
faire disparaître la suspicion qui entache toute sa production littéraire. Sa théorie contestable
de l’émotion noire et de la raison hellène s’est vu attaquée davantage avec des slogans
nationalistes et anticoloniaux qu’avec des arguments rigoureux. Dans un livre relativement
récent, Négritude et poétique, Pius Ngandu Nkashama (1992 : 38) parle de la « circularité
herméneutique » de Senghor à propos de sa théorie de l’émotion. Il considère qu’une
approche phénoménologique et épistémique serait plus fructueuse pour expliquer les notions
d’images-analogies, d’images-rythmes ou d’images-symboles qui sont autant de mots-clés
dans le système référentiel de Senghor.

38Que l’on aime ou que l’on déteste Senghor, force est de reconnaître que l’héritage qu’il a
laissé au monde francophone et au monde de la culture universelle est immense. Sa pensée a
si profondément marqué la Négritude qu’il en est devenu la figure emblématique. Il a célébré
la France dans des poèmes d’une beauté et d’une finesse extraordinaires tout en se réclamant,
pour son inspiration, de la poétesse de Joal, son village natal. Bien que beaucoup l’aient
considéré comme assimilé ou acculturé, Senghor s’est toujours efforcé, dans la mesure du
possible, de maintenir l’équilibre entre sa formation occidentale et son éducation
traditionnelle. Sa poésie et ses essais constituent une formidable source de sagesse et
d’érudition qui n’a pas encore livré tous ses secrets. Avec le Martiniquais Aimé Césaire,
Senghor est l’écrivain francophone le plus lu, le plus commenté et, sans conteste, le plus
grand.

39Traduit de l’anglais par Jeanne Delbaere-Garant.

Mis en ligne sur Cairn.info le 04/10/2012

https://doi.org/10.3917/dio.235.0003

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