Le Patrimoine Littéraire - Un Enjeu de Formation
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Tréma
43 | 2015
Culture Humaniste et formation des enseignants
La culture humaniste en formation : mise en regard et propositions
Résumés
Français English
La connaissance, la fréquentation et l’appropriation des œuvres littéraires patrimoniales est l’un
des enjeux de la culture humaniste. Cet article propose de discuter et de définir la notion d’œuvre
patrimoniale ou de littérature patrimoniale. De fait, les connotations liées à cette expression,
importée du domaine de l’histoire de l’art, conduisent à une vision passéiste de la littérature et de
son enseignement. Nous posons, au contraire, qu’une œuvre patrimoniale est production passée
et réception présente. La présence de l’œuvre est attestée par les objets sémiotiques secondaires
(OSS) qu’elle génère et que l’on peut classer en 4 catégories : les adaptations, les hypertextes et
transfictions, les métatextes et les allusions. À partir de cette définition, on propose une
didactique de l’œuvre patrimoniale que l’on considère comme l’œuvre originale et ses OSS.
Quelques exemples d’utilisations didactiques des OSS, autour de la multimodalité et du
numérique, sont proposés.
Knowledge, attendance and appropriation of literary heritage is one of the issues of humanistic
culture. This paper proposes to discuss and define the notion of heritage literature. Actually, the
connotations associated with the term, imported from the field of art history, lead to an outdated
vision of literature and literature education. We assume, on a contrary, that a heritage work is
bothpast production and present reception. The workgenerates “secondary semiotic objects”
(OSS) that can be classified into 4 categories: adaptations, hypertexts and transfictions, metatexts
and allusions. Some examples of educational uses of OSS, around multimodality and digital, are
available.
Entrées d’index
Mots-clés : didactique de l’œuvre patrimoniale, objets sémiotiques secondaires (OSS),
patrimoine littéraire
Keywords: didactics of the patrimonial work, heritage littérature, “secondary semiotic objects”
(OSS)
Texte intégral
1 L’un des piliers du socle commun de connaissances et de compétences s’intitule
« culture humaniste ». Dans le paragraphe introductif, l’enseignant de lettres retrouve
ce qui constitue historiquement et fondamentalement sa mission : « l’analyse et
l’interprétation des textes » et « la fréquentation des œuvres littéraires ». En termes de
connaissances, il convient de faire en sorte que les élèves connaissent « des textes
majeurs de l’Antiquité » et les œuvres littéraires […] majeures du patrimoine français,
européen et mondial. En termes de capacités, les élèves doivent pouvoir « situer dans le
temps […] les œuvres littéraires ». Enfin, en termes d’attitudes, la culture humaniste
« donne à chacun l’envie d’avoir une vie culturelle personnelle, par la lecture […] ».
2 Le « socle commun » est paru en 2006 et les programmes qui ont suivi ont plus ou
moins intégré les connaissances, capacités et attitudes dans les déclinaisons par niveaux
et disciplines. Il est tout à fait notable que les expressions « patrimoine littéraire »,
« littérature patrimoniale », « œuvres du patrimoine », « textes patrimoniaux » etc.
vont intégrer l’ensemble des programmes parus entre 2008 et 2012, de la maternelle au
lycée. Ce phénomène est d’autant plus remarquable que le terme « patrimoine » était
totalement absent des programmes précédents, lesquels, parlant des mêmes œuvres, les
qualifiaient de « majeures », « de référence » ou « significatives ». On en conviendra,
qualifier une même œuvre de « patrimoniale » ou de « significative », n’induit pas les
mêmes effets de sens.
3 Je considère donc, de manière a priori sans doute un peu paradoxale, que le
patrimoine littéraire est un objet scolaire nouveau. À ce titre, il doit être défini et
réfléchi épistémologiquement et didactiquement en formation d’enseignants.
I. Connotations
4 Le terme « patrimoine » n’est ni neuf, ni anodin. Par delà son origine juridique, il se
manifeste depuis les années 1970 par une capacité à s’étendre à des catégories d’objets
de plus en plus divers. André Chastel, faisant l’histoire du mot et de la notion, indique :
« En s’élargissant, la notion prend une valeur affective plus marquée pour désigner
certaines conditions fondamentales de l’existence nationale, voire de l’existence
humaine. Cette évolution ne fait peut-être que traduire le trouble de la conscience
collective face à des menaces, plus ou moins précises, plus ou moins obscures, pour son
intégrité ». L’enquête historique montre que l’acception contemporaine de la notion est
consubstantielle de l’idée de caducité, de perte, d’usure, de disparition d’une part, et,
d’autre part, de celle de valeur générale, commune, collective. Est donc patrimonial ce
qui risque de disparaître et qui nous constitue collectivement.
5 La requalification massive, systématique, simultanée, du corpus scolaire littéraire
classique ou de référence pose nécessairement question car elle conduit à infléchir
sensiblement la représentation de la littérature, de ses usages et de son enseignement.
On peut dégager quelques effets connotatifs.
6 Définie comme relevant du patrimoine culturel, la littérature est considérée comme
un objet culturel comme les autres. C’est la continuation logique d’un affaiblissement en
termes de positionnement hiérarchique et symbolique tant dans le champ social que
dans le champ de l’enseignement. Il y a un brouillage des spécificités : les œuvres sont
considérées comme des objets culturels et la lecture des œuvres devient une pratique
culturelle, parmi d’autres. À l’école, l’introduction de la notion de culture humaniste
paraît de même nature.
7 D’autre part, la littérature est de fait considérée comme menacée de disparition,
affectée par ce sentiment de perte et d’effacement propre au patrimoine. Les œuvres
littéraires doivent être préservées, menacées qu’elles sont par d’autres pratiques
culturelles (le numérique, la musique, le cinéma…) ou d’autres lectures (la BD, la
littérature jeunesse). C’est parce qu’elle est perçue comme relevant du passé, qu’elle est
menacée par le présent. Notons que cette représentation va à l’encontre de celle de la
littérature classique dont la valeur a toujours été du côté du renouvellement, et de sa
capacité à parler du présent et au présent. L’œuvre classique n’a pas besoin d’être
préservée, car comme le dit (par exemple) Philippe Sollers, « c’est un organisme en
train de se composer et de se recomposer sans cesse ».
8 La préservation du patrimoine ne se justifie qu’en ce qu’il est doté de valeur
collective. La littérature participe de la « culture commune » présente depuis 2002 dans
le champ de l’école. La littérature patrimoniale est définie comme un ensemble d’objets
patrimoniaux, de « lieux de mémoire » constitués par les textes. Cette représentation
s’oppose à celle de la littérature comme construction historique et sociale, toujours en
mouvement, ou d’une représentation de la littérature comme fondamentalement
intertextuelle, ou encore d’une représentation de la littérature centrée sur le lecteur. On
retrouve cette vision de la littérature dans les programmes pour l’école primaire de
2008 qui sous l’intitulé « littérature » ne renvoie qu’à une liste de textes, d’objets.
9 Enfin, la littérature comme patrimoine, est comme déconnectée du champ de la
critique ou de l’histoire littéraires. Bien que venue du passé, la littérature
patrimonialisée semble exister hors de l’histoire et de la glose. Elle devient une essence,
une évidence qu’on ne questionne pas.
10 De fait, cette littérature patrimoniale constituée d’œuvres monumentales se prête
assez bien aux objectifs évoqués du socle commun : connaître les œuvres et les situer
dans le temps.
11 Disons-le tout net, cette introduction massive du terme « patrimoine » dans les textes
institutionnels amène à une vision réactionnaire de la littérature et de son
enseignement. Face à cette situation, on peut envisager trois attitudes. La première
consiste à ignorer cette dimension, à faire comme si l’usage des mots et les effets de sens
n’existaient pas. La seconde consiste à faire en sorte que le mot disparaisse aussi vite
qu’il est apparu, à la faveur d’une « refondation de l’école » qui refuse la dimension
réactionnaire dont procède l’emploi de la du terme. La troisième consiste à tenter de
définir la littérature patrimoniale pour ce qu’elle est, à partir de l’observation.
II. Définition
12 La très grande majorité des œuvres du passé est oubliée, disparue, hors d’usage.
Personne ne lit plus ces œuvres, personne ne peut plus les lire. Au regard de la
production, quelques rares œuvres, demeurent, rarement rééditées, disponibles sur les
sites spécialisées, lues par les spécialistes ou les curieux. Enfin, une toute petite
minorité d’œuvres est présente. Venues du passé, elles survivent et habitent notre
présent. Elles sont les œuvres patrimoniales. En effet, le patrimoine, ce n’est pas le
passé. C’est, à l’instar de la mémoire, le passé dans le présent, le passé présent. Pour ce
qui concerne le patrimoine littéraire, cela signifie production passée et réception
présente. Dès lors, observer et décrire la patrimonialité effective d’une œuvre consiste à
observer et décrire les modalités de sa présence, de son actualité, c’est-à-dire l’ensemble
des textes, des discours, des objets contemporains qu’elle génère, directement ou
indirectement, lesquels constituent les preuves de son actualité et donc de sa
patrimonialité. Je désigne l’ensemble de ces textes et discours comme des « objets
sémiotiques secondaires » (dorénavant OSS) et je propose de classer ces objets en
quatre catégories.
III. Propositions
25 Si l’on accepte cette définition et déclinaison de l’œuvre patrimoniale, on est amené à
envisager une approche didactique partiellement spécifique de la littérature
patrimoniale. Celle-ci ne peut être exclusivement fondée sur les obstacles de type
linguistique ou de référence que soulève nécessairement une œuvre datée. Elle doit
s’ancrer dans la grande variété des objets sémiotiques secondaires générés par l’œuvre.
Je vois à cette lecture des lectures plusieurs intérêts didactiques. Prendre appui sur la créativité
des lectures cinématographiques que ce roman génère donne à voir l’expansion interprétative
d’un grand texte littéraire et fonde ce dernier en tant qu’œuvre patrimoniale : une œuvre du
passé qui reste vivante en s’actualisant sans cesse dans de nouvelles lectures, de nouvelles
interprétations, de nouvelles créations. Faire le lien entre la diversité des actualisations et les
ferments d’affabulation de l’œuvre conduit à une démarche réflexive de retour au texte non pas
pour y trouver une vérité établie mais pour y chercher les origines des constructions
fictionnelles des lectures, ce qui conduit à appréhender une œuvre patrimoniale comme une
œuvre - fabrique de lectures. Le jeu des dé/recontextualisations de l’œuvre invite également à
s’intéresser, à rebours, au contexte initial singulier de son écriture : que doit - elle aux
représentations sociales, aux idéologies, aux règles morales, à l’esthétique de son époque ?
Comment les lecteurs contemporains ont - ils répondu aux défis interprétatifs du roman ? Quelle
est la place de La Princesse de Clèves dans la production romanesque du XVIIe siècle et dans
celle de son auteur ?
29 On le voit, l’adaptation n’est pas un simple outil pédagogique. D’une part, les lectures
cinématographiques sont considérées comme des actualisations de l’œuvre. Elles
justifient la lecture de l’œuvre patrimoniale. La Princesse de Clèves n’est pas un
classique poussiéreux dont la lecture est imposée par l’école au nom d’impératifs que
l’on aurait oubliés ou que l’on ne comprendrait pas. L’école donne à lire une œuvre
vivante. D’autre part, les adaptations, dans leurs diversités, mettent en exergue la
dimension subjective et interprétative de la lecture. Elles empêchent le verrouillage
herméneutique et vont à l’encontre d’une représentation de la lecture - a fortiori de la
lecture scolaire - comme mise au jour d’un sens caché s’appuyant sur l’incompétence de
l’élève et l’expertise professorale. Enfin, elles permettent et justifient le retour au texte
et mettent en œuvre la dimension réflexive inhérente à la lecture littéraire.
IV. Conclusion
46 La définition de l’œuvre patrimoniale comme génératrice d’OSS amène, on le voit, à
contrecarrer les connotations passéistes, réactionnaires, réductrices et timorées que
l’usage du terme « patrimoine » génère.
47 Le patrimoine littéraire que l’école doit transmettre aux élèves et qui participe de la
culture humaniste doit être considérée pour ce qu’elle est d’abord : une littérature
habitant notre présent, nourrissant de manière toujours renouvelée les créations
contemporaines les plus diverses, présente dans nos vies et sur les écrans de notre
époque. Il convient de noter que le web permet, en contrepoint, un recours aux archives
et à l’historicisation. La didactisation du patrimoine littéraire doit relever d’une
conception de l’œuvre comme machine à produire, dans le temps et dans l’espace, des
lectures, des interprétations, des créations.
48 Ce faisant, la littérature participe pleinement d’une culture humaniste qui nécessite
de nouer les apports disciplinaires de manière effective. Ce faisant, l’enseignant de
lettres apprend aux élèves à « situer dans le temps […] les œuvres littéraires » et à « les
mettre en relation avec des faits historiques ou culturels utiles à leur compréhension ».
Mais il leur permet également « de faire la distinction entre produits de consommation
culturelle et œuvres d’art », « d’avoir une approche sensible de la réalité », « de
mobiliser leurs connaissances pour donner du sens à l’actualité » (socle commun,
2006).
Référence électronique
Brigitte Louichon, « Le patrimoine littéraire : un enjeu de formation », Tréma [En ligne], 43 | 2015,
mis en ligne le 25 juin 2015, consulté le 29 octobre 2024. URL :
http://journals.openedition.org/trema/3285 ; DOI : https://doi.org/10.4000/trema.3285
Auteur
Brigitte Louichon
Faculté d’Éducation - Université de Montpellier, ESPE-LR, LIRDEF (EA 3749)
Droits d’auteur
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