Maya Angelou - Lettre À Ma Fille
Maya Angelou - Lettre À Ma Fille
Maya Angelou - Lettre À Ma Fille
LETTRE À MA FILLE
ISBN : 978-2-88250-428-9
Préface
Comme beaucoup de ses lecteurs, je connaissais Maya
Angelou bien avant de la lire. En grandissant dans la banlieue
racialement divisée de Chicago dans les années 1980, je
percevais le rôle complexe et diffus qu’elle jouait dans la vie
culturelle et littéraire américaine, jusque dans le paysage moral
et politique du pays. Sa célébrité, elle l’avait atteinte au prix de
durs combats, de nombreux malentendus et de bien des
controverses. L’époque refusait encore de reconnaître les
vérités brutales qu’elle exprimait. Ses plus fervents
admirateurs parvenaient mal à faire admettre que son histoire
personnelle était celle de la plupart des femmes afro-
américaines plongées au cœur de la misogynie et du racisme
ambiants.
Au début des années 1990, la renommée de Maya Angelou
était telle que ses poèmes égalaient en popularité les succès de
Tupac Shakur ou de Nas, dans le domaine du rap et du hip-
hop, et les films avant-gardistes de John Singleton. Son œuvre,
au même titre que les romans de Toni Morrison, se nourrissait
du vécu des Noirs américains, d’une expérience intime et
sociale qui était ou bien ignorée, ou bien marginalisée par la
culture dominante qui luttait sans relâche contre elle. Toni
Morrison avait ouvert la voie en déclarant qu’elle écrivait pour
un public afro-américain et restait indifférente à tout jugement
ou tout éloge qui l’assimilait ou la mesurait à la culture
blanche. Dans ces années 1980 et 1990, la voix de Maya
Angelou, hors des canons esthétiques traditionnels, rejoignait
celles, exclues jusqu’alors, de la culture académique. Son
immense succès ne tenait pas seulement à la singularité de son
écriture, si directe et si lyrique à la fois, qui est la marque de sa
poésie et de son œuvre autobiographique, mais aussi à la
source de son propos essentiel : faire entendre une voix très
rare encore, celle d’une femme noire à la fierté indomptable,
qui, en prose ou en vers, affirme avec force sa nature et sa
dignité tout en révélant ses blessures et ses chagrins profonds.
Avec le recul, on comprend mieux comment l’œuvre de
Maya Angelou, qui n’a jamais cédé sur son engagement
militant, sans rien cacher des traumatismes physiques et
psychologiques subis par la femme afro-américaine, compte
parmi les plus importantes sur la scène littéraire aujourd’hui
élargie. Comme des millions d’étudiants américains, j’ai lu en
classe Je sais pourquoi chante l’oiseau en cage, son livre
majeur où elle confie ses souvenirs d’une enfance violentée.
J’étais alors en seconde dans un lycée privé très
majoritairement blanc. Je savais, avant même que nous ne le
lisions, que le débat qui en découlerait serait superficiel. Si je
pouvais revisiter le passé, je trouverais, assis en classe, un
garçon anxieux, inquiet et peu préparé à argumenter contre des
camarades qui n’auraient vu dans ce texte que l’histoire
tragique particulière d’une femme noire, sans lien avec leur
propre vie et leur environnement. Je le sais parce que, deux
ans plus tard, je connaîtrais une expérience très similaire en
lisant Homme invisible, pour qui chantes-tu ? de Ralph
Ellison, puis La Conversion de James Baldwin, chefs-d’œuvre
qui perdaient de leur grandeur en pénétrant dans un
programme en tant qu’obligatoire incursion dans la littérature
noire. J’ai longtemps pensé, à tort ou à raison, mais de façon
persistante, que l’Amérique a le plus grand mal à ne pas
compartimenter, voire à ne pas renier le travail de ses artistes
minoritaires.
Le portrait et la figure de Maya Angelou seraient incomplets
si nous n’évoquions pas la grâce et la persévérance d’une
combattante inlassable, héroïne qui s’est battue depuis le
mouvement des droits civiques jusqu’à l’élection de Barack
Obama.
Lorsqu’elle a publié son premier livre en 1969, elle était
déjà un personnage public très respecté – actrice, chanteuse et
activiste aux côtés de ses amis James Baldwin et Martin
Luther King. Mais derrière sa notoriété demeurent le poète et
l’écrivain dont les confessions restent bouleversantes. Contre
la société, contre les préjugés d’un temps pas si lointain, elle a
pris tous les risques, et aujourd’hui, en tant qu’écrivain noir
travaillant aux États-Unis, j’accorde la plus grande valeur à
cette détermination à créer. Écrire et témoigner lui étaient une
nécessité vitale, car elle savait que des millions de lecteurs se
reconnaîtraient en elle. Aucune critique, aucune attaque ne
pourrait avoir raison de cette volonté, et j’imagine que, au
cours d’une vie comme la sienne, elle savait, avec une
certitude absolue, qu’avant longtemps son pays, ainsi que le
reste du monde, comprendrait l’universalité de son œuvre et de
son destin.
Dinaw Mengestu
Août 2016
J’adresse mes remerciements aux femmes qui ont su me
choyer pendant les jours sombres ou lumineux :
Annie Henderson
Vivian Baxter
Frances Williams
Berdis Baldwin
Amisher Glenn
Dr Dorothy Height
Oprah Winfrey
Rosa Johnson Butler
Lydia Stuckey
Gayle B. King
Valerie Simpson
Stephenie Floyd Johnson
Dinky Weber
Brenda Crisp
Bettie Clay
Araba Bernasko
Frances Berry
Patricia Casey
Lettre à ma fille
Ma chère enfant,
Jusqu’à…
24
Salut aux vieux amants
Une amie de 65 ans a récemment épousé un homme de
52 ans. À la cérémonie, j’ai croisé plusieurs regards
désapprobateurs. Qu’est-ce qu’il lui a pris de vouloir se marier
avec elle ? Il n’y avait pas assez de femmes bien et plus jeunes
que lui dans son entourage ? D’ici dix ans, l’ostéoporose lui
ploiera le dos, l’arthrite déformera ses mains. Si elle n’a pas pu
trouver l’âme sœur quand elle était jeune, il fallait abandonner,
s’en remettre à son vieil âge et à sa solitude.
Et ce que j’en pense ? J’admire, je loue, je félicite les
amants. Leur courage m’encourage et leur passion m’inspire.
Je suis venue vous parler d’amour
De ses vallées, de ses collines
De ses séismes, de ses plaisirs, de ses frissons.
Je suis venue vous dire combien j’aime l’amour
Et combien j’aime aimer l’amour.
Mais plus encore, j’aime les cœurs courageux et
résistants
Qui osent aimer.
Aujourd’hui, les amants ont vaincu leur timidité
Ils ont pris le risque de s’exposer et de déclarer
Regardez-nous, famille et amis
Nous ne renions aucune des années
Qui ont marqué nos corps
Et aucun des serments rompus
Qui ont brisé nos âmes.
Vous penserez que ces engagements
Devraient être confiés aux cœurs jeunes
Mais l’amour nous a donné le courage de nous
aventurer
Avec audace vers le territoire sacré
Du mariage, en acceptant nos rides.
Nous leur permettons de se montrer courageusement
Et nos os savent le poids
Des années.
Et pourtant nous osons
Affronter la solitude
Et embrasser
L’exaltante communion
Trouvée dans le mariage.
Nous osons et nous espérons.
Ils sont bénis par l’amour, et quiconque profitera du
rayonnement de leur amour sera enrichi.
Merci à vous, les amants.
25
Remise des diplômes
Et maintenant commence le labeur
Et maintenant commence le bonheur
Aujourd’hui les années de préparation
Aux excitantes et fastidieuses études
Prennent tout leur sens.
Il dit : « Le problème du
Voleur de clairon n’est pas de savoir comment
Le voler, mais comment en jouer. »
Agissez
Utilisez ces diplômes
Honorablement obtenus pour
Centupler les vertus
De votre monde.
Langston Hughes
Si nos poètes africains et afro-américains ont un thème de
prédilection, c’est assurément celui-ci : « Est-ce que tout le
monde ne voudrait pas, comme moi, être noir ? » Les poètes
noirs se délectent de leur couleur, plongeant les paumes rosées
de leurs mains noires profondément dans la négritude pour se
peindre eux-mêmes avec la substance de leurs ancêtres.
La fierté qui jaillit de leurs écrits stupéfie probablement le
lecteur européen. Comment l’exaltation peut-elle naître de
l’avilissement ? Comment l’extase parvient-elle à s’extraire de
la barbarie ? Quelle estime peuvent trouver en eux les laissés-
pour-compte de la société ?
À propos des Africains, Aimé Césaire a écrit dans Cahier
d’un retour au pays natal :
ceux qui n’ont inventé ni la poudre ni la boussole
ceux qui n’ont jamais su dompter la vapeur ni l’électricité
ceux qui n’ont exploré ni les mers ni le ciel
mais ceux sans qui la terre ne serait pas la terre
[…]
ma négritude n’est pas une pierre, sa surdité ruée contre la
clameur du jour
ma négritude n’est pas une taie d’eau morte sur l’œil mort
de la terre
ma négritude n’est ni une tour ni une cathédrale
elle plonge dans la chair rouge du sol
elle plonge dans la chair ardente du ciel
elle troue l’accablement opaque de sa droite patience.
Le souffle de Césaire a dû inspirer le poète noir américain
Melvin B. Tolson qui a écrit :
Personne sur cette terre ne peut
Nous dire à nous les hommes noirs d’aujourd’hui :
Vous avez dupé les pauvres avec des contes de fées,
Et laissé aux ouvriers des gamelles vides pour le dîner.
Personne sur cette terre ne peut nous dire
À nous les hommes noirs d’aujourd’hui :
Vous avez envoyé des tanks cracheurs de flammes
Comme des nuées de mouches
Et précipité un enfer des ciels dynamités
Vous avez laissé se décomposer des villes mitraillées –
Un no man’s land où les enfants pleurent pour du pain.
Mari Evans a réjoui le cœur des Afro-Américains en
général, et des femmes en particulier, avec son poème Je suis
une femme noire :
Je
Suis une femme noire
Haute comme un cyprès
Forte au-delà de toute mesure
Défiant l’espace
Et le temps
Et les situations
Assaillie
Insensible
Indestructible
Regarde-moi
Et sois
Renouvelée
À la vérité, la mise à nu de l’oppression par les poètes de la
négritude avait été inspirée par l’épanouissement du
mouvement appelé Harlem Rennaissance. Les poètes noirs
américains s’étaient mis à revendiquer leur couleur, la portant
comme une bannière dans le monde littéraire blanc. Lorsque le
poème de Langston Hughes, Le Nègre parle des fleuves, est
devenu pour les Noirs américains un cri de ralliement, l’écho
de leur engagement a atteint les Africains des colonies
françaises et britanniques.
Grâce à son poème Les Hommes forts, Sterling A. Brown a
eu une influence salutaire sur les poètes africains :
Ils vous ont arrachés de votre terre d’origine
Ils vous ont transportés enchaînés comme un troupeau
Ils vous ont vendus
Ils vous ont fouettés
Ils vous ont marqués au fer rouge
Ils ont fait de vos femmes des machines à enfanter
Ils ont grossi votre nombre avec des bâtards
Ils vous ont enseigné la religion qu’ils déshonoraient
Les hommes forts viennent encore
Les hommes forts se renforcent.
Ce poème, ainsi que Les Maisons blanches de Claude
McKay et Heritage de Countee Cullen, a été un phare pour les
poètes africains colonisés. Il y avait de nombreux points
communs entre les Africains des Caraïbes et d’Afrique et leurs
confrères américains. Ils ont eu la lourde tâche d’écrire, dans
un langage colonial, de la poésie qui s’opposait au
colonialisme. Ils ont eu à s’emparer de l’artillerie de l’ennemi
pour affaiblir l’ennemi. Et ils ont voulu aller plus loin ; ils ont
espéré, avec éloquence et passion, ramener l’ennemi de leur
côté.
L’espoir vit toujours. On l’entend dans le poème de
Langston Hughes, Moi aussi.
Moi aussi, je chante l’Amérique.
Demain,
Je me mettrai à table
Quand il viendra du monde.
Personne n’osera me dire
Alors,
« Mange à la cuisine. »
De plus,
Ils verront comme je suis beau
Et auront honte –
Illustration jaquette :
Writer Maya Angelou tends to her garden in 1988 in Pacific Palisades, CA. (Photo
by Marlene Wallace/Getty Images)
Du même auteur
La tête haute, Belfond, 1980.
Je sais pourquoi chante l’oiseau en cage, Les
Allusifs, 2008 ; Le Livre de poche, 2009.
Tant que je serai noire, Les Allusifs, 2008 ; Le Livre
de poche, 2009.
Un billet d’avion pour l’Afrique, Les Allusifs, 2011 ; Le
Livre de poche, 2012.
Lady B., Buchet-Chastel, 2014.
Catalogue
05 La mer de la Tranquillité
Sylvain Trudel
07 Et au pire, on se mariera
Sophie Bienvenu
08 Solstice d’hiver
Svetislav Basara
09 Discours à la nation
Ascanio Celestini
10 Siège 13
Tamas Dobozy
12 La condition pavillonnaire
Sophie Divry
15 La Péninsule
Louis-Bernard Robitaille
17 Spring Hope
Sam Savage
18 Valse mémoire
Violaine Ripoll
27 Le Bon Fils
Denis Michelis
29 Lettre à ma fille
Maya Angelou