Maya Angelou - Lettre À Ma Fille

Télécharger au format pdf ou txt
Télécharger au format pdf ou txt
Vous êtes sur la page 1sur 102

MAYA ANGELOU

LETTRE À MA FILLE

Traduit de l’anglais (États-Unis) par


ANNE-EMMANUELLE ROBICQUET
Préface de
DINAW MENGESTU
Dédié à celle qu’elle n’a jamais eue, Lettre à ma fille est une
succession de courts textes décrivant les souvenirs qui ont
façonné la vie exceptionnelle de Maya Angelou. Féministe
avant l’heure, et après une enfance et une adolescence
marquée par la violence, elle écrit avec le cœur de millions de
femmes qu’elle considère comme ses sœurs de combat. La
littérature la sauvera et l’amènera à être la première étudiante
noire d’une école privée. Puis elle fréquentera le milieu
intellectuel noir-américain et deviendra une grande militante
de la condition des femmes noires. C’est grâce à l’écrivain
James Baldwin qu’elle se mettra à écrire après la mort de
Martin Luther King et deviendra l’auteure que l’on connaît
aujourd’hui.
Dans ce captivant récit, l’auteure nous fait partager ses
combats et les épreuves qui ont forgé son caractère dans la
compassion et le courage.

« Elle a poussé et inspiré des millions d’Américains à vivre


leurs vies de manière plus bienveillante, courageuse et
honorable. » Hillary Clinton

« Pour moi c’est le pouvoir des mots de Maya Angelou, des


mots si puissants qu’ils ont conduit une petite fille noire des
quartiers pauvres de Chicago jusqu’à la Maison-Blanche. »
Michelle Obama

« Elle a amené les femmes afro-américaines à oser se


tourner vers l’écriture. Elle était d’une générosité sans faille.
C’était une femme unique et irremplaçable. » Toni Morrison
Maya Angelou a grandi à Stamps, dans l’Arkansas. Ses
nombreuses autobiographies, dont Je sais pourquoi chante
l’oiseau en cage et Tant que je serai noire (Les Allusifs, 2008),
ont rencontré un immense succès et sont toujours inscrites aux
programmes scolaires américains. Son œuvre très abondante
compte de nombreux recueils de poésie, des pièces de théâtre,
des scénarios, des livres pour la jeunesse et des essais. Elle est
décédée chez elle à Winston-Salem, le 28 mai 2014, à l’âge de
86 ans.
Les publications numériques de la collection Notabilia des éditions Noir sur
Blanc sont pourvues d’un dispositif de protection par filigrane. Ce procédé permet
une lecture sur les différents supports disponibles et ne limite pas son utilisation,
qui demeure strictement réservée à un usage privé. Cette œuvre est protégée par le
droit d’auteur, nous vous prions par conséquent de ne pas la diffuser, notamment à
travers le web ou les réseaux d’échange et de partage de fichiers.
Toute reproduction ou diffusion au profit de tiers, de tout ou partie de cette
œuvre, est strictement interdite et constitue une contrefaçon prévue par les articles
L 335-2 et suivant du Code de la propriété intellectuelle.

ISBN : 978-2-88250-428-9
Préface
Comme beaucoup de ses lecteurs, je connaissais Maya
Angelou bien avant de la lire. En grandissant dans la banlieue
racialement divisée de Chicago dans les années 1980, je
percevais le rôle complexe et diffus qu’elle jouait dans la vie
culturelle et littéraire américaine, jusque dans le paysage moral
et politique du pays. Sa célébrité, elle l’avait atteinte au prix de
durs combats, de nombreux malentendus et de bien des
controverses. L’époque refusait encore de reconnaître les
vérités brutales qu’elle exprimait. Ses plus fervents
admirateurs parvenaient mal à faire admettre que son histoire
personnelle était celle de la plupart des femmes afro-
américaines plongées au cœur de la misogynie et du racisme
ambiants.
Au début des années 1990, la renommée de Maya Angelou
était telle que ses poèmes égalaient en popularité les succès de
Tupac Shakur ou de Nas, dans le domaine du rap et du hip-
hop, et les films avant-gardistes de John Singleton. Son œuvre,
au même titre que les romans de Toni Morrison, se nourrissait
du vécu des Noirs américains, d’une expérience intime et
sociale qui était ou bien ignorée, ou bien marginalisée par la
culture dominante qui luttait sans relâche contre elle. Toni
Morrison avait ouvert la voie en déclarant qu’elle écrivait pour
un public afro-américain et restait indifférente à tout jugement
ou tout éloge qui l’assimilait ou la mesurait à la culture
blanche. Dans ces années 1980 et 1990, la voix de Maya
Angelou, hors des canons esthétiques traditionnels, rejoignait
celles, exclues jusqu’alors, de la culture académique. Son
immense succès ne tenait pas seulement à la singularité de son
écriture, si directe et si lyrique à la fois, qui est la marque de sa
poésie et de son œuvre autobiographique, mais aussi à la
source de son propos essentiel : faire entendre une voix très
rare encore, celle d’une femme noire à la fierté indomptable,
qui, en prose ou en vers, affirme avec force sa nature et sa
dignité tout en révélant ses blessures et ses chagrins profonds.
Avec le recul, on comprend mieux comment l’œuvre de
Maya Angelou, qui n’a jamais cédé sur son engagement
militant, sans rien cacher des traumatismes physiques et
psychologiques subis par la femme afro-américaine, compte
parmi les plus importantes sur la scène littéraire aujourd’hui
élargie. Comme des millions d’étudiants américains, j’ai lu en
classe Je sais pourquoi chante l’oiseau en cage, son livre
majeur où elle confie ses souvenirs d’une enfance violentée.
J’étais alors en seconde dans un lycée privé très
majoritairement blanc. Je savais, avant même que nous ne le
lisions, que le débat qui en découlerait serait superficiel. Si je
pouvais revisiter le passé, je trouverais, assis en classe, un
garçon anxieux, inquiet et peu préparé à argumenter contre des
camarades qui n’auraient vu dans ce texte que l’histoire
tragique particulière d’une femme noire, sans lien avec leur
propre vie et leur environnement. Je le sais parce que, deux
ans plus tard, je connaîtrais une expérience très similaire en
lisant Homme invisible, pour qui chantes-tu ? de Ralph
Ellison, puis La Conversion de James Baldwin, chefs-d’œuvre
qui perdaient de leur grandeur en pénétrant dans un
programme en tant qu’obligatoire incursion dans la littérature
noire. J’ai longtemps pensé, à tort ou à raison, mais de façon
persistante, que l’Amérique a le plus grand mal à ne pas
compartimenter, voire à ne pas renier le travail de ses artistes
minoritaires.
Le portrait et la figure de Maya Angelou seraient incomplets
si nous n’évoquions pas la grâce et la persévérance d’une
combattante inlassable, héroïne qui s’est battue depuis le
mouvement des droits civiques jusqu’à l’élection de Barack
Obama.
Lorsqu’elle a publié son premier livre en 1969, elle était
déjà un personnage public très respecté – actrice, chanteuse et
activiste aux côtés de ses amis James Baldwin et Martin
Luther King. Mais derrière sa notoriété demeurent le poète et
l’écrivain dont les confessions restent bouleversantes. Contre
la société, contre les préjugés d’un temps pas si lointain, elle a
pris tous les risques, et aujourd’hui, en tant qu’écrivain noir
travaillant aux États-Unis, j’accorde la plus grande valeur à
cette détermination à créer. Écrire et témoigner lui étaient une
nécessité vitale, car elle savait que des millions de lecteurs se
reconnaîtraient en elle. Aucune critique, aucune attaque ne
pourrait avoir raison de cette volonté, et j’imagine que, au
cours d’une vie comme la sienne, elle savait, avec une
certitude absolue, qu’avant longtemps son pays, ainsi que le
reste du monde, comprendrait l’universalité de son œuvre et de
son destin.

Dinaw Mengestu
Août 2016
J’adresse mes remerciements aux femmes qui ont su me
choyer pendant les jours sombres ou lumineux :

Annie Henderson
Vivian Baxter
Frances Williams
Berdis Baldwin
Amisher Glenn

J’adresse mes remerciements à celle qui m’a laissée être sa


fille, aujourd’hui encore :

Dr Dorothy Height

J’adresse mes remerciements aux femmes qui m’ont laissée les


materner :

Oprah Winfrey
Rosa Johnson Butler
Lydia Stuckey
Gayle B. King
Valerie Simpson
Stephenie Floyd Johnson
Dinky Weber
Brenda Crisp
Bettie Clay
Araba Bernasko
Frances Berry
Patricia Casey
Lettre à ma fille
Ma chère enfant,

Cette lettre a mis un temps extraordinaire à voir le jour. J’ai


pourtant toujours su que je voulais t’adresser quelques-unes
des leçons que j’ai apprises au cours de mon existence et te
faire part des circonstances dans lesquelles j’ai eu à les
apprendre.
Ma vie a été longue, et sachant que la vie chérit ceux qui la
vivent, j’ai osé tout tenter, tremblante parfois, mais osant,
néanmoins. Je ne relate ici que les événements et leçons qui
m’ont semblé utiles. Je ne te raconte pas comment j’ai trouvé
les solutions : je te sais créative, intelligente, pleine de
ressources, et te fais confiance pour les interpréter au mieux.
Tu liras donc ici les Mémoires d’une enfant qui grandit, des
situations d’urgence, extrêmes, inattendues, quelques poèmes,
des histoires légères pour te faire rire et des histoires graves
qui te feront penser. Les gens bienveillants à mon égard m’ont
appris de précieuses leçons, et d’autres, plus malveillants,
m’ont amplement signifié que le monde n’a aucunement
l’intention d’être rose.
J’ai fait beaucoup d’erreurs et en ferai sans aucun doute
encore plusieurs avant de mourir. Quand j’ai blessé des gens et
ressenti leur douleur, quand j’ai compris le chagrin que
provoquaient mes maladresses, j’ai aussi appris à endosser
mes responsabilités et à me pardonner d’abord, puis
à demander pardon auprès de qui avait été heurté par mes
jugements trop hâtifs. Comme je ne peux réécrire l’histoire et
que ma repentance est tout ce que je peux offrir à Dieu, j’ose
espérer que mes excuses sincères ont été acceptées.
Tu ne peux contrôler tous les événements qui t’arrivent,
mais tu peux décider de ne pas être réduite à eux. Essaie d’être
un arc-en-ciel dans le nuage d’autrui. Ne te plains pas. Fais
tout ton possible pour changer les choses qui te déplaisent et si
tu ne peux opérer aucun changement, change ta façon de les
appréhender. Tu vas trouver une solution.
Ne geins pas. Gémir informe la brute qu’une victime est
dans les parages.
Fais en sorte de ne pas mourir sans avoir accompli quelque
chose de merveilleux pour l’humanité.
J’ai donné naissance à un seul enfant, un garçon, mais j’ai
des milliers de filles. Des Noires, Blanches, juives,
musulmanes, Asiatiques, latinas, Indiennes d’Amérique,
Aléoutes. Qu’elles soient obèses, maigres, jolies, ordinaires,
homos, hétéros, éduquées, illettrées, je m’adresse à elles
toutes. Ceci est mon legs.
1
De la maison
Je suis née à Saint Louis, Missouri, mais dès mon troisième
anniversaire nous avons déménagé à Stamps, dans l’Arkansas,
pour vivre avec ma grand-mère paternelle, Annie Henderson,
mon oncle Willie et mon unique frère, Bailey.
À 13 ans, j’ai rejoint ma mère à San Francisco. Plus tard,
j’ai étudié à New York. Tout au long de ma vie, j’ai résidé
à Paris, au Caire, en Afrique de l’Ouest, et un peu partout aux
États-Unis.
Tout cela, ce sont des faits qui sont simplement pour un
enfant des mots à mémoriser – « Je m’appelle Johnny Thomas.
J’habite au numéro 220 de la rue Principale. » Rien qui ne se
fasse l’écho de la réalité de l’enfant.
Ma vraie naissance au monde, à Stamps, vint de cette
continuelle lutte contre la condition de vaincus qui y régnait.
Rendre les armes, abandonner comme l’avaient fait ceux que
je côtoyais tous les jours, tous noirs, et tous replets. Cette
soumission ensuite à l’idée que les Noirs étaient inférieurs aux
Blancs, ce que j’ai rarement ressenti.
Sans savoir vraiment pourquoi, je n’ai jamais pensé que
j’étais inférieure à quiconque, sauf peut-être à mon frère. Je
savais que j’étais intelligente, mais je savais aussi que Bailey
était plus intelligent, sûrement parce qu’il me le rappelait
souvent et me suggérait parfois même qu’il était probablement
la personne la plus intelligente du monde. C’est ce qu’il
décréta à 9 ans.
Le Sud en général et Stamps en particulier ont pendant des
centaines d’années rétrogradé psychologiquement les Noirs,
même les plus grands, au rang de nains. Des enfants blancs et
pauvres pouvaient appeler des adultes noirs par leur prénom
ou par n’importe quel sobriquet sorti de leur imagination.
Thomas Wolfe nous avait prévenus dès le titre de son grand
roman, Tu ne peux plus rentrer chez toi 1. J’ai beaucoup aimé
ce livre, mais n’en ai jamais approuvé le titre. On ne quitte
jamais vraiment son foyer. Je crois qu’on charrie les ombres,
les rêves, les peurs et les monstres de sa maison sous la peau,
qu’on les transporte, blottis dans le coin de ses yeux et jusque
dans le cartilage des lobes de l’oreille.
La maison est ce terrain de jeu que seul l’enfant habite
vraiment. Parents, famille, voisins apparaissent
mystérieusement, vont et viennent, s’agitent à faire des choses
étranges et insondables dans cet endroit où l’enfant seul est
habilité à voter.

La géographie, même pour l’observateur le plus minutieux,


a peu de sens en soi. Pour l’enfant qui grandit dans le Sud, le
désert et les ciels sans fin sont naturels. À New York, des
millions de gens grouillent dans le métro et les ascenseurs.
Dans le sud-est de la Floride, ce sont les palmiers, le soleil et
les plages qui donnent aux enfants un ancrage et l’idée de ce
que le vaste monde est, a été, et sera toujours. N’ayant aucun
pouvoir sur l’environnement, l’enfant doit trouver sa propre
place, et un refuge où lui seul puisse se glisser.
Je suis convaincue que la plupart d’entre nous ne
grandissent pas. On apprend à se garer, à rembourser ses cartes
de crédit, on se marie, on ose avoir des enfants et on appelle
cela grandir. Or, nous nous contentons de vieillir. Nous
accumulons les années dans notre corps, sur notre visage,
mais, au vrai, dans notre chair demeure l’enfant que nous
étions, innocent et timide comme un soupir.
On a beau agir avec finesse, complexité et empirisme,
l’endroit où l’on se sent le plus en sécurité, c’est, je crois, en
soi-même, dans le foyer que l’on trouve tout au fond de soi, le
seul que l’on habite vraiment.
1. You Can’t Go Home Again, roman posthume publié en 1940. Il raconte l’histoire
de George Webber qui quitta sa petite ville du Sud pour New York où il devint un
grand écrivain, mais qui par la suite eut beaucoup de mal à revenir dans sa ville
natale. (Toutes les notes sont de la traductrice.)
2
Philanthropie
Écrire à propos d’une personne naturellement généreuse
évoque un prêtre passionné auprès de fidèles déjà convertis. Je
suis consciente aussi que la chorale n’a nul besoin d’être
exaltée ou remerciée de son engagement, mais j’ai malgré tout
besoin de lui adresser mes encouragements à chanter encore et
encore, avec chaque fois un peu plus d’émotion.
Chaque don fait par un Américain maintient en effet vivants
la Société américaine du cancer, la Croix-Rouge, l’Armée du
salut, l’organisme Goodwill, l’Association de lutte contre la
drépanocytose, la Société juive américaine, l’Association
nationale pour l’avancement des personnes de couleur, la
Ligue urbaine. La liste s’allonge avec les fondations des
églises, les programmes des synagogues, les associations de
musulmans, de protestants, les temples bouddhistes, les
groupes, les officiels, les organismes sociaux. Mais,
finalement, les plus grosses sommes d’argent proviennent des
philanthropes.
Le mot « philanthropie » a été formé par deux mots grecs :
philos, « ami », et anthrôpos, l’« homme ». Les philanthropes
aiment l’humanité. Ils construisent des édifices imposants pour
servir l’homme dans son travail et dans ses loisirs. Ils versent
des sommes considérables aux nombreuses associations qui
favorisent la bonne santé et l’éducation des membres de la
société. Ils sont aussi les principaux mécènes.
Parler de philanthropie fait sourire et réveille l’étonnante
sensation de recevoir un don inattendu d’une source
bienfaitrice sans visage.
Certaines personnes imaginent qu’elles sont des
philanthropes, mais ne le sont point. Les philanthropes sont
souvent représentés par des comités et des délégations. Ils sont
déconnectés de ceux qui bénéficient de leur générosité. Je ne
compte bien sûr pas parmi les membres de cette assemblée. Je
me définirais plutôt comme charitable, si toutefois la personne
charitable peut penser en ces termes : « Je possède bien plus
qu’il n’en est besoin et vous semblez avoir bien moins que le
nécessaire. Ne devrais-je donc pas partager mon excédent avec
vous ? » Quand notre superflu est concret, en argent, en biens,
ça va, mais ça va aussi quand il est intangible. On sait tous en
effet la joie extrême que peut procurer la charité par les gestes,
par les paroles, et son pouvoir de réparer les sentiments
mutilés.
Ma grand-mère paternelle, celle qui m’a donc élevée, a eu
une influence considérable sur ma façon de voir le monde et
d’appréhender ma place ici. Elle incarnait la dignité. Elle
parlait doucement et marchait lentement, les mains croisées
derrière le dos. Je l’imitais si bien que les voisins me
surnommaient son « ombre ».
« Sœur Henderson, vous vous promenez encore avec votre
ombre ? »
Grand-mère me regardait alors, tout sourire. « Vous devez
avoir raison : si je m’arrête, elle s’arrête ; si je repars, elle
repart. »
Quand j’avais 13 ans, ma grand-mère m’a accompagnée en
Californie, chez ma mère, puis elle est repartie aussitôt
à Stamps. Cette maison californienne était dans un monde
à l’extrême opposé de l’Arkansas. Ma mère avait une coupe au
carré très sévère. Ma grand-mère ne croyait pas aux cheveux
ondulés à la mode et j’ai grandi les cheveux tressés. Grand-
mère allumait la radio pour écouter les nouvelles, des chants
religieux, Gang Busters et The Lone Ranger.
En Californie, ma mère mettait du rouge à lèvres écarlate et
écoutait ses disques de jazz et de blues à plein volume. Sa
maison était toujours pleine de gens qui parlaient haut et
riaient fort. Je n’étais pas des leurs. Je déambulais dans cette
ambiance éthérée, les mains croisées derrière le dos, les
cheveux ramassés en une natte très serrée, fredonnant des
gospels.
Au bout de deux semaines, ma mère et moi avons eu une
conversation. Nous nous sommes assises et elle m’a dit :
« Maya, tu ne m’approuves pas parce que je ne suis pas
comme ta grand-mère, et c’est vrai, je ne suis pas comme elle.
Mais je suis ta mère et, crois-moi, si je fais fonctionner
certaines parties de mon corps, c’est pour pouvoir t’acheter
des vêtements, remplir ton assiette correctement et conserver
ce toit au-dessus de ta tête. Quand tu iras à l’école, la
maîtresse te fera des sourires et tu lui souriras en retour.
D’autres élèves te souriront et tu leur rendras leur sourire. Je
suis ta mère et j’ai à te dire certaines choses que je veux que tu
fasses. Si tu arrives à sourire pour les étrangers, s’il te plaît,
essaie de le faire aussi pour moi. Je t’assure que j’apprécierais
tes efforts. »
Elle a posé une main sur ma joue et m’a souri. « Allez, mon
cœur, fais un sourire à maman. Essaie au moins une fois. »
Elle a eu une expression amusante et malgré moi j’ai souri.
Elle m’a embrassée sur les joues et s’est mise à pleurer.
« C’est la première fois que je te vois sourire. Quel sourire
lumineux ! Mon magnifique amour de fille peut sourire ! »
Personne ne m’avait jamais dit que j’étais magnifique, et
personne ne m’avait jamais dit « ma fille ».
J’ai appris ce jour-là que le sourire peut être un don. Et les
années qui ont suivi m’ont appris qu’un mot aimable, un geste,
des paroles de réconfort sont des dons charitables – céder ma
place à un étranger, augmenter le volume de la radio pour faire
plaisir à quelqu’un ou le baisser si cela l’irrite.
Je ne serai sûrement jamais connue comme philanthrope,
mais je suis passionnée par la nature humaine et donnerai
librement toutes mes ressources.
Je suis heureuse aussi quand je me sais charitable.
3
Aveu
Comme dans l’Apocalypse. Ça s’est passé comme le jour où
saint Jean le Révélateur a prophétisé. La terre a tremblé et
dans ses sombres entrailles les rames de métro ont rugi. Les
autos, les taxis, les bus, les trains, les camions, les livreurs, les
bétonnières, les vélos et les skates ont rempli l’air de coups de
klaxon, de vrombissements, de bruits sourds, de coups de
sifflet, de tintements, jusqu’à ce que l’air s’épaississe en une
vieille pâte grumeleuse.
Des gens qui parlaient toutes les langues connues sur terre
sont arrivés en ville pour regarder la fin et le début du monde.
Afin d’oublier l’énormité de cette journée, j’ai trouvé refuge
au Dime Store, au 5 de la rue Fillmore. C’était un magasin
d’un demi-hectare où l’on suspendait des rêves aux stands en
plastique. J’avais déjà remonté ces allées des milliers de fois et
connaissais leur pouvoir d’attraction. Des slips en nylon, des
seins cartonnés, le comptoir des cosmétiques, les rouges
à lèvres et les vernis roses, rouges, verts, bleus, de la couleur
des fruits tombés d’un arc-en-ciel.
Ainsi était la ville quand j’avais 16 ans et vaguais, fraîche
comme le lever du jour.
Cette journée était si importante que je respirais mal.
Un garçon, qui habitait une rue plus haut, m’avait proposé
des relations intimes avec lui. J’avais refusé pendant des mois.
On ne se fréquentait pas. On ne flirtait même pas. Ce n’était
pas mon petit ami et on ne sortait même jamais se promener
ensemble.
À cette époque, je notais les trahisons de mon corps. Ma
voix est devenue rauque et ma silhouette, dans un miroir, ne
montrait aucun signe des courbes féminines à venir.
Je mesurais déjà un mètre quatre-vingts et n’avais pas de
poitrine. Je pensais que si j’avais une relation sexuelle, mon
corps récalcitrant se développerait peut-être et se comporterait
comme il était censé le faire.
Ce matin-là, le garçon m’a téléphoné et j’ai dit oui. Il m’a
donné une adresse et m’a dit qu’il m’y attendrait
à vingt heures.
Un ami lui avait prêté son appartement. À l’instant où je l’ai
vu sur le seuil, j’ai su que j’avais fait un mauvais choix. Nous
n’avons eu aucun mot affectueux, n’avons échangé aucune
caresse douce.
Il m’a montré la chambre où nous allions nous déshabiller.
Notre rapport, tâtonnant et maladroit, a duré quinze minutes.
À peine m’étais-je rhabillée que je franchissais la porte.
Je ne saurais dire si nous nous sommes dit au revoir.
Je me souviens que je marchais dans la rue, me demandant
si ce n’était vraiment que ça, et pensant combien je voulais
m’immerger longtemps dans un bain.
J’ai bien eu mon bain, mais ça n’a pas été tout.
Neuf mois plus tard naissait un magnifique petit garçon. La
naissance de mon bébé m’a donné assez de courage pour
réinventer ma vie.
J’ai appris à aimer mon fils sans vouloir le posséder, et je
me souviens lui avoir appris à apprendre tout seul.
Aujourd’hui, plus de quarante ans après, quand je vois
l’homme merveilleux qu’il est devenu, le père et le mari
aimant qu’il est, le fin poète et le bon romancier que j’admire,
le citoyen responsable et le plus épatant des fils, je remercie le
Créateur de me l’avoir donné. La Révélation a eu lieu ce jour-
là, il y a si longtemps, le jour le plus merveilleux de ma vie –
Alléluia !
4
Donner naissance
Mon frère, Bailey, m’avait dit de ne pas révéler ma
grossesse à notre mère, persuadé qu’elle me retirerait aussitôt
de l’école. J’étais sur le point de passer le bac. Bailey me
répétait que je devais obtenir mon diplôme avant que notre
mère quitte Nome, en Alaska, où son mari et elle avaient une
boîte de nuit, pour rentrer à San Francisco.
J’ai eu mon diplôme le jour du VJ-Day 1, qui était aussi
l’anniversaire de mon beau-père. Ce matin-là, il a posé une
main sur mon épaule et m’a déclaré : « Tu grandis, tu es en
train de devenir une jeune femme bien. » Je me suis alors dit
intérieurement : « Ça vaut mieux : je suis enceinte de huit
mois et une semaine. »
Après l’agréable dîner que nous avons fait pour célébrer son
anniversaire, mon bac et cette fête nationale, j’ai laissé un mot
sur son oreiller : « Papa, je suis désolée de déshonorer la
famille, mais je dois t’avouer que je suis enceinte. »
Je n’ai pas fermé l’œil de la nuit.
Vers trois heures, j’ai entendu mon père aller se coucher. Et
comme il n’est pas venu frapper aussitôt à ma porte, je me suis
demandé s’il avait lu mon mot.
À huit heures trente le lendemain, il est venu me parler
à travers la porte de ma chambre.
« Ma chérie, descends et viens prendre un café avec moi.
Ah oui ! au fait, j’ai trouvé ton mot ! »
Le bruit que ses pas ont fait en s’éloignant étaient loin d’être
aussi forts que les battements affolés de mon cœur. En bas,
à table, il m’a dit : « Je vais appeler ta mère. De combien de
mois es-tu enceinte ? » J’ai répondu : « Suis à trois
semaines. » Il a dit : « Je suis sûr que ta mère va rentrer au
plus vite. »
Les mots « nerveuse » et « effrayée » sont loin de pouvoir
décrire mon état.
Avant la tombée de la nuit, mon adorable petite maman
entrait dans la maison. Elle m’a embrassée et m’a examinée.
« Tu es à bien plus de trois semaines de grossesse.
– Oui, maman, je suis enceinte de huit mois et une semaine.
– Qui est le garçon ? »
Je le lui ai dit, et elle m’a demandé : « Est-ce que tu
l’aimes ? » J’ai répondu non. « Lui, est-ce qu’il t’aime ? » J’ai
dit : « Non, il est juste l’unique garçon avec qui j’ai jamais
couché, et on a seulement été ensemble une fois. »
Ma mère a enchaîné : « Il n’y a aucune raison de ruiner trois
vies. Notre famille va avoir un merveilleux bébé. »
Ma mère était infirmière de formation. Lorsque j’ai
commencé à avoir des contractions, elle m’a rasée, talquée et
emmenée à l’hôpital. Le docteur n’était pas arrivé. Elle s’est
présentée aux autres infirmières et leur a proposé son aide
pour l’accouchement. Elle a grimpé avec moi sur la table de
travail et m’a fait plier les jambes. Elle a mis son épaule contre
mon genou et m’a raconté des histoires drôles et salaces.
Quand les douleurs venaient, elle dévoilait la chute et je
m’esclaffais.
« Pousse fort ! » lançait-elle.
Lorsque le bébé a montré sa tête, ma mère a sauté de la
table. En le voyant apparaître, elle s’est mise à hurler : « Le
voilà ! Et avec de beaux cheveux noirs ! » Je me suis demandé
à quelle couleur de cheveux elle s’était attendue.
Au moment où le bébé est né, ma mère l’a saisi. Elle et les
autres infirmières l’ont nettoyé, enveloppé dans sa couverture,
puis me l’ont présenté. « Voilà, ma chérie, voilà ton
merveilleux bébé. »
Mon père m’a avoué que, lorsque ma mère est rentrée à la
maison, elle était si épuisée qu’il avait l’impression qu’elle
m’avait aidée à mettre au monde des quintuplés.
Elle était si fière de son petit-fils, et si fière de moi. Je n’ai
jamais regretté une seule seconde d’avoir donné naissance
à cet enfant. Il a eu une famille si dévouée, conduite par une
grand-mère courageuse, lumineuse et passionnée.
Ainsi, je suis devenue fière de moi.
1. Victory over Japan Day, le jour de la victoire sur le Japon. Aux États-Unis, on
commémore cet événement le 2 septembre.
5
Hasard, coïncidence ou prières exaucées
Il s’appelait Mark. Il était grand et bien fichu. Il aurait pu
compter parmi les étalons de la police montée canadienne.
Mark était influencé par Joe Louis. Il a quitté le Texas, où il
était né, quand il a trouvé du travail à Detroit. Là-bas, il
espérait gagner assez d’argent pour se trouver un entraîneur et
devenir boxeur professionnel.
Le jour où une machine de l’usine d’automobiles lui a
tranché trois doigts de la main droite, son rêve s’est évanoui.
Lorsque nous nous sommes rencontrés, il m’a raconté son
histoire et m’a expliqué pourquoi on le surnommait « Mark
aux deux doigts ». Il n’éprouvait aucune rancœur malgré ses
rêves enfuis. Il me parlait gentiment et payait parfois une
baby-sitter pour que je puisse lui rendre visite dans son studio.
Il était le prétendant idéal. Mark prenait son temps, je me
sentais bien avec lui et en totale sécurité.
Après quelques mois de tendres attentions, un soir il est
venu me chercher au travail et m’a annoncé qu’il m’emmenait
faire un tour à Half Moon Bay.
Il s’est garé sur la falaise et à travers la vitre j’admirais les
reflets du clair de lune dans les ondulations de l’océan. Au
moment où nous sommes descendus de voiture, il m’a dit
« Viens par là » et j’ai accouru.
Il m’a dit : « Tu as un autre homme dans ta vie et tu me
mens depuis le début. » J’ai éclaté de rire. Je riais encore
lorsqu’il m’a frappée. Avant que je puisse reprendre mon
souffle, il m’a cognée de ses deux poings. J’ai vu des étoiles et
me suis écroulée.
Quand je suis revenue à moi, il m’avait presque entièrement
déshabillée et m’avait adossée contre la falaise. Il tenait une
latte de bois et pleurnichait. « Je t’ai tant respectée, sale traînée
pouilleuse ! » J’ai essayé de marcher vers lui, mais mes
jambes ne me portaient plus. Il m’a alors donné un coup de
planche derrière la tête et je me suis évanouie. Chaque fois que
je revenais à moi, je le voyais qui pleurait, puis il me frappait
de nouveau.
La suite des événements, je ne peux la raconter que grâce au
récit qu’on m’en a fait.
Mark m’a transportée sur la banquette arrière de sa voiture
et a roulé jusqu’au quartier noir de San Francisco. Il s’est garé
devant le Chicken Shack de Betty Lou où il a appelé les
crapules du coin pour me montrer à eux.
« Voilà ce qui arrive à une traînée qui te ment. »
Les gars m’ont reconnue et sont entrés dans le restaurant. Ils
ont dit à Betty Lou que la fille de Vivian était allongée
à l’arrière de la voiture et qu’elle avait l’air morte. Mark,
entre-temps, redémarrait la voiture.
Ma mère et Betty Lou étaient amies, et celle-ci lui a
téléphoné aussitôt. Personne ne savait où Mark habitait ni où il
travaillait, et personne ne connaissait son nom de famille.
Mais, grâce aux salles de billard et de jeux que ma mère
possédait, et avec les contacts de Betty Lou dans la police, tout
le monde s’attendait à ce qu’on nous retrouve vite.
Ma mère connaissait un garant à San Francisco, un certain
Boyd Pucinelli. Elle l’a appelé, mais celui-ci n’a trouvé aucun
Mark – enfin, aucun « Mark aux deux doigts » – dans ses
dossiers. Il lui a cependant promis de poursuivre ses
recherches.
J’ai fini par me réveiller dans un lit, le corps couvert de
plaies qui me brûlaient. Respirer me faisait mal, tenter de
parler était pure souffrance. Mark m’a expliqué que c’était
à cause de mes côtes cassées. Mes dents avaient transpercé
mes lèvres. Il s’est remis à pleurer en disant qu’il m’aimait,
puis il a approché une lame de rasoir de sa gorge.
« Je ne mérite pas de vivre. Je devrais me suicider. »
Je ne pouvais pas parler pour l’en dissuader. Puis, il s’est
ressaisi et a approché la lame de mon cou.
« Je ne peux pas te laisser là et t’imaginer dans les bras d’un
autre Noir. »
Soudain, il a changé d’avis.
« Tu n’as pas mangé ni bu depuis trois jours. Il faut que
j’aille te chercher à boire. Tu aimes le jus d’ananas ? le jus
d’orange ? Hoche un peu la tête pour me répondre. »
Je ne savais pas quoi faire pour qu’il s’en aille.
« Je vais au coin de la rue te chercher un jus de fruits. Je
suis désolé de t’avoir blessée, je reviens vite pour m’occuper
de toi. Je vais te soigner, te rendre la santé, je te le promets. »
Je l’ai regardé partir.
C’est seulement alors que j’ai reconnu sa chambre, ce studio
dans lequel j’étais souvent venue. Je savais que la propriétaire
vivait au même étage et j’espérais qu’elle m’aiderait si je
parvenais à attirer son attention. J’ai voulu crier, mais aucun
son ne sortait de ma bouche. La douleur fulgurante que j’ai
ressentie lorsque j’ai tenté de me redresser a été si intense que
je me suis gardée de vouloir le refaire.
Je savais où Mark avait mis la lame de rasoir. Si je pouvais
la saisir, je parviendrais au moins à m’ôter la vie toute seule,
en le privant ainsi du privilège de se targuer de l’avoir fait lui-
même.
Je me suis mise à prier.
Je passais d’une prière à l’autre, naviguais entre coma et
conscience, puis j’ai entendu des coups de feu dans l’entrée et
la voix de ma mère.
« Défoncez cette putain de porte ! Ma fille est
à l’intérieur ! »
Le bois a gémi, puis la porte a éclaté. Ma petite mère a
pénétré dans l’appartement, et lorsqu’elle m’a vue elle s’est
évanouie. Mon visage avait doublé de volume et mes dents
avaient déchiré mes lèvres. C’était plus que ma mère ne
pouvait supporter. Plus tard, elle m’a avoué que c’était la seule
fois dans sa vie qu’elle avait perdu connaissance.
Trois hommes l’avaient suivie dans la chambre. Deux l’ont
relevée et l’ont soutenue, chancelante, jusqu’à mon lit.
« Mon cœur, mon amour, je suis si désolée ! » Chaque fois
qu’elle me touchait, je sursautais. « Appelez une ambulance !
Je vais tuer ce salopard ! »
Comme toute mère, elle se sentait responsable des malheurs
qui frappaient son enfant.
Je ne pouvais lui parler ni la toucher, mais je ne l’ai jamais
tant aimée que dans cette chambre puante et suffocante.
Elle m’a caressé le visage et effleuré le bras.
« Mon cœur, les prières de quelqu’un ont été entendues. »
Plus tard, j’ai appris que lorsque Mark est allé à l’épicerie
pour m’acheter un jus de fruits deux gamins étaient en train de
dévaliser un camion chargé de cartouches de cigarettes. Quand
les policiers ont surgi, les jeunes ont lancé leur butin dans la
voiture de Mark. Et, au moment où celui-ci a voulu remonter
dans son véhicule, les policiers l’ont arrêté. Il avait beau
clamer son innocence, on l’a embarqué. Au poste de police, on
lui a donné la permission de passer un coup de fil et il a appelé
Boyd Pucinelli. Il lui a dit :
« Je m’appelle Mark Jones, j’habite rue du Chêne. Je n’ai
pas d’argent sur moi, mais ma propriétaire peut vous donner ce
qui m’appartient. Si vous l’appelez, elle viendra avec la
somme que vous exigerez. »
Pucinelli lui a demandé le numéro de son immeuble, et
Mark le lui a dit. Il a ajouté qu’on l’appelait « Mark aux deux
doigts ».
Pucinelli a rappelé aussitôt ma mère pour lui transmettre
l’adresse de Mark. Il lui a demandé si elle comptait appeler la
police et elle lui a répondu qu’elle irait chercher sa fille elle-
même avec quelques durs à cuire.
Ma mère m’a raconté qu’à son arrivée dans l’immeuble de
la rue du Chêne, la propriétaire lui a dit qu’elle ne connaissait
personne du nom de Mark, ensuite elle a affirmé qu’il était
parti depuis quelques jours. Ma mère lui a répondu qu’elle
s’en fichait, qu’elle venait chercher sa fille séquestrée dans
l’appartement de ce fou. « Vous feriez mieux de m’indiquer le
chemin », a ajouté ma mère, et la propriétaire lui a dit que ce
garçon fermait sa porte à clé, mais ma mère l’a prévenue que
ses hommes la défonceraient. « Je vais appeler la police »,
a menacé la vieille dame. « Faites ! a rétorqué ma mère, et
appelez aussi le cuistot et le boulanger si vous voulez, et
prévenez surtout les pompes funèbres. »
La dame a finalement accepté de conduire ma mère au
studio de Mark et celle-ci a hurlé à ses hommes de fracasser la
porte.
Dans ma chambre d’hôpital, je repensais aux deux jeunes
délinquants qui avaient balancé les cartouches de cigarettes
dans la voiture d’un inconnu. Puis à Mark qui avait appelé
Boyd Pucinelli, lequel avait téléphoné immédiatement à ma
mère. Je pensais à ma mère qui était passée chercher les trois
videurs les plus durs de sa salle de billard. À la porte qu’ils
avaient fracturée et à ma vie qu’ils avaient sauvée. Était-ce un
hasard, un accident, une coïncidence, ou le fruit de mes
prières ?
Je crois que mes prières ont été exaucées.
6
Dire la vérité
Ma mère, Vivian Baxter, m’a souvent répété de ne pas
penser que les gens veulent entendre la vérité quand ils
demandent comment ça va. Cette question que l’on pose des
millions de fois, dans toutes les langues du monde, n’est
qu’une façon d’entamer une conversation. Personne n’attend
vraiment de réponses ni n’a envie de savoir que « mes genoux
sont enflammés, mes douleurs de dos sont intenses à pleurer ».
De telles réponses couperaient court à toute conversation.
Nous répondons donc tous toujours la même chose : « Ça va
très bien, merci et vous ? »
C’est sûrement ainsi qu’on apprend à entendre et à formuler
des mensonges sociaux. On regarde ses amis mincir ou
s’épaissir dangereusement et on s’exclame : « Tu as l’air en
pleine forme ! » On sait tous quand une affirmation est un
mensonge flagrant, mais on avale des contre-vérités pour
préserver la paix et ne pas avoir à se battre avec la vérité.
J’aimerais tant que cesse le recours à ces petits mensonges.
Sans demander non plus qu’on devienne brutalement franc. De
fait, je pense qu’on ne devrait jamais être brutal en rien, mais
être honnête est merveilleusement libératoire. On n’a pas
besoin de toujours dire ce qu’on sait, néanmoins on devrait au
moins faire l’effort de ne dire que des paroles vraies.
Ayons le courage de dire à nos jeunes filles : « Cette coupe
de cheveux misérable est peut-être à la mode, mais elle est
moche et ne t’avantage en rien. » Et, à nos garçons : « Le bout
de t-shirt que tu laisses pendouiller sous ta veste ne te rend pas
cool du tout, il reflète juste ton côté négligé. » Des piliers de la
mode à Hollywood ont récemment décidé qu’il est désormais
tendance et sexy de se présenter à moitié rasé dans des
vêtements froissés pour suggérer qu’on vient de se réveiller.
Les fashionistas, à mes yeux, ont à la fois raison et tort :
l’ébouriffage donne vraiment l’impression qu’on est tombé du
lit, mais j’aurais plutôt tendance à penser que ce mauvais goût
impose un ton kitsch à l’ensemble.
Les nez, les seins et les langues percés sont la propriété de
jeunes qui veulent expérimenter. Même si je n’aime guère ces
anneaux dans la peau, ils ne me gênent pas ; nous savons que
la jeunesse grandit et finit par rejoindre la société dans laquelle
nous vivons et travaillons. Les anneaux seront jetés, des
prières seront faites pour voir les trous disparaître, et les
adultes espéreront sûrement n’avoir jamais à expliquer à leurs
ados pourquoi un jour cette cavité s’est formée là.
Osons dire la vérité. Quand quelqu’un nous demande
« Comment vas-tu ? », ayons l’audace de répondre ce qu’il en
est. N’oublions pas non plus que, en conséquence, certains
pourraient nous éviter la prochaine fois, surtout s’ils ont,
comme nous, des douleurs plein la tête, les genoux endoloris
et peu le goût de s’exprimer à ce sujet.
Ma fille, vois les choses ainsi : lorsque les gens t’évitent,
savoure le temps qu’ils te laissent pour méditer et pour
réfléchir aux soins à donner à ce qui t’affecte vraiment.
7
Vulgarité
Certains comiques ont tenté de faire de leur vulgarité un art,
mais dans leur crudité publique ils ont simplement révélé leur
immense sentiment d’infériorité. Quand ils déversent de la
boue sur eux-mêmes et laissent leur langue frétiller
vulgairement, ils exposent au grand jour qu’ils ne valent pas la
peine d’être aimés et sont, de fait, non aimables. Quand nous,
dans la salle, encourageons leurs obscénités, nous sommes
comme la plèbe, jadis, dans le Colisée de Rome, en transe
lorsque les lions enragés tuaient des chrétiens désarmés. On ne
fait pas que participer à l’humiliation des comiques, on se
rabaisse à partager tant de trivialités.
Il faut trouver le courage de dire que l’obscénité n’est pas
drôle, que la vulgarité est assommante. Les enfants insolents et
leurs parents soumis ne sont pas des modèles à admirer ou
à imiter. La désinvolture et le sarcasme ne sont pas non plus
des qualités à intégrer forcément dans nos conversations
quotidiennes.
Si je trouvais le roi nu, debout dans mon salon, rien ne
m’empêcherait de lui ouvrir les yeux et de lui expliquer
pourquoi il n’est pas prêt pour une apparition publique. Mais
qu’il ne se croie pas non plus autorisé à se prélasser sur mon
sofa en grignotant des cacahuètes.
8
Violence
Autrefois, quand nos enseignants lettrés et nos érudits
professeurs sous-estimaient leur recherche ou se trompaient
sur leurs conclusions, ils quittaient la scène noblement en
murmurant adieu à leur compagnie, et, fidèles à Brutus, dans
le Jules César de Shakespeare, se répétaient dignement :
« Considère l’injustice avec un regard serein. »
Sur de nombreux sujets, je peux tenir ma langue, en
espérant que le temps réparera les injustices. Cependant il en
reste un sur lequel je demeure une adversaire féroce.
Beaucoup trop de sociologues et de spécialistes des sciences
sociales ont déclaré que le viol n’est pas vraiment un acte
sexuel, mais plutôt le besoin de se sentir puissant. Ils ont
ensuite expliqué que le violeur répète cette quête de pouvoir,
car lui-même a été la victime d’un bourreau similaire,
perpétuant le rôle de la victime ad nauseam. Probablement
qu’un infime pourcentage des motivations qui incitent un
violeur à sa fureur bestiale provient de sa soif de domination,
toutefois je suis certaine que le stimulus du violeur est
(épouvantablement) sexuel.
Les bruits d’un viol prémédité, les grognements, les
borborygmes, les trépidations, les crachats, qui grondent
quand le prédateur a ciblé une victime, sont sexuels. Dans la
tête du violeur commence une cour secrète où celle qui est
courtisée ignore qu’elle a un prétendant, alors que le
prétendant est obsédé par l’objet de son désir. Il suit, observe,
et devient le protagoniste excité de son drame sexuel.
Le viol impulsif n’est pas moins sexuel ni moins dénué de
circonstances atténuantes. Le violeur, aimanté soudainement
par une victime sans défense, est sexuellement pris de court. Il
expérimente la même obscène urgence que l’exhibitionniste
maladif, mais sans parvenir à satisfaire son plaisir. Il ressent
une urgence qui le serre et l’attire vers des profondeurs plus
obscures et terrifiantes.
Les experts, qui s’appliquent à vouloir façonner nos pensées
et par la suite nos lois, présentent bien trop souvent le viol
comme un fait sociétal recevable, et même explicable. Si le
viol est un besoin de domination, une quête de pouvoir, ou
l’exercice d’un pouvoir, on doit alors expliquer, voire
pardonner les pires actes sexuels de la nature humaine. Je crois
que les insanités proférées contre les victimes de viol ou les
lugubres déclarations d’amour éternel qui tourmentent la
victime terrifiée ont moins à voir avec le pouvoir qu’avec
l’assouvissement sexuel.
On doit qualifier l’acte barbare du viol tel qu’il est, un
sanglant, bestial et écrasant acte de violence. Les victimes de
viol sont rendues incapables de s’aventurer dans les rues où
elles ont grandi, incapables de faire confiance à autrui et même
à soi-même. Appelons cela un cruel et impardonnable acte
sexuel.
Je me souviens de la réaction d’un ami lorsqu’un rustre
macho lui déclara que les minijupes lui donnaient des envies
de viol. Mon ami lui demanda si le violeur qui sommeille en
lui se contrôlerait mieux s’il voyait les grands frères d’une fille
en minijupe, tout près, des battes de base-ball à la main. Je suis
juste inquiète et me demande à quel point cette théorie de
puissance, qui émousse la cruelle lame de rasoir du viol,
banalise et diminue l’horreur crue de cet acte.
9
Projection de la mère
L’indépendance est un vin qui monte vite à la tête et peut
avoir un effet tout aussi toxique que le vin nouveau. Peu
importe qu’il soit bon, c’est addictif, et après chaque verre on
en désire un autre.
À 22 ans, je vivais à San Francisco, j’élevais un garçon de
5 ans, j’avais deux métiers, et je louais deux pièces chez
l’habitant avec accès à la cuisine, en bas. Ma propriétaire,
Mme Jefferson, était attentionnée comme ma grand-mère l’eût
été à mon égard. Elle était toujours prête à garder mon fils et
tenait à préparer le dîner à ses locataires. Ses attentions étaient
si délicates et sa personnalité si affectueuse que personne
n’osait décourager ses désastreux exploits culinaires. Les
spaghettis, servis au moins trois fois par semaine, étaient une
concoction mystérieuse de rouge, de blanc et de marron.
À l’occasion, on dénichait un morceau de viande impossible
à identifier.
Je n’avais pas un centime pour aller au restaurant, donc mon
fils et moi, bien que malheureux, restions assidus aux dîners
« Chez Jefferson ».
Ma mère avait quitté la rue Post pour emménager dans une
maison victorienne de quatorze pièces, dans la rue Fulton. Le
mobilier gothique qu’elle avait choisi pour la meubler avait été
lourdement façonné. Les tissus du sofa et le mohair des
chaises d’occasion étaient couleur lie de vin, et des tapis
orientaux avaient été déroulés dans chaque pièce. Elle avait
une aide à domicile pour nettoyer la maison, qui parfois
comblait ses heures en faisant la cuisine.
Ma mère allait chercher Guy, mon fils, deux fois par
semaine à l’école, le ramenait chez elle et lui préparait des
goûters savoureux faits de pêches, de crème et de hot dogs.
Pour ma part, je n’allais chez elle qu’aux heures de visite que
nous avions fixées ensemble au préalable.
Elle comprenait et encourageait mon indépendance. Nous
avions un rendez-vous périodique chez elle, auquel je me
rendais avec impatience : une fois par mois, elle cuisinait mon
plat favori. L’un de ces déjeuners est resté gravé dans ma
mémoire. Je l’appelle le « Jour du riz rouge de Vivian ».
Quand j’arrivais dans sa maison de la rue Fulton, je trouvais
ma mère superbement vêtue. Son maquillage était parfait et
ses bijoux, magnifiques. Nous nous embrassions, je faisais
halte à la salle de bains pour me laver les mains, puis nous
traversions la sombre salle à manger pour entrer dans sa
cuisine ensoleillée. Le déjeuner était en partie servi sur la
table. Niveau gastronomie, Vivian Baxter était sérieuse.
Ce fameux jour du riz rouge, ma mère avait cuisiné un
chapon croustillant, rôti à sec, sans jus ni sauce, accompagné
d’une simple salade verte, sans concombres ni tomates. Un
large bol couvert était posé à côté. Elle bénit ardemment notre
repas d’une courte prière, posa sa main gauche sur le
couvercle et sa main droite sur le bol. Lentement, elle le fit
pivoter et en souleva le couvercle pour révéler son contenu :
une montagne éclatante de riz rouge, finement décorée de
persil émincé et de tiges d’oignon vert.
Le chapon et la salade ne figurent certainement pas en aussi
bonne place dans ma mémoire gustative, pourtant chaque grain
de riz restera incrusté pour toujours à la surface de chacune de
mes papilles. « Glouton », « gourmand » ont une connotation
trop négative pour décrire le bonheur de qui savoure à satiété
son plat favori. Deux généreuses portions auraient dû me
rassasier, mais ce plat était si exquis que, misant sur l’élasticité
de mon estomac, je me resservis deux autres fois.
Ma mère avait un programme pour le reste de la journée,
donc nous sortîmes en même temps après avoir débarrassé la
table.
Au milieu de la rue, nous fûmes enveloppées par une
piquante odeur de vinaigre provenant de l’usine de cornichons,
à l’angle des rues Fillmore et Fulton. Je précédais ma mère.
Elle s’arrêta et m’appela « chérie ». Je me retournai vers elle.
« Ma chérie, j’y ai beaucoup réfléchi, mais maintenant j’en
suis convaincue : tu es la femme la plus formidable que j’ai
jamais rencontrée. »
La tête levée vers moi, elle parlait du bas de son mètre
soixante pendant que j’inclinais la tête pour admirer cette
coquette petite dame au parfait maquillage, ses diamants aux
oreilles, propriétaire d’un hôtel et admirée de toute la
communauté noire de San Francisco.
« Tu es très gentille et très intelligente, et on ne trouve pas
souvent ces deux qualités réunies. Mme Eleanor Roosevelt,
Mary McLeod Bethune, et ma mère. Oui, tu fais partie de cette
communauté, viens, donne-moi un baiser. »
Elle m’embrassa sur les lèvres, puis traversa la rue pour
monter dans sa Pontiac beige et marron. Je me ressaisis et
descendis la rue Fillmore jusqu’à l’arrêt du tramway 22.
Ma volonté d’indépendance m’interdisait d’accepter le
moindre sou de ma mère et même d’être raccompagnée par
elle, mais j’acceptais volontiers sa sagesse. En repensant à ses
propos, je me suis plusieurs fois dit : « Imagine qu’elle ait
raison. C’est une femme brillante qui a souvent répété qu’elle
ne craignait assez personne pour avoir à mentir. Supposons
que je devienne vraiment quelqu’un. Imagine. »
Ce jour-là, alors que j’avais encore le goût du riz rouge dans
la bouche, je décidai que le temps était venu de prendre soin
de moi et de renoncer à certaines de mes addictions préférées,
comme fumer, boire et jurer.
Si seulement je pouvais vraiment devenir quelqu’un. Un
jour.
10
Maroc
Bien que vivant pleinement dans mon siècle, j’ai toujours
à l’esprit une image romantique de la péninsule Arabique du
XIXe siècle. Les califes, les puissants eunuques asexués et les
créatures divines allongées dans les harems, veillant à leur
beauté dans le reflet des miroirs dorés, peuplent encore mon
imaginaire.
Lors de mon premier matin au Maroc, je suis sortie absorber
l’atmosphère pour nourrir mes fantasmes.
Des femmes dans la rue portaient des vêtements européens,
d’autres se dissimulaient sous de lourds voiles noirs. Les
hommes étaient beaux et agiles, coiffés de leur chéchia rouge.
Voyant que je m’approchais d’une décharge, je m’apprêtais
à traverser la rue pour éviter de regarder la vraie vie. C’est
alors que quelqu’un m’a appelée. Je me suis retournée et j’ai
vu trois tentes dressées dans une cour et des hommes noirs qui
me saluaient de la main. Pour la première fois, je me suis
rendu compte que les Marocains que j’avais jusqu’alors
rencontrés ressemblaient plus à des Espagnols ou à des
Mexicains qu’à des Africains. Les hommes me hélaient et me
faisaient signe d’approcher. J’ai remarqué qu’ils étaient tous
vieux. Mon éducation m’incitait à aller à leur rencontre. Je me
rendis compte à ce moment-là que je portais une minijupe et
des talons, tenue qui seyait sans doute bien à une Américaine
de 25 ans, mais qui était totalement inappropriée pour une
jeune femme en compagnie de vieux Africains.
Après avoir enjambé les canettes, les bouteilles cassées et
autres détritus, je me suis retrouvée près des hommes qui se
sont assis sur leurs talons. J’ai été élevée par une grand-mère
du Sud qui m’a toujours répété qu’il est très impoli qu’une
jeune personne dépasse, debout ou assise, quelqu’un de plus
âgé. Je me suis donc accroupie à mon tour. J’étais une jeune
danseuse et commandais relativement bien mon corps.
Les hommes me souriaient et parlaient un langage qui
m’était incompréhensible. Je répondais en anglais, en français,
en espagnol, mais ils ne me comprenaient pas non plus. Nous
nous souriions. Un homme a alors interpellé des femmes, près
de nous, qui m’observaient avec intérêt. Je leur ai souri et elles
m’ont rendu mes sourires. J’avais beau avoir les jambes
musclées, je les sentais faiblir, ainsi assise sur mes talons.
Au moment où je me suis relevée pour saluer tout le monde,
une femme s’est approchée pour m’offrir une minuscule tasse
de café. Lorsque je l’ai prise, j’ai noté simultanément deux
choses : des bestioles qui rampaient par terre et, dans un
claquement de doigts, le regard approbateur des hommes
à mon égard. Je me suis mise de nouveau à croupetons pour
boire une gorgée de café et j’ai cru que j’allais m’évanouir.
J’avais un cafard sur la langue ! J’observais les visages tout
autour de moi et ne pouvais recracher l’insecte. Ma grand-
mère se serait déterrée net pour venir m’exposer son absolue
désapprobation. Je ne pouvais le supporter. J’ai ouvert grand la
gorge et j’ai avalé d’un trait le contenu de la petite tasse. J’ai
compté quatre cafards.
Après m’être relevée, j’ai salué tout le monde et j’ai quitté
la cour. Je ravalais mon dégoût, mais j’ai fini par m’appuyer
contre un mur pour m’abandonner à la nausée. Je n’ai jamais
raconté cette histoire à personne. J’ai cependant été malade
pendant un mois.
Lors d’une représentation à Marseille, je logeais dans une
pension bon marché. Un matin, tournant les pages d’un vieux
Reader’s Digest, je suis tombée sur un article intitulé « Les
tribus du Sahel en Afrique du Nord ». J’ai appris que de
nombreuses tribus suivaient alors les vieilles routes du Mali,
du Tchad, du Niger, du Nigéria et des autres pays d’Afrique
noire, traversant le Sahara pour faire route vers La Mecque,
l’Algérie, le Maroc et le Soudan. Ils emportaient peu d’argent,
privilégiant le troc, et ainsi échangeaient des biens contre
d’autres biens et dépensaient le peu d’argent qu’ils avaient
pour acheter du raisin. Pour honorer les visiteurs et leur
exprimer tout leur respect, ils déposaient de trois à cinq grains
de raisin dans une petite tasse de café avant de l’offrir. En
lisant ces mots, j’ai pâli. J’aurais voulu retourner
m’agenouiller devant les vieux messieurs, au Maroc, pour leur
demander pardon.
Là-bas, ils m’avaient honorée avec du raisin onéreux.
Grâce à Dieu, j’avais fait de mon mieux pour m’adapter à la
situation et ma grand-mère aurait été fière de moi.
J’ai compris cette leçon. Désormais, quand des êtres
humains m’invitent à partager un repas, quels que soient la
texture et l’aspect des mets, je m’attable avec eux et, avec tout
l’enthousiasme que je peux manifester, je me joins au festin.

P.-S. Il s’agit bien sûr d’une leçon qui n’est jamais


complètement acquise. Ni plus ni moins difficile que les autres
sur la nourriture, j’échoue tout de même parfois aux épreuves.
Mais j’y réussis plus que je n’y faillis. Je dois simplement
garder en mémoire l’image de ma grand-mère et de ces quatre
misérables grains de raisin qui m’ont rendue malade pendant
un mois.
11
Porgy and Bess
Porgy and Bess, l’opéra de George et Ira Gershwin, était
encore acclamé dans les salles européennes. La distribution
colorée était robuste et accueillante, mais j’étais angoissée de
quitter la troupe pour rentrer chez moi. J’étais rongée par la
culpabilité parce que, lorsque j’avais rejoint la distribution,
j’avais laissé mon fils de 8 ans à ma mère et à une tante, à San
Francisco.
La compagnie de l’opéra me proposait pourtant une
augmentation de salaire assez importante si je décidais de
rester et de faire venir Guy, mais il y avait déjà deux enfants
qui accompagnaient leurs parents, et leur comportement n’était
pas celui que je souhaitais montrer à mon fils. En remplaçant
Ruby Elzy, je prenais le rôle de Serena et devenais la
principale danseuse. Je touchais un salaire honorable, que
j’envoyais à la maison, mais ma culpabilité me rappelait que
ce n’était pas assez, donc je restais dans des pensions, des
auberges de jeunesse ou chez l’habitant pour économiser
davantage. Une fois le rideau définitivement tombé, j’ai
poursuivi ma double carrière en chantant du blues dans les
cabarets, le soir, et en enseignant la danse, le jour, partout où je
le pouvais. J’expédiais également cet argent à ma mère.
Peu à peu, j’ai perdu l’appétit, j’ai maigri, et je me suis
désintéressée de tout. Je voulais rentrer à la maison pour
retrouver mon fils. On m’a signifié que j’aurais à régler le
billet de l’artiste qui viendrait me remplacer et à m’en acheter
un nouveau pour retourner chez moi. J’ai ajouté des difficultés
à ma vie en chantant dans deux autres cabarets, en enseignant
la danse à des professionnels et à de jeunes enfants à peine en
âge de marcher.
Un jour, j’ai eu enfin assez d’argent pour acheter un billet
de bateau Naples-New York. Je craignais que mon avion ne
s’écrase et ne supportais pas l’idée de laisser mon fils éploré –
« Ma mère est morte quand j’avais 8 ans, elle était
comédienne ».
J’avais besoin de rentrer pour lui signifier que, certes, j’étais
cela, mais beaucoup d’autres choses aussi.
Après une traversée de neuf jours, je suis arrivée à New
York où j’ai pris le train – trois autres jours et trois autres
nuits – pour San Francisco. Nos retrouvailles ont été si
émouvantes que j’ai frôlé l’effondrement. Je sais combien
j’aime mon fils, combien aussi j’ai été bénie de ne pas l’avoir
trop aimé ni trop étouffé, et d’avoir pu lui donner tout mon
amour afin qu’il grandisse libre et heureux.
Après une semaine passée au dernier étage de la maison de
ma mère, surplombant la colline, je suis redevenue anxieuse.
Je voyais qu’il serait difficile, voire impossible, dans une
société si raciste, de rendre un petit garçon noir heureux,
responsable et indépendant. J’étais allongée sur le canapé du
salon lorsque Guy est apparu. « Bonjour, maman. » Je le
regardais et pensais que je ferais mieux de le prendre dans mes
bras, d’ouvrir la fenêtre et de nous précipiter dans le vide.
Alors j’ai élevé la voix et lui ai ordonné de sortir de la maison.
« Va dans le jardin et ne reviens surtout pas, même si je
t’appelle. »
Après avoir reservé un taxi, j’ai descendu l’escalier, je suis
sortie et me suis adressée à mon fils. « Maintenant, tu vas
rentrer et, s’il te plaît, tu resteras à l’intérieur jusqu’à mon
retour. »
J’ai demandé au taxi de me conduire à la clinique
psychiatrique Langley-Porter. Là-bas, la réceptionniste m’a
demandé si j’avais un rendez-vous. J’ai répondu que non. Elle
m’a dit, le regard désolé, que personne ne pourrait me recevoir
ce jour-là.
« Mais je dois voir quelqu’un, lui ai-je dit. Je suis sur le
point de me faire du mal, à moi, et pas seulement. »
Elle a passé un coup de fil et m’a indiqué le bureau du
Dr Sasley, salle C, au fond du couloir à droite. Lorsque j’ai
ouvert la porte de la salle C, tous mes espoirs se sont
volatilisés. Un jeune homme blanc était assis derrière un
bureau. Il portait une chemise boutonnée sous un costume
Brooks Brothers, et son visage calme respirait la confiance. Il
m’a invitée à m’asseoir en face de lui. Je me suis exécutée,
puis je l’ai observé et me suis mise à pleurer. Comment un
jeune Blanc privilégié pourrait-il comprendre le cœur d’une
femme noire rongée par la culpabilité d’avoir laissé à d’autres
la responsabilité d’éduquer son enfant noir ? Chaque fois que
je relevais la tête, j’inondais mon visage de larmes. Et, chaque
fois, le médecin me demandait de lui expliquer mon problème
pour qu’il puisse m’aider. Ma détresse me rendait folle. J’ai
fini par rassembler mes esprits, je me suis levée, j’ai remercié
le Dr Sasley et suis sortie. J’ai remercié aussi la réceptionniste
et lui ai demandé d’appeler un taxi de la compagnie Luxor.
Je suis allée retrouver mon professeur de chant, mon
mentor, la seule personne à qui je pouvais parler librement. En
grimpant les marches du studio Frederick-Wilkerson, j’ai
entendu la voix d’un étudiant qui faisait des vocalises. Wilkie,
comme on l’appelait, m’a dit d’aller dans la chambre
à coucher. « Je vais te servir un verre. » Il a abandonné un
instant son étudiant et m’a offert un scotch que j’ai avalé,
même si à cette époque je ne buvais pas d’alcool. La boisson
m’a fait dormir.
Lorsque je me suis réveillée, je n’entendais plus rien, alors
j’ai poussé la porte. « Que se passe-t-il ? » m’a demandé
Wilkie. Je lui ai répondu que j’étais en train de devenir folle.
« Mais que se passe-t-il vraiment ? » Un peu agacée parce
qu’il n’avait pas entendu ma réponse, j’ai dit :
« Aujourd’hui, j’ai pensé que j’allais me suicider en
emmenant Guy avec moi. Je te dis que je suis en train de
devenir folle.
– Assieds-toi à cette table, prends ce stylo à bille et écris sur
ce bloc les bienfaits de la vie.
– Mais, Wilkie, je ne veux pas parler de ça. Je te dis que je
suis en train de devenir folle.
– Écris d’abord ce que je viens de te demander et pense aux
millions de gens qui ne peuvent pas entendre une chorale, une
symphonie, ou leur enfant pleurer. Écris Je peux entendre,
grâce à Dieu. Écris ensuite que tu peux voir ce bloc de papier
jaune, et pense aux millions de gens à travers le monde qui ne
peuvent voir ni les chutes d’eau, ni les floraisons, ni le visage
de leur bien-aimé. Écris Je peux voir, grâce à Dieu. Écris
ensuite que tu peux lire. Et pense aux millions de gens dans le
monde qui ne peuvent lire ni le journal, ni une lettre de leurs
proches, ni les panneaux de signalisation d’une rue bondée. »
J’ai suivi à la lettre les commandements de Wilkie et,
lorsque je suis parvenue à la dernière ligne de la première page
du bloc, la folie de l’écriture s’était déclenchée.
Cette journée s’est passée il y a plus de cinquante ans.
Depuis, j’ai écrit plus de vingt-cinq livres, une cinquantaine
d’articles, des poèmes, des pièces de théâtre et des discours,
tous rédigés d’abord au stylo à bille sur un bloc de papier
jaune.
Quand je me décide à écrire, malgré tous les honneurs que
j’ai reçus, je suis d’abord rattrapée par mon insécurité.
J’imagine, hum, hum, que tout le monde va maintenant penser
que je suis un charlatan, incapable d’écrire rien de bon.
Lorsque je suis presque détruite, j’attrape alors un nouveau
bloc de papier et je réalise à quel point je suis bénie.
Je mène ma barque sur des eaux plus ou moins calmes. Les
jours les plus éprouvants de mon existence ont pu ou non être
lumineux et prometteurs. Que mes journées soient radieuses
ou orageuses, que mes nuits soient glorieuses ou solitaires,
j’éprouve de la reconnaissance. Même mes moments de grand
pessimisme sont suivis d’un lendemain.
Aujourd’hui, je suis heureuse.
12
Bob et Decca
Bob Treuhaft et Decca Mitford comptaient parmi les
couples les plus engagés que je connaissais. Bob était un
avocat radical, d’une détermination d’acier. Il avait les os si
fragiles qu’un jour, après avoir défendu les Black Panthers
avec succès, Huey Newton lui a donné une telle accolade qu’il
lui a cassé trois côtes.
Decca était écrivain. Son livre, Rebelles honorables, raconte
sa propre histoire, celle d’une aristocrate anglaise devenue
communiste. Son livre suivant, La Mort à l’américaine, a
transformé le business funéraire américain.
Lorsque j’ai accepté une invitation du département de
littérature de l’université de Stanford, en Californie, j’ai
aussitôt décidé de prolonger mon séjour d’un week-end afin de
rendre visite à Decca et à Bob.
Lors de notre première soirée ensemble, Bob nous a dit
qu’une fois par mois un restaurant du coin proposait la carte
d’un bistro français, avec seulement deux services par soirée.
Les plats succulents et la renommée grandissante de l’endroit
obligeaient cependant les clients à réserver deux ou trois mois
à l’avance.
À la demande de Decca, Bob a téléphoné à Bruce Marshall,
le propriétaire, pour lui dire qu’ils recevaient la visite d’une
amie écrivain de New York. Bob est revenu tout sourire : nous
avions une réservation pour le soir même.
Au restaurant, une fois que nous avons été assis à une table
d’à peine la largeur d’un couvert, le propriétaire est venu nous
parler.
Il m’a confié : « Ma femme est très heureuse de vous savoir
en ville. Vous êtes de vieilles amies. »
Je l’ai remercié, puis lui ai demandé comment il savait que
j’étais de passage. Il m’a répondu que Bob Treuhaft l’en avait
informé et qu’il m’avait décrite.
Lorsque je l’ai interrogé sur sa femme, Bruce m’a dit
qu’elle s’appelait Marilyn Marshall. Mon esprit a alors
parcouru des listes interminables de noms. Aucune Marilyn
Marshall n’y figurait.
Il a noté mon embarras et s’est esclaffé : « Non, bien sûr,
quand vous vous fréquentiez à Los Angeles, elle s’appelait
encore Marilyn Greene. » Je connaissais en effet une famille
Greene à Los Angeles, mais elle ne comptait aucune Marilyn.
De nouveau, il a ri, puis a sorti son portefeuille d’une poche.
« Voici une photo de Marilyn. » Les noms et les lieux sont
susceptibles de changer, cependant les traits d’un visage,
à moins d’une chirurgie plastique extrême, restent les mêmes.
J’ai jeté un coup d’œil à la photo. Je n’avais assurément jamais
vu cette femme de ma vie.
Je lui ai souri, admirative. « Marilyn Marshall ! Sans
l’ombre d’un doute. Je me réjouis de la savoir en pleine
forme. »
Bruce affichait le sourire fier d’un jeune marié.
Plus tard, au moment où nous allions quitter le restaurant,
Bruce nous a rattrapés à la porte. « Marilyn est au téléphone,
m’a-t-il dit. Elle souhaiterait vous dire un mot. »
J’ai collé l’appareil contre mon oreille en espérant
reconnaître cette voix. Je lui ai dit bonjour et j’ai été très
déçue : je ne la reconnaissais pas.
Mon interlocutrice m’a demandé : « Que fais-tu en
Californie ? Pourquoi ne m’as-tu pas prévenue que tu venais ?
Si nous n’habitions pas si loin du restaurant, je serais venue
immédiatement. »
Je me suis empressée de lui répondre : « Oh ! non ! ne te
dérange pas, nous avons terminé, mais demain, pourquoi pas ?
Viens déjeuner chez Decca Mitford et Bob Treuhaft. À treize
heures. Je préparerai une quiche.
– Excellente idée, oui, je viendrai. »
Lorsque j’ai soufflé à Decca que j’aurais besoin de sa
présence au déjeuner, elle m’a répondu : « Ne compte surtout
pas sur moi.
– Mais de quoi vais-je bien pouvoir lui parler ?
– De quiche. Elle sera devant vous. »
Le lendemain, au moment d’enfourner la quiche lorraine,
j’essayais avec peine d’imaginer les deux heures à venir.
À treize heures précises, le carillon a retenti et j’ai ouvert la
porte à une dame que je n’avais jamais vue de ma vie. Elle
était petite, élégante, et son visage s’est figé à la seconde où
elle m’a vue.
« Comment ça va ? » m’a-t-elle demandé. J’ai répondu :
« Magnifiquement. Venez, entrez. »
Je lui ai dit que la quiche était prête. Nous nous sommes
attablées, conscientes l’une et l’autre que nous ne nous
connaissions pas et que nous n’avions aucune idée de la façon
dont nous allions nous extirper de cette situation
incommodante.
Marilyn m’a alors demandé : « Devine un peu qui j’ai vu
à Tahoe. » Je lui ai répondu que je ne pouvais pas le deviner.
Elle a enchaîné : « Charles Chestnut. Mais il a fait comme s’il
ne me reconnaissait pas. »
Elle semblait s’attendre un peu à ce que je ne connaisse pas
cet homme. Je n’étais pas aussi courageuse qu’elle et n’ai fait
aucun commentaire.
« Je lui ai parlé, a poursuivi Marilyn, mais il me regardait
toujours avec ce petit air narquois. Je pensais, en mon for
intérieur, quel abruti ! Avec tout le travail qu’on a fait, toi et
moi, lors de sa campagne… »
Je restais muette.
« J’ai marché avec lui, a ajouté Marilyn, et lui ai dit : “Tu
prétends ne pas me connaître, Charles, attends un peu que je
voie Louise Meriwether.” »
« Ha ! ha ! ha ! » est tout ce que j’ai pu répondre. Puis,
déconfite, j’ai enfin dit : « Écoute, Marilyn, je déteste devoir te
l’annoncer, mais je ne suis pas Louise Meriwether. »
Elle s’est écriée : « Je le savais ! Je n’ai pas reconnu ta voix
au téléphone, hier soir. » Elle se tenait maintenant debout au
milieu de la pièce. « Et lorsque tu m’as ouvert la porte, j’ai
pensé, ce n’est pas Louise, à moins qu’elle ne se soit fait
refaire le visage.
– Mais comment as-tu pu penser que j’étais Louise ?
– Bruce m’a dit que Bob Treuhaft lui avait raconté que
Louise était arrivée de New York, et sachant combien je suis
attachée à toi, enfin, à Louise… Oh ! et puis, s’il te plaît, dis-
moi qui tu es !
– Maya Angelou. »
Marilyn s’est exclamée : « Oh ! mince ! Écoute, je suis
vraiment désolée, il faut que je parte. »
Je l’ai retenue. « Mais non, s’il te plaît, reste. Voyons cet
épisode autrement, prenons-le comme une façon originale de
se faire une nouvelle amie. Tentons de comprendre ce qui s’est
passé. »
Elle m’a dit : « Bob a appelé Bruce, espérant avoir une
réservation. Il a raconté qu’ils recevaient la visite d’une amie,
un écrivain noir de New York. Bruce a demandé : “Est-elle
grande ?” “Un mètre quatre-vingts”, a répondu Bob. Louise
Meriwether mesure un mètre quatre-vingts, elle est écrivain,
c’est une Noire, et elle habite à New York. Donc, Bruce s’est
exclamé : “Oh ! c’est une bonne amie de ma femme !” Comme
s’il n’y avait qu’une seule femme noire et écrivain d’un mètre
quatre-vingts à New York ! »
Nous avons ri de bon cœur aux dépens des hommes qui
savent tout, et nous avons ri de nous-mêmes qui ne nous
tirions pas si mal d’un déjeuner entre amies étrangères l’une
à l’autre.
Marilyn était psychologue, et écrivain. Je me suis sentie
proche d’elle. Elle était intelligente, drôle, inflexible. Nous
sommes devenues amies d’une façon plutôt inattendue.
Mon frère adoré, Bailey, s’est battu comme un diable pour
ne pas laisser l’héroïne prendre le contrôle de sa vie. La
bataille fait toujours rage, pourtant il m’a assuré qu’il voulait
la gagner. Je lui ai proposé de lui offrir une thérapie avec deux
des plus importants psychologues noirs de la région, mais il a
refusé. Je lui ai ensuite parlé de Marilyn Marshall ; et il a lu
l’un de ses ouvrages. C’était classique avec Bailey – avec ou
sans drogues –, il faisait ses devoirs. Il m’a dit qu’il souhaitait
la rencontrer.
J’ai tout raconté de la vie de Bailey à Marilyn, laquelle a
accepté de le voir, non comme un patient, mais comme le frère
d’une amie. Puis j’ai discuté avec Bruce Marshall pour
convenir avec lui que mon frère déjeunerait et dînerait tous les
jours, à mes frais, dans son restaurant. Il pouvait emmener un
ami et signer l’addition. Seuls Bruce, Marilyn et moi saurions
que Bailey ne réglait pas lui-même. Pendant un an, mon frère a
ainsi repris le contrôle de sa vie. Il allait régulièrement manger
au restaurant et a eu plusieurs conversations avec Marilyn
Greene Marshall. Aujourd’hui encore, je suis reconnaissante
à ces deux étrangers, rencontrés dans des circonstances
cocasses, de l’aide précieuse qu’ils nous ont apportée. Depuis
lors, je sais qu’un nouvel ami peut se cacher derrière le visage
de tout inconnu.
13
Celia Cruz
Certains artistes appartiennent à tout le monde, partout, tout
le temps.
Au palmarès des grands chanteurs, musiciens ou poètes
devraient toujours figurer David, le harpiste de l’Ancien
Testament, Ésope, le raconteur d’histoires, Omar Khayyam, le
fabricant de tentes 1, Shakespeare, le poète d’Avon, Louis
Armstrong, le génie de La Nouvelle-Orléans, Oum Kalsoum,
l’âme de l’Égypte, Frank Sinatra, Mahalia Jackson, Dizzy
Gillespie, Ray Charles… Mais le nom de Celia Cruz, la
grandiose chanteuse cubaine, devrait aussi figurer sur la liste
des chanteurs universels que le monde entier s’approprie. Ses
chansons pleines de compassion pour l’esprit humain
traverseront les siècles.

Au début des années 1950, lorsque j’ai écouté un disque de


Celia Cruz pour la première fois, bien que maîtrisant assez
bien l’espagnol, j’ai pensé que ses chansons devaient être
difficiles à traduire. Je me suis aussi lancée dans de frénétiques
recherches à son sujet. J’ai pris conscience que si je voulais
devenir son admiratrice la plus dévouée, je devais étudier
l’espagnol avec plus d’application. Ce que j’ai fait. J’ai par
ailleurs mobilisé mon frère, Bailey, à New York, pour m’aider
à collectionner tous les disques qu’elle avait enregistrés et tous
les magazines qui avaient parlé d’elle au moins une fois. Mon
espagnol s’améliorait. Des années plus tard, en travaillant avec
Tito Puente, Willie Bobo et Mongo Santamaría, j’ai pu, avec
eux, aussi bien chanter sur scène que converser dans les
coulisses.
J’avais en effet commencé ma carrière de chanteuse, qui
laissait encore un peu à désirer. Je me débrouillais pourtant
bien sur scène, car les rythmes étaient palpitants. J’avais
grandi avec certains d’entre eux, et d’autres avaient poussé en
moi uniquement parce que j’avais écouté les disques de Celia
Cruz.
Lorsque Celia Cruz est venue aux États-Unis, elle s’est
produite à New York, dans un théâtre de Broadway. Je suis
allée l’écouter tous les soirs. Sur scène, sensuelle et vibrante,
elle explosait. J’ai appris d’elle que, devant un public, je
devais me donner sans mesure. Aujourd’hui, quelque quarante
années plus tard, sans musique, mais à travers ma passion des
mots, je peux lire des poèmes et combler mon audience. La
présence que j’apporte dans mes performances, je la dois
à Celia Cruz.
Tous les grands artistes puisent à la même source : le cœur
de l’homme, centre des émotions que nous avons tous en
commun.
1. En persan, Khayyam signifierait « fabricant de tentes ». Ce nom vient peut-être
du métier de son père.
14
Fannie Lou Hamer
Tous, nous souhaitons devenir des
citoyens de premier ordre. Si le Parti
démocratique de la Liberté n’est pas
aujourd’hui élu, j’interroge notre
pays : est-ce bien l’Amérique, la
terre de la liberté, la patrie des
braves, est-ce bien l’Amérique où
nous réclamons d’être traités comme
tout être humain, avec respect, mais
dormons le téléphone débranché
parce que tous les jours nos vies sont
menacées ? Merci.

Fannie Lou Hamer (1917-1977),


fervente militante des droits
civiques
Il est capital de se souvenir que ces mots, jaillis de la
bouche d’une femme noire, viennent du cœur d’une
Américaine.
Je suis convaincue que même dans le plus enchaîné des
cœurs américains brûle le désir d’appartenir à un grand pays.
Je pense que chaque citoyen veut se tenir droit sur la scène
internationale et représenter ce noble pays où les plus forts
n’écrasent pas toujours les plus faibles, où le rêve d’une
démocratie n’est pas seulement entre les mains des puissants.
Il faut entendre les questions soulevées par Fannie Lou
Hamer il y a quarante ans, qui sont toujours à l’esprit de
chaque citoyen américain :
Quels sentiments dois-je nourrir pour mon pays ? Comment
définir ce que j’éprouve pour ma patrie ? Quelle est cette
émotion qui agite mon sang et redresse mes épaules quand
j’entends prononcer les mots « États-Unis d’Amérique » ?
Suis-je assez élogieuse envers mon pays ? Envers mes
concitoyens ? Que se passe-t-il lorsque, au contraire, les mots
« États-Unis d’Amérique » réveillent en moi cette honte qui
fait baisser la tête ou détourner le regard ? Qu’ai-je fait pour
cela ? Est-ce que j’associe ma déception à nos dirigeants ?
à mes compatriotes ? Ou suis-je comme toutes ces personnes
non engagées, délibérément confinées à distance, mais
promptes aux jugements arrogants ? En tant qu’Américains, on
ne devrait craindre aucune réponse. On a posé ces questions
tant de fois depuis des années, et donné tout autant de réponses
que nos enfants aujourd’hui mémorisent, et qui font partie de
l’histoire orale américaine.
Patrick Henry avait eu cette réflexion : « J’ignore le chemin
que les autres pourraient décider de prendre, mais, pour ma
part, donnez-moi la liberté ou donnez-moi la mort. »
George Moses Horton, poète du XIXe siècle né esclave, a
écrit : « Hélas, suis-je né pour cela, supporter cette chaîne
effroyable ? Je dois trancher les menottes à mes poignets et de
nouveau être un homme. »
Ressentir que j’étais un être vivant du présent ou du
passé était troublant. J’aspirais aussi à un futur, plein
d’espoir. Le désir d’être libre a réveillé ma
détermination à agir, à penser et à parler.
Frederick Douglass
Son amour immodéré pour la démocratie a motivé Harriet
Tubman à conquérir son affranchissement, mais pas
seulement. Ses nombreux voyages dans le Sud avaient en effet
pour but d’instiller dans le cœur de milliers d’esclaves l’idée
que la liberté était possible.
Fannie Lou Hamer et le Parti démocratique de la Liberté du
Mississippi étaient déjà assis sur les épaules de la grande
histoire américaine lorsqu’ils ont tenté de décramponner le
diable accroché à sa perche sécuritaire. Ainsi convient-il
d’honorer la mémoire de Fannie Lou Hamer et des membres
survivants du Parti démocratique de la Liberté du Mississippi.
Au nom du legs qu’ils ont transmis, nous les remercions. Le
cœur humain est un organe sensible et délicat qui a besoin
d’encouragements concrets pour ne pas chanceler dans
l’épreuve. Le cœur humain est néanmoins robuste. Une fois
galvanisé, il reprend son rythme à folle et inébranlable allure.
La musique est un art qui le stimule. Depuis la nuit des temps,
on compose des chants pour élever l’homme et l’aider
à traverser la vie. Nous, les Américains, avons créé des
musiques pour soutenir les cœurs et inspirer les esprits.
Fannie Lou Hamer savait qu’elle était, comme tant d’autres,
un être seul et unique. Cependant, elle avait conscience d’être
une Américaine qui transportait en elle une lumière pour
éclairer la noirceur du racisme. C’était certes une faible lueur,
mais elle savait la diriger sur la lugubre ignorance.
La chanson préférée de Fannie Lou Hamer était un gospel
très simple que nous connaissons tous. Nous le chantons
depuis notre enfance.
Cette petite lumière que j’ai en moi,
Je vais la laisser briller,
Laisser briller,
Laisser briller,
Laisser briller.
15
Sénégal
Samia était une célèbre actrice sénégalaise, toujours vêtue
de splendides tenues. Je l’ai rencontrée lors d’un voyage
à Paris. Elle et son mari français, Pierre, faisaient partie d’un
groupe d’artistes et d’intellectuels qui buvaient des barriques
de vin bon marché et discutaient de tout, avec tout le monde,
de Nietzsche à James Baldwin.
Je nageais comme un poisson dans l’eau dans cet
assemblage culturel. Nous nous gargarisions de jeunesse, de
talent et d’intelligence, comme si nous avions nous-mêmes
créé ces dons, pour mieux nous les répartir.
Samia m’avait dit que son mari et elle vivaient la plus
grande partie de l’année à Dakar, la capitale du Sénégal, et que
j’y serais toujours la bienvenue. Des années ont passé avant
que je visite ce pays, mais le numéro de téléphone qu’elle
m’avait donné était toujours valide. J’étais invitée à dîner.
Je suis entrée dans un salon somptueusement meublé où
résonnaient les rires des invités et les tintements des glaçons
dans les verres. Tout le monde semblait joyeux. L’assemblée,
mi-africaine, mi-européenne, se délectait de cette délicieuse
soirée. Près de la porte, Samia m’a présentée à quelques amis
avec lesquels je me suis mise à discuter, jusqu’à ce qu’un
serveur m’apporte un verre.
Je flânais de groupe en groupe. La langue maternelle de
Samia était le sérère. Quant à l’accent sénégalais, il augmentait
mes difficultés à comprendre le français. J’ai franchi une porte
et découvert d’autres convives adossés aux murs, qui évitaient
de fouler le magnifique tapis d’Orient déployé au centre de la
pièce.
J’avais connu une femme, en Égypte, qui n’aurait jamais
toléré que ses serviteurs marchent sur les tapis, assenant
qu’elle seule, sa famille et ses amis useraient ce bien onéreux.
Samia dégringolait dans mon estime. Assurément, elle avait dû
informer ses invités qu’elle jugeait préférable que nul ne pose
le pied sur ce tapis. Je me demandais quels mots une hôtesse
pouvait bien utiliser pour expliquer à ses convives comment se
comporter. J’ai décidé d’en savoir plus.
Faisant mine de vouloir admirer d’un peu plus près les
tableaux accrochés aux murs, j’ai traversé le tapis dans sa
largeur, puis dans sa longueur, et, sous le prétexte de détailler
les peintures, j’ai recommencé ce manège quatre ou cinq fois.
Les invités, regroupés sur le côté, affichaient de piètres
sourires. Je voulais leur montrer à quoi servait un tapis.
Une femme sénégalaise, parée d’une robe de brocart blanc,
m’a souri, affable, et nous avons engagé une conversation. Elle
était écrivain. Nous avons parlé de littérature. J’étais si
captivée que j’en ai presque raté la scène suivante. Deux
servantes ont roulé le tapis sur lequel j’avais marché, l’ont
emporté, puis sont aussitôt revenues avec un nouveau, tout
aussi somptueux, qu’elles ont étalé et lissé pour le rendre
parfaitement plat. Elles y ont ensuite disposé des verres, de
grandes cuillères de service, l’argenterie, des serviettes, du vin
et des carafes d’eau. Enfin, en son centre, elles ont déposé un
plat de riz vapeur.
Samia et Pierre se sont approchés en tapant des mains pour
attirer l’attention des invités. Samia a annoncé qu’ils
s’apprêtaient à servir le plus célèbre plat sénégalais, le yassa,
« pour notre sœur américaine ». Elle m’a fait un signe de la
main et a déclaré : « Pour Maya Angelou. Asseyons-nous. »
Tous les invités ont plongé au sol. Mon visage et mon cou
se sont enflammés. Heureusement, mon teint marron m’a
permis de camoufler un peu la honte qui me brûlait. Maligne
et pertinente, Maya Angelou. Je m’étais promenée sur la
nappe.
Je me suis assise aussi, mais j’ai eu beaucoup de mal
à avaler. La nourriture devait forcer le passage sur un nœud de
honte.
Dans une culture méconnue, je bannirai désormais toute
prétention à donner des leçons. J’essaierai au contraire de
rester humble et accueillante. La quintessence de la
sophistication est la simplicité absolue.
16
L’éternel grand écran
Des années ont passé depuis que l’Institut du film américain
a rendu hommage à William Wyler, l’un des plus célèbres et
prolifiques réalisateurs d’Hollywood. En tant que membre du
conseil d’administration, j’étais invitée à la cérémonie. Je
devais prononcer une courte introduction. Flattée, j’avais bien
sûr accepté l’invitation.
L’événement, organisé au très chic hôtel Century Plaza,
rassemblait les acteurs les plus illustres et glamoureux du
moment. Fred Astaire était là, ainsi qu’Audrey Hepburn et
Gregory Peck. Walter Pidgeon, Greer Garson, Henry Fonda et
Charlton Heston brillaient dans l’audience. Émue, je me suis
assise à une table d’où j’ai pu discrètement examiner
l’assemblée. Ces visages incarnaient à mes yeux le
romantisme, la dignité et la justice. Ces gens, sur le grand
écran, avaient personnifié la grâce, la morale, la beauté, la
galanterie et le courage. Puis les images du cinéma
ségrégationniste de ma petite ville de l’Arkansas se sont mises
à galoper dans ma conscience.
Chaque fois que mon frère et moi allions au cinéma, nous
devions braver les regards hostiles des adultes blancs. Après
avoir payé nos places, nous étions rudement priés d’emprunter
de misérables escaliers de service pour atteindre le balcon
(appelé le « perchoir de la buse »), strictement réservé aux
spectateurs noirs.
Nous nous asseyions dans cet espace exigu, les genoux
repliés sous le menton. Souvent nos pieds écrasaient les
emballages de friandises et autres détritus qui jonchaient le
plancher. Perchés là-haut, nous observions les gens et
étudiions comment nous devrions nous comporter plus tard,
quand nous serions grands et que nous deviendrions beaux,
riches et blancs.
Des années ont passé et me voilà assise dans la somptueuse
salle de cérémonie de l’hôtel, à regarder les stars de cinéma
qui défilent pour rendre hommage à M. Wyler. De vieux
souvenirs m’ont ramenée aux humiliations subies dans le Sud.
Lorsqu’on a prononcé mon nom, je suis montée sur scène et,
un à un, chaque mot soigneusement mémorisé de mon
allocution a fui mon esprit. Je suis restée debout devant le
micro, scrutant chaque célèbre visage de l’assemblée, furieuse
qu’ils aient pu être, même involontairement, les agents de mes
vieilles humiliations. La colère alourdissait ma langue et
ralentissait mon esprit. C’est seulement grâce à un phénoménal
contrôle mental que je me suis retenue de hurler : « Je vous
déteste ! Je vous déteste tous ! Je hais votre pouvoir, j’abomine
votre célébrité, votre bonne santé, votre argent et votre
consentement ! » Je crois que j’ai eu peur, si j’ouvrais la
bouche, de crier la vérité : « Je vous aime parce que j’aime
tout ce que vous possédez et tout ce que vous êtes. » Je restais
muette devant ce parterre de célébrités. Après plusieurs
tentatives, j’ai marmonné quelques mots et quitté le podium.
Une rumeur – fausse – a couru, selon laquelle j’étais sous
l’emprise de la drogue. En repensant à ce douloureux incident,
je me souviens essentiellement de ce que l’Arkansas m’a
donné. J’ai compris que je ne devrais jamais oublier d’où je
viens. Il m’est bon de me rappeler combien de montagnes j’ai
escaladées au cours de ma vie et combien de rivières j’ai
enjambées. Je suis prête pour les défis à venir et suis forgée
par ce savoir.
17
Légitime défense
J’ai récemment rencontré quatre producteurs de la télévision
qui souhaitaient obtenir les droits d’une nouvelle que j’ai
écrite.
Comme cela arrive souvent, le chef s’est révélé
immédiatement et je n’ai très vite plus douté que la patronne
était cette femme de petite taille, au sourire fugace, à la voix
haut perchée, qui réagissait à tout ce que je disais par une
réplique sarcastique. Elle n’était pourtant pas assez caustique
pour que je la rappelle à l’ordre, mais ses propos tenaient
clairement à me signifier ma place qui, à l’évidence, était bien
au-dessous de la sienne.
Après lui avoir dit que j’étais contente que nous nous
retrouvions dans ce restaurant, l’un de mes préférés, elle a
répliqué qu’elle n’était pas venue ici depuis des années, mais
que, la dernière fois, l’ambiance avait été d’un tel ennui qu’on
s’était cru chez une dame en fin de vie. Elle a promené un
regard circulaire sur la salle et, avec un sourire narquois, a
déclaré, très satisfaite, que cela ne s’était vraiment pas
amélioré depuis.
À la troisième réaction acerbe à mes propos, je lui ai
demandé : « Pourquoi faites-vous cela ? »
D’une voix caressante, elle m’a répondu : « Mais faire
quoi ? Que voulez-vous dire ?
– Que vous êtes gentiment en train de m’attaquer. »
Elle a pouffé et dit : « Oh ! non ! je voulais juste vous
montrer que vous ne pouvez pas avoir tout le temps raison sur
tout ! J’aime la joute verbale, ce combat de mots qui affûte
l’esprit. Et, je l’avoue, je suis brutalement franche. »
Je gardais les mains sur mes genoux et inclinais le menton
sur la poitrine. Je m’adjurais de rester aimable.
Je l’ai regardée et dit : « Un “combat de mots” ? Vous tenez
vraiment à me faire descendre dans l’arène pour un combat de
mots ?
– Oh ! oui ! j’y tiens ! s’est-elle écriée, résolue. Oui, je le
veux !
– Moi, je n’y tiens pas, mais parlons d’affaires, puisque
c’est la raison pour laquelle nous sommes réunis. Votre société
veut ma permission pour exploiter l’une de mes nouvelles
à des fins télévisuelles. Je vais vous répondre que non, cela est
impossible, je n’y tiens pas.
– Mais nous ne vous avons encore fait aucune proposition.
– C’est inutile, je sais pertinemment que vous ne me
procurerez pas l’environnement sain et reposant dont j’ai
besoin. Ce n’est pas votre façon de travailler. C’est évident. Je
suis donc obligée de décliner toute proposition que vous
pourriez me faire. »
J’ai pensé que j’aurais dû ajouter : Je te jure par ailleurs que
tu ne me veux pas comme adversaire, car, si je me sens
menacée, je me bats pour gagner, et j’oublierai vite que j’ai au
moins trente ans de plus que toi, et tu verras que ma réputation
de passionnée n’est pas un mythe. Or, à la fin du combat, si je
te voyais vaincue, je me sentirais gênée d’avoir transporté
toutes les peines, les joies, les peurs et la gloire à travers
lesquelles j’ai vécu, pour triompher d’une femme qui semble
avoir encore tant à apprendre. Je ne serais pas fière de moi. En
revanche, si tu triomphais, je serais dévastée et capable de
catapulter tous les projectiles que je trouverais à portée de
main.
Je ne tire aucun plaisir à participer à des actes de violence.
Mais je sais qu’on devrait tous être attentif à se respecter soi-
même d’abord, et, pour cela, en effet, être prêt à se défendre, si
besoin est.
18
Madame Coretta Scott King
Ces dernières années et même ces derniers mois, j’ai eu
à faire de déchirants adieux à des proches que je connaissais
depuis plus de quarante ans. Des amis qui me manquent
aujourd’hui et desquels j’ai pu apprendre les plus charmantes
comme les plus douloureuses leçons.
James Baldwin et Alex Haley me manquent. Je m’ennuie
des week-ends que nous avons passés à disserter,
à argumenter, à rire et à pleurer. Le souvenir du dernier dîner
que j’ai cuisiné pour Betty Shabazz est assez proche pour que
je me rappelle la tenue qu’elle portait ce soir-là. Tom Feelings
et moi avons écrit un livre ensemble. Il avait dessiné un
portrait de ma vieille mère, que j’ai conservé, il est toujours
accroché dans ma chambre. J’ai parlé avec Ossie Davis
quelques jours avant sa mort et accepté de les représenter, lui
et sa femme, Ruby Dee, à un engagement qu’ils ne pouvaient
honorer à Washington.
Récemment, j’ai dit adieu à Coretta Scott King, ma sœur de
cœur. Chaque année, à l’approche d’avril, je me souviens que
son mari, Martin Luther King, a été assassiné le jour de mon
anniversaire, et depuis trente ans, le 4 avril, Coretta Scott King
et moi nous téléphonions ou nous faisions mutuellement livrer
des fleurs.
Je trouve éprouvant de laisser partir les gens qu’on aime
vers cette patrie sans retour. Je réponds toujours à la question
héroïque, « Ô mort, où est ton aiguillon 1 ? », par :
« L’aiguillon est dans mon cœur, dans mon esprit, dans mes
souvenirs. »
Je suis épouvantée par le vide que laisse la mort derrière
elle. Où se trouve James maintenant ? Où Coretta est-elle
partie ? Reposent-ils, comme le poète James Weldon Johnson
l’a écrit, au sein de Jésus-Christ ? Mais alors, qu’en est-il de
mes amis juifs, japonais et musulmans ? Au sein de quelle
entité sont-ils en paix ? Je ne trouve un soulagement à mes
interrogations que lorsque je finis par admettre que je ne suis
pas obligée de tout connaître, que c’est déjà beaucoup de
savoir tout ce que je sais, et que tout ce que j’ai appris n’est
pas forcément la vérité.
Quand je me confronte à la rage d’avoir perdu quelqu’un,
j’essaie aussitôt de me concentrer sur les questions que
soulève la perte d’un être cher, sur ce que j’ai appris ou ai
encore à apprendre du départ de ceux que j’aime. Quel
héritage en conserverai-je pour m’aider à vivre une vie
meilleure ?

Ai-je appris comment être plus aimable,


Plus patiente,
Plus généreuse,
Plus tendre,
Plus disposée à rire,
Et plus ouverte pour accueillir les flots de larmes ?
Si j’accepte les legs de mes chers disparus, je peux ainsi les
remercier de leur amour, et remercier Dieu d’avoir eu
l’honneur de partager leurs vies.
1. I Corinthiens, XV, 55.
19
Condoléances
Lors d’un bref instant dans l’histoire de l’univers, le voile
s’est levé. Le mystère a été connu. Quelque part derrière les
étoiles, les questions ont rencontré leurs réponses. Les sourcils
froncés se sont décontractés et les paupières se sont refermées
sur d’intenses et immuables regards.
Ton bien-aimé occupait tout le cosmos. Tu te réveillais avec
les premiers rayons du soleil et allais te nicher dans le clair de
lune pour t’endormir. Toute la vie était un cadeau ouvert et
florissant pour toi. Les chœurs chantaient pour les harpes et tes
pieds rythmaient un tempo ancestral. Là, tu soutenais autant
que te soutenaient les bras de l’être aimé.
Maintenant, les jours s’étirent devant toi avec la même
aridité que les dunes du désert. Et dans cette période de deuil,
nous qui t’aimons sommes devenus invisibles à tes yeux. Nos
mots remplissent l’air vide autour de toi, tu ne perçois pas le
sens de nos paroles.
Nous sommes pourtant là. Nous sommes toujours là. Nos
cœurs ont peine à te porter.
Nous t’aimons plus que jamais.
Tu n’es pas seule.
20
Dans la vallée de l’humilité
Au début des années 1970, j’ai été invitée à donner une
conférence à l’université Wake Forest de Winston-Salem. On y
avait aboli la ségrégation raciale depuis peu.
J’ai dit à mon mari que cette visite m’intéressait. Il était
architecte. Il venait de signer un important contrat et ne
pouvait pas m’accompagner. J’ai alors appelé mon amie Dolly
McPherson à New York. Elle m’a répondu qu’elle me
rejoindrait volontiers à Washington et qu’on pourrait, de là,
voyager ensemble dans le Sud.
Mon allocution a été merveilleusement accueillie. Avant que
je quitte l’université, les étudiants sont venus à ma rencontre et
m’ont priée de me joindre à eux.
J’ai marché avec Dolly jusqu’au foyer. Les étudiants blancs
occupaient chaque canapé, chaise, tabouret, coussin et tapis.
Ils s’étaient distinctement séparés des étudiants noirs, lesquels
étaient assis par terre, en première ligne. On n’a pas hésité
à me poser des questions. Un jeune homme blanc
a commencé : « J’ai 19 ans, je vais bientôt être un homme, et
très honnêtement je suis encore un gosse. Mais ce garçon, là-
bas [il pointait un étudiant noir], devient fou de rage si je
l’appelle boy, alors qu’on a le même âge. Vous pouvez
m’expliquer ? » J’ai désigné de la main l’étudiant noir : « Le
voilà, pourquoi ne pas le lui demander ? »
Une étudiante noire a pris ensuite la parole : « Je suis allée
dans un excellent lycée où j’ai fini première de ma classe, je
parle parfaitement anglais. Pourquoi [et elle levait le menton
en direction des étudiants blancs] faut-il qu’ils s’adressent
à moi avec un accent si lourd que je ne comprends même plus
ce qu’ils disent ? »
Je lui ai demandé d’imiter leur façon de parler. Elle a fait :
« Hé bé, qué fas ? C’ment qu’tu vo ? » Elle a tant exagéré
l’accent du Sud que toute la salle a éclaté de rire.
Je lui ai répondu : « Mais regarde, ils sont juste là, pourquoi
ne le leur demandes-tu pas ? » Lorsque, enfin, les étudiants ont
commencé à échanger entre eux, j’ai compris qu’ils se
servaient de moi comme d’une passerelle. Leurs parents ne les
avaient jamais incités ni encouragés à s’adresser à égalité les
uns aux autres. Ces jeunes gens, ce soir-là, s’autorisaient enfin
à franchir le pont pour dialoguer. Je suis restée assise avec eux
jusqu’à minuit pour les aiguillonner, les conforter, les presser
à parler.
Quand je me suis levée, exténuée, Tom Mullin, le doyen de
l’université, est venu me parler : « Docteur Angelou, si jamais
Wake Forest avait un quelconque attrait pour vous, nous
serions enchantés de vous accueillir et honorés de vous faire
une place parmi nous. » Je l’ai remercié poliment, consciente
que je ne déménagerais jamais pour venir habiter dans le Sud.
Le lendemain matin, Dolly et moi avons gagné l’aéroport
assez tôt. Nous nous sommes installées dans un café pour
prendre un petit déjeuner. On nous a attribué une table et nous
avons commandé. Nous attendions depuis plus d’une demi-
heure lorsque j’ai remarqué que nous étions les deux seules
personnes noires dans ce restaurant.
J’ai dit à Dolly : « Ma sœur, prépare-toi à finir la journée en
prison. Je te jure que s’ils ne nous servent pas, je renverserai
chaque table de ce restaurant. »
Elle m’a répondu calmement : « Tout va bien, ma sœur. »
J’ai appelé la serveuse, longiligne jeune Blanche, et lui ai
dit : « Voici plus d’une demi-heure, mon amie a commandé
une omelette au fromage et moi, des œufs au bacon. Si vous ne
souhaitez pas nous servir, je vous demanderai de nous le faire
savoir et d’appeler ensuite la police. »
Soudainement très soucieuse, elle m’a répondu avec le plus
doux accent de Caroline du Nord : « Non, madame, ce n’est
pas cela, c’est juste que le chef n’a plus de gruau. Il ne peut
pas servir de petit déjeuner sans gruau. Voyez les autres tables,
plus de la moitié des clients de ce côté-ci n’ont pas encore
leurs plats. Le gruau sera prêt d’ici dix minutes et je vous
servirai aussitôt. »
Elle a prononcé le mot « gruau » en allongeant les syllabes.
Je me suis trouvée plus ridicule que jamais. Mon visage est
devenu écarlate et le cou me brûlait. J’ai présenté les excuses
que j’ai pu et Dolly McPherson, en pleine maîtrise d’elle-
même, n’a fait aucune remarque sur ma stupidité. Lorsque j’ai
retrouvé ma solide maison et mon calme mari, je lui ai tout
raconté de l’université, des étudiants et de la proposition du
doyen. Je n’ai rien pu mentionner du drame de l’aéroport.
J’étais mariée à Paul Du Feu, un bâtisseur, un écrivain et un
caricaturiste renommé en Angleterre. Deux jours après notre
première rencontre, nous savions que nous étions amoureux et
que nous devions passer notre vie ensemble.
Pendant dix ans, nous nous sommes surpris, aimés,
déchirés, supportés. De façon tout à fait inattendue, une
tempête a éclaté dans le ciel azur de notre amour. Mes requêtes
l’ennuyaient. Paul a admis qu’il avait grandi désabusé par
l’utopique monogamie et désirait plus de stimulations dans
sa vie.
Nous nous sommes séparés au moment où je commençais
une tournée de conférences à travers le pays.
Son entreprise en bâtiment étant basée au nord de la
Californie, j’ai décidé de lui offrir en cadeau de séparation une
visite approfondie de San Francisco, ses ponts, ses collines,
ses restaurants étoilés et sa splendide vue sur la baie.
Le divorce, comme tous les rites de passage, génère de
nouveaux paysages, de nouveaux rythmes, de nouveaux
visages.
J’ai fini ma tournée dans le pays tout en recherchant un
nouvel endroit où m’installer. Je me rassurais en pensant qu’en
tant qu’écrivain je pouvais attraper n’importe où mon carnet
de notes, mon stylo à bille, mon dictionnaire Random House,
mon Thésaurus de Roget, la Bible du roi Jacques, un jeu de
cartes, une bonne bouteille de xérès, et me mettre à écrire. J’ai
trouvé Denver magnifique, mais trop pollué, et bien que j’y aie
vu des Noirs, des Latinos et des Indiens, la ville était loin
d’être libre de toute ségrégation raciale. À Chattanooga, dans
le Tennessee, j’ai noté que beaucoup d’habitants étaient encore
très activement associés aux confédérés de la guerre civile
toujours en cours.
Les autres villes m’ont paru ou trop grandes ou trop petites
et insulaires. Cambridge, dans le Massachusetts, me semblait
parfaite, car elle comblait tous mes besoins : l’histoire, les
universités, le mélange des races, d’excellentes librairies, des
églises et des lieux où sortir le samedi soir. Seule Winston-
Salem, en Caroline du Nord, réunissait tous ces atouts et
rivalisait avec Cambridge. J’ai visité ces deux villes deux fois.
Finalement, j’ai éliminé Cambridge, car il y tombe chaque
année plus de neige que je ne pourrai jamais le supporter, et je
suis par ailleurs une femme typique du Sud, sans une once de
grâce sur une paire de skis.
Une fois installée à Winston-Salem, j’ai reçu la visite du
président de l’université, Ed Wilson, et du doyen, Tom Mullin,
qui m’avait proposé un poste dix ans auparavant. Ils
souhaitaient me faire titulaire à vie de la chaire Reynolds
d’études américaines. Je les ai remerciés et leur ai dit que
j’acceptais de prendre ce poste pour une année, le temps de
vérifier si j’aimais enseigner tout autant que vivre à Winston-
Salem.
Après trois mois d’enseignement, une vérité s’est imposée
à moi : je n’étais pas un écrivain qui enseigne, mais une
enseignante qui écrit.
À l’occasion de précédentes visites en Caroline du Nord,
j’étais devenue amie avec la directrice du département
d’anglais, Elizabeth Phillips, et avec d’autres universitaires du
département. Le soir, après le dîner, ou l’après-midi, après le
déjeuner, je leur posais les questions qui me taraudaient.
J’avais besoin de savoir à quel point ils avaient accepté l’idée
de ségrégation. Avaient-ils vraiment pensé un jour que les
Noirs étaient inférieurs aux Blancs ? Avaient-ils réellement cru
que les Noirs étaient nés avec une maladie congénitale et qu’il
était dangereux de s’asseoir à côté d’eux dans le bus ?
Avaient-ils compris que les Noirs cessaient d’être contagieux
dès qu’il s’agissait de cuisiner pour les Blancs ou d’être les
nourrices de leurs bébés ?
J’étais rassurée d’entendre mes nouveaux collègues
répondre avec candeur, honnêteté, gêne et contrition :
« Sincèrement, je n’y ai jamais réfléchi. Cela a toujours été
ainsi et il semble que cela le sera éternellement » ; « J’y ai
déjà beaucoup songé, mais je n’ai jamais imaginé qu’on
pouvait changer la situation » ; « Lorsque j’ai vu les jeunes
Noirs se mettre à protester à Greensboro 1, assis devant le
magasin Woolworth’s, je me suis sentie fière. Je me souviens
d’avoir eu envie d’être une Noire et de courir me joindre
à eux. »
Que cela me plût ou non, il me fallait admettre que je
comprenais l’impuissance de mes collègues. Leurs réponses
me confirmaient que le courage est la plus importante des
vertus. Je pensais aussi que si j’avais été blanche pendant la
ségrégation, il y a gros à parier que j’aurais moi aussi pris le
chemin de la moindre résistance.
Je commençais à guérir lorsque je me suis fixée à Winston-
Salem. Le paysage vallonné était couvert de cornouillers, de
gainiers, de myrtes crêpés et de rhododendrons de plusieurs
mètres de circonférence. D’immenses azalées sauvages
inondaient le paysage de leur beauté.
Winston-Salem se trouve dans le Piedmont, ce qui signifie
littéralement au « pied des montagnes ». À l’ouest s’élèvent
les monts Great Smoky et les montagnes Blue Ridge 2.
J’aime l’humour des habitants de la Caroline du Nord. Les
Indiens affirment notamment que notre État est la « vallée de
l’humilité », flanqué de deux sœurs prétentieuses, la Virginie
et la Caroline du Sud.
J’étais heureuse de découvrir à mon arrivée de si beaux
musées, des églises aux chorales prestigieuses, une école
d’arts réputée qui fournissait de nouvelles stars aux pièces de
Broadway, et une chaire de violon, tremplin pour le New York
Symphony Orchestra.
Le doux accent chantant des Indiens et leur anglais plein de
fantaisie étaient irrésistibles. Un jour, au supermarché, la
caissière m’a demandé si j’aimais Winston-Salem. Je lui ai
répondu : « Oui, beaucoup, mais il peut y faire très chaud et je
ne suis pas sûre de pouvoir supporter cette chaleur. »
Sans interrompre le rythme cadencé avec lequel elle
facturait mes produits, la caissière a poursuivi : « Oui, docteur
Angelou, mais la chaleur, comme le reste, ça va, ça vient. »
Je me suis jointe à l’église baptiste du Mont-Sion qui
possédait un chœur merveilleux. Un ministre dévoué la
dirigeait. Tout près de là, j’ai découvert l’hôpital principal de
la ville, où l’on formait les futurs médecins.
L’un de mes collègues étudiait Emily Dickinson ; un autre,
la poésie européenne des XVIIIe et XIXe siècles. Je pouvais donc
parler de poésie, l’un de mes sujets préférés, avec de nouveaux
amis.
Cela dit, Winston-Salem n’est pas sans difficultés. Le
racisme bouillonne encore derrière beaucoup de sourires, les
femmes sont dans certains cercles de simples et jolis pots de
fleurs. Mon vieil ami John O. Killens m’a dit une fois :
« Macon, en Géorgie, est le Sud d’en bas, et New York est le
Sud d’en haut. »
Où que tu choisisses de vivre, tu auras toujours à affronter
de suprêmes ignorances.
Anne Spencer, l’immense poétesse afro-américaine de la fin
du XIXe siècle, adorait la Virginie et vénérait Robert Browning.
Elle a composé un poème, Toute sa vie, pauvre Browning, qui
contient ce vers :
« La Virginie, ce paradis quand l’année est à son
printemps. »
Elle parlait certes de la Virginie, mais je sais combien cela
décrit la Caroline du Nord et plus encore Winston-Salem.
1. Manifestation pacifique déclenchée en février 1960 par quatre jeunes Noirs dans
le magasin Woolworth’s de Greensboro pour lutter contre la ségrégation évidente
des dirigeants. Ces sit-in, qui durèrent plus de cinq mois, furent suivis par des
milliers de personnes à travers tout le pays.
2. Littéralement, les montagnes du « Massif bleu » : chaîne de la Caroline du Nord
et du Tennessee. Les Great Smoky font partie des Blue Ridge.
21
Esprit patriotique
Ces quatre dernières décennies, notre esprit patriotique et
notre joie de vivre ont vu leurs couleurs se faner. Nos
aspirations nationales se sont flétries. Notre croyance en un
avenir meilleur a chu si bas que quand nous proclamons notre
espoir en des lendemains plus gais, toutes sortes de moqueries
s’abattent sur nous. Comment en sommes-nous arrivés là ? À
quel moment avons-nous abandonné notre désir de haute
autorité morale à ceux qui salissent le paysage national de
propos vulgaires et d’hypothèses grossières ?
Sommes-nous bien ce peuple qui est allé combattre en
Europe pour éradiquer la démence aryenne, alors en pleine
folie exterminatrice ? N’avons-nous pas planifié un monde
meilleur, travaillé et prié pour son avènement ? Ne sommes-
nous pas ces citoyens qui ont lutté, protesté et moisi en prison
pour abroger le racisme qui fut longtemps constitutionnalisé
dans notre pays ? N’avons-nous pas rêvé d’un pays où la
liberté serait dans toutes les consciences, où la dignité serait un
but ?
Nous devons insister auprès de nos dirigeants, hommes et
femmes, pour qu’ils reconnaissent les profondes nécessités de
ceux qui sont dirigés. On ne choisit pas d’être un troupeau
entassé dans un bâtiment en flammes ni d’être les instruments
d’un système haineux et truffé d’intolérance.
Sur le terrain moral, nos hommes politiques devraient
s’imposer de replacer très haut la barre. Ensuite seulement, et
quelle que soit notre allégeance, démocratique, républicaine ou
indépendante, nous serons à même de les suivre.
Comment faire comprendre aux politiques que s’ils
persistent à se noyer dans la boue de l’obscénité, ils
poursuivront leur chemin seuls ?
Et nous, citoyens, si nous continuons de tolérer cette
vulgarité, notre futur titubera et tombera sous le fardeau de
l’ignorance. Est-ce acceptable ? Nous avons un cerveau et un
cœur pour affronter notre destin avec courage. Nous devons
assumer le temps que nous gaspillons, nous avons une
responsabilité envers l’espace que nous occupons. Nous
devons témoigner du respect à nos ancêtres et, pour protéger
nos descendants, nous devons nous imposer la courtoisie et le
courage d’Américains bien intentionnés.
Maintenant.
22
Réclamer ses racines du Sud
Après avoir été séparé dans l’indifférence pendant des
décennies, l’évocation du Sud ravive des années de souffrance
et de plaisir.
Au tournant du XXe siècle, beaucoup d’Afro-Américains ont
abandonné les villes du Sud, laissé derrière eux d’accablants
préjudices, pour rejoindre le Nord, Chicago, New York, ou,
à l’ouest, Los Angeles et San Diego. Attirés par l’enivrante
promesse d’une vie meilleure, plus équitable et plus égalitaire,
ils se rapprochaient enfin de ce qu’avait présagé la terre de la
liberté. Leurs espoirs ont été immédiatement comblés, mais
très vite aussi anéantis, broyés au sol sur les tessons du
désenchantement.
Le sentiment d’accomplissement a d’abord été réel : ils
échangeaient leurs sombres corvées de métayage contre des
emplois protégés par les syndicats. Malheureusement, les
industries se sont bientôt équipées d’ordinateurs, le travail a
été délocalisé à l’étranger et ces métiers ont disparu.
Le climat général, que les immigrants avaient imaginé
moins lourd, car libéré des préjugés raciaux, s’est révélé tout
aussi discriminatoire, mais sous d’autres aspects que dans le
Sud, et probablement plus humiliant.
Un infime pourcentage de Noirs éduqués et talentueux ont
trouvé des échelles sur lesquelles se hisser. Cependant, les
travailleurs les moins qualifiés et les moins éduqués ont été
recrachés par le système comme des pépins de pastèque.
Le constat d’une vie réduite à rien et d’un destin banalisé
s’est imposé à eux. Nombre de pèlerins de ce flot migratoire
du XXe siècle ont dû regretter les vertus des paysages du Sud.
Ils savaient que, là-bas, même s’ils étaient la cible de
fomenteurs de haine qui souhaitaient leur mort, ils étaient au
moins crédités d’être vivants. Les larges sourires pleins
d’acceptation libérale des Blancs du Nord, dont les coups bas
reflétaient un rejet absolu, ont d’abord épuisé, puis énervé les
migrants.
Ils sont malgré tout restés dans les taudis des grandes villes,
amassés dans des immeubles, charriés dans le flot hostile et
bien vite criminel de la rue. Ils ont élevé des enfants qu’ils
envoyaient l’été dans le Sud, chez les grands-parents, ou chez
leur deuxième ou troisième cousin. Ces enfants ont
principalement grandi dans les grandes villes du Nord et ont
gardé le souvenir des étés dans le Sud, les poissons frits, le
barbecue du samedi et les douces manières issues de la bonne
éducation de ces gens. En général, ces personnes reviennent un
jour vivre dans le Sud. Ils apprennent souvent que tel parent
est décédé ou que tel autre a été envoyé à Cleveland, dans
l’Ohio. Mais c’est là qu’ils veulent s’installer, à Atlanta –
« C’est hot-Lanta, hein ? » – ou à La Nouvelle-Orléans dont
ils apprennent vite à prononcer le nom historique :
« N’awlins 1. »
Ils retournent dans le Sud pour se refaire une place sur la
terre de leurs aïeux. Ils forgent des amitiés à l’ombre des
arbres que leurs ancêtres ont laissés il y a plusieurs décennies.
Beaucoup sont heureux sans pouvoir expliquer cette
émotion. En grande partie, c’est, je crois, parce qu’ils sont
fiers. Les chansons du Sud un large éventail de sujets – la
générosité, la séduction, l’amour, jusqu’à la haine cruelle et
amère. Mais jamais, en parlant du Sud, ne surgissent des mots
comme « insignifiance » ou « indifférence ». Même dans notre
petite ville de Stamps, dans l’Arkansas, les Noirs ont cette
démarche qui semble dire : « Quand j’entre quelque part, peu
m’importe que les gens m’aiment ou non. Ce qui compte, c’est
que tous remarquent ma présence. »
1. Contraction de New Orleans.
23
Survivre
Lorsque les vents houleux de la désillusion
Ont anéanti la maison de mes rêves
Et lorsque la colère, comme les tentacules du
calamar géant,
S’est enroulée autour de mon âme,
J’ai fait une pause. Je me suis arrêtée sur la route
Et j’ai cherché l’image qui
Pourrait m’aider à guérir.
J’ai trouvé dans ma mémoire
Le visage d’un enfant
Les visages des enfants
Qui regardent fixement un jouet désiré
Avec tendre amusement
Le visage d’un enfant
L’attente pleine d’espoir dans les yeux.

Lorsque je découvre enfin ce visage


Doux comme la jeune innocence
Le désespoir et la morosité me quittent
Et me laissent apprécier un climat paisible et plein
d’espoir.

Ma quête de l’amour vrai


Me conduit chaque fois aux portes de l’enfer
Où Satan m’accueille les bras grands ouverts
Là j’entends le rire de mes amies,
Ce tintement qui résonne comme un vent ensorcelé
Exhorté par une brise exploratrice
Et je me souviens de la gouaille des hommes heureux
Mes jambes, sans hâte, mais déterminées
Passent alors les portes menaçantes,
Et trouvent un endroit réchappé du diabolique
chagrin amoureux.

Je suis une bâtisseuse,


J’ai parfois réussi mes constructions, mais souvent
J’ai édifié sans chercher le terrain
Sur lequel dresser mon édifice
J’ai bâti une superbe maison
Dans laquelle j’ai vécu une année
Puis elle est partie lentement à la dérive, au gré des
marées
Car j’avais établi les fondations sur du sable
mouvant.

Plus tard, j’ai dressé un manoir aux fenêtres


éclatantes
Comme des miroirs
Et les murs étaient couverts de tapisseries, mais
La terre tremblait à la moindre secousse,
Les murs ont flanché, les sols ont cédé
Et mon château s’est écroulé tout autour de mes
pieds.
L’emprise émotionnelle des événements et
l’impermanence
De mes constructions reflètent les façons de mourir
de l’amour.

Je conçois que l’amour platonique


Dans les amitiés et l’amour fou pour ses enfants
Peuvent élever une âme blessée
Et cicatriser un esprit mutilé,
Mais j’en ai fini avec les
Romances érotiques.

Jusqu’à…
24
Salut aux vieux amants
Une amie de 65 ans a récemment épousé un homme de
52 ans. À la cérémonie, j’ai croisé plusieurs regards
désapprobateurs. Qu’est-ce qu’il lui a pris de vouloir se marier
avec elle ? Il n’y avait pas assez de femmes bien et plus jeunes
que lui dans son entourage ? D’ici dix ans, l’ostéoporose lui
ploiera le dos, l’arthrite déformera ses mains. Si elle n’a pas pu
trouver l’âme sœur quand elle était jeune, il fallait abandonner,
s’en remettre à son vieil âge et à sa solitude.
Et ce que j’en pense ? J’admire, je loue, je félicite les
amants. Leur courage m’encourage et leur passion m’inspire.
Je suis venue vous parler d’amour
De ses vallées, de ses collines
De ses séismes, de ses plaisirs, de ses frissons.
Je suis venue vous dire combien j’aime l’amour
Et combien j’aime aimer l’amour.
Mais plus encore, j’aime les cœurs courageux et
résistants
Qui osent aimer.
Aujourd’hui, les amants ont vaincu leur timidité
Ils ont pris le risque de s’exposer et de déclarer
Regardez-nous, famille et amis
Nous ne renions aucune des années
Qui ont marqué nos corps
Et aucun des serments rompus
Qui ont brisé nos âmes.
Vous penserez que ces engagements
Devraient être confiés aux cœurs jeunes
Mais l’amour nous a donné le courage de nous
aventurer
Avec audace vers le territoire sacré
Du mariage, en acceptant nos rides.
Nous leur permettons de se montrer courageusement
Et nos os savent le poids
Des années.
Et pourtant nous osons
Affronter la solitude
Et embrasser
L’exaltante communion
Trouvée dans le mariage.
Nous osons et nous espérons.
Ils sont bénis par l’amour, et quiconque profitera du
rayonnement de leur amour sera enrichi.
Merci à vous, les amants.
25
Remise des diplômes
Et maintenant commence le labeur
Et maintenant commence le bonheur
Aujourd’hui les années de préparation
Aux excitantes et fastidieuses études
Prennent tout leur sens.

L’emmêlement des mots


L’enchevêtrement des grandes et des petites idées
Se mettent lentement en place et
Ce matin vous pouvez voir
Une fraction du grand
Plan de votre avenir.

Les heures d’efforts assidus


Les espoirs de vos parents
Le travail de vos professeurs
Sont rassemblés, là,
Entre vos mains.

Vous êtes les princesses et les princes


De cette journée
Les dames et les chevaliers de l’été.
Vous avez révélé la plus
Digne des vertus.
Aujourd’hui, en vous regardant assis
Et drapés dans ces toges que vous avez acquises
Au sens littéral comme au sens figuré,
Je vois tout votre courage.
Tout brillants et ingénieux que vous êtes,
Il a fallu user de courage
Pour arriver à ce moment.

Que vous soyez nés


Comme on vous a souvent décrits
Riches et privilégiés
Ou au contraire défavorisés
Il a fallu déployer, dans les deux cas,
Un formidable courage
Pour inventer ce moment.

Parmi vos nombreux attributs, la jeunesse,


La beauté, l’intelligence, la bonté, la compassion,
Le courage est votre plus grande victoire.
Sans le courage, vous ne développerez
Aucune vertu avec constance.

Maintenant que vous avez dévoilé


Votre capacité à fabriquer
La plus merveilleuse des vertus

Vous devez vous interroger.


Qu’allez-vous en faire ?
Soyez certains que cette question
Reste à l’esprit de vos
Aînés, de vos parents, de vos semblables,
De vos camarades
Qui connaissent à peine vos noms,
Mais qui l’an prochain, ou dans les années à venir
Seront assis à leur tour ici même
Vêtus de leur toge, coiffés de leur toque
Avec la même question
Qu’allez-vous en faire ?
Un adage africain
S’applique à cette situation.

Il dit : « Le problème du
Voleur de clairon n’est pas de savoir comment
Le voler, mais comment en jouer. »

Êtes-vous prêts à travailler


Pour que ce pays, notre pays,
Soit plus digne qu’il ne l’est aujourd’hui ?

Car c’est la tâche à accomplir.


C’est la raison pour laquelle vous avez
Travaillé dur, et sacrifié
Vos ressources, votre temps,
Le capital de vos parents
Ou du gouvernement, qui tous ont contribué
À ce que vous transformiez votre
Pays et le monde entier.
Regardez au-delà de la frange de votre toque
Et vous verrez l’injustice.
Au bout de vos doigts
Vous trouverez des cruautés,
Une haine irrationnelle, une tristesse séculaire,
Une solitude terrifiante.
Et votre travail.

Agissez
Utilisez ces diplômes
Honorablement obtenus pour
Centupler les vertus
De votre monde.

Vos proches, et tous les autres,


Espèrent que vous êtes
Ceux qui accompliront cela.

Le commandement est vaste,


Les besoins immenses.
Mais maintenant que vous savez user de courage
Empoignez votre cœur
Et gardez bien à l’esprit
Qu’une seule personne, bien intentionnée,
Peut constituer la majorité.
Puisque la vie est notre plus précieux cadeau
Et qu’on nous a donné de ne vivre qu’une fois
Vivez sans regretter
Les années futiles et apathiques.

Vous serez surpris de constater qu’avec le temps,


Vos journées vouées à la recherche
Vos nuits de bachotage éprouvant
Se disperseront dans l’oubli.

Vous serez surpris de constater que ces années de


Nuits sans sommeil et de journées laborieuses
Se rassembleront en un seul chapitre intitulé
« Le bon vieux temps ».
Souvenirs auxquels vous ne concéderez aucune visite
Puisque désormais,
Vous n’êtes que dévotion à votre engagement.
Vous êtes prêts
Sortez et transformez le monde.

Bienvenue à votre remise des diplômes.


Félicitations.
26
Poésie
Lancer mes bras ouverts
À la face du soleil,
Danse ! Tourne ! Tourne !
Jusqu’à la fin du jour.
Repose au pâle soir…
Un arbre immense et fin…
La nuit vient tendrement
Noire, comme moi.

Langston Hughes
Si nos poètes africains et afro-américains ont un thème de
prédilection, c’est assurément celui-ci : « Est-ce que tout le
monde ne voudrait pas, comme moi, être noir ? » Les poètes
noirs se délectent de leur couleur, plongeant les paumes rosées
de leurs mains noires profondément dans la négritude pour se
peindre eux-mêmes avec la substance de leurs ancêtres.
La fierté qui jaillit de leurs écrits stupéfie probablement le
lecteur européen. Comment l’exaltation peut-elle naître de
l’avilissement ? Comment l’extase parvient-elle à s’extraire de
la barbarie ? Quelle estime peuvent trouver en eux les laissés-
pour-compte de la société ?
À propos des Africains, Aimé Césaire a écrit dans Cahier
d’un retour au pays natal :
ceux qui n’ont inventé ni la poudre ni la boussole
ceux qui n’ont jamais su dompter la vapeur ni l’électricité
ceux qui n’ont exploré ni les mers ni le ciel
mais ceux sans qui la terre ne serait pas la terre
[…]
ma négritude n’est pas une pierre, sa surdité ruée contre la
clameur du jour
ma négritude n’est pas une taie d’eau morte sur l’œil mort
de la terre
ma négritude n’est ni une tour ni une cathédrale
elle plonge dans la chair rouge du sol
elle plonge dans la chair ardente du ciel
elle troue l’accablement opaque de sa droite patience.
Le souffle de Césaire a dû inspirer le poète noir américain
Melvin B. Tolson qui a écrit :
Personne sur cette terre ne peut
Nous dire à nous les hommes noirs d’aujourd’hui :
Vous avez dupé les pauvres avec des contes de fées,
Et laissé aux ouvriers des gamelles vides pour le dîner.
Personne sur cette terre ne peut nous dire
À nous les hommes noirs d’aujourd’hui :
Vous avez envoyé des tanks cracheurs de flammes
Comme des nuées de mouches
Et précipité un enfer des ciels dynamités
Vous avez laissé se décomposer des villes mitraillées –
Un no man’s land où les enfants pleurent pour du pain.
Mari Evans a réjoui le cœur des Afro-Américains en
général, et des femmes en particulier, avec son poème Je suis
une femme noire :
Je
Suis une femme noire
Haute comme un cyprès
Forte au-delà de toute mesure
Défiant l’espace
Et le temps
Et les situations
Assaillie
Insensible
Indestructible
Regarde-moi
Et sois
Renouvelée
À la vérité, la mise à nu de l’oppression par les poètes de la
négritude avait été inspirée par l’épanouissement du
mouvement appelé Harlem Rennaissance. Les poètes noirs
américains s’étaient mis à revendiquer leur couleur, la portant
comme une bannière dans le monde littéraire blanc. Lorsque le
poème de Langston Hughes, Le Nègre parle des fleuves, est
devenu pour les Noirs américains un cri de ralliement, l’écho
de leur engagement a atteint les Africains des colonies
françaises et britanniques.
Grâce à son poème Les Hommes forts, Sterling A. Brown a
eu une influence salutaire sur les poètes africains :
Ils vous ont arrachés de votre terre d’origine
Ils vous ont transportés enchaînés comme un troupeau
Ils vous ont vendus
Ils vous ont fouettés
Ils vous ont marqués au fer rouge
Ils ont fait de vos femmes des machines à enfanter
Ils ont grossi votre nombre avec des bâtards
Ils vous ont enseigné la religion qu’ils déshonoraient
Les hommes forts viennent encore
Les hommes forts se renforcent.
Ce poème, ainsi que Les Maisons blanches de Claude
McKay et Heritage de Countee Cullen, a été un phare pour les
poètes africains colonisés. Il y avait de nombreux points
communs entre les Africains des Caraïbes et d’Afrique et leurs
confrères américains. Ils ont eu la lourde tâche d’écrire, dans
un langage colonial, de la poésie qui s’opposait au
colonialisme. Ils ont eu à s’emparer de l’artillerie de l’ennemi
pour affaiblir l’ennemi. Et ils ont voulu aller plus loin ; ils ont
espéré, avec éloquence et passion, ramener l’ennemi de leur
côté.
L’espoir vit toujours. On l’entend dans le poème de
Langston Hughes, Moi aussi.
Moi aussi, je chante l’Amérique.

Je suis le frère à la peau sombre.


Ils m’envoient manger à la cuisine
Quand il vient du monde,
Mais je ris,
Et mange bien,
Et reprends des forces.

Demain,
Je me mettrai à table
Quand il viendra du monde.
Personne n’osera me dire
Alors,
« Mange à la cuisine. »

De plus,
Ils verront comme je suis beau
Et auront honte –

Moi aussi, je suis l’Amérique.


27
Mont Sion
Lorsque je me suis installée à San Francisco, je suis
devenue agnostique. Non parce que j’avais cessé de croire en
Dieu, mais parce que Dieu semblait avoir déserté les quartiers
que je fréquentais. Mon professeur de chant, Frederick
Wilkerson, m’a fait un jour découvrir les Leçons dans la
Vérité publiées par l’Unité des écoles du christianisme
pratique. Il comptait parmi ses étudiants de nombreux
chanteurs d’opéra, chanteurs de cabaret, interprètes et artistes.
Une fois par mois, il invitait tout le monde à se réunir autour
des Leçons dans la Vérité.
Lors d’une lecture, tous les étudiants (blancs), le professeur
et moi-même nous sommes assis en cercle. M. Wilkerson m’a
demandé de lire un chapitre qui se terminait par « Dieu
m’aime ». Je l’ai lu, puis j’ai refermé le livre. Le professeur
m’a dit : « Lis-le encore une fois. » J’ai rouvert calmement le
livre et relu sur un ton sarcastique : « Dieu m’aime. »
M. Wilkerson a répété : « Encore. » Je me suis demandé si
c’était une mise en scène pour que ce groupe de professionnels
blancs et plus âgés se moque de moi. À la septième fois, je me
suis crispée, mais je me suis enfin rendu compte qu’il y avait
peut-être un peu de vérité dans cette déclaration, une infime
probabilité pour qu’en effet Dieu m’aime un peu, moi, Maya
Angelou. Soudain, je me suis mise à pleurer devant la gravité
et la grandeur de cette pensée. Je savais que si Dieu m’aimait,
je pourrais accomplir des merveilles. Je pourrais tout tenter,
apprendre n’importe quoi et réaliser de grandes choses. Qui
pourrait se dresser contre moi, puisqu’une seule personne,
avec l’aide de Dieu, constitue la majorité ?
Aujourd’hui, je songe combien cette expérience m’a rendue
humble. Cette pensée dissout mes os, bouche mes oreilles et
déchausse mes dents. Mais cela me libère aussi. Je suis un
grand oiseau qui déploie ses ailes au-dessus des hautes
montagnes et plonge vers les vallées sereines. Je suis les
ondulations des vagues sur les mers argentées. Je suis un
bourgeon au printemps, tremblant à l’idée de s’épanouir
pleinement.
Je suis honorée de faire partie des fidèles de la très
respectable Église baptiste du Mont-Sion de Winston-Salem,
en Caroline du Nord. Je suis sous l’aile protectrice de l’Église
baptiste métropolitaine de Washington et je suis aussi membre
de l’Église méthodiste du Souvenir de San Francisco,
Californie.
Dans toutes ces institutions, j’essaie d’être présente et
responsable de tout ce que je fais ou laisse inachevé. Et je sais
qu’en dernière instance c’est à Dieu, et devant Lui, que je dois
rendre des comptes. Pour rien au monde je ne voudrais être la
coupable qu’on recherche.
28
Garder la foi
Bien que je sois très avancée dans ma septième décennie,
beaucoup de choses continuent de me surprendre. Je suis
toujours décontenancée, ou pour le moins surprise, quand les
gens foncent sur moi pour me dire, à brûle-pourpoint, qu’ils
sont chrétiens. Spontanément, je leur demande : « Déjà ? »
À mon sens, devenir chrétien, c’est l’effort de toute une vie.
Et c’est tout aussi vrai, je pense, pour celui qui aspire à être
bouddhiste, musulman, juif, jaïn ou taoïste. Les gens qui
croient et luttent pour vivre selon leur croyance savent qu’il
n’y a pas de modes d’emploi idéals qui puissent tenir la route
sans à-coups. Mais c’est dans cette quête qu’on trouve
l’extase.
La Grande Dépression a été éprouvante pour tout le monde,
et tout particulièrement pour une femme noire, dans les États
du Sud, qui soignait un fils adulte handicapé et élevait deux
petits-enfants en bas âge.
L’un des plus vieux souvenirs que je conserve de ma grand-
mère, qu’on appelait Mama, est le regard qu’elle portait sur le
monde quand elle se tenait debout et droite, tendue vers le ciel,
comme si rien ici-bas ne pouvait altérer les réflexions de cette
immense femme couleur de cannelle, à la voix rauque,
profonde et douce.
Dès qu’elle avait un défi à relever, Mama croisait ses mains
derrière le dos, regardait loin vers le ciel, et, se dressant de tout
son mètre quatre-vingts, semblait atteindre des paradis.
Elle déclarait alors à sa famille, puis au monde : « Je ne sais
pas comment on va s’en sortir, mais j’ai confiance en Sa
volonté. J’essaie chaque jour d’être chrétienne, et pour l’heure
je m’en remets à Dieu. » Aussitôt, je me l’imaginais se
projetant dans l’espace, des lunes à ses pieds, des étoiles
brillantes sur sa tête et des comètes tourbillonnant autour de
ses épaules. Évidemment, comme elle mesurait un peu plus
d’un mètre quatre-vingts et qu’elle se tenait droite dans la
confiance de Dieu, elle était une géante au paradis. Ce n’était
pas compliqué pour moi d’imaginer toute la puissance de
Mama, puisqu’elle était la parole de Dieu.
En repensant à ma grand-mère, des années plus tard, j’ai
composé un gospel que la chorale de la Messe du Mississippi a
toujours chanté en vibrant d’émotion :
Tu m’as dit de m’appuyer sur Ton bras
Et je m’y appuie
Tu m’as dit de croire en Ton amour
Et j’y crois
Tu m’as dit d’appeler Ton nom
Et je l’appelle
Je sors, et je m’en remets à Toi.
Dès que je commence à m’interroger sur l’existence, je
regarde le ciel, et juste là, entre le soleil et la lune, se tient ma
grand-mère qui chante un long cantique, une oraison, entre
complainte et berceuse. Je sais que la foi est l’évidence des
choses cachées.
Et mon seul devoir est de poursuivre mon voyage sur ce
chemin où je tente d’être chrétienne.
Titre original :
Letter to my daughter

© 2009 Random House trade Paperback Edition.


© 2008 by Maya Angelou.
© Les Éditions Noir sur Blanc, 2016 pour la traduction française.
© Paprika.

Illustration jaquette :
Writer Maya Angelou tends to her garden in 1988 in Pacific Palisades, CA. (Photo
by Marlene Wallace/Getty Images)
Du même auteur
La tête haute, Belfond, 1980.
Je sais pourquoi chante l’oiseau en cage, Les
Allusifs, 2008 ; Le Livre de poche, 2009.
Tant que je serai noire, Les Allusifs, 2008 ; Le Livre
de poche, 2009.
Un billet d’avion pour l’Afrique, Les Allusifs, 2011 ; Le
Livre de poche, 2012.
Lady B., Buchet-Chastel, 2014.
Catalogue

01 Dernier voyage à Buenos Aires


Louis-Bernard Robitaille

02 Trois cercueils blancs


Antonio Ungar

03 Journal d’un recommencement


Sophie Divry

04 Lutte des classes


Ascanio Celestini

05 La mer de la Tranquillité
Sylvain Trudel

06 Franz Schubert Express


Tecia Werbowski

07 Et au pire, on se mariera
Sophie Bienvenu

08 Solstice d’hiver
Svetislav Basara

09 Discours à la nation
Ascanio Celestini

10 Siège 13
Tamas Dobozy

11 N’oublie pas, s’il te plaît, que je t’aime


Gaétan Soucy

12 La condition pavillonnaire
Sophie Divry

13 Le dernier gardien d’Ellis Island


Gaëlle Josse

14 Place ouverte à Bordeaux


Hanne Ørstavik

15 La Péninsule
Louis-Bernard Robitaille

16 La fin de l’autre monde


Filippo D’Angelo

17 Spring Hope
Sam Savage

18 Valse mémoire
Violaine Ripoll

19 Les enfants de Dimmuvík


Jón Atli Jónasson

20 Quand le Diable sortit de la salle de bains


Sophie Divry

21 Atlas des reflets célestes


Goran Petrović

22 Cinq histoires russes


Elena Balzamo

23 L’ombre de nos nuits


Gaëlle Josse

24 La salle d’attente dans l’Atlantique


Mona Høvring

25 Deux jours de vertige


Eveline Mailhot

26 Je me suis levé et j’ai parlé


Ascanio Celestini

27 Le Bon Fils
Denis Michelis

28 À tout moment la vie


Tom Malmquist

29 Lettre à ma fille
Maya Angelou

30 22 lettres imaginaires d’écrivains bien réels


Maria Negroni
La numérisation de cette œuvre
a été réalisée le 30 août 2016 par V. Fouillet
ISBN 9782882504289

L’édition papier de cette même œuvre


a été achevée d’imprimer en septembre 2016
par l’imprimerie Floch à Mayenne
(ISBN 9782882504272)
Retrouvez toutes nos publications sur
www.leseditionsnoirsurblanc.fr

Vous aimerez peut-être aussi