Une Femme
Une Femme
Une Femme
Après avoir rendu hommage à son père dans La Place en 1984, Annie Ernaux consacre
Une femme au souvenir de sa mère. Elle rapporte à la fois l'affection et l'admiration qu'elle
éprouve pour elle, de même que les conflits qui, au moment de l'adolescence, les ont
opposées.
Elle a cessé d'être mon modèle. Je suis devenue sensible à l'image féminine que je
rencontrais dans L'Écho de la mode et dont se rapprochaient les mères de mes camarades.
petites-bourgeoises du pensionnat: minces, discrètes, sachant cuisiner et appelant leur fille
ma chérie ». Je trouvais ma mère voyante. Je détournais les yeux quand elle débou 5 chait
une bouteille en la maintenant entre ses jambes. J'avais honte de sa manière brusque de
parler et de se comporter, d'autant plus vivement que je sentais combien je lui ressemblais.
Je lui faisais grief d'être ce que, en train d'émigrer dans un milieu diffé rent, je cherchais à ne
plus paraître. Et je découvrais qu'entre le désir de se cultiver et le fait de l'être, il y avait un
gouffre. Ma mère avait besoin du dictionnaire pour dire qui était
10 Van Gogh, des grands écrivains, elle ne connaissait que le nom. Elle ignorait le fonc
tionnement de mes études. Je l'avais trop admirée pour ne pas lui en vouloir, plus qu'à
mon père, de ne pas pouvoir m'accompagner, de me laisser sans secours dans le monde
de l'école et des amies avec salon-bibliothèque, n'ayant à m'offrir pour bagage que son
inquiétude et sa suspicion², «avec qui étais-tu, est-ce que tu travailles au moins ». Nous
nous adressions l'une à l'autre sur un ton de chamaillerie en toutes circons tances.
J'opposais le silence à ses tentatives pour maintenir l'ancienne complicité («on peut tout dire
à sa mère») désormais impossible: si je lui parlais de désirs qui n'avaient pas trait aux
études (voyages, sports, surboums") ou discutais de politique (c'était la guerre d'Algérie),
elle m'écoutait d'abord avec plaisir, heureuse que je la prenne pour confidente, et d'un seul
coup, avec violence: «Cesse de te monter la tête avec tout ça, l'école en premier.» 15
Je me suis mise à mépriser les conventions sociales, les pratiques religieuses, l'argent.
Je recopiais des poèmes de Rimbaud et de Prévert, je collais des photos de James Dean'
sur la couverture de mes cahiers, j'écoutais La mauvaise réputation de Brassens, je
m'ennuyais. Je vivais ma révolte adolescente sur le mode romantique comme si mes
parents avaient été des bourgeois. Je m'identifiais aux artistes incompris. Pour ma mère, se
révolter n'avait eu qu'une seule signification, refuser la pauvreté, et qu'une seule forme,
travailler, gagner de l'argent et devenir aussi bien que les autres. D'où ce reproche amer,
que je ne
comprenais pas plus qu'elle ne comprenait mon attitude: «Si on t'avait fichue en usine à
douze ans, tu ne serais pas comme ça. Tu ne connais pas ton bonheur.» Et encore, sou
vent, cette réflexion de colère à mon égard: «Ça va au pensionnat et ça ne vaut pas plus
cher que d'autres.. À certains moments, elle avait, dans sa fille en face d'elle, une ennemie
de classe.