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Quand l’innovation sociale réoriente l’innovation

technologique dans les systèmes agroalimentaires : le cas


des chaînes locales autour des blés
Yuna Chiffoleau, Anaïs Echchatbi, Johanne Rod, Lucille Gey, Grégori Akermann,
Dominique Desclaux, Gwenaëlle Jard, Myriam Kessari, Kristel Moinet, Juliette Peres,
Marie-Hélène Robin, Marie-Françoise Samson
Dans Innovations 2021/1 (N° 64), pages 41 à 63
Éditions De Boeck Supérieur
ISSN 1267-4982
ISBN 9782807394520
DOI 10.3917/inno.pr2.0095
© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 12/08/2024 sur www.cairn.info (IP: 102.23.118.2)

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Quand l’innovation sociale
réoriente l’innovation
technologique dans les
systèmes agroalimentaires :
le cas des chaînes locales
autour des blés
Yuna CHIFFOLEAU
Innovation, Univ Montpellier, CIRAD, INRAE,
Institut Agro, Montpellier, France
[email protected]

Anaïs ECHCHATBI
Innovation, Univ Montpellier, CIRAD, INRAE,
Institut Agro, Montpellier, France
[email protected]
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Johanne ROD
Innovation, Univ Montpellier, CIRAD, INRAE,
Institut Agro, Montpellier, France
[email protected]

Lucille GEY
IATE, Univ Montpellier, CIRAD, INRAE,
Institut Agro, Montpellier, France
[email protected]

Grégori AKERMANN
Innovation, Univ Montpellier, CIRAD, INRAE,
Institut Agro, Montpellier, France
[email protected]

Dominique DESCLAUX
Diascope, INRAE, Mauguio, France
[email protected]

n° 64 – innovations 2021/1 DOI: 10.3917/inno.064.0041 41


Yuna Chiffoleau et al.

Gwenaëlle JARD
INP-EI Purpan, Toulouse, France
[email protected]

Myriam KESSARI
MOISA, CIHEAM-IAMM, CIRAD, INRAe, Institut
Agro, Univ Montpellier, Montpellier, France
[email protected]

Kristel MOINET
BioCivam de l'Aude, Carcassonne, France
[email protected]

Juliette PERES
FAB'LIM, Villeveyrac, France
[email protected]

Marie-Hélène ROBIN
AGIR, Univ Toulouse, INPT, INP-EI Purpan,
INRAE, Castanet Tolosan, France
[email protected]

Marie-Françoise SAMSON
IATE, Univ Montpellier, CIRAD,
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INRAE, Institut Agro, Montpellier, France
[email protected]

RÉSUMÉ
Le verrouillage technologique des filières blés a suscité, dans la période récente,
l’émergence d’alternatives qui prennent aujourd’hui une nouvelle dimension
au regard des préoccupations des consommateurs vis-à-vis du gluten. Basé
sur une recherche-intervention en Occitanie et une étude menée à l’échelle
nationale, cet article propose une approche interdisciplinaire et systémique
du développement des chaînes locales autour des blés. Il montre comment des
agriculteurs et des artisans portent des innovations sociales qui réorientent
l’innovation technologique vers un nouveau système agroalimentaire prenant
en compte de nouveaux indicateurs de richesse. Tout en prenant place dans
les travaux sur le changement d’échelle des circuits courts alimentaires, il

42 innovations 2021/1 – n° 64
Quand l’innovation sociale réoriente l’innovation technologique

appelle ainsi à approfondir le couplage entre innovation sociale et innovation


technologique dans l’histoire et la transition des systèmes agroalimentaires.
MOTS-CLÉS : Système agroalimentaire, Blé, Innovation technologique, Innovation sociale,
Circuit court alimentaire, Interdisciplinarité
CODE JEL : Q13

ABSTRACT
When Social Innovation Re-orientates Technological
Innovations in Agri-food systems: The Case of Local Chains
around Wheat
In recent years, the technological lock-in of the wheat industry has led to the
emergence of alternatives which are now taking on a new dimension with
regard to consumer concerns about gluten. Based on a research-intervention
in Occitanie and a national survey, this article proposes an interdisciplinary
and systemic approach to the development of local wheat chains. It shows
how farmers and artisans are carrying out social innovations that reorient
technological innovation towards a new agri-food system taking into account
new indicators of wealth. While taking part in the work on the scaling up of
short food chains, it thus calls to study further the coupling between social
innovation and technological innovation in the history and transition of
agri-food systems.
KEYWORDS: Agri-food System, Wheat, Technological Innovation, Social Innovation,
Short Food Supply Chains, Interdisciplinarity
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JEL CODES: Q13

Le secteur des céréales représente en France une part très importante de


la production agricole et de l’alimentation : près de la moitié de la surface
agricole utilisée est cultivée en céréales tandis que les Français consomment
encore aujourd’hui, en moyenne, l’équivalent d’une demi-baguette de pain
par jour et par habitant1. Les filières associées articulent différents maillons,
depuis la sélection variétale et la production des semences jusqu’à la dis-
tribution, en France et à l’export, de produits pour l’alimentation, animale
surtout, humaine dans une moindre mesure (Abecassis, Bergez, 2009). Les
filières blés pour l’alimentation humaine, notamment, intègrent deux étapes
de transformation, la première pour passer du grain à la farine ou semoule,
la seconde consistant à élaborer des pains, des pâtes et autres produits de
boulangerie-pâtisserie. L’histoire de ces filières illustre tout particulièrement
le développement du modèle agro-industriel après la seconde guerre mondiale
(Allaire, Daviron, 2017) : structuré au départ autour de variétés « modernes »

1. Passion Céréales, 2019.

n° 64 – innovations 2021/1 43
Yuna Chiffoleau et al.

sélectionnées pour leur haut rendement et de modes de production intensifs


en intrants, il s’est prolongé à travers des techniques de transformation stan-
dardisées, permettant de proposer en quantité des produits homogènes, acces-
sibles à tous (Abecassis, Bergez, 2009). L’histoire des filières blés illustre plus
largement celle d’un « verrouillage sociotechnique » autour de techniques et
de normes dédiées à la production de masse, soutenues par les institutions et
organisations qui dominent le secteur agricole et sont fortement liées entre
elles (Vanloqueren, Baret, 2008).
Dans ce contexte, portés par la demande des consommateurs pour des
produits « locaux » et « sains »2, mais aussi l’intérêt renouvelé pour les cir-
cuits courts alimentaires depuis la fin des années 1990 (Chiffoleau, 2019),
des producteurs de céréales, des meuniers locaux, des artisans boulangers ont
cherché à s’affranchir de ce système verrouillé pour proposer des produits dif-
férenciés dans le cadre de circuits courts : la notion de « paysan-boulanger »,
apparue au début des années 2000 pour désigner un producteur de blé combi-
nant activité de meunerie et fabrication de pain à la ferme, valorisé en vente
directe, vient témoigner de l’alternative (Demeulenaere, Bonneuil, 2011).
Leur offre prend toutefois une dimension nouvelle dans la période récente,
de par les préoccupations croissantes des consommateurs envers le « gluten ».
Le gluten correspond à la fraction protéique insoluble de certaines céréales.
Si un nombre très faible de consommateurs sont cliniquement prouvés into-
lérants au gluten3, 13% des Français veulent en réduire la consommation4.
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Cette nouvelle tendance encourage un marché florissant autour des produits
industriels « sans gluten »5 mais peut aussi expliquer un intérêt croissant des
consommateurs pour les pains et pâtes proposés par les paysans-boulangers ou
pastiers, parce qu’ils auraient « moins de gluten ».
Dans cet article, il ne s’agit pas seulement de décrire les nouvelles pra-
tiques qui sous-tendent la fabrication de ces innovations-produits, depuis
les variétés utilisées, et qui pourraient expliquer un taux moindre de glu-
ten. Dans le cas du pain et des pâtes en « chaîne locale », nous montrons
comment l’innovation sociale réoriente l’innovation technologique vers un
système agroalimentaire alternatif, valorisant de nouveaux indicateurs de
richesse (Gadrey, Jany-Catrice, 2016) tels que l’autonomie des acteurs ou la
contribution de l’alimentation à la santé. Cet article s’appuie à la fois sur
une recherche-intervention en Occitanie et sur une étude menée à l’échelle
nationale. L’approche interdisciplinaire et systémique est structurée à partir

2. CREDOC, 2015.
3. C’est-à-dire diagnostiqués comme porteurs de la maladie cœliaque, ce qui concernait 1% des Français
en 2018.
4. Enquête LSA, 2017.
5. + 25% par an pour le pain sans gluten ; Enquête Kantar, 2017.

44 innovations 2021/1 – n° 64
Quand l’innovation sociale réoriente l’innovation technologique

des apports de la sociologie économique (Granovetter, Swedberg, 2011). Nous


proposons ainsi de contribuer aux recherches sur l’innovation, au croisement
de la littérature sur l’approche multi-niveaux de l’innovation (Geels, 2002) et
sur l’innovation sociale (Richez-Battesti et al., 2012). Il s’agit ici d’approfondir
les pratiques techniques et les relations qui à la fois soutiennent le processus
de déconstruction du modèle agro-industriel et structurent un système agroa-
limentaire alternatif dans lequel les nouveaux enjeux liés à la santé viennent
renforcer la reconnexion entre agriculture, alimentation et environnement.
Cette analyse nous amène à discuter le potentiel transformatif des chaînes
locales autour des blés, en tant que réseaux d’innovation sociale réorientant
l’innovation technologique vers un système sociotechnique plus durable.

Entre niche d’innovation et


innovation sociale : les filières blés
à l’épreuve d’un nouvel éclairage
Début des années 2000, les politiques de recherche et d’innovation sont
encore largement marquées par une vision centralisée et délégative de l’in-
novation, conçue en termes de transfert de nouvelles techniques depuis la
science ou les entreprises vers les usagers (Callon et al., 2015). Des auteurs
inscrits dans l’étude des sciences et des techniques (STS) cherchent pourtant
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à prendre en compte la multiplication d’innovations localisées « poussées
par la demande » et à comprendre leurs effets dans les niveaux englobants
(Grin et al., 2010). Ces travaux replacent ainsi l’analyse de l’innovation dans
une perspective multi-niveaux (multi-level perspective) : partant de l’idée qu’il
existe un régime sociotechnique, formé par les techniques dominantes et le
système très cohérent qui les soutient (acteurs, règles, normes, routines...), ils
montrent son évolution possible sous la double pression du paysage, c’est-à-dire
du contexte social, économique et politique, et d’alternatives issues de niches
d’innovation (Geels, 2002). Si cette perspective vient appuyer la conception
d’un modèle distribué de l’innovation, opposé au modèle centralisé (Callon
et al., 2015), son objet est davantage le régime sociotechnique, et sa transi-
tion sociotechnique, que l’innovation en elle-même (Audet, 2015). Dans le
secteur agricole, des travaux se sont ainsi intéressés à retracer la diffusion
d’innovations depuis des niches vers le régime (Magrini, Duru, 2015) ou bien
à explorer les interactions en cours entre niches et régime dans la transition
de l’agriculture vers la durabilité (Sutherland et al., 2014). La dimension tech-
nologique tend alors à s’effacer au profit d’analyses sur les processus cognitifs
et les dynamiques d’enrôlement à travers lesquels les acteurs des niches à la

n° 64 – innovations 2021/1 45
Yuna Chiffoleau et al.

fois stabilisent leurs pratiques et influencent le régime englobant (Ingram


et al., 2015). Quelques analyses sociotechniques viennent toutefois décrire
plus précisément les technologies et les normes que ces acteurs cherchent
ainsi à contourner ou à modifier. De tels travaux ont d’ailleurs été appli-
qués sur le cas des céréales, et du blé en particulier, mais ont porté jusqu’ici
sur la sélection variétale (Hermesse et al., 2018) ou la production agricole
(Meynard, Messéan, 2014). Les alternatives en matière de transformation
des blés restent peu documentées au-delà de quelques travaux qui renvoient
alors à la sociologie rurale ou de l’innovation (Wiskerke, 2003 ; Galli et al.,
2015) d’un côté, à des recherches en technologie alimentaire ou microbiolo-
gie ciblées sur une des composantes techniques seulement de l’autre (exemple
diversité des levains, Lhomme et al., 2016). L’enjeu est alors à la fois d’intégrer
davantage cette étape dans l’analyse des filières blés alternatives et de propo-
ser une approche veillant à prendre en compte aussi bien la dimension sociale
que technologique des innovations, en contrepoint des technologies et des
normes à l’œuvre dans le régime dominant.
Parallèlement, un autre champ de travaux, sur l’innovation sociale,
cherche également à rompre avec la vision centralisée de l’innovation et s’in-
téresse aux initiatives ascendantes, participatives, non gouvernementales, qui
visent à résoudre des problèmes socio-économiques, à répondre à des besoins
peu ou mal pris en compte par les marchés et les politiques publiques, tout
en satisfaisant le bien-être des personnes et des collectivités (Richez-Battesti
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et al., 2012). Appliqués d’abord aux AMAP et jardins communautaires, ces
travaux s’étendent aujourd’hui à d’autres initiatives liées à l’agriculture et à
l’alimentation (Chiffoleau, Loconto, 2018). Le cas des filières « alternatives »,
impliquant des innovations technologiques dans la transformation des pro-
duits, reste toutefois peu étudié dans cette perspective, laquelle amène alors
à s’intéresser non seulement à leurs finalités sociales et aux nouvelles coordi-
nations entre acteurs qui les portent mais aussi à leur potentiel transforma-
tif (Bouchard, 2015). Sous l’angle de l’innovation sociale, ce potentiel ne se
conçoit plus, ou plus seulement, au regard d’une possible transition du régime
sociotechnique dominant mais de l’essaimage et de la mise en réseau d’ini-
tiatives alternatives à même de structurer un nouveau système d’acteurs, de
techniques et de règles prenant davantage en compte les problèmes et les
besoins des acteurs sociaux (Klein et al., 2016).
Permettant de croiser ces deux littératures, la sociologie économique offre
de plus un cadre adapté à une approche interdisciplinaire et systémique de
l’innovation au sein de ces filières : il s’agit d’analyser les pratiques innovantes
concrètes des acteurs des filières blés en circuit court, de la sélection des varié-
tés à la transformation des produits, en partant du principe que les pratiques

46 innovations 2021/1 – n° 64
Quand l’innovation sociale réoriente l’innovation technologique

sont encastrées dans des structures sociales (Granovetter, Swedberg, 2011).


Les relations, techniques et normes du régime dominant sont alors autant
de structures sociales vis-à-vis desquelles les acteurs cherchent à se désen-
castrer et élaborent, dans de nouvelles relations, des alternatives au modèle
agroindustriel. Dans la perspective d’une transition que nous élargissons ici
à la coexistence de différents systèmes sociotechniques au côté du régime
dominant, le potentiel transformatif de ces alternatives peut alors être saisi à
travers deux mécanismes : l’activation de relations avec des pairs extérieurs
à celles-ci, vectrices d’essaimage et de structuration d’un réseau porteur d’un
système sociotechnique alternatif ; le « découplage » (White, 1992) de nou-
velles techniques et normes pour les filières blés, répondant à des besoins
sociaux peu ou mal satisfaits. Par découplage, selon les termes de la sociolo-
gie économique, on entend ici l’autonomisation de techniques et de normes
vis-à-vis des relations interpersonnelles qui les ont élaborées, ce découplage
pouvant alors faire émerger un nouveau modèle de système (sociotechnique)
agroalimentaire, plus durable (Fournier, Touzard, 2014).

Une recherche-intervention
interdisciplinaire, complétée
par une étude nationale
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Cet article s’appuie tout d’abord sur une recherche-intervention initiée en
région Occitanie au milieu des années 2010, marquant une inflexion dans
des travaux plus anciens sur la sélection participative de blé dur avec des
agriculteurs, des artisans et des industriels « engagés » (Desclaux et al., 2013).
Au milieu des années 2010 en effet, les agriculteurs et artisans liés au réseau
des Civam6 font part d’un intérêt renouvelé des consommateurs envers leurs
produits en lien avec des préoccupations croissantes autour du gluten. Un
premier projet7 vise alors à étudier l’effet des variétés, modes de culture et pro-
cédés de transformation sur le taux et la structure du gluten de pains et pâtes
types, fabriqués en laboratoire de façon à contrôler la fabrication, tout en
cherchant à mieux comprendre les préoccupations des consommateurs vis-
à-vis du gluten. Un second projet8 est construit en partenariat avec des agri-
culteurs et des artisans pour analyser leurs produits au regard des techniques
utilisées, en intégrant leur évaluation par les consommateurs. À travers
des entretiens et des observations associant des compétences en génétique,

6. Centres d’initiatives pour la valorisation des activités en milieu rural.


7. Financement Fondation de France.
8. Financement Région Occitanie.

n° 64 – innovations 2021/1 47
Yuna Chiffoleau et al.

agronomie, technologie, sociologie économique, sciences de gestion, et en


collaboration étroite avec des acteurs du développement agricole et rural, il
s’agit plus largement de mettre au jour les innovations agronomiques et tech-
nologiques associées à ces produits, les réseaux techniques et marchands dans
lesquels elles sont encastrées, les valeurs des acteurs qui les portent. Ce projet
vise également à identifier les limites et verrous difficiles à dépasser, optimiser
les pratiques et mettre au point collectivement des solutions.
Les cas analysés et accompagnés en Occitanie sont mis en perspective
avec d’autres cas, à travers une étude que nous menons à l’échelle nationale
en 2018-2019 et qui vise à recenser et à caractériser les initiatives autour de
la transformation de blés destinée aux circuits courts. Cette étude s’appuie
sur une première exploration réalisée dans le cadre du RMT Alimentation
locale9 en 2017 et qui avait montré le développement de circuits courts en
grandes cultures alors que ce secteur semblait faiblement concerné jusque-là
– limité à un petit nombre de paysans-boulangers –. Sur la base d’entretiens
auprès de personnes ressources (têtes de réseaux d’organisations agricoles,
fédérations d’artisans, syndicats professionnels…), d’une consultation de la
presse spécialisée et d’une recherche sur les sites Internet, nous recensons
alors 238 « chaînes locales » autour des blés en juin 2019. Par chaîne locale,
selon la typologie élaborée dans le cadre du projet européen Glamur10, on
entend que i) la production de blés, leur transformation et la consommation
des produits finis (pain, pâtes…) ont lieu, au moins pour une partie de ceux-ci,
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sur le même territoire (du bassin de consommation à la région) ; ii) mobilisent
au plus deux intermédiaires (un transformateur, un distributeur) entre le pro-
ducteur de matière première et le consommateur du produit transformé ; iii)
privilégient l’usage de ressources locales; iv) impliquent les producteurs dans
la gouvernance de la chaîne ; v) valorisent le territoire dans la construction
de l’identité du produit et sa commercialisation (Brunori et al., 2016). Les
chaînes locales peuvent être individuelles, à l’image d’un paysan-boulanger
qui produit et vend ses pains dans différents circuits courts, ou collectives,
dans le cadre d’organisations pouvant réunir des producteurs, des meuniers,
des artisans, des collectivités, des consommateurs (Annexe 1).
De façon à mettre en perspective les trois chaînes locales collectives accom-
pagnées en Occitanie, une cinquantaine de chaînes locales, situées pour la
plupart en Occitanie ou en Bretagne11, ont été analysées à partir de l’ap-

9. Réseau Mixte Technologique Alimentation locale; https://www.rmt-alimentation-locale.org/. Nous en


profitons pour remercier Mathilde Boucher, qui avait réalisé cette étude exploratoire.
10. Global and Local Food Chain Assessment: A Multidimensional Performance-based Approach (programme
FP7).
11. Ces deux régions ont été privilégiées pour deux raisons : spécialisées dans l’agriculture intensive, elles
permettent d’étudier l’émergence d’alternatives dans des contextes « verrouillés » ; la collecte de données y

48 innovations 2021/1 – n° 64
Quand l’innovation sociale réoriente l’innovation technologique

proche interdisciplinaire élaborée dans le cadre de la recherche-intervention.


96 acteurs des innovations ont ainsi directement été interrogés : 38 paysans-
boulangers, paysans-pastiers ou paysans-meuniers, 24 artisans boulangers ou
pastiers impliqués dans des démarches collectives et s’approvisionnant prin-
cipalement ou en partie auprès de producteurs de blés locaux, 30 producteurs
approvisionnant ces artisans en blés et 4 meuniers locaux. Une centaine de
consommateurs impliqués dans le fonctionnement de ces chaînes ou sim-
plement clients ont également été interviewés, de façon formelle ou dans le
cadre de discussions lors de leurs achats. Les exploitations agricoles concer-
nées vont de 12 à 125 hectares et l’activité de production et/ou vente de pains,
farine ou pâtes représente des chiffres d’affaires variés, pouvant aller jusqu’à
plus d’un million d’euros. Les acteurs-transformateurs de blés ont la particu-
larité d’être majoritairement non issus du milieu agricole ou artisanal et ont
souvent fait d’autres métiers avant de s’installer. Toutefois, on observe aussi
un nombre significatif d’artisans qui, pour des raisons de santé notamment
(développement d’allergies aux farines industrielles), ont modifié leurs pra-
tiques et rejoint ces chaînes locales. Les données collectées à l’échelle de cet
échantillon ont fait l’objet de restitutions et de débats à une échelle plus large,
afin de valider l’analyse.

Pratiques et réseaux d’innovation dans


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les chaînes locales autour des blés

Deux grands types de chaînes locales autour des blés


Nos travaux menés à la fois en Occitanie et à l’échelle nationale nous
amènent tout d’abord à mieux identifier et caractériser deux grands types
de chaînes locales autour des blés en France : le premier correspond au cas
d’une filière ultra-courte, formée d’un paysan assurant la production de blés,
leur transformation et leur commercialisation en vente directe (vente à la
ferme, en point de vente collectif, AMAP, groupement d’achat) ou via un
intermédiaire (magasin bio, magasin de produits locaux…) dans le bassin de
consommation dans lequel il est situé. Nous avons ainsi dénombré, à l’échelle
nationale, 150 paysans-boulangers, 38 paysans-pastiers et 32 paysans-meu-
niers (vendant de la farine à des professionnels mais aussi directement à des
consommateurs) en juin 2019. Le second type de chaîne correspond au cas
de filière collective réunissant, dans le cadre d’une organisation, d’une SCIC

semblait plus facile, de par nos relations anciennes avec des acteurs de ces régions. Les chaînes étudiées ont
toutefois été choisies de façon à représenter la diversité observée à l’échelle nationale.

n° 64 – innovations 2021/1 49
Yuna Chiffoleau et al.

(Société coopérative d’intérêt collectif) et/ou d’une marque collective, des


producteurs de blés, un ou plusieurs meuniers, un ou plusieurs artisans bou-
langers ou pastiers et, dans le cas des SCIC en particulier, une ou plusieurs
collectivités et/ou des consommateurs. Nous avons pu identifier 9 filières
collectives autour du pain, 3 autour de la farine et 6 autour des pâtes. Ce
recensement ne se veut pas exhaustif mais permet de rendre compte d’une
dynamique émergente : sur les 18 chaînes locales collectives identifiées, 9 ont
émergé depuis 2010. Au vu de la définition retenue pour une chaîne locale,
il n’inclut pas les cas d’artisans et d’entreprises agroalimentaires relocalisant
individuellement leurs approvisionnements en blés ou farines, de même que
des filières pilotées par des meuniers utilisant des blés produits localement.
L’analyse met en évidence que les produits issus de ces chaînes sont asso-
ciés, aussi bien par les producteurs, les artisans que les consommateurs, à une
qualité spécifique liée en particulier à la dimension nutrition/santé : les pains
et pâtes sont « plus digestes »12, « très sains », tout en étant nourrissants. Pour
les producteurs qui le fabriquent, en particulier, le pain « tient au corps », ce
que confirment les consommateurs : « on n’a pas besoin d’en manger beau-
coup ». Les meuniers soulignent également des farines « plus nutritives ».
Cette qualité vient aujourd’hui répondre à un problème peu ou mal pris en
compte par les politiques et les marchés, mis en avant par les producteurs
et artisans mais aussi par de nombreux consommateurs interrogés, à savoir
que les produits alimentaires industriels ont un intérêt nutritionnel faible,
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voire un effet délétère sur la santé humaine. Producteurs et artisans relient la
qualité de leurs produits à l’usage de variétés anciennes, au moins pour une
partie de la matière première utilisée, ainsi qu’à des modes de production
biologiques mais aussi à des techniques de transformation spécifiques. Eux,
comme beaucoup de consommateurs interrogés, mettent d’abord l’accent sur
l’utilisation de levain : « il [le pain] est plus digeste car il est fait au levain »
(consommateur). Le levain, selon les producteurs et artisans, « pré-digère le glu-
ten » (paysan-boulanger) et « détruit l’acide phytique »13 (contenu dans le son, si
la farine est complète) lors de la fermentation (boulanger). De plus, « une chose
qui pour nous est hyper importante c’est qu’on a un moulin à meule de pierre de
type Astrié, donc la valeur nutritionnelle c’est la meilleure quoi, y’a pas à tourner
autour du pot... et on ne travaille qu’avec de la farine fraîche14 » (paysan-pastier).

12. Les textes figurant entre guillemets et en italique correspondent à des extraits de discours recueillis en
entretien.
13. L’acide phytique s’associe avec les protéines en milieu acide, en provoquant ainsi une diminution de
leur digestibilité. Il est en outre susceptible de se combiner avec de nombreux métaux (fer, zinc, cuivre...) et
d’entraîner alors une déminéralisation mais cet effet ne fait pas l’unanimité chez les scientifiques.
14. Ce terme signifie que la farine est utilisée très peu de temps après avoir été moulue.

50 innovations 2021/1 – n° 64
Quand l’innovation sociale réoriente l’innovation technologique

L’analyse montre en effet des techniques communes au sein des chaînes


locales, du choix des variétés à la fabrication des produits finis, contrastant
avec les techniques couramment utilisées dans les filières industrielles, enten-
dues ici comme les filières liées au modèle agro-industriel (Tableau 1).

Tableau 1 – Comparaison des principales techniques utilisées


dans les filières industrielles et les chaînes locales

Filières industrielles Chaînes locales


Lignées pures, homogènes, Populations, hétérogènes,
Variétés stables évolutives
(critères Variétés modernes, Variétés anciennes, locales
de choix) nationales (capacité de tallage, goût, qua-
(rendement, paille courte) lité nutritionnelle, paille haute)
Agriculture biologique
Modes Agriculture conventionnelle Rotations céréales-légumi-
de production Monoculture neuses, légumineuses en
interculture, agroforesterie
Blé dur Blé tendre Blé dur Blé tendre
Mouture sur
Mouture sur
Mouture sur Mouture sur meule de pierre
1 re meule de
transformation cylindres cylindres Transformation
pierre
Production Production de à la ferme
Production de
de semoule farine Production de
farine
farine
Pâtes Pain Pâtes Pain
Pain à base de
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Procédé com-
farine fraîche
plexe
Pâtes à base Procédé
Fermentation
de semoule Pâtes à base de simple
rapide
Extrusion farine fraîche Pétrisseur
Pains à la
2de haute pres- Extrusion basse électrique à
transformation levure
sion pression vitesse lente
Changements
Séchage Séchage à l’air ou pétrissage
de tempé-
rapide, à libre, à tempé- manuel
rature (très
haute rature ambiante Fermentation
haute ou très
température lente
basse)
Pains au levain
Additifs
Sans additif

Source : Auteurs

Les variétés utilisées en filières industrielles sont principalement des


lignées pures, issues des efforts les plus récents de la sélection variétale. Ces
lignées ont dû respecter les épreuves de Distinction, d’Homogénéité et de
Stabilité (DHS) et démontrer leur Valeur Agronomique et Technologique
(VAT) pour être inscrites au catalogue des semences et plants français. Les
normes DHS et VAT, soutenues par les institutions dominant le secteur agri-
cole, sont des composantes clés du verrouillage sociotechnique. Dans les

n° 64 – innovations 2021/1 51
Yuna Chiffoleau et al.

chaînes locales, les variétés utilisées sont, au moins pour une partie d’entre
elles, « anciennes » : s’il n’y a pas de définition officielle, ce qui est appelé
« variétés anciennes » par les agriculteurs correspond aux variétés sélection-
nées avant les années 1950 et aujourd’hui radiées du catalogue, ou bien aux
variétés qui n’y ont jamais été inscrites. Ces dernières sont en général des
variétés populations, c’est-à-dire un mélange de génotypes différents, et/ou
des variétés de pays, ne respectant pas les critères DHS et faisant souvent réfé-
rence à un territoire d’origine (ex. Rouge de Bordeaux, Barbu du Roussillon
pour le blé tendre utilisé pour la fabrication du pain). De plus, alors que la
VAT privilégie le rendement des cultures et le taux de protéines des grains, les
agriculteurs des chaînes locales valorisent les variétés résistantes aux mala-
dies, présentant une capacité de tallage (production importante de tiges qui
concurrencent la pousse des mauvaises herbes), donnant des pailles hautes
(pour une valorisation dans leur propre élevage ou auprès des éleveurs de
leur territoire) et des produits « qui ont du goût » (producteur). Autre compo-
sante du verrouillage abordée dans d’autres travaux (Hermesse et al., 2018),
la réglementation française ne permet pas de commercialiser des semences
de variétés non inscrites au catalogue, ni même de les échanger, si bien que
les agriculteurs les reproduisent eux-mêmes, contribuant par-là à l’adaptation
continue des variétés au terroir. Bien qu’appelées « anciennes », les variétés
sont donc en phase avec l’environnement actuel.
Les modes de production mis en œuvre dans les chaînes locales respectent,
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pour la plupart des enquêtés, le cahier des charges de l’agriculture biologique.
La pratique des rotations céréales-légumineuses, l’utilisation de légumineuses
en culture intercalaire et l’expérimentation de systèmes de culture innovants
(agroforesterie…) viennent rompre avec les rotations courtes (telles que colza-
blé-blé) encore dominantes dans les filières industrielles.
La première transformation est une étape qui diffère beaucoup entre les
filières industrielles et les chaînes locales. Les acteurs des filières industrielles
utilisent majoritairement des moutures sur cylindres qui permettent d’obtenir
des farines dites « pures », c’est-à-dire blanches, sans son ni enveloppe. Ces
farines seront ensuite ré-enrichies avec ces « issues » récupérées en parallèle,
pour obtenir de la farine complète. Les acteurs des chaînes locales, de leur
côté, utilisent tous des moulins à meules de pierre, en particulier des moulins
de type Astrié : ce moulin permet, selon ses utilisateurs, d’éliminer le son
(et l’acide phytique qui y est contenu) mais pas la « petite farine » qui colle
au grain et qui est plus riche (en nutriments et en fibres). Plus largement, il
permettrait d’obtenir des farines non altérées au cours de la mouture (sans
échauffement, sans oxydation ni abrasion des grains).

52 innovations 2021/1 – n° 64
Quand l’innovation sociale réoriente l’innovation technologique

Au niveau de la seconde transformation, dans les chaînes locales, les


pâtes sont souvent fabriquées à partir de farine (fraîche) et séchées à l’air
libre, même si les filières collectives se dotent aussi d’enceintes de séchage. Ce
séchage à température ambiante permet de conserver les propriétés nutrition-
nelles des pâtes (teneur en lysine, notamment) tandis que le séchage à haute
ou très haute température pratiquée dans les filières industrielles donne des
pâtes plus fermes (réticulation du réseau protéique, évitement du processus
de gélatinisation de l’amidon). Pour le pain, le contraste est encore plus fort
entre les deux types de filières. Les filières industrielles nécessitent en effet du
matériel complexe (pour des étapes de surgélation, de travail sous atmosphère
modifiée, etc.) et induisent des changements conséquents de température lors
de la fabrication, qui peuvent entraîner une dénaturation des produits. La
fermentation appliquée est rapide, à base de levure. Des additifs sont généra-
lement ajoutés, notamment de la poudre de gluten pour rendre la pâte plus
résistante et permettre au pain de « gonfler » lors d’une cuisson à haute tem-
pérature. Dans les chaînes locales, le procédé est beaucoup plus simple en
apparence, avec des opérations qui se font encore à la main (pour le pétris-
sage, la division, le façonnage etc.). La fermentation est lente voire très lente
(12 à 72h), avec du levain, et la pâte est levée et cuite sans ajout d’additif. La
cuisson se fait, pour la majorité des paysans-boulangers, au four à bois.

Réappropriation des techniques et


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nouveaux critères de performance
Dans la littérature existante, l’analyse des techniques utilisées dans les
chaînes locales s’intéresse surtout à l’usage de variétés et de systèmes de
culture différents du modèle agro-industriel. La mise au jour des techniques
utilisées dans ces chaînes pour transformer les céréales permet de mieux
comprendre comment certains acteurs déconstruisent aujourd’hui le modèle
dominant et élaborent un système agroalimentaire alternatif, depuis le choix
des variétés, dans le cadre de circuits courts. La réappropriation des tech-
niques de fabrication à la fois s’appuie sur, et fait émerger, de nouveaux critères
de performance pour les systèmes agroalimentaires : ces systèmes dépassent le
seul horizon économique et intègrent, dans la perspective des nouveaux indi-
cateurs de richesse (Gadrey, Jany-Catrice, 2016), une dimension écologique,
politique, sociale, dont une dimension nutrition/santé qui vient aujourd’hui
répondre à des enjeux encore peu pris en compte. Ainsi, à la différence des
filières industrielles, les pâtes en chaînes locales sont souvent fabriquées avec
de la farine et non de la semoule : cette pratique peut s’expliquer par une
dureté du grain insuffisante pour donner de la semoule après écrasement, liée
à un taux moindre de protéines, lui-même corrélé avec l’apport nul d’azote

n° 64 – innovations 2021/1 53
Yuna Chiffoleau et al.

minéral en agriculture biologique. Toutefois, elle est aussi mise en avant, par
les enquêtés, comme une façon de se différencier des pratiques des industriels.
La contrainte technique est ainsi détournée et prend un sens nouveau dans
le cadre d’un projet combinant respect de l’environnement, contribution à la
santé et émancipation des standards de l’industrie.
Dans la filière pain, le verrouillage est en effet maintenu surtout par les
acteurs de la première transformation, à savoir les meuniers, dont quatre trans-
forment plus de la moitié de la production française des blés panifiables15.
Comme l’avaient montré des travaux précédents, les meuniers exigent des
variétés pures ou des mélanges bien définis (Labarthe et al., 2018), en lien
avec les critères de qualité requis pour les grains (taux de protéines en par-
ticulier) et la pâte qui en est issue (« force boulangère »). Notre étude met
de plus en évidence une autre composante du verrouillage, à savoir que ces
meuniers pilotent également l’aval : ces intermédiaires facilitent l’installation
des boulangers via un contrat incluant le respect d’un cahier des charges et
l’obtention d’un prêt, que les boulangers remboursent en achat de farine. Les
cahiers des charges appuient le développement de grandes marques, proprié-
tés des meuniers, et visent à homogénéiser la production d’un artisan à l’autre
à l’aide de mélanges de farines et additifs standardisés.
Les variétés et systèmes de culture alternatifs, par contre, contraignent for-
tement la transformation : la pâte à pain issue des variétés anciennes « colle »
(boulanger), est peu élastique, du fait d’un réseau protéique (ou gluten) fra-
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gile et/ou moins présent, si bien qu’elle est difficile à travailler au robot. Les
acteurs interrogés pétrissent ainsi la pâte à la main ou bien de plus en plus,
pour diminuer la pénibilité du travail, avec un pétrisseur électrique à vitesse
lente, qui tend à imiter le travail manuel. Pauvre ou fragile en gluten, le pain
est finalement peu croustillant après cuisson. Toutefois, du fait de l’utilisation
de levain et d’une fermentation lente, selon les acteurs, il se conserve mieux,
peut se manger sur plusieurs jours. Ceci permet aux paysans-boulangers et aux
artisans qui utilisent ces farines de fabriquer le pain la veille ou l’avant-veille
de sa vente, et non plus la nuit la précédant, ce qui contribue également à
diminuer la pénibilité du travail, importante dans le métier de boulanger
mais aussi de producteur-transformateur-vendeur en circuit court (Dufour,
Lanciano, 2012). L’organisation du travail est ainsi plus simple et permet de
ménager du temps libre que certains utilisent alors pour « aller à des réunions
le soir » (paysan-boulanger), discuter avec des collègues ou avec leurs consom-
mateurs, participer à la vie locale, s’impliquer dans des associations.

15. Passion Céréales, 2018.

54 innovations 2021/1 – n° 64
Quand l’innovation sociale réoriente l’innovation technologique

Des innovations co-construites


dans de nouvelles relations
Ces innovations reposent sur des relations nouvelles ou renouvelées, qui ne
relèvent pas seulement d’une coopération ou d’une solidarité autour de tech-
niques stabilisées mais d’une participation d’acteurs différents à la construc-
tion même de techniques nouvelles. Comme le souligne un boulanger, tout
d’abord, les pains à base de variétés anciennes et de modes de transformation
« doux »16 sont des « pains techniques » : leur fabrication suppose des compé-
tences spécifiques, un savoir-faire qui n’est enseigné ni en formation agricole
ni dans les formations de boulanger. L’analyse des relations sociales liées aux
chaînes locales confirme le développement des échanges d’expérience et de
conseil entre producteurs et avec les artisans pour concevoir, adapter, mai-
triser les techniques innovantes : cette analyse rejoint d’autres travaux sur
les circuits courts, montrant leur rôle dans le renouvellement du dialogue
technique entre agriculteurs (Chiffoleau, 2019). Ici, l’échange d’expérience,
de conseil est aussi vecteur d’essaimage, non pas de techniques nouvelles qui
seraient stabilisées mais d’une nouvelle façon de concevoir la production, à
savoir s’adapter à l’hétérogénéité du vivant, ce qui alors valorise, renforce le
savoir-faire et l’autonomie des personnes. Maintenues au-delà des premiers
échanges pour faire face à l’incertitude inhérente à cette activité, les rela-
tions créées autour des techniques forment, dans le même temps, un réseau
porteur d’un nouveau système agroalimentaire. Toutefois, dans le cas du pain
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en particulier, l’analyse des relations sociales montre aussi l’émergence de
personnages centraux dans les réseaux d’échange de conseil et qui renforcent
leur rôle de prescripteurs à l’aide de formations, blogs, etc. Ceci peut limiter
l’autonomie que les producteurs et boulangers recherchent à travers la réap-
propriation des techniques et le fait de s’affranchir des grandes marques.
Les consommateurs jouent, de plus, un rôle clé dans l’innovation techno-
logique, qu’elle mobilise plus largement en tant que citoyens. En effet, en tant
que consommateurs tout d’abord, ils participent à l’évaluation de la qualité
des produits : « ils me disent [les consommateurs] : ton pain, il ne fait pas mal au
ventre, mes enfants, ils l’aiment » [signe qu’il est bon au goût] (paysan-boulan-
ger) ; « ils me disent qu’ils retrouvent le goût d’autrefois, du pain d’antan » [les
consommateurs] (boulanger). Ils acceptent un pain qui n’est pas très crous-
tillant en échange du goût et, de plus en plus, aux dires des producteurs et
artisans enquêtés, de la qualité nutritionnelle qu’ils attribuent au produit,
vis-à-vis du gluten en particulier, ce que confirment nos entretiens avec les

16. Traduction du terme « mild technologies » utilisé dans la littérature anglo-saxonne pour désigner des
procédés de transformation basés sur des températures peu élevées, un ajout minimal d’additifs, etc. Cette
catégorie englobe toutefois des procédés très différents.

n° 64 – innovations 2021/1 55
Yuna Chiffoleau et al.

consommateurs. Ils acceptent un pain dont la qualité peut varier, parce que
selon la composition des populations utilisées, le goût peut changer ou bien
encore parce le levain est très sensible aux conditions climatiques, à la dif-
férence de la levure utilisée dans les filières industrielles. En chaîne locale,
les échanges réguliers entre producteurs et consommateurs, ou entre artisans
maîtrisant leurs farines et consommateurs, permettent à ces derniers de com-
prendre et de légitimer, en tant que citoyens, le projet technique, écologique,
politique des fabricants de pâtes et pains : la qualité des pains, leur digestibi-
lité en particulier, est ainsi liée, par plusieurs enquêtés, à l’usage de « variétés
non trafiquées », qui « maintient la biodiversité » (consommateurs). Dans le
même temps, les consommateurs construisent, avec les producteurs et arti-
sans, des techniques et des activités contribuant au bien-être de chacun :
diminution de la pénibilité du travail pour les uns, meilleure digestion pour
les autres. Intérêts particuliers et intérêt général se combinent, se renforcent à
travers l’innovation technologique plutôt qu’ils ne s’opposent (Corcuff, 2002),
ce qui vient confirmer que l’innovation technologique se couple ici à une
innovation sociale.
La qualité de ces pains et pâtes, pourtant, reste sujet à controverses au
sein de la communauté scientifique, si bien que ces produits, a priori biens
d’expérience, c’est-à-dire dont la qualité peut être évaluée après consom-
mation (Nelson, 1970), restent, pour beaucoup de chercheurs, des biens de
croyance illustrant surtout de nouvelles modes dans la consommation et
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l’influence de nouveaux prescripteurs (Shewry, 2018). Dans tous les cas, les
méthodes manquent encore pour évaluer la qualité de ces produits, même
si la reconnaissance récente, après de multiples controverses, de la qualité
des produits issus de l’agriculture biologique (Baranski et al., 2014) ouvre de
nouvelles perspectives. Vis-à-vis des pains et pâtes en chaînes locales, il reste
en particulier difficile de bien caractériser la nature du gluten présent dans
les produits et son impact sur la digestibilité, certains chercheurs étant plutôt
d’avis que celle-ci est d’abord contrainte par les FODMAP (type de sucres)
qui entrent également dans leur composition (Ziegler et al., 2016). Le sou-
tien de certains chercheurs s’intéressant à la qualité des « pains paysans »
(Vindras-Fouillet et al., 2014) joue alors un rôle important dans la diffusion
des pratiques innovantes, ce qui rejoint les analyses sur la diffusion des inno-
vations sociales (Bucolo et al., 2015). Dans le contexte de mise en place des
Projets Alimentaires Territoriaux et de développement de l’approvisionne-
ment local des cantines scolaires, on observe aussi, de façon plus nouvelle,
l’implication de collectivités territoriales (Ville de Toulouse, Métropole de
Lyon, Parc naturel régional du Lubéron…) dans l’appui à la structuration des
chaînes locales autour des blés anciens et/ou locaux.

56 innovations 2021/1 – n° 64
Quand l’innovation sociale réoriente l’innovation technologique

Le couplage entre innovation sociale


et innovation technologique, quels
enjeux pour la transition ?

Une nouvelle étape dans l’histoire des circuits


courts et des systèmes agroalimentaires
Longtemps considérés dans le cas du maraîchage, les circuits courts ali-
mentaires s’étendent aujourd’hui à de nouvelles filières, générant de nouvelles
questions autour de la transformation des produits. Celles-ci ont d’abord porté
sur le manque d’outils de transformation de proximité, limitant la possibilité
de développer ou de rentabiliser une activité en circuit court : ce besoin d’ou-
tils est à l’origine d’innovations sociales, illustrées par exemple par la mise
en place de SCIC avec des collectivités pour maintenir ou créer un abattoir
de proximité (Chiffoleau, 2019). Les questionnements et innovations s’élar-
gissent aujourd’hui aux modes de transformation, marquant une nouvelle
étape dans le changement d’échelle des circuits courts. Le développement
de la transformation dans ces circuits prend en effet place dans un débat
croissant autour des risques pour la santé des produits ultra-transformés et du
manque de transparence sur l’origine des matières premières. Face au déve-
loppement des produits « sans » (sans additifs, sans gluten…) par l’industrie
agroalimentaire, les producteurs et artisans en circuits courts proposent une
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autre approche des produits transformés, valorisant le couplage d’innovations
dans la production de matière première et la transformation (Meynard et al.,
2017) d’une part, valorisés par le couplage entre innovation technologique et
innovation sociale d’autre part.

Des chaînes locales qui permettent de dépasser


les oppositions entre types d’innovations
Le lien entre innovation technologique et innovation sociale est traité de
deux grandes façons dans la littérature : pour un premier groupe de travaux,
inscrits dans l’étude des sciences et des techniques mentionnées précédem-
ment, la notion d’innovation sociale permet de souligner la dimension sociale
des innovations technologiques et de soutenir l’idée d’innovations distri-
buées, impliquant différents acteurs, dont des usagers, dans la construction
des nouveautés (Richez-Battesti et al., 2012). Pour un second groupe de tra-
vaux, l’innovation sociale se comprend en contrepoint de l’innovation tech-
nologique : il s’agit alors soit de montrer qu’il y a d’autres types d’innovations,
prenant en compte d’autres acteurs, processus et finalités que ceux considérés

n° 64 – innovations 2021/1 57
Yuna Chiffoleau et al.

dans l’innovation technologique, soit de rendre compte d’initiatives oppo-


sées à celle-ci ou venant en « réparer » les dégâts (Klein et al., 2016). Auteur
majeur du premier groupe mais contribuant finalement au second, Callon
montre ainsi en quoi les marchés et les technologies associées fabriquent des
sujets de préoccupation qui suscitent l’émergence de « groupes concernés »,
lesquels inventent des solutions aux problèmes identifiés (Callon, 2007).
Le retour sur la trajectoire des chaînes locales autour des blés anciens invite
à approfondir les interrelations entre ces deux types d’innovations dans l’his-
toire des systèmes agroalimentaires, selon une approche dynamique et dans la
perspective d’une transition du régime sociotechnique. Face aux innovations
technologiques liées à la modernisation de l’agriculture (nouvelles variétés en
particulier), des producteurs en agriculture biologique, en France et plus large-
ment, en Europe, se sont d’abord associés à des citoyens pour se réapproprier
les semences et modifier la règlementation autour de la biodiversité cultivée
(Balasz, Aistara, 2018 ; Hermesse et al., 2018) : l’innovation était alors sociale
et « forte » (Bouchard, 2015), au sens où ses acteurs ne voulaient pas seule-
ment satisfaire un besoin non satisfait (obtenir des variétés mieux adaptées
à l’agriculture biologique) mais faire évoluer les institutions. L’utilisation de
variétés anciennes, populations, de pays a suscité alors des innovations tech-
nologiques au niveau de la transformation pour à la fois mieux exprimer leur
potentiel et développer la qualité nutritionnelle des produits finis. Loin de se
limiter à des inventions issues de la créativité d’entrepreneurs, les nouvelles
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techniques, difficiles à maîtriser, ont été co-construites entre agriculteurs,
artisans, consommateurs dans les territoires et à travers des échanges entre
territoires : l’innovation technologique s’est alors appuyée sur une autre inno-
vation sociale, décloisonnant les acteurs, palliant à un déficit de formation
et de recherche-développement autour de ces techniques de transformation
alternatives, motivée par des enjeux santé/nutrition mais contribuant aussi à
l’émancipation des producteurs et des artisans. Le couplage des deux types
d’innovations, plutôt que leur opposition d’une part, les réseaux d’acteurs et
d’initiatives associés d’autre part, structurent aujourd’hui un système agroa-
limentaire alternatif au régime dominant, développé à l’échelle nationale et
qui dépasse l’enjeu de défense des « semences paysannes ».
Sans perdre de vue la dimension technologique des innovations, notre
analyse vient ainsi enrichir la compréhension des processus sociaux et de
leur dynamique au sein de niches d’innovation contribuant à la transition
du secteur agroalimentaire, lesquels combinent des enjeux professionnels et
personnels. De plus, à la différence de ce qui est souvent postulé dans les
travaux mobilisant l’approche multi-niveaux, les acteurs que nous avons ren-
contrés, pour la plupart, ne cherchent pas à transformer le régime dominant :

58 innovations 2021/1 – n° 64
Quand l’innovation sociale réoriente l’innovation technologique

les niches innovantes autour des blés restent ancrées dans le régime, du point
de vue technologique, relationnel et institutionnel (Elzen et al., 2012) mais
l’ancrage, ici, n’a pas vocation à faire évoluer celui-ci. L’objectif des acteurs
des niches est de découpler et d’essaimer un nouveau modèle de système
agroalimentaire plus durable, coexistant avec ce régime de manière légitime
sans pour autant y être aligné, à l’image d’autres initiatives dans le secteur
agroalimentaire (Fournier, Touzard, 2014). L’analyse vient ainsi renforcer
l’idée d’une transition basée sur la coexistence de différents systèmes agroa-
limentaires dépassant le stade de la niche, à la fois liés au régime et sources
de nouvelles règles et normes. Les travaux sont toutefois à poursuivre, pour
comprendre notamment à quelles conditions des techniques volontairement
non standardisées peuvent se découpler des relations interpersonnelles qui les
portent et « faire modèle ».

Conclusion
Cet article s’intéresse aux innovations dans les chaînes locales autour des
blés, à partir d’une recherche-intervention en Occitanie complétée par une
étude menée à l’échelle nationale. Basé sur une approche interdisciplinaire
cadrée par des apports de la sociologie économique, il décrit comment des
agriculteurs et des artisans élaborent un système agroalimentaire alternatif au
régime sociotechnique dominant, à travers de nouvelles relations avec leurs
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pairs et les consommateurs. Cette recherche vient montrer alors comment
les préoccupations autour de la santé – nouvelle composante du paysage de
l’innovation, dans le secteur agroalimentaire en particulier – deviennent
des moteurs d’une dynamique d’innovations qui renforce l’articulation entre
agriculture, alimentation et environnement déjà portée par beaucoup d’ac-
teurs des circuits courts (Tregear, 2011). En ce sens, elle réaffirme l’intérêt
d’une approche multi-niveaux de l’innovation, alors que les travaux mobi-
lisant celle-ci ont tendance à peu considérer le rôle du paysage comme par-
tie prenante de la transition. Elle prend également place dans le cadre des
recherches s’intéressant au concept de « nexus », issu de travaux examinant
les interactions eau-alimentation-énergie (Cairns, Krzywoszynska, 2016) :
ces recherches s’élargissent aujourd’hui à l’idée de nexus santé-agriculture-
environnement-alimentation (IPES-Food, 2017), qui part du principe que ces
composantes des systèmes alimentaires sont étroitement interconnectées et
se renforcent mutuellement.
Ces recherches, toutefois, restent surtout développées par les sciences
biotechniques et s’intéressent peu aux dynamiques sociales sous-jacentes.
En soulignant le rôle des innovations sociales dans la mise en œuvre de ce

n° 64 – innovations 2021/1 59
Yuna Chiffoleau et al.

nexus, tout en montrant l’importance du couplage avec l’innovation tech-


nologique, cet article propose une ouverture en ce sens et pour l’approche
multi-niveaux de l’innovation dans le secteur agroalimentaire. Dans le même
temps, il prend place dans un débat critique vis-à-vis de l’innovation sociale,
notamment vis-à-vis des innovations sociales portées par des entrepreneurs,
qui ne s’inscriraient pas dans un projet de transformation et se réduiraient à
du business social (Laville, 2014 ; Bouchard, 2015). De fait, y compris dans les
cas étudiés ici, la participation des pairs et des consommateurs peut davan-
tage correspondre à l’idée d’innovation ouverte (Chesbrough, 2003), valo-
risant les compétences des usagers pour compenser un déficit de recherche-
développement. Le risque est alors, dans le cadre d’un marché porteur, d’une
appropriation par un ou plusieurs acteurs de l’innovation des nouvelles tech-
niques co-construites au sein de réseaux élargis. Ceci renvoie à la nécessité
d’approfondir la dimension économique du système émergent, pour analyser
en quoi et à quelles conditions les acteurs de ce système peuvent maintenir le
couplage entre innovation sociale et innovation technologique, et découpler
un modèle dans la logique d’une « économie des communs », dans l’esprit du
numérique open source (Verdier, Murciano, 2017), afin de changer d’échelle.

RÉFÉRENCES
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Annexe 1 – Types et nombre de


chaînes locales de blés recensées
et enquêtées en France en 2019
Nombre Nombre
Échelle de la
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de de
PRODUIT Porteur de la « chaîne locale » chaine, nombre
chaînes chaînes
d’intermédiaires
recensées enquêtées
Paysan-boulanger Locale ; 0 à 1 150 25
Collectif regroupant
PAIN Locale,
agriculteurs, artisans,
régionale ; 9 6
meuniers, collectivités et/ou
0à2
consommateurs
Locale,
Paysan-meunier régionale ; 0 32 6
à1
FARINE Collectif regroupant
Locale,
agriculteurs, artisans,
régionale ; 6 4
meuniers, collectivités et/ou
0à2
consommateurs
Paysan-pastier Locale ; 0 à 1 38 7
Collectif regroupant
PATES Locale,
agriculteurs, artisans,
régionale ; 3 2
meuniers, collectivités et/ou
0à2
consommateurs
TOTAL 238 50

Source : Auteurs

n° 64 – innovations 2021/1 63

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