Le Parkour

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LE PARKOUR : APPROCHE ETHNOGRAPHIQUE DE COMMUNAUTÉS

JUVÉNILES DE LOISIRS DANS LA VILLE

Clément Prévitali, Benjamin Coignet, Gilles Vieille Marchiset

Presses de Sciences Po | « Agora débats/jeunesses »

2014/3 N° 68 | pages 85 à 97
ISSN 1268-5666
ISBN 9782724633436
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 28/01/2021 sur www.cairn.info par Françoise Jolivet (IP: 91.173.246.112)

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Dossier

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Le parkour : approche
ethnographique
de communautés juvéniles
de loisirs dans la ville
Clément Prévitali, Benjamin Coignet, Gilles Vieille Marchiset
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INTRODUCTION
« Le sport informel a le vent en poupe », tel est le constat majeur d’une
enquête du Centre de recherche pour l’étude et l’observation des condi-
tions de vie (CREDOC) publiée en 1994. Cette tendance a été confirmée
par les enquêtes de l’Institut national du sport, de l’expertise et de la per-
formance (INSEP), du ministère des Sports (2002) et de l’Institut natio-
nal de la statistique et des études économiques (INSEE, 2004), détaillant
les effets d’âge, de genre et de territoire. Chez les jeunes, la pratique
sportive auto-organisée de loisir est légèrement plus importante que le
sport associatif encadré. Cette modalité d’organisation concerne davan-
tage certaines activités physiques en milieu naturel, mais aussi et sur-
tout en milieu urbain. Les études qualitatives (voir une synthèse dans
Vieille Marchiset, Cretin, 2007) ont insisté sur les modes d’appropriation
de l’espace urbain et sur les rapports au politique et à l’institutionnali-
sation, notamment la défense d’une démocratie directe par des groupes
de circonstance institués (Vieille Marchiset, Cretin, 2007 ; Vieille Mar-
chiset, 2010). Concernant les relations sociales créées et maintenues,
les recherches francophones et surtout anglophones ont insisté sur leur
ancrage dans des communautés dites « contre-culturelles » à l’image
du skate (Borden, 2001). La réalité des groupements de sportifs auto-­
organisés dans la ville a aussi été rattachée à des groupes de circons-
tance, qui se font ou se défont au gré de la pratique. Pour autant, au vu
du recours systématique aux technologies de l’information et de la com-
munication dans la transmission des savoirs, des codes et des valeurs,
il semblerait que les relations sociales se poursuivent au-delà des pra-
tiques sur les réseaux sociaux, les blogs et les sites internet spécialisés
(Cretin, 2007 ; Vieille Marchiset, 2010). Les sports auto-organisés juvé-
niles seraient ainsi le lieu de formation de nouvelles formes de commu-
nautés pratico-virtuelles basées sur une proximité spatiale (pratique de

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proximité, regroupement lors des contests) ou digitale (blogs et réseaux


sociaux quotidiens).
Partant de ce constat, notre article propose de réinterroger le concept de
communauté à partir d’une étude portant sur les regroupements d’indi-
vidus participant à une activité physique, ludique et sportive : le parkour.
Inspiré par l’« hébertisme », une méthode d’entraînement développée
par Georges Hébert et basée sur les déplacements naturels – courir,
grimper, sauter – (Atkinson, 2009), le parkour est aujourd’hui une acti-
vité physique (et sportive) reproduisant certains exercices corporels sur
les mobiliers urbains, l’objectif étant de déambuler librement à travers
la ville de manière naturelle, fluide et efficace en effectuant différents
mouvements gymniques et athlétiques, le tout en harmonie avec l’archi-
tecture urbaine. Les traceurs, nom que l’on attribue aux pratiquants, ont
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ainsi inventé un ensemble de gestes techniques adaptés à cet environ-
nement, si bien que cet « art du déplacement » marque aujourd’hui de

Méthodologie
Les modalités de la participation ne peuvent en effet s’appréhender que
dans la relation entre un espace (national et local) et les dispositions et
représentations qui conduisent des individus à s’investir dans une action
sportive collective organisée ou auto-organisée, et à donner un sens à leur
pratique. Dans cette perspective, une étude ethnographique (observations
durant six mois, de juin à novembre 2012, sept hommes interrogés* en
entretiens individuels et deux focus groupes) auprès de traceurs a été
effectuée à Besançon (ville moyenne de l’Est de la France) sur des « hauts
lieux de pratique » (Chantelat et al., 1996). À partir d’informateurs repérés
via les réseaux sociaux et des observations dans la ville, les composantes
spatiales, corporelles, temporelles et relationnelles ont été explorées dans
le cadre d’entretiens compréhensifs approfondis. Pendant six mois, une
dizaine de blogs et de pages Facebook et une centaine de vidéos sur Inter-
net, créées par les pratiquants bisontins, ont été systématiquement étu-
diées pour évaluer la participation des acteurs à des réseaux dits « virtuels
». Cette méthode innovante à partir d’une ethnographie de forums internet
spécialisés a permis de montrer que des individus abolissent les frontières
géographiques pour se retrouver à l’intérieur de groupes de discussions
et échanger librement autour de thèmes précis : lieux de pratique, équi-
pements, figures et mouvements corporels, philosophie, etc. Ces données
récoltées sur les forums participent aussi à la compréhension par les pra-
tiquants de leurs propres expériences, qu’elles soient réelles – le temps de
la pratique – ou virtuelles – communauté online (Wilson, Atkinson, 2005).

* Les sports urbains demeurent des pratiques quasiment exclusivement masculines. Pour
les femmes, la rue demeure, d’un point de vue anthropologique, un espace d’indignité et de
perdition. Les hommes ne subissent pas cet interdit et peuvent s’y mouvoir et y stationner
sans craindre l’opprobre.

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son empreinte les cultures urbaines. Les études scientifiques, anglo-


saxonnes essentiellement, insistent sur la quête d’un risque maîtrisé
(Merritt, Tharp, 2013), sur l’appropriation masculine de la ville (Kidder,
2013), sur la philosophie « anarcho-environnementale » (Atkinson, 2009)
et sur les modalités de gestion politique d’un nouveau style de vie juvé-
nile (Gilchrist, Weathon, 2011).
En complément de ces approches, notre perspective socio-anthropologique
vise à explorer les relations sociales nouées dans ces « communautés de
loisir » (Elias, Dunning, 1994) en identifiant plusieurs niveaux et registres
de liens sociaux. Cette nouvelle forme de communauté est à appréhen-
der au travers des composantes suivantes : le rapport au corps des tra-
ceurs dans leur pratique, la spatialité (virtuelle ou réelle) renouvelée
et les liens affectifs plus ou moins forts, autre composante de la com-
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munauté pour Ferdinand Tönnies et Max Weber. Une dernière compo­
sante doit également être mobilisée pour aller plus loin dans l’analyse
de ces communautés : le rapport au temps, puisque les composantes
de la mémoire s’ancrent dans des lieux mythiques (réels ou virtuels) et
cristallisent les liens au travers des valeurs, des normes, des codes, des
techniques transmis.
Il ressort que des configurations communautaires et relationnelles spé-
cifiques (Elias, Dunning, 1994) définissent la culture juvénile du parkour
et s’imbriquent à différentes échelles : interindividuelle en mettant en
exergue des liens forts ; groupale en opposant les logiques collectives
d’efficacité et d’esthétisme ; institutionnelle en opposant association et
autonomie ; digitale en révélant la mise en scène sur Internet.

LE DÉCRYPTAGE DE RELATIONS FORTES


La première échelle communautaire correspond à celle où la dimen-
sion relationnelle est la plus importante entre les pratiquants. Ici,
la localité demeure la limite de cette communauté et constitue son
échelle d’existence au quotidien. Elle se concentre sur les traceurs
qui pratiquent ensemble, puisque les liens naissent avant tout dans
la pratique physique. Toutefois, certains entretiennent ces relations
en dehors de l’activité, en multipliant les échanges de toute sorte,
les temps de sociabilité et les services réciproques contribuant à
renforcer leurs relations. De plus, l’intensité des relations entre
les individus est très importante (ils se voient souvent et partagent
la totalité de leur temps libre) et leur durée est longue (plus de
cinq ans pour la plupart). Pour autant, ces types de « liens forts »,
selon la formule de Mark Granovetter (1973), renforcés par l’ef-
fet générationnel, ne concernent qu’un noyau restreint d’« amis »
auquel se greffent ponctuellement, au cours de sessions, d’autres

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pratiquants souvent plus jeunes. Ces « entrepreneurs de commu-


nauté » se revendiquent comme garants de la pratique bisontine
du parkour.
En effet, sur la dimension corporelle, ceux-ci sont en quelque sorte les
transmetteurs des savoirs techniques aux débutants. Leur ancienneté
dans la pratique leur confère un statut d’expert, statut associé à un rôle
important dans la socialisation de tout nouveau traceur, en leur accor-
dant ou non une légitimité dans cette communauté. À cette échelle, ces
différents rôles n’occultent en rien le respect des capacités physiques de
chacun qui constitue l’un des socles de l’activité puisque le maître mot
est de « toujours faire selon ses propres capacités ». Et, comme nous le
rappelle l’un de ces initiateurs, « il est nécessaire d’avoir peur et d’avoir
conscience du danger, pour ne pas prendre trop de risques ». Toutefois,
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même si le risque semble constituer un « prix
à payer » pour obtenir ce qui est fondamen-
talement recherché, à savoir des émotions
S’ils ne pratiquent généralement pas seuls, partagées, les pratiquants portent un regard
ce n’est pas seulement pour partager des bienveillant les uns sur les autres. Ainsi,
moments forts et intenses, mais aussi parce s’ils ne pratiquent généralement pas seuls,
que la présence d’autrui rassure et stimule. ce n’est pas seulement pour partager des
moments forts et intenses, mais aussi parce
que la présence d’autrui rassure et stimule.
D’un point de vue temporel, cette échelle
se caractérise par une forte mobilisation de la mémoire personnelle,
la relation aux expériences enfantines constituant pour chaque traceur
une explication à son entrée dans la pratique. En effet, tous conservent
un souvenir mémorable du film Yamakasi1 qui marque le point de départ
de leur intérêt pour la pratique. De plus, tous évoquent leur enfance et
reconstruisent le discours de leurs parents de manière similaire, à tra-
vers les images de « grimpeur », de « casse-cou », etc., et autres formes
de comportement enfantin qu’ils disent avoir entretenu tout au long de
leur adolescence. Ce type de représentations et un certain déterminisme
dans les discours tendent à « naturaliser » leur pratique actuelle du par-
kour à travers une histoire personnelle qui leur paraît évidente.
Sur le plan spatial, des références, des souvenirs locaux, notamment
au travers d’expériences communes sur des « spots » (sites) bisontins,
se mêlent à des références, des images, des expériences avec d’autres
groupes sur d’autres « spots » nationaux ou internationaux. Ces souve-
nirs provenant d’autres territoires permettent d’afficher une meilleure
connaissance des différents sites. Le fait d’avoir vécu des expériences

1. Film français réalisé par Ariel Zeitoun, sorti en 2001.

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communes dans d’autres villes avec d’autres traceurs assoit la posi-


tion du groupe dans la ville et des individus dans le groupe. En effet,
si l’on regarde les vidéos réalisées par les traceurs bisontins, chacune
contient une séquence sur le temps de déplacement (voiture, train) qui
prouve, d’une part, que les prouesses à venir ont lieu sur d’autres sites
et, d’autre part, que la communauté locale en déplacement demeure très
soudée. Ainsi, ce passage par des échanges intergroupes dans d’autres
espaces de pratique renforce une légitimité et renferme des éléments de
stabilisation de la communauté localement.

LE GROUPE EN ACTE : ENTRE EFFICACITÉ ET ESTHÉTISME


Sur la vingtaine de pratiquants identifiés à Besançon, tous urbains et
issus de classes sociales aisées (étudiants ou en emploi), nous obser-
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vons, de manière assez précise, la confrontation de deux logiques
d’actions opposées dans la communauté des traceurs, qui renforcent
leur sentiment d’appartenance à un collectif, autrement dit leur « grou-
palité », au sens de Rogers Brubaker (2001). Bien que la pratique soit
génériquement appelée « parkour », une sous-communauté s’est créée
à l’intérieur de la communauté des traceurs. Certains se revendiquent du
free running alors que d’autres déclarent appartenir au parkour. Même
si les deux variantes présentent des similarités esthétiques, le parkour
peut se définir par la recherche d’une efficacité à travers le mouvement2
et obéit par ailleurs à une logique de rationalité. La communauté du par-
kour correspond à l’Association des traceurs bisontins (ATB), fondée en
2011 par les plus rigoureux s’autoproclamant les plus légitimes sur la
place, et regroupant une dizaine de traceurs expérimentés âgés de 16 à
22 ans, et aux Jeunes traceurs bisontins (JTB), âgés de 12 à 16 ans, trop
jeunes pour rejoindre les membres de l’ATB mais perçus par ces der-
niers comme un vivier et comme leurs dignes successeurs puisque leur
« philosophie » est similaire à la leur. De l’autre côté, les free runners,
dissidents de l’ATB, possèdent des valeurs différentes qui se manifestent
par une recherche de liberté totale. Dans cette conception, les mobiliers
urbains ne sont plus seulement des obstacles à franchir, mais des agrès
avec lesquels le corps va pouvoir jouer, dans une relation sensible et
esthétique avec l’environnement. À défaut d’être efficace, l’enchaîne-
ment des mouvements corporels se veut acrobatique. Cette différence

2. David Belle, son fondateur, insiste sur l’objectif premier de la pratique : « Comprenez que
cet art a été créé par quelques soldats au Vietnam pour s’échapper et s’enfuir. C’est cet esprit
que j’aimerais conserver dans la pratique du parkour. Vous devez faire la différence entre ce
qui est utile et ce qui ne relève pas d’une situation urgente. Ensuite, vous saurez ce qu’est
le parkour et ce qu’il n’est pas. Donc si vous faites des acrobaties dans la rue sans autre but
que de vous montrer, s’il vous plaît, ne dites pas que c’est du parkour ! L’acrobatie existait
bien longtemps avant la création du parkour. » (Parkour Worldwide Association, 8 mai 2005.)

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culturelle accentue les tensions et les rivalités entre les groupes et fra-
gilise donc les liens, notamment lorsque l’ATB s’autoproclame garante
de la pratique autour des valeurs « pures » du parkour : « Être et durer. »
Autour de ces trois groupes gravitent des indépendants au style et à
la philosophie non encore fixés : ceux-ci vont et viennent au sein des
groupes, mais restent à la marge.
De plus, sur le plan corporel, cette différenciation dans les modes de
pratique se renforce autour de plusieurs profils de pratiquants, fruits
du parcours sportif et des dispositions physiques de chacun, entre ceux
issus du monde de la gymnastique et les autres. Ainsi, certains traceurs
privilégient l’agilité, la souplesse, la coordination, l’explosivité, etc., au
détriment de la force, de la puissance, ce qui les dispense d’un travail
de musculation en salle. Pour autant, l’aspect primordial demeure le
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rapport de chacun à la prise de risque. En effet, sur ce versant corpo-
rel, les pratiquants se situent sur le pôle d’une acceptation des dangers
auxquels ils sont confrontés plutôt que sur celui d’une prise de risque
qui ne constitue pas une fin en soi, mais plutôt une valeur ajoutée à leur
engagement (Raveneau, 2006). Outre les éventuels écueils corporels, ce
risque prend dès lors des formes élargies : l’investissement dans un
lifestyle (Wheaton, 2004). De ce point de vue, il ne s’agit pas d’une exposi-
tion au danger par inconscience des risques. Au contraire, la rationalité,
la responsabilité et la prudence (Martha, Griffet, 2006) sont mises en
avant. L’engagement, en tant que conduite, nécessite donc d’assumer
pleinement la situation qui se joue, dans laquelle les traceurs acceptent
de « prendre leurs responsabilités ». Si ce n’est pas le cas, certains
peuvent être rejetés du groupe pour ne pas être « nuisibles » aux autres
membres et leur permettre ainsi de durer.
Du point de vue spatial, il existe deux types d’usage de l’espace urbain :
d’un côté, les entraînements sur des éléments urbains extérieurs ; de
l’autre, les sessions dénommées « day to run ». Le premier type per-
met aux traceurs d’appréhender les mobiliers urbains en restant sur un
seul et même module pendant tout le temps de la pratique. Le second
consiste en une course sur l’ensemble de l’espace urbain en se dépla-
çant sur tous les modules repérés et appréhendés lors des entraîne-
ments précédents. Ce type de fonctionnement nécessite au préalable
une recherche de modules appropriés à la pratique, qui ne sont pas for-
cément visibles du public.
Quel que soit le groupe de traceurs considéré, l’adaptation des prati-
quants aux espaces nécessite donc une exploration intensive des lieux
propices à la déambulation urbaine qui marque le caractère fluide de la
pratique. C’est donc au travers de cette appropriation de l’espace bison-
tin que les traceurs ont pu identifier quelques sites dans le centre-ville,

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mais aussi dans les quartiers d’habitat social. L’ensemble de la ville


constitue le territoire d’action des groupes de traceurs.
Cet ancrage territorial leur permet d’organiser leur temps de pratique en
l’adaptant à leur rythme de vie. Les créneaux horaires peuvent s’étendre
de quelques minutes à quelques heures, voire une demi-journée ou une
journée entière. La discontinuité et la porosité entre les temps de pro-
duction et de non-production physique demeurent frappantes puisque
les sessions s’entrecoupent d’exercices techniques, de temps d’efforts
physiques, de repos, de discussions et de pérégrinations.
Par ailleurs, si l’on peut observer deux modes de déplacement dans la
ville, parkour et free running, ils ont en commun le même mode d’ap-
prentissage, dont les méthodes d’entraînement visent toutes à retrou-
ver les fonctions primaires du corps. Lorsque nous questionnons un
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traceur sur ses motivations à la pratique du parkour, il nous répond que
« c’est pour redonner à [s]on corps ce que la société [lui] a enlevé », à
travers notamment des mouvements anatomiquement et physiologi-
quement « naturels ». Ainsi, comme le suggère Florian Lebreton (2009),
s’entrecroisent dans ces « pratiques de pleine nature urbaine » une
anthropologisation de la nature et une naturalisation – ou un ensauva-
gement – de l’urbain.

UN RAPPORT AMBIGU AUX INSTITUTIONS ASSOCIATIVES


Si quelques traceurs se sont organisés pour créer une association (ATB)
affiliée à une fédération3 et appartenir au mouvement sportif, d’autres,
au contraire, préfèrent garder leur liberté. Nous observons alors un
double jeu, entre ombre et lumière ; ombre dans la mesure où quelques
pratiques incarnent une forme de clandestinité urbaine ; lumière quand
d’autres aspirent à une reconnaissance publique et institutionnelle. Le
parkour est soumis à une progressive « sportivisation » (Parlebas, 1986)
où les pratiquants se fédèrent avec la même logique : être visible aux
yeux de toutes les institutions sportives et urbaines, médias culturels,
sponsors, événements, etc., pour obtenir la reconnaissance de leur pra-
tique et de leurs pratiquants. Néanmoins, tous ne sont pas favorables à
cette institutionnalisation qui rigidifie la communauté et formalise des
attentes, des comportements et une attitude face à la pratique, comme
peut l’illustrer la scission entre les logiques d’actions valorisées par les
« pères fondateurs ». Toutefois, ce double jeu occupe une part impor-
tante de la réflexion sur les motivations des traceurs rencontrés, sur

3. Il s’agit de la Fédération française de sports urbains (FFSU), créée en 2010 et aujourd’hui


remplacée par la Ligue française des sports urbains (LFSU). Les états généraux d’avril 2014
doivent mettre en place une structure officielle, dans le but de sécuriser, stabiliser et admi-
nistrer cette entité économique et sportive à part entière.

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la nécessité de créer ou non une association, sur leurs capacités de


développement ou sur les stratégies adoptées pour se rendre visible ou
non. Dans le cas présent, agrément fédéral rime avec visibilité. Pour ces
acteurs, celle-ci doit être source de crédibilité pour engager des actions
territoriales et nationales de grande ampleur. Pour l’ATB, le fait de se
fédérer au niveau national entre donc dans une perspective d’intégration
à un réseau plus large de traceurs. De plus, cette affiliation légitime la
pratique et assoit la situation monopolistique de l’association pour régle-
menter, gérer et contrôler la pratique physique à Besançon. Nous notons
ici une dichotomie importante entre, d’une part, la rigidité de la com-
munauté locale et, d’autre part, l’ouverture
vers une communauté plus large de traceurs,
avec un changement d’échelle géographique
Nous observons un double jeu, entre ombre et une valorisation d’un ensemble de liens
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et lumière ; ombre dans la mesure où avec des associations d’autres territoires.
quelques pratiques incarnent une forme Par ailleurs, cette institutionnalisation de
de clandestinité urbaine ; lumière quand l’ATB se décline également au niveau local
d’autres aspirent à une reconnaissance à travers une proximité avec les structures
publique et institutionnelle. de quartier formalisée par un partenariat
avec l’Association sportive et d’éducation
populaire (ASEP). Cette dernière apporte
aux membres de l’ATB un soutien logistique
important et leur permet d’être reconnus au niveau institutionnel par les
acteurs locaux, politiques notamment. Un sas se créé alors entre des
jeunes pratiquants urbains en voie d’institutionnalisation et des pouvoirs
publics via des structures de « jeunesse ».
Sur le plan corporel, cette sportivisation marque une très nette scission
dans les usages des corps. Elle se révèle dans le parkour par la mise en
place d’entraînements en gymnase et dans le free run par la recherche
de liberté, d’indépendance et la revendication de son auto-organisation.
Cette scission peut également s’analyser à travers la dimension tem-
porelle puisque les profils de traceurs découlent de l’histoire sportive
de chacun et qu’un nombre important de membres de l’ATB possède un
passé sportif institutionnel (gymnastique, escalade ou athlétisme). Ainsi,
par la pratique du parkour, le profil des traceurs dénote un transfert des
apprentissages institutionnels dans la ville au travers de techniques et
compétences préalablement acquises.
Au niveau spatial, outre l’appropriation de nouveaux lieux indoor dans la
ville (notamment les gymnases pour l’entraînement sur des modules en
mousse pour les quelques-uns issus du mouvement sportif), cette échelle
institutionnelle permet d’inscrire les pratiquants dans un réseau plus
large de traceurs. Les liens ainsi créés les conduisent dans différentes

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villes pour s’approprier de nouveaux spots. De plus, l’acquisition d’une


meilleure visibilité sur la scène nationale permet d’installer la ville de
Besançon sur la carte du parkour et de faire reconnaître les traceurs
bisontins comme des acteurs légitimes de ce mouvement.

DES TERRITOIRES DIGITAUX POUR SE METTRE EN SCÈNE


Le cyberespace, via les réseaux sociaux – Youtube, Facebook ou d’autres
sites spécialisés –, constitue, à grande échelle, un outil de liaison et de
rencontres primordial pour les traceurs sur les différents spots nationaux
ou internationaux. Par ce biais, les différents médias et le support vidéo
en particulier leur permettent de visualiser l’ensemble des prouesses
réalisées par leurs compères dans le monde entier. Au-delà de cet auto-
apprentissage qui peut se réaliser grâce aux technologies de l’information
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et de la communication (Cretin, 2007), cette informatisation de la société
rend la mémoire collective du parkour accessible à tous pour constituer un
imaginaire commun. Ainsi, des discours entiers des « pères fondateurs »
de la discipline (David Belle notamment) nous ont été récités lors de nos
rencontres, participant dès lors à l’intériorisation et à l’entretien de la phi-
losophie du parkour au sein de la communauté digitale des traceurs.
À l’échelle locale, ce cyberespace constitue un filtre des réseaux sociaux.
Il impacte les liens entre les traceurs bisontins puisque l’essence pre-
mière de la communauté digitale consiste à exposer, à l’extérieur, la
technique et l’esthétisme des groupes de la ville à travers la mise en
images de sessions, ce qui entraîne le renforcement des liens interindi-
viduels entre eux. Dans une société de plus en plus individualiste, l’usage
d’Internet prouve ici que le réseau sert à communiquer et non à s’iso-
ler en devenant une « extension de la vie réelle », en sauvegardant des
liens faibles, en maintenant des relations fortes à distance, voire en enri-
chissant son réseau (Castells, 2002). Pour la communauté des traceurs,
Internet permet d’accéder à cet imaginaire commun et de conserver les
liens les moins étroits préexistants.
De plus, cette communauté digitale donne la possibilité aux traceurs
d’identifier d’autres espaces de pratiques nationaux, voire internatio-
naux : sans qu’ils ne s’y soient jamais rendus, nos traceurs décrivent avec
précision les différents spots espagnols, londoniens ou nord-­américains
le plus à la mode. En retour, l’audience d’Internet et la soif d’alimenter
constamment le Web par des vidéos les conduisent, d’une part, à devenir
des experts des outils numériques (matériel, prise d’images, montage)
et, d’autre part, à réaliser des vidéos mettant particulièrement en scène
la ville de Besançon. Internet redéfinit donc la territorialité sans pour
autant abolir la géographie, puisqu’il s’agit d’une réorganisation spatiale
par l’image.

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Cette mise en scène de la ville, où il s’agit non seulement de faire, mais


surtout de se voir faire, se manifeste également par la mise en images
du corps au travers d’une lecture esthétique et artistique du corps (prises
de vue, montages, poses). Elle donne la part belle à la rapidité d’exécu-
tion des mouvements, à la plastique parfaite
des traceurs, valorisée par un corps partiel-
L’essence première de la communauté lement dénudé. Étant entendu que le cybe-
digitale consiste à exposer, à l’extérieur, respace constitue l’apothéose de la société
la technique et l’esthétisme des groupes du spectacle, d’un monde réduit au regard, à
de la ville à travers la mise en images de la mobilité de l’imaginaire, certains traceurs
sessions, ce qui entraîne le renforcement « utopistes » considèrent leur pratique et sa
des liens interindividuels entre eux. mise en images comme un tremplin vers des
univers professionnels de prestige, tels que
le mannequinat ou le cinéma. Finalement,
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cette échelle communautaire participe à une
forme de dissolution du corps où le statut de celui-ci se modifie. Le corps
se numérise et se dissout dans la symbolique communicationnelle : il se
digitalise.

CONCLUSION
Dans ce contexte, par le jeu des affinités, des différenciations de pratique,
des rôles sociaux et par la mise en place de rituels, les « communau-
tés de loisir » se structurent entre lien social et entre-soi communau-
taire. En effet, au sein de cette communauté juvénile de loisir, apparaît
une volonté d’appartenance à un groupe et de cohérence vis-à-vis des
valeurs particulières qu’il véhicule. Pour rendre notre travail plus com-
préhensible, nous avons dégagé sous forme d’idéal-type, des configura-
tions communautaires et relationnelles soumises à des dynamiques et
des logiques spécifiques sur quatre échelles communautaires distinctes
(interindividuelle, groupale, institutionnelle, digitale). Or, dans la réalité,
ces niveaux s’imbriquent les uns dans les autres avec l’activation de dif-
férentes combinaisons de facteurs : espace, mémoire/temps, corps et
lien. Toutefois, il semble que l’imbrication de ces échelles au sein d’un
système communautaire plus large se réalise au travers de deux don-
nées importantes : le rapport à l’image et à la mobilité virtuelle via les
technologies de l’information et de la communication (TIC) et la présence
physique des acteurs au-delà de la ville permettent de dépasser chaque
niveau de communauté. La transcendance de ces deux facteurs dans les
conduites quotidiennes des traceurs montre une représentation diver-
sifiée des traceurs où la communauté existe de l’intérieur (vis-à-vis des
locaux), mais aussi pour l’extérieur (vis-à-vis des internautes).

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En fait, le parkour est une pratique communautaire, au sens de Ferdinand


Tönnies, et revendiquée comme telle : adhésion consensuelle, ensemble
de normes et de valeurs partagées, souvent renforcées par des liens
de proximité et de valeur (amitié, solidarité). Beaucoup de pratiquants
confient leur goût pour la liberté et le bonheur d’être en adéquation avec
le milieu fréquenté, pour le partage de quelque chose de commun qui
dépasse la simple pratique de l’activité : ce qu’ils appellent… l’esprit du
parkour. Ainsi, l’étude des activités physiques et sportives, et du parkour
en particulier, comme éléments de la culture au sein d’une société don-
née, nous renseigne sur la répercussion de la pratique sur la vie des
individus et sur ses interrelations entre idéologie personnelle et sphères
sociales (Coakley, 2004), tout autant qu’elle informe sur l’interpéné-
tration complexe entre normes sportives et normes sociales. Dans un
contexte de fragmentation des sociétés et de revendications ethniques,
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religieuses ou corporatistes, nous pouvons considérer la pratique du
parkour comme une véritable scène de « re-création » de la vie sociale,
qui fournit de précieux indices sur les transformations et constructions
sociales contemporaines (rapport au temps, fonctionnement réticulaire,
gestion des incertitudes…). Dès lors, notre analyse révèle un nouveau
rapport aux pratiques sportives chez les jeunes selon quatre échelles
communautaires, qui pourrait constituer un nouveau cadre d’analyse des
cultures de loisirs juvéniles.

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Le parkour : approche ethnographique
de communautés juvéniles de loisirs dans la ville
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n LES AUTEURS
Clément Prévitali  [email protected]
Docteur en sociologie du sport, chargé d’études à l’Association de santé, d’éducation
et de prévention sur les territoires (ASEPT), membre du Laboratoire de sociologie et
d’anthropologie (LaSA, EA3189), université de Franche-Comté.
Thèmes de recherche : sport ; rural ; intégration ; lien social ; santé.
A notamment publié
Prévitali C., « Itinéraires d’engagement et de désengagement au sein d’associations
sportives en milieu rural », Loisir et société / Society and Leisure, no 2, vol. XXXVI, 2013,
pp. 181-196.
Prévitali C., « L’intégration dans les associations sportives rurales : un processus
incertain », STAPS. Revue internationale des sciences du sport et de l’éducation physique,
no 99, vol. XXXIV, 2013/1, pp. 71-79.
Prévitali C., Le sport à la campagne, Presses universitaires de Franche-Comté,
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coll. « Thesis », Besançon, 2014.

Benjamin Coignet  [email protected]


Docteur en sociologie du sport, directeur technique de l’Agence pour l’éducation par
le sport (APELS).
Thèmes de recherche : sport ; innovation sociale ; quartier ; collectivités.
A notamment publié
Coignet B., « L’innovation sociale dans le sport. Le cas des clubs sportifs dans les
quartiers populaires français », ¿ Interrogations ? [en ligne], no 10, mai 2010.
Coignet B., Sport et innovation sociale. Des associations sportives en mouvement dans les
quartiers populaires, L’Harmattan, coll. « Logiques sociales », Paris, 2013.
Vieille Marchiset G., Coignet B., « La sociologie de l’innovation au service d’une
recherche-action. L’exemple des clubs sportifs dans les quartiers populaires fran-
çais », Cahiers de recherche sociologique, no 54, décembre 2013.

Gilles Vieille Marchiset  [email protected]


Sociologue, professeur des universités, directeur du laboratoire Sport et sciences
sociales (EA 1342), université de Strasbourg.
Thèmes de recherche : sport ; quartier ; pauvreté ; activité physique ; santé.
A notamment publié
Aceti M., Vieille Marchiset G., « Sport-santé en Europe : quatre programmes nationaux
à la loupe », JuriSport. Revue économique et juridique du sport, no 140, mars 2014.
Vieille Marchiset G., Des loisirs et des banlieues. Enquête sur l’occupation du temps libre
dans les quartiers populaires, L’Harmattan, coll. « Logiques sociales », Paris, 2009.
Vieille Marchiset G., Tatu-Colasseau A. (dir.), Sociologie(s) du sport. Approches franco-
phones et circulation des savoirs, L’Harmattan, coll. « Logiques sociales », Paris, 2012.

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