Etu 993 0227
Etu 993 0227
Etu 993 0227
Arnaud Corbic
Dans Études 2003/9 (Tome 399), pages 227 à 234
Éditions S.E.R.
ISSN 0014-1941
DOI 10.3917/etu.993.0227
© S.E.R. | Téléchargé le 08/08/2024 sur www.cairn.info (IP: 13.39.193.204)
A RNAUD C ORBIC
S
I NOUS reprenons à propos de Camus l’expression
1. H. de Lubac, Le Drame d’« humanisme athée 1 », ce n’est pas dans la perspec-
de l’humanisme athée, dans
Œuvres complètes, « Pre- tive, qui fut celle de Henri de Lubac, de comprendre cet
mière section : L’homme humanisme comme un « drame », mais pour en dégager les
devant Dieu », tome II,
1959, Ed. du Cerf, 1998 fondements dans leur force. Nous avons bien conscience que
© S.E.R. | Téléchargé le 08/08/2024 sur www.cairn.info (IP: 13.39.193.204)
Un agnosticisme conséquent
© S.E.R. | Téléchargé le 08/08/2024 sur www.cairn.info (IP: 13.39.193.204)
L’absurde
L’absurde, en tant qu’expérience du non-sens de la vie, sup-
pose l’athéisme et conditionne une réponse privée de tout
point d’appui transcendant — une révolte et un amour athées.
L’homme trouve son fondement ultime en lui-même et en lui
seul. L’absurde est, pour Camus, un commencement obligé,
une donnée à partir de laquelle on peut et doit construire ;
mais on ne peut rien fonder sur sa seule découverte. L’absurde
n’énonce aucune règle d’action, il joue plutôt le rôle de prolé-
gomènes à tout humanisme futur ; il inaugure l’expérience
radicale du dérobement sans fin de tout fondement transcen-
dant à l’homme dans un monde qui lui reste étranger. Il consti-
tue par là l’horizon ultime et indépassable de la condition
humaine, sur le fond duquel elle déroule ses étapes et devant
lequel elle doit se maintenir lucidement, sans échappatoire.
Cela même représente la condition d’une existence
assumée de manière authentique. Congédiant tout espoir et
récusant toute attitude d’évasion, l’être humain se doit de faire
face à l’absurde. Car c’est dans cette confrontation décidée
et incessante avec l’absurde que l’homme se découvre révolté,
et c’est dans la prise de conscience de l’absurde (qui s’accom-
pagne de révolte contre celui-ci) que l’homme advient à lui-
même et affirme sa dignité. Postulant un humanisme athée, de
style prométhéen, Camus veut rendre l’homme à soi-même
en le délivrant de la consolation liée à l’espérance illusoire
d’une autre vie qui l’empêche de reconnaître et d’assumer
l’absurde comme tel.
Le sentiment de l’absurde — dont la fonction est ana-
logue à celle du doute méthodique de Descartes — oriente
donc Camus vers la découverte d’une valeur, la révolte. Critère
de jugement qui évalue l’homme à sa juste mesure, cette valeur
ne se situe ni en une éternité religieuse, ni dans son substitut
laïc, l’histoire, mais, très cartésiennement, dans ce « provi-
soire » qui couvre toute la vie de l’homme et, de ce fait, repré-
sente pour lui le « définitif 20 ». 20. Cf. A.-M. Amiot et
J.-F. Mattéi, dans Albert
Vis-à-vis de cet absurde, Camus, refusant l’évasion de la Camus et la philosophie,
© S.E.R. | Téléchargé le 08/08/2024 sur www.cairn.info (IP: 13.39.193.204)
vie qui sera d’autant mieux vécue qu’on lui aura dénié tout
sens. L’homme ne peut et ne doit vivre dans ce monde qu’à la
condition de renoncer à un autre monde. Il retrouve ainsi dans
le jeu ondoyant des « apparences nietzschéennes l’insondable
profondeur du présent 21 ». 21. Ibid., p. 11.
La révolte, l’amour
La révolte qui, dans Le Mythe de Sisyphe, n’est considérée
encore que sous son aspect existentiel et individuel, prend une
dimension collective, sociale et politique pour devenir une
valeur positive commune dans L’Homme révolté. Le projet de
Camus n’est pas de fonder seulement un humanisme de type
existentiel sur une compréhension individuelle de la révolte,
mais bien, plus largement, un humanisme social et politique à
partir d’une compréhension historique de cette dernière.
Ce passage de la révolte solitaire contre l’absurde à la
révolte solidaire contre le mal dans l’histoire s’effectue par la
mise en évidence d’un nouveau cogito : « Je me révolte, donc
nous sommes », qui, en tant que principe fondateur de la
« nature humaine », justifie la solidarité et qui, en tant que
principe régulateur de la révolte, empêche celle-ci de se perdre
dans le nihilisme, cette haine de l’homme et de la vie au nom
de l’absurde, ou bien dans le ressentiment, la même haine
déguisée sous les apparences d’une révolte généreuse « qui,
préférant un homme abstrait à l’homme de chair [...], met jus-
22. L’Homme révolté, II, tement le ressentiment à la place de l’amour 22 ».
p. 707.
La révolte, pour perdurer comme valeur et éviter le
double écueil du nihilisme et du ressentiment, doit trouver
son point d’appui originaire en deçà d’elle-même et de
l’absurde. Elle le trouve précisément dans l’amour : dans cet
acquiescement originaire et ultime à la vie, à « l’homme de
chair », à la terre, au monde « qui reste notre premier et notre
23. Ibid., II, p. 708. dernier amour 23 ». Chez Camus, la révolte est donc originaire-
ment et ultimement liée à l’amour ; elle « ne peut se passer
24. Ibid., II, p. 707. d’un étrange amour 24 ». Ce n’est pas parce que l’existence est
absurde que l’homme révolté doit succomber à la tentation de
tout nier. Il faut inconditionnellement préserver la valeur de la
vie et de l’humain dans sa triple dimension : à la fois existen-
tielle et individuelle, historique et communautaire, mais aussi
© S.E.R. | Téléchargé le 08/08/2024 sur www.cairn.info (IP: 13.39.193.204)
Un humanisme inédit
Identifier l’inhumain (l’absurde, le nihilisme, le ressentiment,
le mal), fonder l’humain (la révolte, l’amour), proposer un
humanisme inédit, telle aura bien été la tentative philo-
sophique et littéraire d’Albert Camus. Fonder un humanisme
individuel, collectif et cosmique contre tout ce qui nie l’homme
et tend à l’écraser, voilà le fil conducteur de toute son œuvre.
La lucidité tragique n’interdit pas l’exigence d’humanité.
Les fondements de l’humanisme athée de Camus sont
donc la révolte-et-l’amour. Ou encore, avec André Comte-
Sponville 26, l’absurde-la révolte-l’amour : 1) le non du monde 26. Cf. André Comte-
Sponville, dans Albert
à l’homme (l’absurde) ; 2) le non de l’homme au monde (la Camus et la philosophie, op.
révolte) ; 3) le oui originaire et ultime à la vie, aux êtres, à la cit., p. 171.
V
Alors prend tout son poids cette déclaration faite par
Camus en 1957, au lendemain de la remise du prix Nobel :
En descendant du train, un journaliste m’a demandé si j’allais
me convertir. J’ai répondu : Non. Rien que ce mot : non... J’ai conscience
du sacré, du mystère qu’il y a en l’homme, et je ne vois pas pourquoi je
n’avouerais pas l’émotion que je ressens devant le Christ et son ensei-
gnement. Je crains malheureusement que, dans certains milieux, en
Europe particulièrement, l’aveu d’une ignorance ou l’aveu d’une limite
à la connaissance de l’homme, le respect du sacré, n’apparaissent 30. Cité par R. Quilliot,
comme des faiblesses. Si ce sont des faiblesses, je les assume avec force 30... dans Essais, II, p. 1615.