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L'« humanisme athée » de Camus

Arnaud Corbic
Dans Études 2003/9 (Tome 399), pages 227 à 234
Éditions S.E.R.
ISSN 0014-1941
DOI 10.3917/etu.993.0227
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Arts et Littérature

L’« humanisme athée »


de Camus

A RNAUD C ORBIC

S
I NOUS reprenons à propos de Camus l’expression
1. H. de Lubac, Le Drame d’« humanisme athée 1 », ce n’est pas dans la perspec-
de l’humanisme athée, dans
Œuvres complètes, « Pre- tive, qui fut celle de Henri de Lubac, de comprendre cet
mière section : L’homme humanisme comme un « drame », mais pour en dégager les
devant Dieu », tome II,
1959, Ed. du Cerf, 1998 fondements dans leur force. Nous avons bien conscience que
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(6e éd.).
ce qualificatif athée, qui recouvre des formes très diverses
d’athéisme, ne rend compte ni de la complexité, ni de la
richesse de la position de Camus. Tout au long de son œuvre,
l’athéisme ne laisse pas d’être une question pour lui. Mais il
nous faut bien recourir à ce terme, certes général, qui qualifie
toutefois encore assez clairement une position se définissant
explicitement contre une conception de Dieu, quitte à préciser
aussitôt la nature et le sens exacts de ce terme dans lequel nous
voyons avant tout une convention verbale.
Faisons d’abord deux remarques. Premièrement, l’idée
de Dieu contre laquelle Camus s’inscrit en faux n’est
pas indéterminée. Pour lui, comme pour Nietzsche — dans
le sillage duquel il se situe explicitement —, il s’agit de

Franciscain. Enseigne la philosophie à l’Athénée Pontifical


Antonianum à Rome. Publie à l’automne 2003, aux Ed. de l’Atelier :
Camus, l’absurde, la révolte, l’amour. A récemment fait paraître :
Camus et Bonhoeffer. Rencontre de deux humanismes (Labor et Fides,
2002) ; Dietrich Bonhoeffer, résistant et prophète d’un christianisme non
religieux (Albin Michel, 2002) ; L’Incroyance. Une chance pour la foi ?
(Labor et Fides, 2003). Est aussi l’un des auteurs du Livre des
Sagesses (Bayard, 2002).
l’idée « chrétienne » de Dieu, telle qu’elle a prévalu dans
la culture occidentale.
Deuxièmement, lorsque nous entendons ici par athée
une « position se définissant explicitement contre une concep-
tion de Dieu », nous entendons ce terme dans son acception
courante. Car, comme le faisait remarquer Etienne Gilson, « le
véritable athée [au sens propre du terme : a-thée] est celui
pour qui la question de Dieu ne se pose pas ». Or, ce n’est pas
par indifférence que Camus est athée, au sens où, par l’effet
d’un impensé ou d’un non-dit, il omettrait, dans l’élaboration
des fondements de son humanisme, la question de Dieu. Au
contraire, il se confronte à elle et prend clairement une option.
Il ne partage pas l’athéisme sceptique des « libertins » et des
libres penseurs visés par le pari pascalien. Pour eux, la question
de Dieu était une question laissée en suspens parce que
sans intérêt, non pertinente, dont on peut faire l’économie,
car supplantée, dans la pratique, par des questions plus
urgentes et plus radicales.

Un agnosticisme conséquent
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2. Dans Essais, Gallimard,
Examinons de près la position « athée » de Camus, et prenons coll. Bibliothèque de la
acte du fait qu’au départ, et fondamentalement, il s’agit d’un Pléiade, 1965, p. 371 (noté
II).
agnosticisme. Dans sa conférence de 1948 aux dominicains de
3. Camus écrit encore dans
Latour-Maubourg, il déclarait : « [...] ne me sentant en pos- ses Carnets : « Je ne refuse
session d’aucune vérité absolue et d’aucun message, je ne par- pas [je souligne] d’aller
vers l’Être. Mais je ne veux
tirai jamais du principe que la vérité chrétienne est illusoire, pas [je souligne aussi] d’un
chemin qui s’écarte des
mais seulement de ce fait que je n’ai pu y entrer 2. » C’est faute êtres. » Son agnosticisme
d’avoir pu faire l’expérience de la « vérité chrétienne » qu’il reste donc conditionnel. Si
« aller vers l’Être »
juge philosophiquement indécidable la question de l’existence implique l’exclusion de la
médiation des « êtres »,
de Dieu. Il n’y a donc pas initialement un refus athée de sa alors Camus se veut athée.
part 3. Sa position n’est pas d’emblée antithéiste, dans la 4. Cf. les deux notes dans
mesure où elle ne prend pas la forme d’une négation. Dans Le Le Mythe de Sisyphe, II,
p. 128-129.
Mythe de Sisyphe 4, il souligne qu’il n’argumente pas contre
5. Camus lui-même décla-
l’existence de Dieu — mais le fait demeure qu’il ne croit pas en rait : « Je ne crois pas en
Dieu. Mais je ne suis pas
Dieu 5. Ni la raison, ni l’expérience ne permettant de trancher athée pour autant – et
la question, l’agnosticisme lui paraît la voie la plus cohérente. d’accord avec Benjamin
Constant je trouve à l’irré-
Si Camus en restait à cette position de principe, il serait ligion quelque chose de
vulgaire et d’usé » (Théâ-
agnostique et non pas athée. Or — c’est là la forme spécifique tre, Récits, Nouvelles, Galli-
de son athéisme —, il est conséquent dans son agnosticisme et mard, coll. Bibliothèque de
la Pléiade, 1962, p. 11 ;
il sait que, dans la pratique, du fait que l’on est engagé noté I).
— Pascal disait « embarqué » —, la question de Dieu ne peut
rester en suspens. Il sait que, dans l’action, on ne peut rester
6. Cet argument n’est pas dans l’indécision 6 et la neutralité. Il faut donc nécessairement
non plus sans rappeler la
« morale par provision » choisir et « parier » pour ou contre Dieu, c’est-à-dire vivre
élaborée par Descartes comme si Dieu existait ou n’existait pas. Du pari auquel Pascal
dans la troisième partie du
Discours de la Méthode. invitait, Camus ne retient ici implicitement que le principe, et
non son dessein apologétique. C’est ainsi que, dans la pers-
pective athée qui est la sienne, il définit l’homme absurde
comme « celui qui, sans le nier [je souligne la position agnos-
7. Le Mythe de Sisyphe, II, tique], ne fait rien pour l’éternel [athéisme pratique] 7 », c’est-
p. 149.
à-dire, au fond, fait comme si Dieu n’existait pas — ce qui,
dans le domaine de l’agir humain, revient objectivement à
parier contre Dieu.
La raison principale de ce pari inaugural contre Dieu,
dont Camus va assumer toutes les conséquences, est qu’il y a
potentiellement quelque chose de déresponsabilisant et d’alié-
nant pour l’homme dans le pari pascalien, si Dieu n’existe
8. « Tout ce qu’on me pro- pas 8. Pour Camus, si Dieu n’existe pas, « parier » pour lui, c’est
pose s’efforce de décharger
l’homme du poids de sa courir le risque de fonder le sens de l’existence humaine sur
propre vie » (Noces, II, un principe hypothétique et peut-être illusoire. S’y opposent
p. 63).
la lucidité et le bon sens de l’homme qui l’inclinent à préférer
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9. « A Tipasa, je vois équi- se fier à ce qu’il peut savoir par expérience 9, plutôt qu’à une
vaut à je crois, et je ne
m’obstine pas à nier ce que croyance incertaine par définition, et peut-être illusoire 10.
ma main peut toucher et Camus voit dans la foi le « saut dans l’irrationnel », ce mouve-
mes lèvres caresser » (Ibid.,
p. 59). ment de rupture par lequel l’esprit humain se détourne brus-
10. « Entre l’histoire et quement de la réalité et où l’homme nie quelque chose de
l’éternel, j’ai choisi l’histoi-
re parce que j’aime les cer- lui-même : sa raison, sa conscience lucide. La foi est assimilée
titudes. D’elle du moins je à un fidéisme inacceptable. Il faut bien voir que, pour Camus,
suis certain, et comment
nier cette force qui m’écra- la foi relève de la croyance, de ce que Spinoza appelait la
se ? » (Le Mythe de Sisyphe,
II, p. 165). connaissance par ouï-dire, ou encore de ce que Platon appe-
lait, dans une perspective différente, la pistis, mode inférieur
11. Nous n’examinons pas de la connaissance, assujetti aux apparences 11.
ici la pertinence de la
conception camusienne de
la foi chrétienne. Nous le
faisons dans notre ouvra- La recherche d’un fondement certain
ge, paru en 2002 aux Edi-
tions Labor et Fides, inti-
tulé Camus et Bonhoeffer. Certes, ce n’est pas parce qu’il n’a pu y entrer que Camus se
Rencontre de deux huma- laissera aller à considérer « la vérité chrétienne » comme « illu-
nismes.
soire ». En ce sens, il reste fondamentalement agnostique, mais
il refuse — et c’est ici le virage athée que prend sa pensée — de
fonder son humanisme sur une idée obscure ou confuse, et
surtout hypothétique. N’oublions pas qu’il est à la recherche
d’un fondement « certain » et que, à l’instar de Descartes, dans
la perspective non théiste qui est la sienne, il veut tenir pour
radicalement faux ce qui est douteux. Or l’existence, certes 12. L’Homme révolté, II,
p. 690.
possible, de Dieu est pour le moins douteuse, en raison de
13. En 1943, Camus écrit à
l’existence certaine du mal à combattre dont il serait l’Auteur, Francis Ponge : « J’ai des
amis catholiques [René
alors qu’il est, par définition, tout-puissant et bon, ce qui Leynaud, le Père Bruckber-
incline Camus à opter, en pratique, pour un athéisme décidé et ger] et pour ceux d’entre
eux qui le sont vraiment,
conséquent. Car, quand bien même Dieu existerait, « on [...] j’ai plus que de la sympa-
thie, j’ai le sentiment d’une
objectera le mal, et le paradoxe d’un Dieu tout-puissant et partie liée. C’est qu’en fait,
malfaisant, ou bienfaisant et stérile 12 ». ils s’intéressent aux mêmes
choses que moi. A leur idée
Pour nous résumer, l’athéisme de Camus ne se com- la solution est évidente,
elle ne l’est pas pour moi
prend correctement que sur fond de son agnosticisme origi- [...]. Mais ce qui nous inté-
naire. Il n’est donc pas premier, dogmatique, militant, mais resse eux comme vous,
c’est l’essentiel » (Essais, II,
second, pratique, conséquent et décidé, parce qu’on ne peut ni p. 1596).
vivre, ni penser philosophiquement, de manière responsable, 14. « Ce Dieu, s’il vous
touche, c’est par son visage
sans se situer, c’est-à-dire sans opter pour ou contre Dieu. Cet d’homme » (Carnets I,
« athéisme » est de nature non théiste face à l’absurde, voire p. 205). Dans sa préface à
l’édition universitaire amé-
anti-théiste face au mal, lorsqu’il se double d’un promé- ricaine de L’Etranger,
Camus avait écrit, « sans
théisme. En effet, à mesure que la notion de mal se substitue à aucune intention de blas-
celle d’absurde, le non-théisme décidé de départ évolue vers phème », que Meursault
était « le seul christ que
un anti-théisme plus véhément et polémique, du fait que nous méritions » (Théâtre,
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Récits, Nouvelles, I,
Dieu, en tant que Créateur (si toutefois il existe), aurait une p. 1929). Et, dans les
part de responsabilité dans l’existence du mal. Cela sera parti- « Annexes » au Premier
homme, on lit : « Sa mère
culièrement sensible dans La Peste, qui symbolise l’existence est le Christ » (Gallimard,
1994, p. 283) ; et, quelques
du mal physique et moral, c’est-à-dire les pestes physiques, pages plus loin : « Maman :
politiques ou sociales de tous les temps. Quoique d’un non- comme un Muichkine
ignorant. Elle ne connaît
théisme allant parfois jusqu’à l’antithéisme, Camus maintien- pas la vie du Christ, sinon
sur la croix. Et qui pour-
dra l’exigence d’un dialogue critique perpétuel et respectueux tant en est plus près ? »
avec le christianisme 13, et surtout son fondateur 14 : « Je n’ai (ibid., p. 295). Dans les
mêmes « Annexes » figure
— déclarera-t-il à Stockholm en 1957 — que vénération et aussi cette remarque : « Le
Christ n’a pas atterri en
respect devant la personne du Christ, et devant son histoire. Je Algérie » (ibid., p. 292).
ne crois pas à sa résurrection 15. » 15. Interview de Stockholm
L’athéisme camusien se veut donc une dynamique du 9 décembre 1957
(Essais, II, p. 1597, note).
inépuisable, ouverte aux questions chrétiennes, mais désireuse
16. « J’ai des préoccupa-
de ne pas leur donner sans autre forme de procès la réponse tions chrétiennes, mais ma
attendue, celle de la foi 16. Ce que dit Camus dans L’Homme nature est païenne » (cité
par R. Quilliot dans Essais,
révolté en citant un propos de Hawthorne au sujet de Melville : II, p. 1615). « C’est un des-
tin bien lourd que de
« Incroyant, il ne savait se reposer dans l’incroyance 17 », peut naître sur une terre païen-
s’appliquer à sa propre attitude à l’égard du christianisme. Se ne en des temps chrétiens »
(Essais, II, p. 1343).
contenter de penser chez lui la question de l’athéisme sans exa- 17. L’Homme révolté, II,
miner dans sa force l’affirmation fondamentale qui la sous- p. 490.
tend, l’humanisme, serait une approche réductrice et par trop
négative. Camus n’est pas athée pour le plaisir de l’être. Mais il
lui paraît indispensable de nier Dieu quand il veut rendre
compte de l’homme et de sa vie, parce qu’il conçoit Dieu pré-
cisément comme rival de l’homme — d’où le caractère sou-
vent prométhéen de sa pensée.

Camus lui-même a expliqué, à Stockholm, en 1957,


comment il avait conçu l’ensemble de son œuvre :
J’avais un plan précis quand j’ai commencé mon œuvre : je vou-
lais d’abord exprimer la négation [ce terme désigne parfois l’absurde].
Sous trois formes. Romanesque : ce fut L’Etranger. Dramatique :
Caligula, Le Malentendu. Idéologique : Le Mythe de Sisyphe. Je
n’aurais pu en parler si je ne l’avais vécu ; je n’ai aucune imagination.
Mais c’était pour moi, si vous voulez bien, le doute méthodique de
Descartes. Je savais que l’on ne peut vivre dans la négation et je l’annon-
çais dans la préface au Mythe de Sisyphe ; je prévoyais le positif
18. Il est intéressant de [la révolte] sous les trois formes encore 18. Romanesque : La Peste.
constater que la trilogie du Dramatique : L’Etat de siège et Les Justes. Idéologique : L’Homme
théologien Hans Urs von
Balthasar dans Herrlichkeit révolté. J’entrevoyais déjà une troisième couche, autour du thème de
(La Gloire et la croix) obéit l’amour. Ce sont les projets que j’ai en train 19.
homologiquement à la
même structure fonda-
mentale : l’esthétique, la L’humanisme athée de Camus se déploie selon une
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théo-dramatique, la théo-
logique. triple perspective : une manière de concevoir le monde sans
Dieu (l’absurde) ; une manière d’y vivre (la révolte) ; une
19. Cité par R. Quilliot
dans Essais, II, p. 1610. manière de s’y comporter (l’amour).

L’absurde
L’absurde, en tant qu’expérience du non-sens de la vie, sup-
pose l’athéisme et conditionne une réponse privée de tout
point d’appui transcendant — une révolte et un amour athées.
L’homme trouve son fondement ultime en lui-même et en lui
seul. L’absurde est, pour Camus, un commencement obligé,
une donnée à partir de laquelle on peut et doit construire ;
mais on ne peut rien fonder sur sa seule découverte. L’absurde
n’énonce aucune règle d’action, il joue plutôt le rôle de prolé-
gomènes à tout humanisme futur ; il inaugure l’expérience
radicale du dérobement sans fin de tout fondement transcen-
dant à l’homme dans un monde qui lui reste étranger. Il consti-
tue par là l’horizon ultime et indépassable de la condition
humaine, sur le fond duquel elle déroule ses étapes et devant
lequel elle doit se maintenir lucidement, sans échappatoire.
Cela même représente la condition d’une existence
assumée de manière authentique. Congédiant tout espoir et
récusant toute attitude d’évasion, l’être humain se doit de faire
face à l’absurde. Car c’est dans cette confrontation décidée
et incessante avec l’absurde que l’homme se découvre révolté,
et c’est dans la prise de conscience de l’absurde (qui s’accom-
pagne de révolte contre celui-ci) que l’homme advient à lui-
même et affirme sa dignité. Postulant un humanisme athée, de
style prométhéen, Camus veut rendre l’homme à soi-même
en le délivrant de la consolation liée à l’espérance illusoire
d’une autre vie qui l’empêche de reconnaître et d’assumer
l’absurde comme tel.
Le sentiment de l’absurde — dont la fonction est ana-
logue à celle du doute méthodique de Descartes — oriente
donc Camus vers la découverte d’une valeur, la révolte. Critère
de jugement qui évalue l’homme à sa juste mesure, cette valeur
ne se situe ni en une éternité religieuse, ni dans son substitut
laïc, l’histoire, mais, très cartésiennement, dans ce « provi-
soire » qui couvre toute la vie de l’homme et, de ce fait, repré-
sente pour lui le « définitif 20 ». 20. Cf. A.-M. Amiot et
J.-F. Mattéi, dans Albert
Vis-à-vis de cet absurde, Camus, refusant l’évasion de la Camus et la philosophie,
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croyance, choisit le déchirement moral et l’acceptation d’une PUF, 1997, p. 10-11.

vie qui sera d’autant mieux vécue qu’on lui aura dénié tout
sens. L’homme ne peut et ne doit vivre dans ce monde qu’à la
condition de renoncer à un autre monde. Il retrouve ainsi dans
le jeu ondoyant des « apparences nietzschéennes l’insondable
profondeur du présent 21 ». 21. Ibid., p. 11.

La révolte, l’amour
La révolte qui, dans Le Mythe de Sisyphe, n’est considérée
encore que sous son aspect existentiel et individuel, prend une
dimension collective, sociale et politique pour devenir une
valeur positive commune dans L’Homme révolté. Le projet de
Camus n’est pas de fonder seulement un humanisme de type
existentiel sur une compréhension individuelle de la révolte,
mais bien, plus largement, un humanisme social et politique à
partir d’une compréhension historique de cette dernière.
Ce passage de la révolte solitaire contre l’absurde à la
révolte solidaire contre le mal dans l’histoire s’effectue par la
mise en évidence d’un nouveau cogito : « Je me révolte, donc
nous sommes », qui, en tant que principe fondateur de la
« nature humaine », justifie la solidarité et qui, en tant que
principe régulateur de la révolte, empêche celle-ci de se perdre
dans le nihilisme, cette haine de l’homme et de la vie au nom
de l’absurde, ou bien dans le ressentiment, la même haine
déguisée sous les apparences d’une révolte généreuse « qui,
préférant un homme abstrait à l’homme de chair [...], met jus-
22. L’Homme révolté, II, tement le ressentiment à la place de l’amour 22 ».
p. 707.
La révolte, pour perdurer comme valeur et éviter le
double écueil du nihilisme et du ressentiment, doit trouver
son point d’appui originaire en deçà d’elle-même et de
l’absurde. Elle le trouve précisément dans l’amour : dans cet
acquiescement originaire et ultime à la vie, à « l’homme de
chair », à la terre, au monde « qui reste notre premier et notre
23. Ibid., II, p. 708. dernier amour 23 ». Chez Camus, la révolte est donc originaire-
ment et ultimement liée à l’amour ; elle « ne peut se passer
24. Ibid., II, p. 707. d’un étrange amour 24 ». Ce n’est pas parce que l’existence est
absurde que l’homme révolté doit succomber à la tentation de
tout nier. Il faut inconditionnellement préserver la valeur de la
vie et de l’humain dans sa triple dimension : à la fois existen-
tielle et individuelle, historique et communautaire, mais aussi
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cosmique, en niant ce qui opprime l’homme (l’absurde, le
mal). Camus a une perception physique et métaphysique de la
dignité humaine. L’humanisme n’est donc pas au point de
départ de sa philosophie, mais il est une conquête difficile sur
l’absurde, le mal et le nihilisme.
L’homme peut-il survivre à la mort de Dieu ? L’homme
n’est-il pas mort avec Dieu ? Telles sont les questions posées
par Camus. Depuis les maîtres du soupçon (Nietzsche, Marx,
Freud), l’humanisme et ses valeurs d’universalité montrent
à nu leurs soubassements. Morale des faibles, morale de la
classe dominante, morale du surmoi — peut-on, sur d’autres
25. F. Noudelmann, dans bases que celles-ci, « penser une légitimité de l’humain et
Albert Camus et la philoso-
phie, op. cit., p. 149. de l’inconditionné 25 ? »

Un humanisme inédit
Identifier l’inhumain (l’absurde, le nihilisme, le ressentiment,
le mal), fonder l’humain (la révolte, l’amour), proposer un
humanisme inédit, telle aura bien été la tentative philo-
sophique et littéraire d’Albert Camus. Fonder un humanisme
individuel, collectif et cosmique contre tout ce qui nie l’homme
et tend à l’écraser, voilà le fil conducteur de toute son œuvre.
La lucidité tragique n’interdit pas l’exigence d’humanité.
Les fondements de l’humanisme athée de Camus sont
donc la révolte-et-l’amour. Ou encore, avec André Comte-
Sponville 26, l’absurde-la révolte-l’amour : 1) le non du monde 26. Cf. André Comte-
Sponville, dans Albert
à l’homme (l’absurde) ; 2) le non de l’homme au monde (la Camus et la philosophie, op.
révolte) ; 3) le oui originaire et ultime à la vie, aux êtres, à la cit., p. 171.

terre, qui assume les deux non en un consentement sous-


jacent (l’amour) 27. 27. Comme chez
Nietzsche, le non de l’ab-
Camus n’a pas caché sa défiance à l’égard de tout surde et de la révolte n’in-
humanisme dogmatique qui, méconnaissant l’absurdité de la firme pas, pour Camus, le
oui originaire à la vie.
condition humaine, manifeste une confiance éperdue en « Formule de mon bon-
heur : un oui, un non, une
l’humanité et qui, sous couvert de n’accorder de valeur qu’à ligne droite, un but [...] »
celle-ci, se réfugie dans une forme illusoire de transcendance. (F. Nietzsche, Le Crépuscu-
le des idoles, GF/Flamma-
L’insuffisance de cet humanisme étroit lui a été montrée par rion, 1985, p. 79).
Jean Grenier qui, dans la lignée de Montaigne, lui a apporté
non des certitudes, mais un doute « qui n’en finira pas et qui
[l]’a empêché [...] d’être un humaniste au sens où on l’entend
aujourd’hui, [...] un homme aveuglé par de courtes certi-
tudes 28 ». « Pessimiste quant à la destinée humaine — affirmait 28. Essais, II, p. 1159.
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Camus —, je suis optimiste quant à l’homme. Et non pas au
nom d’un humanisme qui m’a toujours paru court, mais au
nom d’une ignorance qui essaie de ne rien nier 29. » 29. Ibid., II, p. 374.

V
Alors prend tout son poids cette déclaration faite par
Camus en 1957, au lendemain de la remise du prix Nobel :
En descendant du train, un journaliste m’a demandé si j’allais
me convertir. J’ai répondu : Non. Rien que ce mot : non... J’ai conscience
du sacré, du mystère qu’il y a en l’homme, et je ne vois pas pourquoi je
n’avouerais pas l’émotion que je ressens devant le Christ et son ensei-
gnement. Je crains malheureusement que, dans certains milieux, en
Europe particulièrement, l’aveu d’une ignorance ou l’aveu d’une limite
à la connaissance de l’homme, le respect du sacré, n’apparaissent 30. Cité par R. Quilliot,
comme des faiblesses. Si ce sont des faiblesses, je les assume avec force 30... dans Essais, II, p. 1615.

ARNAUD CORBIC, o.f.m.

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