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L’écriture et la vie :
N. Scott Momaday et le texte
stéréoscopique
Rédouane ABOUDDAHAB
Université Lumière-Lyon 2
She was not listening at the level of language but beneath it, in the deep recesses of
the imagination.
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And here was a holiness more intrinsic than any he could ever have imagined—a
slow, druidic procession of seasons in the narrow streets.
(Momaday, House Made of Dawn, 68)
Often the words are returned upon themselves in a notable and meaningful way.
They transcend their merely symbolic value and become one with the idea they
express. They are not then intermediate but primary, they are at once the names of
things and the things named.
(Momaday, The Man Made of Words, 18)
RÉDOUANE ABOUDDAHAB
(la main qui étrangle et poignarde) ou, dans la jubilation lyrique, le symbolise
(la main qui écrit et peint). Ainsi, cette écriture convoque pleinement l’énergie
de l’inconscient, dont deux pulsions fortement liées, la pulsion scopique et «la
pulsion de maîtriser » (Freud 89)2. Si l’un des sens élémentaires du terme
« plastique » désigne ce « qui a le pouvoir de donner la forme », l’écriture de
Momaday est foncièrement plastique, sa visée primordiale étant, croyons-nous,
de structurer la toute-puissance scopique de l’enfant merveilleux, l’enfant-
animal que l’on cherche à historiser. Dans le même temps, c’est ce regard-là
qui, en grande partie, motive le récit, lequel reste l’effet jubilatoire d’un voir et
d’un entendre, deux dynamiques géminées avec un croire inépuisable. Il
convient de souligner d’emblée le lien essentiel et complexe entre l’outillage
formel de l’œuvre et la nécessité qui préside à sa production. Ce qui retiendra
l’attention, c’est le processus par lequel prend forme dans le récit le désordre
dont l’enfant tout-puissant est la source, et l’élaboration de ce désordre par le
truchement d’une narration singulièrement visuelle. Très tôt dans House Made
of Dawn, une phrase exemplaire frappe l’entendement du lecteur attentif, en ce
qu’elle entre-tisse dans le même phénomène visuel le double mouvement de
l’éloignement et du rapprochement, signe du travail productif du désordre dans
le texte: «The pale margin of the night receded toward him like a rising drift,
and he waited for it3» (25).
Par écriture plastique nous désignons le travail de transformation du
processus primaire désordonné en un réseau formel ordonné, les effets de
surface et les traces du travail consécutifs à une productivité visuelle qui,
certes, obéit aux règles de la syntaxe et du récit, mais principalement à ce
qu’il convient d’appeler une jouissance scopique. À ne pas prendre en
considération la créativité que met en mouvement le rapport entre le
processus primaire et le processus secondaire chez Momaday, l’on ne verra
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informe l’œuvre, et, par conséquent, le rôle majeur que le regard joue dans
le récit, tissant des liens originaux entre description et narration. C’est se
pencher en somme sur les mécanismes de production de l’image verbale et
du récit. Et, si regarder équivaut certes ici à agir, ajoutons qu’il est question
également d’agir avec la lumière, avec les forces libres du hasard qui entrent
puissamment en jeu. Le monde extérieur, c’est-à-dire la nature mais aussi la
place publique, manifestent dans le récit la vision éthique de l’artiste. Lire
ces deux réalités et leur lien intrinsèque, c’est interroger la relation entre
l’art, le beau et le sacré, en somme la relation entre l’art et la vie.
L’événement descriptif
La production romanesque chez Momaday s’appuie sur un singulier
processus de visualisation. Le lyrisme du moi créateur empreint le discours du
narrateur de manière générale, mais il est surtout assumé par le personnage,
dont la situation subjective (l’Etre ouvert) permet la perception de la puissance
imagée du vrai. Dans House, Ben Benally, dit « The Night Chanter », l’ami
navajo du protagoniste Abel, prend presque intégralement en charge la
narration de la troisième partie du roman. Ici, le moi donne libre cours à son
lyrisme, s’émeut devant la mélodie manifeste du monde, symphonie visuelle
qu’il se plaît à nous donner sans toutefois exagérer la fonction émotive du
langage. Dire, c’est faire entendre la conscience émue de la vie. Les sens sont
libérés ; la connaissance est harmonieusement et simplement associée à l’ouïe
et à la vue, toutes deux unies dans la même syntaxe déclarative du beau :
I guess we knew without looking that it was great and beautiful, that everything
was there, and beyond there was nothing but the black water and the sky. But we
didn’t want to turn around. We could hear the singing and see the stars.
(189)
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La poétique émue de Momaday participe simultanément de la © Belin | Téléchargé le 27/02/2024 sur www.cairn.info (IP: 90.92.129.133)
fascination (le regard emprisonné) et de l’émerveillement (le regard libéré).
Comme dans l’Ulysse de Joyce, il est souvent question de fermer les yeux
pour voir. Par le truchement de Grey, la jeune Indienne de The Ancient
Child, ou de la grand-mère, la conteuse de House Made of Dawn, Momaday,
à l’instar de Woolf, relie l’art à la puissance épiphanique du vrai, lien
privilégié, presque exclusif entre vérité et vision4. Comme dirait Cézanne,
ici « la nature est à l’intérieur » (Merleau-Ponty 22). En effet, le réel et
l’imaginaire ne sont pas dissociés ; au contraire, ils relèvent d’une
interpénétration et d’un emboîtement constants. Le réel, le devenir lui-même
est dans The Ancient Child d’abord vu, conçu dans l’imaginaire, rêvé (173-
174). Du coup, le regard est double ; extérieur, il est porté, grâce à la
capacité d’émerveillement, vers le monde physique sensible où le beau ne
cesse de paraître ; intérieur ou entoptique (l’expression « the mind’s eye »
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revient souvent dans les deux romans), il recrée le réel qu’il s’est approprié.
L’imaginaire devient réel dans l’acte imaginatif par quoi l’idée ou l’image
mentale paraît tout aussi essentielle, sinon plus essentielle et plus vraie que
le réel en tant que tel. Tosamah le sait bien qui dit de sa grand-mère : « I
wanted to see in reality what she had seen more perfectly in the mind’s
eye. » (129). Cette dialectique du visible et de l’invisible marque le récit du
sceau du paradoxe. L’empiétement de l’imaginaire sur le réel et le flottement
qui en découle sont dépassés par le jaillissement d’une totalité visuelle
dynamique. L’exemple suivant illustre bien le propos :
[Grey] sighed and wiggled the toes of her bare brown feet and marveled at the
bright, ephemeral horseman in the sky, moving into a massive, rolling
thunderhead, wonderfully backlighted. The pale centaur moved evenly through a
crystal canyon shimmering above the world’s rim. And just before it dissolved into
the swirls and facets and fissures of light and shadow, a long streak of the sun
struck to the clean, curved wingspan of an eagle that soared in the blue aura of the
handsome, black-hatted head. (Ancient 12)
Du réel sensible, l’on passe immédiatement à la dimension imaginaire
présentée sous forme de motifs concrets et intenses. Une simple transition
sylleptique, assumée par l’expression « marveled at », qui dit en soi la fertile
ambiguïté du regard, cheville le réel et l’imaginaire. Le troisième temps de
ce mouvement est constitué par l’inflation visuelle fusionnelle de ce réel
imaginaire, puis l’émergence de la forme « auratique ». Ainsi, le récit tisse
harmonieusement l’objectif et le subjectif, en unissant la forme visuelle
objective telle quelle, avec la forme visuelle telle qu’elle paraît au sujet. Ce
faisant, la forme objective devient image.
La situation subjective du personnage et ses capacités visuelles sont
déterminantes. Set, le peintre de The Ancient Child ou Abel, l’Indien aliéné de
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Poised on the skyline it seemed an abstraction, the symbol of pure energy, massive,
black, and singular. It was an image tinged with orange light. And when it wheeled
and ran, it was an explosive and anomalous cohesion and disintegration of form
and motion and color at once. (Ancient 35)
Voir, c’est d’abord être situé dans l’espace, c’est regarder le monde
selon une perspective déterminante. Les relations changent en fonction du
déplacement du point de vue et de la perspective. Les distorsions optiques,
dues à la distance entre le personnage et l’objet regardé, introduisent dans la
nature la dimension de l’illusion (« a kind of illusion that comprehends
reality » [House 17]). Grâce au jeu optique, l’infini paraît dans l’espace (« at
the slightest elevation you can see to the end of the world » [House 127]) et
dans le temps (« this you think is where Creation was begun » [House 128]).
La disposition simultanée d’objets dans l’espace et leur agencement
descriptif, appuyés sur le point de vue du personnage, produisent le sens
symbolique, pas l’inverse. Ainsi Tosamah lors d’un pèlerinage dans le désert :
A cricket had perched upon the handrail, only a few inches away from me. My line
of vision was such that the creature filled the moon like a fossil. It had gone there, I
thought, to live and die, for there of all places was its small definition made whole
and eternal.
(House 135-136)
Inversement, le détail, par simple jeu optique, peut lui-même capter la
totalité et transformer le phénomène en événement : « [The stallion’s] head
was raised high; its eyes, like coals, in each of which the low orange arc of
the sun shone like the spark within a crystal. » (Ancient 35).
L’essentiel réside dans le réseau de relations visuelles. La profondeur
du sens reste un phénomène de surface, un jeu de distance, de perspective.
La puissance du regard (différencié/indifférencié) permet au narrateur et à
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And slowly, slowly the flame hardened and grew bright. It receded to a point at the
depth of vision; there was a pale aura all about it, and in this there began to
radiate splinters of light […]. At last there was nothing in the world but a single
point of light, brilliant, radiant to infinity; and from it there arose in the radiance
wave upon wave of purest color, rose and red and scarlet and carmine and wine.
And to these was added a sudden burst of yellow: butter and rust and gold and
saffron. And final fire—the one essence of all fires from the beginning of time, there
in the most beautiful bead of light.
(House 112)
L’étendue spatiale et temporelle est infinie, et il en va de même de la
palette qualitative. Le fragment (« a splinter of light » [Ancient 21]), les
divers degrés de luminosité tracent les lignes de force énergétiques du récit
qui, dans sa célébration des forces de la création, nous fait passer de la
lumière la plus « pâle », la plus « uniforme » (House 20) à la plus exubérante,
la plus variée et, par là, la plus évanescente ; émergence du vrai dans le beau
lumineux, puisque, comme chez Spinoza, le monde est perçu sous l’angle de
l’éternité :
At the saddle there was nothing. There was only the clear pool of eternity. They
held their eyes upon it, waiting, and, too slow and various to see, the void began to
deepen and to change: pumice, and pearl, and mother-of-pearl, and the pale and
brilliant blush of orange and of rose. And then the deep hanging rim ran with fire
and the sudden cold flare of the dawn struck upon the arc, and the runners sprang
away.
(House 211)
La palette de l’écrivain est bien fournie ; on y perçoit non seulement un
foisonnement de couleurs mais un intérêt marqué pour leur essence. Le
lyrisme (poétique) de Momaday est informé par la jouissance du peintre
(« some wild exuberance of the spirit » [Ancient 38]), jouissance de la
couleur et de la lumière. Cette jouissance-là qui, singulièrement, unit les
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faisant passer pour un taureau. Si le Bien se moque du Mal, puis finit par
triompher, remarquons que le Mal n’est pas chassé de la cité à la fin de la
représentation, mais seulement pourchassé. En effet, la pantomime se termine par
la course-poursuite du Mal et non par son expulsion hors des murs de la cité. Le
sens symbolique n’est pas fixation diachronique, mais perpétuation synchronique
d’un processus de va-et-vient entre des ordres différents mais jamais radicalement
opposés. Comme chez Morrison, le mal n’est pas nié mais affirmé dans sa valeur
éthique avec grâce et beauté. Les « evil runners », perçus par Abel un matin,
mènent une action symboliquement efficace. Comme l’art de Momaday lui-
même, la valeur véritable est dans l’action en soi, non dans son résultat:
Because of them, perspective, proportion, design in the universe. Meaning because
of them. They ran with great dignity and calm, not in the hope of anything, but
hopelessly; neither in fear nor hatred nor despair of evil, but simply in recognition
and with respect. Evil was.
(House 104)
Conclusion
La culture, telle qu’elle se manifeste sur la place publique, est
intimement liée à la vie ; le symbolique et le réel, la grammaire de la fête et la
chute réitérée de la matière sont pris dans un rapport holistique et non point
duel. Donner au mot cette vitalité plastique (sculpturale, picturale, rythmée),
c’est inscrire l’art du côté d’une force d’affirmation qui n’entre pas en
compétition mimétique avec la nature, mais s’y accorde pour en révéler,
artistiquement, la « force, le mystère et le sens » (Ancient 174), ainsi que la
beauté, notion que le XXe siècle a récusée ou du moins mise en perspective.
C’est pourquoi Momaday, écrivain, ne peut adhérer au précepte de
« l’art pour l’art » cher à Gautier, ni à ses prolongements modernistes
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OUVRAGES CITÉS
1. House Made of Dawn et The Ancient Child, romans respectivement publiés en 1968 et
en 1989. N. Scott Momaday, né en 1934, a publié de nombreux essais sur la culture amérindienne,
dont certains ont été regroupés dans The Man Made of Words. Il est également poète et peintre.
2. Pour Freud, cette pulsion désigne « l’action d’emprise » (90), laquelle marque les
phases infantiles initiales. La « pulsion de maîtriser » serait à l’origine de la tendance à la
cruauté (89).
3. A moins d’une autre indication, c’est toujours moi qui souligne.
4. On se souvient de la quête entreprise par Lily Briscoe dans To the Lighthouse, quête
qui aboutit à la fin du récit à une vision majeure. Notons, en outre, que le véritable don artis-
tique chez Woolf comme chez Momaday est la simultanéité de la perception : « The gifted, the
inspired who, miraculously, lump all the letters together in one flash—the way of genius. » (To
the Lighthouse 40). Le syncrétisme visuel est certes impossible à rendre par le déroulement
horizontal et temporel de la phrase et du récit, mais ces deux écrivains cherchent à le suggérer
le plus possible. En effet, Momaday, dans sa fiction, nous décrit le processus par lequel les sens
sont happés par le visible. La description, bien que successive par nécessité, crée l’illusion de
NOTES
la simultanéité. Ainsi Angela est saisie par l’apparition soudaine du cheval et de son cavalier,
unis sur le plan syntaxique par le même adjectif et sur le plan visuel par le même mouvement :
« With the rush of the first horse and rider all her senses were struck at once. The sun, low and
growing orange, burned on her face and arms. She closed her eyes, but it was there still, the
brilliant disorder of motion » (House 43). La perception visuelle syncrétique saisit la scène d’un
seul coup d’œil, et cela donne au corps la sensation d’une suspension momentanée de sa dis-
continuité, manifestation d’un sentiment de continuité absolue, celui-là même qu’Angela a cru
voir sur le visage des danseurs indiens : « That was to be free and finished, complete, spiritual.
To see nothing slowly and by degrees, at last […] » (House 37).
5. L’aboutissement du récit dans House Made of Dawn n’est autre que la libération du
regard de Abel. Le regard, de plus en plus libre, semble lui-même composer l’espace : ascen-
dant il passe du canyon aux montagnes, au ciel ; plongeant avec la pluie, il atteint la rivière avant
de s’ancrer dans la terre, l’ensemble de la scène étant rigoureusement cadré par le canyon et les
montagnes d’un côté, les collines de l’autre, et au centre, une ligne de fuite (House 212).
6. La synesthésie est liée à la configuration subjective du personnage mais aussi à son état
émotionnel, en ce passage particulier où Abel, enrôlé pour faire la guerre des autres, est assailli
par les forces aliénantes et destructrices. Notons, cependant, que le narrateur présente cette situa-
tion a priori référentielle de manière non pas réaliste mais phénoménologique, en mettant l’accent
sur l’événement tel qu’il paraît à Abel et non pas tel qu’il est objectivement. Le même désordre
synesthésique (mais non moins créatif) paraît en d’autres situations et chez d’autres personnages
très différents de Abel. Angela, par exemple, happée par la vitalité de la nature, écoute la pluie et
l’orage avec une intensité telle que la perception auditive est rendue en termes visuels. Chez
Momaday, l’oreille voit ; parfois c’est à travers elle que s’énonce, pour ainsi dire, le point de vue :
« She heard the touch of rain upon the cones and evergreen spines, heard even the laden boughs
bending and the panes of water that rose and ran upon the black slopes. » (House 71)
7. L’intensité reste visuelle jusqu’au bout. Bien qu’il s’agisse un moment d’un serpent
aux possibilités symbolistes nombreuses, aucun signifié idéologique n’épingle le sens. Celui-ci
est maintenu au niveau de l’agencement visuel. Le crotale, lumineux dans les serres de l’aigle,
brille dans sa chute même : « It fell slowly, writhing and rolling, floating out like a bit of silver
thread against the wide backdrop of the land » (House 17).
8. Max Ernst note à ce propos : « De même que le rôle du poète depuis la célèbre lettre
du voyant consiste à écrire sous la dictée de ce qui se pense, ce qui s’articule en lui, le rôle du
peintre est de cerner et de projeter ce qui se voit en lui. » (cité dans Charbonnier 34)
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11. L’œuvre de Momaday convoque la réalité amérindienne dans ses dimensions cul-
turelle, sociale, historique et philosophique. Pour une lecture textuelle qui tient compte du sym-
bolisme amérindien chez l’écrivain, voir les travaux fort utiles de B. Rigal-Cellard.
12. En affirmant ceci, l’on renverse « le postulat de base de la méthode scientifique : à
savoir que la Nature est objective et non projective » (Monod 19).
13. Dans le sens où la nature est chez Hemingway une scène de dramatisation de l’his-
toire du sujet, arène, à vrai dire, où les pulsions les plus fondamentales, en quête de satisfaction,
ne cessent de prendre forme. Les objets qui animent l’espace chez Hemingway sont en quelque
sorte allégoriques.
14. Voir à ce propos R. Abouddahab, « House Made of Dawn : l’indicible ».
15. Cf. ce mot de Momaday : « A thing is realized by means of perception, and not
otherwise. Existence itself is illusory. » (untitled, Viva, 30 April 1972, 2)
16. Dans un long passage (House 91-94) où il sermonne Saint Jean qui a « surimposé son
idée de Dieu » après avoir vu « la Vérité éternelle », à savoir qu’« au commencement était le
Verbe », Tosamah livre sa propre version de l’origine du monde. Dans son discours, le son et le
verbe (ou le mot) semblent interchangeables, peut-être parce que dans son esprit, le Verbe origi-
naire n’a pas d’ancrage sémantique. Cette matérialité sonore initiale aurait créé un monde éternel.
N’ayant pas d’auteur qui en aurait fixé le sort dès l’instant originel, le monde évolue librement en
inventant sans discontinuer le réel. Ainsi, l’éternité est dans le monde, pas dans son au-delà.
17. L’artifice culturel et les manifestations physiques de la nature relèvent d’un emboîte-
ment. Momaday fait appel à la synesthésie et à la syllepse pour perméabiliser la ligne séparant
deux ordres de réalités a priori opposés. Les deux ordres naturel et culturel sont immédiatement
reliés et relèvent d’une même continuité ou, plutôt, révèlent la même continuité. Ainsi, par tour-
nure sylleptique, l’adjectif « delicious » cheville la matière et l’air, rompant la distinction entre
l’intérieur (propre à l’humain) et l’extérieur : « Better for their novelty were the low open fires of
the wagon camps, the sweet fat which dripped and sizzled on the embers, the burned, roasted mut-
ton, and the fried bread. And more delicious than these was the laden air that carried the smoke
and drew it out in long thin lines above the roofs, swelling in advance of the rain » (House 76).
18. Momaday place son univers imaginaire sous l’effet de l’harmonie visuelle, mais aussi
sous l’effet de l’harmonie verbale ; la concentration de phénomènes sonores multiples dans les
deux passages que l’on vient de citer en témoigne, de même que cette série progressive constituée
par la séquence poétique « pain », « rain » et « plain » résumant à elle seule la visée éthico-esthé-
tique du texte. A la souffrance de Francisco qui ouvre le passage, se substitue la pluie tant sou-
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