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L'écriture et la vie : N.

Scott Momaday et le texte


stéréoscopique
Rédouane Abouddahab
Dans Revue française d’études américaines 2006/1 (n o 107), pages 89 à 106
Éditions Belin
ISSN 0397-7870
ISBN 2701144221
DOI 10.3917/rfea.107.106
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sur «le texte stéréoscopique»


Point de vue …

L’écriture et la vie :
N. Scott Momaday et le texte
stéréoscopique
Rédouane ABOUDDAHAB
Université Lumière-Lyon 2

This study examines N. Scott Momaday’s work from a


mots-clés/key-words
formal angle. Without negating the typically native American
Lumière ; Sens ; Chaos ; ethnic background, it highlights the surface phenomena that
Harmonie ; Écriture shape the novels of Momaday: light, body, movement, sound,
plastique ; Sacré gaze…, and shows how the aesthetic vision is simultaneously
* an experience of life and its never-ending invention of the
Light; Senses; Chaos; real, the complex transformation of chaos into harmony. Here
Harmony; Plastic writing; the fiction of Momaday is considered as a compendium that
The Sacred celebrates the essential qualities of life. The reader is
presented with an intricate pattern where aesthetics is in tune
with an exacting sense of the spiritual, as Momaday’s poetics
is informed by the spiritual belief in the efficiency of art.

She was not listening at the level of language but beneath it, in the deep recesses of
the imagination.
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(Momaday, The Ancient Child, 34)

And here was a holiness more intrinsic than any he could ever have imagined—a
slow, druidic procession of seasons in the narrow streets.
(Momaday, House Made of Dawn, 68)

Often the words are returned upon themselves in a notable and meaningful way.
They transcend their merely symbolic value and become one with the idea they
express. They are not then intermediate but primary, they are at once the names of
things and the things named.
(Momaday, The Man Made of Words, 18)

Une écriture plastique


L’œuvre romanesque de N. Scott Momaday1 peut se lire comme l’histoire
d’un regard et de son éducation. Regard pulsionnel tout-puissant pris dans un
rapport de tension extrême avec la main qui, dans l’hallucination, le prolonge

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(la main qui étrangle et poignarde) ou, dans la jubilation lyrique, le symbolise
(la main qui écrit et peint). Ainsi, cette écriture convoque pleinement l’énergie
de l’inconscient, dont deux pulsions fortement liées, la pulsion scopique et «la
pulsion de maîtriser » (Freud 89)2. Si l’un des sens élémentaires du terme
« plastique » désigne ce « qui a le pouvoir de donner la forme », l’écriture de
Momaday est foncièrement plastique, sa visée primordiale étant, croyons-nous,
de structurer la toute-puissance scopique de l’enfant merveilleux, l’enfant-
animal que l’on cherche à historiser. Dans le même temps, c’est ce regard-là
qui, en grande partie, motive le récit, lequel reste l’effet jubilatoire d’un voir et
d’un entendre, deux dynamiques géminées avec un croire inépuisable. Il
convient de souligner d’emblée le lien essentiel et complexe entre l’outillage
formel de l’œuvre et la nécessité qui préside à sa production. Ce qui retiendra
l’attention, c’est le processus par lequel prend forme dans le récit le désordre
dont l’enfant tout-puissant est la source, et l’élaboration de ce désordre par le
truchement d’une narration singulièrement visuelle. Très tôt dans House Made
of Dawn, une phrase exemplaire frappe l’entendement du lecteur attentif, en ce
qu’elle entre-tisse dans le même phénomène visuel le double mouvement de
l’éloignement et du rapprochement, signe du travail productif du désordre dans
le texte: «The pale margin of the night receded toward him like a rising drift,
and he waited for it3» (25).
Par écriture plastique nous désignons le travail de transformation du
processus primaire désordonné en un réseau formel ordonné, les effets de
surface et les traces du travail consécutifs à une productivité visuelle qui,
certes, obéit aux règles de la syntaxe et du récit, mais principalement à ce
qu’il convient d’appeler une jouissance scopique. À ne pas prendre en
considération la créativité que met en mouvement le rapport entre le
processus primaire et le processus secondaire chez Momaday, l’on ne verra
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dans l’œuvre qu’un assemblage chaotique, ou alors superfétatoire, de
séquences désordonnées, ou encore l’illustration d’un symbolisme dont les
clefs seraient à l’extérieur de l’œuvre. Le récit sera lu ici comme un
ensemble de relations visuelles unies, notamment, par la circulation
dynamique et productive du regard dans le texte. Il nous revient de montrer
de quelle manière le regard produit du sens dans le texte. Le « portrait », le
« tableau », l’« hypotypose » ou le « Masque », ainsi que l’usage abondant
que Momaday fait d’expressions relevant des arts plastiques comme la
sculpture, la peinture ou le dessin, mais aussi cette rhétorique bien à lui
appuyée avec force sur la synesthésie, attestent d’un souci d’iconicité certain
chez l’écrivain. Or l’emploi dérivé du terme plastique ne s’autorise pas
uniquement de la rhétorique. Cet aspect, certes important, ne constituera pas
ici l’essentiel de l’analyse ; il viendra à l’appui de la lecture que l’on fera des
effervescences scéniques lors des festivités que Momaday aime à décrire. En
revanche, il sera question d’analyser la phénoménologie de la perception qui

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informe l’œuvre, et, par conséquent, le rôle majeur que le regard joue dans
le récit, tissant des liens originaux entre description et narration. C’est se
pencher en somme sur les mécanismes de production de l’image verbale et
du récit. Et, si regarder équivaut certes ici à agir, ajoutons qu’il est question
également d’agir avec la lumière, avec les forces libres du hasard qui entrent
puissamment en jeu. Le monde extérieur, c’est-à-dire la nature mais aussi la
place publique, manifestent dans le récit la vision éthique de l’artiste. Lire
ces deux réalités et leur lien intrinsèque, c’est interroger la relation entre
l’art, le beau et le sacré, en somme la relation entre l’art et la vie.

L’événement descriptif
La production romanesque chez Momaday s’appuie sur un singulier
processus de visualisation. Le lyrisme du moi créateur empreint le discours du
narrateur de manière générale, mais il est surtout assumé par le personnage,
dont la situation subjective (l’Etre ouvert) permet la perception de la puissance
imagée du vrai. Dans House, Ben Benally, dit « The Night Chanter », l’ami
navajo du protagoniste Abel, prend presque intégralement en charge la
narration de la troisième partie du roman. Ici, le moi donne libre cours à son
lyrisme, s’émeut devant la mélodie manifeste du monde, symphonie visuelle
qu’il se plaît à nous donner sans toutefois exagérer la fonction émotive du
langage. Dire, c’est faire entendre la conscience émue de la vie. Les sens sont
libérés ; la connaissance est harmonieusement et simplement associée à l’ouïe
et à la vue, toutes deux unies dans la même syntaxe déclarative du beau :
I guess we knew without looking that it was great and beautiful, that everything
was there, and beyond there was nothing but the black water and the sky. But we
didn’t want to turn around. We could hear the singing and see the stars.
(189)
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La poétique émue de Momaday participe simultanément de la © Belin | Téléchargé le 27/02/2024 sur www.cairn.info (IP: 90.92.129.133)
fascination (le regard emprisonné) et de l’émerveillement (le regard libéré).
Comme dans l’Ulysse de Joyce, il est souvent question de fermer les yeux
pour voir. Par le truchement de Grey, la jeune Indienne de The Ancient
Child, ou de la grand-mère, la conteuse de House Made of Dawn, Momaday,
à l’instar de Woolf, relie l’art à la puissance épiphanique du vrai, lien
privilégié, presque exclusif entre vérité et vision4. Comme dirait Cézanne,
ici « la nature est à l’intérieur » (Merleau-Ponty 22). En effet, le réel et
l’imaginaire ne sont pas dissociés ; au contraire, ils relèvent d’une
interpénétration et d’un emboîtement constants. Le réel, le devenir lui-même
est dans The Ancient Child d’abord vu, conçu dans l’imaginaire, rêvé (173-
174). Du coup, le regard est double ; extérieur, il est porté, grâce à la
capacité d’émerveillement, vers le monde physique sensible où le beau ne
cesse de paraître ; intérieur ou entoptique (l’expression « the mind’s eye »

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revient souvent dans les deux romans), il recrée le réel qu’il s’est approprié.
L’imaginaire devient réel dans l’acte imaginatif par quoi l’idée ou l’image
mentale paraît tout aussi essentielle, sinon plus essentielle et plus vraie que
le réel en tant que tel. Tosamah le sait bien qui dit de sa grand-mère : « I
wanted to see in reality what she had seen more perfectly in the mind’s
eye. » (129). Cette dialectique du visible et de l’invisible marque le récit du
sceau du paradoxe. L’empiétement de l’imaginaire sur le réel et le flottement
qui en découle sont dépassés par le jaillissement d’une totalité visuelle
dynamique. L’exemple suivant illustre bien le propos :
[Grey] sighed and wiggled the toes of her bare brown feet and marveled at the
bright, ephemeral horseman in the sky, moving into a massive, rolling
thunderhead, wonderfully backlighted. The pale centaur moved evenly through a
crystal canyon shimmering above the world’s rim. And just before it dissolved into
the swirls and facets and fissures of light and shadow, a long streak of the sun
struck to the clean, curved wingspan of an eagle that soared in the blue aura of the
handsome, black-hatted head. (Ancient 12)
Du réel sensible, l’on passe immédiatement à la dimension imaginaire
présentée sous forme de motifs concrets et intenses. Une simple transition
sylleptique, assumée par l’expression « marveled at », qui dit en soi la fertile
ambiguïté du regard, cheville le réel et l’imaginaire. Le troisième temps de
ce mouvement est constitué par l’inflation visuelle fusionnelle de ce réel
imaginaire, puis l’émergence de la forme « auratique ». Ainsi, le récit tisse
harmonieusement l’objectif et le subjectif, en unissant la forme visuelle
objective telle quelle, avec la forme visuelle telle qu’elle paraît au sujet. Ce
faisant, la forme objective devient image.
La situation subjective du personnage et ses capacités visuelles sont
déterminantes. Set, le peintre de The Ancient Child ou Abel, l’Indien aliéné de
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House Made of Dawn, sont deux figures complémentaires ; le premier est le
portrait de l’écrivain en artiste, le second reste cette toute-puissance infantile
fascinée, émerveillée, empêchée5. Abel, qui traduit en actes et non en mots les
facultés inconscientes de l’artiste (là où Tosamah, dans le même roman, dit ses
facultés intellectuelles et son érudition), subit d’abord une crise. Sa sensibilité
de surface est constamment attaquée par le flux indifférencié des fonctions
inconscientes. Cette situation rend ses sens extrêmement aiguisés. C’est
pourquoi il saisit le fragmentaire (« splinters of light », « bead of light » [House
24, 112]), comme le narrateur de « The Tell-Tale Heart » de Poe, également
placé dans une situation-limite, et subit le mouvement paradoxal de la vision
éparpillée (« he stared into the blackness that pressed upon and within him »
[House 120]). La perception est si aiguisée que le silence lui-même prend une
forme visuelle (« the wide wake of silence » [House 24]) ; il en est de même du
son qui, devenu motif, dé-borde : « The sound of the machine brimmed at the
ridge, held, and ran over6 […] » (House 120).

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Cette sensibilité extrême n’est pas pathologique dans la mesure même


où elle est convertie hic et nunc en créativité. Elle est, avec d’autres
sensibilités oculaires assumées par d’autres personnages, à la base de la
conception de la scène plastique. Que ce soit par le truchement de la
perception holistique de Francisco, ou celle syncrétique indifférenciée de
Abel (House) ou celle analytique différenciée de Set, ou encore celle
visionnaire et « kaléidoscopique » de Grey (Ancient 35), Momaday nous
donne d’abord la dynamique créative du regard, sa circulation dans l’espace,
laquelle circulation compose la scène.
Ce que le regard saisit du monde objectif et restitue simultanément au
lecteur, c’est sa forme telle que construite par les reflets, les ombres, la
lumière et leur incessant déplacement. On ne perçoit pas l’horizon mais la
ligne d’horizon (the « skyline »), et le mot « rim », particulièrement
affectionné dans House, de désigner non seulement le canyon (passim), la
vallée (15) mais les couleurs elles-mêmes (25). Le regard cherche à capter
l’essence du mouvement, sa géométrie : l’angle (« upward at an angle from
the rim »), le cercle (« a great pendulum arc »), la diagonale (« rising
diagonally » [House 17-18]). Et en suivant le mouvement de l’objet dans
l’espace, le regard compose les plans de la scène. Les profondeurs
(« riding low in the depths » [17]), sont liées aux hauteurs grâce à la
diagonale tracée par l’envol de l’aigle, lequel mouvement finit par creuser
une ligne de fuite qui, s’étirant dans l’espace, étire le temps (« until she
was small in the sky » [18])7.
La danse nuptiale des aigles, suivie par le regard émerveillé, joue
pratiquement le rôle du pinceau sur la toile. L’objet que l’on s’approprie par
le regard n’est pas séparé du mot qui le dit, sa valeur est son mouvement
même. Le mouvement est en effet indissociable de la forme, la pensée
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verbale indissociable de la pensée visuelle. Le mouvement participe de
l’action (récit) et de la rhétorique (discours). Le regard, qui suit le
mouvement et en capte l’essence, est ainsi le moteur essentiel dans le récit et
dans le discours du récit. A l’instar du peintre qui « pense en peinture »,
selon le mot de Cézanne, Momaday met en mouvement dans sa production
romanesque une dynamique productrice s’autorisant de cette pensée en
peinture intrinsèque à l’art plastique, allégeant ainsi le mot de ses lests
idéologiques8. C’est le geste visuel qui prévaut : « Sliding down in a blur of
motion », « widespread and spectral in the blue » (18).
Dans The Ancient Child, l’étalon, par le jeu de l’illusion optique, révèle
une complexité symbolique. L’intensité jubilatoire et, cependant, acérée du
regard de Grey décompose l’objet et en saisit l’essence ; l’objet perd,
l’instant du mouvement et du regard, ses qualités tridimensionnelles pour se
voir doté de la réalité artificielle d’une œuvre, celle-ci allant jusqu’à révéler
ses propres constituants formels :

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Poised on the skyline it seemed an abstraction, the symbol of pure energy, massive,
black, and singular. It was an image tinged with orange light. And when it wheeled
and ran, it was an explosive and anomalous cohesion and disintegration of form
and motion and color at once. (Ancient 35)
Voir, c’est d’abord être situé dans l’espace, c’est regarder le monde
selon une perspective déterminante. Les relations changent en fonction du
déplacement du point de vue et de la perspective. Les distorsions optiques,
dues à la distance entre le personnage et l’objet regardé, introduisent dans la
nature la dimension de l’illusion (« a kind of illusion that comprehends
reality » [House 17]). Grâce au jeu optique, l’infini paraît dans l’espace (« at
the slightest elevation you can see to the end of the world » [House 127]) et
dans le temps (« this you think is where Creation was begun » [House 128]).
La disposition simultanée d’objets dans l’espace et leur agencement
descriptif, appuyés sur le point de vue du personnage, produisent le sens
symbolique, pas l’inverse. Ainsi Tosamah lors d’un pèlerinage dans le désert :
A cricket had perched upon the handrail, only a few inches away from me. My line
of vision was such that the creature filled the moon like a fossil. It had gone there, I
thought, to live and die, for there of all places was its small definition made whole
and eternal.
(House 135-136)
Inversement, le détail, par simple jeu optique, peut lui-même capter la
totalité et transformer le phénomène en événement : « [The stallion’s] head
was raised high; its eyes, like coals, in each of which the low orange arc of
the sun shone like the spark within a crystal. » (Ancient 35).
L’essentiel réside dans le réseau de relations visuelles. La profondeur
du sens reste un phénomène de surface, un jeu de distance, de perspective.
La puissance du regard (différencié/indifférencié) permet au narrateur et à
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ses divers truchements de composer, ici et maintenant, les scènes et de
produire le récit, comme s’il voulait nous laisser percevoir l’organisation de
surface de l’œuvre, ses traits constitutifs.
La forme visuelle, les éléments de surface sont le relais de la pensée
éthique. Les valeurs spirituelle, morale, émotive sont indissociables de la
circulation esthétique de surface, l’essentiel étant le regard, le visible et la
jouissance du peintre qui en commande la production. Pour permettre à cette
phénoménologie de la perception de s’énoncer pleinement, Momaday s’évertue
à donner à son récit, sans y parvenir toujours, une orientation presque « a-
psychologique» (Todorov), et ce, notamment, en conférant à la description un
rôle majeur. Les actions ne sont pas soumises à la psychologie et, par là, à la
profondeur ; elles relèvent d’un agencement de surface, et constituent avec
d’autres actions des séquences visuelles elles-mêmes participant de la vision
éparpillée de l’inconscient. L’expression, définie d’un point de vue canonique
comme « manifestation extérieure de la pensée ou des états psychiques » (N.

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Sillamy 105-106), ne révèle pas le trait de caractère. La vie mentale des


personnages, pourtant intense, est plutôt de l’ordre d’une présentation de
surface. L’angoisse chez Abel ou le désir chez Grey sont traduits par des figures
visuelles hallucinées dignes de l’analyse freudienne des rêves. L’émotion
mnésique relève foncièrement de l’image. Du passé, la grand-mère garde «les
couleurs, les formes et les textures» (Ancient 33). Les souvenirs de Francisco,
le grand-père de House Made of Dawn, traduisent des actions spécifiques9.
L’écriture s’appuie ainsi sur une conception visuelle du récit, où description et
narration sont indissociables et constituent le même processus producteur.
Chez Momaday, on se contente souvent de simples agencements par
juxtapositions visuelles ; celles-ci constituent ce que l’on peut nommer des
diptyques narratifs et mettent en mouvement le sens indépendamment de
tout commentaire en sus. Dans House Made of Dawn, à titre d’exemple, la
scène où Abel se fait battre par un albinos lors de la commémoration
ritualisée d’une légende ancienne (44) dissémine toute élaboration
psychologique du sens ; elle préserve la pureté de l’image de la gangue du
discours. La scène forme le premier volet d’un diptyque. En effet, plus tard
dans le récit, quoique dans un contexte radicalement différent, le policier
Martinez bat violemment Abel. Cette action n’est pas suffisamment motivée
pour mettre en évidence la situation sociale ou historique des personnages.
En revanche, le sens paraît dans le retour de détails visuels précis, dans le
repérage d’analogies verbales, et, bien entendu, dans la répétition de l’action
(battre) et dans l’éclairage visuel qui circonscrit l’intensité du drame par la
focalisation de l’attention sur la main de Abel (174-175)10. La juxtaposition
visuelle permet de saisir à quel point non seulement la scène mais la
configuration thématique de l’œuvre, s’appuient sur une poétique de la
cruauté mettant en jeu la dialectique du crime et du châtiment.
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Afin de réduire davantage l’écart entre le narratif et le descriptif,
Momaday narrativise le pouvoir incantatoire du mot, à savoir sa valeur
performative, laquelle tâche d’évacuer l’arbitraire du signe en l’accordant avec
le réel. Cet accord à visée symbolique, entre le mot et le monde, Momaday
cherche aussi à le réaliser grâce à la multiplication des effets visuels de la
simultanéité et de la lenteur. Du coup, «un synchronisme étrange» (Ancient 29)
marque le récit. Dans The Ancient Child les buffles paraissent à la grand-mère
simultanément « sauvages et familiers », sous une pluie évoquant davantage
l’artifice de l’artiste que la rigide fonctionnalité présupposée de la nature :
«They seemed to her very noble and meticulous and, indeed, sacred, as they
moved in slowest motion through a mist of colored rain.» (Ancient 32).
La description joue un rôle prépondérant dans la mesure où elle fait
partie de l’action. Elle ne se contente pas d’un statut symbolique ni
rhétorique subalterne ; elle raconte. Bien plus, l’image s’impose comme
événement descriptif. Il en est ainsi de la présentation des coureurs dont le

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corps va jusqu’à prendre la forme (niveau descriptif) du déplacement


physique (niveau temporel narratif), pour paraître, dans le déroulement de
l’action, fixés dans l’espace, mobiles dans le temps : « Road runners take on
the shape of motion itself, urgent and angular, or else they are like the
gnarled, uncovered roots of ancient, stunted trees, some ordinary ruse of the
land itself, immovable and forever there » (House 55).
La portée pleine de l’œuvre romanesque de Momaday est à saisir, par-
delà son syncrétisme culturel (comme on le dit souvent en faisant dialoguer
l’œuvre avec le code ethnique), dans le syncrétisme visuel11. La forme, le
mouvement, la dynamique des surfaces, l’emboîtement des figures
manifestent un paradoxe formel majeur qui ne relève pas non plus d’un jeu
rhétorique ornemental ; sa pertinence est structurale. Ici, il s’agit d’un désordre
ordonné et productif : « [a] perfect commotion full of symmetry and sound »
(House 43) ou « a redeeming disorder » (Ancient). On ne cesse d’assister dans
le récit à une désorganisation, jeu constant et tension productrice entre les
afflux énergétiques primaires et leur secondarisation poético-visuelle.
Le tour de force de Momaday consiste, cependant, à faire de la nature
elle-même le lieu géométrique de tel processus. Si ce jeu de désordre et
d’harmonie marque la nature elle-même, notons que cette animation
esthétique de la nature n’est pas uniquement dans le regard du personnage ;
elle est intrinsèque. En ce sens, la nature devient la manifestation
spectaculaire d’une contingence, d’une temporalité et, par là, d’une histoire.

Une nature projective


Il est possible de dire que chez Momaday la nature n’est pas objective
mais projective12. Elle n’est pas comme chez Hemingway de l’ordre du
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prétexte13. Elle ne se contente pas non plus d’être fonctionnelle ni d’être une
scène de dramatisation narcissico-romantique. Chez Momaday la nature est
plutôt historique, temporelle, contingente ; elle n’obéit pas au principe de
l’harmonie universelle, mais à la loi perpétuelle de l’ordre et du désordre, ce
qui en fait une réalité spectaculaire et fait de l’écriture qui cherche à la saisir
une stéréophonie multicolore, la célébration stéréoscopique de cette vitalité par
quoi le langage jouit de lui-même et de ses capacités évocatrices et créatrices.
La nature animée, c’est d’abord une question de lumière, et Momaday
reste principalement un écrivain de la lumière. Toutes les variétés de celle-ci
sont célébrées (« light of every color and intensity » [Ancient 135]).
Momaday fait paraître un en-plus, presque une générosité dans le cycle
naturel, celui-ci n’étant point enfermé dans une rigide fonctionnalité, mais
libre, souverain, riche. Lors du rituel du Peyote qui aboutit à une vision
hallucinatoire, le fragment de lumière libère une énergie cosmique qui dit la
puissance et la beauté :

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And slowly, slowly the flame hardened and grew bright. It receded to a point at the
depth of vision; there was a pale aura all about it, and in this there began to
radiate splinters of light […]. At last there was nothing in the world but a single
point of light, brilliant, radiant to infinity; and from it there arose in the radiance
wave upon wave of purest color, rose and red and scarlet and carmine and wine.
And to these was added a sudden burst of yellow: butter and rust and gold and
saffron. And final fire—the one essence of all fires from the beginning of time, there
in the most beautiful bead of light.
(House 112)
L’étendue spatiale et temporelle est infinie, et il en va de même de la
palette qualitative. Le fragment (« a splinter of light » [Ancient 21]), les
divers degrés de luminosité tracent les lignes de force énergétiques du récit
qui, dans sa célébration des forces de la création, nous fait passer de la
lumière la plus « pâle », la plus « uniforme » (House 20) à la plus exubérante,
la plus variée et, par là, la plus évanescente ; émergence du vrai dans le beau
lumineux, puisque, comme chez Spinoza, le monde est perçu sous l’angle de
l’éternité :
At the saddle there was nothing. There was only the clear pool of eternity. They
held their eyes upon it, waiting, and, too slow and various to see, the void began to
deepen and to change: pumice, and pearl, and mother-of-pearl, and the pale and
brilliant blush of orange and of rose. And then the deep hanging rim ran with fire
and the sudden cold flare of the dawn struck upon the arc, and the runners sprang
away.
(House 211)
La palette de l’écrivain est bien fournie ; on y perçoit non seulement un
foisonnement de couleurs mais un intérêt marqué pour leur essence. Le
lyrisme (poétique) de Momaday est informé par la jouissance du peintre
(« some wild exuberance of the spirit » [Ancient 38]), jouissance de la
couleur et de la lumière. Cette jouissance-là qui, singulièrement, unit les
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pulsions orale et scopique (l’œil goûte le visible), est inhérente au texte.
Eléments dynamiques et non pas passifs ni décoratifs, lumière et couleurs
participent d’une rythmique. L’unité visuelle des plans spatiaux, composée par
une articulation intrinsèque et constante entre profondeurs, surfaces et hauteurs,
est énergétique (House 118-119)14. La matière devient onde. Ainsi la terre
s’emparant de la lumière pour briller (25). La lumière transforme
physiquement et qualitativement le monde ; l’essentiel ne relève-t-il pas
d’ailleurs de la nature de la perception, à savoir de l’illusion, du pouvoir de
l’imaginaire15 ? Le jet de la lumière chasse la banalité, et le récit de célébrer la
constante mutation de l’ordinaire en événement esthétique. Il en est ainsi de la
nappe (28-29) ou de la barrière métallique (27) ou encore de la chevelure
d’Angela (29). Le point lumineux élémentaire, simple combustion énergétique,
produit les plus belles couleurs («wave upon wave of purest color» [112]) lors
d’une cérémonie aux implications cosmiques. Le passage de la combustion
énergétique à la forme belle articule le travail de la création artistique

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RÉDOUANE ABOUDDAHAB

(sublimation) avec la création de la matière (transformation chimique). Le lien


entre le regard et la lumière révèle une complaisance foncière entre le
personnage et la nature, comme si celle-ci se permettait de jouer avec les
formes, de produire de l’extra, c’est-à-dire du non-fonctionnel, de l’artificiel.
Le canyon, événement géologique, renvoie aux temps des com-
mencements; or l’accident géologique s’arrache à son sort chaotique pour être
une forme harmonieuse. Il «est une échelle qui mène à la plaine» (House 55).
Couloir lumineux (59) captant la lumière pour la faire jouer, la transformer en
couleurs (54), il est une scène qui manifeste la créativité de la nature. Quelque
chose de l’ordre de l’exubérance, de la beauté, de l’excès («[a] profusion of
light» [House 130]), et donc de l’inutile se manifeste dans la nature, brisant les
chaînes de la rigidité objective de la fonctionnalité. Souveraine, la nature crée
des formes symboliques.
L’œuvre est orientée vers la libération des énergies du corps et celles
de la vie mentale ; la libération du moi vital survient grâce à la structuration
de la pulsion scopique ; le désordre du processus primaire s’élabore
visuellement… Cette dialectique du chaos et de l’harmonie paraît dans la
nature même où elle prend une valeur presque artistique ; la wilderness
constitue une « esthétique » (Ancient 57), le désordre est « éclatant »
(« bright » [Ancient 21] ; « brilliant » [House 43]) comme si la
secondarisation du processus primaire œuvrait non seulement dans la culture
(dont on connaît les processus et productions sublimatoires) mais aussi dans
la nature même. Ainsi, le désordre apparent de la nature prend des formes
géométriques dynamiques : les phénomènes naturels (chaotiques, par
définition) se montrent sous forme de lignes, figures régulières et répétitives,
instaurant par là un réseau harmonieux. Les papillons surgissent dans le
désordre puis s’alignent selon une harmonie visuelle magistrale :
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The horse Dog bolted, and butterflies sprang from the grass. They rose to spangle
the sky, to become the prisms and confetti of the sun, to make a wide, revolving
glitter, an illumination on the air like a magnified swarm.
(Ancient 22)
Les oies sauvages dans House surgissent des bas-fonds obscurs dans
une frénésie chaotique pour s’aligner harmonieusement ensuite, l’une après
l’autre, comme pour illustrer le sens étymologique même du mot ordre :
[The wild geese] seemed for a time to hang beating in the willows, helplessly huge
and frantic. But one after another they rose southward on their great thrashing
wings, trailing bright beads of water in their wake. […] They made a dark angle
on the sky, acute, perfect.
(House 119)
Le supplément n’est pas l’attribut privilégié de la culture; il est dans la
nature la manifestation d’une sensualité, presque d’un don. Pendant la
cérémonie, la séquence purement visuelle consacrée à la danse de la flamme est

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L’ÉCRITURE ET LA VIE : N. SCOTT MOMADAY ET LE TEXTE STÉRÉOSCOPIQUE

suivie, par nécessité, de la séquence sonore du battement du tambour. Le son


est «profond et terrible» grâce au bruit du tonnerre qui, par hasard, éclate à ce
moment-là. Et la séquence de se boucler par les deux forces dionysiaque et
apollinienne devenues, l’espace d’un instant, la manifestation d’une puissance
unique: «The drumbeats gathered in the room and the flame quivered to the
beat of the drum and thunder rolled in the somewhere hills. […] The sound was
terrible and deep, shivering like the pale, essential flame» (House 112-113). Ce
lien synesthésique et parfait entre le son et la forme visuelle, si bien rendu par
la structure en chiasme du passage (flamme, battement; battement, flamme),
participe d’une éthique spécifique. La nature est créatrice de formes esthétiques
par le jeu souverain du hasard, le monde étant l’expansion contingente et, par là
même, créatrice, d’une parole ou d’un son originel16. L’énergie qui a produit le
monde est affranchie, libre; c’est pourquoi la nature telle que présentée chez
Momaday intègre la dimension temporelle et historique. Dans le même roman,
les festivités (énergie culturelle ordonnée) débutent dans une parfaite
coïncidence avec l’orage qui éclate (énergie chaotique) ; par là, Momaday
élabore une scène formellement unie (afflux énergétiques, simultanéité) et
intellectuellement cohérente. L’énergie libre du hasard produit le beau: «And
just there on the obsidian sky, extending out and across the eastern slope of the
plain, was a sheer and perfect arc of brilliant colors.» (76).
En prêtant attention aux subtilités poétiques de Momaday, l’on repère
des séries visuelles qui ouvrent d’intéressantes perspectives de lecture quant
au lien entre la culture, la nature et l’art.
Un groupe de Navajos, appelés les Dîné, est décrit comme constituant
le versant culturel, également riche et exubérant, de la profusion que la
nature venait de faire paraître, on osera dire, gratuitement. La richesse
lumineuse de l’étoffe complète le diptyque :
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The Dîné, of all people, knew how to be beautiful. Here and there in the late golden
light which bled upon the walls, he saw the bright blankets and the gleaming
silverwork of their wealth: the shining weight of their buckles and belts, bracelets
and bow guards, squash blossoms and pale blue stones.
(76)

Les analogies ne sont pas uniquement visuelles; elles sont sémantiques et


sonores. Sont ainsi pris dans la même séquence visuelle deux ordres du beau et
du sensuel nullement opposés, ni même liés par le mimétisme17. Le lecteur est
confronté à un diptyque d’une lumineuse intensité : le volet naturel avec son
«perfect arc of brilliant colors», «the late golden light» et le ciel qui évoque
« une obsidienne », et le volet artificiel avec l’argenterie resplendissante des
Dîné et leurs pierreries bleues. Pour densifier l’impact visuel, Momaday choisit
une périphrase (« arc of brilliant colors ») plutôt que le terme émoussé
« rainbow » ; par contre, l’expression engendre par synonymie verbale et par
analogie visuelle les «bow guards» portés par les Dîné18.

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RÉDOUANE ABOUDDAHAB

Ainsi, si le travail du narrateur s’apparente à celui du peintre, force est de


constater que ce n’est pas une still life qu’il dépeint, mais une nature
énergétique. Tout est force de vie, déchaînement ou collision (« collide »),
interpénétration et emboîtement de corps (« spin into »), puissance
métamorphique (« breaking and shifting under the weight of water » [House
74]). La causalité n’est aucunement mécaniste, parce que l’énergie et le
mouvement, dans leur libre désordre, génèrent la figure harmonieuse qui, elle,
manifeste une forme d’intelligence. Qui plus est, cette mobilité rythmique
produit un effet libérateur sur le spectateur à présent actif et foncièrement
communicatif (House 75). Et si le sacrifice et le sens sacré qui en découle sont
intrinsèques aux festivités, le finale de cette manifestation spectaculaire de la
nature célébrant sa vitalité est l’émergence réitérée du beau tel que le rend
visible la ligne pure à la manière de Hokusai (Ancient 131). L’unité du
personnage, le dépassement du conflit intérieur se réalise grâce à la perception
des relations fondamentales qui l’unissent avec la nature19:
Angela stood transfixed in the open door and breathed deep into her lungs the purest
electric scent of the air. She closed her eyes, and the clear aftervision of the rain, which
she could still hear and feel so perfectly as to conceive of nothing else, obliterated all
the mean and myriad fears that had laid hold of her in the past. Sharpest angles of light
played on the lids of her eyes, and the great avalanche of sound fell about her.
(House 75)
Si les éléments donnent l’impression de participer d’une dimension
projective, il convient de préciser que la nature n’est pas panthéiste. Aucune
fausse innocence romantique n’empreint le récit. La nature est un champ de
forces en action et le monde que Momaday nous présente avec une grande
acuité visuelle n’est pas mécaniste, réductionniste mais holistique. Cette
perception, qui me semble être au centre de son œuvre romanesque, n’est pas
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conceptualisée, mais puissamment visualisée20. La continuité de l’être se
manifeste dans le monde, visuellement, et unit les éléments discontinus, dont
le corps humain.
Philosophiquement, la nature que Momaday nous donne à voir n’est
pas dualiste (comme chez Descartes) ; elle n’est pas transcendantale non
plus (comme chez Kant). Il n’y a pas de sentiment de sublime, il n’y a que
du beau, la nature (ou la réalité de la nature et du monde) étant suffisante.
Par ailleurs, avec Momaday on est loin de l’esthétique de Hegel, lequel
oppose l’homme au monde de la nature (La Raison dans l’histoire 71), et
perçoit dans l’art (autrement dit dans les productions de l’esprit) une
préséance nette sur la nature (Esthétique 31). Si chez le philosophe la nature
est un système fini (« il n’y a rien de nouveau dans la nature »), chez
Momaday, artiste de culture amérindienne, le monde est contingent, et la
nature, étant son propre auteur, fait montre de créativité dans un système
ouvert aux variations et infini.

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L’ÉCRITURE ET LA VIE : N. SCOTT MOMADAY ET LE TEXTE STÉRÉOSCOPIQUE

Que l’outillage formel de Momaday constitue un tout avec une vision


éthique, on vient de l’examiner. Cette écriture de la perfection et de la
plénitude n’est, cependant, aucunement tautologique. Elle est aussi une
dramaturgie de l’Ombre, du Négatif, de l’Absent, du manque en somme.
L’œuvre récuse le manichéisme.

L’Ombre, le Négatif, l’Absent et la fête


Momaday s’évertue à produire visuellement un en-plus qui résiste à la
sémantisation verbale, un élément qui reste « ineffablement gracieux »
(Ancient 171), une jouissance qui échappe (« une qualité ineffable de la
célébration » [108]). Cet indicible, cet en-plus, il cherche à le suggérer
visuellement par le truchement de mots-images, par une narration
extrêmement visualisée. La fête est le moment privilégié, l’instant où
l’esthétique ne vibre que par les forces de la vie, elles-mêmes liées à une
spiritualité que le narrateur nous présente d’une manière exclusivement
formelle. Set le perçoit bien qui voit dans la célébration à laquelle il est
convié « une réalisation esthétique de l’esprit humain » (Ancient 110). Mais
c’est dans House Made of Dawn que Momaday donne aux festivités leur
pleine portée. Celles-ci sont le temps d’un éclatement, celui de l’érotisme
religieux par quoi le jaillissement de la matière, l’énervement des sens place
l’excès rédempteur au cœur de la cité – jouissance spectaculaire de la vérité
qui convoque l’excessif, le cruel, l’hétérogène.
Le spectacle a une visée cathartique qui, dans House Made of Dawn
affecte notamment ce personnage original qu’est Angela St. John. Pour elle,
Father Olguin, le prêtre catholique, représente la rigidité religieuse d’une éthique
mortifère, selon laquelle le désir est constamment réglementé par des lois
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morales, lesquelles relèvent principalement de la culpabilité et du manichéisme.
Or la fête libère chez elle l’être du désir, lequel se manifeste sous forme d’un rire
cinglant et d’une cruelle ironie dont la puissance submerge la conscience morale
ossifiée et ossifiante du prêtre (72). Angela atteint à la perfection de la présence
à soi, en dépassant le dualisme conflictuel et le sentiment de culpabilité maladif,
et en liquidant le sentiment d’empêchement (House 72). Ce faisant, elle accède à
la jouissance vitale et, par là, à la puissance.
A la manière du tricotage narratif chez Woolf ou Faulkner, Momaday
associe cette scène, qui correspond à la fin d’une section, avec le début de la
suivante, grâce au thème du rire. Le rire d’Angela, puissant, déborde les
limites du corps pour prendre la dimension d’un volume (sa voix emplit la
pièce) ; il est immédiatement lié au rire de la foule d’Indiens qui, lui, emplit
les rues et enserre le corps de Father Olguin. Ainsi, la communion ne se
réalise pas avec le prêtre, mais avec les Indiens. Pour eux comme pour
Angela, le désordre, l’hétérogénéité, l’improvisation sont rédempteurs.

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Car c’est la confusion de la fête, son désordre ordonnateur, l’excès, le


jeu spectaculaire du sacré, lesquels mettent en mouvement Eros, qui libèrent
les énergies refoulées de la jouissance. Et le narrateur de souligner la
réconciliation du Moi psychique et du Moi corporel par l’image évoquée plus
haut, qui lie parfaitement la douceur ludique (« sharpest angles of light played
on the lids of her eyes » [75]) avec le déchaînement des éléments (« the fury
all around » [House 75]). La lumière, prenant des formes géométriques, vient
manifester cette puissante communication entre l’être et le monde.
L’emmêlement et l’indifférenciation dionysiaques relèvent d’une
théâtralité efficace. C’est la rue, la place publique qui est théâtrale. Les
habitants, les spectateurs font eux-mêmes partie du spectacle et en
amplifient la portée et en orientent la configuration ; aux ruelles
interminables répond le « murmure incessant » (40) des spectateurs actifs
alignés dans les rues ou postés sur les toits (« clusters of men and women
stood about on the roofs »). Les murs vibrent du bruit de leurs rires, faisant
ainsi s’emboîter le sonore dans le visuel (72).
L’écoulement lent et continu des chariots formant le train de la
caravane devient un événement spectaculaire ; il fait jouer la différenciation
et l’indifférenciation. Le sentiment de continuité de l’être relève d’une
dimension visuelle, concrète, celle-ci produisant l’effet d’une totalité. La
continuité du mouvement crée l’illusion de l’immobilité, mais c’est une
immobilité animée : les chariots semblent arrêtés (« All afternoon the
wagons would come from the south, slowly, seemingly motionless on the
steady grade » [69]) et inversement, Devils Tower, cet immense rocher sacré
sculpté par les éléments dans le désert de l’Oklahoma, semble se mouvoir
(« stands in motion » [131]).
La même réalité visuelle embrasse l’altier, le sacré (« the wizened
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keepers of an old and sacred alliance » [69]) et le disgracieux (« fat,
degenerate ») ; le beau et le sensuel (« the beautiful straight-backed girls in
sunlit silver and velveteen ») paradent à côté du terne et du lâche (« lean
young men…, drab and drunk »). L’on pourrait même dire qu’il s’agit là
d’une singulière allégorisation du réel. Mais contrairement à l’allégorie au
sens avéré de l’expression, où le signifiant (visuel) dissimule en quelque
sorte le signifié conceptuel, ici la qualité est son apparence même.
L’œuvre est sous-tendue par une vision éthique ne cessant de mettre en
évidence la nécessité de l’hétérogène, sa place centrale dans l’édifice social. Il
n’est de «symétrie» ou d’harmonie que grâce à l’imperfection, à ce «défaut de
proportion» si bien perçu par Angela. C’est donc le paradigme du manque, de
l’Ombre, du Mal, de l’hétérogène qui fonde le système. La périphérie du cercle
formée par les célébrants lors de la cérémonie, fait paraître la place du «fétiche»:
le lieu de l’Absent est configuré. Ce il absolu fonde l’homogénéité du groupe.
Dans le jeu du Masque pendant les festivités, le «Mal» est joué par un acteur se

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L’ÉCRITURE ET LA VIE : N. SCOTT MOMADAY ET LE TEXTE STÉRÉOSCOPIQUE

faisant passer pour un taureau. Si le Bien se moque du Mal, puis finit par
triompher, remarquons que le Mal n’est pas chassé de la cité à la fin de la
représentation, mais seulement pourchassé. En effet, la pantomime se termine par
la course-poursuite du Mal et non par son expulsion hors des murs de la cité. Le
sens symbolique n’est pas fixation diachronique, mais perpétuation synchronique
d’un processus de va-et-vient entre des ordres différents mais jamais radicalement
opposés. Comme chez Morrison, le mal n’est pas nié mais affirmé dans sa valeur
éthique avec grâce et beauté. Les « evil runners », perçus par Abel un matin,
mènent une action symboliquement efficace. Comme l’art de Momaday lui-
même, la valeur véritable est dans l’action en soi, non dans son résultat:
Because of them, perspective, proportion, design in the universe. Meaning because
of them. They ran with great dignity and calm, not in the hope of anything, but
hopelessly; neither in fear nor hatred nor despair of evil, but simply in recognition
and with respect. Evil was.
(House 104)

Conclusion
La culture, telle qu’elle se manifeste sur la place publique, est
intimement liée à la vie ; le symbolique et le réel, la grammaire de la fête et la
chute réitérée de la matière sont pris dans un rapport holistique et non point
duel. Donner au mot cette vitalité plastique (sculpturale, picturale, rythmée),
c’est inscrire l’art du côté d’une force d’affirmation qui n’entre pas en
compétition mimétique avec la nature, mais s’y accorde pour en révéler,
artistiquement, la « force, le mystère et le sens » (Ancient 174), ainsi que la
beauté, notion que le XXe siècle a récusée ou du moins mise en perspective.
C’est pourquoi Momaday, écrivain, ne peut adhérer au précepte de
« l’art pour l’art » cher à Gautier, ni à ses prolongements modernistes
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(méfiants) et post-modernistes (confiants), car pour lui la valeur éthique de
l’art est centrale. Le récit (l’action) et le discours (la manière de dire) sont
empreints d’une idéalité diffuse : celle de la vie même. Ainsi, l’art mène vers
la vie, vers la puissance vitale (le corps de Abel qui court sur la neige à la fin
de House, malgré la douleur, malgré la perte), vers la libération du regard et
avec lui le sentiment de vie et de puissance – Able at last !
Le jeu de la surface, de l’apparent est sous-tendu par une croyance
spirituelle en l’efficacité de l’art : l’art est inscrit dans la vie et prend en
charge (ou du moins restitue sous forme artistique) le niveau métaphysique
de la création. Si le monde selon Tosamah n’a pas été produit par une
volonté extérieure, c’est pour suggérer certainement que les énergies libres
du hasard sont inscrites dans un mouvement de créativité perpétuelle
contingente et, par là même, dans une force spectaculaire de renouvellement.
L’originalité de l’œuvre est de laisser le lecteur éprouver cette vérité de
manière formelle et non pas idéologique ou symboliste.

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RÉDOUANE ABOUDDAHAB

OUVRAGES CITÉS

ABOUDDAHAB, Rédouane. « House MOMADAY, N. Scott. House Made of


Made of Dawn de Scott Momaday: Dawn. New York: Harper, 1968. Repr.
l’indicible. » Nouvelles littératures : la New York: Perennial, 1989 ; The
notion d’entre-deux. Dir. A. Séverac, Ancient Child. New York: Doubleday,
Lyon: IRICE, Université Jean 1989. Repr. New York: Perennial,
Moulin-Lyon 3, 1998. 51-83. 1990 ; The Man Made of Words. New
ALLEN, Paula Gunn. The Sacred Hoop. York: St. Martin’s Press, 1997.
Recovering the Feminine in American MONOD, Jacques. Le Hasard et la
Indian Traditions. Boston: Beacon Nécessité. Paris : Seuil, 1970.
Press, 1986. RIGAL-CELLARD, Bernadette. « A
CHARBONNIER, Georges. Le monologue Reading of the Prologue of House
du peintre. Entretiens. Paris : Julliard, Made of Dawn. » Native American
1959. Literatures. Dir. Laura Coletti, U of
FREUD, Sigmund. Trois essais sur la Pisa (Italie): Forum 2-3 (1990-1991):
théorie de la sexualité. Trad. de B. 39-56.
Reverchon-Jouve. Paris : Gallimard, SILLAMY, N. Dictionnaire de psycholo-
1962. gie. Paris : Larousse-Bordas, 1998.
HEGEL, Georg Wilhelm Friedrich. La TODOROV, Tzvetan. « Les hommes-
Raison dans l’histoire. Paris: U.G.E., récits : Les Mille et une nuits »,
10/18, 1965 ; Esthétique. T. 1. Paris : Poétique de la prose, Paris : Seuil,
Aubier, 1944. 1971, 1978. 33-46.
MERLEAU-PONTY, Maurice. L’Œil et VOUILLOUX, Bernard. « Le tableau :
l’Esprit. Paris: Gallimard, « Folio description et peinture ». Poétique 65
essais », 1964. (février 1986) : 3-18.
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NOTES

1. House Made of Dawn et The Ancient Child, romans respectivement publiés en 1968 et
en 1989. N. Scott Momaday, né en 1934, a publié de nombreux essais sur la culture amérindienne,
dont certains ont été regroupés dans The Man Made of Words. Il est également poète et peintre.
2. Pour Freud, cette pulsion désigne « l’action d’emprise » (90), laquelle marque les
phases infantiles initiales. La « pulsion de maîtriser » serait à l’origine de la tendance à la
cruauté (89).
3. A moins d’une autre indication, c’est toujours moi qui souligne.
4. On se souvient de la quête entreprise par Lily Briscoe dans To the Lighthouse, quête
qui aboutit à la fin du récit à une vision majeure. Notons, en outre, que le véritable don artis-
tique chez Woolf comme chez Momaday est la simultanéité de la perception : « The gifted, the
inspired who, miraculously, lump all the letters together in one flash—the way of genius. » (To
the Lighthouse 40). Le syncrétisme visuel est certes impossible à rendre par le déroulement
horizontal et temporel de la phrase et du récit, mais ces deux écrivains cherchent à le suggérer
le plus possible. En effet, Momaday, dans sa fiction, nous décrit le processus par lequel les sens
sont happés par le visible. La description, bien que successive par nécessité, crée l’illusion de

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NOTES

la simultanéité. Ainsi Angela est saisie par l’apparition soudaine du cheval et de son cavalier,
unis sur le plan syntaxique par le même adjectif et sur le plan visuel par le même mouvement :
« With the rush of the first horse and rider all her senses were struck at once. The sun, low and
growing orange, burned on her face and arms. She closed her eyes, but it was there still, the
brilliant disorder of motion » (House 43). La perception visuelle syncrétique saisit la scène d’un
seul coup d’œil, et cela donne au corps la sensation d’une suspension momentanée de sa dis-
continuité, manifestation d’un sentiment de continuité absolue, celui-là même qu’Angela a cru
voir sur le visage des danseurs indiens : « That was to be free and finished, complete, spiritual.
To see nothing slowly and by degrees, at last […] » (House 37).
5. L’aboutissement du récit dans House Made of Dawn n’est autre que la libération du
regard de Abel. Le regard, de plus en plus libre, semble lui-même composer l’espace : ascen-
dant il passe du canyon aux montagnes, au ciel ; plongeant avec la pluie, il atteint la rivière avant
de s’ancrer dans la terre, l’ensemble de la scène étant rigoureusement cadré par le canyon et les
montagnes d’un côté, les collines de l’autre, et au centre, une ligne de fuite (House 212).
6. La synesthésie est liée à la configuration subjective du personnage mais aussi à son état
émotionnel, en ce passage particulier où Abel, enrôlé pour faire la guerre des autres, est assailli
par les forces aliénantes et destructrices. Notons, cependant, que le narrateur présente cette situa-
tion a priori référentielle de manière non pas réaliste mais phénoménologique, en mettant l’accent
sur l’événement tel qu’il paraît à Abel et non pas tel qu’il est objectivement. Le même désordre
synesthésique (mais non moins créatif) paraît en d’autres situations et chez d’autres personnages
très différents de Abel. Angela, par exemple, happée par la vitalité de la nature, écoute la pluie et
l’orage avec une intensité telle que la perception auditive est rendue en termes visuels. Chez
Momaday, l’oreille voit ; parfois c’est à travers elle que s’énonce, pour ainsi dire, le point de vue :
« She heard the touch of rain upon the cones and evergreen spines, heard even the laden boughs
bending and the panes of water that rose and ran upon the black slopes. » (House 71)
7. L’intensité reste visuelle jusqu’au bout. Bien qu’il s’agisse un moment d’un serpent
aux possibilités symbolistes nombreuses, aucun signifié idéologique n’épingle le sens. Celui-ci
est maintenu au niveau de l’agencement visuel. Le crotale, lumineux dans les serres de l’aigle,
brille dans sa chute même : « It fell slowly, writhing and rolling, floating out like a bit of silver
thread against the wide backdrop of the land » (House 17).
8. Max Ernst note à ce propos : « De même que le rôle du poète depuis la célèbre lettre
du voyant consiste à écrire sous la dictée de ce qui se pense, ce qui s’articule en lui, le rôle du
peintre est de cerner et de projeter ce qui se voit en lui. » (cité dans Charbonnier 34)
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9. La « voix de sa mémoire » est elle-même visible et dynamique comme l’aube nais-
sante (197).
10. Voici un autre exemple typique de la méthode de Momaday : le premier volet du
diptyque montre Abel et Ben, le narrateur de la troisième partie du roman, devant la porte d’en-
trée de la voisine de Ben à Los Angeles, une vieille dame dénommée Carlozini. Celle-ci vient
de perdre son cobaye mais refuse d’en accepter la mort, de la nommer. C’est Abel qui le fait,
lui qui parle si peu : « He said he thought it was dead. […] I guess she had to be told. I think
maybe she knew it was dead all the time, and she was just waiting for someone to say it, because
she didn’t know how to say it herself. » (180) Le deuxième volet se constitue quelque temps
après : même scénographie mais avec un déplacement majeur. Cette fois-ci, c’est Abel qui
occupe la position du mort (ou presque ; il vient d’être sévèrement rossé par le policier
Martinez), et sa situation est dramatiquement éclairée par le regard de la vieille dame : « […] I
could see him down there in the dark at the foot of the stairs, like he was dead. Old Carlozini’s
door was open just a crack, and she was looking out at him. The light from her room made a
line across him, and he was all twisted up and still. It was him, all right, and he was almost
dead. » (184) Ainsi, Abel prend par un simple renversement de points de vue, la place de l’ani-
mal mort dont il faut faire le deuil. Le sens symbolique majeur est uniquement livré par la jux-
taposition visuelle de deux situations formellement liées.

REVUE FRANÇAISE D’ÉTUDES AMÉRICAINES 105


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RÉDOUANE ABOUDDAHAB

11. L’œuvre de Momaday convoque la réalité amérindienne dans ses dimensions cul-
turelle, sociale, historique et philosophique. Pour une lecture textuelle qui tient compte du sym-
bolisme amérindien chez l’écrivain, voir les travaux fort utiles de B. Rigal-Cellard.
12. En affirmant ceci, l’on renverse « le postulat de base de la méthode scientifique : à
savoir que la Nature est objective et non projective » (Monod 19).
13. Dans le sens où la nature est chez Hemingway une scène de dramatisation de l’his-
toire du sujet, arène, à vrai dire, où les pulsions les plus fondamentales, en quête de satisfaction,
ne cessent de prendre forme. Les objets qui animent l’espace chez Hemingway sont en quelque
sorte allégoriques.
14. Voir à ce propos R. Abouddahab, « House Made of Dawn : l’indicible ».
15. Cf. ce mot de Momaday : « A thing is realized by means of perception, and not
otherwise. Existence itself is illusory. » (untitled, Viva, 30 April 1972, 2)
16. Dans un long passage (House 91-94) où il sermonne Saint Jean qui a « surimposé son
idée de Dieu » après avoir vu « la Vérité éternelle », à savoir qu’« au commencement était le
Verbe », Tosamah livre sa propre version de l’origine du monde. Dans son discours, le son et le
verbe (ou le mot) semblent interchangeables, peut-être parce que dans son esprit, le Verbe origi-
naire n’a pas d’ancrage sémantique. Cette matérialité sonore initiale aurait créé un monde éternel.
N’ayant pas d’auteur qui en aurait fixé le sort dès l’instant originel, le monde évolue librement en
inventant sans discontinuer le réel. Ainsi, l’éternité est dans le monde, pas dans son au-delà.
17. L’artifice culturel et les manifestations physiques de la nature relèvent d’un emboîte-
ment. Momaday fait appel à la synesthésie et à la syllepse pour perméabiliser la ligne séparant
deux ordres de réalités a priori opposés. Les deux ordres naturel et culturel sont immédiatement
reliés et relèvent d’une même continuité ou, plutôt, révèlent la même continuité. Ainsi, par tour-
nure sylleptique, l’adjectif « delicious » cheville la matière et l’air, rompant la distinction entre
l’intérieur (propre à l’humain) et l’extérieur : « Better for their novelty were the low open fires of
the wagon camps, the sweet fat which dripped and sizzled on the embers, the burned, roasted mut-
ton, and the fried bread. And more delicious than these was the laden air that carried the smoke
and drew it out in long thin lines above the roofs, swelling in advance of the rain » (House 76).
18. Momaday place son univers imaginaire sous l’effet de l’harmonie visuelle, mais aussi
sous l’effet de l’harmonie verbale ; la concentration de phénomènes sonores multiples dans les
deux passages que l’on vient de citer en témoigne, de même que cette série progressive constituée
par la séquence poétique « pain », « rain » et « plain » résumant à elle seule la visée éthico-esthé-
tique du texte. A la souffrance de Francisco qui ouvre le passage, se substitue la pluie tant sou-
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haitée à cause de la sécheresse, puis l’arc qui paraît au-dessus de la plaine précisément.
19. Au-dessus du Kiva, lieu sacré, le grand-père Francisco s’est hissé jusqu’au toit mal-
gré sa jambe estropiée : les pores du corps sont entièrement ouverts ; il est essentiellement
vivant. Cette volonté et cet exercice de la puissance sont rédempteurs ; ils inscrivent l’être fon-
cièrement dans la vie. L’unité entre Francisco et son environnement est parfaite. Ses sens,
l’écoute et la vue notamment, médiatisent la relation entre la scène et le lecteur. Le lieu vibre
au son des tambours et du tonnerre. La perception et le perçu lui-même relèvent d’une unité fon-
cière et révèlent l’unité visuelle que Momaday cherche à donner à son texte. La perception du
grand-père aboutit à l’émergence de la forme auratique : « He felt the whirlwinds […]; and
beyond, the black line of the mesa was edged with light. » (House 78) La forme auratique, signe
d’une perfection visuelle et spirituelle, ponctue presque systématiquement les manifestations du
beau dans la nature.
20. La vision holistique du monde est conceptualisée et ritualisée dans certaines tradi-
tions amérindiennes. Voir à ce propos P. G. Allen (78-80).

106 N° 107 MARS 2006

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