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La résilience

Un regard qui fait vivre


Michel Manciaux
Dans Études 2001/10 (Tome 395), pages 321 à 330
Éditions S.E.R.
ISSN 0014-1941
DOI 10.3917/etu.954.0321
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La résilience
Un regard qui fait vivre

MI C HE L MANC I AUX

« La faculté qu’a l’homme de se creuser un trou, de sécréter une


coquille, de dresser autour de soi une fragile barrière de défense,
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même dans des circonstances apparemment désespérées, est un phéno-
mène stupéfiant qui demanderait à être étudié de près. Il s’agit là
d’un précieux travail d’adaptation, en partie passif et inconscient, en
partie actif. »
PRIMO LEVI, Si c’est un homme

L
E RÉFLEXE de tous ceux qui enten-
dent, pour la première fois, parler de résilience, est d’aller
en chercher le sens dans le dictionnaire, au risque d’être
déçus : ils n’y trouvent qu’une définition faisant référence à
la résistance des matériaux aux chocs. C’était, de fait, la
signification première de ce mot — dont l’étymologie ren-
voie à la notion de résistance et de ressaut —, jusqu’à ce
que les Anglo-Saxons l’appliquent, depuis un demi-siècle
environ, aux sciences humaines. Avec un retard certain par
rapport à eux, la résilience commence à susciter un vif inté-
rêt dans les milieux professionnels francophones. Il est
temps, car la recherche, la formation et la pratique dans les
domaines médico-social, psychologique, éducatif, juri-
dique... peuvent y trouver une inspiration, un souffle nou-
veau. La résilience nous convie, en effet, à changer notre
regard sur ceux qui sont confiés à nos soins, dont nous
avons à prendre soin ; à élargir notre réflexion et notre
action à leur environnement social et matériel, à leur cycle
de vie, à leurs conditions et modes de vie, et ceci dans une
démarche où le respect, l’empathie doivent se conjuguer
avec de sérieuses connaissances sur les ressources — trop
souvent méconnues, inexploitées — des êtres humains
confrontés aux dures réalités de l’existence.

Une définition « humaniste » s’impose. Il en est de


nombreuses, parmi lesquelles on peut retenir celle-ci :
La résilience est la capacité d’une personne ou d’un groupe à se
développer bien, à continuer à se projeter dans l’avenir, en présence
d’événements déstabilisants, de conditions de vie difficiles, de trauma-
1. D’après un document tismes parfois sévères 1.
publié en 2000 par la
Fondation pour l’enfance
(Paris), auquel l’auteur Cette formulation a le mérite de mettre en lumière
de cet article a largement
contribué.
la double caractéristique de la résilience, qui en fait l’origi-
nalité : c’est à la fois la résistance à la destruction et la
construction d’une existence valant d’être vécue. Le Bureau
International Catholique de l’Enfance (BICE), qui a beau-
coup travaillé et ce concept et son application, insiste — à
2. Par exemple, dans : juste titre — sur cette dynamique existentielle 2. Par contre,
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S. Vanistendael, « La rési-
lience ou le réalisme de d’autres définitions mettent l’accent, après le traumatisme
l’espérance », Cahiers du surmonté, sur une adaptation « socialement acceptable »,
BICE, Genève, 1996,
52 pages. avec le flou, mais aussi la connotation comportementaliste
que véhicule une telle référence. On en verra plus loin le
risque potentiel.

Emergence du concept
Une question essentielle se pose d’emblée. La rési-
lience constitue-t-elle une nouveauté, une avancée dans le
domaine des sciences humaines ? Ou bien n’est-elle que
3. Voir à ce propos : « des habits neufs pour de l’ancien 3 » ? Une rapide rétro-
M. Manciaux, « La rési-
lience, mythe ou réa-
spective s’impose.
lité ? », in La Résilience :
concepts, applications, M.
Manciaux (éd.), Médecine Que certains individus résistent mieux que d’autres
et Hygiène, Genève, 2001. aux aléas de l’existence, à l’adversité, à la maladie est un
fait reconnu depuis des siècles, mais resté largement inex-
pliqué. Et c’est à une « constitution » particulière qu’on
imputa longtemps cette caractéristique hors du commun.
C’est récemment que les interactions entre les individus et
leur entourage, leurs conditions et leurs milieux de vie ont
été prises en considération, menant à des approches systé-
miques fécondes. Sans entrer dans le détail, il faut souli-
gner que le concept de vulnérabilité, avec ses composantes
biologiques, psychologiques et son approche épidémiolo-
gique, a ouvert la voie à la résilience. La notion opposée
d’invulnérabilité et les discussions qu’elle a suscitées ont
beaucoup aidé à la compréhension des faits observés. La
« mère de la résilience », une psychologue américaine,
Emmie Werner, parle, à propos des enfants qu’elle a suivis
de la naissance à l’âge adulte, de sujets « vulnérables, mais
4. E. E. Werner, R.S. invincibles 4 ». Elle a étudié pendant trente ans une cohorte
Smith, Overcoming the
odds : high risk children
de 698 enfants nés en 1955 dans l’archipel de Hawaii. Sur
from birth to adulthood, 201 de ces enfants considérés, à l’âge de deux ans, sur la
New York, Cornell Uni-
versity Press, 1992. base d’une série d’indicateurs, comme hautement suscep-
tibles de développer des troubles du comportement, 72 ont
évolué favorablement sans intervention thérapeutique par-
ticulière et sont devenus de jeunes adultes compétents et
bien intégrés. Ils ont su, dit l’auteur, « rebondir » à partir
d’une enfance difficile et, bien que vulnérables, être en fait
invincibles — ou au moins invaincus — dans leur parcours
existentiel. En outre, les deux tiers environ des sujets non
résilients à l’adolescence le sont devenus à l’âge adulte : au
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total, donc, près de 80 % d’évolutions positives à terme.

Cette observation, faite dans le cadre d’une étude


dont l’objet n’était pas la résilience, a joué un rôle majeur
dans l’émergence de celle-ci, à la fois comme réalité cli-
nique et objet de recherche. Mais il faut souligner l’impor-
tance de la mise en évidence des compétences précoces,
« précocissimes » a-t-on pu dire, de l’être humain. Qui dit
compétences dans le champ du développement désigne
quasi automatiquement les bébés. Ressources potentielles,
elles vont se développer dans la mesure où elles sont non
seulement reconnues, mais aussi stimulées par des inter-
actions soutenues avec la mère, les parents, l’entourage, et
dans un climat d’affectivité. Toutefois, cette capacité à
entrer en relation, à s’adapter aux situations, existe aussi
chez beaucoup d’enfants plus âgés, d’adultes, de personnes
âgées, pour peu qu’ils trouvent autour d’eux compréhen-
5. B. Cyrulnik, Ces enfants
qui tiennent le coup, Des- sion et appui. C’est le rôle de ces personnes, profession-
clée De Brouwer, coll. nelles ou non, que Boris Cyrulnick nomme joliment
Hommes et perspectives,
1998. « tuteurs de résilience 5 ». Bowlby a d’ailleurs, le premier,
insisté (dès les années 50) sur le rôle de l’attachement dans
6. J. Bowlby, « Continuité la genèse de la résilience, qu’il a définie comme « ressort
et discontinuité : vulnéra- moral, qualité d’une personne qui ne se décourage pas, qui
bilité et résilience », Deve-
nir, 1992, 4 : 7-31. ne se laisse pas abattre 6 ».

Idées et pratiques nouvelles


L’intérêt croissant pour la résilience doit aussi beau-
coup à un courant porteur actuel. Si la prévention a long-
temps été le parent pauvre de la médecine, de la
psychologie, plus largement des sciences de la santé, du
développement, de la vie, les choses sont en train de chan-
ger. Découragés par les situations dépassées dans les
champs des dysfonctionnements familiaux, des violences,
des mauvais traitements, des psychopathies, praticiens et
chercheurs travaillent à promouvoir des approches préven-
tives le plus en amont possible dans les cycles de vie indivi-
duels et familiaux, dans l’histoire naturelle des pathologies
de tous ordres. Des idées et des pratiques nouvelles se font
jour, qui ont nom promotion de la santé, accompagne-
7. M. Gabel, F. Jésu, ment de la parentalité, « bientraitance 7 ». Et ces approches
M. Manciaux, Bientrai-
tances, Fleurus, 2000.
modernes font un large appel aux ressources individuelles,
collectives, communautaires, à la notion anglo-saxonne
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d’empowerment que les équipes de Protection maternelle et
infantile ont francisée en « capacitation ».

La psychologie en tant que science est elle-même en


évolution. Née et nourrie surtout des comportements anor-
maux — psychopathologie, psychologie du mal-être et du
malheur —, elle a d’abord porté peu d’attention au courant
humaniste illustré par quelques pionniers. Plus récem-
ment, les psychologues scientifiques ont commencé à
s’intéresser au bonheur : un numéro récent de American
8. E.P. Seligman, M. Csiks- Psychologist 8 traite de « psychologie positive ». Cela
zentmihalyi, « Positive
Psychology. An introduc- concerne d’abord les expériences évaluées subjectivement :
tion », American Psycholo- le bien-être, la satisfaction (dans le passé), la joie (dans le
gist, 55, 2000, p. 5-14.
présent), l’espoir et l’optimisme (pour le futur). Au niveau
individuel, l’accent est mis sur les traits positifs : capacité
d’aimer et de s’engager, courage, compétences interperson-
nelles, sensibilité esthétique, persévérance, pardon, origi-
nalité, humour, spiritualité, sagesse, etc. Au niveau du
groupe, on retrouve les vertus civiques et les institutions
qui font évoluer les individus vers une meilleure responsa-
bilité en tant que citoyens, vers l’éducation, l’altruisme,
la civilité, la modération, la tolérance et l’éthique profes-
sionnelle.

Les sujets résilients : qui et que sont-ils ?


Mais qui sont les sujets résilients ? Que sont ces trau-
matismes, ces événements déstabilisants que mentionnent
toutes les définitions de la résilience ? Celle-ci peut s’obser-
ver dans des situations dramatiques, comme celle à quoi se
réfère Primo Lévi. D’ailleurs, le BICE propose Anne Frank
comme modèle de résilience. A l’évidence, la déportation,
les guerres, les catastrophes naturelles fournissent malheu-
reusement de trop nombreuses occasions de traumatismes
graves — physiques, psychologiques, sociaux —, révéla-
teurs de ressources insoupçonnées chez certains qui « s’en
sortent », alors que la plupart perdent pied et s’enfoncent.
Plus banalement, la résilience a été décrite chez des enfants
handicapés, maltraités, malades chroniques, ou de parents
alcooliques, toxicomanes, malades mentaux ; chez des
adultes traumatisés par la vie : perte d’un être cher, maladie
grave, accident, chômage, précarité ; chez des personnes
âgées, après veuvage, par exemple. Au total, donc, dans
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des situations extrêmes, mais aussi dans des « malheurs
ordinaires ». La littérature fourmille d’exemples que les
romanciers ont tirés de leurs observations — parfois de
leur vie : Gavroche, Cosette, Rémy, Poil de Carotte (« Tout
le monde ne peut pas être orphelin ! »), David Copperfield
et bien d’autres.

L’intérêt de ce concept apparaît clairement : tout en


reconnaissant l’existence de problèmes, on cherche à les
aborder de façon constructive, à partir d’une mobilisation
des ressources des personnes directement concernées. Mais
il faut affirmer avec force que la résilience :
– n’est jamais absolue, totale, acquise une fois pour
toutes. Il s’agit d’une capacité qui résulte d’un processus
dynamique, évolutif, au cours duquel l’importance d’un
traumatisme peut dépasser les ressources du sujet ;
– est variable selon les circonstances, la nature des
traumatismes, les contextes et les étapes de la vie. Elle peut
s’exprimer de façons très variées, selon les différentes
cultures.
Que nous apporte la résilience ?

Si la génétique et la biologie déterminent les limites


du possible, il reste un grand degré de liberté et une marge
de manœuvre pour l’intervention des ressources person-
nelles et professionnelles. A chaque instant, la résilience
résulte de l’interaction entre l’individu lui-même et son
entourage, entre les empreintes de sa vie antérieure et le
contexte du moment en matière politique, économique,
sociale, humaine. Elle résulte aussi de l’interaction entre
facteurs de risque et facteurs de protection. L’expérience et
la recherche montrent que cette distinction est souvent arti-
ficielle, ne serait-ce que parce que le même facteur peut
constituer un risque ou une protection, selon les contextes,
la nature et l’intensité du stress, selon les personnes, voire
les périodes de la vie du même individu. Dans les situa-
tions à risque évoquées plus haut, les facteurs de protection
sont variés. Les plus souvent cités sont, en ce qui concerne
le sujet résilient, l’estime de soi, la sociabilité, le don
d’éveiller la sympathie, un certain sens de l’humour, un
projet de vie... En ce qui concerne l’entourage, une famille
unie ou au moins un parent aimant, un ou plusieurs
adultes qui éveillent la conscience de l’enfant, en qui il a
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confiance et qui lui font confiance ; et, plus largement, le
soutien social. Mais la résilience ne signifie ni absence de
risque, ni protection totale.

Le développement de la résilience passe, pour les


professionnels, par un autre regard sur la réalité, en vue
d’un meilleur usage des stratégies d’intervention. Ce regard
cherche, au delà des symptômes et des comportements, à
détecter et à mobiliser les ressources des personnes, de leur
entourage, de la communauté. Il conduit à abandonner
tout déterminisme fataliste, toute idée de reproduction
transgénérationnelle automatique et tout perfectionnisme,
afin que la personne et la famille cherchent, dégagent et se
construisent elles-mêmes un chemin de vie. Ce change-
ment dans la façon de voir les autres implique, pour les
professionnels comme pour l’entourage, une remise en
question de bien des « évidences » et de certaines attitudes
personnelles, corporatistes, culturelles, institutionnelles.
Un autre regard

La résilience n’est pas une nouvelle recette de bon-


9. B. Cyrulnik, Un mer- heur, même si elle peut y contribuer 9 : à preuve les titres de
veilleux malheur, Odile
Jacob, 1999. – S. Vanis- deux ouvrages récents de spécialistes reconnus. Elle n’est
tendael, J. Lecomte, Le pas davantage une nouvelle modalité de travail dans les
Bonheur est toujours pos-
sible, Bayard, 2000. champs de la santé, de l’action sociale, de l’éducation. Elle
est, nous l’avons vu, changement de regard. Et cela à trois
niveaux.

De la part de la société tout d’abord, qui tend à


répondre exclusivement par des mesures « assistancielles »
aux difficultés, à la souffrance, au malheur de tant de ses
membres, les enfermant ainsi dans leur sentiment d’inca-
pacité, d’impuissance, d’absence d’influence sur leur des-
tin. Plus grave encore, la société civile (et parfois les
pouvoirs publics à différents niveaux) tient facilement pour
responsables de leur situation les personnes démunies, les
pauvres, sans chercher à comprendre ce qui les y a précipi-
tés, ce qui les y maintient : c’est blâmer les victimes, atti-
tude dévalorisante et contraire à l’éthique.

Aux professionnels et aux services il est demandé de


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modifier leur regard et de rechercher systématiquement les
aspects positifs, les capacités, les ressources des enfants, des
personnes, des familles auxquels ils ont affaire. Il ne s’agit
pas d’être naïf ou inconscient, de nier les problèmes, les
symptômes, mais bien de les mettre en balance avec les
qualités, les possibilités, même limitées, même latentes,
des personnes en grande difficulté. « Quand je remplis un
signalement pour un enfant maltraité dans sa famille,
disait un travailleur social, je m’astreins à passer autant de
temps, à remplir autant de papiers pour décrire ce qui ne va
pas dans cette famille et qui justifie le signalement, et pour
lister ce qui va bien, ce sur quoi on va pouvoir s’appuyer
pour améliorer la situation » : démarche profondément
éthique, respectueuse des personnes.

Ce regard empathique, valorisant, des profession-


nels, de la société, conduit l’enfant et la personne ainsi trai-
tés — « bientraités » — à croire en eux, à renforcer leur
estime de soi, à porter sur eux-mêmes un regard plus posi-
tif. On l’a vu, l’estime de soi est un des facteurs de protec-
tion en jeu dans le développement de la résilience, qui se
renforce par les épreuves surmontées : véritable cercle ver-
tueux créateur de résilience.

Du bon usage de la résilience


Le passage du concept à l’application, s’il est sédui-
sant, n’est cependant pas dénué de risques. Le premier est
un manque de rigueur dans l’interprétation des faits obser-
vés, amenant à voir la résilience là où il y a seulement déni
d’un traumatisme, pourtant réel ; absence apparente de
réactions négatives, par exemple par insuffisance de suivi ;
ou encore simple résistance sans reconstruction. Désormais
à la mode, le concept de résilience pourrait souffrir de se
voir mis en avant sans assez de capacité de discernement,
de finesse clinique. Une telle confusion ne peut que nuire à
l’accueil de la résilience en tant que progrès dans les rela-
tions professionnelles et personnelles.

D’autres risques, plus sérieux, sont liés au possible


détournement, voire à la récupération, de la résilience par
les professionnels : parce qu’un enfant, un jeune, une
famille font preuve de résilience, considérer qu’ils sont
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désormais capables de se débrouiller par leurs propres
moyens. Le risque de désengagement des pouvoirs publics
est du même ordre. Puisque certains se « tirent d’affaire »
par eux-mêmes, point n’est besoin de les aider. Quant aux
autres, « ce sont des incapables ou des paresseux ». De
même, la société peut être tentée de porter un tel jugement
dépréciatif sur ceux qui ne parviennent pas à « s’en sortir »,
et donc de se satisfaire d’un régime à plusieurs niveaux de
compétence et de compétitivité, au mépris du respect de la
différence et au détriment d’une politique — gouverne-
mentale et sociale — de solidarité. L’évolution actuelle de
nos sociétés est là pour montrer que ces risques sont bien
réels.

A l’inverse, si chacun — professionnel, responsable


administratif, politique, ou simple citoyen — réussit, à son
niveau, à conjurer ces risques, des progrès dans la vie per-
sonnelle et dans la vie publique sont possibles. Les
épreuves — malheurs et souffrances ordinaires, trauma-
tismes plus graves — sont le lot de toute existence. Les rési-
lients nous apprennent qu’on peut trouver en soi des res-
sources parfois insoupçonnées pour faire face et continuer
à vivre une vie qui en vaille la peine ; et qu’on peut aussi
compter, dans ce but, sur le soutien de personnes de
confiance, sur son entourage plus ou moins proche, sur un
certain support social. Les épreuves ainsi surmontées sont
souvent source de progrès humains, y compris spirituels :
combien de personnes ne disent-elles pas qu’elles en sont
sorties grandies !

Et surtout, la résilience offre une chance réelle pour


de nouvelles politiques sociales qui ne soient plus d’aide
sous forme d’assistance, mais bien de promotion de la per-
sonne, des familles et des communautés. Au risque de
désengagement sociétal et politique mentionné plus haut,
il faut opposer de nouvelles modalités de vie en société
solidaire.

Ces progrès dans le bon usage de la résilience néces-


sitent une meilleure connaissance des processus en jeu
dans son développement. Cela passe par des allers et
retours constants entre expérience de terrain et recherche
formalisée. Il faut savoir intégrer les recherches de type
quantitatif, épidémiologique, dans des études, monogra-
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phies et enquêtes faisant une large place aux facteurs quali-
tatifs, aux histoires de vie individuelles et collectives, aux
traumatismes surmontés, aux trajectoires existentielles
réussies.

« Que pouvons-nous espérer ? »


C’est après « Que pouvons-nous savoir ? » et « Que
10. E. Kant, Logique, devons-nous faire ? », la troisième question que pose Kant 10
1800, Brun, 1970.
à propos de la démarche philosophique. Qu’en est-il pour
la résilience ?

Si recherche scientifique et observation clinique


conjuguent leurs efforts, si des formations sérieuses sont
organisées et une information de qualité largement diffu-
sée, si des actions pertinentes sont mises en place, menées à
bien, évaluées, reconnues, valorisées en tant que bonnes
pratiques, beaucoup d’espoirs sont permis. On peut en
attendre des enfants mieux armés pour la vie des familles
et des communautés mutuellement « supportives », des
professionnels plus empathiques, plus ouverts à l’écoute, à
l’échange, à la collaboration avec les communautés, les
bénévoles, les associations ; sans oublier des chercheurs en
sciences humaines plus nombreux et plus motivés, des
décideurs mieux informés et plus proches de leurs admi-
nistrés, une société plus solidaire.

Utopie ? Mais ce sont les utopistes qui changent le


11. Réflexions dévelop- monde. C’est tout au moins une espérance réaliste, aussi
pées dans les 260 pages éloignée d’un cynisme désabusé que d’attentes illusoires.
de l’ouvrage La Rési-
lience : concepts, applica- Le questionnement de Kant se termine par cette interroga-
tions, M. Manciaux, (éd.),
Médecine et Hygiène,
tion fondamentale, qui traverse aussi toutes nos réflexions
Genève, 2001. sur la résilience 11 : « Qu’est-ce que l’Homme ? »

MICHEL MANCIAUX
Professeur émérite de Pédiatrie sociale et de Santé publique
Membre du Comité d’experts OMS en santé de la famille
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