La Légende de Gilgamesh (Trad. G. Chaliand)

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Une collection dirigée par Benoît Heilbrunn

LA LÉGENDE
DE GILGAMESH
Présentée et retranscrite par Gérard Chaliand
Sommaire
1. Couverture
2. Titre
3. Sommaire
4. Dédicace
5. Introduction
6. TABLETTE I
7. Prologue
8. TABLETTE II
9. TABLETTE III
10. TABLETTE V
11. TABLETTE VI
12. TABLETTE VII
13. TABLETTE VIII
14. TABLETTE IX
15. TABLETTE X
16. TABLETTE XI
17. TABLETTE XII
18. Remerciements
19. Perspectives historiques
20. Glossaire
21. Bibliographie sélective
22. Biographie de l’auteur
23. Copyright
À Sophie.
Introduction

L’Épopée de Gilgamesh est le premier récit de l’humanité


transcrit dans des mots. Cette légende sumérienne, conçue en
Mésopotamie, le Pays des deux fleuves, a près de cinq mille
ans et précède de loin la Bible et davantage encore l’Iliade.
C’est l’archéologie, au cours des deux derniers siècles qui,
progressivement, a permis de ramener de l’oubli ces fragments
d’argile en plusieurs langues dont l’akkadien, le hittite, non
seulement de Mésopotamie, mais du Levant et d’Anatolie. La
version la moins incomplète de ce récit, alors célèbre au
Proche-Orient et rédigée en akkadien, a été découverte à
Ninive dans la bibliothèque d’Assurbanipal (- VIIe).
Gilgamesh aurait eu pour père le souverain d’Uruk et pour
mère, une génisse sauvage déifiée sous le nom de Ninsun.
Aussi était-il un tiers humain et deux tiers divin. Il est le
bâtisseur des remparts de la cité d’Uruk, dont il est le despote,
non loin de l’Euphrate, à l’extrême de l’Irak actuel. Le jeune
Gilgamesh, surtout préoccupé de ses pulsions sexuelles, « (…)
pas de fille qu’il laisse à sa mère, (…) pas de fils qu’il laisse à
son père », fier de sa prodigieuse force physique, humilie ses
sujets incapables de l’affronter.

C’est une courtisane, dépêchée à cet effet, qui rend humain


le sauvage Enkidu et le convainc d’affronter Gilgamesh.
Les deux adversaires deviennent amis, d’une amitié qui
pour nous s’apparente à celle d’Achille et de Patrocle. Ceci à
une époque où la Bible, plus tardive, n’avait pas encore
condamné l’homosexualité masculine. Les deux amis partent
défier le gigantesque gardien de la forêt des cèdres,
triomphent, se couvrent de gloire et rentrent avec, pour butin,
du bois de cèdre et de précieuses pierres d’un bleu plus intense
que le ciel.
La Mésopotamie, à l’agriculture fertile, manque
cruellement de bois, de pierre et de métal. Les fameux
remparts d’Uruk étaient constitués de briques de boue durcie.
En revanche ses riches terres étaient régulièrement menacées
par des peuples voisins : ceux des montagnes de l’Est et des
plaines du Nord (Élamites du plateau iranien et Hittites
d’Anatolie), tandis que la guerre sévissait à l’état endémique
entre les cités-États.
Ishtar, déesse de l’amour et de la guerre, est éconduite par
Gilgamesh qu’elle courtise et nos deux héros ajoutent à cette
humiliation une seconde, en tuant le Taureau céleste qui devait
les châtier. Mais on n’humilie pas en vain les dieux. Enkidu est
choisi comme victime expiatoire. Ce dernier meurt d’un mal
mystérieux laissant Gilgamesh dans le désarroi, l’affliction, la
douleur extrême et gagné bientôt par la crainte de mourir lui
aussi.
À ce moment-là, le récit bascule. La recherche de la gloire
n’a plus d’importance. Désormais, avec la perte de son ami
Enkidu, Gilgamesh n’est plus préoccupé que par la recherche
de l’immortalité. La seconde partie conte l’errance, le
désespoir de Gilgamesh déplorant la perte de son ami très
cher, sa fuite éperdue devant la mort.
Il cherche à rencontrer le seul être épargné par le Déluge,
mais ne remporte pas l’impossible épreuve qui procurerait
l’immortalité.
Dans cette quête où il n’a invoqué l’aide d’aucun dieu,
ayant affronté tous les dangers, il se laisse aller à verser des
larmes de dérision devant la vanité de sa quête.
La perte de son ami, le désir de le revoir, lui fait traverser le
fleuve de l’oubli pour accéder au Royaume des ombres, afin
de savoir de la bouche d’Enkidu qu’attendre du destin…

Dans l’univers surtout masculin des épopées, et dans


l’histoire de l’espèce humaine jusqu’à une date récente, la
femme est surtout convoitée ou aimée, ou parfois perfide.
Dans l’épopée sumérienne, la courtisane, libre de son corps
et en possession d’elle-même, n’est pas, comme la plupart des
femmes, une proie, mais occupe une place centrale dans la
première partie du récit. C’est elle l’initiatrice qui humanise le
berger qui jusque-là ne connaissait que ses bêtes. Elle
l’emmène dans la cité afin d’apprendre tout ce qu’il ne sait
pas. C’est elle qui joue le rôle de mentor.
Dans ce récit, où manquent de larges fragments et bien des
mots, se trouve une richesse cependant considérable : la
métamorphose du « sauvage », l’amitié virile et tendre de
Gilgamesh et d’Enkidu, les exploits faits pour être chantés afin
de célébrer la mémoire des héros. La douleur de ce qui est
perdu à jamais. L’angoisse de la mort, le désir éperdu de
survivre…
Enfin au terme du périple, le héros étant toujours
en mouvement, la découverte de la seule vérité du monde : son
caractère provisoire, la mort programmée dès la naissance et
dont seule la date est inconnue.

J’ai eu connaissance de l’épopée de Gilgamesh en 1957 à la


Sorbonne. Dupont-Sommer, professeur de langues et
civilisations sémitiques, était un communicateur exceptionnel.
Il nous conta ce récit premier et nous en lut des passages (dans
l’unique traduction française de l’époque : Georges Contenau,
Épopée de Gilgamesh). Ce fut une révélation.
J’ai lu l’épopée de Gilgamesh dans quatre ou cinq
traductions françaises et dans plus d’une demi-douzaine de
traductions en anglais. Les récits épiques de l’humanité ne me
sont pas étrangers (Le Temps des héros, Bouquin/Robert
Laffont, 2014). Ma dernière rencontre avec Gilgamesh date de
2017. Un soir, où nous errions en voiture vers deux heures du
matin à Buenos Aires avec un neveu argentin, je lui ai dit
« stop ! », je venais de voir au fronton d’un café : La taverna
de Gilgamesh. C’était stupéfiant. Elle était fermée. Le
lendemain j’appris que celui qui en avait été le propriétaire
était un chrétien d’Irak. Il avait, dans la malle de ses rêves,
transporté, à cinq mille années et près de quinze mille
kilomètres d’Uruk, le souvenir toujours vif de Gilgamesh.

Le genre épique se retrouve à la genèse de la plupart


des littératures du monde. Une fois ordonné l’univers,
désignés les dieux, et imaginé la naissance de l’espèce
humaine, il faut aux sociétés un modèle héroïque auquel se
conformer, car l’histoire est rude. Ce modèle est fondé sur le
courage, vertu majeure afin de défendre le groupe et indiquer
un savoir-vivre et un savoir-mourir. Peu de choses plus
étrangères (sauf au cinéma américain) dans nos sociétés
occidentales que ce modèle, aujourd’hui remplacé par un post-
héroïsme fondé sur l’obsession de la sécurité, le consumérisme
et la sensiblerie. Le tragique, comme l’a démontré la Covid-
19, étant, pour nous Occidentaux, jusque-là réservé aux autres
sociétés.
Gilgamesh dans la première partie du récit correspond au
modèle même du héros épique cherchant la gloire afin
d’inscrire son nom pour les siècles des siècles. Mais dans la
seconde partie, après la mort de son compagnon bien-aimé,
l’épopée cesse d’être guerrière pour devenir une quête
métaphysique débouchant sur des thèmes plus graves et plus
essentiels. Cette richesse dans un récit aussi court et aussi
ancien place Gilgamesh comme le premier des chefs-d’œuvre
des littératures du monde.

L’espèce humaine a pour destin de savourer ce qui se peut


en un bref espace, de satisfaire ses désirs et de tenter d’épuiser
ses rêves.
TABLETTE I

Il y avait et il n’y avait pas,


ainsi commencent les récits en Orient,
Il y avait et il n’y avait pas,
c’est l’espace du rêve, l’espace du conte.
En ce temps-là,
longtemps après les cavernes marquées d’empreintes de mains
aveugles,
longtemps après les fragments retrouvés de glaise durcis,
commence la première légende inscrite
découverte, il n’y a guère, au pays des deux fleuves
ainsi que des tablettes, conservés dans des pays voisins,
témoignant de la toute première histoire écrite au monde.
Ceci se passait bien avant l’apparition du Dieu unique
qui aurait créé l’Univers, ordonné le chaos, édicté les lois.
Prologue

Voici celui qui parcourut le monde,


pénétra tous les lieux,
scruta tous les mystères,
goûta toutes les joies,
subit tous les désespoirs
et qui a percé un savoir plus ancien que le Déluge.
À son retour, brisé, mais chargé de savoir,
il a gravé son destin dans la pierre
restauré l’Eanna, demeure d’Ishtar,
que nul roi ne peut égaler.

Monte sur le rempart d’Uruk,


il est bâti de briques cuites,
ses fondements ne peuvent être sapés.
Tourne-toi à présent vers la ville à tes pieds,
contemple ses jardins, ses vergers,
les temples, les places, les marchés prospères,
découvre à ton tour comment Gilgamesh, le roi d’Uruk,
a conduit son destin et a tout accompli.

En ce temps-là, régnait à Uruk, ceint de murailles,


un despote nommé Gilgamesh, célèbre pour sa force,
qui terrorisait ses sujets dont nul ne pouvait l’affronter,
tandis qu’il exerçait sa tyrannie sexuelle dans la cité
à la consternation des habitants d’Uruk.
Gilgamesh est très jeune et très ardent,
il satisfaisait tous ses désirs assuré de l’impunité,
il régnait sur la cité
car il avait offert la sécurité à ses sujets
en érigeant les remparts d’Uruk,
un exploit unique.
Gilgamesh surpasse tous les autres souverains ;
il est célèbre par sa stature
il est le chef d’Uruk,
tel un taureau sauvage qui charge.
Il est en tête de l’avant-garde
et affronte l’adversaire comme une tornade furieuse
s’abattant sur les obstacles.
Fils de Lugalbanba, Gilgamesh est d’une force prodigieuse
et sa mère est Ninsun, la sublime,
aussi est-il sûr de lui-même.
Il peut forcer les passes en montagne,
traverser l’océan jusqu’au soleil levant,

il peut rejoindre Utanapishtim, le Lointain,


l’unique détenteur de la vie éternelle.
Il peut restaurer les lieux saints détruits par le Déluge.
Qui peut comme Gilgamesh s’exclamer : Je suis roi !
Car il était déjà désigné tel, au jour de sa naissance,
un tiers de lui-même était mortel et deux tiers divins,
ainsi fut-il conçu et comblé de tous les dons.
Il était sans égal.
Mais il abusait de sa force.
Il n’y a pas de fille qu’il laisse à sa mère.
Il n’y a pas de fils qu’il laisse à son père,
sa puissance et ses pulsions régnaient sur la cité.
Les dieux entendaient sans cesse les plaintes de ses sujets,
ils se décidèrent à créer un berger dans la steppe,
afin qu’il affronte Gilgamesh,
robuste et velu avec de longs cheveux comme une femme,
des cheveux drus comme l’orge des champs,
qui se nourrissait d’herbe comme ses bêtes,
buvait l’eau fraîche pour étancher sa soif
et rattrapait les gazelles à la course tant il était rapide.

Un chasseur, un homme d’affût,


le rencontra le premier devant un point d’eau
avec son troupeau.
Le berger regarda le chasseur avec hostilité
Ce dernier raconta plus tard à son père :
« Un colosse se pavane sur la steppe
avec ses bêtes.
Il dirige ses pas vers les points d’eau.
Je n’ose approcher de lui.
Il a comblé les fossés que j’avais creusés,
arraché les pièges que j’avais tendus.
Il ne me laisse pas chasser dans la steppe. »
Son père lui conseilla d’aller trouver Gilgamesh
Et de lui conter sa rencontre.

Une autre version, plus populaire, conte que l’assemblée des


Anciens,
ceux chargés de savoir, se réunit un jour,

pour mettre fin aux excès de Gilgamesh


celui qui ne laissait aucune jeune fille à sa mère,
aucun jeune garçon à son père.
« Comment, dit l’un des sages portant barbe grise,
comment réfréner Gilgamesh,
personne dans Uruk ne peut se mesurer à lui… »
Un vieillard prit la parole :
« Mon fils, qui est chasseur,
a vu à plusieurs reprises, de l’autre côté du fleuve,
un berger aux allures de colosse,
velu comme l’herbe drue
qui court plus vite que son troupeau.
Il faudrait pouvoir l’aborder,
mais sa vue inspire la terreur. »
Un troisième vieillard, le plus sagace, prit à son tour la parole :
« En ce cas, je ne vois qu’une solution :
Il faut lui envoyer Shamaht la courtisane,
celle qui sait charmer les hommes dès qu’elle paraît.
Qu’elle aille le rencontrer dans ses plus beaux atours,

qu’elle se montre à lui


et prenne son souffle… »
Quelques Anciens se rendirent auprès de Shamaht,
belle comme une prêtresse de l’amour,
et demandèrent son aide.
Celle-ci consentit à séduire le berger.
Le chasseur la guiderait jusqu’au point d’eau
où le berger menait son troupeau.
Elle revêtit sa plus belle robe, retenue par une ceinture à
boucle d’argent,
passa à son poignet un bracelet de lapis-lazuli,
souligna ses yeux d’un trait léger
et suivit le chasseur.
Ils marchèrent trois journées jusqu’à ce que le chasseur dise :
« C’est là qu’il fait boire son troupeau, adieu. »
Shamaht attendit jusqu’à l’aube l’arrivée de la harde
qui s’approcha de l’eau afin de s’abreuver
et derrière ses bêtes, d’un pas rapide, marchait le berger aux
larges épaules.
Il s’arrêta net, lorsqu’il vit la personne se trouvant au point
d’eau.
Celle-ci, sans crainte, regardait le berger à la longue chevelure
puis, elle sourit

et son visage fut comme un charme en mouvement.


Interloqué, le berger s’approcha un peu pour mieux la
détailler ;
il la regardait des pieds à la tête, troublé,
ses cheveux noirs étaient recouverts d’un voile léger,
ses yeux semblaient verts sous ses longs cils,
elle battit des paupières, une fois ou deux, en le regardant de
côté.
Elle portait une robe retenue par une ceinture à boucle d’argent
chaque fois qu’elle respirait, on remarquait la courbe de sa
poitrine.
Le berger était dans le saisissement :
jamais il n’avait rien vu d’aussi gracieux.
Ses yeux étaient plus beaux que ceux d’une gazelle
et à travers les cils, ils semblaient transmettre un message.
Lui, qui n’avait connu que ses bêtes,
il découvrait une femme.
Ses pieds étaient nus, elle avait retiré ses sandales.
Il regarda longuement ses petits pieds dorés
et il eut envie d’y poser sa bouche tant ils étaient ravissants.
Interdit, le berger à la longue chevelure la regardait, fasciné.
Se pouvait-il qu’il existât une créature aussi émouvante ?
Un souffle de vent souleva le voile qui couvrait ses cheveux ;

pour le remettre, la femme leva un bras


et le berger aperçut la masse sombre de son aisselle.
Sa gorge se serra.
Elle remarqua l’émotion qui traversait la gorge du berger
et bougea avec lenteur afin de se mettre de côté,
la robe soulignait la courbe de ses reins.
Shamaht ressentit que l’émotion du berger
gagnait le creux de ses cuisses.
Aucun des deux n’ouvrit la bouche pour dire un mot.
Tout se passait avec, du côté de la femme, une lenteur calculée
tandis que le berger chaviré
se sentait comme ces grands poissons de l’Euphrate
que les pêcheurs ramènent doucement pour ne pas les perdre…
Alors Shamaht dégrafa sa ceinture d’argent
et sa robe s’ouvrit, dévoilant son corps :
ses seins menus, ses longues cuisses pleines,
son ventre, où éclatait le noir crêpelé et dru de sa toison.
Le berger la contempla en silence
il eut le sentiment que tout son être
se portait à l’extrémité de son ventre.
Shamaht se tourna et montra la cambrure de ses fesses.
Et le berger s’approcha, mit ses mains sur ses hanches

et la courba jusqu’à ce qu’elle eut les genoux à terre.


Et durant six jours et sept nuits
le berger connut tout ce qui se pouvait connaître du corps de
Shamaht,
celle qui savait charmer les hommes dès qu’elle paraissait…

Après six jours et sept nuits d’étreintes,


Shamaht, sans nul doute, avait épuisé le souffle du berger.
Le berger qui se nommait Enkidu,
Ayant satisfait son désir, s’en retourna vers son troupeau.
Mais ses bêtes s’écartèrent, Enkidu n’avait plus la même
odeur.
Les gazelles se mirent à fuir les premières,
suivies bientôt par les plus rapides des animaux.
Enkidu s’engagea à leur poursuite,
mais il dut se rendre à l’évidence,
ses genoux ne répondaient plus à son élan.
Enkidu fut atterré, son corps était comme lié.
Enkidu découvrit qu’il ne pouvait plus courir aussi vite
depuis qu’il avait connu le corps de Shamaht.

Il revint vers elle et la regarda,


elle l’incita à s’asseoir et se mit contre lui,
Enkidu était désireux de l’écouter,
il s’assit à ses pieds,
leva les yeux pour voir son visage sans dire mot
en attendant qu’elle parle.
Shamaht posa ses mains sur la tête d’Enkidu
et caressa doucement sa chevelure.
« Sais-tu, Enkidu, dit-elle, que tu es beau comme un dieu ?
Pourquoi rester dans la steppe avec tes bêtes ?
Tiens, dit-elle, abreuve-toi. »
Et elle lui fit boire de la bière.
« Et maintenant prends ce pain et mange-le. »
Ainsi Shamaht apprit-elle à Enkidu à devenir humain.
TABLETTE II

Ainsi, par cette rencontre avec Shamaht où il connut le désir,


L’accomplissement et le partage de son désir,
Enkidu, qui jusque-là ne buvait que de l’eau,
étancha sa soif avec de la bière.
Lui, qui ne se nourrissait que d’herbe fraîche,
mangea pour la première fois du pain et devint humain,
et quitta la steppe, puisque son troupeau ne le reconnaissait
plus.

« Laisse-moi te guider vers les remparts d’Uruk, dit Shamaht


tu y verras le temple du dieu du ciel, Anu.
Tu y verras le temple d’Ishtar, déesse de l’amour.
Tout ce que dans la steppe tu ne savais pas,
tu vas l’apprendre.
Tu connaîtras le charme d’Uruk,
une cité où l’on sait faire la fête,
et célébrer le temps qui passe.
Par-dessus tout, tu vas rencontrer le valeureux Gilgamesh
tu le regarderas, tu contempleras son visage,
il resplendit de vaillance,
le désir de volupté emplit son corps,
il respire l’ardeur de vivre,
il ne dort ni de jour ni de nuit.
C’est à Uruk que réside Gilgamesh plein de force
Tu le serreras dans tes bras comme on fait d’une épouse.
Il est celui qui a construit les remparts d’Uruk
La cité non loin de l’Euphrate. »
Alors Enkidu prit la parole :
« Viens Shamaht, escorte-moi jusqu’aux temples d’Anu et
d’Ishtar
dans Uruk où règne Gilgamesh
qui est si fort qu’il pense n’avoir pas d’égal.
Comme un taureau sauvage, il règne sur les jeunes hommes.
Je veux l’affronter,
je veux qu’il connaisse ma force.
celui qui est né dans la steppe ne craint personne. »
Shamaht répondit : « Viens Enkidu, suis-moi jusqu’aux
remparts d’Uruk.
Sais-tu que tu as encore beaucoup à apprendre ?
Laisse-moi te montrer Gilgamesh ! Il est le plus viril des
hommes,
sa vigueur est extrême, son corps de proportion superbe,
il s’active de jour et de nuit tel un fauve en mouvement.
Et toi, tu es tout comme lui
Tu l’aimeras comme toi-même.

Gilgamesh est protégé du dieu du soleil, Shamash.


Anu, dieu du ciel, Enlil dieu de la terre, Ea dieu de la sagesse
ont ouvert son esprit et l’ont doté de savoir,
tandis que toi tu t’en viens de la steppe… »
Pendant ce temps-là
Gilgamesh confiait à sa mère le rêve qu’il venait de faire.
« Mère, j’ai rêvé la nuit dernière
que quelque chose de pesant tombait sur moi,
j’ai tenté de le soulever, c’était trop lourd ;
j’ai essayé de le bouger et n’y suis pas parvenu.
Les gens d’Uruk formaient un cercle, attentifs.
Enfin je l’ai pris dans mes bras, comme on enlace une épouse,
je l’ai couvert de caresses,
et je rêvais que je te l’apportais, le déposais à tes pieds
et que tu en faisais mon compagnon. »
La mère de Gilgamesh, Ninsun, la sublime,
sage et avisée qui comprenait tout, dit à son fils :
« Ce que tu ne pouvais soulever

mais que tu as déposé devant moi,


que tu aurais voulu caresser comme une femme,
signifie que viendra vers toi un compagnon
fort et vaillant, tu l’aimeras et le caresseras ;
il est puissant et te sauvera la vie plus d’une fois.
Il ne t’abandonnera jamais. »
Gilgamesh dit à sa mère : « Que la volonté d’Enlil
s’accomplisse,
je veux un ami qui soit mon conseiller,
comme conseiller je veux un ami. »
Tandis que Shamaht et Enkidu approchaient d’Uruk,
des habitants de la cité les rencontrèrent.
Ils dirent : « Cet homme a la même stature que Gilgamesh,
sans doute est-il né dans la steppe.
Il est vraiment d’une force imposante. »
Ils offrirent à Enkidu de la bière et du pain.
Celui-ci mangea le pain qui nourrit,
but la bière, coutume du pays.

Il mangea le pain jusqu’à ce qu’il fût rassasié


Il but la bière
Il en but sept fois
Son esprit se délia
Son corps fut rempli de bien-être.
Shamaht frictionna son corps hirsute,
lui frotta la peau d’herbes aromatiques
et le revêtit de vêtements.
Quand tous deux entrèrent dans Uruk,
la foule entoura Enkidu.
« Il a la stature de Gilgamesh,
plus petit peut-être mais plus trapu. »
On s’extasiait en le regardant.
« Sans-doute a-t-il bu le lait des bêtes sauvages. »
Et personne n’osait l’approcher.
Alors parut Gilgamesh.
Sur la grand-place la foule forma un cercle.
Les deux colosses se firent face
et après quelques feintes
ils se jetèrent l’un sur l’autre
ils s’empoignèrent comme des taureaux sauvages,
ils se heurtaient violement aux murs
Et tentaient de se déséquilibrer.

Rude fut le combat,


la foule était muette et comme fascinée,
jamais on n’avait assisté à une telle empoignade.
L’issue paraissait incertaine tandis que le combat se
prolongeait.
Mais Gilgamesh, soudain, fit trébucher Enkidu,
il parvint à le mettre à terre
épaules contre le sol
et le maintint ainsi en pesant de son genou.
Il avait triomphé.
« Tu es le plus fort », dit Enkidu d’un souffle.
Alors ils se donnèrent longuement l’accolade
et ils devinrent amis.
Leur amitié les rendit très proches.
Ceci se passait en un temps
où personne n’avait condamné ce que la Bible reprochera à
Onan1,
ce que la Bible réprouvera des relations entre David et
Jonathan2.
Enkidu ne se connaissait ni père ni mère,
il confia cela à son ami Gilgamesh
et en disant ces mots, il eut des larmes aux yeux
et Gilgamesh le consola.

1. Genèse.
2. Samuel, I et II.

Puis lui prenant la main, il dit à Enkidu :


« Maintenant que nous sommes liés, écoute ce que j’ai à dire.
Dans la forêt des cèdres, à bien des jours de marche
il y a un géant nommé Humbaba,
le gardien de la forêt des cèdres.
Il possède des rivières de lapis-lazuli, d’un bleu inoubliable.
Son souffle est féroce, personne ne l’a défié.
Moi-même, du temps où j’étais seul,
je rêvais de l’affronter mais ne pouvais l’emporter.
À nous deux nous pourrions le vaincre.
Nous pourrions rapporter des lapis-lazulis
nous pourrions rapporter du bois de cèdre.
Toi et moi, ensemble, nous pouvons l’affronter. »
« C’est folie, dit Enkidu. Ce monstre est terrible.
Quand je vivais avec mes bêtes j’ai approché la forêt des
cèdres :
les hurlements d’Humbaba sont terrifiants.
Son souffle exhale la mort,
tu veux vraiment l’affronter ? C’est folie. »
Gilgamesh répondit : « Je veux l’affronter.
Et toi ? Qu’est devenue ta bravoure ?

Je marcherai le premier, ne crains rien.


Si je triomphe, on se souviendra de mon nom.
Si je succombe, on se souviendra de mon nom.
On dira Gilgamesh qui affronta le terrible Humbaba.
Toi qui es né dans la steppe,
tu savais que faire,
devant un fauve bondissant sur toi,
tu connais le combat.
Viens, n’hésite plus, viens, mon ami,
allons chez les forgerons
nous procurer des haches et des épées pour accomplir notre
dessein. »
Et les forgerons pour nos deux amis,
forgèrent des haches lourdes et tranchantes
et des épées au fil sans défaut
afin de combattre Humbaba le terrible.

Gilgamesh alors s’adressa à l’assemblée des Anciens :


« Je vais combattre Humbaba avec mon ami Enkidu.
Je vais rapporter des lapis-lazulis. Je veux rapporter un cèdre.
J’inscrirais mon nom dans toutes les mémoires. »
Puis, il s’adressa aux jeunes hommes d’Uruk :

« Souhaitez-moi de revenir de cette expédition,


que je puisse au printemps fêter avec vous l’année nouvelle. »
Enkidu cependant s’adressa à l’assemblée des Anciens
« Dites-lui de ne pas aller à la forêt des cèdres,
il ne faut pas entreprendre ce voyage,
Humbaba est trop redoutable,
Il inspire la terreur. »
Et ceux aux barbes grises dirent à Gilgamesh :
« Tu es bien jeune, Gilgamesh, tu es trop impétueux.
Tu ne sais pas ce que tu fais,
tu n’imagines pas ce que tu vas entreprendre.
Humbaba sème la mort, nul ne peut l’affronter. »
Gilgamesh, après avoir entendu ce discours, se tourna vers
Enkidu
et dit : « Alors tu as peur de mourir ? »
TABLETTE III

Ne pouvant convaincre Gilgamesh,


les Anciens lui prodiguèrent des conseils :
« Ne te fie pas à ta force seulement,
Enkidu qui connaît la steppe marchera devant toi,
sa présence te protégera ;
il connaît la route qui mène à la forêt des cèdres,
il est vaillant, il s’est beaucoup battu,
et il a toujours triomphé.
Il te protégera, il est ton compagnon. »
Alors Gilgamesh et Enkidu se rendirent au temple de Ninsun,
la mère de Gilgamesh, celle que l’on dénommait la sublime.
Gilgamesh s’adressa à sa mère :
« Ô, Ninsun, je me rends fort loin, là où se trouve Humbaba,
livrer un combat incertain,
donne-moi ta bénédiction que j’accomplisse mon voyage,
afin que je revoie ton visage à mon retour,
que je puisse de nouveau franchir les remparts d’Uruk,

que je puisse, au printemps prochain, célébrer l’année


nouvelle. »
Ninsun, la sublime,
fut attristée d’entendre les paroles de son fils.
Elle monta sur la terrasse,
tendit les paumes vers le ciel
et murmura une prière à Shamash le dieu du soleil :
« Pourquoi, dit-elle, as-tu donné à mon fils un cœur sans
repos ?
Voilà qu’il se met en route pour la forêt d’Humbaba
afin de livrer un combat incertain.
Protège-le jusqu’à la forêt des cèdres,
protège-le jusqu’à ce qu’il triomphe du terrible Humbaba,
protège-le jour et nuit…
Tandis que Gilgamesh chemine vers la forêt des cèdres,
que les jours soient longs, les nuits courtes,
qu’il puisse toujours trouver un lieu afin de dormir en sécurité.
Et lorsque Gilgamesh et Enkidu rencontreront Humbaba,
fais lever, ô Shamash, des vents violents contre Humbaba,
des tornades qui s’abattent sur son visage,
afin qu’il ne puisse ni avancer ni retraiter.
Fais que les armes de Gilgamesh puissent frapper Humbaba. »

Puis Ninsun, la sublime, après avoir adressé sa prière,


Ninsun sage et avisée, qui comprenait toute chose,
redescendit de la terrasse et s’adressa à Enkidu :
« Puissant Enkidu, bien que tu ne sois pas issu de mon ventre
désormais considère-toi comme un fils adopté. »
Et elle mit un bras autour du cou d’Enkidu.

Gilgamesh et Enkidu firent leurs préparatifs,


reçurent les vœux des Anciens
et Enkidu ne souleva plus d’objections.
« Revenez sains et saufs à Uruk, dirent les Anciens.
Gilgamesh, ne surestime pas ta force.
Sois aux aguets.
Celui qui avance le premier protège son compagnon.
Que celui qui connaît le chemin protège son ami.
Laisse Enkidu te précéder,
il connaît la route qui mène à la forêt des cèdres.
Il a déjà combattu avec succès.

Nous espérons vous revoir tous deux


au printemps pour accueillir la nouvelle année. »
Et les Anciens, non loin des remparts dirent encore :
« Gilgamesh ne surestime pas ta force.
Sois aux aguets,
prends garde à toi
laisse Enkidu te précéder, il te protégera,
il connaît le chemin, il l’a déjà parcouru.
Il sait comment atteindre la forêt des cèdres,
il connaît les pièges d’Humbaba.
Puissiez-vous toujours disposer d’eau pure dans votre gourde.
Que Shamash vous aide à triompher ! »
Et les deux compagnons s’en furent.

Ce fut une très longue marche


où des dizaines de lieues s’ajoutaient à d’autres dizaines,
tandis que les deux compagnons allaient d’un pas rapide.
Chaque nuit, Enkidu traçait un cercle magique
autour de Gilgamesh
afin qu’il dorme en sécurité.
Mais aucun cercle ne protège des rêves,
et à plusieurs reprises Gilgamesh fut assailli de rêves.
Ils avaient beaucoup et vite marché,
couvert une distance considérable
et approchaient du Mont Liban tandis que la nuit tombait.
Enkidu traça le cercle magique pour son ami.
Au coucher du soleil, ils creusèrent un puits pour avoir de
l’eau pure ;
Ils burent et remplirent leurs gourdes de cuir,
puis se restaurèrent.
Et Gilgamesh prononça : « Ô montagne, accorde-moi un rêve
favorable. »
Gilgamesh s’endormit, Enkidu non loin de lui.
Il s’éveilla au milieu de la nuit, se leva, réveilla son
compagnon

et dit : « M’as-tu appelé ? Pourquoi me suis-je réveillé ?


Pourquoi ai-je comme un malaise ?
Mon corps tremble…
J’ai fait un rêve, mon ami, et ce rêve m’a inquiété.
J’ai eu le sentiment que la montagne s’effondrait,
et qu’elle nous écrasait. »
Enkidu le rassura : « Ce rêve est au contraire favorable.
La montagne que tu as vue est en fait Humbaba
et ce rêve signifie que comme elle, il va tomber,
et nous allons le tuer.
Puis nous jetterons son corps inerte sur le champ de bataille,
Shamash est à nos côtés. »
Longtemps ils cheminèrent d’un pas rapide,
se restaurant chaque jour,
ils creusèrent un puits,
emplissant d’eau pure leur gourde de peau.
Ils firent une étape considérable
qui dura plusieurs semaines
et arrivèrent au pied du Mont Liban.
Au coucher du soleil ils creusèrent un puits
et purent à nouveau emplir leur gourde d’eau pure.
Gilgamesh s’approcha de la montagne et afin de se reposer,

traça un cercle pour dormir en sécurité


puis dit : « Ô montagne, accorde-moi un rêve favorable. »
Enkidu reposait auprès de lui.
Au milieu de la nuit Gilgamesh brutalement s’éveilla,
se leva et dit à son ami :
« Mon ami m’as-tu appelé ?
Pourquoi me suis-je réveillé ?
Ne m’as-tu pas touché ?
Pourquoi ai-je un mauvais sentiment ?
Pourquoi ai-je ce tremblement ?
Mon ami j’ai fait un second rêve,
il y avait une montagne inquiétante,
elle m’a renversé,
j’ai ressenti une vive douleur.
Un jeune homme est apparu
et m’a remis debout.
Il m’a donné à boire et a dissipé ma peur. »
Enkidu le rassura : « C’est un songe favorable.
La montagne est le terrible Humbaba,
par bonheur tu as été secouru.

Et son sauveur, c’est le dieu Shamash. »


Après avoir longuement cheminé
Gilgamesh eut un troisième rêve,
il avait beau être au centre du cercle qui protège,
son inquiétude avant de rencontrer Humbaba
ne cessait d’agiter son cœur et son sommeil.
L’angoisse se glissait dans le sommeil et ne laissait de repos.
Gilgamesh en vint à craindre de s’endormir :
il appréhendait ses rêves chargés de menaces.
L’obscurité de la nuit,
le son du vent parmi les arbres,
les bruits insolites
l’empêchaient de s’endormir, malgré la fatigue.
Puis il sombrait et à nouveau revenaient des rêves inquiétants
que chaque fois, son ami Enkidu, déclarait favorables.
Il fit un dernier rêve,
plus effrayant que les trois autres.
Il vit un oiseau à tête de lion
la gueule ouverte qui du ciel fondait sur eux
comme un nuage contre lequel on ne peut rien.
Il était terrifié.
Il sentit le feu du souffle de la bête l’envahir
il ne pouvait plus bouger.
Mais un homme puissant attrapa l’oiseau par les ailes
et le précipita au sol.
« Je me suis réveillé, le corps tout en sueur », dit Gilgamesh.
Enkidu prit la parole :
« L’oiseau à tête de lion qui fondait sur nous
n’est autre qu’Humbaba
et l’homme qui nous a sauvés est Shamash, le dieu du soleil. »
De cauchemar en cauchemar,
Gilgamesh arriva à l’orée de la forêt des cèdres,
il connut enfin un rêve qui paraissait favorable.
« Il y avait un taureau sauvage dans la steppe de mon rêve,
je me suis mis à genoux devant lui,
il me prit contre lui et me donna à boire. »
Enkidu lui dit : « Le taureau sauvage n’est autre que Shamash.
Il t’aidera dans le besoin
et celui qui t’a donné de l’eau pure est ton père, Lugalbanda.
Tu n’as rien à craindre,
nous allons nous aider l’un l’autre.
Nous allons accomplir un exploit sans pareil. »

Et ils entrèrent tous deux dans la forêt des cèdres.


Ils entendirent alors le tonnerre de la voix d’Humbaba.
Gilgamesh murmura : « Allons ensemble, tu me couvriras, je
te couvrirai,
nous allons établir notre gloire jusqu’à la fin des temps. »
Et ils cessèrent de parler pour prêter attention au moindre
bruit.
TABLETTE V

Imposante était la forêt des cèdres.


Le cèdre dégage un sentiment de puissance
et les deux amis, silencieux, eurent la sensation d’entrer
dans un temple de verdure épaisse porté par des épaules de
géant.
Il y régnait une ombre inquiétante
et c’est gorge serrée,
que Gilgamesh et Enkidu avançaient sans bruit,
tous deux aux aguets,
remplis d’appréhension,
le cœur battant.
Enkidu connut un moment de panique,
son cœur fléchit,
Mais Gilgamesh lui rappela qu’ils ne pouvaient vaincre
qu’ensemble.
Humbaba parut soudain,
immense, d’une arrogance tranchante :
« Pourquoi êtes-vous venus mordre la poussière ?
Toi, Enkidu, qui ne connais même pas ton père,
toi qui n’as pas bu le lait de ta mère,
te voilà protégeant Gilgamesh dont je vais briser la nuque.
Vos corps seront dévorés par les charognards ! »
Nos deux amis se regardèrent
sans un mot ils se lancèrent sur Humbaba
et le prirent par surprise,

tandis que Shamash qu’avait invoqué Ninsun


fit souffler des vents violents paralysant Humbaba,
qui ne pouvait ni avancer, ni reculer.
Gilgamesh le frappa de sa pesante hache
et le blessa gravement.
Humbaba tomba
et se tournant vers Gilgamesh le supplia de l’épargner.
Il implorait sa clémence
et Gilgamesh fléchissait, sensible aux plaintes d’Humbaba.
Alors Enkidu intervint : « Ne te laisse pas attendrir,
n’écoute pas ce qu’il dit. »
Humbaba, habilement, se tourna vers Enkidu :
« Je sais que je t’ai blessé en disant que tu n’avais ni père ni
mère,
mais je t’en prie, demande à Gilgamesh de me laisser la vie. »
Enkidu s’adressa alors à Gilgamesh :
« Souviens-toi qu’Humbaba est le gardien de la forêt des
cèdres,
et qu’il n’a fait que tuer tout au long de sa vie.
Comment peux-tu faire confiance à ce monstre ?
Achève-le avant que plus tard, il ne se venge.
Allons, forge ta réputation pour les siècles des siècles :
Gilgamesh qui triompha du terrible Humbaba ! »

Humbaba demanda merci une dernière fois,


mais Enkidu dit à Gilgamesh : « Achève-le.
Tu le regretteras si tu ne le fais pas,
forge ta réputation pour toujours.
Gilgamesh qui triompha d’Humbaba ! »
Celui-ci se sentit condamné.
« Puissiez-vous ne jamais connaître de vieux jours.
Je vous maudis », dit-il
Et Gilgamesh acheva Humbaba d’un coup de hache sur la
nuque.
Ainsi mourut le monstre qui gardait la forêt des cèdres
et tuait ceux qui voulaient y pénétrer.
Alors Enkidu coupa un cèdre
afin d’en faire une porte imposante
et la fit descendre au fil de l’Euphrate
afin de satisfaire Enlil à Nippur où se trouve son temple.
Ainsi mourut le monstre qui gardait la forêt de cèdres
et en interdisait l’entrée.
TABLETTE VI

Au terme de cet affrontement victorieux,


avec l’aide de Shamash, le dieu du soleil,
qui fit souffler un vent dévastateur paralysant Humbaba,
Gilgamesh fit ses ablutions,
se coiffa, revêtit des vêtements propres et ceignit sa couronne
royale.
Ishtar, la déesse de l’amour et de la guerre parut devant lui,
jeta les yeux sur la beauté de Gilgamesh
et lui tint ce langage :
« Comme tu es resplendissant, Gilgamesh,
Fais-moi présent de ton amour,
ne veux-tu point m’épouser ?
Sois mon époux je veux être ta femme.
Je t’offrirais un chariot chargé d’or et de lapis-lazulis.
Tu y attelleras de grands chevaux.
Ainsi rentreras-tu dans notre demeure embaumée de cèdre.
Les rois, les princes et les nobles te rendront hommage.
Ils t’apporteront des présents
et les gens de la montagne et de la plaine
t’apporteront tributs.

Tu seras comblé. »
Gilgamesh répondit à Ishtar : « Si je t’épouse quel sera mon
sort ?
Lequel de tes amants as-tu gardé ?
Tu es comme un portail qui ne protège ni du vent ni du froid.
Tu n’es qu’un palais qui a déjà été pillé.
Un piège dissimulant la traîtrise.
Le bélier qui détruit un rempart pour aider l’ennemi.
Tu es comme une demeure qui en écrase l’occupant.
Je pourrais faire le décompte de tes amants successifs.
Tu les as tous misérablement abandonnés.
Souviens-toi de Dumuzi,
qui était fou de toi et que tu as relégué aux enfers.
Tu as aimé le berger qui sans cesse répandait pour toi l’encens
et chaque jour t’offrait en sacrifice des chevreaux.
Tu l’as frappé et tu l’as transformé en chacal
Et maintenant ses chiens lui donnent la chasse.
Souviens-toi du jardinier de ton père
qui ne te voulait point et que tu as transformé en corbeau,
et tant d’autres…
Quant à moi, dont tu te dis amoureuse,
je connais trop bien le sort que tu me réserveras,

lorsque tu ne voudras plus de moi. »


Quand Ishtar entendit ce discours, elle fut terriblement
courroucée,
jamais elle n’avait connu pareille humiliation.
Furieuse, elle monta au ciel
et parut en larmes devant son père Anu, le dieu des cieux.
« Père, dit-elle entre deux sanglots,
Gilgamesh m’a gravement offensée,
il m’a insultée, il m’a abreuvée d’injures. »
Anu le dieu du ciel dit : « Ne l’as-tu point provoqué ? »
« Je lui ai proposé de m’épouser, il m’a éconduite.
Père je t’en prie, confie-moi le Taureau céleste afin qu’il me
venge. »
« En ce cas, tu devras pourvoir aux besoins des habitants
d’Uruk,
la cité de Gilgamesh », dit Anu.
Ishtar répondit : « Je prendrai soin d’eux,
mais confie-moi, père, le Taureau céleste afin que je me
venge. »
Et son père lui confia le Taureau céleste.
Ishtar le fit mener à Uruk,
où il répandit la mort.

Avant de l’affronter, Enkidu dit à Gilgamesh :


« Tandis que je l’immobilise en l’attrapant par la queue,
Toi, enfonce ta lame entre les cornes jusqu’à la garde. »

Enkidu parvint à immobiliser le Taureau


Et Gilgamesh enfonça sa lame entre les cornes jusqu’à la
garde.
Après avoir tué le Taureau céleste,
ils offrirent son cœur à Shamash en se prosternant.
Pendant ce temps, Ishtar se rendit sur les remparts d’Uruk,
Exhalant sa colère, elle dit :
« Malédiction sur Gilgamesh
Qui m’a humiliée et a tué le Taureau céleste. »
Enkidu entendit les paroles d’Ishtar.
En signe de dédain, il coupa les oreilles du Taureau
Et les lui lança au visage.
Un affront qu’Ishtar ne pourrait oublier.
Gilgamesh se fit remettre les cornes du Taureau, elles étaient
superbes.
Il alla les montrer à la statue de son père Lugalbanda
et les fit suspendre dans la demeure de ce dernier.
Triomphant, les deux amis se lavèrent les mains dans
l’Euphrate
afin de se purifier,
puis ils revinrent
et paradèrent dans les rues d’Uruk.

Tout le monde les acclamait.


Et tous deux se sentaient glorieux
tandis qu’Ishtar se morfondait, solitaire.
Gilgamesh offrit une fête en son palais
puis les deux amis reposèrent l’un près de l’autre
et au cours de la nuit, durant son sommeil,
Enkidu fit un rêve terrible.
TABLETTE VII

Cet épisode est celui de la mort imposée d’Enkidu.


Était-ce à cause de la malédiction d’Ishtar ?
Ou le courroux du dieu du ciel, Anu ?
Nos deux amis avaient tué le Taureau céleste
Lequel des deux devait payer pour cette mort ?
Enlil, le dieu qui règne sur la terre
et dont le temple est à Nippur,
désigna Enkidu comme victime expiatoire,
malgré Shamash le dieu du soleil,
mais celui-ci n’avait pas la prééminence.
Pour Ishtar, la mort d’Enkidu, le compagnon bien aimé de
Gilgamesh,
était la vengeance la plus douce.
Elle priverait Gilgamesh de l’être auquel il tenait le plus.
Pour les dieux tel Anu qui règne au ciel,
pour Enlil qui règne sur la terre,
peut-être était-ce le choix qui s’imposait :
celui qui doit mourir n’est pas le souverain d’Uruk.
Celui qui doit mourir n’a ni père ni mère,

ce sera ainsi dans la suite des temps.


Celui qui doit mourir n’a pas de naissance ;
celui qui est épargné, depuis sa naissance
sera comblé de bienfaits.
Enkidu, se sachant condamné,
accusa ceux qui lui avaient fait quitter la steppe.
Le chasseur qui l’avait débusqué :
« Que ses chasses soient infructueuses !
Qu’il échoue dans toutes ses entreprises !
Que le sort s’acharne contre lui ! »
Puis il maudit Shamaht qui l’a mené à Uruk :
« Puisses-tu ne jamais connaître la douceur d’un foyer !
Puisses-tu ne jamais avoir d’enfants !
Puisses-tu être méprisée par ceux qui te touchent ! »
Shamash le dieu du soleil entendit les imprécations d’Enkidu :
« Pourquoi maudis-tu celle qui t’a transformé par ses
étreintes ?
Celle qui t’a fait boire de la bière ?
Celle qui t’a nourri de pain ?
Celle qui t’a vêtu ?
Celle qui t’a fait rencontrer Gilgamesh ?

Celle qui t’a ainsi doté d’un frère de sang ? »


Et Enkidu reconnut son erreur :
« Que ma bouche qui t’a maudite, Shamaht,
te rende justice, te loue, et te dise ma reconnaissance.
Puisses-tu être heureuse et dotée de bienfaits,
d’or, d’obsidienne et de lapis. »
Enkidu après un moment de silence
sentit son cœur devenir lourd dans sa poitrine
et s’approchant de Gilgamesh lui confia :
« Sais-tu, mon ami, cette nuit dernière j’ai fait un rêve
troublant.
J’étais entre ciel et terre, perdu.
Il y avait là un homme au visage sombre,
son visage était celui d’un lion,
son corps celui d’un oiseau géant,
ses mains se terminaient par des griffes.
Il m’a saisi par les cheveux, il était trop fort pour moi,
il m’a brutalement frappé et je suis tombé.
Alors je t’ai dit : “Sauve-moi !”
Et tu n’as pu venir à mon secours…
Alors il m’a poussé vers une demeure dépourvue de toute
lumière,

une demeure d’ombre,


la demeure d’où nul ne revient,
où règne la poussière,
où la nourriture est comme l’argile,
le breuvage comme de la boue.
Lorsque j’entrais dans cette demeure de poussière
je vis des têtes couronnées qui jadis régnèrent,
je vis aussi des grands prêtres et leurs acolytes.
Enfin, il y avait Nergal, le gardien du monde souterrain,
Et son épouse Ereshkigal, la déesse de la mort.
À ses pieds, son scribe lui lisait quelque chose,
elle releva la tête, me regarda
et dit : « Qui a mené cet homme ici ? »
Enkidu fut frappé par un mal inconnu,
celui-ci dura près de deux semaines où il fut incapable de
parler.
Une fois il voulut appeler Gilgamesh,
il eût aimé lui dire :
« Tu sais, j’ai craint le combat mais je l’ai mené
et maintenant je me meurs dans un lit. »
Et il s’éteignit.
TABLETTE VIII

Dès la première lueur de l’aube,


Gilgamesh se lamenta sur la mort de son compagnon.
« Enkidu mon ami,
ta mère, la gazelle,
ton père, l’onagre sauvage qui t’a donné au monde,
tes bêtes qui t’ont nourri de leur lait,
qui t’ont fait connaître des lieux pleins d’herbes,
tous et toutes te pleurent jour et nuit.
La douleur m’a assailli, je suis prostré dans l’affliction.
Quel est le sommeil qui t’a accablé ?
Ton visage s’est figé et tu ne m’entends point.
Reviens-moi ! »
Gilgamesh entoure son ami de ses bras
Comme on fait d’une fiancée,
il rugit de douleur comme un lion,
il arrache ses vêtements,
se dépouille de tous ses ornements ;
il dépose sa hache et son épée.

« Que les anciens d’Uruk se lamentent sur toi.


Que la foule bénissant notre départ au combat te pleure.
Que le fleuve sacré, l’Euphrate, te pleure aussi.
Puissent les jeunes hommes d’Uruk se lamenter sur ta perte,
eux qui nous virent triompher du Taureau céleste.
Que Shamaht qui t’a tant appris,
elle qui massait tes membres avec des huiles odorantes,
te pleure à son tour.
Que ceux qui ont fêté nos victoires
te pleurent comme on le fait pour un frère.
Moi Gilgamesh, c’est amèrement que je te pleure, Enkidu.
Oyez, jeunes gens, écoutez-moi,
oyez, vieillards d’Uruk,
je porte le deuil de mon ami Enkidu,
je me lamente telle une pleureuse.
Par la hache qui était contre mon flanc,
par l’épée qui était à ma ceinture
par le bouclier qui me couvrait,
je porte ton deuil.
Un vent mauvais s’est levé

et m’a enlevé mon ami.


Ô mon ami, onagre des montagnes, panthère de la steppe,
Enkidu mon ami,
ferme auprès de moi dans le danger,
ferme contre Humbaba dans la forêt des cèdres,
ferme dans le combat contre le Taureau céleste.
Je suis comme une pleureuse aux funérailles.
Quel est le sommeil qui t’a accablé ?
Reviens-moi ! »
Enkidu toucha le cœur bien-aimé de son ami,
il ne battait plus.
Il caressa le visage de son ami avec tendresse,
tourna autour de son cadavre, comme un lion ;
il allait et venait,
il allait et venait et recommençait
et s’arrachait les cheveux.

Gilgamesh fit une proclamation,


il commanda aux forgerons, aux lapidaires, aux orfèvres :
« Faites une statue de mon ami avec de l’or et du lapis-lazuli
afin qu’il demeure pour toujours. »

« Enkidu, le peuple d’Uruk pour toi versera des larmes


amères.
Quant à moi, maintenant que te voilà mort,
je vais me couvrir d’une peau de lion
et errer dans la steppe. »
Il fit des offrandes aux dieux,
il fit des offrandes à Ereshkigal, déesse du monde d’en bas
et dit : « Accepte mes dons
afin d’accueillir avec bienveillance mon compagnon,
et que tu marches à ses côtés. »
Et il recommença à se lamenter d’avoir, à jamais, perdu l’Ami.
TABLETTE IX

Gilgamesh erre de par la steppe


regrettant amèrement son ami Enkidu.
Chemin faisant il se dit : « Dois-je mourir moi aussi ?
Ne vais-je pas mourir moi aussi comme Enkidu ?
L’effroi est entré dans mes entrailles,
j’ai peur de la mort,
tandis que je rôde dans la steppe
me voici atteint de la peur de mourir.
Je vais me mettre à la recherche d’Utanapishtim,
le seul survivant du Déluge,
Celui qui a pu échapper à la mort. »
À la nuit tombée, Gilgamesh atteignit les passes de la
montagne,
celles par où, chaque jour, se glissait la lumière du soleil,
celles où chaque nuit paraissait l’obscurité.
Il aperçut des lions qui les gardaient et il eut peur.
Il invoqua la lune en lui demandant de le garder sauf.
Cette nuit-là, tandis qu’il reposait, Gilgamesh eut un rêve.
Il n’y a pas de nuit qui ne soit peuplée de rêves.
Il se réveilla et se réjouit d’être vivant,
sa hache à son côté, son épée à la ceinture

et aux premières lueurs de l’aube


il terrassa les lions de la passe.
Tandis que Gilgamesh s’approchait de la passe
il rencontra les hommes scorpions qui en barraient l’entrée.
Gilgamesh les vit, l’effroi assombrit son visage
mais il se ressaisit, ne voulant pas céder à la panique,
et s’approcha des scorpions.
Le scorpion monstrueux héla sa femme et dit :
« Celui qui s’en vient, son corps est comme divin. »
La femme scorpion répondit :
« Deux tiers de son corps sont divins, le troisième est
humain. »
Le scorpion monstrueux dit à Gilgamesh : « Tu ne saurais
passer.
Seul le soleil peut se frayer un chemin durant les douze heures
du jour
et il disparaît durant les douze heures de la nuit. »
La femme du scorpion dit : « Faisons une exception, laissons-
le traverser.
Qu’il aille trouver Utanapishtim, le Lointain. »
Alors le scorpion dit à Gilgamesh :
« Tu n’as que douze heures pour passer de l’autre côté,
au-delà des ténèbres.
Tout dans ce défilé n’est qu’obscurité.

Si tu ne parviens pas à sortir du tunnel


avant le crépuscule,
le soleil te brûlera vif. »
À l’aube, Gilgamesh pénétra dans le défilé
et commença à courir.
Talonné par la crainte de ne point arriver avant le jour,
il courut, courut et courut encore,
sachant que les douze heures fatidiques étaient courtes.
Tandis qu’approchait la douzième heure,
Gilgamesh vit la sortie de la passe,
toujours dans l’obscurité,
avant que le soleil ne se rue dans le tunnel.
TABLETTE X

Gilgamesh, tandis qu’il errait dans la steppe,


aperçut une taverne lointaine et isolée
dont il s’approcha.
Cette taverne était tenue par une femme nommée Siduri.
Celle-ci aperçut le voyageur hirsute aux épaules puissantes
et prit peur.
« Sans doute est-ce un tueur de taureaux sauvages, se dit-elle.
Pourquoi se dirige-t-il vers ma taverne ?
Que peut-il me vouloir ? »
Siduri barricada sa porte et monta sur la terrasse.
Gilgamesh s’approcha de la porte et ne put l’ouvrir.
Apercevant la femme sur la terrasse, il cria :
« Pourquoi as-tu fermé la porte de ta taverne ?
Pourquoi es-tu montée sur la terrasse ?
Si tu n’ouvres pas, je défonce ta porte. »
Et Siduri répondit :
« Avant d’ouvrir la porte, je veux savoir qui tu es,
voilà pourquoi je suis sur la terrasse. »

« Je suis Gilgamesh,
celui qui a tué le géant Humbaba dans la forêt des cèdres.
celui qui a tué le Taureau céleste,
celui qui a tué les lions qui gardaient le défilé. »
Siduri répliqua :
« Si tu es vraiment Gilgamesh,
celui qui a tué Humbaba,
qui gardait la forêt des cèdres,
celui qui a tué le Taureau céleste,
pourquoi es-tu dans cet état ?
Tes joues sont émaciées,
ton visage défait,
ton cœur paraît dévasté,
tes vêtements sont en loques
pourquoi erres-tu dans la steppe couvert d’une peau de lion ? »
Et Gilgamesh répondit :
« Mes joues ne seraient pas creusées,
mon visage défait,
mon cœur en lambeaux,
ni mes vêtements en loques,
mon regard ne paraîtrait pas vide

et je n’aurais pas sur le dos la peau d’un lion


tandis que j’erre sans fin dans la steppe,
si je n’avais perdu l’ami que tant j’aimais,
qui avait, avec moi, partagé toutes les épreuves.
Six jours et sept nuits je n’ai cessé de le pleurer ;
je ne voulais pas qu’on emporte son corps,
je ne voulais pas le voir disparaître,
jusqu’à ce que finalement les vers lui tombent du nez !
Ce qui lui est arrivé m’accable.
J’ai eu peur de la mort,
aussi j’erre dans la steppe.
Pourquoi me préoccuper de mon apparence ?
Comment pourrais-je trouver la paix ?
Je suis en deuil.
L’ami que j’aimais est transformé en argile,
l’ami que j’aimais deviendra poussière.
Ne vais-je pas comme lui m’étendre
et ne jamais pouvoir me relever ?

Et la femme prononça ces mots :


« Gilgamesh pourquoi erres-tu ainsi ?
Tu ne trouveras point la vie éternelle.

Quand les dieux ont créé l’humanité,


c’est la mort qu’ils lui ont réservée,
La vie, ils l’ont conservée pour eux-mêmes… »

« Que dis-tu, femme ?


Mon cœur est brisé par la perte de mon ami,
indique-moi le chemin pour rejoindre Utanapishtim, le
Lointain.
S’il le faut je traverserai la mer,
sinon je continuerai d’errer dans la steppe. »
La femme le mit en garde :
« Gilgamesh, jamais personne n’a traversé la mer.
Seul le vaillant Shamash, le dieu du soleil, peut traverser la
mer.
Hors le soleil, qui peut traverser la mer ?
Il faut franchir les flots de la mort que l’on ne saurait passer.
Que feras-tu, Gilgamesh, lorsque tu atteindras les flots de la
mort ?
Cependant Utanapishtim a un nocher qui se nomme Ur-
Shanabi
Celui-ci peut te mener à lui.
Va le trouver, s’il y consent, traverse la mer avec lui, sinon
renonce. »
Gilgamesh se mit à la recherche du nocher.
Et quand il le trouva, il se fit connaître :
« Je m’appelle Gilgamesh,
je suis celui qui vient d’Uruk,
celui qui a traversé la montagne à travers laquelle le jour
paraît,
mène-moi à Utanapishtim, le Lointain.

Que faut-il faire pour cela ?


Je veux traverser la mer
Au lieu d’errer dans la steppe. »
Gilgamesh, dans sa rage,
brisa les objets de pierre qui assurent la sécurité du bateau
afin de franchir les eaux de la mort
et les jeta dans la mer.
Alors le nocher lui dit :
« Dans ta fureur,
tu as mis en pièces les objets qui protègent des eaux de la
mort,
maintenant prends ta hache,
coupe les perches nombreuses,
et porte-les sur le bateau. »
Et ils embarquèrent.
Ils voguèrent sur la mer plusieurs jours,
jusqu’au lieu où l’on rencontre les flots de la mort
et le nocher lui révéla comment éviter les eaux de la mort.
Et Gilgamesh fit usage de toutes les perches,
et bientôt il n’en eut plus.
En désespoir de cause, il leva ses bras comme un mât
et fit de ses vêtements des voiles.

Lorsque Gilgamesh finalement aborda, il se fit connaître.


Utanapishtim le Lointain dit :
« Pourquoi tes traits sont-ils défaits ?
Ton visage tourné vers la terre,
Ta force anéantie.

Pourquoi ton cœur est-il malade ?


Pourquoi la douleur ronge-t-elle tes entrailles ?
La désolation se lit dans ton visage.
Pourquoi es-tu couvert d’une peau de lion ? »

Gilgamesh répondit :
« Pourquoi mon cœur ne serait pas malade ?
Comment mes traits ne seraient-ils pas défaits ?
Comment la désolation ne se lirait-elle pas sur mon visage ?
Mon ami, mon cher ami
Avec lequel j’ai cheminé par monts et par vaux
Avec qui j’ai mis à mort Humbaba
Avec qui j’ai tué le Taureau céleste
Mon ami qui m’a accompagné dans tous les périls
Enkidu mon ami que j’aimais si fort s’est éteint.
Six jours et sept nuits je n’ai cessé de le pleurer ;
Avant de me décider à le mener au tombeau.
J’ai eu peur de la mort,
Et j’ère dans la steppe,
Ce qui lui est arrivé m’accable,
Pourquoi me préoccuper de mon apparence ?
Comment pourrais-je trouver la paix ?

L’ami que tant j’aimais est devenu comme de l’argile,


l’ami que tant j’aimais deviendra poussière.
Ne vais-je pas comme lui me coucher
et ne jamais à jamais pouvoir me relever ?
Pour te rencontrer j’ai traversé la mer,
À force de si peu dormir je suis épuisé,
mes muscles sont douloureux
Fais que je puisse, derrière moi, clore les portes du deuil. »

Utanapisthim répondit :
« Pourquoi de toi-même prolonger ce deuil ?
Tu as deux tiers de divin et un tiers d’humain,
pour toi les dieux se comportent comme ton père et ta mère,
tu as été doté d’un trône devant l’assemblée des Anciens.
Que gagnes-tu à errer sans cesse ?
Tu gaspilles ta force en gestes inutiles,
tu tortures ton cœur et ton esprit.
Tu hâtes ainsi la fin de tes jours.

Quand les dieux ont créé l’humanité,


ils lui ont réservé la mort ;
la vie éternelle, ils l’ont conservée pour eux-mêmes.
À errer sans cesse, qu’as-tu obtenu
sinon te rapprocher un peu plus de ta fin ?
La vie est courte,
elle rompt comme un roseau,
le jeune homme et la jeune fille
sont parfois cueillis à la fleur de leur âge.
Nul ne voit la mort,
la mort, nul ne l’entend,
sans visage, sans voix, elle nous brise tous,
jeunes ou vieux, soudainement, elle nous brise tous.
Sauvage est la mort,
faucheuse d’humanité,
pourtant nous bâtissons des maisons,
nous partageons l’héritage,
nous luttons, comme si la mort n’existait pas.
Mais le vent se lève et nous emporte comme les éphémères,
Au fil du temps fragile
Et à la fin il n’y a rien.
La mort et le dormeur,
vois comme ils se ressemblent,
pourtant l’un d’eux s’éveille et ouvre les paupières,
alors que l’autre est parti pour ne jamais revenir.
Qui peut deviner quand se lèvera son dernier jour ?
Les dieux décident de notre sort,
la mort comme la vie ils l’imposent,
mais le jour de notre mort ils le gardent secret. »
TABLETTE XI

Gilgamesh dit à Utanapisthim le Lointain :


« Tu n’es point différent de moi.
Comment as-tu pu rejoindre le rang des dieux
Et trouver ainsi la vie éternelle ? »

« J’ai échappé au Déluge.


Le Déluge décidé par Enlil, le dieu de la terre,
afin que cesse la vanité de l’espèce humaine.
Ea, le dieu de la sagesse, m’a révélé l’intention d’Enlil
et m’a ordonné de construire un bateau pour échapper au
Déluge.
“Construis-le, a-t-il dit,
et fais monter à bord ta femme,
ceux et celles des bêtes que tu veux sauver,
emporte avec toi des animaux de la steppe, des oiseaux du ciel,
n’oublie rien.”
Nous avons travaillé d’arrache-pied pour construire un navire
où j’entassais tout ce dont nous aurions besoin
et lorsque qu’il fut terminé,
nous fîmes un festin.

Quand le Déluge arriva, soudainement,


les assises de la terre se brisèrent comme un vase
le vent soufflait sans discontinuer,
la pluie tombait si drue qu’on ne pouvait rien voir,
Six jours et sept nuits la tempête se déchaîna,
Bouleversant le monde, et l’engloutissant.
Les dieux eux-mêmes furent terrifiés par sa violence.
Ce qui était lumière se changea en ombre,
Ishtar cria comme une femme en train d’enfanter.
Six jours et sept nuits, le vent souleva une tempête furieuse.
Le bateau ne sombra pas.
Lorsqu’il aperçut l’embarcation, Enlil explosa :
“Personne ne devait échapper à la destruction !”
Le fils d’Enlil, Ninurta, dit :
“Qui, sinon Ea, peut avoir eu ce dessein ?
Qui, sinon Ea, a pu imaginer ce navire ?”
Ea se rendit alors auprès du vaillant Enlil
“Ô toi, le plus avisé des dieux,
pourquoi as-tu provoqué ce déluge ?
Punis les coupables pour avoir fait le mal,
punis ceux qui transgressent
mais sois clément à l’égard de la race humaine.
Laisse-leur une chance de survivre.”

Alors Enlil consentit à ne pas détruire le navire


et m’accorda la vie éternelle ainsi qu’à ma femme.
Et les flots se calmèrent,
un rayon de soleil parut,
l’Arche s’échoua sur les flancs d’une montagne
Et ne bougea plus3.
Le septième jour, je pris une colombe et la laissai partir,
Puis elle revint n’ayant pu se poser,
Alors j’envoyais une hirondelle, elle revint aussi,
je choisis un corbeau, il prit son envol et ne revint jamais.

« Toi, dit Utanapishtim,


si tu veux obtenir la vie éternelle
il faut que tu puisses rester six jours et sept nuits sans
dormir. »
Gilgamesh accepta le défi,
mais il avait si peu dormi depuis si longtemps,
il avait tant marché, qu’il sombra dans le sommeil.
Et Utanapisthim dit à sa femme :
« Regarde cet homme qui recherche la vie éternelle,
le sommeil l’enveloppe déjà comme un brouillard »
et Gilgamesh dormit durant les six jours et les sept nuits.

3. Le thème du Déluge se retrouve comme on sait dans la Bible, l’Arche ne


s’arrête pas sur le mont Nisir (Zagros) mais sur l’Ararat. Voir A. Heidel, The
Gilgamesh Epic and Old Testaments, Parrallels, University of Chicago Press, 1963
(4e édition).

Alors Utanapishtim le Lointain dit à sa femme :


« Éveille-le pour qu’il puisse au moins retourner d’où il
vient. »
Gilgamesh, s’éveillant, dit : « Ah, j’ai dû faire un somme. »
Utanapisthim lui montra sept petits pains.
« Vois-tu, dit-il, chaque jour, ma femme t’a cuit un pain
et six d’entre eux sont rassis ;
tu peux manger le septième et t’en aller. »
Utanapishtim ordonna à son nocher de reconduire Gilgamesh
mais d’abord de l’emmener aux bains,
de le frotter d’huile odorante,
de ceindre sa chevelure avec un bandeau neuf,
de revêtir son corps d’habits dignes d’un roi.
Et tandis que tous deux se préparaient à embarquer
la femme d’Utanapishtim le Lointain dit à son époux :
« Gilgamesh a beaucoup peiné pour venir jusqu’ici,
que lui donneras-tu pour son voyage de retour ? »
Utanapishtim réfléchit et se tourna vers Gilgamesh :
« Tu es venu jusqu’ici, c’était un voyage épuisant,
que te donnerai-je pour ton voyage de retour ?
Je vais te révéler un secret, Gilgamesh,
un secret des dieux.

Au fond de la mer, se trouve une plante pareille à un petit


buisson,
elle pique comme une rose sauvage
si tu parviens à t’en saisir, c’est une plante de jouvence… »
À peine Gilgamesh entendit-il ces mots
qu’il lia à ses pieds de pesantes pierres
afin d’atteindre le fond de l’eau.
Il trouva la plante épineuse et s’en empara
et coupa les cordes de ses chevilles
afin de remonter à la surface.
Cette plante était magique, elle redonnait vigueur.
« Je veux l’emporter à Uruk, dit Gilgamesh,
la faire goûter à un vieil homme que je connais
afin d’en connaître les effets.
Alors moi-même je pourrai en absorber
et retourner aux jours légers de ma prime jeunesse… »

Avant d’embarquer à l’aube prochaine


ils établirent un camp pour passer sur terre une dernière nuit.

À la pointe de l’aube,
Gilgamesh vit un étang dont l’eau semblait fraîche
et il descendit s’y baigner.
Tandis qu’il était dans l’eau
un serpent attiré par l’odeur de la plante
déroba celle-ci, la mangea et soudain changea de peau.
Gilgamesh vit cela et courut mais le serpent avait disparu.
Et Gilgamesh se mit à pleurer,
les larmes coulaient le long de son visage
et il dit au nocher : « Pour qui ai-je tant erré ?
Pourquoi ai-je tant erré ?
Pour qui le sang de mon cœur a-t-il coulé ?
Je n’ai rien obtenu, j’ai juste contenté un reptile. »

Ils arrivèrent enfin à Uruk-aux-Enclos.


Le roi Gilgamesh prit la main du nocher :
« Regarde, voici les murs d’Uruk.
Contemple ses remparts,
monte l’escalier,
tu marches à présent vers l’Ennea,
la demeure d’Ishtar qu’aucun palais royal n’égale.

Monte sur le rempart d’Uruk,


il est bâti de briques cuites,
ses fondements ne peuvent être sapés.
Tourne-toi à présent vers la ville à tes pieds
Contemple ses jardins, ses vergers,
les temples, les places, les marchés prospères.
TABLETTE XII

Cette tablette, rajoutée tardivement, conte l’entrevue entre


Gilgamesh et l’ombre d’Enkidu.

Gilgamesh après être retourné à Uruk,


Après avoir perdu le buisson de jouvence,
Ressentit un violent désir de revoir son ami.
Il invoqua Nergal afin d’accéder au monde d’en bas.
« Laisse-moi, dit-il, accéder au monde d’en bas
Afin que je puisse rencontrer l’ombre d’Enkidu
Afin que je puisse converser avec mon frère. »
Et Nergal lui permit de se rendre dans le monde d’en bas.

Il fallait, pour accéder au monde d’en bas, traverser le fleuve


de l’oubli.
Pour aller au monde d’en bas, il fallait passer le fleuve de
l’oubli.
Es-tu prêt à le faire Gilgamesh ?

Et Gilgamesh se dit : « J’ai tant marché, tant cherché,


tant regretté mon ami, je suis prêt. »
Et Gilgamesh, bravant l’inconnu, passa le fleuve de l’oubli.
Un fleuve où l’on n’entend aucun son,
un fleuve qui n’a aucune odeur,
aucun frisson de vent,
juste le silence de l’oubli.
À mesure qu’on passait le fleuve,
la lumière elle-même mourait comme un écho hors d’haleine.
Le monde d’en bas où règne Ereshkigal, déesse de la mort,
était plongé dans une ombre épaisse
où se tenaient des silhouettes immobiles.
Gilgamesh laissa ses yeux s’habituer à l’obscurité,
son regard cherchait Enkidu ;
son regard cherchait l’ombre d’Enkidu avec insistance,
et il l’aperçut enfin, assis, immobile avec sa longue chevelure.
« Dis-moi, mon ami, dis-moi ce qu’il se passe ici ? » dit
Gilgamesh.
Et Enkidu répondit : « Si je te dis, mon ami, ce qu’il se passe
ici,
tu vas t’asseoir et pleurer. »
« J’ai tant marché pour te retrouver Enkidu,

tant marché à travers la vie et la mort,


que je veux m’asseoir et pleurer. »
Alors Enkidu dit :
« Les dieux ont voué à la mort l’espère humaine,
tandis qu’ils conservaient pour eux l’immortalité.
Tout ce que tu as eu de cher, qui plaisait à ton cœur,
est aujourd’hui couvert de poussière.
Ce corps, mon ami, que tu prenais plaisir à caresser,
comme un vieux vêtement, les vers le mangent,
ce corps, Gilgamesh que tu prenais plaisir à caresser,
ne sera bientôt plus que poussière.
Tout dans la poussière sera plongé.
Quant à toi, Gilgamesh, repais ton corps de nourriture
sois heureux, si tu peux, jour et nuit,
que chaque jour soit une fête,
danse jour et nuit.
Sois heureux avec ta compagne.
Réjouis-toi de tenir par la main l’enfant qui est le tien,
Voilà ce qui est dévolu à l’espèce humaine.
Tout ce qui vit sur Terre est condamné à mourir. »

Gilgamesh n’est pas que l’homme qui ne voulait pas mourir.


Il est, bien avant la Bible et les Grecs, celui qui dut apprendre
que nous sommes une espèce mortelle.
Un héritage auquel nul ne saurait échapper.

Le fil du temps mène de la nuit à la nuit


Et les jours fugitifs sont à toi
Savoure-les et si tu peux, laisse une trace mémorable.

Première version de Gilgamesh par Gérard Chaliand – 15 mai


2020
Remerciements

Mes remerciements à Alexia Hélène Gelé et Amélie Métel


pour leur efficace et amicale collaboration.

LA TAVERNA DE GILGAMESH

Buenos Aires (Argentine)


TÊTE DE LA « DAME D’URUK »

Marbre, 22 cm × 16 cm, époque d’Uruk III, vers 3 000


Musée national d’Irak (Bagdad)

Ce visage est peut-être celui de la déesse de l’amour et de la


guerre, Inanna. Il s’agit de l’une des plus anciennes
reproductions réalistes de visage humain.
Photo : Françoise Pasquel
Carte : Nicolas Rageau
TORSE DU « SEIGNEUR D’URUK »

Albâtre, hauteur : 18 cm, époque d’Uruk III, vers 3 000

Musée national d’Irak (Bagdad)

Photo : Françoise Pasquel


TORSE DU « SEIGNEUR D’URUK »
Albâtre, hauteur : 18 cm, époque d’Uruk III, vers 3 000
Musée national d’Irak (Bagdad)

Photo : Françoise Pasquel


TABLETTE ARCHAÏQUE DU NIVEAU III D’URUK

Argile, hauteur : 9 cm, largeur : 6 cm, vers 3 000


Vorderasiatisches Museum (Berlin)

Photo : Françoise Pasquel


STÈLE D’EANNATUM DITE STÈLE DES VAUTOURS
PHALANGE DES LANCIERS

La guerre à l’époque de Sumer, vers 2 750


Photo : Françoise Pasquel
URUK

Vers – 3 000, détail du « Vase et Uruk »


Porteurs de paniers et d’offrandes

Photo : Françoise Pasquel


URUK III

Vasque en pierre (gypse)

représentant un bélier et des brebis


L 97 cm × l 36 cm × H 15 cm, vers 3 000
British Museum (Londres)

Photo : Françoise Pasquel

DEUX FRAGMENTS DE LA VERSION ANCIENNE DE GILGAMESH

Photo : Françoise Pasquel


PLAN D’URUK (vers – 3 000)

Le site d’Uruk a été occupé depuis le Ve millénaire.


Au tournant des IVe et IIIe millénaires, Uruk, principale ville
de Mésopotamie
est une métropole majeure.

Photo : Françoise Pasquel


SCEAU CYLINDRIQUE ARCHAÏQUE D’URUK

Gravé en creux dans la pierre,


son impression dans l’argile permet d’inscrire
une marque de propriété.

Photo : Françoise Pasquel

DÉVELOPPEMENT D’URUK AU IVe MILLÉNAIRE

Photo : Françoise Pasquel


LE GRAND VASE D’URUK

Albâtre, H 92 cm × D 36 cm, vers – 3 000


Musée national d’Irak (Bagdad)

Procession en l’honneur de la déesse Inanna menée


par le roi-prêtre d’Uruk.
Photo : Françoise Pasquel
LE « BLAU MONUMENT » D’URUK

Plaque de schiste bleu, époque Uruk III, 16 cm × 8 cm, vers


3 000
British Museum (Londres)

Représente une transaction portant


sur les biens fonciers
(deux vendeurs, un homme et une femme).

Photo : Françoise Pasquel


Musée Getty Los Angeles, États-Unis
Photo : Françoise Pasquel
Perspectives historiques

Au IVe millénaire avant l’ère présente, les Sumériens


occupent la partie la plus méridionale de la Mésopotamie. Ce
sont eux qui inventent la toute première écriture4.
C’est en pays sumérien que se trouvait la cité-État d’Uruk.
Vers - 3600, on la considère comme la cité la plus peuplée du
monde, avec une population estimée à quelque
25 000 habitants. Ses remparts, qui ont presque une dizaine de
kilomètres de long, construits en briques crues, étaient
renforcés par 900 demi-tours semi-circulaires.
L’existence historique du dénommé Gilgamesh (en
sumérien : Bilgames) remonte plus ou moins à - 2700 où il fut
le cinquième souverain de la cité. On lui attribue la
construction des remparts d’Uruk. Le bâtiment le plus
important de la cité était l’Ennea, dédié à Anu, dieu du ciel, et
à Inanna (en akkadien : Ishtar), déesse de l’amour et de la
guerre.
Les Sumériens sont rejoints bientôt en Babylonie (sud de
l’Irak actuel) par les Akkadiens, des Sémites, dont peu à peu la
langue s’impose dans la région. C’est en akkadien qu’est écrite
la version la plus achevée de L’Épopée.
Il y a un peu plus de cent cinquante années que l’on a
retrouvé des fragments de textes cunéiformes contant les
aventures et les mésaventures de Gilgamesh. Elles furent
célèbres en Orient, avant d’être perdues et oubliées durant
deux mille années. Une série de hasards et de recherches ont
permis d’exhumer, par tronçons, ce récit dans plus d’une
douzaine de sites (voir carte). Une dizaine en Mésopotamie,
deux en Anatolie et deux en Syrie. Plusieurs versions de
L’Épopée ont circulé avant l’édition de la version ninivite,
désignée comme standard, en hurrite – en très mauvais état –
et en hittite. La version hittite (Le Chant de Gilgamesh) date
de la seconde moitié du XIVe siècle et recouvre, en les
abrégeant, les épisodes du récit.
L’armature originale de L’Épopée est constituée à partir de
cinq épisodes, entièrement en sumérien.
Bilgames et Akka conte comment la cité d’Uruk triompha
de celle de Kiš (115 vers environ). Bilgames et Huwawa
comprend deux versions, dont la plus longue rapporte les
péripéties de l’expédition vers la forêt des cèdres où les deux
compagnons parviennent à tuer le géant qui en interdisait
l’entrée, provoquant le courroux du dieu Enlil (environ 200
vers).
Bilgames et le Taureau céleste (140 vers mal conservés)
conte comment la déesse Inanna/Ishtar, dont les avances ont
été insolemment repoussées par Gilgamesh, obtient de son
père Anu le Taureau céleste, afin
d’assouvir sa vengeance. Mais le taureau est tué par nos deux
amis.
Dans Gilgamesh, Enkidu et le Monde d’en bas, Enkidu
descend aux Enfers, mais enfreint les instructions de
Gilgamesh. Puis il lui révèle la tragique condition du monde
de l’au-delà (plus de 300 vers).
La Mort de Bilgames : on ne saurait échapper à la mort,
mais notre héros réel, qui retrouve dans l’au-delà sa famille et
Enkidu, jouira du statut d’une divinité mineure (environ
300 vers).
Dans la tradition sumérienne, le Déluge ne fait pas partie
du cycle de L’Épopée, ce sont les Akkadiens qui étoffèrent
celle-ci et en firent le sujet central d’une des tablettes. Enfin,
Enkidu, considéré comme un serviteur dans les textes
sumériens, devient dans les versions akkadiennes un
compagnon bien-aimé.
C’est à partir de ces fragments, plus ou moins mutilés,
qu’est née la version babylonienne en akkadien, vers - 1700.
Cinq cents ans plus tard, vers - 1200, c’est à un éditeur auteur
nommé Sîn-Leqe-unninni5 qu’on attribue la version 18,
considérée comme classique. C’est à partir de 73 fragments,
plus ou moins mutilés, que celle-ci nous est parvenue. Elle a
été retrouvée dans la bibliothèque d’Assurbanipal (668-627). Il
s’agit d’un peu plus de 2 000 vers sur les quelques 3 000 qui
devaient constituer le récit initial. C’est à partir de cette
version que nous disposons à l’heure actuelle d’une dizaine
de traductions savantes en langue anglaise et trois ou quatre en
français.

4. Voir N.S. Kramer, L’Histoire commence à Sumer, Arthaud, 1957.


Sur la Mésopotamie en général voir Georges Roux, La Mésopotamie. Essai
d’histoire politique, économique et culturelle, Seuil, 1995.
5. Son nom signifie « Ô Dieu, Sîn, reçoit ma prière ». Sîn est le dieu de la lune.
Glossaire

Akkadien : Langue majeure usitée dans l’ancienne


Mésopotamie. Elle fait suite au sumérien.

Anu (akkadien) : Dieu du ciel.

Babylone : Ville majeure dans la partie sud de la


Mésopotamie.

Dumuzi : L’un des amants malheureux d’Ishtar qui l’obligea à


aller au monde d’en bas.

Ea : En akkadien, dieu de la sagesse connu pour sa bonté à


l’égard de l’espèce humaine (Enki en sumérien).

Eanna : Temple d’Anu et d’Ishtar à Uruk.

Enki : dieu de l’eau et de la mer. Également dieu de la sagesse.

Enkidu : Berger fruste humanisé par une courtisane et qui


devient l’ami de cœur de Gilgamesh.

Enlil : Dieu de la terre. Réside à Nippur. Souvent hostile à


l’égard de l’espèce humaine. À l’origine du Déluge.

Enmerkar : Grand-père de Gilgamesh, héros de deux brefs


poèmes épiques en sumérien.

Ereshkigal : Déesse régnant sur le monde d’en bas, sœur


d’Ishtar. Son conjoint est Nergal.

Eridu : Cité au sud de Sumer (extrême sud de l’Irak actuel).

Euphrate : Avec le Tigre, l’un des deux fleuves majeurs de la


Mésopotamie. Uruk se trouvait non loin de l’Euphrate.

Gilgamesh : Souverain d’Uruk (autour de - 2700). Cnquième


roi de la première dynastie d’Uruk.

Hattusa/Boghazköy : Capitale de l’Empire hittite (Anatolie


centrale).

Hittite : Peuple d’origine indo-européenne qui s’installa dans


la première partie du second millénaire et créa un empire
capable d’affronter l’Égypte. Leur langue est le hittite.

Humbaba : Monstre chargé par le dieu Enlil de garder la forêt


des cèdres.

Hurrite : Langue ancienne usitée au nord de la Syrie et de la


Mésopotamie.

Inanna : Déesse sumérienne de l’amour et de la fertilité dont le


nom en akkadien devient Ishtar.

Ishtar : Déesse de l’amour et de la guerre.


Kish : Cité rivale d’Uruk.

Lugalbanda : Père de Gilgamesh, souverain d’Uruk, héros de


récits épiques en sumérien.

Mont Liban : Chaîne montagneuse le long de la côte


méditerranéenne (Liban actuel).

Nergal : Nom sumérien du dieu du monde souterrain. Mari


d’Ereshkigal.

Ninsun : Déesse sumérienne, femme de Lugalbanda et mère de


Gilgamesh.

Ninurta : Fils du dieu Enlil, dieu guerrier, dieu de la nature.

Nippur : Cité mésopotamienne où se trouvait le plus important


temple du dieu Enlil.

Shamash : Dieu du soleil et des oracles, soucieux de justice.


Protecteur de Gilgamesh.

Shamhat : La courtisane qui séduisit Enkidu et l’humanisa.

Siduri : Servante en hurrite. Tient la taverne du bout du


monde.

Sîn-Leqe-unninni : Considéré comme auteur et éditeur de la


version standard de Gilgamesh (entre le - XIIIe et le - XIe).
Sumer : À l’extrême sud de l’Irak actuel, où au troisième
millénaire avant notre ère apparaissent les premières traces
historiques.

Sumérien : Langage parlé à Sumer à l’époque de Gilgamesh.

Tigre : L’un des deux fleuves majeurs de Mésopotamie.

Ur : Cité babylonienne non loin d’Uruk.

Ur-Shanabi : Nocher de Utanapishtim, il peut traverser la mer


et les eaux de la mort.

Uruk : La plus importante des cités de Mésopotamie à


l’époque de Gilgamesh où l’on trouvait des temples honorant
Anu et Ishtar.

Utanapishtim : Signifie en akkadien « il trouva la vie ». Héros


du Déluge, qui en fut, avec sa femme, le seul survivant.
Également dénommé Atrahasis.
Bibliographie sélective

En anglais

Stéphanie Dalley, Myths from Mesopotamia : Creation, the


Flood, Gilgamesh, and Others, Oxford University Press, 1989,
édition révisée, 2000

Andrew George, The Epic of Gilgamesh, Penguin, London,


1999

Maureen Gallery Kovacs, The Epic of Gilgamesh, Stanford


University Press, 1989

Jeffrey H. Tigay, The Evolution of the Gilgamesh Epic,


University of Pennsylvania Press edition, Philadelphia, 1982

J. Gardner and J. Maier, with the assistance of R. A. Henshaw,


Gilgamesh, New York, A. Knop, 1984

N. K. Sandars, The Epic of Gilgamesh, Penguin, New York,


1960, édition révisée, 1972

David Ferry, Gilgamesh, Farrar, Straus and Giroux, 1993

Benjamin Foster, The Epic of Gilgamesh, Norton, 2001


A. R. George, The Babylonian Gilgamesh Epic : Introduction,
Critical Edition and Cuneiform Texts, 2 volums, Oxford
University Press, 2003. Le travail le plus complet à ce jour.

En français

Georges Contenau, Épopée de Gilgamesh, L’Artisan du livre,


Paris, 1939

René Labat et al., Les Religions du Proche-Orient asiatique ;


textes babyloniens, ougaritiques, hittites, Fayard-Denoël,
Paris, 1970

Raymond-Jacques Tournay et Aaron Shaffer, L’Épopée de


Gilgamesh, Édition du Cerf, Paris, 1994

Jean Bottéro, L’Épopée de Gilgameš, le grand homme qui ne


voulait pas mourir, Gallimard, Paris, 1992

Stephen Mitchell, Gilgamesh : La quête de l’immortalité,


traduit par Aurélien Clause, Synchronique Éditions, 2004
(Version anglaise originale Free Press, 2004. Excellemment
traduit en français et très clair.)
GÉRARD CHALIAND

Géostratège, spécialiste des conflits irréguliers, Gérard


Chaliand a passé près de quarante ans en Afrique, en Asie et
en Amérique latine où il a été observateur participant de la
plupart des guérillas depuis les années soixante. Professeur en
visite à Harvard, Berkeley et Singapour, il a également
enseigné à l’ENA et à l’École de guerre. Il a contribué au
renouveau de la géographie et de la géopolitique avec l’Atlas
stratégique (avec J.-P. Rageau, Fayard, 1983), traduit en
anglais, et l’Anthologie mondiale de la stratégie (« Bouquins
», Robert Laffont, 1990), également traduit en anglais. Parmi
ses ouvrages essentiels, on trouve Géopolitique des empires :
des pharaons à l’Empire américain (avec J.-P. Rageau,
Flammarion, 2012) ; Histoire du terrorisme (avec A. Blin,
Fayard, 2015) ; Pourquoi perd-on la guerre ? Un nouvel art
occidental (Odile Jacob, 2016).
Gérard Chaliand est par ailleurs poète. Mémoire de ma
mémoire a paru chez Julliard en 2003, ainsi que Feu nomade
dans la collection Poésie Gallimard en 2016.
Le Code de la propriété intellectuelle n’autorisant, aux termes de l’article L. 122-5, 2° et 3° a, d’une part,
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© 2021, Pocket, un département d’Univers Poche


Image de couverture : Gilgamesh entre deux hommes-taureaux portant un disque
solaire ailé, Tell-Halaf, Musée National d’Alep, Syrie. © Bridgeman Images
ISBN 978-2-823-87567-6
Ce livre électronique a été produit par Graphic Hainaut.

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