Conconvergences Verversion Lilivre Definitive
Conconvergences Verversion Lilivre Definitive
Conconvergences Verversion Lilivre Definitive
Roman
Caroline de Vivie
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Convergences est une œuvre de fiction. Si le personnage principal de ce livre présente des
ressemblances avec Samuel Paty, sa description et les évènements rapportés sont entièrement le
fruit de l’imagination de l’auteur. Il faut donc lire Convergences comme un roman, et non pas
comme le récit des faits exacts qui ont conduit à la mort de Samuel Paty.
Écrire un mot, puis un autre, comme une façon d’exister, c’est tout.
Se raconter une histoire pour essayer d’être en paix.
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A Samuel Paty
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Prologue – L’attaque
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Je laisse derrière moi le collège. Je marche d’un pas vif, je ne suis pas tranquille. Je crains des
coups, des gifles, des insultes. J’ai peur de devoir me battre, de frapper, de tomber à terre, humilié,
souillé, sali. J’ai le cœur qui bat, mes aisselles sont moites.
On va te faire la peau ! Enculé de prof, pédophile, tu mérites de mourir. Il n’y a pas de place pour
les gens comme toi sur terre.
. Je n’y crois pas. C’est un langage de cinéma, de petits coqs de banlieue. On ne tue pas un
professeur. Je suis insignifiant, presque invisible. Un petit fonctionnaire avec seize semaines de
vacances par an. Quelle menace pourrais-je représenter ?
L’air est frais, le soleil voilé. L’automne semble être en avance. La lumière pâlit déjà dans le ciel.
Bientôt nous allons changer d’heure, les jours vont raccourcir, il fera nuit lorsque je rentrerai.
Je quitte la grande avenue pour m’engager dans les petites rues du quartier pavillonnaire. Leur
calme m’apaise, les battements de mon cœur redeviennent plus réguliers. Je me sens en sécurité,
inconsciemment, je ralentis. Les feuilles des arbres commencent à joncher les pelouses. Les
géraniums tiennent bon accompagnés parfois d’une potée de chrysanthèmes aux couleurs presque
criardes. Je ne les aime pas, ils évoquent pour moi le cimetière où nous nous rendions avec mes
parents lorsque j’étais enfant pour honorer ceux que je n’avais pas connus, les arrière-grands-
parents, les grands oncles et tantes, ceux qui avaient inscrit leur lignée avant nous, fait que nous
pouvions être là.
Les rues sont vides, tout comme les jardins et les allées. Leurs occupants sont sur le chemin du
retour après une journée de travail. Un merle lance un cri strident à quelques mètres de moi à peine.
Lui a perçu le danger dont je n’ai pas encore conscience.
Je marche vers mon destin mais je ne le sais pas. Je redresse mon cartable qui glisse le long de
mon épaule. Je tâte la poche intérieure de mon blouson pour vérifier que mes clés et mon portable
sont bien là. Ils me donnent un sentiment de sécurité. Bientôt je serai rentré. Une fois la porte
fermée, je serai intouchable. Je n’ai pas voulu faire l’acquisition d’une bombe lacrymogène bien
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que les policiers me l’aient fortement recommandé. J’aurais eu l’impression qu’en le faisant
j’accorderai plus de crédit qu’il n’en faut à ces menaces.
Je ne l’entends pas arriver. Pourtant je me retourne, comme mû par un réflexe de danger ancestral.
Ou bien est-ce à cause du cri du merle ?
Il est là, tout de noir vêtu, brandissant une lame vers le ciel. Ai-je le temps de comprendre, de
crier, d’imaginer la douleur, la peur ?
La lame frappe mon visage, fait tomber mes lunettes. C’est idiot mais je pense « elles sont
neuves ! ». Ma vue a baissé au cours du printemps dernier et l’ophtalmologue que j’étais allé
consulter m’avait regardé avec un petit sourire complice, « A votre âge c’est inévitable ! » avant de
me tendre une ordonnance pour une nouvelle paire. Chez l’opticien du centre commercial un peu à
l’extérieur de la ville, Théo n’avait cessé de s’extasier sur les montures. Il riait de me voir les
essayer, d’afficher une moue parfois dubitative. Mais lorsque j’avais chaussé celles-ci, j’avais vu
dans son regard que j’étais le plus beau papa du monde. Que va-t-il penser si je rentre avec mes
lunettes neuves cassées ?
Je tombe lourdement sur le bitume, entraîné par le poids de mon cartable. J’essaie de le garder
contre moi, j’ai peur qu’il ne me le prenne. A l’intérieur il y a les travaux de mes élèves. Je veux
profiter des vacances pour les corriger. Tous se sont donnés du mal.
Je sens une brûlure au visage. Un liquide chaud coule sur ma joue. Je saigne. La lame s’élève à
nouveau vers le ciel. Cette fois, il réussit à me frapper dans le cou. Je ne comprends plus ce qui
m’arrive. Ma vue se brouille. Je voudrais porter ma main à mes yeux pour les frotter, mais elle ne
m’obéit pas. Le monde se met à tourner. Ma ligne d’horizon penche. Je réussis encore à
entrapercevoir le merle au sommet de son mélèze avant que mes yeux ne se ferment. Je tente de les
rouvrir. Je dois me relever, partir, courir, fuir, mais mes idées sont de plus en plus confuses. Le
liquide chaud coule en cascade. L’homme en noir a tranché ma carotide. Le sang gicle avec force en
jets saccadés. Je me sens de plus en plus faible. Je m’endors. Je suis bien. Je ne sens plus la dureté
du bitume. Je n’ai plus envie de rien. Je m’endors pour toujours.
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Je sais que cette image hantera longtemps mes proches mais je veux les rassurer. Je suis déjà loin
lorsque la lame détache ma tête. Mon bourreau l’empoigne par les cheveux, la pose à côté de mon
corps qui gît, inerte, pour l’éternité. Il recule d’un pas pour juger de l’effet de son œuvre. Se sentant
sans doute satisfait, il tire son téléphone portable de sa poche, photographie la scène. Dans moins
d’une minute, je serai sur tous les réseaux sociaux, moi qui sais à peine comment ils fonctionnent.
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Avant
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Mélissa
J’en ai marre du collège. Collège de merde. Ces mots martèlent ma tête. Collège de merde.
Collège de merde.
Aujourd’hui j’ai eu trois sur vingt en maths, zéro en dictée. Je n’ai jamais aimé l’école. Dès mon
premier jour à la maternelle j’ai pleuré toutes les larmes de mon corps. Je m’accrochais à ma mère,
au bas de sa robe. Elle m’a racontée que j’ai tiré si fort que le tissu s’est déchiré dans un grand crac.
Elle a dû partir en courant, les mains sur les oreilles pour ne plus entendre mes cris, mes
supplications. Maman, maman, maman ! Les heures jusqu’à son retour m’ont parue interminables,
ponctuées d’activités qui me semblaient sans intérêt. Faire une ronde, chanter tous ensemble,
écouter une histoire, se mettre en rang dans la cour. Sur la photo de classe, je suis la seule qui ne
sourit pas au milieu de tous mes camarades qui exhibent fièrement les trous laissés par leurs dents
de lait en tombant, les pullovers ornés de petits rennes, d’ours ou de lapins tricotés par leur mamie.
Je détestais la maîtresse. Je la trouvais laide. Ses vêtements sentaient mauvais. J’aurais voulu
qu’elle disparaisse. Je me souviens qu’une année j’ai écrit une lettre au Père Noël en lui demandant
de changer la maîtresse en sorcière. Cela me fait sourire aujourd’hui mais c’est vrai. Je n’aime pas
les profs. Toujours à nous donner des ordres, à prendre des grands airs comme s’ils savaient tout
mieux que tout le monde, à utiliser des mots compliqués pour que nous les élèves on n’ait pas l’air
intelligent.
Depuis quelques semaines, j’ai réussi à ne pas aller tous les jours en cours. Le matin je dis que
j’ai mal au ventre. Ma mère téléphone au collège, me fait un mot d’excuse. Je sais qu’elle fait des
fautes d’orthographe, encore plus que moi. Elena l’assistante d’éducation fronce les sourcils
lorsqu’elle lit l’excuse que ma mère a griffonnée sur le billet à l’intérieur de mon carnet de
correspondance. Je vois bien qu’elle ne me croit pas. Je m’en fous. Je ne lui réponds pas lorsqu’elle
me parle. Pire, je fais semblant de ne pas avoir entendu. Ça l’énerve et j’adore ça.
J’ai encore un cours avec Filippani. Tu parles d’un cours ! Arts Plastiques, le truc qui sert à rien.
Je vais faire semblant d’aller aux toilettes à la récré, et lorsque tout le monde sera retourné en cours,
hop, ni vu ni connu, je me faufilerai par le trou dans le grillage derrière le garage à vélos. C’est
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presque trop facile. Personne n’a encore remarqué ce trou. Quelle bande de nuls ! Collège de
merde ! Quand je vous le dis !
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Mélissa
Merde, il s’est aperçu que je n’étais pas là ! Il n’y avait personne à la maison lorsque je suis
rentrée. J’étais tranquille, sur mon téléphone. Je me suis servi un verre de coca. Un grand verre. Le
liquide a moussé un peu, j’ai dû faire attention à ce que ça ne déborde pas. Ça m’est arrivé une fois.
Ma mère a râlé, elle venait de passer la serpillère. Tu pourrais pas faire un peu attention ? Ça colle
par terre après ! On voit bien que c’est pas toi qui nettoie ! J’ai trouvé un paquet de madeleines dans
le placard de la cuisine. J’ai mangé au-dessus de la table. J’ai essuyé les miettes avec l’éponge,
méthodiquement, en les faisant tomber dans le creux de ma main. C’est ma grand-mère qui me l’a
appris. Regarde, c’est plus simple comme cela, m’avait-elle dit avec son sourire doux. Un sourire
qui me faisait me sentir unique, aimée. Je me gonflais de bonheur sous ce sourire. Elle me gardait
tous les mercredis. C’était magique. Pas d’école. Ma mamie pour moi toute seule, l’odeur de son
quatre-quarts tout chaud, sorti du four pour mon goûter. Un bol de chocolat chaud posé sur la toile
cirée aux grosses fleurs jaunes. Je m’appliquais à poser le bol exactement sur le cœur d’une fleur.
Parfois le soleil de fin d’après-midi tombait à l’oblique sur la fleur, comme un message de Dieu. La
poussière dansait dans le rai de lumière, j’essayais de la saisir entre mes doigts. Elle s’échappait,
continuait sa valse sans se préoccuper de moi. Le chocolat chaud coulait dans ma gorge, doux,
sucré, dessinant une fine moustache au-dessus de ma lèvre supérieure. Aujourd’hui le coca a
remplacé le chocolat, les madeleines industrielles le quatre-quarts fait maison. Mamie est montée au
ciel il y a deux ans, double cancer de la gorge et des poumons après une vie entière à fumer des
gitanes sans filtre. Le téléphone a remplacé ma mamie. Ce n’est quand même pas tout à fait pareil.
Il fait chier ce prof. Faut que je trouve un truc à raconter à mes parents.
T’as raté quelque chose. Il nous a montré des trucs pornos !
Sérieux ? C’est dégueu !
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Un truc de dingue !
Des gens à poil ?
Oui, porno je te dis !
C’est un pédophile ou quoi ?
C’est ce que tout le monde se demande. Bon, tu seras là demain ?
Oui, je peux pas manquer tout le temps !
Tu veux les devoirs ?
Je m’en fous.
Bon, à demain alors.
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Arnaud
Nous sommes le 6 octobre. Dans dix jours ce sera les vacances. J’irai retrouver mes parents près
de Nice avec Théo. Je sais qu’ils lui ont préparé une surprise, des séances au poney-club à quelques
kilomètres de chez eux. Retrouver le bleu de la mer, la montagne en arrière-plan, la garrigue, la
terre sèche et ocre, la poussière qu’elle dépose sur mes chaussures lorsque je marche sur les
sentiers, les derniers chants des cigales. J’y demeurerai les deux semaines des congés. Nadège n’a
pas fait de difficulté pour Théo, elle sait qu’il aime séjourner chez ses grands-parents. Notre histoire
a été brève, chaotique, mais pour Théo nous avons réussi à nous entendre, à nous comporter en
parents civilisés. Nous sommes fiers de dire que nous n’avons pas eu besoin d’avocat pour poser les
termes de notre séparation, les conditions de garde de Théo, les frais à partager. Nous nous appelons
régulièrement, nous discutons de l’éducation de notre fils, nous essayons de fêter son anniversaire
ensemble. C’est important pour lui, mais pour nous aussi. C’est le souvenir du premier jour de sa
vie à la maternité qui nous lie pour toujours, lorsque nous attendions sa venue avec impatience au
milieu des odeurs de désinfectant et d’anesthésie. J’avais les jours précédents gardé mon portable
allumé dans la salle de classe. Lorsqu’ils ont appris sa naissance, mes élèves se sont cotisés et lui
ont offert un pyjama en coton bleu avec une famille de lapins brodée sur le devant et une grande
carte qu’ils avaient tous signée, sur laquelle ils avaient écrit « Bienvenue Théo ! ». Il a porté le
pyjama pendant deux mois avant qu’il ne soit trop petit, mais Nadège ne l’a jamais jeté. Lorsque
nous nous sommes séparés je l’ai emporté avec moi. Je le donnerai à Théo lorsqu’il quittera la
maison, comme un repère, une ancre. Le rappel de ses premiers jours sur Terre.
La journée qui vient de s’achever a été sans histoire. Les cours se sont enchainés comme une
mécanique immuable, bien huilée. J’aime ce changement à chaque heure de la journée, un éternel
recommencement, comme les vagues qui montent vers le ciel, s’écrasent sur le rivage en dispersant
leur écume. Je suis une vague qui enveloppe les gamins dont j’ai la charge avant de les déposer,
plus forts, emplis d’un savoir qui les grandit.
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appartement, mes doigts qui pianotent en rythme sur la table. Le jour tombe. Je n’ai pas encore
allumé les lampes. Les ombres s’installent, donnent une nouvelle dimension au décor qui
m’entoure, rendent les contours flous. Il fait exceptionnellement doux dehors. A Nice je me serais
mis sur une terrasse, j’aurais profité des bruits de la ville, de l’odeur qui émane des cuisines des
appartements, des restaurants. Ici les gens restent plus volontiers à l’intérieur. C’est une question de
climat, un mode de vie différent. J’ai hésité à tirer un peu la baie vitrée pour profiter de la tiédeur de
cette soirée.
Je me dis parfois qu’il faut que je songe à une mutation. Retrouver la Méditerranée, son
immensité, le sel qui colle à la peau lorsqu’on s’y baigne, le roulement des galets sous mes pieds.
Mais je crains que ce ne soit difficile avec Théo. Je ne suis pas prêt à le voir seulement pendant les
vacances. Il faut que je patiente encore un peu. En attendant, je continue à voguer vers demain dans
la plénitude du crépuscule qui s’installe.
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Mélissa
Ma mère est en train de préparer le dîner. Des lasagnes surgelées qu’elle a juste à mettre au four,
thermostat 7. Elle n’a pas envie de s’embêter. Comme si j’avais le temps de cuisiner, râle-t-elle en
permanence. La mère de Maria adore cuisiner. Lorsque je vais chez elle, l’appartement tout entier
est envahi d’odeur d’épices, de cannelle, de chocolat chaud. La radio joue en sourdine, accompagne
une casserole en train de mijoter sur le feu. De la musique classique. Je n’aime pas la musique
classique, mais chez Maria cela me plait. C’est un appartement dans lequel on a envie de rester. J’ai
appris à connaître Mozart, Vivaldi, Wagner. Mon morceau préféré c’est Le lac des cygnes, la
musique me rappelle celle de Harry Potter. Tu restes manger avec nous ? me demande souvent la
mère de Maria. Je fais mine d’hésiter. Je ne voudrais pas vous déranger. Tu ne nous déranges
jamais, me répond-elle invariablement. Ses yeux brillent à l’idée de ce plaisir du partage. Ses lèvres
toujours peintes en rouge vif font ressortir la blancheur de ses dents. J’aimerais bien avoir les
mêmes, comme celles des personnages des dessins animés. J’ai demandé à ma mère de m’acheter
un dentifrice qui blanchit les dents. Elle a refusé alors j’en ai piqué un tube au supermarché. Je le
cache au milieu de ma boîte de serviettes hygiéniques dans la salle de bains. Maria insiste, oui,
reste. Tu n’as qu’à envoyer un message à ta mère, elle est toujours d’accord de toute façon.
J’entends le ronronnement du four. Il y a des traces de gras sur la vitre. La cuisine de la mère de
Maria est toujours impeccable. J’aperçois mon reflet dans les meubles laqués. Plus tard, je veux une
cuisine comme la sienne. Je ferai des quatre-quarts, comme ma mamie. Et des lasagnes maison.
Mon père est déjà à table devant le journal télévisé. C’est bientôt prêt ? Il ne détourne pas les yeux
de l’écran de télévision lorsqu’il parle à ma mère. Encore cinq minutes ! Et ma grande fille,
comment s’est passée sa journée ? Je sais qu’il faut que je profite de ce moment. J’ai déjà repassé
la conversation au moins dix fois dans ma tête. Je raconte ce cours où je ne suis pas allée. Je
n’oublie aucun détail. C’est fou mais plus je dis des choses, plus j’ai l’impression d’y avoir été pour
de vrai. Je raconte les images que m’a décrites Maria. Est-ce que j’en rajoute un peu ? Bien sûr. Il
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faut que ce soit la faute du prof, de Filippani. Ce ne peut quand même pas être la mienne. Je veux
que mon père croie que j’ai peur. Ce prof est une menace. Je suis en danger. Je me dis que ça va
marcher. D’ailleurs il a appuyé sur le bouton de la télécommande pour couper le son.
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Arnaud
La nuit est tombée. Quelques derniers cris d’oiseaux déchirent l’air, parviennent jusqu’à moi,
probablement un groupe de moineaux. Ils prennent la place du CD qui vient de se terminer. Il est
temps que je me prépare à dîner. Du fromage, un fruit. Je mange rapidement. Le goût des aliments
m’indiffère depuis que je vis de nouveau seul. Mon frigidaire est souvent vide. Il faut que je me
rende plus régulièrement au supermarché, que j’achète des fruits, des légumes, que j’ai une
alimentation saine. Lorsque Théo vient, je retrouve des habitudes qui me paraissent déjà anciennes.
Du lait, du chocolat en poudre, des yaourts aromatisés, des saucisses, des pommes de terre coupées
en cubes qu’il peut facilement attraper avec sa petite fourchette, porter à sa bouche avec
gourmandise. Théo aime manger. Je le vois dans son regard, ses yeux qui brillent, ses dents qui
mâchent lentement comme s’il prenait le temps d’analyser chaque nouvelle saveur qu’il découvre.
Une vision de ce monde qu’il habite, chaque jour un peu plus large.
Mon esprit vagabonde. Le visage d’Inès apparait devant mes yeux. Elle est arrivée au collège en
septembre. Je ne lui ai pas tout de suite prêtée attention. C’était ma première rentrée sans Nadège et
Théo, même si cela fait déjà presque un an que nous nous sommes séparés. Je vois Inès et sa
chevelure brune, longue, souple. Elle aime la rassembler sur une de ses épaules, dévoilant de petits
anneaux dorés aux lobes de ses oreilles. Depuis quelques jours, je me rends compte que j’espère
qu’elle sera là lorsque j’arriverai le matin. J’ai consulté son emploi du temps discrètement. Le
mercredi elle n’arrive qu’à dix heures. Je la retrouve avec sa tasse de café qu’elle tient à deux
mains, comme un bol. Je l’ai taquinée un jour à ce sujet. Elle a ri de bon cœur. Je suis tellement
maladroite m’a-t-elle avoué, j’ai peur de la faire tomber. Cela m’est déjà arrivé une fois, j’ai ruiné
mon chemisier préféré. Je lui ai dit que je trouvais que celui qu’elle portait ce jour là lui allait à
ravir. Rouge avec un imprimé cachemire. Elle a rougi. J’ai eu l’impression d’être un peu vieux jeu,
mais depuis je la complimente sur sa tenue chaque jour. J’aime lorsqu’elle porte celui à l’imprimé
cachemire. J’aime le contraste que le rouge forme avec le noir de sa chevelure. Je crois qu’elle aussi
m’attend.
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Nous échangeons des banalités. Les classes que nous avons en commun. Nos impressions sur
certains élèves. Les remarques de certains parents. Parfois nos activités du weekend. La première
fois que j’ai évoqué Théo, son sourire s’est élargi. Elle m’a demandée des détails, son âge, ses jeux
préférés. Inès est plus jeune que moi. Elle n’a pas d’enfants. Je ne crois pas non plus qu’elle ait une
relation avec quelqu’un. En tous les cas, elle n’y a jamais fait allusion.
Elle a l’air d’apprécier nos conversations anodines. J’aime son sourire. Aujourd’hui elle avait
souligné ses lèvres d’un rose framboise, presque rouge. J’ai pensé que cela lui donnait un air
gourmand, comme un fruit qui a longtemps mûri au soleil. J’ai pensé que j’aimerais les effleurer du
bout de mon doigt, recueillir un peu de cette couleur sucrée. Si je la dessinais, je chercherais à
reproduire ce ton de rose sur ma palette. C’est ce qui la définirait sur mon dessin. Une bouche
gourmande qui envahirait le blanc de la toile tout entier, attirerait le regard, l’entrainerait, le ferait
prisonnier.
Il faut que j’ose l’inviter à boire un café après les cours. Ou dîner au restaurant. Et après ? Après,
je ne sais pas encore. Pour l’instant je suis encore dans l’avant, dans ces incertitudes, dans le
tâtonnement. Les lèvres framboise ne me quittent plus.
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Mélissa
Mon père hurle. Je sursaute. Je recule en arrière sur ma chaise comme la fois où j’ai pris une gifle
parce que j’ai dit que je n’aimais pas le cadeau que j’avais reçu à Noël. La minuterie du four sonne
dans le vide. Nous sommes aux abonnés absents. La vie semble s’être arrêtée. Sur l’écran de
télévision, la journaliste se contente de bouger les lèvres. J’ai envie de remettre le son pour ne plus
entendre le silence qui vient de s’installer dans la pièce. Mon cœur bat fort. Le haut de mon corps
commence à trembler. Je me rends compte que je n’avais pas prévu la réaction de mon père. Je ne
l’avais d’ailleurs pas du tout imaginée, prévue, anticipée. Je me suis entièrement focalisée sur mon
absence qu’il fallait cacher. J’ai fait l’école buissonnière, je ne peux pas l’avouer à mes parents. Ma
mère ne cuisine peut-être pas aussi bien que la mère de Maria, notre appartement n’est pas aussi
propre et bien rangé, mais mes parents tiennent à ce que j’aille à l’école même si je n’aime pas cela.
Soudain, je me demande si je ne suis pas allée trop loin. Est-ce que cette heure aurait été si terrible
finalement ?
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Eddy H.
Mail envoyé à Madame Michèle Marois, principale du Collège Jean Moulin, mardi 6 octobre à 22h
30.
Je suis le père de Mélissa H. en 4ème B dans votre collège. Je tiens à porter à votre connaissance des
faits graves qui se sont produits cet après-midi dans la classe de ma fille pendant le cours de dessin
de Monsieur Filippani.
Ma fille m’a rapporté que le professeur a montré aux enfants des images pornographiques. Il leur a
dit que ces images sont indispensables au cours pour les étudier. Visiblement les enfants ont vu des
femmes nues, leurs parties intimes en gros plan. Ma fille en a été extrêmement choquée ainsi que
plusieurs camarades de sa classe. Mélissa s’est mise à pleurer en me disant qu’elle n’avait pas osé
regarder les images. Mais elle a aussi peur d’avoir une mauvaise note parce qu’elle n’a pas regardé
les images.
Je souhaite que ma fille n’assiste plus aux cours de ce professeur. Je souhaite également un
entretien avec vous dès que possible afin de savoir ce qui va se passer avec ce professeur.
Salutations respectueuses,
Eddy H.
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Madame Marois
Monsieur H.
Je viens de prendre connaissance de votre mail daté d’hier 6 octobre. Je ne suis pas au courant des
faits que vous relatez, mais soyez assuré que je vais rencontrer Monsieur Filippani dès ce matin afin
d’éclaircir cette affaire.
Je vous propose de nous rencontrer jeudi 9 octobre à 14h30 dans mon bureau si cela vous convient.
Cordialement,
Madame Marois, Principale du Collège Jean Moulin.
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Madame Marois
Monsieur Filippani,
Suite au mail de Monsieur H. père de Mélissa H. en 4ème B concernant votre cours de hier après-
midi, je souhaiterais vous rencontrer dans mon bureau dès ce matin. Je vous attends donc à 11h
après votre dernier cours.
Cordialement,
Mme Michèle Marois, Principale
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Arnaud
Je sors du bureau de Madame Marois sonné. Des images et des paroles inappropriées. Les mots
résonnent dans ma tête. Elle a hésité à employer le terme de pornographie mais je voyais qu’il avait
envahi toute sa bouche, emprisonnait sa langue. Je la devinais qui se tordait, venait buter contre les
dents, tentait de s’échapper pour se déployer tout entière et dépêcher son message. Des images et
des paroles inappropriées ! J’ai montré ce tableau que le monde entier connait. J’essaie
d’expliquer à mes élèves comment l’art peut faire avancer les mentalités, bousculer les idées,
reculer les tabous. Mais pour Madame Marois et pour les parents de Mélissa, la vision d’un sexe de
femme dans sa nudité est une image pornographique. Des études montrent régulièrement que de
nombreux adolescents de moins de quatorze ans ont déjà vu des images et des films classés X.
Chaque année mes collègues de SVT font venir au collège des membres du planning familial.
L’éducation à la sexualité, à la contraception, font partie du programme. Mes collègues déroulent
sans gêne des préservatifs sur des pénis de polystyrène en érection. Les élèves gloussent, mettent la
main devant la bouche, rougissent. Cette année j’ai été chargé d’accompagner une des classes de
quatrième. Le vocabulaire cru employé par les jeunes m’a sidéré, choqué parfois au moment des
questions libres. Madame est ce que le cunnilingus c’est mal ? Suis-je obligée de faire une fellation
à mon copain si je veux qu’il soit amoureux de moi ? Combien de fois par jour peut-on se
masturber sans être considéré comme anormal ? Je me suis revu à leur âge, à la fin des années
quatre-vingt. Nous considérions comme un exploit le fait d’être capable d’embrasser une fille sur la
bouche en enroulant notre langue autour de la sienne. Nous craignions de mal nous y prendre. Nous
nous tenions timidement par la main. Jamais il ne sous serait venu à l’esprit ne serait-ce que d’oser
effleurer ses seins. Dans la salle, les jeunes parlaient librement de pratiques sexuelles qui à mon
sens n’étaient pas de leur âge, sans que les intervenantes ne semblent surprises. Je me suis dit
qu’elles avaient sans doute l’habitude. Je me suis fait la réflexion que je serai absolument incapable
de traiter de ces sujets intimes avec eux.
Je ne suis pas certain d’avoir bien su me défendre. Je ne comprenais pas ce qui m’arrivait.
Comme un jeune veau qu’on mène à l’abattoir et perçoit pour la première fois l’odeur de la mort et
de la peur mêlées. Madame Marois parlait à mots couverts. Sa bouche craignait d’être salie,
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souillée. J’essayais de me repasser le déroulement du cours. Il me semblait d’une normalité presque
effrayante.
J’ai tenté d’obtenir d’elle les mots vrais. J’ai tenté de dire que ce n’était pas vrai. Ce n’est pas
vrai. Des mots d’enfants au milieu de ce piège. Il n’y a pas de fumée sans feu, Monsieur Filippani.
Vous comprenez très bien ce que j’essaie de vous dire.
Je suis nouveau convoqué dans deux jours. Cette fois, les parents de Mélissa seront présents. Il
faudra que je m’explique. Que je me justifie. Je pensais être maître à bord dans ma salle de classe,
mais visiblement les parents ont leur mot à dire dans le contenu des enseignements. C’est la
première fois que je me sens mis en difficulté de la sorte. J’ai déjà eu maille à partir avec quelques
parents dans le passé. Une mauvaise note que leur enfant et eux-mêmes jugeaient injustifiée. Une
réalisation trop difficile. Généralement l’affaire se résolvait d’elle-même après quelques échanges
de mails ou une conversation téléphonique. Jamais rien qui ne justifie un entretien solennel dans le
bureau du Chef d’établissement.
Pour l’instant il est temps de rentrer chez moi, de retrouver les gestes du quotidien, d’essayer de
faire en sorte que cet entretien ne me gangrène pas avant de revenir au collège demain matin.
Comme si de rien n’était.
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Arnaud
J’ai mal dormi. Les paroles de Madame Marois ont résonné dans ma tête toute la nuit. Des
images et des paroles inappropriées. Vous ne vous rendez pas compte Monsieur Filippani. Mon
cœur battait trop fort. Vous ne vous rendez pas compte. Vous ne vous rendez pas compte. Mon cœur
battait trop vite pour trouver le repos. Je me suis tourné et retourné dans mon lit pour trouver la
position qui me permettrait de sombrer dans le sommeil, de chasser les mots de Madame Marois. Je
me demande si elle aussi a repensé à notre entretien. Il n’y pas de fumée sans feu. Hier soir j’ai
bâclé la préparation de mon repas, encore plus que d’habitude. J’ai grignoté quelques chips, un
yaourt. Je n’avais pas faim. Ma tête et mon estomac étaient lourds. A la télévision je suis tombé sur
un spectacle de Djamel Debbouze. Il n'a pas réussi à me faire rire. Il n’a pas réussi à me faire penser
à autre chose en dépit de tous ses efforts.
Pendant la nuit, une scène m’est revenue en mémoire. Il y a quelques semaines Sabrina, une de
mes collègues, a fondu en larmes alors que la fin de la récréation venait de sonner. Elle en avait
marre, songeait à démissionner. Elle ne cherchait pas à dissimuler les larmes qui coulaient le long
de ses joues. Son mascara avait coulé, creusé deux sillons réguliers de chaque côté de son visage.
Des sillons dans lesquels il allait être difficile de refaire semer des graines d’espoir. Madame
Marois avait traité les membres de l’équipe de lettres de petits enfants. Ils n’arrivaient pas à tomber
d’accord sur les œuvres intégrales à faire lire aux élèves cette année. Je me demande si c’est la
même chose dans les autres professions, si les gens se sentent remis en question, jugés, jaugés au
moindre faux pas. Ce matin je crois que je comprends ce qu’a pu ressentir Sabrina. Si je le pouvais,
je crois que je partirais.
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Inès
Arnaud ne va pas bien. Je l’ai vu à son regard fuyant ce matin. Des cernes sous ses yeux. Les
traits tirés.
De nombreux collègues lui demandent si ça va. Ils parlent presque à voix basse. L’un d’eux lui
effleure rapidement l’épaule. Je pense à un deuil. Ses parents peut-être ? Je reste avec mes
incertitudes toute la première partie de la matinée. J’assure mes cours distraitement. Je regarde par
la fenêtre. Le soleil monte lentement dans le ciel. Des nuages roses s’étirent à l’horizon, le bleu se
teinte de mauve. D’ici deux heures la lumière inondera ma salle. Les élèves plisseront les yeux.
Madame, on peut descendre un peu les volets ? Oui, bien sûr. Au fond de moi, je regretterai qu’on
masque si vite le soleil.
Les langues se délient à la récréation. Une élève de quatrième B, Mélissa H., accuse Arnaud
d’avoir montré des images pornographiques pendant son cours. Il aurait eu des propos déplacés.
Des mots inappropriés. Madame Marois l’a convoqué hier. Elle ne le croit pas. Elle croit Mélissa H.
Les tasses de café fument mais ne réconfortent personne. Un poids immense m’envahit. Que
nous arrive-t-il ? Qui est cette gamine qui a proféré de telles accusations ? Et pourquoi ?
26
Arnaud
Salut Arnaud,
Dis-moi c’est bien lundi dernier, le 6 octobre, que l’incident a eu lieu dans ta classe avec Mélissa
H. ? Tu ne t’es pas rappelé qu’elle était absente à ton cours ?
C’est quoi cette histoire ? Comment une élève absente peut-elle juger de ce que j’ai montré et de
ce que j’ai dit ?
D’ailleurs qu’est-ce que j’ai vraiment dit ?
Je ne sais pas.
Je ne sais plus.
27
Inès
La nouvelle fait l’effet d’une bombe juste avant la reprise des cours de l’après-midi. Mélissa H.
était absente lors du cours d’Arnaud lundi en dernière heure. La vie semble de nouveau plus légère.
Serge, un collègue se veut résolument optimiste. Tout va se régler en un clin d’œil, la Mélissa va se
prendre une volée de bois vert par son père ! C’est un mensonge de gamine pour dissimuler
quelque chose. Tu n’as pas à t’inquiéter, a t-il martelé, la mère Marois va devoir se rendre à
l’évidence. Tant mieux, je suis soulagé que ce ne soit que cela. Arnaud a répondu très vite, comme
pour mieux laisser le problème derrière lui.
Je souris également.
Arnaud est encore un peu crispé. Les rides au coin de ses yeux me semblent plus marquées que
d’habitude. Les restes de sa mauvaise nuit j’imagine.
28
Eddy H.
Je vois Madame Marois cet-après-midi. Je lui ai envoyé un mail dès lundi soir. Je lui ai dit ma
façon de penser. Ah ça je ne me suis pas gêné ! Non mais pour qui ils se prennent les profs ! Ils
n’ont pas le droit de faire n’importe quoi avec nos enfants, avec ma fille. J’ai envie qu’elle réussisse
dans la vie. Je sais qu’elle n’aime pas l’école, ça a toujours été compliqué. Mais elle réussira, j’en
suis sûr. Si seulement elle pouvait avoir de bons profs.
J’irai seul. Ma femme ne viendra pas à l’entretien. Elle serait capable de se mettre à pleurer. Je
n’aime pas ça. Et puis je ne crois pas qu’elle en ait envie. Elle n’ose pas dire ce qu’elle pense. Je
suis le chef de famille de toute façon, c’est normal que j’y aille.
29
Eddy H.
Je m’annonce au secrétariat.
—Monsieur H, le père de Mélissa en quatrième B. J’ai rendez-vous à quatorze heures trente avec
Madame Marois.
La secrétaire acquiesce.
Une grande porte capitonnée s’ouvre. On dirait une porte pour le bureau du Président. Je me
demande si le revêtement est du vrai cuir. On ne doit rien entendre des conversations qui se
déroulent à l’intérieur. A croire que c’est classé secret défense.
Ce n’est pas la première fois que je vois Madame Marois. Elle organise une réunion de
présentation de l’année à chaque rentrée. Cindy et moi nous tenons à y aller. Nous craignons
toujours de rater une information importante. Nous allons aussi aux rencontres parents-enseignants.
Mélissa peut mieux faire, nous disent ses professeurs. Elle en a encore sous la pédale, nous a dit un
jour l’un d’entre eux. Je suis fier de ma fille. Même si ses résultats ne sont pas encore
exceptionnels, je sais qu’un jour elle les épatera tous. Pour l’instant ce n’est encore qu’une gamine
qui ne se rend pas compte de l’importance de l’école.
30
Le Conseiller Principal d’Éducation est là également. Jean-Paul Keller. Nous avons parfois reçu
un SMS de sa part à l’occasion d’un retard de Mélissa, ou bien lorsqu’elle a eu la grippe l’hiver
dernier. Cindy avait tardé à prévenir le collège de son absence. Il me fait l’effet d’un tigre. On le
sent souple, prêt à bondir. Mais moi aussi je suis prêt à bondir aujourd’hui.
Madame Marois s’installe. Elle pose un gros bloc-notes sur la table, un stylo. Elle rajuste ses
lunettes. Je ne peux pas m’empêcher de me demander quel âge elle a. Et je me dis qu’elle est moins
jolie que Cindy. Elle devrait se maquiller un peu plus, mettre des fringues moins mémères. Elle ne
serait pas si mal.
—Bien, nous sommes ici aujourd’hui par rapport à vos inquiétudes suite au cours de Monsieur
Filippani du 6 octobre dernier. J’ai imprimé votre message. Je vous cite : « ma fille Mélissa m’a dit
que pendant le cours d’Arts Plastiques, Monsieur Filippani a montré aux élèves des images
pornographiques. Ma fille en a été extrêmement choquée ainsi que plusieurs camarades de sa
classe. » Vous confirmez ?
Je me penche en avant sur le bureau. Je croise mes mains. Je sens mon blouson qui se tend sous
mes aisselles. Je pense que j’aurais dû le retirer avant de m’asseoir.
Le CPE fronce les sourcils. Un pli d’inquiétude barre son front. Je vois bien qu’il tente de
m’amadouer.
—Il y a sans doute des éléments que Monsieur Filippani va souhaiter préciser.
31
—Des éléments ? Quels éléments ?
—Des éléments par rapport à la présence de votre fille ce jour-là.
—Quel est le problème avec la présence de ma fille ?
—Attendons Monsieur Filippani pour évoquer ce problème, si vous le voulez bien.
—Très bien, attendons.
—Monsieur Filippani se justifie en disant que cela fait partie du programme.
Madame Marois essaie de reprendre le contrôle. Elle veut que je croie qu’il ne se passe rien
d’anormal dans ces cours. Ma colère enfle davantage. J’ai l’impression d’être rouge. Cindy m’a
déjà fait remarquer que cela arrive lorsque je m’énerve trop. Je le sais mais je n’arrive plus à
retrouver mon calme. J’ai l’impression qu’ils essaient tous de me blouser.
—Le programme ? Quel programme ? Depuis quand les programmes de l’Education Nationale
incluent la pornographie ? Ce prof-là il est dangereux et vous le savez très bien ! J’ai le droit d’aller
porter plainte !
—C’est votre droit en effet, Monsieur H. Mais avant toute chose j’ai convié Monsieur Filippani à
venir nous rejoindre. Il ne devrait pas tarder.
Madame Marois consulte discrètement sa montre. Une sonnerie de téléphone retentit. Je sens la
veine qui bat dans mon cou, comme à chaque fois que je m’énerve. J’ai décroisé mes mains. Je
serre les poings sur la table. Je sais que cela n’a pas échappé à Madame Marois. Il faut que j’essaie
de respirer calmement.
Je reste seul avec Madame Marois. Nous nous observons en silence. Le taureau et le matador.
32
Arnaud
Je suis attendu dans le bureau de Madame Marois à quinze heures. Je viens juste de finir un cours
avec une classe de cinquième. J’ai entendu deux garçons rire au fond de la classe. « Eh les mecs
vous croyez que nous aussi on va avoir droit aux images pornos ? »
Je les ai regardés. Les rires se sont tus. Il m’a semblé que certains étaient gênés. Je me suis
demandé de qui ils tenaient ces propos. Il est vrai qu’à leur époque tout va très vite. Trop vite pour
moi. Je me suis senti mal à l’aise pendant toute l’heure. Cela veut dire que certains parlent derrière
mon dos. L’idée que ma réputation pourrait être salie m’a traversé l’esprit. La sonnerie de la fin du
cours m’a soulagé. J’ai laissé mes affaires en vrac sur mon bureau. Je les rangerai après l’entretien,
quand je me sentirai mieux. Quand la brume qui a envahi mon cerveau se sera dissipée. Quand
j’aurai expliqué au père de Mélissa qu’il s’agit d’un malentendu puisque sa fille n’était pas présente
à mon cours.
33
Arnaud
—Entrez !
Le père de Mélissa me tourne le dos. Je ne vois de lui que son blouson. Le tissu tendu, trop ajusté.
Sa nuque sombre, parsemée de cheveux bouclés. J’ai le sentiment que ce n’est pas de bon augure.
—Venez Monsieur Filippani. J’ai déjà démarré l’entretien avec Monsieur H, le père de Mélissa.
Prenez place.
Je m’assieds à gauche de Madame Marois, en face de Monsieur H. Je lis déjà la colère et le mépris
dans ses yeux sombres. Il est ramassé sur lui-même comme un boxeur prêt à frapper. Massif, épais.
Je sens qu’il a envie d’en découdre.
—Monsieur Filippani, Monsieur H. a été profondément choqué par le contenu de votre cours. Vous
en êtes conscient ?
—Non.
—Non ?
Les yeux de Madame Marois se fendent légèrement, prennent la forme de deux amandes, me
rappelant le personnage de la méchante belle-mère dans les dessins animés.
Je sens mon cœur qui bat. Ma gorge est sèche. Je ne dois pourtant rien laisser transparaître devant
ces deux-là.
34
—Si votre fille avait assisté au cours vous le sauriez.
L’homme blêmit.
—Qu’insinuez-vous par là ?
—J’insinue que votre fille n’a pas pu vous rapporter le contenu de mon cours puisqu’elle n’y a pas
assisté. Elle était absente. Monsieur Keller le CPE, pourra vous le confirmer.
—Ma fille n’était pas absente. Comment osez-vous ?
—S’il vous plaît Monsieur H.
Madame Marois essaie de reprendre le contrôle de l’entretien. Un pli d’inquiétude barre son front.
Le père de Mélissa me fusille littéralement du regard. Je perçois la haine qu’il a pour moi dans ses
yeux.
—Peu importe que ma fille ait été ou non présente à votre cours. Je veux savoir ce que vous avez
montré aux gosses ! Je ne laisserai pas ma fille revenir avec vous tant que je ne serai pas certain que
vous ne présentez pas un danger pour elle ! Ni pour les autres d’ailleurs !
Le père de Mélissa se soulève à demi sur sa chaise. Sa gorge est marbrée de plaques rouges. Je vois
les pulsations du sang qui font battre sa veine carotide.
35
—Monsieur Filippani, peut-être serait-il judicieux d’expliquer à Monsieur H. ce qui a été fait
pendant votre cours lundi ?
Je dois me justifier. Que pèse un enseignant face au mensonge d’une gamine de treize ou quatorze
ans ? Madame Marois cherche à ménager ses arrières, pensé-je.
Comment expliquer à cet homme prisonnier de ses certitudes la délicatesse des images que j’ai
montrées ? La finesse des courbes, des traits, les ombres qui masquent le réel ? Ces corps qui
s’étirent, prennent la lumière, s’offrent aux regards avec pudeur. Je voulais que mes élèves puissent
faire à leur tour le portrait de quelqu’un, réel ou imaginaire, dévoiler un peu de son âme. Cet
homme, ce père de famille, parle de vulgarité. Il détourne mon travail, le salit. Les élèves étaient
enthousiastes face au projet. Ils ont regardé les tableaux, les esquisses, les estampes avec respect et
même admiration. Vous croyez qu’on arrivera à faire aussi bien, Monsieur ? m’a demandé l’un
d’entre eux. Bien sûr que vous y arriverez.
—Vous n’auriez pas pu faire autre chose ? Je ne sais pas moi, leur faire dessiner des arbres !
—Je respecte les programmes Monsieur H.
—Les programmes, mon œil ! Tout cela est répugnant !
—Monsieur H. je vous prie de modérer vos propos. Monsieur Filippani vient de vous dire qu’il
n’avait pas eu de mauvaise intention. Je crois simplement qu’il a sans doute été simplement
maladroit. Je pense qu’un échange d’excuses apaisera les choses.
Je me demande si j’ai bien compris. Un échange d’excuses. Cela veut-il dire que je dois
m’excuser pour un cours à mes yeux comme un autre, auquel sa fille n’a pas assisté ? Je regarde
Madame Marois, impassible. Je crois qu’elle a hâte que cet entretien se termine. Un incident qu’elle
souhaite vite oublier. Il ne faut pas faire de vagues. L’expression me revient soudain.
—Monsieur Filippani ?
Ai-je le choix ? Non. Je ne dors pas bien depuis plusieurs jours. J’ai envie de retrouver le calme,
la sérénité. Etre heureux de voir les lèvres framboise d’Inès lorsque j’arrive au collège le matin. Je
m’incline.
—Je ne voulais blesser personne, en aucune façon, Monsieur H. Je vous présente mes excuses.
36
Le père de Mélissa hoche presque imperceptiblement la tête. Il me regarde fixement. Aucun son ne
sort de ses lèvres. Je me demande ce qu’il pense à ce moment précis.
L’entretien est donc clos. Monsieur H. salue brièvement Madame Marois. Il n’a pas une parole, ni
un regard pour moi. Il ne s’est pas excusé pour ses mensonges. Ni pour ceux de sa fille.
J’ai lâché des excuses. J’ai voulu croire à l’apaisement. J’ai soudain l’impression d’avoir été
faible. Je n’ai pas encore conscience que ma mise à mort a déjà commencé.
37
Inès
Je n’ai pas vu Arnaud cet après-midi. Je sais qu’il devait avoir un entretien avec Madame Marois
et le père de Mélissa cet après-midi. J’ai fait cours de manière distraite. Je ne pouvais m’empêcher
de jeter des coups d’œil réguliers en direction de la pendule. Une élève m’a posée une question, je
ne l’ai pas entendue tout de suite. Tout va bien, Madame ? Oui, excuse-moi. J’ai réussi à sourire à
faire comme si de rien n’était. Pourquoi sommes-nous si souvent obligés de porter un masque ?
Pourquoi n’est-il pas convenable de montrer son inquiétude ?
A dix-sept heures tout le monde était reparti vers sa vie, sa famille, ses obligations. Je me demande
si je suis la seule à m’inquiéter. Je me demande si je suis la seule à éprouver une angoisse sourde
qui étreint mon ventre, serre mon cœur au point de me sentir essoufflée, prise dans un étau.
38
Arnaud
39
Eddy H.
Comment ont-ils osé dire que Mélissa a menti ? C’est ma fille. Je la connais mieux qu’eux tout de
même ! Madame Marois protège son prof, voilà la vérité. Ce type était trop calme. C’est ceux-là les
pires. Ils cachent bien leur jeu ! Un fou furieux ! Un pervers, voilà ce qu’il est ! Il faut que tout le
monde le sache. Aujourd’hui c’est très facile de faire en sorte que tout le monde le sache.
40
Inès
L’obscurité commence à tomber, rend flous les contours de mon appartement. Je n’ai pas allumé la
lumière. Je pense à Arnaud. J’ai besoin qu’il me dise ce qui s’est passé cet après-midi. J’ai besoin
qu’il dissipe ces ombres qui m’envahissent.
J’essaie de ma raisonner. J’appuie sur l’interrupteur de la grosse lampe de mon salon. La clarté
soudaine me fait plisser les yeux. Les ombres me paraissent moins menaçantes. Préparer un dîner
rapide, sortir un livre de l’étagère. Et puis envoyer un message à Arnaud.
Je suis en train de jeter des pâtes dans la casserole lorsqu’une sonnerie m’avertit qu’un message
m’attend sur mon portable. C’est ma sœur. Elle vit en Auvergne, au milieu de la nature, des
volcans. Elle me manque souvent. Je pense parfois à aller vivre près d’elle. Marcher dans la
montagne en regardant le ciel.
Oui. Pourquoi ?
Je n’ai pas pu m’empêcher de rajouter pourquoi. La question me semble étrange sans que je puisse
me l’expliquer.
41
Son nom n’est pas cité. Inès qu’est-ce qui se passe ? Le type tient des propos horribles !
Je crois que je sais de quoi il s’agit.
Je t’envoie le lien vers la vidéo.
42
Inès
Mon Dieu ! Mais qu’est-ce qui nous arrive ? Comment un parent d’élève peut-il prononcer de
telles paroles, cracher autant de haine ? J’ai envie de vomir. Le sang afflue à mes tempes. Ma tête
cogne. La casserole déborde. Le couvercle se soulève. J’entends le bruit de l’eau bouillante qui se
répand sur la plaque de cuisson, grésille à son contact, forme des bulles qui éclatent.
Le père de Mélissa, car je n’ai aucun doute sur son identité, a dit : cet enculé de prof, ce pédophile,
il mérite de mourir. Il n’y a pas de place pour les gens comme lui sur terre.
J’ai peur.
43
Les autres
Jean-Paul, tu as vu la vidéo qui circule sur Arnaud ? Le père de Melissa H. l’a postée sur
YouTube ? Je croyais que l’affaire allait se régler dans le bureau de Madame Marois cet après-
midi ?
Je n’ai pas assisté à l’entretien avec Arnaud. J’ai été appelé pour autre chose et j’ai dû regagner
mon bureau. Quand j’en suis sorti, Arnaud était parti. Envoie-moi le lien vers la vidéo. Qu’est-ce
qu’il dit le père de Mélissa ?
Vous êtes sûrs que c’est une bonne idée qu’il la voie ?
Je vais l’appeler pour le prévenir. Il ne faut pas qu’il tombe dessus par hasard.
44
Il peut porter plainte, non ?
Qui ça ? Arnaud ?
45
Jean-Paul
Je connais Arnaud depuis cinq ans, depuis mon arrivée au Collège Jean Moulin. Je l’apprécie.
J’aime sa créativité, sa gentillesse. Oui, Arnaud est quelqu’un de gentil, même si aux yeux de
certains cela peut paraître ringard de dire cela. Je crois que les élèves l’apprécient également. Pour
certains, l’heure qu’ils passent avec lui est une vraie bouffée d’oxygène. Ils peuvent s’exprimer
différemment. Ils se sentent valorisés. L’an dernier il a organisé une exposition à la mairie. J’ai été
impressionné par ce que peuvent faire certains de nos gamins. Je n’avais pas imaginé qu’il y ait
cette beauté en eux. Je l’avoue, je les regarde différemment depuis.
Je suis atterré par ce qui arrive. Je n’ai pas pu être présent à l’entretien cet après-midi. Que s’est-il
passé qui a fait que les choses dérapent à ce point ? Je tiens à appeler Arnaud avant qu’il ne voit la
vidéo. A moins qu’il ne l’ait déjà vue.
46
—Oui ?
—Les choses s’annoncent plus compliquées.
—Que veux-tu dire par plus compliquées ?
Je perçois l’inquiétude au fond de sa voix. Une respiration plus rauque peut-être. Une main qui se
crispe sur le téléphone.
—Le père de Mélissa a posté une vidéo sur les réseaux sociaux.
—Quelle vidéo ? Une vidéo sur moi ?
—Oui. Il t’insulte, appelle à ta radiation.
Je l’entends qui déglutit. J’imagine sans peine la sensation de sa gorge qui se serre à cet instant.
J’ai l’impression d’être impuissant. J’ai le sentiment diffus d’un tsunami qui pourrait s’abattre sur
nous, nous engloutir, nous écraser. Je me demande comment on peut lutter contre un tsunami.
47
Arnaud
Je vais regarder la vidéo. Il faut que je sache ce qu’elle contient. Je ne peux pas être celui qui ne
sait pas.
48
Arnaud
Cet enculé de prof, ce pédophile, il mérite de mourir. Il n’y a pas de place pour les gens comme lui
sur terre.
Les mots résonnent dans ma tête. Sur les murs. Ils se propagent dans tout mon appartement. Se
cognent aux meubles. Rebondissent. Prennent de la vitesse. Du volume. Mon corps tout entier est
laqué de sueur. Je suis à bout de souffle. Barrez-vous les fantômes ! Laissez-moi tranquille ! Je n’ai
rien fait !
49
Jean-Paul
L’image du tsunami ne m’a pas quitté de la nuit. Je me suis souvenu de celui qui avait eu lieu en
Thaïlande. Ces images diffusées sur les télévisions du monde entier alors que nous terminions de
digérer la dinde et les marrons. Tous ces gens venus passer Noël au soleil, forcés de fuir cette vague
gigantesque vêtus seulement d’un maillot de bain et chaussés de tongs.
Cette eau grise qui avait tout balayé sur son passage. Renversé des maisons, mis à terre des
cocotiers, brisé des bateaux. La population qui fuit, essaie de trouver un refuge en hauteur. Et puis
ces corps étendus sur la plage une fois que la mer s’est retirée. Des corps gonflés comme des
ballons de baudruche par leur séjour dans l’eau, étendus sur le dos pour certains, face contre terre
pour d’autres, rendus méconnaissables par la mort. Je m’étais dit que cela me gênerait que l’on voit
des photos de moi mort. La mort c’est le dernier moment intime qui nous reste.
Un tsunami est incontrôlable. Je me demande ce que nous allons pouvoir faire. La fuite n’est pas
envisageable. Il va falloir affronter le monstre.
50
Tom
Je suis en quatrième B. Monsieur Filippani est mon prof d’art pla. Un prof comme les autres. Un
peu plus cool peut-être. En même temps c’est normal, l’art pla n’est pas une matière fondamentale
comme dit mon père. Tu n’auras pas d’épreuve d’art plastique au Brevet l’an prochain. Il a raison.
N’empêche, j’aime bien avoir cours avec Monsieur Filippani. Il nous fait des blagues idiotes mais
ça n’est pas grave. J’essaie de m’en souvenir pour pouvoir les raconter à ma mère le soir. Elle rit
rarement. Elle me regarde d’un air dubitatif. Dubitatif, c’est un mot que j’aime utiliser. Je l’ai appris
récemment. N’empêche, je ne réussis pas à faire rire ma mère. A mon avis, je ne suis pas très doué
pour raconter des blagues.
Je ne vais pas tarder à devoir déposer mon téléphone dans la cuisine. Ma mère est assez stricte.
Pas de téléphone dans ta chambre la nuit. Vingt et une heure, extinction des feux. Ce n’est peut-être
pas plus mal. Et puis de toute façon je n’ai pas le choix. La règle est aussi la même lorsque je vais
chez mon père.
51
Inès
Je n’ai pas réussi à envoyer un message à Arnaud hier soir. Je ne savais pas quoi lui dire. Je m’en
veux. J’ai laissé les ombres m’envahir. J’ai laissé l’obscurité descendre sur moi. M’écraser. Me
mettre à terre.
J’ai regardé la lumière déchirer la nuit. Les battements de mon cœur ont ralenti. Le ciel était rose
à l’horizon. J’ai peint mes lèvres couleur framboise.
52
Arnaud
Je suis allongé dans mon lit. Je suis moite. J’ai retiré mon tee-shirt pour essuyer la sueur qui coule
dans mon cou, sur ma poitrine. J’ai repoussé les draps. Ils sont froissés, exhalent l’odeur de ma
sueur aigre, suintent ma peur.
Je n’ai pas complètement descendu les volets. Par les interstices, j’aperçois la nuit trouée par le
lampadaire de la rue qui diffuse une lumière jaunâtre, fantomatique. Dehors, le silence règne.
C’est étrange la nuit, le temps s’arrête. La vie prend une pause. De temps en temps un véhicule,
une voiture ou un deux-roues, déchire le silence de la nuit. Une présence incongrue qui vient rayer
la plénitude de l’obscurité.
Je regarde l’obscurité. Elle devrait être une parenthèse, un apaisement de mes inquiétudes, de mes
peurs. Au contraire elle les décuple. Les chiffres de mon radioréveil avancent inéluctablement.
Deux heures seulement me séparent du retour à la vie. Ou du début de ma mise à mort.
53
Les autres
Non, elle doit être planquée dans son bureau comme d’habitude.
Excusez-moi de pleurer comme ça. Mais là je trouve que c’est trop. Traiter un prof d’enculé. De
pédophile. Si c’était moi, j’aurais envie de mourir !
54
Il doit bien y avoir un moyen de faire retirer la vidéo, non ?
On ne les intéresse pas. Je suis sûr qu’il y en a qui penseront que c’est bien fait pour nous.
55
Arnaud et Inès
56
Jean-Paul
La police est là. Ce matin en me connectant pour revoir la vidéo, j’ai vu que le père de Mélissa en
a publié une seconde. Pire. Les mots ne quittent pas ma tête.
Il doit mourir ce prof. Les salauds comme lui doivent tous mourir.
J’ai appelé la police. J’ai prévenu Madame Marois. Il faut qu’ils voient la vidéo. C’est clairement
une menace de mort.
57
La quatrième B.
—Salut !
—Salut !
—Vous l’avez vue ?
—Quoi ?
—La vidéo !
—Celle qui parle de Filippani ?
—Évidemment !
—Vous croyez que c’est vraiment le père de Mélissa qui a balancé ça ?
—Ouais.
—Quelqu’un a vu Mélissa aujourd’hui ?
—Non.
—C’est la honte pour elle !
—Elle n’était pas là. Qu’est-ce qu’elle en avait à faire du cours de Filippani ?
—Maria, toi qui es sa meilleure amie à Mélissa, tu sais ce qui se passe ?
—Non, elle ne répond plus à mes messages.
—Vous avez trouvé le cours choquant vous autres ?
—Ben non. C’est sûr les peintures étaient un peu nues, mais perso je les ai trouvées belles. Pas de
quoi en faire une histoire.
—Moi aussi je les ai trouvées belles. C’était vachement bien dessiné. Je n’arriverai jamais à faire
aussi bien.
—Moi non plus.
—Regardez, on dirait qu’il y a la police !
—Ils ne vont pas arrêter Monsieur Filippani au moins ?
58
Jean-Paul
Je referme la grille derrière les deux officiers de police. Je m’arrête un instant sur le seuil pour
regarder la rue. Rien n’a changé depuis hier, et pourtant rien n’est plus pareil. Le soleil est déjà
doux ce matin. Je dois mettre ma main en visière. Sur le trottoir d’en face, un homme promène son
chien. Je l’aperçois régulièrement lorsque je viens surveiller la sortie. Nous nous saluons d’un signe
de tête. Je trouve étrange qu’il passe au moment où le collège est le plus bruyant. Je me dis que
c’est peut-être le moyen de rompre des moments de solitude. Sommes-nous tous condamnés à finir
seuls ? La vie est bien étrange. Il y a des moments où j’aimerais être seul, goûter un peu de solitude,
une parenthèse enchantée dans le tourbillon de la vie collégienne. Pendant ce temps d’autres se
noient dans le tourbillon de leur solitude.
Les deux officiers de police prennent l’affaire très au sérieux. Ils vont remonter jusqu’à celui qui a
déposé la vidéo. Proposer une protection policière à Arnaud. L’encourager à porter plainte.
59
Jean-Paul
Je retrouve Arnaud dans le bureau de Madame Marois. Elle a les traits tirés, un pli d’inquiétude
barre son front. Cela me rassure en quelque sorte. Je me dis qu’elle est humaine, que ce qui nous
arrive la touche.
—Monsieur Filippani, Monsieur H. a déposé une nouvelle vidéo tard hier soir. Cette fois il s’agit
clairement de menaces de mort. J’ai donc appelé la police ce matin. Ils viennent juste de partir.
Vous êtes au courant pour cette seconde vidéo ?
—Oui.
J’observe Arnaud. Il semble figé. Une statue de cire. Il n’a pas pris le temps de se raser ce matin.
Je me demande s’il a réussi à dormir, et combien de temps. J’ai envie de m’approcher de lui. De
poser une main sur son épaule. Comme on le ferait avec un petit enfant. Ou avec un ami.
Lorsque j’ai de nouveau regardé la vidéo tout à l’heure avec les policiers, les images ont défilé
devant mes yeux. J’ai eu l’impression que le père de Mélissa hurlait dans son micro.
Arnaud reste digne. Je l’admire. Comment réagirais-je si c’était à moi que ces mots étaient
adressés ? J’aurais peur, c’est inévitable. J’aurais peur que mes proches ne voient ces images.
J’aurais peur que les élèves ne voient ces images. J’aurais peur d’être sali, souillé. Pourtant ce n’est
pas aux victimes d’avoir peur. Ce sont des mots plus faciles à prononcer qu’à mettre en œuvre. On
devient faible lorsqu’on est une victime. La cruauté nous rend fragiles.
J’échange un regard avec Madame Marois. Arnaud regarde dans le vide. Je vois des larmes
perler au coin de ses yeux. Y aura-t-il quelqu’un pour les essuyer ?
—Je suis désolée de ce qui vous arrive, Monsieur Filippani. Vous avez très probablement commis
une erreur en proposant ce cours à la classe de quatrième B, mais Monsieur H. va trop loin. Sachez
60
que l’établissement va porter plainte pour menaces de mort. La police vous conseille également de
porter plainte de votre côté.
Le silence d’Arnaud devient presque assourdissant. Ce silence qui crie sa tristesse, son désespoir.
Je le sens perdu. Il se contente de hocher la tête. Est-ce par crainte que sa voix ne tremble ?
Je n’en crois pas mes oreilles. Comment Madame Marois peut-elle insinuer que des menaces de
mort ne sont pas à prendre au sérieux ? A-t-elle si peur que cela des remous que cette affaire
pourrait provoquer jusqu’au Rectorat ?
—Je vous remercie, Madame Marois. Vous avez sans doute raison. Néanmoins, il faut que je
digère ce qui m’arrive. J’espère que vous le comprenez ? Et je ne crois pas avoir commis une
quelconque maladresse en proposant ce cours.
—Je sais que vous allez continuer d’y penser Monsieur Filippani. Je vous souhaite une bonne
journée.
—De même, Madame Marois.
61
Jean-Paul
—Madame Marois a raison sur un point Arnaud. Tu dois aller porter plainte.
—Je le sais.
—Je peux venir avec toi si tu le désires. Ma proposition était sincère.
—Tu sais, je me dis qu’elle a peut-être raison. Les menaces de mort, c’est sûrement des trucs en
l’air, dis comme ça. Tu l’imagines en train de venir me tuer ce type ?
—Je ne sais pas. J’espère que non. Je crois quand même qu’il est dingue. Franchement, tu te verrais
aller balancer de tels horreurs sur le net ?
—Non. Mais de toute façon je ne saurais même pas comment faire !
Je ne peux m’empêcher de sourire. Je suis rassuré de voir qu’il sourit lui aussi.
—Tu as sans doute raison. Je crois d’ailleurs que moi non plus je ne saurais pas comment m’y
prendre. Les policiers vont remonter jusqu’à son compte IP. Ils vont faire supprimer la vidéo et le
convoquer au commissariat pour l’interroger.
—J’espère que ça ira vite. J’ai envie de laisser tout ça derrière moi.
— Ca va aller pour tes cours aujourd’hui ?
—Ne t’inquiète pas. Ça va aller.
Si, je m’inquiète. Des menaces de mort ne sont jamais des menaces en l’air. De cela, je suis certain.
62
Arnaud
La salle des profs est bruyante. C’est une ruche. J’ai l’impression d’entrer dans un nouveau
monde. Ma salle de classe a été silencieuse une bonne partie de la matinée. Un silence gêné. Un
silence qui vous fait vous sentir à l’étroit. Des élèves qui vous observent à la dérobée. Je lisais dans
leurs yeux la vidéo du père de Mélissa. J’entendais leurs interrogations murmurées au-delà de leurs
esprits. Pédophile, est-ce que c’est vraiment un pédophile ? Est-ce qu’un jour il n’aurait pas dit
que ? Une de mes copines m’a dit qu’elle a souvent eu l’impression qu’il la regardait avec un air
vicieux.
L’air était lourd comme une chape de plomb. Comme si la salle avait été vidée de son oxygène.
J’ai pris plusieurs fois une grande inspiration, gonflé mes poumons d’air pour pouvoir remonter à la
surface. J’ai fait cours en apnée. En entrant dans la salle des profs, je quitte les profondeurs, je
retrouve la lumière du jour.
Je n’ai pas de mots pour leur exprimer ma gratitude à tous. Ma gorge est nouée par l’émotion. Je
me sers une tasse de café. Je cherche une contenance, un refuge dans un geste banal pour redevenir
quelqu’un. J’ai peur mais je dois le cacher. Ils semblent tous si confiants. Je n’ose pas leur répéter
les paroles de Madame Marois concernant les menaces de mort. Est-ce que cet homme est vraiment
prêt à me tuer ?
63
Inès s’avance vers moi. Ses lèvres tentent de me montrer un chemin vers la lumière.
64
Inès
65
Arnaud
Serge a insisté pour me raccompagner chez moi en voiture. Je rentre d’ordinaire à pied. J’aime ce
moment de transition entre le collège et mon appartement, les rues qui s’animent, les réverbères qui
s’allument, la lumière qui décline doucement et donne un nouveau rythme aux heures qui
s’annoncent. Je respire l’odeur des jardins, celle de la pluie parfois.
Le trajet en voiture a été bref. Quelques minutes tout au plus. A peine le temps d’échanger
quelques mots un peu empruntés. Nous avons chacun fait l’effort de ne pas évoquer les évènements
de la journée. Tenter d’éloigner la noirceur des paroles prononcées, gravées dans cette immense
toile informatique qui nous échappe. Faire reculer la menace, s’accorder un répit.
J’ai attendu l’appel d’Inès plus que je ne voulais bien me l’avouer. Voir son nom s’afficher sur
mon écran a été un pur moment de joie. Cela m’a rassuré. J’étais encore capable d’être heureux. J’ai
réécouté notre conversation dans ma tête toute la soirée. Nous nous découvrons doucement. Nos
goûts, nos espoirs. Inès a tenu à évoquer la menace qui s’est glissée dans nos vies. Je la sens
préoccupée, inquiète. Sa voix s’est soudain tendue. Je n’ai pas réussi à faire semblant de tenter de la
rassurer. Je me suis enfoncé un peu plus profondément dans mon fauteuil, passé la main devant
mes yeux. Je commençais à m’éloigner.
66
Madame Marois
Je ne pensais pas que cela pourrait arriver un jour. Nous avons reçu des menaces de mort.
Marie-Jeanne, la secrétaire, a intercepté dix appels depuis ce matin. Tous en numéro masqué.
Impossible pour nous de retrouver la trace de leurs émetteurs. Marie-Jeanne ose à peine me répéter
ce qu’elle a entendu.
—C’est affreux Madame Marois. Il y a tant de haine chez ces gens qui nous appellent.
J’appréhende de décrocher le téléphone. A chaque sonnerie, mon cœur se met à battre plus fort.
J’ai appelé le commissariat pour leur signaler les menaces. Ils m’ont écoutée patiemment. Leur
parler m’a apaisée. J’ai été dure avec Monsieur Filippani. Je m’en veux. Certes, peut-être n’était-il
pas judicieux de montrer ces dessins. Ou ces peintures. Je ne sais plus. D’un autre côté, j’ai souvent
l’impression qu’on ne peut plus rien dire, plus rien faire sans que les parents ne s’en mêlent.
Certains vont jusqu’à écrire au Recteur, il y en a qui ont vraiment du temps à perdre. Les parents se
plaignent d’une mauvaise note, d’un Tableau d’Honneur qu’on n’a pas attribué lors d’un Conseil de
classe. Ils demandent parfois que leur enfant change de professeur en cours d’année.
Je me sens dépassée par ce monde qui va trop vite. Nous essayons seulement d’inculquer des
savoirs et des valeurs aux jeunes qui nous sont confiés. Méritons-nous d’être menacés de mort si
cela ne convient pas à certains ?
J’ai dit à Monsieur Filippani que les menaces du père de Mélissa H. n’étaient que des
fanfaronnades. Je le pensais sincèrement alors. J’en doute désormais.
Nos vies ont basculé. Je me sens oppressée de toutes parts, expédiée de force dans un monde dont
je ne maitrise pas les codes. Il ne faut pas que ce que nous traversons transpire trop à travers les
67
murs du collège. Nous devons tenter de rester un espace protégé pour nos jeunes. Il n’est plus
question depuis longtemps de hâve de paix.
68
Jean-Paul
La vidéo du père de Mélissa H. a été vue plus de trois mille fois en deux jours. Elle est parfois
regardée dans des pays étrangers. Dans certains d’entre eux, il est considéré comme criminel de
montrer des corps nus.
69
Arnaud
Le Capitaine Philippe Voitron m’a téléphoné. Le père de Mélissa H. a porté plainte contre moi
pour diffusion d’images à caractère pédopornographique devant mineurs.
En entendant ces mots, j’ai eu la sensation que mon cœur se décrochait dans ma poitrine. Le sol se
dérobait sous mes pieds vers un gouffre sans fond. Dans ma chute, je hurlais en silence, battais des
bras pour tenter de me raccrocher à une paroi trop lisse. `
70
Jean-Paul
Le commissariat a appelé le collège. Les deux policiers souhaitent voir Arnaud. Ils veulent lui
proposer une protection policière.
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Capitaine Philippe Voitron
Je suis flic au commissariat du quartier, celui-là même qui abrite également le collège Jean
Moulin, depuis cinq ans. Bien sûr nous connaissons parfois un peu d’agitation aux abords du
collège, un pneu crevé, une bagarre, mais nous n’avons jamais eu à gérer des menaces de mort à
l’encontre d’un des enseignants. La vidéo déposée par ce parent d’élève nous inquiète. J’ai
l’impression que peut-être le collège ne mesure pas exactement la gravité de la situation. Tout
comme l’enseignant concerné.
La vidéo est regardée de manière virale. Il y a quelques commentaires, des émojis révélateurs
comme ce visage à l’allure du masque de Scream. Un grand mépris, mais aussi une réelle violence,
transparaissent dans ces échanges. Je m’interroge. Comment un enseignant peut-il engendrer de tels
messages de haine ? Visiblement la jeune fille à l’origine des accusations d’images
pornographiques était absente lors de ce soi-disant cours. Pourquoi son père ne peut-il pas entendre
raison ? Quels comptes la société veut-elle régler avec les enseignants ? Peut-on tenir de tels propos
sur un homme ? Le condamner à mort par écrans interposés ?
Bien sûr nous allons interroger Monsieur Filippani, nous assurer que ces accusations de
pornographie sont sans fondements. J’ai le sentiments intime qu’elles le sont. Quand on est flic, on
acquiert très vite une sorte de sixième sens. Les mensonges transpirent sur les visages, à peu près
autant que le nez de Pinocchio. Mon sixième sens me dit que nous sommes là en présence d’une
affaire à la fois peu banale et effrayante.
La présence de la vidéo sur le net a été évoquée à la première réunion du matin. La section cyber
criminalité est déjà sur le coup. Une voiture est déjà partie chez Monsieur et Madame H.
Le commandant pense que l’enseignant devrait bénéficier d’une protection policière. Je partage
son opinion.
72
Arnaud
C’est seulement la deuxième fois de ma vie que je me rends dans un commissariat. Ma première
et unique visite jusqu’à présent remonte à une dizaine d’années. On m’avait volé une mobylette que
je gardais dans la cave de l’immeuble. Je ne l’avais plus utilisée depuis plusieurs années. La
dernière fois que j’avais fait pétarader le moteur devait remonter à la fin de mes années d’étudiant.
L’assurance me demandait de porter plainte afin de prouver le vol. Mon indemnisation en
dépendait. Le policier qui m’avait reçu à l’époque m’avait clairement fait comprendre que les
chances de retrouver mon bien étaient infimes. Ce jour-là, avec le vol de ma mobylette, j’ai eu le
sentiment qu’une partie de ma vie était désormais derrière moi.
Aujourd’hui en poussant les portes du commissariat, j’ai de nouveau ce sentiment de fermer une
porte. Je laisse derrière moi une forme d’insouciance, le sentiment que le monde est bon. Mon
univers a soudain volé en éclats. Je courre après les morceaux sans avoir la certitude de pouvoir les
recoller. Ils s’effritent dès que je les effleure du bout des doigts. Je n’arrive plus à leur donner
forme. Comme ces coquillages qu’on ramasse au bord de l’eau et qui ont trop longtemps roulé dans
les vagues. Devenus friables, ils disparaissent à peine a -t-on pris dans le creux de la main.
Je suis reçu par un jeune policier. Il affiche une barbe de quelques jours, déjà drue, épaisse. Ses
yeux disent sa détermination. Ils cillent à peine lorsque j’expose l’objet de ma venue.
Ma voix est étonnamment claire en disant ces mots. J’ai pourtant le sentiment que c’est un autre
que moi qui les prononce, comme si j’observais la scène à distance, hors de mon corps. Je me
demande si je ne suis pas finalement déjà mort. Je regarde la scène depuis un ailleurs auquel
j’appartiens désormais. Je me détache doucement du monde des vivants. Je rejoins des ombres, des
impressions fugaces, légères.
73
Le jeune policier caresse sa barbe d’une main, tire sur son menton. Il m’avoue qu’il est au courant
de ce qui m’arrive. Il aimerait faire davantage. La procédure pour faire supprimer la vidéo prend un
peu de temps.
Ses doigts volent sur le clavier alors qu’il enregistre ma déclaration. Je ne peux m’empêcher
d’être vaguement admiratif, moi qui tape mes cours avec deux doigts.
Nous rions ensemble. Un rire léger qui me fait presque me sentir de nouveau humain. Finalement
peut-être pas encore complètement détaché du monde des vivants.
J’ai signé mon dépôt de plainte, rangé l’exemplaire qui me revient dans la partie intérieure de
mon blouson. J’éprouve un certain sentiment de satisfaction à l’idée que le père de Mélissa H. ne
s’attend pas à ce revirement de situation.
74
Mélissa H.
Je n’ai pas le droit d’aller au collège depuis deux jours. Je sais que ça parait dingue, mais il me
manque. Avant cette histoire, j’aurais donné n’importe quoi pour ne pas avoir à y aller. Maintenant
je donnerai tout pour pouvoir y aller.
J’ai l’impression d’être une pestiférée. Même Maria ne répond plus à mes messages.
75
Eddy H.
Plein de gens regardent ma vidéo. Beaucoup la like. Cela prouve que j’ai raison. Ce type est
dangereux pour nos enfants. Madame Marois ne fera rien. L’institution ne fera rien. Donc c’est à
moi de faire quelque chose.
J’ai décidé de ne pas renvoyer Mélissa au collège tant que cette histoire ne sera pas réglée. Je
veux que ce prof soit viré. Cindy a peur que Mélissa ne prenne du retard. Je l’ai rassurée en lui
disant qu’on lui fera donner des cours particuliers s’il le faut. J’ai un collègue qui fait ça pour son
fils, ça marche du tonnerre selon lui. J’ai même pensé à retirer Mélissa du collège définitivement et
lui faire l’école à la maison. Je me suis déjà un peu renseigné. C’est possible, et au moins elle
n’apprendra que ce que moi je déciderai qu’elle doit apprendre. Pas de danger qu’elle tombe sur un
prof tordu comme ça.
Le commissariat m’a téléphoné. Filippani a porté plainte contre moi pour diffamation. Rien que
ça ! S’il croit que ça va m’impressionner !
76
L’oiseau noir
J’ai vu un homme hurler son indignation envers un prof. Une histoire de photos pornos en plein
cours. Un mécréant quoi. Il dit que ce type doit mourir, qu’il ne mérite pas de vivre. Ce qu’il dit me
plait. J’aime la haine qui sort de sa bouche. Pour moi cette haine est l’expression de la vérité. Cet
homme a des sentiments purs. Il ne veut que la beauté du monde, pas sa laideur. Un monde pur,
dénué de toutes ces images diaboliques.
77
Arnaud
Je dors mal. Je mange mal. Mes vêtements flottent autour de moi. Je suis un radeau à la dérive,
ballotté au gré du vent et des vagues. Je n’ai plus la force de me raser le matin. Les poils de ma
barbe sont drus sur mon visage. J’ai l’impression qu’ils forment comme une barrière entre moi et le
monde. Je me mets en boule, comme un hérisson. Ou un porc-épic. Est-ce que les porcs épics se
mettent aussi en boule pour échapper à leurs ennemis ?
Nadège m’a téléphoné hier soir. Nous avons réglé les derniers détails pour les vacances avec
Théo. J’irai le chercher samedi matin. Elle ne sait rien de ce qui m’arrive. J’ai choisi de la laisser
dans l’innocence de l’ignorance.
Les élèves me lancent des regards interrogateurs. Je sais que des rumeurs circulent à mon sujet. Je
leur sais gré de ne pas les énoncer en ma présence. Mes collègues essaient eux aussi de conserver
quelque chose qui ressemble à une certaine normalité. Nous évoquons les vacances, cette liberté qui
va nous être offerte pendant deux semaines. Cette parenthèse qui effacera tout.
De temps en temps l’un d’entre eux se hasarde à demander sur un ton hésitant, presque dans un
souffle, ça va Arnaud ? Oui, ça va. Ça va. Nous éludons les évènements. Si nous n’en parlons pas,
ils nous feront moins peur. Notre silence, notre absence de mots, les rendra évanescents, invisibles.
Peut-être un jour en viendrons-nous à nous demander si tout cela a réellement existé.
Inès me sourit, arrondit ses lèvres framboise qui m’aspirent. J’espère les goûter vendredi soir, les
croquer, m’en repaître jusqu’à plus soif.
78
Inès
J’ai lavé le chemiser rouge aux motifs cachemire. J’aime son odeur de lavande. Je l’approche de
mon visage, plonge mon nez dans le tissu frais. Je respire profondément. J’imagine déjà l’odeur
d’Arnaud qui viendra s’y superposer, l’envahir tout entier.
79
L’oiseau noir
80
Arnaud
Le temps semble s’être arrêté. Ma vie d’avant a disparu. Une vie sur laquelle je ne me posais pas
de questions. Me lever le matin, me doucher, m’habiller, avaler mon petit déjeuner sur un coin du
plan de travail de la cuisine. Me rendre au collège, enchaîner les cours, les corrections des devoirs.
Jouer au tennis le weekend, accueillir Théo une semaine sur deux. Une vie banale, sans surprise
peut-être, mais je serais prêt à tout ou presque pour la retrouver. La vie de Monsieur et Madame
Tout le Monde, celle dont on s’est tous plaint au moins une fois sans réaliser sa douceur, sa caresse,
son clapotis régulier. Les petits repères qui paraissent sans importance, mais qui jalonnent notre
existence, nous font avancer, nous ancrent dans le réel.
Je n’existe plus. Une chape de plomb est descendue sur moi. Tout est devenu lourd, gris, informe.
Mon cœur dans ma poitrine m’écrase. Ses battements s’accélèrent parfois sans raison. Je ne vois
plus le soleil. Je ne vois plus le ciel. Je n’entends plus les oiseaux. Seul le chemiser d’Inès et ses
lèvres framboise m’éclairent. Lorsque je me lève le matin, ma salive a un goût de bile. J’ai envie de
rester dans mon lit, de garder les volets clos. Me recroqueviller au plus profond de moi-même. En
position fœtale. Je m’auto-rassurer, je m’auto-protège. Je mets mon poing dans ma bouche. Je le
lèche pour retrouver les sensations du petit enfant qui suce son pouce, goûter le sel de la peau.
Lorsque je rentre le soir, je tire le verrou à double tour. Je ne faisais jamais cela avant. Avant quoi
d’ailleurs ? Avant les dessins ? Cela exaspérait Nadège lorsque nous vivions encore ensemble. On
ne sait jamais, protestait-elle lorsque je laissais la porte ouverte, on n’est pas dans un moulin ! Est-
ce que j’étais complètement inconscient ? Les faits divers regorgeaient d’histoires où des gens sans
histoire avaient été attaqués chez eux en plein jour pour une dizaine d’euros tout au plus. Dix euros,
le prix à payer pour que votre vie bascule à jamais. Aujourd’hui même si j’ai peur pour ma vie, j’ai
refusé une protection policière. Je suis convaincu qu’il me faut dépasser cela.
Ceux qui me poursuivent sont avides de haine, de violence. Ils ne vivent que pour elles. J’imagine
leurs bouches tordues, immenses, aussi noires et profondes que des gouffres sans fond. Leurs bras
sont de gigantesques tentacules qui ne rêvent que de vous serrer, de vous étouffer comme les
81
pieuvres que j’imaginais enfant lorsque je m’aventurais dans la mer au-delà de la limite où j’avais
pied. Je ne voyais plus le fond. Je buvais la tasse, nageais dans de grands mouvements désordonnés
jusqu’au rivage, essoufflé, l’intérieur de la bouche irrité par le sel, recrachant ce liquide menaçant et
invasif qui avait failli m’emporter. Cela m’a pris du temps avant d’aimer le bleu profond de la mer.
Je suis fatigué, mes yeux me brûlent mais je n’arrive pas à les fermer. Les images envahissent ma
tête, grossissent, enflent, me dévastent, me rongent, me ravagent au fur et à mesure que les heures
de la nuit passent. Je suis dévasté. Ils ont fait de moi un zombie. Je voudrais ne plus quitter mon
appartement. J’ai envie de m’enfermer dans le placard de l’entrée, me sentir encadré et protégé par
les cloisons, la porte coulissante. Je me souviens de Sid, le chien que nous avions chez mes parents.
Il se réfugiait sous le placard de l’escalier lorsque l’orage s’annonçait. Les éclairs lézardaient le ciel.
Le roulement du tonnerre faisait trembler les vitres et la vaisselle dans le buffet, mais Sid ne quittait
pas sa cachette, haletant, tremblant, poussant de petits gémissements. La tempête s’éloignait. Il
redevenait alors lui-même comme si rien n’était jamais arrivé. Le vétérinaire nous avait expliqués
que la petitesse et l’étroitesse de l’espace le rassuraient. Comme Sid, j’ai peur de l’orage qui
s’annonce. Je ne sais pas où et comment la foudre va frapper.
J’ai pensé demander un arrêt maladie pour ne plus me rendre au collège. Mais pour quel motif ?
Quelle durée ? Je crains que le médecin ne me regarde d’un air cynique. Encore un enseignant qui
tire au flanc. La Principale du collège elle-même n’aime pas les absentéistes. Elle ne se gêne pas
pour décocher une réflexion peu amène à celui ou celle qui ose une grippe ou une bronchiolite pour
l’un de ses enfants. Il faut que je tienne encore un peu. Encore un jour. Les vacances et l’oubli
arrivent.
Et avant de partir, j’ai rendez-vous avec Inès. Je veux emporter à Nice ses lèvres framboise.
Dans deux semaines, tout sera redevenu comme avant. Et Inès sera à mes côtés.
82
Le jour même
83
Inès
84
Serge
—Arnaud, je ne vais pas pouvoir te raccompagner ce soir. Agnès m’a demandée d’aller récupérer le
canapé qu’on a donné à retapisser. Ça fait trois semaines qu’on l’attend. Enfin, surtout Agnès.
—Ne te tracasse pas, ça va aller.
—Cela m’embête tout de même.
—Il n’est rien arrivé jusqu’à aujourd’hui. Il n’y a pas de raison qu’il arrive quelque chose ce soir.
—J’espère que dans deux semaines tout sera redevenu comme avant.
85
L’oiseau noir
Je sais où trouver le prof. Collège Jean Moulin. Un long chemin m’attend mais je suis prêt à
accomplir ma mission.
J’ai affuté ma lame. Elle brillera dans le ciel pour annoncer à tous la mise à mort d’un monstre.
86
Romain
Les cours sont terminés. C’est le début des vacances. Comme tout le monde j’ai attendu avec
impatience la sonnerie de seize heures, mais voilà que je traîne devant le collège, que je retarde le
moment de rentrer chez moi savourant ces instants comme un entre-deux. Nous ne sommes plus
qu’une poignée à errer sans but précis devant les grilles ou adossés au muret. Je reconnais Noé un
des garçons de ma classe en train de discuter avec deux filles de quatrième A. Je crois qu’il a envie
de sortir avec l’une d’entre elles. Elles ont les cheveux longs, châtains, lisses. Ils ondulent dans leur
dos au gré de leurs mouvements d’épaule lorsqu’elles rient doucement ou secouent la tête. Je les
envie tous les trois.
J’ai du mal à draguer. Je suis l’intello de la classe. Tous s’imaginent que je passe mes soirées à
réviser, que seules mes notes comptent. Je fais partie de ceux qui sont déçus lorsqu’ils obtiennent
moins de dix-huit sur vingt à un contrôle. Alors oui forcément je révise, même les dimanches après-
midi dans le bureau de mon père. J’aime la compagnie de son grand fauteuil en cuir, de sa lampe à
l’abat-jour démodé, de la sculpture en bronze qu’il a héritée de son grand-père. Trois chevaux aux
aguets, les oreilles dressées, les naseaux dilatés et frémissants, leur queue fouettant l’air. Lorsque je
les regarde, je me demande souvent comment on fait pour sculpter aussi bien des chevaux. Leurs
muscles saillants me donnent l’impression qu’ils pourraient quitter leur socle pour s’élancer au
galop à travers la pièce.
J’aime l’atmosphère de ce bureau, hors du temps qui invite au travail, à la réflexion, à la solitude,
l’apaisement. Seul l’ordinateur Mac posé dans un coin rappelle que nous sommes en 2020. Je peux
rester deux heures, trois heures à réviser les dates clé de la Première Guerre Mondiale, méditer sur
l’assassinat de l’archiduc ou l’horreur de Verdun, lire Frankestein pour le cours de français. Parfois
mes pensées se mettent à divaguer. Je m’imagine avec une fille. Je sens la douceur de ses cheveux,
sa langue qui vient chercher la mienne. Mon sexe se met à durcir contre mon caleçon. J’interromps
ma rêverie, affolé à l’idée que ma mère entre soudain dans la pièce et ne remarque quelque chose.
87
Peu après seize heures vingt tout le monde est parti. Il ne reste que moi et Noé. Plus tard la police
me demandera pourquoi je me souviens aussi bien de l’heure. J’expliquerai que je venais juste de
consulter mon portable. Voyant l’heure je m’étais dit qu’il était temps de rentrer pour savourer un
peu cet avant-goût de liberté, ma mère occupée avec ses leçons de piano, les notes de musique
enveloppantes et apaisantes qui s’enroulent autour de moi comme une couverture douce.
Noé et moi nous ne nous adressons presque jamais la parole. Nous ne pouvons pas être plus
dissemblables. Pourtant, nous allons nous retrouver unis dans une tragédie qui nous dépassera à
jamais. Noé c’est le mauvais élève par excellence, si on peut toutefois faire un pareil oxymore. Il ne
rend aucun travail, ne fait jamais ses devoirs, répond vertement aux professeurs, aime amuser la
galerie. Les sanctions pleuvent, mais cela ne semble pas l’effrayer. Il affiche un air bravache et un
éternel demi-sourire. La classe rit parfois de ses fanfaronnades, surtout lorsqu’elles viennent nous
distraire d’une heure ennuyeuse. Il emmène à sa suite une petite cour dévouée et craintive à laquelle
je n’appartiens pas. L’une des psychologues qui m’a accueilli après les évènements, a émis l’idée
que ce soir-là j’ai été fier de partager un secret avec le mauvais garçon de la classe, d’être adoubé
par lui. J’ai été ébranlé par ses hypothèses. Je me suis longuement demandé si elle n’avait pas
raison. Avec le recul je suis forcé d’admettre que c’est plausible. Quelle autre raison pourrait être
valable ?
Un homme tout de noir vêtu s’approche. Noé ne le voit pas tout de suite, occupé à pianoter sur
son portable. Instinctivement, je sais qu’il n’a rien à voir avec le collège. Trop jeune pour être un
parent d’élève. Trop âgé pour être un élève. Son regard est sombre, fuyant, sa démarche saccadée,
nerveuse. Il me fait subitement penser aux chevaux en bronze sur le bureau de mon père. Il nous
accoste, nous prend par surprise, sans préambule.
La scène me semble surréaliste. C’est qui ce type ? Et comment est-ce que Noé peut savoir où
Monsieur Filippani habite ?
Noé ne dit plus rien. L’homme en noir ne part pas. Il nous fixe l’un après l’autre. Ses yeux sont si
sombres qu’on a du mal à distinguer l’iris de la pupille. Un frisson court le long de mon échine. Je
ne comprends pas bien la réaction de mon corps. Il ne fait pas froid, je n’ai pas froid ; pourquoi ce
frisson ?
Noé hoche la tête. Je sens qu’il réfléchit. Il a une longueur d’avance sur moi.
Je n’en crois pas mes oreilles ! Qu’est-ce qu’il fout Noé à parler comme un voyou, une racaille ? Il
se croit dans un film ou quoi ?
Noé et moi nous nous regardons. Je vois bien qu’il ne s’attendait pas à ça. Il espérait peut-être des
cigarettes. Je l’ai déjà vu fumer en cachette un peu à l’écart du collège. La prof de SVT a senti
l’odeur du tabac froid qui se dégageait de son blouson un matin, lui a fait la morale. Est-ce qu’il
avait déjà oublié les images de poumons rongés par le cancer qu’elle avait projetées à toute la
classe ? Noé s’est contenté de hausser les épaules.
Trois cents euros ! La somme claque à mes oreilles. Malgré moi je pense, ça fait cent cinquante
chacun. C’est plus que ce que ma grand-mère m’a donné pour Noël. J’ai déjà des rêves dans la tête.
89
—Ok ça roule, répond Noé, t’as le fric sur toi ?
J’ai envie de l’arrêter. De lui dire qu’il faut qu’on réfléchisse. Qu’on prenne le temps d’en
discuter entre nous. Je ne suis pas sûr que ce qu’on est en train de faire soit bien.
L’homme fouille dans les poches de son blouson et en retire quatre billets de cinquante euros, des
billets de vingt et de dix. Certains sont neufs, d’autres froissés. Il les fait glisser entre ses doigts,
compte à voix haute comme dans un film de gangsters américain.
—Tiens, cent cinquante pour toi et cent cinquante pour toi aussi.
Noé arrache les billets avec avidité et les met dans la poche arrière de son jean. Je trouve que ses
yeux brillent de gourmandise.
L’homme et Noé partent chacun dans une direction. Je reste interdit, les billets entre mes doigts.
Je ne sais pas quoi en faire. Tout est allé trop vite. Pourquoi cet homme nous a-t-il donnés autant
d’argent en échange de l’adresse de Monsieur Filippani ?
90
Inès
Je retrouve Arnaud dans moins de deux heures. Nous éloigner du collège. Nous éloigner des
menaces, des insultes. Être sereins. Être tous les deux. Apprendre à nous connaître. Nous dévoiler à
l’autre, doucement.
Est-ce que je pense déjà à ses lèvres sur mes lèvres ? A ma peau contre sa peau ?
Je sors le chemisier rouge à l’imprimé cachemire de mon armoire. Les effluves de lavande
envahissent la pièce. Mon rouge à lèvres est déjà dans mon sac à main.
91
François
J’habite au 35 rue des érables. C’est moi qui ai prévenu la police de l’agression. Je suis en arrêt
maladie depuis six semaines. Double fracture du tibia gauche. Bêtement tombé de vélo un soir en
voulant éviter un chien qui s’est presque jeté sous mes roues. Un grand setter roux à la langue
pendante, au regard un peu fou, qui a disparu au coin de la rue sans crier gare. Mon pied gauche est
resté coincé dans le cale-pied, ma jambe s’est tordue dans un angle bizarre qui aurait fait rêver bien
des contorsionnistes, mais qui m’a arraché un cri de douleur aigu. Des passants se sont précipités
vers moi. Voyant que je ne réussissais pas à me relever ils ont appelé les secours. Aux urgences le
chirurgien m’a taquiné. Ça nous change des fractures de la clavicule, m’a-t-il assené. Devant mon
air perplexe, il m’a expliqué que la fracture de la clavicule est également surnommée la fracture du
cycliste. J’ai eu de la chance, l’os s’est brisé proprement en deux morceaux bien nets. J’ai échappé à
l’opération mais pas au plâtre, aux piqûres anti-phlébite, aux démangeaisons qui ne peuvent être
soulagées qu’à l’aide d’une aiguille à tricoter, et encore.
Depuis une semaine j’ai le droit de poser le pied à terre en continuant toutefois à m’aider d’une
béquille. Je profite de cette nouvelle liberté pour marcher clopin-clopant à travers la maison, faire le
tour de mon jardin. Retrouver un peu de mobilité, d’indépendance c’est comme retrouver un
nouveau souffle de vie, être à nouveau maître de ses gestes, de son corps, tout ce qui fait qu’on se
sent un être humain. Ce soir c’est les vacances de la Toussaint. Avec Emeline, ma femme, nous ne
sommes plus vraiment concernés. Julien et Emeric nos deux jumeaux, ont quitté la maison pour
aller faire des études à Grenoble dans une école d’ingénieur. Ils sont en dernière année et effectuent
pour l’instant un stage dans l’Ohio aux Etats-Unis. Mes garçons se déplacent avec une facilité
déconcertante, semblent sauter d’un avion à l’autre comme s’il s’agissait de l’autobus qui passe au
coin de la rue. Je n’ai jamais franchi l’Atlantique. Pourtant avec Emeline nous avions le projet
d’aller visiter New York. C’était quelques mois avant les attentats du 11 septembre en 2001. Notre
projet a été stoppé net sans qu’aucun de nous deux ne le dise. Nous avons eu peur en même temps.
Lorsque Julien et Emeric ont commencé à voler de leurs propres ailes sans mauvais jeu de mots,
nous ne nous y sommes pas opposés. Nous avons ravalé nos craintes, les avons accompagnés dans
leurs envies d’horizons lointains du mieux que nous le pouvions.
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Aujourd’hui j’ai été heureux qu’ils ne soient plus à la maison. J’ai réalisé que ma peur d’aller à
New York était stupide, ridicule, sans fondements. J’ai du mal à trouver les mots adéquats pour
décrire ce que je ressens. La menace a été aux portes de mon jardin, de ma maison, de ce lieu dans
lequel je croyais que rien ne pourrait jamais nous arriver, à moi, Emeline, Julien ou Emeric. En
cette fin d’après-midi j’ai voulu profiter d’une belle journée d’automne qui s’achève, de ma
nouvelle semi-liberté, me réjouir des mots du chirurgien qui s’est déclaré satisfait de l’avancée de la
consolidation de mon tibia. Je m’extasie sur le bleu du ciel, lève les yeux. J’ai l’impression que
l’espace pourrait m’aspirer, me faire goûter à la gravité zéro.
Un homme a remonté la rue. Je n’ai pas vraiment fait attention à lui, égoïstement perdu dans la
félicité de cette fin de journée. Je me souviens seulement avoir remarqué qu’il portait un sweatshirt
à capuche, de m’être dit quelle drôle d’idée une capuche alors qu’il ne fait pas froid. La rue des
érables est une rue calme, paisible. Une de ces rues où il ne se passe jamais rien, où l’on est heureux
qu’il ne passe jamais rien. Jusqu’à ce soir.
Je ne me souviens pas de ce que je faisais exactement lorsqu’il a surgi, le deuxième homme, celui
tout en noir, comme l’aigle dans la chanson. Peut-être étais-je en train de m’extasier sur les
dernières fleurs de dahlias, ceux dont Emeline est si fière, dont elle prend tellement soin année
après année.
Est-ce le bruit de ses pas précipités qui m’a fait lever la tête ? Je me souviens aussi du cri qu’a
lancé un merle. Avec le recul, je me dis qu’il a lancé l’alerte. Mon cerveau n’a pas enregistré toutes
les images, seulement des flashs. L’aigle s’est jeté sur l’homme à la capuche, l’a fait tomber à la
renverse. Un éclair d’argent a brillé dans le soleil couchant. Je comprends maintenant qu’il
s’agissait de son couteau. Je l’ai vu le brandir en l’air, l’approcher du cou de l’homme à terre. J’ai
perçu un grand frottement, celui de la lame dans l’air. Du rouge a jailli.
J’ai eu l’impression que mon cœur allait s’arrêter de battre. J’ai voulu crier mais aucun son n’est
sorti de ma bouche. Je crois que mes cordes vocales m’ont sauvé la vie en refusant de fonctionner.
Je me suis laissé tomber à terre, sans aucun égard pour mon plâtre ni ma béquille. J’ai rampé
jusqu’à la maison, fou de terreur. J’avais peur pour l’homme à terre. J’avais peur pour ma vie. Et
s’il m’avait vu ? Si je subissais le même sort ? Avec mon plâtre je serais une proie facile, sans
défense, ça ne serait pas un misérable coup de béquille qui l’arrêterait. Des gravillons pénétraient
dans ma chair, s’y incrustaient. Mon tibia me lançait mais la douleur m’était indifférente. J’étais
tendu vers un seul but, attraper mon téléphone portable que j’avais laissé sur la table de la cuisine.
93
La police, il fallait que je prévienne la police. Je me le répétais comme un mantra. Je crois que c’est
ce qui m’a donné la force d’avancer.
Je me suis agrippé au pied de la table, me suis soulevé à la force de mes avant-bras. Dans la
précipitation j’ai dû refaire le code pour déverrouiller mon téléphone avant de taper machinalement
le 17. Les cinq ou six sonneries avant que qu’enfin quelqu’un ne décroche m’ont paru
interminables. Le temps était figé, mon cœur battait trop vite, déchirait ma poitrine.
J’ai le souffle court comme si je venais de courir un cent mètre à fond sans échauffement. Les
mots se bousculent dans ma bouche. Pourquoi la police n’arrive-t-elle pas tout de suite ?
—On arrive, surtout vous ne bougez pas, vous ne tentez rien, vous avez compris ?
—Oui, oui merci.
Au bout du fil l’homme a raccroché. Je pose une main sur ma poitrine pour calmer mon cœur. J’ai
chaud. Je transpire. Je respire la bouche grande ouverte, incapable de reprendre mon souffle.
Qu’est-il en train de se passer devant chez moi ? Je n’entends plus rien, pas de cris d’appel à l’aide.
Je sais que ce silence n’est pas normal. Mon dieu, faites que je me sois trompé, que j’ai mal vu, que
ce que j’ai cru être un couteau n'était en fait qu’un reflet dû à un objet quelconque ! Lequel je ne
sais pas. Des bruits de pas résonnent sur l’asphalte. Quelqu’un courre, quelqu’un s’enfuit. Mon
dieu, faites qu’il ne soit rien arrivé. Faites qu’il ne m’arrive rien.
J’entends les sirènes de police. Ils sont là. Les portières claquent. Des cris montent dans l’air. Ils
vont l’attraper.
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Capitaine Philippe Voitron
L’homme au bout du fil parlait vite, d’une voix saccadée « Venez vite, je vous en supplie, quelqu’un
est en train de se faire agresser. Je crois qu’on est en train de le tuer ! » C’est le Commandant
Lecoeur qui a pris l’appel. D’un geste, il nous a intimés de nous taire, a branché le haut-parleur.
Nous avons tous compris qu’il ne s’agissait pas d’une mauvaise blague. La voix ne ressemblait pas
à celle d’un canular. Le souffle était trop court. Les mots se bousculaient. Le Commandant a
simplement dit « ne bougez pas monsieur, on arrive tout de suite. Restez chez vous surtout, ne
tentez rien. ». J’ai attrapé mon blouson sur le dossier de ma chaise, et mon écharpe. J’ai eu ce
réflexe de me dire que les températures commencent à être un peu fraîches en fin d’après-midi.
Nous sommes partis à six, le Commandant Lecoeur, Jules, Driss, Marco, Max et moi. On savait
qu’on ne pouvait pas être moins. La sirène à deux temps nous précédait. Quelques passants se sont
figés à notre passage. Ils se demandaient ce qui se passait. Ils auraient sans doute été surpris
d’apprendre qu’il en allait de même pour nous. Quand on part en intervention, on sait rarement à
quoi s’attendre. Jules roule vite, passe nerveusement les vitesses. Je me tiens à la barre de la
portière pour compenser dans les virages, minimiser la tension dans ma nuque. Je sens qu’à l’arrière
Driss et Marco font de même.
Rue des érables un homme est à terre. Un autre est penché au-dessus de lui avec son téléphone
qu’il tient d’une main. Je pense que peut-être, il est train d’appeler les secours.
Dédé crie « Police ! » L’homme se redresse et de son autre main brandit un long couteau à la lame
effilée. On le dirait sorti tout droit d’un film de kungfu. Dédé répète « Police ! Arrête-toi ! ». Les
mots claquent dans l’air. L’homme hurle « Je l’ai eu, allez-vous faire foutre ! » Il détale en courant.
—Jules, Driss, Marco, on y va ! Max et Phil occupez-vous de la victime ! Il nous faut des renforts !
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Ils se jettent dans la voiture. Les portières claquent. La sirène hurle plus fort comme pour affirmer
le drame. La chasse à l’homme démarre.
Max et moi nous nous approchons. Quinze ans de métier pour moi. Douze pour Max. Nous avons
déjà vu des scènes de crime, des règlements de compte, une balle dans le ventre ou dans la tête, du
sang qui coule à flots. Une femme étranglée par un mari jaloux et ivre, le cou bleu, les yeux qui
regardent fixement dans le vide. Mais là même dans nos cauchemars les plus sombres nous
n’aurions jamais pu imaginer ça. Rien ne t’y prépare, ni la vie, ni les manuels de théorie, ni l’école
de police. Rien. Je suis redevenu un bleu sur cette scène.
Max ne peut terminer sa phrase et je ne peux rien ajouter. Je déglutis péniblement. Mon visage tout
entier se crispe devant l’horreur. Max porte la main à sa bouche, gémit. « Nooon, nooon ! » La
flaque de sang est immense, coule jusque dans le caniveau en un flot régulier. La tête est posée à
côté du corps, les yeux ouverts, vitreux, sans vie mais ils disent encore toute l’horreur de ces
derniers instants. Je pense « Pauvre homme, comme il a dû souffrir, comme il a dû avoir peur. »
Nous sommes tétanisés. Nous savons qu’il n’y a plus rien à faire. Max trouve la force d’appeler
une ambulance en précisant qu’il faut la scientifique et le légiste. Sa main est agitée de
tremblements. Il manque de laisser tomber son téléphone en le remettant dans son blouson.
Il s’essuie la bouche d’un revers de main. J’ai l’impression qu’il va vomir. J’ai un goût de bile dans
la bouche.
Je sais qui il est. Je l’ai reçu il y a deux jours à peine au commissariat. Je vais
Nous redevenons des flics. Les premières constatations, les plus importantes même si dans ce cas
précis nous avons une forte présomption sur l’identité du coupable. Nous tournons autour du corps
en prenant garde à ne pas marcher dans le sang, à ne pas souiller la scène. Inutile de vérifier le
pouls, il n’y a plus rien à faire. La victime a entre quarante et quarante-cinq ans, de type caucasien,
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cheveux châtain clair, yeux noirs, corpulence moyenne, un mètre soixante-quinze environ. Ses yeux
me frappent, même dans la mort ils sont encore beaux, bordés par de longs cils. Je les imagine
rieurs, amoureux, tristes peut-être parfois. Une paire de lunettes est posée de guingois. Un des
verres est cassé, les branches sont tordues, probablement à cause de l’agression. Je me fais la
réflexion que les yeux de la victime n’ont pas l’air d’être des yeux de myope. Je ne me souviens pas
lui en avoir vu en porter lorsqu’il est venu au commissariat. Des lunettes pour compenser l’âge
peut-être. Il porte un jean, une chemise à petits carreaux, un blouson bleu. Du sang a coulé sur sa
chemise et son blouson. Le tissu est trempé à certains endroits.
—Tu crois qu’il était encore vivant lorsqu’il lui a tranché la tête ?
La voix de Max est tendue. Son regard esquive la scène, cherche un point d’ancrage.
—Je ne sais pas. J’espère que non. Le légiste nous le dira. Tu as repéré un portefeuille ou quelque
chose comme ça ?
— Dans la poche de son blouson peut-être. Tu as des gants ?
— Dans la voiture.
Je vais chercher les gants, un répit pour regarder autre chose. Comme Max poser mon regard sur la
vie. La rue est paisible. Des pavillons bien entretenus, un désir de tranquillité, de petits bonheurs
simples. Un homme qui rentre chez lui, une journée de travail qui se termine et puis soudain,
l’impensable.
Toucher ce corps mutilé, j’ai peur que ce soit au-dessus de mes forces. Je sais que cela peut paraître
idiot mais j’ai peur. Une peur sourde devant cette scène d’horreur. Je sais que d’autres l’ont
affronté avant moi. Comme tout le monde, j’ai entendu parler de ces accidents de moto où le motard
vient buter contre le rail de sécurité sur l’autoroute et se retrouve décapité. J’ose affronter ce mot,
décapitation. Ma peur me fait honte. L’homme qui gît devant moi l’a affronté seul lui. Je suis
vivant, armé, mon coéquipier est avec moi, j’ai juré de protéger mes semblables. Je ne dois pas, je
ne peux pas reculer. Je n’ose pas regarder cette tête qui gît sur le trottoir, comme un mauvais décor
d’Halloween. Je n’ose pas m’en approcher comme si elle pouvait soudain me sauter au visage,
m’agripper, me supplier de l’aider.
J’entends des sirènes hurler. Les renforts demandés par Dédé sont là. Mon téléphone sonne.
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—Phil on boucle le quartier, les renforts arrivent. Ce fils de pute essaie de se barrer en passant par
les jardins, il faut qu’on le chope ! Vous en êtes où ?
— Le légiste et la scientifique arrivent. On fait les premières constations.
—Ok on se tient au courant.
— Il y a un sac là.
Max ouvre le cartable avec précaution, respect. C’est toujours ce qu’il y a de plus étrange, de plus
dérangeant lorsqu’on arrive sur une scène d’accident ou sur une scène de crime, entrer dans
l’intimité de la victime, découvrir ses secrets peut-être sans qu’elle ait donné son accord. Il y a des
pochettes cartonnées. Je reconnais immédiatement leur format, j’en avais une semblable pour le
cours d’Arts plastiques lorsque j’étais élève au collège dans une autre vie. Rien n’a changé. A
l’intérieur nous trouvons des dessins des couleurs pastel, de la gouache, des collages, des
perspectives. Nous avons le temps de voir que certains sont vraiment beaux, d’autres plus
maladroits.
L’arrivée de la scientifique et du médecin légiste remet à plus tard nos interrogations. C’est Paul
Meynard qui est de service aujourd’hui. L’embonpoint de la cinquantaine du type qui aime bien
manger et bien boire. Il se tortille pour s’extraire de la 3008, suivi par les gars de son équipe.
Il reste un instant immobile à quelques pas du corps mutilé, comme pour se recueillir. Personne ne
parle. L’horreur nous prend aux tripes. Elle nous écrase.
Paul Meynard se cache derrière la routine de son métier. Elle le protège, lui offre sa carapace. En
même temps il nous rassure, nous englobe tout entier avec lui. Je lui en suis reconnaissant. Je sais
qu’il ressent la même chose que nous. Il faut qu’on tienne le coup.
Paul et ses collègues enfilent leur tenue de cosmonaute avec gants et protège-chaussures. Les
projecteurs déployés envoient une lumière crue, presque irréelle. Des paravents sont dressés pour
protéger des regards. Juste à temps. Un petit attroupement commence à se former au bout de la rue.
Les curieux reculent de quelques pas. Certains font demi-tour. Pas question qu’ils voient ça. Pas
question de prendre le risque que l’un d’entre eux sortent son téléphone et prenne une photo pour la
balancer sur le net, ce net qui est devenu notre pire ennemi au fil des années. Tout le monde
s’imagine que ce qu’il est en train de publier va le rendre unique. Je vais chercher la rubalise dans
la voiture. Je l’installe à bonne distance en l’accrochant de chaque côté de la rue.
Je n’ai pas le temps d’en dire davantage. Des claquements surgissent dans l’air. Des coups de feu.
D’un coup les quelques curieux se dispersent avec des cris d’effroi. On entend des hurlements assez
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nettement en dépit de la distance. Ils viennent d’un peu plus au nord. Et puis plus rien. Le silence.
La nuit. Je pense « ils l’ont eu. »
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L’oiseau noir
Le flic hurle. Je serre plus fort mon arme. Mes jointures sont blanches, ma main me fait mal.
Je hurle en retour.
—Pas question !
J’ai tué le monstre. Je suis invincible. Que peuvent-ils contre moi ces petits flics ? Me tuer ? Mais
moi je n’ai pas peur de mourir. Grâce à ce que je viens de faire, la vie éternelle m’attend.
Trois détonations déchirent l’air, résonnent, viennent cogner jusque dans ma poitrine. Jusqu’à
présent je n’avais jamais remarqué que des tirs pouvaient être aussi assourdissants.
Je m’effondre sur le bitume. Un liquide chaud coule sur ma poitrine. J’ai juste le temps de penser
« c’est mon sang. ». Mon corps se détend, tous mes muscles se relâchent. Cela me rappelle la
sensation que l’on peut éprouver lorsqu’on s’endort.
Je sourie, je m’envole vers l’éternité. Je vais être accueilli comme un sauveur de l’humanité. Je
n’en ai rien à faire d’être mort. Au contraire, j’ai tout à y gagner.
101
Docteur Paul Meynard
Je suis médecin légiste à l’Institut Médico-Légal de la ville de S. Un métier qui a du succès dans
les séries télé comme Les Experts. Mes confrères télévisés jouent aux détectives sous des airs
sérieux, la blouse entrouverte sur une tenue à la dernière mode, des talons hauts et un maquillage
impeccable pour mes consœurs. Ils découpent leurs cadavres avec légèreté, leur parlent même
parfois par-delà le monde des vivants, et trouvent des indices comme on trouve des fraises dans un
champ au soleil au début de l’été.
Pourquoi ai-je choisi de devenir médecin légiste ? En réalité je crois que c’est la profession qui
m’a choisi. Lorsqu’on est étudiant en médecine on dissèque des cadavres, de pauvres hères que
personne ne viendra jamais réclamer. Découvrir l’intérieur du corps humain, se faire la main sans
risquer de provoquer une catastrophe. Un peu comme un coiffeur qui s’exerce d’abord sur une tête
artificielle. J’ai tout de suite aimé la solennité de la salle d’autopsie, son austérité, le froid qui y
règne, le respect du corps mort, la délicatesse avec laquelle j’ai appris à ouvrir les chairs, les écarter.
Des chairs souvent rendues bleues par la mort, parfois fripées, marquées de tâches ou de veines
saillantes telles la carte d’une vie. Il y avait un respect infini avec une peur de faire mal qui
subsistait, sous-jacente, prégnante, lorsqu’on extrayait le cœur de la cage thoracique, puis le foie, le
pancréas, qu’on les soulevait comme pour un salut à l’assistance, pour entrer en communion.
Mangez et prenez-en tous car ceci est mon corps livré pour vous.
J’ai eu le sentiment que je serais plus utile aux morts qu’aux vivants. Mes morts aideraient des
vivants à vivre, à avancer. Un mari mort dans un accident de voiture, un jeune au mauvais endroit
au mauvais moment, un nourrisson emporté dans son sommeil, une voisine oubliée dans son
appartement pendant de longues semaines. C’est une épouse qui pourra reprendre le cours de sa vie,
une mère qui sera rassurée de savoir que son enfant n’était pas un voyou, de jeunes parents qui
sauront qu’ils n’ont pas été de mauvais parents, des voisins soulagés de savoir qu’il ne s’agissait pas
d’un suicide.
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Si mes parents ont été surpris par ma décision, ils n’en n’ont rien laissé paraître. Les femmes qui
ont croisé ma vie ont eu des réactions plus mitigées. Du dégoût, de l’incompréhension, de l’effroi,
mais aussi pour l’une d’entre elles une étrange fascination. Je n’arrive pas à me caser comme on
disait naguère. Je ne suis pas du côté de la vie, je suis déjà au-delà. Je veux sentir, comprendre ce
moment de bascule où le corps et l’âme franchissent cette barrière inconnue et invisible pour nous
échapper totalement. Je veux connaître les derniers instants, les derniers souffles de ces êtres qui me
sont confiés.
Ce soir-là, lorsque le Capitaine Philippe Voitron et on équipe m’appellent sur la scène de crime, je
comprends qu’il s’est passé quelque chose d’inhabituel. Nous avons déjà vu des victimes ensemble.
Les premières constations ont été faites dans une atmosphère très professionnelle, carrée, froide,
méthodique. J’examine le corps, je fais les premières constations, je remplis et signe les formulaires
administratifs, ces derniers documents qui rattachent encore les morts et les vivants avant
d’embarquer le cadavre à l’IML. Mais ce soir la mort de cet homme, la vue de son corps, a pris aux
tripes, frappés au plexus ces deux représentants des forces de l’ordre pourtant aguerris. J’en veux
pour preuve leurs visages hagards, leurs bouches sèches, le léger tremblement de leurs mains, leurs
yeux qui disent l’indicible.
Je ne m’attarde pas sur la scène de crime. Avec Olivier et Pierre, nous glissons le corps dans un de
ces grands sacs blancs. Au moment de saisir la tête nous nous regardons. Je sens mes deux
techniciens se raidir. C’est à moi de le faire. Je suis le chef de l’équipe. J’ai peur de la toucher. Mes
gestes manquent de naturel. Je repousse de quelques secondes le moment. je retiens mon souffle en
la saisissant. Je la tiens respectueusement dans mes mains, comme un petit enfant fragile qu’on
103
s’apprête à donner à sa mère après qu’il vient juste de sortir de ses entrailles. Je la dépose dans le
sac, au-dessus du tronc, à sa place, celle que personne n’aurait jamais dû lui retirer. Olivier tire la
fermeture Éclair. Nous nous redressons mais nous avons du mal à nous regarder dans les yeux.
Nous avons été confrontés à l’horreur la plus totale. Nous avons peur de la lire au fond des
prunelles des autres, comme un miroir des nôtres. Il est temps pour nous de rentrer à l’institut
médico-légal.
Nous roulons en silence. L’ambulance qui transporte le corps nous suit de près. Chacun d’entre
nous s’est refermé sur les images qui ont été gravées sur nos rétines. Il va nous falloir trouver la
force à l’intérieur de nous de les mettre de côté pour pouvoir continuer à vivre, pour pouvoir
côtoyer nos semblables comme si de rien n’était, comme si cette scène n’avait jamais eu lieu.
A l’institut médico-légal un silence respectueux règne. Nous sommes un petit groupe de garde ce
vendredi soir et le week-end à venir. L’information a déjà circulé.
Je demande à être seul dans la salle d’autopsie. Isabelle, la dernière de mes doctorantes, n’est pas
là. Son petit présente tous les signes d’un début de gastro. Au fond de moi, je suis soulagé qu’elle
ait dû rester à la maison. Je suis soulagé d’être seul face à l’horreur, la déshumanisation, pour
affronter ce qu’un ou plusieurs êtres humains ont fait subir à un autre être humain.
Je pose le dossier administratif sur mon bureau avant de faire glisser la fermeture Éclair du sac. Un
mouvement de recul m’échappe. J’en ai honte. Honte vis-à-vis de cet homme à qui on a fait subir
l’innommable. J’ai honte d’espérer que cela ne m’arrivera jamais. Ni à moi, ni à aucun de mes
proches.
J’enregistre mes premières constations. Je dois me concentrer pour garder une voix neutre, un ton
froid, factuel. Je lave le corps, je le lave de ses péchés, je l’absous. Il est beau, musclé, le corps d’un
sportif, des mains fines, des doigts délicats. Des femmes ont aimé ce corps. Une mère l’a aidé à
grandir, d’autres l’ont caressé, se sont serrées contre lui, ont joui avec lui. Je dois lui redonner sa
dignité, reconstruire ce qu’un autre a abîmé, pour qu’une mère, un père, une épouse, un enfant,
puissent se recueillir, l’embrasser une dernière fois, le rendre à la terre. Ils ne doivent pas voir
l’horreur. Ils doivent pouvoir garder en mémoire la beauté de cet homme qu’ils ont aimé pour
l’aider à partir en paix, pour continuer à avancer sans lui, mais avec son souvenir.
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Je commence mon travail. J’incise le corps, procède aux analyses, aux prélèvements pour les
besoins de l’enquête. Ensuite viendra la phase de reconstruction. Rendre sa dignité à la victime.
Faire que la déformation physique ne rajoute pas une douleur supplémentaire à la famille. Donner
l’impression que la mort a été douce, que le défunt peut désormais reposer en paix. Apporter aux
proches un peu de sérénité, d’apaisement, les aider à accepter la transition pour que le travail de
deuil puisse démarrer, et la vie continuer.
105
Capitaine Philippe Voitron
L’ambulance vient de partir. Max et moi restons les bras ballants, des marionnettes dont plus
personne n’actionnerait les fils. Il va falloir prévenir une famille, annoncer l’horreur que nous
venons de côtoyer. Je trouve cela monstrueux alors que je ne suis qu’un intervenant extérieur. Je
sais que les images que j’ai vues ce soir ne me quitteront jamais. Alors pour une mère, un père, une
épouse, un enfant, comment est-il possible de continuer à vivre avec des images qui ne manqueront
pas d’envahir leurs esprits ? L’imaginaire peut parfois être pire que la réalité. Je sais que Paul
Meynard fera un miracle s’il est possible de s’exprimer ainsi, que lorsque le corps sera rendu à la
famille après l’enquête ils pourront le regarder sans avoir peur, sans qu’un flot de bile ne remonte le
long de leur trachée.
Je comprends ce qu’il veut dire. Et maintenant on fait comment pour continuer, pour avancer,
pour vivre avec ça ? Il est inutile de parler d’oubli. Nous ne pourrons jamais oublier.
M’y voilà plongé, l’Affaire, celle dont parlent plusieurs de mes collègues, celle qui marque une
carrière, qui vous empêche de dormir parfois, vous hante, vous met à l’écart lors d’une fête de
famille ou avec des amis parce que vous ne pouvez pas vous empêcher d’y penser. La sonnerie de
mon téléphone me tire de mes réflexions.
—Oui Commandant ?
—Philippe vous en êtes où ?
—Paul vient d’emmener le corps. Et vous ?
— Il est mort, Marco a été obligé de tirer, il ne voulait pas se rendre.
—Il a parlé ?
—Non, il nous a menacés. Putain, il avait un de ces couteaux ! On n’avait pas tellement envie de
subir la même chose. On n’a pas eu le choix. Il faut qu’on fasse venir une autre équipe de la
scientifique. On se retrouve au commissariat. Il faudra trouver le type qui nous a avertis, il doit être
du quartier.
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— Je m’en occupe avec Max.
—Philippe, la presse est déjà là. Y compris la télévision.
—C’est inévitable.
—Je sais. On a peur que ce salaud ait balancé des images sur les réseaux sociaux, il tenait encore
son téléphone quand on l’a eu. On va tout de suite l’envoyer aux techniciens pour qu’ils vérifient.
—Et la famille ?
—Ils s’en occupent en haut-lieu. Ça va être une sacrée histoire.
Je raccroche. Le Commandant Lecoeur a raison, ça va être une sacrée histoire. Mais nous ne
mesurons pas encore à quel point.
107
Noé
Cent cinquante euros ! Je n’en reviens pas, c’est presque trop beau pour être vrai ! Trop facile !
J’ai bien vu comme ce trouillard de Romain a hésité. De quoi il avait encore peur cet intello ? Pas
question que je laisse passer une occasion pareille ! Il était scotché que je connaisse l’adresse de
Filippani ! Tu parles c’était du gâteau ! Je l’ai croisé un dimanche matin alors que ma mère m’avait
envoyé chercher deux baguettes à la boulangerie. Il m’a dit « ça va Noé ? » du ton du prof qui veut
faire le gentil. Il ne m’aime pas. Il faut dire qu’en même temps je ne rends jamais mes dessins. Bon,
franchement les Arts plastiques ça me gonfle. A quoi ça sert ? Faire du coloriage c’était bien quand
on était à la primaire, ou en sixième à la rigueur. Mais maintenant… D’ailleurs au collège il n’y a
pas grand-chose qui m’intéresse. Vivement que j’ai seize ans et que je ne sois plus obligé d’aller en
cours.
Donc ce dimanche matin je croise Filippani. Je ne sais pas pourquoi je décide de le suivre. Peut-
être que je me suis dit que ça peut toujours servir. Si je connais son adresse et qu’il me casse trop
les couilles, je pourrais toujours aller crever les pneus de sa caisse, ou mettre de la merde de chien
dans sa boîte aux lettres. L’idée me faisait marrer. Et aujourd’hui bingo, connaître l’adresse de ce
prof à la con m’a rapporté cent cinquante euros ! Dommage qu’il y ait eu ce pétochard de Romain,
sinon j’aurais pu me faire les trois cents euros à moi tout seul.
Je rentre à la maison. Je vais allumer ma console, me servir du coca. J’ai faim. J’espère qu’il
reste des chips. Ma mère ne va pas me faire chier avec les devoirs, c’est les vacances. Et puis ce
week-end je vais chez mon père. Je lui dirais que je les ferais avec lui. De toute façon ma mère, je
vois bien que ça l’emmerde de me faire travailler.
Je tâte les billets dans la poche de mon blouson. Ils sont doux. Qu’est-ce que je vais bien pouvoir
m’acheter avec tout ce fric ? Je ne sais pas encore. C’est terrible mais au fond je crois que je n’ai
pas d’idées. Je ferais peut-être mieux de le planquer. Si mes parents me voient avec tout cet argent
ils vont se demander où je l’ai eu. Dans les films à la télé, les méchants cachent leur butin sous le
matelas. Mais avec sa manie de passer l’aspirateur partout, ma mère risque de le soulever en
profitant de ce que je ne suis pas là. Et alors là ce serait la catastrophe. Je passe en revue mes autres
108
cachettes, la selle de mon vélo, le tiroir de mon bureau, une boîte de jeu vidéo. Ça ne me plaît pas.
J’aime l’idée d’avoir cet argent avec moi. Je le garderai dans la poche de mon blouson. Je ferai
gaffe.
La maison est vide, silencieuse. Ma mère n’est pas encore rentrée. J’aime avoir la maison pour
moi tout seul. J’aime ce vide sans personne qui me dise ce que je dois faire. S’ils mouraient tous,
est-ce que j’aurais le droit de vivre seul ? J’ai posé la question une fois à ma mère, elle m’a dit que
je délirais. J’ai insisté, qu’est-ce qui m’arriverait ? Elle m’a répondu que j’irais à la DASS, un truc
pour ceux qui n’ont plus de parents. Qu’est-ce que je m’imaginais ?
Je mets la musique. Fort. Du rap avec tout plein de gros mots qui font enrager les adultes. Ça me
plait. Je jette quand même régulièrement un coup d’œil à la fenêtre pour guetter la Clio de ma mère
et baisser le volume dès qu’elle arrive.
Je viens à peine d’allumer ma console. Mon téléphone vibre. Putain, j’espère que ce n’est pas elle
qui me demande un truc du genre aller acheter du gruyère râpé à la supérette. C’est un message de
Dylan, un mec de ma classe. Je l’aime bien, il nous fait souvent marrer en sortant des trucs délirants
qui exaspèrent les profs. Il a envoyé un message sur le groupe Snapchat de la classe Filippani est
mort, on lui a tranché la tête. C’est quoi ce message de ouf ? Un prof mort ? Tu parles, ça
n’arrivera jamais ! Ça serait trop beau !
109
Romain
Je marche d’un pas vif pour rentrer chez moi. Ma tête est encore lourde de la scène que je viens
de vivre. Une question ne quitte pas mon esprit. Pourquoi ce type nous a -t-il filés trois cents euros à
moi et à Noé ? S’il voulait absolument voir Monsieur Filippani, il n’avait qu’à sonner au secrétariat.
Ma mère a raté la réunion parents-profs du début d’année, elle a envoyé un message à mon prof
principal sur le Bureau Numérique du collège et elle a eu un rendez-vous. Ça n’avait pas l’air
compliqué. On n’a pas besoin d’aller chez un professeur pour le voir. Ou bien alors je pense
soudain, ce type est un de ses amis. Il ne l’a pas vu depuis longtemps. Il n’a pas son numéro. Il
cherche à le recontacter. Non, ça ne tient pas la route. Personne ne paye pour revoir un ancien ami.
C’est bizarre. C’est louche comme dirait ma grand-mère. Mais qu’est-ce qu’il pouvait bien lui
vouloir à Monsieur Filippani ? Est-ce qu’il voulait lui exploser la tronche ? Mais pourquoi ? Est-ce
qu’il a mis une mauvaise note à un de ses enfants ? Non, il y en a plein dans ma classe qui ont des
mauvaises notes, je n’ai jamais entendu dire qu’un parent avait été jusque chez un prof pour lui
casser la figure.
Je n’arrive pas à être heureux de ces vacances qui sont là. J’ai une boule au creux de l’estomac,
lourde, insistante, tenace. Je devrais me sentir léger, anticiper ces grasses matinées qui se profilent,
les parties de jeux vidéo. Mon père a parlé d’aller au restaurant demain soir, je me faisais une joie
de prendre un Banana Split au dessert. Le bonheur du week-end sans l’angoisse du lundi matin, les
devoirs qu’on peut reporter à demain, la purée faite maison à midi ou les spaghettis bolognaises qui
n’ont pas un goût de liquide vaisselle comme à la cantine. C’est quand même étrange, je viens de
gagner cent cinquante euros sans rien faire, c’est les vacances et je ne suis pas heureux. Qu’est ce
qui ne va pas ?
Les billets crissent légèrement dans ma poche. Quelle excuse est-ce que je vais bien pouvoir
inventer si jamais mes parents découvrent tout cet argent ? Il faudrait que je le cache. Mais où ? Et
qu’est-ce que je vais bien pouvoir acheter avec ? Mon argent de poche, celui que je reçois pour
Noël ou pour mon anniversaire, est mis à la banque. Mes parents s’occupent de prélever une petite
110
somme quand j’ai envie de m’acheter un nouveau jeu vidéo, ou un casque pour mon VTT. Je rêve
parfois à ce je pourrais avoir si j’avais davantage d’argent. Maintenant qu’il est là, à portée de main,
je ne vois pas quoi en faire.
Il faudrait que je mette ces cent cinquante euros à la banque. Ça serait l’idéal. Ni vu ni connu. Le
problème, c’est que je ne sais pas comment on fait pour mettre de l’argent à la banque. Est-ce qu’on
arrive comme ça simplement « bonjour voici de l’argent que j’aimerais déposer chez vous. » ? A
mon avis ce doit être un peu plus compliqué. Et d’ailleurs je ne sais pas où est la banque. En plus il
y a plein de banques différentes, comment faire pour savoir laquelle est la mienne ?
J’arrive devant chez moi. Ça bouillonne tellement dans ma tête que je viens à peine de me rendre
compte que je suis arrivé. Je n’ai fait attention à rien sur le trajet. Comme si j’avais fait un saut dans
le temps, hop directement du collège à la maison. D’habitude, je prends le temps de regarder autour
de moi, d’observer les gens qui dans les rues alentour ferment leurs volets, promènent des chiens
haletants au bout d’une laisse trop tendue ou garent leur voiture dans la cour. Je donne des coups de
pied dans les feuilles qui commencent à tomber. Parfois comme quand j’étais petit, j’en ramasse
une, j’observe ses nervures, sa couleur. En sixième, la prof de SVT nous avait emmenés en forêt,
nous devions récolter le plus de feuilles différentes possible, les dessiner, les décrire. J’ai le
souvenir d’une grande bouffée d’oxygène.
Je vérifie la présence des billets dans la poche de mon blouson. Je jette un coup d’œil autour de
moi pour vérifier qu’il n’y a personne. Je décide de les mettre dans la poche arrière de mon Eastpak.
Je vérifie que la fermeture Éclair s’est bien enclenchée. J’ai toujours de bonnes notes, je n’oublie
jamais mes affaires, mes parents ne vérifient jamais mon sac. Pourquoi le feraient-ils ? Il me semble
que c’est le meilleur endroit pour les dissimuler.
Je mets la clé dans la serrure. A travers la porte me parviennent les notes de musique qu’un des
élèves de ma mère essaie de jouer sur le grand piano à queue qui trône dans le salon. Ma mère est
prof de musique à domicile. Je sais que le vendredi en fin d’après-midi c’est un petit gamin blond et
fluet qui vient prendre sa leçon. Il s’appelle Sébastien. Il est doué visiblement. Nous ne nous
sommes jamais adressés la parole. Je murmure simplement un discret « bonsoir » lorsque nous nous
croisons au moment où j’arrive. J’ai un peu pratiqué le piano quand j’étais petit garçon, sans grand
succès. Mes doigts tapaient trop fort sur les touches, les notes que je produisais agressaient les
oreilles, les leçons de musique m’ennuyaient. Je ne vibrais pas. J’avais envie de retrouver mes
tables de multiplication ou les triangles isocèles. Ma mère soupirait, me caressait les cheveux pour
111
m’encourager. Un jour elle m’a dit que ce n’étais pas grave si j’arrêtais, si je ne jouais jamais. Mon
père non plus n’est pas très sensible à la musique. Je devais tenir cela de lui, avait-elle ajouté en
souriant.
— Tout va bien ?
— Oui pourquoi ?
—Je ne sais pas, comme çà.
Est-ce qu’elle se doute de quelque chose ? Non c’est impossible. Elle est là à faire travailler
Sébastien depuis au moins une heure.
—Tu as faim ?
—Un peu.
—J’ai acheté des brioches ce matin. Elles sont sur le plan de travail devant le micro-ondes.
—Je vais voir.
Je n’ai pas faim mais je me rends compte qu’il faut que je fasse semblant. Je me sers un verre de
lait froid. J’ai l’impression que ma gorge a rétréci, mon œsophage se rebelle. J’ai du mal à avaler
plus de deux gorgées. Je ne peux pas jeter le reste dans l’évier, dans notre famille on ne gaspille
pas. Je décide d’emporter une des brioches dans ma chambre avec le reste de mon verre de lait. Si
ma mère s’aperçoit que je n’ai pas mangé, elle va trouver cela bizarre. D’habitude, elle se plaint que
je vide les placards lorsque je rentre du collège.
Lorsque je passe devant la porte entrebâillée du salon, je la vois qui tend le cou pour tenter de
m’apercevoir. Par chance, au même moment Sébastien fait une fausse note, elle s’empresse de
rectifier son jeu avec patience de sa voix douce. Je jette mon Eastpak dans un coin de ma chambre
avant de m’asseoir sur mon lit. Ma chambre, mon univers, mes posters du groupe Queen. C’est mon
père qui m’a fait découvrir Freddie Mercury, je devais avoir environ dix ans. J’ai été bluffé par le
rythme de Don’t Stop Me Now , impressionné par We Will Rock You. J’aurais adoré le voir en
concert comme lui. Mon grand-père l’avait emmené à Wembley. Il ne se passe pas un repas de
112
famille sans qu’ils en parlent. Lorsque le film Bohemian Rhapsody est sorti, nous sommes allés le
voir tous les trois au cinéma. J’ai eu du mal à quitter mon siège lorsque les génériques ont eu fini de
défiler sur l’écran, j’aurais voulu que la bobine redémarre. Lorsque nous sommes sortis, j’avais du
mal à parler, j’étais encore dans l’histoire, je vivais la vie de Freddie. Mon père et mon grand-père
souriaient, ils avaient compris. Il venait de pleuvoir, l’eau sur le trottoir formait comme un miroir
dans lequel se reflétaient les lumières des lampadaires, formant des petites étoiles comme celles que
j’avais encore dans les yeux. Je me souviens avoir pensé naïvement que c’était peut-être Freddie qui
m’envoyait un message depuis là-haut, une idée de gamin, innocente, touchante, dont j’aime me
rappeler le souvenir. A Noël dernier, j’ai eu la surprise de découvrir le DVD du film sous le sapin
avec un tee-shirt à l’effigie de mon idole. J’étais heureux, j’étais revenu quelques années en arrière
sur ce trottoir scintillant.
Je repasse dans ma tête les évènements de cette fin d’après-midi. J’essaie de penser à autre chose
mais mon esprit se bloque, refuse de laisser entrer d’autres images. J’ai fait quelque chose de mal,
j’en suis persuadé. Ce n’est pas normal d’accepter de l’argent en échange d’un renseignement. Dans
les films, seuls les gangsters font ça.
La sonnerie de la porte d’entrée retentit. C’est le père de Sébastien qui vient le chercher. Je
perçois des bribes de conversation, je devine qu’il doit demander comment s’est passé la séance
avec son fils. Comme d’habitude avec un sourire doux, ma mère lui dira qu’ils ont bien travaillé. La
porte se referme, ma mère vient jusqu’à moi.
—Ça va ?
—Oui.
—C’est les vacances. Ça va être bien.
—Oui. J’ai un peu de devoirs.
—Tu vas gérer, je ne m’inquiète pas. Pour ce soir j’ai prévu des saucisses avec des pommes de terre
rôties.
—Super.
—Tout va bien ?
—Mais oui maman. Pourquoi est-ce que ça n’irait pas ?
113
Je voudrais pouvoir lui avouer que ça ne va pas. J’aimerais pouvoir lui raconter ce qui s’est passé,
être rassuré, m’entendre dire que ce n’est pas grave, que je ne dois pas m’inquiéter pour ça. Nous
serions assis tous les deux, côte à côte sur mon lit. Je sentirais son parfum, léger, celui que mon père
a choisi pour elle il y a longtemps, je n’étais pas encore né. Ma mère est belle, d’une blondeur
presque irréelle, élancée en jean et pull léger. Elle a l’air bien plus jeune que la plupart des mères de
mes copains.
—Je redescends. Sébastien a bien travaillé tu sais. Je vais commencer à préparer le dîner.
Je ne sais pas quoi lui répondre, je la laisse partir. Par la fenêtre, la lumière commence à baisser.
Le phénomène ne va que s’accentuer dans les semaines qui viennent, j’en ai pris conscience
seulement l’année dernière. Au retour des vacances, il fera nuit lorsque je partirai au collège et
lorsque je rentrerai comme si la vie allait se mettre en retrait. Dans ma chambre aussi tout devient
plus flou. J’hésite à allumer la lampe sur mon bureau comme si j’appréhendais sa projection crue
sur les évènements de cette fin de journée.
Mon portable vibre. C’est un message de Dylan, l’un des garçons de ma classe. Il l’a posté sur
notre groupe Snapchat. Je le lis rapidement. Une lecture me suffit. Un professeur a été agressé dans
une des rues voisines du collège, il est mort.
114
Tom
J’ai vu les images à la télé. C’est Dylan qui m’a prévenu sur le groupe Snapchat de la classe.
« Filippani est mort. On lui a coupé la tête. » J’ai cru que c’était une blague. Mercredi on a parlé
d’acheter du faux sang pour Halloween. Je n’ai pas répondu au message de Dylan, mais les alertes
se sont enchaînées. Très vite. Toute la classe réagissait sur le groupe qu’on a créé pour raconter nos
conneries, échanger des photos, et accessoirement se passer les cours ou essayer de tricher à une
évaluation.
Monsieur Filippani mort, la tête tranchée ? Cela ne me semblait pas possible. Comment quelqu’un
aurait-il pu couper la tête de Monsieur Filippani ? Avec un couteau ? Ceux de ma mère coupent un
steak haché avec difficulté, alors une tête…Et puis Monsieur Filippani était avec nous cet après-
midi. On a terminé nos dessins, la peinture de notre star préférée. J’ai choisi Kilian M’Bappé. Je
joue au foot trois fois par semaine, j’essaie de lui ressembler. Mon dessin n’était pas tout à fait
terminé, je voulais rajouter des éléments collés. J’ai demandé à Monsieur Filippani si je pouvais le
terminer pendant les vacances et le lui rapporter à la rentrée. Il m’a dit « Bien sûr Tom ! » et il m’a
souri. Il est sympa Monsieur Filippani. Il ne s’énerve jamais. Il nous parle d’une voix douce, égale.
Il a des tonnes d’idées. On a même fait une exposition à la mairie, nos dessins ont paru dans le
journal. Ma mère a découpé l’article, l’a rangé dans un des albums photo. J’ai eu le droit de
l’apporter chez mon père le weekend suivant pour le lui montrer. Il était fier de moi je crois. Il m’a
ébouriffé les cheveux même s’il sait que je n’aime pas ça.
Des alertes de message continuent de retentir sur mon téléphone. Eva, une autre des filles de la
classe a écrit.
115
Allumez BFM Télé quoi, ils sont en train de montrer la rue des érables dans le lotissement. C’est là
que ça s’est passé à ce qu’il paraît.
Je ne comprends rien. Mon cerveau n’imprime pas. Je suis encore cet après-midi dans la salle
d’arts plastiques. Je façonne Kilian avec mon pinceau, Dylan et les autres parlent à voix basse de la
soirée d’Halloween.
Que faisait Monsieur Filippani rue des érables ? Eva et Dylan ont dû mal comprendre, il doit
s’agir de quelqu’un d’autre avec un nom qui ressemble à Filippani. Ou d’un autre Monsieur
Filippani. Il ne doit pas être le seul Monsieur Filippani sur Terre. Une idée saugrenue. Voilà c’est
une idée saugrenue. En même temps cela ne m’étonne pas tellement de Dylan, il comprend parfois
de travers. Je me rappelle qu’en cinquième l’année dernière il a confondu l’océan Atlantique avec
l’océan Pacifique. Toute la classe a éclaté de rire. Même la prof n’a pu s’empêcher de sourire. C’est
vrai qu’à ce niveau-là on peut compter sur Dylan pour mettre l’ambiance ! Mais là, je trouve que
c’est nul. Monsieur Filippani ne peut pas être mort, c’est mon professeur. On ne tue pas un
professeur. On ne lui coupe pas la tête. Et puis je dois lui remettre mon dessin au retour des
vacances.
Il est dix-huit heures mais ma mère n’est pas encore rentrée. Le vendredi soir elle passe d’abord
au supermarché faire les courses pour la semaine. Comme ça dit-elle, on n’est pas stressé le samedi
matin. On peut traîner un peu, ranger la maison, préparer le déjeuner, aller à mon entraînement de
foot à quatorze heures. Et puis il n’y a plus assez de croquettes pour le dîner de Délice. Il est déjà en
train de miauler et de se frotter à mes jambes.
J’allume BFM Télé. Ma mère regarde souvent la télévision avant d’aller se coucher, la chaîne
s’affiche dès que je presse le bouton de la télécommande. L’image me saute au visage, m’agrippe.
Je suis prisonnier de l’image.
En haut à gauche de l’écran un rectangle indique « en direct ». Un homme est en train de parler
dans un micro, les sourcils froncés, l’air grave. En bas de l’écran un bandeau fait défiler
l’information ; « un professeur retrouvé décapité dans une rue du centre-ville. » Derrière le
journaliste des voitures de police, des rubalises jaunes, des policiers. Le bleu des gyrophares troue
la nuit, des éclairs rapides, tournoyants qui m’aveuglent presque. La situation est grave. Cette fois je
crois bien que Dylan ne s’est pas trompé.
116
Je monte le son. Ma mère le met toujours très bas pour ne pas me réveiller. Le journaliste
explique que le drame s’est produit en fin d’après-midi vers dix-sept heures, après la sortie des
classes. Un professeur a été attaqué. Sa tête tranchée a été retrouvée à côté de son corps. L’assassin
présumé a été poursuivi, abattu par la police de trois balles. Il refusait de se rendre.
L’homme au micro n’a pas encore dévoilé le nom du professeur. Ni le nom du collège, Jean
Moulin. Il n’y en a qu’un. Je garde encore espoir.
Je monte le son d’un cran. Ma main ne lâche pas la télécommande. Mes yeux ne quittent pas
l’écran. Délice continue de se frotter à mes jambes mais je ne le vois pas. Je suis un robot, un
cyborg. Je suis guidé par l’homme au micro. Je suis sa créature, sa chose.
L’écran se partage en deux pour montrer le plateau en studio. Une femme l’air grave, sérieux elle
aussi, malgré son chemisier rose demande si on a une idée de l’identité du professeur. Sous les
stroboscopes des lumières bleues, l’homme au micro rajuste son oreillette et hoche la tête. Pas
encore, on ne connaît pas encore son nom. Mais on sait de source sûre qu’il s’agit d’un professeur
du collège Jean Moulin. Le nom de Monsieur Filippani n’est pas prononcé.
Un peu de répit avant que la réalité ne me rattrape. Dylan n’a peut-être qu’à moitié raison après
tout.
117
Sandra
Je sors enfin du supermarché. J’ai eu l’impression qu’il y avait davantage de monde que
d’habitude ce soir. La queue pour accéder à la caisse semblait s’étirer à l’infini entre les bacs des
surgelés, les têtes de gondoles dégoulinant de biscuits croquants, de bonbons en prévision
d’Halloween. Peut-être est-ce en raison des vacances qui débutent ? Devant moi, une mère et sa
fille déballaient leurs achats sur le tapis roulant tout en mangeant un Magnum chocolat noix de
pécan. Je me suis demandé quel pouvait bien être l’intérêt de manger une glace en attendant de
payer ses courses. Est-ce qu’elles ne pouvaient vraiment pas attendre d’être rentrées chez elles ? Je
trouvais que leur attitude conférait à l’indécence. Elles léchaient le bâtonnet glacé avec
gourmandise, tiraient presque exagérément la langue. Leurs mains affichaient des ongles d’une
longueur artificielle, avec deux couleurs de vernis différentes. Il est vrai qu’en les voyant, je me suis
dit que cela faisait longtemps que je n’avais pas acheté de vernis à ongles. La dernière fois que
j’avais voulu utiliser celui qui traine encore au fond du placard de ma salle de bains il était sec, le
pinceau englué, prisonnier du rouge comme d’un glacier. Je ne sais pas pourquoi mais cette image
avait fait écho à un reportage que j’avais regardé quelques semaines auparavant à la télévision. Un
avion s’était écrasé en haut d’une montagne, les secours n’avaient pas pu accéder sur les lieux du
crash. Plusieurs dizaines d’années plus tard les corps prisonniers de la glace retrouvaient la lumière
du jour, pouvaient être récupérés par leurs proches. Le documentaire expliquait que le glacier
avançait, la glace fondait sous l’effet du réchauffement climatique. Un argument de plus pour tenter
de convaincre les climato-sceptiques. Ce soir, je ressors du magasin sans avoir acheté de vernis à
ongles. Cela attendra.
Je range mes achats dans le coffre de la voiture, remets le caddie sous son abri en plexiglas,
récupère mon jeton, m’installe au volant. J’aime ce moment du vendredi soir, cette toute fin
d’après-midi qui annonce ces deux jours de liberté sans but précis, un parfum de fausse éternité
dans l’air. Une semaine sur deux Tom va chez son père. La solitude m’envahit parfois, une ombre
glisse sur mes épaules, tente de me mettre à terre. Je résiste, je ne dois pas passer à côté de ces
instants si précieux après la course effrénée contre le temps pendant la semaine. Depuis six mois
avec un groupe d’amies seules elles aussi, nous avons décidé d’unir nos forces. Nous organisons un
apéro chez l’une ou chez l’autre à tour de rôle, une sortie au cinéma, de temps en temps un repas à
118
la pizzéria du centre commercial. Nous devons avoir l’air un peu ridicule, des quadragénaires un
peu trop maquillées, des boucles d’oreille trop voyantes, des chemisiers trop décolletés,
chancelantes sur leurs talons trop hauts après avoir bu un peu trop de chianti.
La radio se met en route dès que je tourne la clé de contact. C’est l’heure des informations mais je
n’y prête pas attention. Je me concentre sur les manœuvres que je dois effectuer pour m’extraire
d’une place de parking particulièrement étroite. Un de mes collègues m’a dit un jour que la largeur
des places était volontairement réduite dans les grands centres commerciaux afin de pouvoir
rajouter des espaces Je crains toujours d’arracher le rétroviseur du véhicule voisin, de rayer une
portière. Il faut ensuite veiller à ne pas entrer en collision avec un piéton qui pousse un caddie vide
à toute vitesse, ou un petit qui échappe à la surveillance de sa mère. Quand enfin je rejoins la route
principale je pousse inconsciemment un soupir de soulagement et monte le volume de la radio pour
suivre les dernières nouvelles. Je crois que je mets quelques secondes avant de comprendre de quoi
il retourne. Une partie de mon subconscient refuse la vérité. Un professeur du collège Jean Moulin a
été retrouvé décapité en pleine rue. Le collège Jean Moulin, c’est le collège de mon fils, Tom. Mon
cœur accélère brusquement dans ma poitrine. Où est Tom ? Normalement à cette heure-ci il est à la
maison en train de faire ses devoirs, ou plus sûrement en train de chatter avec ses copains sur son
téléphone profitant que je ne suis pas encore rentrée. Je suis une mère stricte, le temps que passe
Tom sur les écrans est scrupuleusement décompté. A quelle heure cette horreur a-t-elle eu lieu ?
Est-ce que Tom était encore au collège ? Est-ce qu’il a assisté à la scène. ? Mon dieu je vous en
supplie, faites que non. Je tends l’oreille, j’ai besoin de connaître les détails, je me rends compte
que je m’emballe. Je regrette amèrement de ne pas avoir acheté une voiture équipée du Blue Tooth.
Mais à cette époque je venais de divorcer, j’avais peur de ne pas m’en sortir seule. J’essayais de
faire des économies sur tout, dont le Blue Tooth. Joindre Tom, je ne pense à rien d’autre. Mon
portable est dans mon sac à main sur le siège passager, je ne peux pas prendre le risque de
l’attraper. Trop de voitures arrivent en sens inverse, je risque de me déporter, de percuter un autre
véhicule de plein fouet. De toute façon, je ne réussirai pas non plus à envoyer un SMS à Tom tout
en conduisant. Il faut que je trouve un endroit où me garer mais tant que je suis sur cette nationale je
ne trouverai rien. Comment font ceux qui tombent en panne ? Pourquoi rien n’a-t-il été prévu en cas
d’urgence comme sur les autoroutes ?
La circulation est dense, le soir commence à tomber. Les phares m’éblouissent. Je plisse les yeux.
Des flashs m’assaillent.
119
Inès
Je me sens légère, heureuse, une bulle de savon. Je lisse mon chemisier du plat de la main. Je
vaporise un peu de parfum derrière mes oreilles, au creux de mes poignets. Ma sœur me dit que
lorsqu’on se parfume pour un rendez-vous galant, c’est pour piéger l’élu de son cœur. Comme le
nectar de la fleur piège l’abeille, la force à venir butiner. Je veux Arnaud pour moi seule ce soir.
J’ai laissé la radio en sourdine. C’est l’heure du flash de dix-huit heures. Plus tard je me
demanderai comment j’ai réussi à laisser l’information entrer en moi, alors que je croyais mon
esprit tout entier fermé au monde extérieur, tourné vers le bonheur qui m’attendait.
Je n’ai perçu que quelques mots. Homme, décapité, rue. Combien de temps ai-je mis pour
reconstituer le puzzle ? Le temps s’est figé. Inconsciemment je me suis rapprochée du poste de
radio. Mon corps tout entier s’est raidi, à l’affût d’une nouvelle information. Celle-ci ne tarde pas à
tomber. C’est un flash spécial. Un enseignant a été retrouvé décapité dans une rue de la ville. La
voix du journaliste est grave, presque enrouée par l’émotion. Toutes les émissions sont
interrompues. Je réalise que ma vie vient de s’interrompre.
120
Tom
Délice me lance des regards de reproche. Je le caresse distraitement derrière les oreilles. Il ferme
à demi les yeux, se met à ronronner. D’ordinaire, je le prends dans mes bras, le serre contre moi,
enfouis mon visage dans sa fourrure. Aujourd’hui je suis préoccupé. Je sens qu’une menace pèse
sur moi, sur le collège, sur mes camarades, sur Monsieur Filippani. Il y a des rumeurs depuis une
semaine sur des peintures obscènes qu’il nous aurait montrées en classe. Je n’ai pas le souvenir de
dessins obscènes. D’ailleurs, j’ai du mal à définir le mot obscène. Est-ce que ça veut dire
pornographique ? Dylan s’est vanté d’avoir regardé un film porno avec son cousin, celui qui a
vingt-cinq ans. Léo lui a demandé ce qu’il avait vu exactement, mais il n’a pas été capable de
répondre. Il a haussé les épaules, nous a dit qu’on n’était qu’une bande de péquenots. Finalement on
est allé jouer au ping-pong au fond de la cour, on n’a plus parlé du cousin de Dylan. Je crois qu’il a
dit ça pour frimer. A mon avis, il n’a rien vu du tout. Il n’en sait pas plus que nous.
Il parait qu’il y a une vidéo sur YouTube. On y voit Monsieur Filippani, il est mort.
C’est Eva qui vient d’envoyer le message. J’ai l’impression que je viens de recevoir un coup de
poignard. Mon cœur me fait mal. J’arrête de caresser Délice. Je tape les mots à toute vitesse sur
mon clavier.
Comment ça mort ?
Décapité dans la rue. On voit tout. Je vous préviens c’est atroce.
Je sais que c’est de la folie mais je tape les mots professeur décapité dans mon moteur de
recherches. Le lien vers la vidéo s’affiche immédiatement. Je me dirai plus tard que je n’aurais
jamais dû mais je regarde. Cela dure quinze secondes au maximum. Quinze secondes qui n’auraient
jamais dû traverser ma vie. Je pousse un cri qui fait détaler Délice. Un flot de bile envahit ma
bouche. J’ai juste le temps de me précipiter aux toilettes pour vomir. Un grand jet verdâtre qui
121
remonte du fond de mes entrailles, irrite mon larynx. J’ai envie que ma mère soit là. Elle au moins
saurait quoi faire.
Je ne sais pas combien de temps je reste prostré devant la cuvette des toilettes. J’ai enfin le réflexe
de tirer la chasse pour laver ma terreur, essuyer ma bouche avec du papier toilette. J’ai un mauvais
goût dans la bouche. Je grimace. Pendant mon absence les messages ont continué à fuser. Eva a
simplement écrit :
L’horreur absolue.
Léo a rajouté :
Il y a des gens du collège qui demandent de liker la vidéo. Il y a même une fille de sixième qui avait
Monsieur Filippani en cours parmi eux !
Eh les gens il ne faut pas faire ça !
122
Noé
Regarde la vidéo !
Un truc de malade ! Je n’avais jamais vu ça.
C’est horrible mais j’ai quand même regardé.
C’est à gerber ! Qui c’est qui a pu faire un truc pareil ?
Je regarde la vidéo. Putain Filippani s’est fait couper la tête ! Je n’ai plus envie de manger mes
chips. C’est pire qu’un film d’horreur. C’est pour de vrai. Je voulais juste le faire chier Filippani, et
gagner du fric. Je ne voulais pas qu’il meure, c’était des mots en l’air ! Je ne pensais pas qu’il
pouvait mourir. Mais bon si on y réfléchit bien, est-ce que c’est vraiment de ma faute ? J’ai
simplement dit au type en noir où il habitait. Il a tué Filippani dans la rue. Comment j’aurais pu
savoir qu’il avait un couteau ? Non, c’est sûr je n’y suis pour rien. Mais je vais quand même avoir
des ennuis à cause de lui. Comme d’habitude en fait.
123
François
Je ne sais pas combien de temps je suis resté prostré sur le sol de ma cuisine, mon portable à la
main. Je n’arrivais pas à me concentrer sur quelque chose. Je regardais sans les voir les petites
failles qui ont envahi le carrelage au fil des années. J’avais le sentiment que mon esprit s’était
déconnecté de mon corps. Les battements de mon cœur ont mis du temps à retrouver un rythme
normal. Finalement, les nausées se sont apaisées, j’ai réussi à garder le contenu de mon estomac. La
sueur a cessé de couler le long de mes tempes. Le froid m’a doucement envahi en même temps que
l’obscurité. Au fond de mon jardin, par-delà ma haie de lauriers, je voyais les projecteurs de la
police éclairer une partie de la rue comme en plein jour. J’ai compris que s’il y avait les projecteurs,
c’est qu’il y avait un corps, un cadavre. Cela m’a fait penser aux scènes que l’on voit dans ces
feuilletons qu’Emeline et moi aimons regarder le dimanche en fin d’après-midi, surtout depuis que
j’ai une jambe dans le plâtre. Le crime nous tient en haleine, crée une angoisse factice. Ces choses-
là n’arrivent qu’à la télévision, nous ne risquons rien confortablement installés sur notre canapé au
milieu de coussins multicolores achetés dans une grande zone commerciale un samedi après-midi.
Le pèlerinage du samedi comme se plait souvent à ironiser Emeline. Aujourd’hui les images sont
sorties du poste, ont frappé à ma porte. Un homme a trouvé la mort (j’ai toujours trouvé
l’expression curieuse, comme si quelqu’un venait sciemment chercher la mort) dans ma rue,
presque sous mes yeux. Je n’ai pas réussi à empêcher le drame.
Je me relève. Je me rends compte que j’ai abandonné ma béquille au fond du jardin mais je n’ai
pas le courage d’aller la récupérer. J’ai peur de ce que je pourrais voir à la lumière des projecteurs.
J’en ai une deuxième à l’intérieur, probablement dans le vestibule. Cela fera l’affaire en attendant.
J’ai le réflexe de taper sur mon bermuda du plat de la main pour enlever les gravillons, la poussière,
les brins d’herbe qui sont restés accrochés après que j’ai rampé pour prévenir la police. Je pense
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prosaïquement qu’il faudra qu’il passe à la machine ce soir. Je ne peux pas encore porter de
pantalon, le bas de la jambe est trop serré à cause du plâtre, mais même revêtir un bermuda
constitue une mini-épreuve chaque matin.
La voix est impatiente. Je fais ce que je peux pour raccourcir l’attente, en lançant ma jambe valide
le plus possible devant moi pour allonger ma foulée.
—J’arrive.
Deux hommes se tiennent sur le perron. Leur regard m’interpelle. Je dois avoir le même ou
presque. Un regard encore hagard qui dit l’horreur d’une scène à laquelle personne ne devrait
jamais avoir à assister. Des traits qui se sont soudain creusés.
Ils regardent autour d’eux avec attention, enregistrent les moindres détails. J’espère qu’ils n’ont
pas remarqué la pile de magazines en vrac sur la table basse, le plaid du canapé qui aurait besoin
d’être changé.
Je les invite à prendre place au salon. Je crois que c’est à ce moment-là qu’ils prennent
véritablement conscience de mon plâtre, de ma démarche claudicante. Je leur raconte ma joie de
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pouvoir enfin faire quelques pas dans le jardin cet après-midi. L’homme au sweatshirt à capuche en
dépit de la météo clémente. L’homme en noir comme surgi de nulle part. L’éclat d’argent dans le
soleil. Le sifflement d’une lame qui pourfend les airs. Le capitaine et le brigadier me regardent
attentivement, le regard grave, les sourcils froncés. Ils n’ont pas retiré leur blouson. Ce n’est pas
une conversation amicale, mais bel et bien une enquête. Je ne leur cache rien. La peur qui m’a fait
ramper jusqu’à mon téléphone portable, la peur égoïste que l’homme s’en prenne également à moi,
la paralysie qui m’a laissé au sol pendant de longues minutes, voire de longues heures, le
soulagement d’être encore en vie. Ils acquiescent, hochent la tête en silence. Le capitaine se gratte
le nez comme s’il réfléchissait.
—Cet homme tout de noir vêtu, vous l’aviez déjà vu auparavant dans le quartier ?
—Il ne me semble pas non.
—Vous vivez seul ?
—Avec ma femme. Elle ne devrait plus tarder à rentrer.
—D’accord. Ce serait mieux que vous ne restiez pas seul ce soir.
A mon sens le vrai sujet n’a pas encore été abordé. Aucun des deux n’a parlé de ce qui est arrivé à
l’homme qui a été agressé. J’ai besoin de savoir si mon intervention a été utile, si j’ai pu épargner
une vie même si au fond de moi je n’ai que peu d’espoir.
Il ouvre ses mains puis les referme en disant cela dans un geste d’excuse, comme s‘il voulait
s’excuser d’avoir failli à sa mission. La réalité me frappe de plein fouet une seconde fois en cette fin
d’après-midi. Je porte machinalement la main à mon front, passe les doigts dans mes cheveux.
Mort. L’homme est mort. Bien sûr je m’y attendais, mais au fond de moi je gardais tout de même
un dernier espoir. Il avait été gravement blessé, les secours avaient installé des projecteurs pour
mieux lui prodiguer les premiers soins, la police était là pour s’assurer que plus personne ne
pourrait s’en prendre à lui. C’est la première fois que la mort frappe si prêt de moi. Les seules morts
auxquelles j’ai eu à faire face sont celles de mes grands-parents. Ils sont morts paisiblement,
proprement si j’ose dire, à la maison de retraite. Lorsque je les ai vus, les Pompes Funèbres avaient
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déjà fait leur boulot. Ils étaient maquillés, coiffés, habillés comme s’ils étaient attendus à un
mariage. J’ai à peine eu connaissance de leurs derniers instants. J’avais laissé égoïstement mes
parents gérer cet aspect des choses. Lorsque je suis allé les voir dans le petit salon attenant aux
Pompes Funèbres, ils semblaient dormir, figés, paisibles. Je les ai retrouvés dans la mort comme ils
étaient dans la vie. La seule différence c’est que lorsque je leur parlais ils ne me répondaient plus.
—Tout à l’heure je vous ai dit que j’ai entendu comme le sifflement d’une lame qui pourfend l’air.
Est-ce que l’homme a été poignardé ?
Notre entretien s’achève. Le capitaine me laisse une carte avec un numéro de téléphone si jamais
quelque chose d’autre me revenait à l’esprit. Ils trouveront le chemin du retour seuls, avec ma
jambe je ne dois pas bouger. Emeline ne va pas tarder à rentrer. Il faut que je garde assez de sang-
froid pour lui raconter ce qui s’est passé cet après-midi. Ce n’est pas le moment de flancher.
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Emeline
Je rentre du travail vers dix-huit heures trente. J’avais un gros dossier à boucler dont je ne voulais
pas m’encombrer pendant le week-end. Depuis qu’il s’est fracturé la jambe, François a davantage
besoin de moi. Je l’aide à s’habiller le matin, je gère l’entretien de la maison, les courses pour la
semaine. Je l’emmène faire un tour afin qu’il ne se sente pas prisonnier, qu’il n’ait pas à se
contenter d’allers-retours entre le fauteuil et la cuisine. Il a vu le chirurgien ce matin à l’hôpital, la
consolidation est en bonne voie. Il m’a envoyée un message pour me l’annoncer avec un smiley, un
visage tout rond et jaune nanti d’un large sourire, me dire qu’il ferait quelques pas seul dans le
jardin cet après-midi. J’ai été soulagée de son message, heureuse de la bonne nouvelle transmise par
le médecin. J’avais peur que François ne se mette à déprimer, loin de ses collègues, gêné dans son
autonomie, assommé par cet arrêt maladie de huit semaines, renouvelable, le premier dans toute sa
carrière professionnelle. J’ai envie de lui proposer que nous allions dîner tous les deux au restaurant
demain soir, maintenant qu’il lui est plus facile de se déplacer.
Même si nous résidons au 35 rue des perdrix dans la ville de S., l’entrée de notre garage se trouve
au 15 rue de la loutre, une rue perpendiculaire, car notre maison est située à un angle. Je n’écoute
pas la radio lorsque je conduis, je préfère mettre un CD d’opéra ou de musique classique. Je n’ai
donc pas entendu les dernières nouvelles. Lorsque j’arrive, mon regard est immédiatement attiré par
la lumière des projecteurs. Mon cerveau est en alerte. La présence de projecteurs est incongrue dans
ma rue, tout comme celle de trois voitures, dont une surmontée d’un gyrophare sur le toit.
Instinctivement je ralentis. J’aperçois une grande tente blanche. Des hommes vêtus comme des
cosmonautes s’affairent autour. Je pense il y a dû y avoir un accident. Je ne réalise pas tout de suite
que la scène ressemble à celle que l’on voit dans les feuilletons télévisés. Je pense à François.
Soudain, je crains que ce ne soit lui qui ait eu un accident. Les pensées se bousculent dans ma tête.
Peut-être a-t-il été renversé par une voiture en voulant s’aventurer hors du jardin ? Je me gare dans
l’allée, je ne prends pas le temps de rentrer la voiture au garage. Mes gestes sont saccadés,
précipités, je fais tomber mon sac à main en descendant. J’étouffe un juron. Je fouille dans la poche
de ma veste pour trouver mes clés. Depuis que François a eu son accident j’ai perdu l’habitude de
sonner pour qu’il n’ait pas à se déplacer. La maison est plongée dans le silence, ce silence qu’ont
les maisons vides, en attente de la vie.
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—François ?
Je sens l’angoisse qui perce dans ma voix. Je jette mes clés dans le vide-poche sur la console de
l’entrée, mon manteau sur un fauteuil.
Je l’entends qui se lève avant d’apercevoir sa silhouette encore bancale. Son regard m’interpelle.
C’est celui de quelqu’un qui a eu peur, les pupilles semblent dilatées, un pli d’inquiétude barre son
front.
—François qu’est-ce que c’est que ces lumières et ces voitures dehors ?
Je vois mon mari aspirer une grande goulée d’air, reculer, s’effondrer dans le canapé.
Je m’assieds à côté de lui, passe mon bras autour de ses épaules. Je voudrais le tenir contre moi,
comme je le faisais avec Julien et Emeric lorsqu’ils étaient petits, pour les consoler d’une parole
méchante d’un camarade de classe à la récréation, les rassurer lorsque l’orage grondait lors des
nuits d’été trop chaudes. François garde la tête basse comme un petit enfant pris en faute. Je
voudrais comprendre.
—Je t’en prie, je vois bien que quelque chose ne va pas. Tu ne veux pas me dire ce qui se passe ?
Il ouvre la bouche comme un nageur qui s’apprête à plonger en apnée. Au début, sa voix n’est
qu’un murmure. Je dois rapprocher mon visage du sien pour l’entendre, discerner les mots qui
sortent tout d’abord au compte-goutte, puis se bousculent hors de sa bouche, l’empêchant de
reprendre son souffle.
Je me redresse pour mieux absorber ce que mon mari est en train de me raconter. J’ai l’impression
de comprendre les mots sans qu’ils ne fassent sens dans mon esprit. François dit tout. Le rendez-
vous chez le chirurgien, sa joie à l’annonce de sa bonne consolidation, son envie de partir à la
conquête du jardin, de sa vie. Il dit aussi l’homme au sweatshirt à capuche, le soleil de cet après-
midi, l’homme tout en noir, sa ressemblance avec un aigle, les pas qui s’accélèrent, la lame qui
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pourfend le ciel, le sifflement dans l’air. Inconsciemment, je porte une main à ma bouche mais je ne
lâche pas l’épaule de mon mari. Lorsqu’il me raconte sa peur, sa chute, sa fuite en courant jusqu’à
la cuisine, son appel à la police, il garde les yeux baissés, passe ses doigts dans ses cheveux. Je
remarque des marques d’irritations sur ses genoux. Je vois nettement la scène. Je comprends que
François a eu peur pour sa vie. Ai-je déjà eu peur pour la mienne ? Le destin m’a jusqu’ici
épargnée, mais en touchant celui que j’aime, il m’a également atteinte.
Mon cœur bat plus fort. Je sens un poids au creux de mon ventre. Une menace est venue à la porte
de notre maison. Je ne l’avais jamais envisagée, je m’en rends soudain compte. Lorsque nous en
avons fait l’acquisition il y a un peu plus de vingt ans, nous nous sommes dit que le quartier était
tranquille. Julien et Emeric y grandiraient en sécurité, loin de l’agitation des centres-villes, de la
foule, des fréquentations douteuses.
J’embrasse mon mari dans ses cheveux. Je respire son odeur. Même si elle est gravée dans mes
narines depuis tout ce temps, elle continue à m’enivrer. François redresse la tête, me regarde dans
les yeux pour m’annoncer que deux policiers viennent juste de partir. L’homme est mort. Son appel
est arrivé trop tard.
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Mireille
Nous sommes vendredi soir. Même si Pierre et moi sommes à la retraite depuis dix ans, le
vendredi soir annonce le weekend, et aujourd’hui en plus le début des vacances de la Toussaint.
Arnaud va nous rendre visite avec Théo. Pierre a déjà planifié une balade à vélo le long de la
Promenade des Anglais jusqu’à l’aéroport pour voir décoller et atterrir les avions, la cueillette de
champignons, trois séances d’essai au poney club à la sortie du village. Nous nous y sommes arrêtés
un peu par hasard fin août en revenant du marché. Une leçon était en cours à notre arrivée ; juchés
sur des poneys plus grands qu’eux, des gamins de l’âge de Théo, cavaliers en herbe, les guidaient
avec dextérité entre des cônes orange et blancs. J’ai eu l’impression d’assister à un ballet. Debout
au milieu, un moniteur donnait des ordres brefs en utilisant un vocabulaire qui m’était inconnu.
Soudain, comme de concert, les poneys se sont mis au galop en soulevant un nuage de poussière.
Leurs sabots martelaient le sol en cadence d’un bruit sourd, hypnotique qui m’a fait penser à des
incantations sacrées.
Théo s’était hissé sur la pointe des pieds pour que sa tête soit au-dessus de la barrière qu’il avait
agrippée des deux mains afin de profiter du spectacle. Le monde s’était un bref instant arrêté de
tourner. Théo avait été emporté par ces créatures magiques dont il ne soupçonnait pas l’existence
quelques minutes plus tôt.
« Théo, tu viens on y va ? » avait demandé Pierre. Théo n’avait pas répondu, il n’était pas encore
revenu parmi nous. « Théo ? » Pierre avait réitéré sa question. Théo s’était alors lentement tourné
vers lui. Il avait lâché la barrière, et très calmement il avait annoncé « Moi aussi je veux faire ça. »
Il avait dans les yeux une détermination que je ne lui avais jamais vue. Pierre m’avait regardée.
Nous n’avons pas eu besoin de mots. Nous savions que nous allions faire en sorte que son rêve
devienne réalité.
La semaine dernière Pierre est passé au poney-club pour se renseigner sur les conditions d’accès
aux leçons. « Les leçons s’appellent des reprises, m’avait-il annoncée avec fierté en rentrant. Elles
se déroulent en manège lorsqu’il fait mauvais ou froid, en carrière lorsqu’il fait beau. Théo peut
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profiter de trois leçons d’essai pour voir si cela lui plaît pendant les vacances de la Toussaint. Je l’ai
inscrit, je leur porte un chèque cet après-midi. Ils lui prêteront une bombe. C’est le casque que les
cavaliers doivent porter, expliqua-t-il en voyant mon air perplexe, il lui suffira d’avoir un vieux jean
et une paire de baskets ou des bottes en caoutchouc s’il en a.
—Je demanderai à Arnaud la prochaine fois que je l’appellerai. Je ne suis pas sûre qu’il ait des
bottes en caoutchouc. Peut-être chez sa mère.
Théo a souvent reparlé des poneys depuis la fin de l’été. Pratiquement à chaque fois que nous nous
parlons au téléphone. Je sais que Pierre se réjouit autant que moi de cette surprise.
Je suis en train de laver la salade dans l’évier. Une batavia bien dodue aux feuilles larges,
croquantes. Je l’ai cueillie au potager cet après-midi, une des dernières de la saison. Pour fêter le
weekend j’ai mis des cuisses de poulet à rôtir dans le four sur un lit de pommes de terre. Pierre
ouvrira une bouteille, peut-être un de ces Bourgogne qu’il a acheté à la foire aux vins chez Auchan.
Nous ne buvons plus du vin que le weekend ou pour les occasions spéciales, Pierre a tendance à
faire un peu d’hypertension. Le médecin a fait quelques recommandations, diminuer la
consommation de vin et de café en font partie.
La radio joue en sourdine. Pierre est plongé dans ses mots fléchés. C’est l’heure du flash info.
Soudain une phrase retient mon attention. Un homme a été décapité dans une rue d’une ville dont je
ne saisis pas le nom. Le terme décapité me glace un instant. Je tends l’oreille, mais le journaliste est
déjà passé au sujet suivant, les départs en vacances de la Toussaint. Bison Futé voit noir en région
parisienne demain, et la SNCF prévoit un trafic sans précédent. J’ai dû mal comprendre. Un homme
décapité ? Décapité par qui et pourquoi ?
Je suis en alerte. Une inquiétude naît au fond de mon ventre. Sourde, elle m’oppresse. Sans m’en
rendre compte, j’ai cessé de laver ma salade. L’eau glisse entre mes doigts. Rétrospectivement je
réaliserai que je n’ai pas su tenir compte de ce signal. Je jette un œil en direction du fauteuil de
Pierre. Il n’a pas bougé. Il mâche le bout de son crayon d’un air pensif, les sourcils froncés,
entièrement absorbé par ses mots fléchés. Il n’a pas entendu la nouvelle. La bribe de nouvelle ? J’ai
envie de partager ce morceau d’information avec lui. Ma bouche s’ouvre mais aucun son n’en sort.
Je le garde au fond de ma gorge, volontairement je crois. Si l’information est réelle, elle sera reprise
au journal télévisé de vingt heures. Je me remets à laver ma salade. Je frotte vigoureusement les
feuilles dans l’eau pour éliminer toute trace de terre ou d’éventuelles petites limaces qui auraient pu
s’y loger. J’ai envie de me replonger dans l’anticipation du weekend, dans l’arrivée de Théo et
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Arnaud, la cueillette des champignons, la balade à vélo, la découverte du poney-club. Dans ce
monde d’avant. D’avant l’alerte.
On sonne à la porte. Plus tard, je me dirai qu’à ce moment-là j’ai su. Je ne sais pas s’il en a été de
même pour Pierre. Nous ne parlons jamais de cet instant où notre univers a vacillé, basculé sur son
axe. A travers le verre dépoli de la porte d’entrée, je devine les contours d’une voiture dans notre
allée et de deux silhouettes. Je sais que ce n’est pas une voisine venue me demander si je pouvais la
dépanner pour des œufs ou un peu de crème, ni même des jeunes venus vendre des tickets de
tombola pour financer une sortie scolaire.
J’entrouvre la porte, doucement. Je veux retarder le moment de l’annonce. Je réalise que je n’ai
pas pris la peine de retirer mon tablier de cuisine. Je n’aime pas le porter lorsque quelque sonne à
ma porte, je n’ai pas envie qu’on me prenne pour une vieille femme. Machinalement, je tente de
dénouer le nœud qui le retient dans mon dos d’une main tout en maintenant la porte entrouverte de
l’autre.
Ils sont deux, un homme et une femme. J’enregistre qu’ils portent des vêtements de circonstance,
chemise, blazer et pantalon sombres. La femme a les cheveux tirés en arrière en une queue de
cheval bien nette. « Madame Mireille Filippani ? » demande l’homme. Je perçois l’inquiétude dans
sa voix. Est-ce que c’est bien moi ? Est-ce que je suis bien celle à qui ils vont devoir annoncer que
son fils est mort ? Est-ce qu’ils utilisent les mêmes mots, les mêmes phrases pour toutes les
familles, ou bien est ce qu’ils préparent ce qu’ils vont dire en chemin ? Est-ce qu’il existe des
formules toutes prêtes, consacrées ? « Vous êtes bien la mère de Monsieur Arnaud Filippani ?
ajoute-t-il.
Voilà c’est terminé. Jusqu’à présent je pouvais encore croire à des démarcheurs, aux Témoins de
Jéhovah. Maintenant je sais que tout est fini. Je sais que mon fils unique est mort. Je sais que j’ai
tout perdu. Quarante-cinq années rayées de la carte en quelques secondes. Je ne dis rien. Qu’est-ce
que je pourrais dire ? Le poids dans mon ventre se fait de plus en plus lourd. Il remonte vers mon
plexus, me prend à la gorge, me rend muette.
La voix est douce, apaisante. Elle essaie d’être rassurante. Je ne réponds pas. J’ouvre la porte. Je
laisse le malheur entrer dans ma maison. Depuis le salon, Pierre m’appelle.
133
— Tout va bien Mireille ?
Je décèle une pointe d’inquiétude dans sa voix. Il se lève, pose son journal et son crayon sur la
table basse, ôte ses lunettes. Son regard est interrogateur. Il se demande qui sont ces deux inconnus
qui viennent de faire irruption dans son salon bien ordonné. Sent-il qu’ils viennent semer le
désordre dans notre existence ?
Je lui coupe la parole. Je ne sais même pas lequel des deux a pris la parole.
C’est l’homme qui parle. J’entends que sa bouche est sèche. Les mots se bloquent. Sa collègue
vole à son secours.
Elle désigne les fauteuils d’une main. Je suis une invitée dans ma maison. En invités polis, bien
élevés, Pierre et moi nous nous exécutons.
Pierre est hagard. Le sang semble s’être retiré de son visage le laissant d’une pâleur mortelle. Je
réussis enfin à dénouer mon tablier. Je le retire. Je le serre en boule contre mon ventre. Je me
recroqueville autour de lui, m’enroule. Je veux rentrer à l’intérieur de moi, absorber la nouvelle, la
digérer pour retrouver mon fils, faire entrer sa mort en moi.
— Qu’est ce qui s’est passé ? demande mon mari. Il ne conduit pas là-bas, c’est trop compliqué
d’avoir une voiture. Il a eu un accident ? Il s’est fait renverser ? Ou bien en vélo ?
134
—Votre fils a été attaqué Monsieur Filippani.
—Attaqué ? Comment ça attaqué ? Attaqué par qui ?
Je comprends mon mal-être de tout à l’heure en écoutant la radio. Arnaud est l’homme qu’on a
retrouvé décapité dan une rue. Je le sais comme seule une mère peut savoir qu’il s’agit de son fils.
Je ne laisse pas le temps aux deux policiers de répondre à Pierre.
Les mots sont froids, factuels. Je ne prends pas de gants. La mort d’Arnaud n’en n’a pas pris avec
moi.
— Quoi ? Qu’est-ce que tu racontes ? Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Tu dérailles ?
Pierre est dans le déni. La nouvelle n’est pas encore arrivée jusqu’à lui. Il est encore pour quelques
précieuses secondes, quelques précieuses minutes tout au plus, dans le monde d’avant, celui dans
lequel la mort d’Arnaud n’est pas possible. Arnaud est encore immortel pour Pierre.
— Votre femme dit la vérité Monsieur Filippani. Nous sommes sincèrement désolés.
Je vois mon mari s’enfoncer plus profondément dans son fauteuil, le regard vitreux, la bouche
ouverte, le souffle court. J’ai peur qu’il ne fasse une crise cardiaque. Il porte son poing fermé à sa
bouche. Un long gémissement remonte du plus profond de lui. C’est un gémissement du fond des
âges quand l’homme commençait tout juste à être homme, qui grossit, enfle pour tout emporter
comme la vague d’un tsunami. Pierre est une bête qu’on égorge, à qui on retire sa chair.
Il est seul avec sa douleur comme je suis seule avec la mienne. Je serre toujours mon tablier
comme mon ventre. Je suis secouée de violents tremblements. Mon fils est mort. Mon tout petit.
Dans l’horreur absolue, l’impensable, l’inimaginable, la barbarie la plus abjecte. Les images se
bousculent dans ma tête. Une grande lame froide vient trancher le cou de mon fils. Je vois sa peur,
sa douleur, j’entends son cri de supplique à l’adresse de son bourreau. Mon Dieu faites qu’il n’ait
pas souffert ! Mon Dieu je vous en supplie ! Notre Père qui êtes aux cieux.
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Je vomis à grands traits. De la bile verdâtre, le reste d’une pomme que j’ai mangée en milieu
d’après-midi. Je vomis ma terreur, ma douleur. On m’a pris mon fils. Je ne suis plus qu’un ventre
vide.
On m’a racontée que les deux policiers ont appelé une ambulance. Depuis le monde parallèle dans
lequel nous avions été projetés sans ménagements, nous ne nous sommes rendu compte de rien.
Alertés par le gyrophare et la sirène, Sylvie et Alain nos voisins depuis toujours, sont venus voir ce
qui se passait. Les deux policiers leur ont rapidement exposé la situation. De toute façon la
nouvelle allait faire la une de tous les journaux télévisés.
Un médecin est arrivé, apaisant. Il nous a donnés quelque chose pour dormir, pour sombrer dans
l’oubli. Sylvie et Alain l’ont aidé à nous mettre au lit. Puis ils ont nettoyé mon vomi, fini de cuire
les cuisses de poulet avant de les mettre au frigo, enveloppées d’une feuille de papier alu. La salade
a été essorée et rangée. La maison était à nouveau nette, quelqu’un d’extérieur aurait pu croire qu’il
ne s’était rien passé. Sylvie est restée auprès de nous toute la nuit, nous veillant comme des petits
enfants qui ont peur de l’orage. La réalité reviendrait de manière crue, sans fard, dès le réveil.
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Inès
J’ai besoin de répéter ton nom pour te garder vivant encore un peu. Je pleure sans fard, sans honte.
J’essuie mon visage avec mon chemisier. Il est rouge de ton sang, je le lave avec mes larmes. Est-ce
ce rouge qui t’a tué ? Est-ce que j’ai appelé la mort en le portant ?
Je gémis sans retenue. Je suis tombée sur le parquet froid à côté de mon poste de radio. Je
tremble. Arnaud ! Arnaud ! Arnaud ! Dis-moi que ce n’est pas vrai. Dis-moi que tu vas me faire la
surprise de sonner à ma porte, de m’accueillir dans tes bras, de lécher mon visage pour m’apaiser.
Dis-moi que ce n’est pas toi. Dis-moi que j’ai mal compris ce que les journalistes ont annoncé, ce
qu’ils ne cessent de commenter depuis une heure.
Mon téléphone bipe. Je comprends que la nouvelle de ta mort commence à se propager. J’ai du
mal à prononcer ce mot. Mort. Il signe la fin de mon bonheur. Irrévocablement.
J’aurais préféré que celui qui t’a fait ça s’en prenne à moi plutôt qu’à toi. Ainsi, je n’aurais pas eu
à souffrir.
As-tu souffert Arnaud ? As-tu eu le temps de penser à moi ? A quoi a-t-on le temps de penser
avant que les ténèbres ne vous emportent pour l’éternité ?
Tu seras dans mon éternité. Je sais déjà que ma dernière pensée sera pour toi.
Ma souffrance te gardera vivant. Ils n’ont pas gagné. Tu vivras pour toujours au-dedans de moi.
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Les autres
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Serge
Mon dieu Arnaud, pourquoi je ne t’ai pas raccompagné ce soir ? Pourquoi j’ai cru si important
d’aller récupérer ce canapé ? J’aurais pu y aller demain matin. Nous avons des invités demain soir,
aussi Agnès voulait-elle être certaine que le tapissier avait fait du bon travail, elle voulait juger de
l’effet dans le salon. Pourquoi mettons-nous des priorités stupides à nos vies ? Je t’aurais
raccompagné en voiture, ce type ne t’aurait jamais trouvé. Ne pourras-tu jamais me pardonner à
moi, qui me demande déjà comment je vais pouvoir continuer à vivre en sachant que j’aurais pu
empêcher ce qui est arrivé ?
Je suis vouté. Recroquevillé. Ma nuque me fait mal. Le sang afflue à mes tempes, cogne. J’y
porte mes mains, je ferme les yeux. Je voudrais pleurer pour me libérer de cette horreur, l’évacuer
hors de moi, hors de ce corps soudain devenu trop lourd. Je m’en veux. Je m’en veux comme
jamais je ne m’en suis voulu. Quel affreux sentiment ! J’ai l’impression d’avoir pénétré les
ténèbres. Je n’ose pas dire à Agnès que j’aurais dû te raccompagner. Je ne veux pas qu’elle
culpabilise à son tour. Je suis le seul coupable.
Pourquoi je n’ai pas dit non ? Pourquoi j’ai fait passer mon plaisir personnel avant ta vie ?
Pourquoi ai-je été égoïste ? Pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi ?
Il n’y aura jamais de réponses à mes questions. Qu’on me laisse seul avec mes tourments. Par
pitié.
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Madame Marois
Je chancelle en entendant la nouvelle. La mort d’Arnaud Filippani vient d’être annoncée sur une
chaîne de télévision nationale. Je me précipite vers mon sac à main, y cherche nerveusement mon
portable. Jean-Paul K. a essayé de me joindre à trois reprises. Je regarde l’heure du premier appel,
dix-huit heures dix. Pourquoi n’ai-je pas entendu la sonnerie ?
A dix-huit heures dix, je roulais sur l’autoroute pour rejoindre mon mari dans la maison de
campagne que nous possédons à une centaine de kilomètres de la ville de S. J’ai quitté le collège
vers dix-sept heures. J’avais décidé de travailler depuis chez moi, plutôt que dans ce bureau
anonyme et froid, où tant de choses avaient bousculé mes certitudes ces derniers jours. Je voulais
profiter de la lumière déclinante du jour pour tout en roulant, admirer ce paysage que je connais
pourtant par cœur. Les grands champs de maïs, de colza et depuis quelques années de tournesols qui
donnaient au site des allures de Provence. J’avais monté le son d’une station de musique classique.
Je laissais les notes entrer en moi. Le collège me semblait loin, j’étais heureuse qu’il soit loin. La
distance qui augmentait à chaque tour de roues le rendait presque irréel. Avions-nous vraiment été
visés par des menaces de mort ? J’avais le sentiment que tout ceci appartenait déjà à une autre vie.
Les vacances allaient nous faire du bien à tous. Les tensions allaient retomber. D’ici deux semaines,
tout serait redevenu comme avant.
A dix-huit heures dix, j’étais encore dans une ignorance salvatrice de ce qui était arrivé. Tout était
encore possible. Mon mari m’attendait, il allait me montrer les travaux qu’il avait effectués au
jardin pendant la semaine, nous dînerions tranquillement, savourant par avance la quiétude de ces
deux semaines à venir. Je rêvais déjà à un verre de vin, au liquide doux et vaguement sucré qui
descendrait le long de ma gorge, apaiserait mes inquiétudes, les relèguerait dans un ailleurs qui ne
m’atteindrait pas pendant les jours à venir.
La mort d’Arnaud Filippani me frappait de plein fouet. Pourtant, sa réalité m’apparaissait encore
un peu teintée d’irréel. Ce moment où on n’arrive pas à y croire, cette frontière ténue entre l’avant
et l’après. Ainsi, cela s’était produit. Je n’y avais pas cru. Bien sûr la vidéo du père de Mélissa H.
dépassait tout ce qu’on aurait pu imaginer en termes d’agressivité, de méchanceté, de bêtise. Mais
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cela restait des mots, des images qui tournaient dans un monde virtuel. Ce soir, le virtuel avait
rejoint le réel. Quelqu’un, très probablement Monsieur H., avait tué Arnaud Filippani.
Les journalistes en dévoilaient les détails. Le terme de décapitation me glaçât d’effroi. Je portai
mes mains à ma bouche, poussai un cri d’horreur qui fit sortir mon mari de la cuisine en trombe.
Nous étions devant le poste de télévision, figés, les bras ballants, comme deux pantins abandonnés
dans un coin des coulisses d’un théâtre. Ma tête bouillonnait. L’horreur de la mort d’Arnaud
Filippani se mélangeait à ce qui m’attendait. Un de mes enseignants venait d’être assassiné. Un
enseignant sous ma responsabilité, mais avant tout un être humain. Sa mort avait été annoncée. Je
n’avais pas voulu y croire, pensant qu’il ne s’agissait que de fanfaronnades. Je n’y avais vu que de
la fumée. Instantanément, je sus que ma carrière était terminée. J’allais porter le poids de ce qui
était arrivé. Je l’avoue avec honte, mais à ce moment précis je me suis apitoyée sur mon sort. Bien
sûr, l’agression mortelle de cet homme était une chose effroyable, abominable, sans retour en
arrière possible, mais j’avais l’impression que ce qui m’attendait était au moins aussi terrible. Tout
ce que j’avais patiemment construit au fil des années allait s’écrouler comme un château de cartes.
Je n’avais pas encore pleinement conscience des répercussions que la mort de cet homme allait
également avoir sur ses proches, sa famille, son fils. Pour l’instant, je ne me focalisais que sur moi-
même.
Je dois l’admettre, il y a eu un moment pendant ce soir terrible où j’en ai voulu à Arnaud Filippani
d’avoir montré ces dessins, pris le risque d’exposer ces corps dénudés à des adolescents. Ne s’était-
il pas douté que son cours risquait de faire polémique ? N’aurait-il pas pu trouver un sujet plus
consensuel ? Nous savons que certains sujets sont devenus difficiles, glissants, prompts à
enflammer les esprits. La prudence est parfois de mise.
J’ai également compris que je ne serais plus, que je n’étais déjà plus, la Principale du Collège
Jean Moulin de la ville de S. Cela valait peut-être mieux ainsi. Je savais d’ores et déjà que les
collègues d’Arnaud Filippani me tiendraient pour responsable de ce qui venait de se produire. Ils ne
m’accepteraient plus comme leur supérieure hiérarchique, ils ne me laisseraient pas faire front avec
eux, me banniraient avec une politesse glaciale plus douloureuse et explicite que des mots.
Il n’y a pas de fumée sans feu. Ce sont les mots que j’ai adressés à Arnaud Filippani. Je me rends
compte à présent à quel point je me suis trompée dans leur interprétation. Les menaces que nous
avions reçues étaient le début d’un feu qui brûlerait longtemps. J’allais me consumer avec lui.
D’une certaine manière, ma mort aussi était déjà programmée.
141
Après
142
Romain
Je vais partir au collège avec mes parents. Ma mère a acheté un bouquet de fleurs, elle veut le
déposer devant les grilles. C’est bien Monsieur Filippani qui a été assassiné, il n’y a plus de doutes.
Personnellement je n’en avais pas. Je n’ai pas fermé l’œil de la nuit. J’ai de vilains cernes sous les
yeux. Lorsque j’ai vu mon reflet dans le miroir de la salle de bains, j’ai vu un inconnu. Un inconnu
qui a un visage qui ne me plait pas. Le visage de quelqu’un qui a quelque chose à se reprocher.
Lorsqu’elle m’a vu, ma mère a sursauté. Elle a mis cela sur le compte du choc.
Hier soir j’ai dérobé le briquet de mon père. Je me suis éclipsé dans le jardin, près de la cabane où
on range les outils. J’ai brûlé les billets. Ils me dégoûtent. Un dégoût qui me retourne, qui a dérangé
la place des organes à l’intérieur de mon corps. Mon diaphragme comprimait mes poumons. Cet
argent avait commencé à me brûler les doigts. J’ai honte de ce que j’ai fait. Honte ! Honte ! Honte !
J’ai envie de hurler ce mot. Peut-être qu’en le hurlant, je l’expulserai hors de moi. Je sais que jamais
plus cette honte ne me quittera, comme une lèpre dont on ne peut pas guérir. Je suis marqué au fer
rouge. Je crois que je voudrais mourir. Mon Dieu, faites-moi mourir !
143
Tom
Tout le monde ne parle que de ça. La mort de Monsieur Filippani. Tout le monde l’appelle Arnaud
Filippani. C’est étrange. Pour moi il est Monsieur Filippani.
144
Madame Marois
J’ai reçu un coup de téléphone de l’Inspecteur Vie Scolaire dès vingt-deux heures hier soir. Il m’a
demandée de ne plus retourner au collège. J’allais être convoquée au Rectorat dans les prochains
jours. Il allait bien sûr avoir une enquête interne pour savoir si j’avais failli à ma mission. J’ai tâché
de rester digne au bout du fil. Le sang affluait à mes tempes, mon cœur venait cogner contre ma
cage thoracique, ma bouche sèche rendait les mots difficiles à sortir. Lorsque j’ai raccroché, j’ai
réalisé que mes mains tremblaient. J’étais face à mon bannissement. Sans préavis. Mon mari m’a
lancé un regard interrogateur. Je n’ai pas eu la force de lui dire. Prisonnière de ma honte.
Prisonnière de ma peur.
145
Tom
Ma mère vient d’acheter un bouquet de roses blanches pour les déposer devant les grilles du
collège. Je lui ai demandée si on pouvait également prendre une petite bougie. J’aime l’idée d’une
lumière, d’une flamme qui allait danser dans la lumière, trembloter sous le vent, comme nous
devant ces grilles que Monsieur Filippani ne franchira plus jamais.
Lorsqu’elle est rentrée hier soir, ma mère m’a trouvé devant la télévision. Délice miaulait. Elle est
venue s’asseoir à côté de moi sur le canapé. Nous avons regardé les premiers reportages en silence.
J’ai acquiescé. Elle m’a caressé les cheveux. Je me suis laissé aller contre elle. J’ai respiré l’odeur
de ses cheveux, touché le médaillon qu’elle porte toujours autour du cou, une gravure de la Vierge
Marie qui lui a été donné pour sa première communion. Elle ne l’a jamais retirée. J’aime effleurer le
visage de la Vierge du bout des doigts, sentir son relief.
Délice s’est rappelé à nous en sautant d’un bond sur mes genoux.
—Il a faim.
—Je lui ai pris ses croquettes préférées.
Nous avons rangé les courses, préparé le dîner. Nous avions tous les deux du mal à parler, à oser
mettre des mots sur ce qui venait de se produire. Mon père a téléphoné. Ma mère lui répondait
doucement en me regardant. Parfois ses yeux regardaient dans le vide, semblaient fixer un point sur
la tapisserie du mur. Je voyais qu’elle choisissait ses mots, essayait de le rassurer, comme lorsque
j’étais malade.
146
Nous avons regardé un jeu télévisé. Les candidats riaient, heureux d’être taquinés par la
présentatrice. Je me demandais comment ils faisaient pour avoir l’air heureux alors que mon
professeur venait de se faire assassiner. J’aurais trouvé plus juste que tout le monde soit triste,
éprouve ce sentiment de vide et de silence.
Mon téléphone est resté silencieux. Je crois que les autres devaient vivre la même chose que moi.
J’aurais aimé garder mon portable avec moi lorsque je suis allé me coucher, échanger sur cette
impression de vide. Quelque chose venait de changer dans ma vie. Je n’en mesurais cependant pas
encore les conséquences. C’était la première fois que j’éprouvais ce sentiment de perte. Est-ce
toujours comme cela lorsqu’on perd quelqu’un ? Je me suis souvenu que le grand-père d’Eva était
mort au début de l’été dernier, quelques jours à peine avant le début des grandes vacances. Elle était
revenue en classe les yeux gonflés d’avoir trop pleuré, la démarche plus lente. Son regard avait
perdu une partie de son éclat. Je n’avais pas compris pourquoi elle se sentait si triste. Je me rends
compte que je fais la même expérience.
J’ai eu beaucoup de mal à trouver le sommeil. Le visage de Monsieur Filippani dansait devant
mes yeux. Je me demandais s’il avait eu peur. Je me demandais s’il avait eu mal. Je me demandais à
quoi ressemblait son corps sans sa tête. Je me demandais à quoi il avait pensé lorsque l’assassin
avait brandi son couteau dans le ciel. Je me demandais s’il y avait eu beaucoup de sang sur le sol. Je
me demandais qui allait le nettoyer. Je me demandais s’il resterait des traces.
J’ai dormi par intermittence. Je me suis réveillé deux fois en sursaut. Mes cheveux collaient à
mon front et ma nuque. J’ai cherché la présence de Délice de la main. Il est venu plus près de moi et
s’est mit à ronronner bruyamment. J’ai finalement réussi à me rendormir.
Tout le collège semblait s’être donné rendez-vous devant les grilles. Les bouquets de fleurs
s’amoncelaient en un tas désordonné. J’ai déposé le mien en faisant attention à ne pas abîmer les
autres. J’ai approché ma bougie d’une flamme pour l’allumer. L’ensemble formait un halo de
petites lumières dans ce matin gris.
Des pancartes étaient accrochées aux grilles. « Merci pour tout Monsieur Filippani. Merci pour
votre gentillesse. Ne vous inquiétez pas, je ne vous en veux pas pour l’heure de colle. On ne vous
oubliera jamais Monsieur Filippani. » Certains avaient rajouté des cœurs, des fleurs. Il y avait
même un petit ours en peluche à l’air triste.
147
J’avais du mal à réaliser que c’était le premier jour des vacances. J’aurais dû être à la maison avec
ma mère, en train de traîner sur le canapé, de jouer un peu sur mon téléphone ou ranger ma
chambre. Être devant les grilles du collège en train de déposer des fleurs en mémoire et en
l’honneur de Monsieur Filippani me semblait surréaliste.
J’ai aperçu plusieurs élèves de ma classe. Eva était en larmes, soutenue par son père. Dylan était
venu avec son grand frère. Il y avait aussi Nathan, Hector, Léo, David, Emma et Chloé. Nous nous
sommes regardés sans parler. Eva fixait les fleurs, immobile. Emma et Chloé se tenaient par la
main. Soudain nous ne savions plus quoi nous dire. Je réalisais que le malheur a cette capacité d’à
la fois réunir les gens, mais aussi de les faire se sentir des étrangers les uns pour les autres. Chacun
restait seul avec sa tristesse, ses interrogations.
Quelques professeurs se tenaient à l’écart, les yeux rougis, l’air fatigués. Quelques parents
d’élèves sont venus leur serrer la main. J’imaginais qu’ils leur disaient qu’ils étaient désolés. Ou
bien peut-être qu’ils ne disaient rien. J’avais l’impression que quelqu’un avait baissé le volume au
maximum. J’évoluais dans du coton, les sons me parvenaient par saccades.
Mon père a tout à coup surgi hors de la foule. Il a pris ma mère dans ses bras. Elle ne voulait plus
le lâcher, sa main s’agrippait à lui, son visage enfoui dans le col de son blouson. Je crois qu’elle
pleurait. Il a déposé un baiser sur ses cheveux. Du bout des lèvres, il m’a demandé si ça allait. En
retour j’ai murmuré, oui, ne t’inquiète pas. J’aimais cette image de mes parents réunis, de mon père
protecteur, de leurs corps blottis l’un contre l’autre. Je n’avais pas envie qu’il la lâche, et pour cela
il ne fallait pas qu’il pense que je pouvais avoir besoin de lui.
Soudain, j’ai réalisé qu’il y avait des caméras de télévision, des photographes. Les flashs de leurs
appareils photos crépitaient. Je me suis demandé en quoi nous pouvions bien les intéresser.
Personne ne leur prêtait attention. Ils ont réussi à interviewer un jeune garçon et son père. Je ne le
connaissais pas. Il était petit, peut-être un sixième. Je ne voulais pas qu’ils s’approchent de moi,
qu’ils me prennent en photo, qu’ils essaient de me parler. J’avais seulement le désir d’être devant
les grilles de mon collège, à regarder les fleurs qui s’amoncelaient, la lumière dansante des bougies.
Je ne sais pas combien de temps nous sommes restés là. Les gens ne partaient pas. On aurait dit
qu’ils attendaient que quelqu’un leur dise ce qu’il fallait faire. Mais qui aurait bien pu savoir ?
C’était la première fois qu’on coupait la tête à un professeur.
148
Marie
Romain ne va pas bien. Il est affecté par la mort de son professeur. Hier soir il a à peine touché à
son assiette. Je ne suis cependant pas certaine que ni Emmanuel ni moi n’ayons véritablement réussi
à dîner non plus.
La nouvelle de la mort du professeur de Romain était déjà partout en début de soirée. Elle venait
de faire l’ouverture du journal télévisé lorsque nous sommes passés à table. Nous entendions les
titres depuis la cuisine où nous étions attablés. Je n’ai de cesse de demander à Emmanuel que nous
fassions une ouverture entre le salon-salle à manger et la cuisine afin de bénéficier d’un espace plus
ouvert, plus convivial, une cuisine à l’américaine comme on disait dans les années quatre-vingt. Je
me souviens que cela faisait déjà rêver ma mère. Jusqu’à présent Emmanuel a repoussé le projet.
Nous sommes un peu juste en ce moment financièrement, ou bien cela va être compliqué, ou bien il
ne sait pas à qui s’adresser. Hier soir j’ai été secrètement heureuse que le projet n’ait pas encore
abouti. Cela nous évitait de voir l’écran de la télévision. J’appréhendais les images qui pourraient
être montrées.
Ce qui vient d’arriver est innommable. J’ai rapidement rencontré Monsieur Filippani lorsque
Romain était en classe de sixième. Je garde le souvenir d’un homme agréable, patient, aux longues
mains fines. Elles semblaient être faites pour tenir un crayon ou un pinceau. C’est étonnant comme
c’est cela que je retiens de cet homme, ses mains. Peut-être parce que celles d’Emmanuel sont
totalement différentes. Plus massives, plus charnues. Faites pour tailler du bois, tailler des arbres,
me saisir par la taille pour me faire danser un rock endiablé, ou me serrer contre lui.
Décapiter un homme. Qui peut encore faire cela aujourd’hui à l’heure où nous sommes fiers de
dire que nous vivons dans un monde civilisé ? C’est monstrueux. Inhumain. Ignoble. D’ailleurs y-a-
t-il véritablement un mot qui puisse décrire cela ? Et quel a été le motif ? Je doute que Monsieur
Filippani ait été un terroriste, un assassin. Et quand bien même, quel est cet homme qui s’est cru
autorisé à ôter la vie à un homme, à lui trancher la tête ?
149
J’ai tenu à ce que nous venions devant les grilles du collège ce matin, même si Emmanuel ne
pouvait pas nous accompagner. Les fleurs s’amoncellent, les bouquets s’entremêlent, forment un
tapis multicolore qui attire le regard. Cela pourrait être magnifique. C’est pourtant un mélange de
beauté et malheur, un mélange antinomique qui me rappelle avec une violence décuplée la raison
pour laquelle nous sommes là.
J’observe mon fils à la dérobé. Ce visage d’enfant qui est en train de devenir celui de l’homme
qu’il sera. La courbe du menton, son regard, ses cheveux qui tombent vite devant ses yeux, sont
ceux d’Emmanuel. De moi il tient la couleur de ses yeux, son caractère silencieux, parfois taciturne.
Le temps a vite passé. J’ai l’impression qu’il m’échappe. Je sais que c’est dans l’ordre des choses,
mais je voudrais le retenir encore un peu.
Ce matin lorsqu’il s’est levé, de profonds cernes soulignaient ses yeux. Il ne m’a pas répondue
lorsque je lui ai demandé s’il avait bien dormi. Je n’ai pas insisté. Je n’ai pas insisté non plus
lorsqu’il a refusé un bol de lait chaud et des madeleines. Je ne sais pas comment je vais pouvoir
l’aider à surmonter cette épreuve. J’imagine qu’il va falloir accepter que le temps fasse son œuvre.
J’aperçois Tom et sa mère. Et quelques autres élèves de la quatrième B. Romain me parle d’eux.
Parfois il se rend chez l’un ou chez l’autre pour travailler sur un exposé, fêter un anniversaire ou
simplement discuter entre jeunes. Je vois chez eux les mêmes cernes que chez mon fils, le même
visage soucieux. Personne n’ose se parler. L’heure est au recueillement, à la réflexion, à cette
incompréhension sur laquelle nous allons devoir mettre des mots pour avancer. Avancer oui, mais
comment ?
150
Inès
Je suis restée prostrée devant mon poste de radio longtemps je crois. Les émissions ont succédé
aux flashs spéciaux, aux interviews des politiques qui déjà s’emparaient de ce qu’ils nommaient
l’Affaire. L’homme dont je rêvais de sentir la peau, d’embrasser les lèvres, de serrer le corps contre
le mien, était mort. Mais cette mort devenait publique, nationale, étalée sans pudeur dans tous les
médias. L’exécution d’Arnaud (c’était le terme employé) était minutieusement analysée, les
évènements passés en revue dans leur chronologie glaçante. Je réalisais lentement qu’au moment où
je me réjouissais d’enfiler mon chemisier, de parfumer mon décolleté et la base de mes poignets,
Arnaud affrontait seul son destin, son cou tranché par une lame froide, sa chemise maculée de sang.
Les évènements m’apparaissaient soudain avec un monstrueux parallélisme. D’autant plus que je
n’avais perçu aucun signe de ce qui était en train de se produire, aveuglée par la pensée égoïste de
mon propre bonheur, de ma propre attente, de ma propre impatience. Arnaud, est-ce que je t’ai
mérité ?
Le froid du sol m’a ramenée à la réalité en même temps que l’obscurité. Je me suis glissée dans
mon lit tout habillée, laissé l’obscurité m’envahir, les larmes couler le long de mes joues, le
sommeil me gagner. En me réveillant, j’ai eu l’espoir que tout cela ne soit qu’un mauvais rêve. En
voyant mon chemisier froissé, j’ai su qu’il n’y avait pas de doute possible.
Je n’ai pas osé me regarder tout de suite dans le miroir. Ma peau me tirait sous les yeux, j’ai
compris que j’avais dû longtemps pleurer. En passant ma main sur mon visage, des traces de noir
sont apparues. Les larmes ne s’étaient pas contentées de creuser des sillons sur mes joues, elles
avaient aussi fait couler mon mascara.
La mort d’Arnaud me semblait encore plus réelle que la veille. Mon appartement en portait les
stigmates. Il y régnait un sentiment d’abandon. Je n’avais pas fermé les volets. J’avais laissé un
verre traîner sur le plan de travail de la cuisine avec un pot de yaourt vide. Mon sac à main gisait
sur un fauteuil près de la porte d’entrée. Mon rouge à lèvres avait roulé par terre avec mon
portefeuille et les clés de ma voiture. Je réalisais que l’annonce de la disparition d’Arnaud avait mis
un coup d’arrêt à ma vie.
151
Je retrouvai mon téléphone près du poste de radio. Il y avait dix messages non lus, dont quatre de
ma sœur. Les autres provenaient de mes collègues.
Il y avait également un message vocal. Sa voix trahissait son inquiétude. Je l’entendais trembler.
J’imaginais sa mâchoire crispée, sa main qui serrait son téléphone jusqu’à en avoir les jointures
blanches.
152
Tom
Cet après-midi je ne suis pas allé à mon entraînement de foot. Le coach nous a laissés un
message. Compte tenu des circonstances, l’entraînement était annulé. Je me suis senti soulagé. Je ne
m’imaginais pas en train d’être heureux de jouer au football. J’aurais eu honte. Honte d’être
heureux, honte d’être en vie, honte de rire avec mes copains. Je n’arrivais pas à expliquer ce
sentiment de honte. Je n’arrivais pas à décider si j’avais honte d’être en vie, ou bien si j’avais honte
que Monsieur Filippani soit mort, comme si d’une manière ou d’une autre j’avais une part de
responsabilité dans ce qui était arrivé.
L’image du corps de Monsieur Filippani sans tête me hantait. Je n’osais pas poser de questions à
ma mère.
Mon père est resté déjeuner avec nous. Ma mère avait prévu des spaghetti carbonara pour nous
deux. Elle a rajouté un peu plus de crème fraîche dans le plat pour qu’il y en ait assez pour trois.
Les spaghetti carbonara font partie de mes plats préférés. Je trouvais merveilleux que mon père soit
resté pour les manger avec nous. Je n’arrive plus à me souvenir de la dernière fois où nous avons
partagé ainsi un repas tous les trois. J’ai eu l’impression d’une bulle de sérénité, comme si
finalement rien de tout cela n’était arrivé.
Alors que mes parents débarrassaient la table et lavaient la vaisselle ensemble, mon téléphone a
bipé. C’était Eva.
Tu es où ?
Chez moi. Mon père est venu déjeuner
Nathan a proposé qu’on aille rue des érables, là où Monsieur Filippani s’est fait tuer. On pourrait
déposer des fleurs.
153
Romain
Je me demande dans combien de temps la police va venir m’arrêter. Quelqu’un nous a forcément
vus moi et Noé en train de parler au type en noir. Que vont penser mes parents ? Ils vont avoir
honte. Ils ne m’aimeront plus.
154
Tom
Nous nous retrouvons devant le mini stade du quartier, à deux rues du collège. Nous y jouons
d’habitude au basket, ou bien nous faisons du vélo sur les rampes en principe prévues pour les
BMX. Eva et Chloé ont apporté des fleurs. J’ai retrouvé Nathan devant chez une fleuriste, mais elle
n’avait plus aucun bouquet à nous proposer. Elle s’est excusée d’avoir été dévalisée le matin même.
C’est à cause des évènements, vous voyez ? Vous vouliez aussi quelque chose pour ce professeur ?
Nous pédalons en silence. Je suis derrière Eva. Je regarde ses cheveux qui flottent dans son dos.
Le vent les ramène derrière ses épaules. Elle se retourne, comme pour vérifier que je suis bien là,
ralentit, se déporte légèrement sur la gauche pour que nous puissions rouler de front. Lorsque
j’arrive à sa hauteur, je n’ose toutefois pas la regarder. Je me contente de savourer sa présence, de
l’observer à la dérobé.
La rue des érables est fermée par une rubalise jaune. A quelques mètres de nous, deux voitures de
police sont arrêtées. Des policiers semblent examiner les lieux. Nous mettons pied à terre.
Dylan a prononcé ces mots à voix basse, de manière presque inaudible. Cela ne lui ressemble pas.
La voix de Chloé est tendue. Elle passe une main devant ses yeux. Je crois que c’est à ce moment-
là que nous réalisons vraiment que Monsieur Filippani est mort. Nous sommes en présence d’un
tombeau. L’attaque dont il a été victime devient réelle. La rue en porte les stigmates. Je me
demande combien de temps le sang va mettre à disparaître. Est-ce que les policiers vont balayer la
sciure ? Est-ce qu’ils la jetteront dans une poubelle gorgée du sang de notre professeur ? Est-ce
qu’ils passeront avec un jet d’eau pour l’effacer à tout jamais ?
155
—Il y a des maisons tout autour. Vous croyez que des gens ont vu ce qui s’est passé ?
—Je n’aurais pas aimé assister à ça.
—Il faudrait dire une prière, vous ne pensez pas ? Cela se fait dans ces cas-là, je veux dire lorsque
quelqu’un est mort.
Nous ne parlons plus. Je réalise que nous restons chacun seul avec nos pensées. Je crois que ce
qui m’impressionne le plus c’est le silence qui règne dans la rue, comme si tous ses habitants étaient
partis. Peut-être ont-ils été évacués par la police ?
Je me demande si des gens marcheront de nouveau à l’endroit exact où Monsieur Filippani est
mort. Je n’oserais pas faire cela. J’aurais l’impression de piétiner son corps. Je crois que plus jamais
je ne reviendrai dans cette rue.
Les policiers s’approchent. Ils sont trois. Ils nous regardent d’un air de se demander ce que nous
faisons là.
Eva s’est avancée d’un pas vers eux. Je suis impressionné par son assurance, son calme. Elle a
ramené une mèche de cheveux derrière une de ses oreilles.
Eva et Chloé tendent leur bouquet. Je crois que nous pensons tous la même chose. Des fleurs pour
la tombe de notre professeur.
156
Mireille
Je répète ces mots comme un mantra. Je n’arrive pas à y croire. Le monde s’est figé autour de
moi, comme envahi par la glace. J’ai lu un jour que lorsqu’on perd un enfant, le soleil et la lune
s’arrêtent de briller. Je peux le confirmer. Un vide vient de se faire en moi que rien ni personne ne
pourra jamais combler.
Tous les médias du pays ne parlent que de mon fils. De l’assassin de mon fils. Même les médias
étrangers en parlent. Une onde choc qui semble avoir traversé la planète entière. Des gens que je ne
rencontrerai jamais pleurent mon fils, écrivent des poèmes, demandent pardon. Pardon pour quoi ?
Des fleurs et des bougies envahissent les grilles de ce collège où il enseignait et où je ne suis
jamais allée. Son nom est sur toutes les lèvres. Certains disent que c’est un héros, un martyr de la
République. Mais c’est d’abord mon fils. Un être que j’ai porté dans ma chair il y a quarante-cinq
ans. Un être que je connaissais aussi bien que moi-même. Une partie de moi. Je craignais de devoir
lui annoncer un jour que j’étais malade, que j’allais partir, que j’allais faillir à ma mission. Il part
avant moi. Je l’avoue je n’avais jamais pensé que cela pourrait arriver. Une foi inéluctable dans
l’avenir, dans la vie. D’ailleurs comme vous appelle-t-on une mère qui a perdu son enfant ? Une
femme qui a perdu son mari est une veuve, mais une mère ? Il n’y a pas de mot pour cela. Il n’y a
pas de mots pour décrire ce que je ressens. Je prends ceux que je connais pour tenter de mettre des
mots sur ma douleur. Mais les mots dont j’aurais besoin n’existent pas. D’ailleurs je pense qu’ils ne
peuvent pas être inventés. On ne peut pas inventer quelque chose qui ne devrait pas exister.
157
Je cherche le sens de cette mort. Je ne le trouve pas. C’est une mort inutile. Injuste. Cruelle. Mon
fils voulait juste faire son travail. Mon Dieu je vous en supplie, faites qu’il n’ait pas souffert, c’est
tout ce que je vous demande.
Mon fils est mort. Il va falloir que j’apprenne à continuer sans lui.
Il est mort. Je ne pourrais jamais l’oublier.
Il est mort. Je ne pourrais jamais m’y habituer.
Il est mort. Je ne suis pas encore morte.
Pourquoi ?
158
Marie
Cela fait deux jours que Arnaud Filippani est mort. Romain ne quitte presque plus sa chambre. Sa
porte est close. J’y ai collé mon oreille plusieurs fois en montant pour voir comment il allait, aucun
bruit ne transparaissait. Hier soir, j’ai demandé à Emmanuel d’entrer. Je me suis dit qu’il avait peut-
être davantage envie de se confier à son père. Celui-ci l’a trouvé allongé sur son lit, les yeux dans le
vague, son casque sur les oreilles. Il avait l’air d’avoir pleuré. Emmanuel s’est assis à côté de lui, a
passé la main dans ses cheveux. Il lui a expliqué qu’il était normal qu’il soit triste, incrédule face à
la situation, qu’il connaisse un sentiment de perte, de vide. Nous-mêmes ses parents, ne
comprenions pas ce qui se passait.
C’est étrange comme un quotidien peut si vite basculer. Ce professeur ne faisait pas directement
partie de notre vie, il en occupait une place lointaine à la périphérie de nos existences. Pourtant sa
disparition est une déflagration. En à peine quarante-huit heures, mon fils est devenu quelqu’un
d’autre. Rétrospectivement, je réaliserai que j’ai refusé de voir les signes qui annonçaient la bascule
de nos vies, notre chute.
Le téléphone a sonné ce matin à huit heures trente. Emmanuel venait de partir, une matinée
chargée, des rendez-vous qui allaient s’enchaîner. La sonnerie m’a fait sursauter. J’ai su avant
même de décrocher que cela allait nous faire encore basculer un peu plus. C’est curieux ces
pressentiments qui nous envahissent parfois sans explication. J’ai lu dans un magazine il n’y a pas
si longtemps qu’ils seraient un lointain souvenir de notre passé d’homme préhistorique, une alerte
face au danger. Je ne savais pas encore la nature du danger à venir. Je crois que jamais je n’aurais
pu l’imaginer.
Le commissariat de quartier. La voix au bout du fil était ferme, n’appelait aucune discussion. J’ai
immédiatement pensé à Emmanuel. Un accident. Sa voiture qui s’encastre dans un arbre. Des
froissements de tôle. Les sirènes de l’ambulance. Je me demande si la nouvelle qui est tombée
n’était pas pire. C’est au sujet de votre fils, Romain P. Je comprenais sans comprendre. Romain
était en train de dormir à l’étage. Il ne pouvait rien ne lui être arrivé.
159
Votre fils a été filmé vendredi vers seize heures par les caméras de surveillance du quartier avec
un autre jeune de son âge. Il parlait à l’homme qui a assassiné Monsieur Arnaud Filippani, le
professeur. Vous en avez entendu parler je suppose ?
Bien sûr que j’en avais entendu parler. Il devait y avoir une erreur. Romain ne pouvait avoir été vu
en train de parler à cet homme. Mes oreilles se sont mises à bourdonner. Ma main a serré plus fort
le combiné.
Il y a visiblement eu un échange d’argent entre cet homme et votre fils, Madame. Nous
souhaiterions l’entendre le plus rapidement possible, dès ce matin. Pouvez-vous être là d’ici une
heure ?
Je crois que les murs se sont mis à tourner. Mon cerveau avait du mal à enregistrer toutes les
informations, à les classer, à les digérer. Qu’est-ce que c’était que cette histoire d’argent ? Quel
argent ? Romain m’en aurait parlée. Nous étions attendus au commissariat d’ici une heure. J’étais
encore en pyjama. J’avais une leçon particulière prévue à dix heures. J’allais devoir l’annuler,
m’habiller, réveiller Romain. En même temps que je pensais à tout cela, je me suis entendu
répondre que bien sûr nous serions là dans une heure.
J’ai attrapé mon téléphone portable sur le plan de travail de la cuisine. Mes mains tremblaient. J’ai
dû m’y reprendre à deux fois pour le déverrouiller. J’ai tout de suite appelé Emmanuel. Je parlais
trop vite, les mots se bousculaient. Il m’a demandée de répéter, de ne pas m’affoler, il arrivait tout
de suite. Est-ce que tu crois qu’on doit contacter un avocat ? Et puis j’ai raccroché.
160
Romain
J’ai entendu le téléphone sonner et j’ai su. Je ne dormais pas. Je ne dors plus.
Ma mère a frappé à la porte de ma chambre. Elle est entrée. Je me suis levé. Nous n’avons rien dit,
les paroles étaient inutiles. Elle savait. J’ai pensé qu’elle avait déjà probablement appelé mon père.
Dans un sens j’étais soulagé. Cela ne pouvait pas continuer comme ça.
161
Noé
Les flics ont appelé chez ma mère ce matin. Je dormais. Elle est entrée dans ma chambre comme
une furie en arrachant ma couette. Je ne comprenais rien. J’étais dans le gaz. J’ai joué sur mon
téléphone jusqu’à deux heures du matin. Jusqu’à ce que la batterie soit morte.
Entre deux de ses cris, j’ai réussi à lui demander pourquoi nous devions aller au commissariat. Ne
fais pas l’innocent ! Tu sais très bien pourquoi ils veulent te voir ! La colère déformait sa bouche.
J’ai déjà remarqué que lorsqu’elle crie trop fort, elle devient laide. Parfois, elle me postillonne. Cela
me dégoûte. Dans ces cas-là j’essaie de tourner la tête sur le côté pour ne pas être atteint par ses jets
de salive.
J’ai pensé que c’était à cause de Filippani. Peut-être que Romain avait dit quelque chose. Mais
quoi ? Il a l’argent, il est vraiment trop con s’il se le laisse prendre. Peut-être que ses parents l’ont
trouvé. Ouais, à tous les coups il n’a pas su le planquer.
Ma mère m’a tiré hors du lit par le bras. J’ai juste eu le temps d’enfiler le pantalon que je portais
la veille, même s‘il a une tâche de sauce sur le devant. Elle ne m’a pas laissé le temps de boire un
bol de lait au chocolat. J’avais faim. J’aurais aimé prendre des céréales aussi. J’aime bien traîner un
peu à la table du petit déjeuner pendant les vacances en regardant mon téléphone. Plus d’horaires,
plus de cours. J’ai poussé mon cartable sous mon lit. Je vais essayer de ne pas l’ouvrir jusqu’à la fin
des vacances.
Le commissariat est à deux ou trois rues du collège. Nous sommes passés devant. J’ai eu le temps
de voir les fleurs qui s’amoncelaient devant la grille, les bougies qui avaient fondu, quelques ours
en peluche, des dessins, des mots. Je n’ai pas réussi à lire ce qu’ils disaient. C’est dingue qu’il y ait
des gens qui aient mis tous ces trucs. Comme si Filippani était une rock star. Ma mère n’aurait
jamais accepté de gaspiller de l’argent pour accrocher un bouquet qui ne sert à rien à une grille sous
prétexte qu’un prof est mort. Je ne sais pas si elle a vu tout ça. Elle fixait la route. La radio n’était
même pas allumée. Je n’aime pas la musique qu’elle écoute, toujours des trucs des années quatre-
vingt de lorsqu’elle était jeune comme elle dit, mais là je dois avouer que ce silence me faisait un
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peu flipper. J’avais envie de chanter quelque chose, mais aucun air n’arrivait à se fixer dans ma tête.
Et à mon avis si j’avais essayé, je me serais fait engueuler. Je voyais bien qu’elle n’était pas
d’humeur.
A l’accueil, on nous a fait attendre à peine deux minutes avant qu’un flic nous conduise dans un
petit bureau. En passant dans le couloir, par une porte restée entrouverte, j’ai aperçu Romain et ses
parents dans une autre pièce. Cela m’a inquiété, j’ai soudain eu l’impression d’avoir froid. J’avais
raison, ce devait être à cause du fric.
Le flic n’avait pas d’uniforme, mais je voyais son arme dans son holster contre sa chemise. La
pièce était mal rangée. Des dossiers s’amoncelaient sur le bureau, deux tasses de café trainaient
avec des paquets de chewing-gum. Ma mère ne tolèrerait jamais un tel bazar à la maison. J’ai
trouvé que cela ne faisait pas très sérieux.
Le flic s’est installé derrière le bureau. Il a allumé l’ordinateur, mis du papier dans l’imprimante.
Un de ses collègues est arrivé, les cheveux frisés, mal rasé, un peu comme mon père le weekend. Je
me suis demandé s’il allait venir, si ma mère lui avait dit qu’on devait aller au commissariat avant
qu’elle ne me sorte de mon lit. Normalement je ne dois aller chez lui que la semaine prochaine. Si
ce n’est pas sa semaine, il y a peu de chances qu’il se dérange. C’est ce que ma mère dit sans arrêt.
Ce n’est pas sa semaine, ton père ne veut pas que je le dérange, je n’ai qu’à me débrouiller avec toi
et ton frère ! Ah les mecs, pour ça ils savent se débiner !
A tour de rôle, les deux flics m’ont demandé mon nom, mon âge. Ils ont précisé à ma mère
qu’elle devait rester parce que je suis mineur. Elle a voulu savoir pourquoi nous étions ici. Les deux
flics se sont regardés. Celui avec les cheveux frisés a demandé si vraiment elle l’ignorait. Elle n’a
pas répondu. Je crois qu’à ce moment-là elle était sincère, elle ne se doutait vraiment pas de ce que
j’avais fait. Je n’y avais jamais pensé mais il y a des caméras de surveillance dans la rue qui passe
devant le collège. L’autre flic a tourné l’écran de l’ordinateur vers moi. Je nous ai vus, moi et
Romain, en train de parler au type tout en noir. Il n’y avait pas le son, mais on a clairement vu le
moment où il nous a donné le fric. J’ai jeté un regard vers ma mère. Elle avait mis son poing dans sa
bouche, ses yeux étaient si écarquillés que j’ai cru un instant qu’ils allaient lui sortir des orbites. Je
me demande ce qu’elle a compris à ce moment-là.
Bien sûr Cheveux Frisés et l’autre ont voulu savoir ce que j’avais fait de l’argent. J’ai dit que je
l’avais balancé dans une poubelle. Qu’est-ce qu’ils croyaient ? Que j’allais leur rendre ? C’est le
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mien maintenant. Le type en noir me l’a donné. Donner c’est donner, reprendre c’est voler, comme
on disait à l’école primaire lorsqu’on s’échangeait des billes ou des cartes Pokémon. Ils ont voulu
savoir où était la poubelle. J’ai haussé les épaules, qu’est-ce que j’en sais moi ? Je n’avais pas
regardé le nom de la rue. Ce n’est pas grave, on va chercher, a rétorqué Cheveux Frisés. Cela m’a
presque fait marrer. Ils vont y passer du temps tiens !
Est-ce que tu as conscience que le fait que tu ais donné l’adresse de ton professeur à cet homme a
contribué à la mort de ton professeur ? Est-ce que tu en voulais à ce professeur ? Vous aviez de
mauvaises relations ?
Je n’avais pas envie de répondre à leurs questions. Je ne voyais pas en quoi j’avais participé au
fait que Filippani se soit fait couper la tête. Bien sûr je le trouvais chiant. Comme les autres profs
d’ailleurs. Je ne sais pas si on avait de bonnes ou de mauvaises relations. J’avais l’impression qu’il
en avait toujours après moi, il disait que je ne travaillais pas, que je ne faisais pas d’effort. Mais bon
qu’est-ce que j’en avais à faire de sa matière moi ? L’Art pla, ça ne sert à rien. En disant tout cela je
regardais un peu mes chaussures, un peu les deux flics. Ils étaient penchés au-dessus du bureau, les
coudes sur la table. Leurs sourcils froncés leur donnaient un air sévère. Est-ce que tu te rends
compte de la gravité des faits qui te sont reprochés ? J’ai dit que oui, je me rendais compte. En
vérité, je ne me rendais pas compte. J’avais l’impression qu’on était en train de faire beaucoup
d’histoires pour rien. Mais j’avais envie qu’ils me foutent la paix. J’avais envie de rentrer chez moi.
Et vous Madame, vous êtes consciente de la gravité de ce qu’a fait votre fils ? J’ai vu ma mère
relever la tête, repousser la mèche de cheveux qui lui tombait devant les yeux. C’est une bêtise de
gosse. Il n’aurait jamais cru que ça allait en arriver là. Vous savez, c’est difficile pour lui. Il voit peu
son père. Je pense qu’il se cherche.
Cette bêtise de gosse comme vous l’appelez Madame, va lui valoir d’être présenté à un juge pour
enfants, et probablement d’être mis en examen.
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C’est la mort de Monsieur Filippani que je qualifierai pour ma part d’exagérée, Madame.
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Capitaine Philippe Voitron
L’enquête avance vite. Les caméras de surveillance du quartier ont parlé. Il n’a pas été difficile de
trouver l’identité des deux jeunes qui ont parlé à l’oiseau noir. C’est ainsi que nous avons
surnommé l’assassin d’Arnaud Filippani. Moi-même et Driss nous chargeons du jeune Romain P.
et de ses parents. Marco et Jules recevront Noé F et sa mère. Le père de Noé ne s’est pas déplacé, il
n’a semble-t-il pas tellement envie de coopérer. Son ex-femme a déclaré qu’il n’aimait pas être
dérangé par ses enfants.
Au téléphone, j’ai eu le sentiment que la mère de Romain tentait de garder une voix normale, mais
j’ai senti qu’elle tombait des nues. Ce n’est pas le même type de famille que celle de Noé qui a
visiblement l’air d’un gamin compliqué qui aime bien faire des bêtises. D’après Marco et Jules, sa
mère a tenté de le défendre, en mettant également beaucoup de choses sur le compte de la
séparation d’avec le père de son fils.
Driss m’avertit que Romain et ses parents sont là. Monsieur P. a visiblement quitté son lieu de
travail en urgence. Il est nerveux. Une de ses jambes tressaute sans qu’il ne réussisse visiblement à
la contrôler. Sa femme a les traits tirés, deux plis marquent l’espace entre ses yeux. Elle regarde
autour d’elle d’un air apeuré, et j’ai l’image d’une biche prise dans la lumière des phrases d’une
voiture. Elle a l’air douce. Je me sens désolé pour elle.
Driss les a faits asseoir ensemble. Romain est entre son père et sa mère. Ils ne se parlent pas. Ils
ne se regardent pas. Je crois que c’est cela qui me frappe en premier. J’ai l’impression que quelque
chose vient de se briser entre eux. C’est indéniable, dans leurs vies il y aura désormais un avant et
un après. Un avant et un après ce 16 octobre.
Romain s’exprime d’une voix calme, posée. Il nous regarde dans les yeux Driss et moi. Plus tard,
Driss me confiera qu’il a eu l’impression que le jeune était soulagé de pouvoir raconter ce qui est
arrivé. Pour ma part, j’ai eu le sentiment que Romain avait perdu le contrôle de la situation. Il ne
savait pas où Arnaud Filippani vivait. Pour l’argent, il n’a pas su dire non. Il s’était imaginé qu’il
166
allait s’acheter des trucs, mais il ne savait pas quoi exactement. En fait, il n’avait besoin de rien. Il a
même avoué qu’il ne savait pas comment on fait pour le déposer à la banque. Il regrettait. L’image
de Monsieur Filippani en train d’être décapité le hantait, même s’il n’avait pas vu la vidéo sur le
net. Il dormait mal. Il se demandait s’il ne préfèrerait pas être mort.
Son père lui a demandé d’une voix dure ce qu’il avait fait de l’argent. Romain a expliqué qu’à
l’annonce de l’assassinat (c’est le terme qu’il a lui-même employé), il l’a brûlé. Madame P. a passé
la main sur ses yeux, elle ne voulait pas qu’on voit qu’elle était sur le point de fondre en larmes.
Romain m’a demandé ce qui allait se passer maintenant, une fois que je lui ai fait signer sa
déposition. Il a simplement signé Romain, d’une écriture d’un gamin de treize ans, l’écriture qu’on
nous enseigne à l’école primaire. Pas l’écriture d’un assassin. Ou d’une balance. Son innocence, sa
naïveté, me faisaient mal. Comment un visage d’enfant pouvait-il dissimuler une possible traîtrise ?
Je lui ai expliqué que j’allais transmettre sa déposition au Procureur, puis il serait vu par un juge
pour enfants. Monsieur P. a annoncé qu’ils allaient prendre un avocat. Madame P. a étouffé un
sanglot. Driss lui a tendu un mouchoir. Elle a murmuré un timide merci, presque inaudible. J’avais
hâte que tout cela se termine. Ces gens n’avaient rien à faire là. C’était une famille ordinaire, des
gens dont on dirait qu’ils sont des gens bien, qui avaient soudain basculé dans un monde dont ils
pensaient que leur éducation les protégerait toujours. Je pensais surtout qu’il allait falloir mettre
Romain à l’écart des médias, d’une curiosité qui pourrait être malsaine. Je savais que le Procureur y
veillerait. De mon côté, et je crois qu’il en irait de même pour mes collègues, cette affaire ne nous
quitterait jamais, resterait dans nos mémoires bien longtemps après qu’un jour encore lointain, nous
ayons quitté le métier.
167
Eddy H.
Je suis incarcéré. La police est venue m’arrêter le lendemain de la mort de Filippani. Incitation à
la haine et au meurtre, m’a annoncé froidement le juge qui m’a mis en examen. Je suis en
préventive dans l’attente de mon procès. Il est possible que celui-ci n’ait lieu que dans trois ou
quatre ans. Franchement, est-ce que c’était bien la peine de me mettre en prison ? Je ne l’ai pas tué
Filippani. J’ai juste balancé une vidéo sur YouTube dans laquelle je disais qu’il méritait de crever.
On est dans un pays libre, non ? On a le droit de dire ce qu’on pense quand même ! Où est le
problème ?
J’ai dû prendre un avocat. Il m’assure qu’il va faire le maximum pour m’aider, mais il ne peut rien
pour la préventive. Selon lui, ma vidéo était tout de même critiquable. Tendancieuse. C’est ça,
tendancieuse, c’est le terme qu’il a employé. En plus, je m’en suis pris à un agent de l’État ce qui
rend les choses encore plus délicates.
Mon patron a été prévenu de mon arrestation. Ma lettre de licenciement est arrivée par
recommandé deux jours à peine après. Cindy a peur que nous n’ayons plus assez d’argent. Elle se
demande si elle ne devrait pas déménager, elle a le sentiment que tout le monde la regarde
bizarrement dans l’immeuble.
Je suis resté quarante-huit heures en garde à vue avant d’être déféré au Parquet. Je n’ai pas pu me
laver, ni me brosser les dents. Ma bouche me renvoyait mon haleine lourde des aliments trop vite
mâchés, trop vite avalés. J’ai dormi en chien de fusil pour me protéger de la fraîcheur humide de la
pièce. Mes vêtements étaient froissés, sentaient le renfermé. Quelques miettes des sandwiches que
les flics me servaient en guise de repas, étaient restés accrochés autour des boutons de ma chemise.
Je les ai époussetés maladroitement devant le juge, gêné par les menottes qui entravaient mes
mouvements. J’aurais aimé être plus présentable. C’est important de se sentir présentable pour
pouvoir se défendre.
J’ai bien l’intention de me défendre. De leur dire à tous ces juges ce que Filippani était capable de
montrer aux gosses. C’est normal de dénoncer ces gens-là. En revanche, ce n’est pas normal que je
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sois en prison. Mélissa elle aussi a été convoquée au commissariat. Cindy a eu le droit de rester
avec elle pendant son interrogatoire. Elle n’a pas le droit de retourner au collège. Elle ne pourra
également plus vivre avec nous. Elle a déjà rejoint un centre éducatif fermé à deux cents kilomètres
d’ici. Le juge a dépêché deux assistantes sociales qui ont estimé que nous n’étions pas aptes à
l’éduquer.
Je suis pour l’instant seul dans ma cellule. Il y a un second lit, il est donc fort probable que j’aurai
tôt ou tard un compagnon. Ce ne serait pas si mal, mais en même temps on ne peut jamais savoir sur
qui on va tomber. La fenêtre est minuscule, bardée d’un solide grillage. Je ne vois qu’un bout de
ciel vide, sans avions, sans oiseaux. Lorsque je sors en promenade, je m’enivre du ciel. C’est
étrange car jusqu’à présent je n’y avais jamais prêté attention, ou seulement pour voir le temps qu’il
fait. Aujourd’hui, cela me semble la chose la plus importante sur Terre. Je savoure la caresse du
vent sur mon visage, j’aime la fraîcheur de l’air. Maintenant que les jours raccourcissent, je me
laisse envelopper par l’obscurité, comme par une couverture pleine de douceur. J’écoute les
battements de mon cœur qui ralentissent. Je desserre les poings. Je tente d’accepter que je ne suis
plus maître de ma vie.
169
Nadège
Ils ferment le cercueil cet après-midi. J’emmènerai Théo avec moi pour qu’il dise adieu à son
père. J’avais des doutes mais le médecin que j’ai vu m’a dit qu’il est important que Théo matérialise
la mort de son père, qu’elle soit ancrée dans la réalité, tangible. Il ne doit pas se faire d’idée fausse
quant au fait qu’Arnaud n’est plus là, ne sera plus jamais là, du moins pas de manière physique. Il
est encore trop petit pour que je lui dise ce qui s’est passé exactement. Un jour peut-être, quand il
sera adolescent, ou adulte.
Nous sommes séparés depuis deux ans, mais depuis ce soir d’octobre il y aura bientôt une
semaine, ma vie est vide. Ce vide résonne au fond de moi, m’écrase. Des images me hantent. Des
images de mort. De sang. D’une tête qu’on tranche. J’imagine sa peur. Je me demande quelles ont
été ses dernières pensées, si l’image de Théo est apparue devant ses yeux avant qu’ils ne se ferment.
Arnaud ne méritait pas ça. C’est une phrase banale. D’ailleurs qui mériterait cela ? La peine de mort
m’a toujours fait horreur. A l’école j’ai fui ces images de la Révolution, ces têtes fièrement brandies
au bout d’une pique, triomphes des adversaires. Je me souviens qu’un journaliste américain est mort
de cette manière il y a quelques années. Sa veuve avait témoigné à la télévision, enceinte de
plusieurs mois. Je ne pensais pas que cela m’arriverait un jour. J’avais l’impression que c’était loin,
que ces gens vivaient dans un autre monde, étaient impliqués dans des idées politiques ou
religieuses dont je n’avais que faire. Nous sommes ou nous étions je ne sais plus, des gens
ordinaires, frappés par l’extraordinaire. Je me demande combien de temps ces images vont me
hanter. J’ai posé la question au médecin, il n’a pas su me répondre.
Arnaud et moi nous nous sommes aimés. Sincèrement. L’arrivée de Théo a été le plus cadeau que
la vie pouvait nous faire. Nous ne l’avions pas calculée. Pendant ma grossesse Arnaud aimait poser
sa main sur mon ventre, le caressait, l’embrassait, collait son oreille pour tenter d’entendre les
battements du cœur de Théo. Je crois qu’il berçait déjà son fils. Lorsque le médecin l’a arraché hors
de moi, il a devancé son geste, la pris dans ses bras. Il ne voulait pas le lâcher, le serrait contre lui.
L’infirmière a dû lui rappeler qu’elle devait lui faire une rapide toilette et quelques examens avant
170
de me le rendre. Je me souviens qu’il lui a tendu à contrecœur après qu’elle a insisté deux fois.
Malgré mon épuisement, les pieds encore calés dans les étriers, un drap vert sur mon corps
désormais déchu de son importance, je souriais. Je m’étais parfois demandée si j’avais fait le bon
choix en ayant ce bébé. Désormais je n’avais plus de doutes. Je ne savais pas encore si j’allais être
une bonne mère, mais je savais qu’Arnaud serait un père merveilleux. Je ne me suis pas trompée.
L’arrivée de Théo n’a pas empêché notre séparation. Bien avant sa naissance elle était
inéluctable. J’avais du mal à me conformer au rythme de la vie à deux. J’étouffais dans cette routine
trop bien réglée. Je sais qu’Arnaud a été déçu lorsque je lui ai annoncé que je partais. Mais il savait
que notre histoire était en sursis. Je ne suis pas capable de vivre une vie entière avec le même
homme. Pourtant maintenant qu’Arnaud est parti, je sais que je vais vivre toute ma vie avec lui, il
n’y aura personne d’autre.
Il y a tant de choses que j’aurais aimé lui dire. Est-ce le même constat à chaque fois que l’on perd
un être cher ? J’ai décidé de lui écrire, de déposer ma lettre dans son cercueil. J’ai besoin qu’il parte
avec un peu de mon amour, de mes doutes, de mes incertitudes, de mes angoisses, de mes peurs.
J’ai envie de lui dire où que tu ailles, prends bien soin de toi, je sais que tu seras toujours là. Mais
j’aurais tant voulu que tu restes avec moi.
171
Théo
172
Tom
Nous sommes plusieurs réunis chez moi. Il y a Dylan, Hector, Léo, Nathan, David, Emma, Chloé,
Eva. La cérémonie d’hommage à Monsieur Filippani va être retransmise en direct sur la première
chaîne. Le président de la République sera là. Il y aura un discours. Je trouve ça bien et les autres
aussi. Nous avons beaucoup parlé de Monsieur Filippani et de ce qui lui est arrivé pendant les
vacances. Il parait qu’il y a des gens du collège qui sont impliqués, que des élèves ont donné
l’adresse de Monsieur Filippani au tueur en échange d’une somme d’argent. Nous avons du mal à y
croire, nous ne sommes pas d’accord entre nous. Certains avancent le nom d’un garçon de notre
classe, Noé. C’est vrai qu’il n’a plus répond à aucun message depuis l’évènement. Hector et Léo
pensent néanmoins que c’est impossible. Personne ne serait assez fou pour vendre un professeur.
Vendre, c’est le terme que Nathan a employé, comme si un professeur était une marchandise qu’on
peut acheter. Il a entendu dire que ces élèves-là sont exclus, ils ne reviendront pas.
Même si Monsieur Filippani est mort j’ai quand même terminé mon dessin, celui avec Kilian
M’Bappé. J’irai l’accrocher dans la salle lorsque nous retournerons en cours lundi prochain. Dylan
n’a pas terminé le sien. Il dit que ça ne sert à rien maintenant qu’on a plus de prof. S’il y a un
remplaçant, il ne saura pas ce qu’on devait faire. iI ne pourra rien nous dire, pas de punition ou
d’heure de colle en perspective. Je ne suis pas de l’avis de Dylan, il fallait que je termine pour
Monsieur Filippani. Je me souviens qu’avant qu’on parte il m’avait dit que c’était bien. C’était le
vendredi avant les vacances, juste avant que tout cela n’arrive. Il m’avait souri. Dylan a toujours
une bonne excuse pour ne pas faire son travail de toute façon. J’espère qu’il n’y aura pas de
remplaçant à la rentrée. Ça ne serait pas correct je trouve, ce serait manquer de respect à Monsieur
Filippani. Monsieur Filippani est irremplaçable.
La cérémonie doit débuter à dix-sept heures. Lorsqu’elle a su que nous nous réunissions, ma
mère nous a achetés des chips, du coca, de l’ice tea, des cookies au chocolat. Elle était rassurée que
je ne regarde pas la cérémonie seul. Délice est ravi qu’il y ait autant de monde, il ne quitte plus les
genoux de Chloé et Eva. J’aimerai bien m’asseoir à côté d’Eva, j’espère qu’elle n’y verra pas
d’inconvénient. Mais je n’ai pas envie que les autres s’aperçoivent que j’ai un crush pour elle. Si
173
elle aime bien mon chat, cela peut être un bon point pour moi, non ? Pour le moment je veille à ce
qu’il n’y ait pas trop de miettes par terre, ni de pépites de chocolat écrasées sur le canapé. Je me
suis engagé à passer l’aspirateur. Je ne peux pas dire que cela me réjouisse mais je n’avais pas
vraiment le choix.
Le cercueil de Monsieur Filippani est recouvert d’un drapeau bleu blanc rouge. J’ai déjà vu cela
sur les cercueils de soldats français morts au Mali par exemple. Je comprends que c’est un grand
honneur. Le Président a estimé que Monsieur Filippani est lui aussi un personnage important. Je
trouve qu’il parle bien. Sa femme est assise au premier rang. Je la reconnais, ma mère aime bien
regarder des photos d’elle. Elle la trouve belle, voudrait copier sa coupe de cheveux. Il parait
qu’elle aussi était professeur avant d’être la femme du Président, mais j’ai du mal à le croire. Tu
imagines la femme du Président professeur au collège ?
De la musique résonne soudain. Nous reconnaissons une des chansons du groupe U2. C’est U2
crie soudain Léo ! Le Président annonce qu’il a souhaité faire entendre la chanson préférée de
Monsieur Filippani. Je remarque que désormais il l’appelle Arnaud. Ça ne me plait pas. S’il y a bien
quelque chose sur laquelle Monsieur Filippani était intransigeant c’était bien la politesse. Hector
s’étonne des goûts musicaux de notre professeur. Tu n’y es pas lui rétorque Chloé, je me souviens
l’avoir vu avec un tee-shirt des Doors. Il aimait le rock ça se voyait.
Sur l’écran tout le monde écoute la chanson en silence. Elle me touche. Je la réécouterai sur mon
téléphone. Je me rappellerai ce moment où nous avons dit adieu à notre professeur, où en caressant
Délice j’ai frôlé la main d’Eva. Elle ne l’a pas retiré. Peut-être n’a-t-elle rien senti. Peut-être est-elle
heureuse que je l’ai fait.
Des gardes républicains portent le cercueil de Monsieur Filippani vers la sortie. Je pense que cela
doit être lourd, mais leurs visages ne montrent aucune émotion. J’espère que de là-haut Monsieur
Filippani a été impressionné. Je ne crois pas qu’il aurait pu se douter qu’un jour il y aurait une
cérémonie en son honneur devant la France entière à la télévision, que des gardes en uniforme
porteraient son cercueil. J’ai trouvé cela très beau. Je suis fier de l’avoir eu comme professeur.
175
Mireille
J’ai caressé le visage de mon fils avant qu’ils ne l’emmènent. Je voulais en garder les contours
gravés dans ma mémoire avec le grain de sa peau. J’ai passé la main sur son cercueil, touché les
veines du bois. Je voulais croire qu’Arnaud pouvait percevoir les vibrations à travers le couvercle.
Les hommes qui sont venus sont beaux. J’ai lu dans leurs yeux tout le respect qu’ils portent à mon
fils, la fierté d’avoir été choisis. Ils l’ont hissé doucement dans le corbillard, recouvert du drapeau
tricolore. Un chauffeur m’a conduite jusqu’au lieu de la cérémonie, là où le Président allait prendre
la parole. Je suis assise au premier rang. Je me tiens droite. Je ne veux pas montrer le coup de
poignard que cet inconnu m’a infligée. Je sais que tous me regardent, je crains de lire la pitié dans
leurs yeux. Je ne veux pas de leur pitié, je suis fière de mon fils. Fière qu’il ait voulu transmettre les
valeurs auxquelles ils croyaient, fière de sa liberté. Arnaud est mort en homme libre. Sa mort a été
une onde de choc pour des millions de gens. Je veux croire que quelque chose s’est mis en route,
que sa disparition a initié un mouvement, une vague. Je n’ai rien su des tourments qui ont
accompagné ses derniers jours, mais je les devine. Je sais qu’il a voulu m’épargner, tout comme son
père, en ne nous disant rien. Je comprends qu’il espérait beaucoup de nos retrouvailles devant le
bleu de la mer, les montagnes, l’odeur des chevaux. Pierre n’a pas pu m’accompagner. Le médecin
ne l’a pas autorisé, il est encore trop fragile, n‘arrive pas à affronter cette nouvelle réalité. Je ne
voulais pas le laisser, mais je ne pouvais pas ne pas être là pour accompagner mon fils une dernière
fois, dans ce qui est aujourd’hui la dernière étape de sa vie. Je ne pouvais pas ne pas saluer son
courage. Un homme a condamné mon fils à mort, mais son geste l’a rendu éternel.
La cérémonie est solennelle. Une foule immense s’est massée à l’extérieur des Invalides. Je suis
fière d’Arnaud, de cette émotion qu’il a soulevée, de cet élan qui rassemble ces hommes et ces
femmes. Je ferme les yeux. Je laisse les mots du Président entrer en moi. Je demande à Arnaud de
les écouter, ils sont pour lui. La musique fait monter les larmes dans mes yeux. Mon corps tremble.
Tu appartiens désormais au ciel, mon fils. Je reste ici-bas, les yeux levés vers cette immensité
bleue. Me vois-tu ? M’entends-tu ? Me laisseras-tu te prendre dans mes bras lorsque nous nous
176
retrouverons ? Comment puis-je être sûre que nous nous retrouverons ? Le paradis, s’il existe bel et
bien, me semble si vaste.
Il faut que ce temps qui me sépare encore de toi me donne la force de sécher mes larmes, de
poursuivre son chemin, même si je sais qu’il me semblera souvent vain. Je puiserai ma force dans
l’idée qu’il me mènera jusqu’à cette porte qui nous sépare. Peut-être n’est-elle pas si loin ?
J’ai envie de hurler ton nom à m’en arracher les entrailles. L’ai-je suffisamment prononcé
pendant le temps où tu as été mon fils ?
Je me souviens de cette chanson d’Eric Clapton, « Tears in Heaven », les larmes au paradis. Là-
bas je n’aurai plus de larmes, je n’aurai plus de douleur.
177
Inès
J’ai retrouvé Elsa au milieu des montagnes du Massif Central. Elle m’a serrée dans ses bras
lorsque je suis arrivée, m’a tenue longtemps contre elle. J’ai respiré sa peau, son parfum. J’ai laissé
les odeurs entrer profondément en moi, savouré ce retour aux sources.
Nous nous sommes réfugiées près de la cheminée avec un chocolat chaud et des châtaignes,
comme lorsque nous étions petites filles. Elsa ne m’a rien demandée, elle a compris que c’était
encore trop tôt. Elle avait laissé la télévision éteinte. A la place elle avait glissé un CD, une
anthologie de musique classique, dans le lecteur.
—Ils ont montré le collège aux informations. Beaucoup de gens sont venus déposer des fleurs. Le
Ministre s’est déplacé.
—Je n’ai pas voulu regarder les images. C’est un peu tôt.
Il m’a fallu un peu de temps pour raconter Arnaud, son sourire, ses compliments sur mes
chemisiers, mon rouge à lèvres. La parole s’est libérée grâce à l’immensité du ciel, aux cimes des
arbres qui partaient à sa conquête. Nous avons gravi des chemins, tenant nos sacs à dos à deux
mains pour moins en sentir le poids. De temps à autre, le cri d’un rapace déchirait le silence de la
montagne. Elsa l’observait avec ses jumelles. Je préférais le suivre du regard, jusqu’à
l’étourdissement. Mes yeux me brûlaient d’avoir trop cherché à regarder le soleil de face pour
suivre les oiseaux.
Le collège me semblait loin. La conscience qu’Arnaud était mort était toujours aussi vive. J’ai
tout raconté à Elsa sans fard, sans pudeur. Elle a écouté mes espoirs, mon envie du corps d’Arnaud,
de ses baisers, ma terreur devant cette disparition qui me paraissait de plus en plus innommable.
Ces jours chez Elsa étaient une bulle de protection. Je pouvais laisser ma souffrance monter en moi,
comprimer mon cœur, mes organes, me mettre à terre, me mettre à nue, sans craindre le regard
d’étrangers.
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Je m’étais contentée de lire les messages laissés par mes collègues le jour de la mort d’Arnaud
sans y répondre. J’appréciais leur inquiétude mais je voulais pour le moment garder ma peine pour
moi seule. Elle était quelque chose qui me restait d’Arnaud, et aussi douloureuse fut-elle, je la
voulais pour moi seule.
179
Tom
C’est Nathan qui a pris l’initiative du message sur le groupe de la classe, pour nous annoncer que
Romain et Noé étaient impliqués dans la mort de Monsieur Filippani. Les médias commençaient à
en parler. Deux élèves du collège avaient semblait-il donné son adresse en échange d’une somme
d’argent.
Je ne sais pas comment Nathan a su que Romain et Noé étaient impliqués. Noé n’était pas
apprécié de tout le monde dans la classe. Sa défiance vis-à-vis des profs nous mettait mal à l’aise
parfois. Un silence lourd s’installait lorsqu’il osait répondre à un enseignant en haussant parfois le
ton. Je crois que plus ou moins consciemment, nous savons tous qu’il y a des limites à ne pas
franchir.
Romain était au contraire respecté. Il est brillant, particulièrement en maths. Quelqu’un qui est
bon en maths impressionne toujours un peu. Il ne prenait la parole que lorsque c’était strictement
nécessaire. Il me donnait l’impression d’avoir une force intérieure qui faisait qu’il n’avait pas
vraiment besoin des autres. Il se tenait parfois à l’écart, nous n’insistions pas, pensant qu’il avait
besoin d’être seul pour des raisons qui nous échappaient. Je ne me souviens pas l’avoir vu
véritablement discuter avec Noé un jour. C’est pour cela que la situation me parait étrange.
Noé et Romain ont été approchés par l’assassin de Monsieur Filippani. Est-ce qu’ils se sont
doutés de ce qui allait arriver ? Je me demande comment j’aurais réagi si cela avait été moi. Est-ce
que j’aurais été attiré par l’argent que cet homme leur a donné ? Trois cents euros, c’est tout de
même une grosse somme. Est-ce cela qui a fait que Romain et Noé se sont entendus ? Je ne sais
même pas ce que je m’achèterais si j’avais autant d’argent. Maintenant que Monsieur Filippani est
mort, est-ce que Romain et Noé vont oser le dépenser ? A mon avis ce ne serait pas correct. Pas très
moral comme dit quelquefois mon père. Je crois que si j’avais fait une chose pareille, j’aurais honte.
Si Romain et Noé reviennent au collège, je crois que je n’aurais pas envie de leur parler. Je les
tiendrais à distance.
180
Dylan a demandé si la police était venue les arrêter. Risquaient-ils d’aller en prison ? Nathan a
avoué dans son message suivant qu’il n’en savait rien. Aucun d’entre nous ne le sait en réalité. La
prison, c’est une idée un peu floue, irréelle, un lieu pour les méchants au cinéma. J’ai l’impression
d’être pris dans un tourbillon. Toutes ces choses qui nous font peur, la prison, la mort, le sang, la
douleur, sont arrivées trop vite. Est-ce que c’est toujours comme ça la vie ?
181
Tom
Quelque chose m’est revenu en mémoire. Cela devait être deux ou trois jours après ce fameux
cours pendant lequel Monsieur Filippani nous avait montrés les dessins, ceux dont tout le monde
parle. Mélissa H. n’était pas revenue en cours. Je ne sais pas pourquoi j’avais remarqué son
absence, sa chaise vide qui cassait le rythme de la classe. Peut-être parce que Maria, une fille avec
laquelle elle était sans arrêt, a tenté de se joindre à nous pendant la récréation de l’après-midi. Nous
étions assis sur les bancs, près des tables de ping-pong, comme d’habitude. Avant de nous asseoir, il
avait fallu retirer les feuilles mortes qui s’y étaient amoncelées. Quand j’étais petit, j’aimais les
attraper par grosses poignées pour les lancer en l’air. Elles restaient un instant suspendues, comme
en apesanteur, se détachaient contre le bleu du ciel. J’aurais voulu qu’elles ne retombent jamais,
fasciné par le feu d’artifice qu’elles créaient. Elles descendaient sur mon visage, caressaient mes
joues, restaient parfois accrochées dans mes cheveux. Je respirais leur odeur. L’odeur de l’été qui
s’en allait, l’odeur du retour à l’école.
Ce matin-là, j’ai gardé une feuille dans ma main. Elle n’était pas encore complètement sèche. J’ai
eu le sentiment qu’elle refusait de mourir, qu’elle voulait profiter encore un peu de sa vie de feuille.
J’ai suspendu mon geste, je l’ai glissée dans un de mes cahiers, bien à plat.
Lorsque Maria s’était approchée, nous nous étions arrêtés de discuter. J’avais trouvé ce silence
étrange. Etrange cette gêne qui soudain s’installait. Le temps s’était arrêté quelques secondes qui
m’avaient semblé interminables. Maria avait fait demi-tour, son sac sur une de ses épaules se
balançait, rythmait chacun de ses pas. Dylan l’avait suivie du regard.
Je me demande si ce jour-là, Eva n’avait pas déjà compris ce qui était en train de se tramer autour
de Monsieur Filippani.
182
Le remplaçant
Je suis celui qui a été appelé pour remplacer Arnaud Filippani trois semaines après les
évènements. L’Éducation Nationale possède quelques enseignants en réserve, un peu comme dans
une équipe de football ou de rugby, au cas où il arriverait quelque chose à un professeur. Une
maladie, une fracture de la jambe, un congé maternité. Une décapitation. Je pense que jamais
personne n’avait imaginé qu’on pourrait avoir besoin un jour de remplacer un professeur décapité.
Ce n’est pas sur la liste des raisons d’absence possible.
La personne en charge du service des enseignants remplaçants au Rectorat m’a appelé alors que
les vacances de la Toussaint venaient de se terminer. J’ai dû répéter deux fois « allô » dans le
combiné avant qu’elle ne se décide à parler. J’entendais sa voix frêle, les mots qu’elle lançait dans
un souffle ténu. Ils venaient s’échouer au bord de ses lèvres. J’ai imaginé qu’elle avait dû mettre un
peu de temps avant de se décider à composer mon numéro. A moins qu’étant la dernière arrivée
dans le service c’est à elle qu’on a refilé le sale boulot.
Monsieur G m’a-t-elle annoncé, vous êtes affecté au collège Jean Moulin. Elle n’a pas eu besoin
de préciser où se trouve le collège Jean Moulin. Qui pouvait décemment l’ignorer à moins de vivre
sur une autre planète ? Je mentirais si je disais que je n’ai pas eu peur. Pas la peur de mourir. Non,
la peur de passer après Arnaud Filippani. La peur de passer après un martyr. Je me suis dit que je
n’allais pas être à la hauteur. Néanmoins je me suis entendu répondre que oui, je prendrai mes
fonctions comme on dit dans notre métier, à la date demandée. Mon cœur battait dans ma poitrine.
Les images des derniers jours me revenaient en pleine figure avec une violence que je n’aurais pas
imaginé. Cette nuit-là, je me suis blotti contre ma compagne. Elle m’a tenu dans ses bras comme un
petit enfant, m’a caressé les cheveux. J’ai respiré son parfum comme si je le sentais pour la
première fois. Des effluves à la fois fleuries et fruitées qui sentaient la vie. Nous n’avons pas parlé.
Elle m’a simplement demandé si j’avais peur. Je lui ai répondu que oui. Je n’avais jamais pensé que
je pourrais lui faire un tel aveu un jour.
183
J’ai appelé le Collège Jean Moulin dès le lendemain. La Principale n’était déjà plus là, poussée
vers la sortie comme ces entraîneurs sportifs dont l’équipe ne produit pas les résultats escomptés.
C’est une faisant-fonction qui m’a accueilli, une remplaçante en quelque sorte, un peu comme moi
finalement. Le navire devait poursuivre sa route, nous faisions partie de ceux à qui on avait
demandé d’y veiller. Sa tristesse se lisait dans ses yeux, du même bleu que celui du ciel lorsqu’il
vient d’être lavé par la pluie. Elle avait mis des talons hauts qui la hissaient presque à ma hauteur.
Une manière de dissimuler son manque d’assurance, ai-je alors pensé.
Elle m’a demandé comment j’allais. J’ai répondu « bien », et je m’en suis voulu de cette réponse
conventionnelle. J’aurais aimé pouvoir lui dire mes peurs, mes doutes, mes incertitudes, mes
craintes aussi. J’aurais aimé pouvoir lui dire que je me demandais si j’allais être à la hauteur. J’ai tu
mes sentiments. Cela n’avait néanmoins rien d’héroïque. J’avais au contraire l’impression d’être un
lâche. J’étais un homme comme il y en a tant d’autres, de ceux qui n’avouent pas à une femme
qu’ils ont peur par simple fierté masculine.
Elle m’a accompagné jusqu’à la salle d’Arnaud Filippani. Ses talons claquaient sur le carrelage, le
long de ces couloirs déserts où pourtant la vie avait résonné avant ce jour-là. Sur une porte
d’apparence banale, un dessin d’élève réalisé au fusain annonçait Salle d’Arts Plastiques. Arnaud
Filippani s’était tenu là, sur ce seuil, une dernière fois, un peu plus de deux semaines plus tôt.
Avait-il ne serait-ce qu’une fraction de seconde, pu penser qu’il ne reviendrait jamais ? Avait-il
seulement imaginé l’onde de choc que sa mort provoquerait ? Je n’ai pas osé toucher la poignée de
la porte lorsque ce jour-là je suis entré pour la première fois dans ce lieu, comme si je craignais
d’effacer les traces de la main d’Arnaud Filippani, comme si je m’autorisais à prendre sa place, à le
faire disparaître une seconde fois.
L’endroit semblait en dormance, mis entre parenthèses, attendant le retour de son propriétaire.
Les rideaux étaient tirés, les chaises montées sur les tables pour que l’agent d’entretien puisse
nettoyer plus facilement, comme dans n’importe quel collège. Cette normalité me frappa de plein
fouet. Le lieu, les gens, tout était d’une terrifiante normalité. Je comprenais soudain que celle-ci
n’était en rien synonyme de protection. Elle pouvait voler en éclats à tout moment, nous laissant
pantois, hagards, sans repères, comme un navire en pleine tempête.
—Je vais vous laisser prendre vos marques.
La voix de la faisant-fonction m’a fait sursauter. Je crois qu’elle était tout aussi mal à l’aise que
moi, hésitait à entrer dans ce qui ressemblait à un sanctuaire. Il est difficile de partager un sentiment
de malaise à plusieurs, il vaut mieux être seul avec ses interrogations, ses doutes.
184
—Entendu.
Je n’ai pas allumé la lumière de suite. La peur que sa présence ne m’échappe peut-être. J’ai
remercié la faisant-fonction, écouté le claquement de ses talons décroître lentement, projetant une
dernière résonnance dans le vide du lieu au moment où elle commença à descendre les escaliers.
Je me suis avancé devant le tableau, effleuré l’un des feutres qu’il avait laissés, essayé de
percevoir sa présence. Je crois que j’attendais un signe de lui, un souffle d’air dans les rideaux, une
rai de lumière qui serait venu se poser sur le bureau. Je fis lentement le tour de la salle. Sur les murs
les travaux des élèves dévoilaient un kaléidoscope de paysages verdoyants, de monstres
imaginaires, d’autoportraits. Collages, aquarelles, montages photos, gouache, Arnaud Filippani était
un touche-à-tout. Je retenais mon souffle. Je comprenais soudain que j’avais été autorisé à pénétrer
un lieu sacré dans lequel la passion de l’art, le désir puissant de la transmettre avaient prévalu.
J’étais celui qui avait été choisi pour reprendre le flambeau. Je sus que je devais me sentir honoré,
adoubé par Arnaud Filippani pour emboîter son pas. Je sus à ce moment-là qu’un peu de lui vivrait
en moi et que j’aurais la force d’accomplir la mission qui m’avait été confiée.
185
Tom
Monsieur Filippani va être remplacé. C’est Elena une des assistantes d’éducation qui est venue
l’annoncer ce matin dans la quatrième B. Personne n’a rien dit. Je crois qu’on ne pouvait pas. La
psychologue m’a demandé ce que cela m’avait fait d’apprendre qu’un professeur qu’on ne
connaissait pas allait nous faire cours à la place de Monsieur Filippani. Je n’ai pas su répondre. Ou
plus exactement je n’ai pas voulu lui dire ce qui se passait dans ma tête. Je ne pouvais pas lui dire
que je ne voulais pas que Monsieur Filippani soit remplacé. Pour moi cela voulait dire qu’on
risquait de l’effacer. Et il allait falloir retourner dans la salle d’Arts Plastiques. Cette première
semaine au retour des vacances j’étais passé devant à trois reprises. La porte était fermée mais si je
me concentrais suffisamment elle se rouvrait et j’étais là, trois semaines plus tôt, souhaitant de
bonnes vacances à mon professeur avant de partir, insouciant, simplement heureux de rentrer chez
moi, de retrouver Délice, les gourmandises que ma mère rapporterait du supermarché, mon
entraînement de foot le lendemain après-midi.
A la récréation nous nous sommes retrouvés sous les marronniers avec Eva, Léo, Hector, Nathan,
David, Emma, Chloé et Dylan. Dylan donnait des coups de pied dans les feuilles dont le concierge
venait de faire un tas. Quelques bogues s’en sont échappées, ont roulé sur le sol. Eva, Emma et
Chloé se sont assises sur le dossier d’un banc. Depuis le soir où nous avons regardé tous ensemble
la cérémonie d’hommage à Monsieur Filippani et où ma main a frôlé la sienne, je n’ai pas osé parler
à Eva seul. Plusieurs fois j’ai eu envie de lui envoyer un message. J’ai commencé à taper quelques
mots, mais au moment d’appuyer sur « envoi » je me suis ravisé, et j’ai tout effacé.
Dans la cour seule une des tables de ping pong était occupée par deux élèves de sixième. Le bruit
de la balle frappée par leurs raquettes résonnait doucement dans l’air. Beaucoup d’élèves
déambulaient en groupes sans but précis, semblant attendre avec résignation la fin de la pause. La
cour me paraissait terriblement silencieuse. Plus loin par-dessus les grilles j’apercevais quelques
caméras et quelques journalistes qui semblaient hésiter à nous filmer. La nouvelle Principale du
collège avait semble-t-il donné des ordres pour qu’on nous laisse en paix, du moins c’est ce que
j’avais compris. J’avais l’impression qu’un des surveillants, Marco, nous observait de loin.
186
J’imagine ce qu’il pensait, les élèves de la quatrième B, les derniers avec lesquels Monsieur
Filippani avait eu cours ce jour-là.
—Je ne pensais pas qu’on aurait de nouveau Arts Pla, avait annoncé Dylan.
—Moi non plus. Je trouve que c’est trop tôt.
—Je me demande ce que Monsieur Filippani en aurait pensé.
—Moi je crois qu’il n’aurait pas voulu qu’on reste sans prof.
—Je vais avoir l’impression de le trahir, avoua Léo en baissant les yeux.
Du bout de sa chaussure il traçait des cercles dans la poussière du sol.
—Tu ne crois pas que c’est déjà fait ? a rétorqué Eva.
La sonnerie de reprise des cours a retenti. Il était temps d’aller nous mettre en rang.
187
Théo
Il trouvait ça drôle, il riait. Et Arthur riait avec lui. J’avais envie de pleurer. J’ai serré fort mes
yeux et mes lèvres pour ne pas pleurer devant eux ni devant Louis, et j’ai vite couru jusqu’au grand
platane au fond de la cour, celui où il faut être à cinq pour pouvoir faire le tour de son tronc avec les
bras. Madame Michelet, la maîtresse des grands m’a trouvé là. Elle m’a demandée ce qui se passait
mais je n’ai pas pu le lui dire. Les mots n’arrivaient pas à sortir de ma bouche. Je ne voulais pas
répéter ces mots-là. Je les trouve horribles, méchants.
Elle m’a serrée contre elle, j’ai senti l’odeur de son parfum. J’ai respiré fort pour qu’il rentre tout
au fond de moi. Elle m’a essuyé les yeux, m’a dit qu’il fallait laisser faire le temps, que ça allait
passer. Je n’ai pas très bien compris comment le temps allait faire passer mon chagrin mais je n’ai
pas posé de questions. J’ai aperçu Louis qui me regardait d’un air triste, nous n’allions pas
poursuivre notre partie de billes aujourd’hui.
Demain matin je dirai à maman que je ne veux plus aller à l’école. Je voudrais aller voir papa, je
suis sûr que ça doit être possible. Maman comprendra.
188
Inès
Je retourne au collège ce matin. Arnaud n’est plus là, pourtant il est partout. Son casier en salle des
professeurs porte encore l’étiquette avec son nom. Je pense que personne n’a dû le vider. Qui va
oser s’en charger ? Peut-être son ancienne compagne s’en chargera-t-elle. J’envie cette femme que
je n’ai jamais rencontrée. Je l’envie d’avoir goûté la peau d’Arnaud, de l’avoir accueilli entre ses
cuisses, d’avoir vu son ventre se gonfler pour porter son fils. J’aurais aimé connaître ces bonheurs.
J’aurais aimé connaître l’attente de le voir me revenir chaque soir, de m’endormir à ses côtés, de
veiller sur son sommeil, de me réveiller auprès de lui. J’aurais aimé voir le soleil se lever, se
coucher sur la mer, nous aurions rêvé ensemble au clair de lune, attendu les printemps, les étés, les
hivers et la neige.
J’ai caressé son nom sur son casier. J’ai envie d’y accrocher un bouquet de fleurs.
189
Les autres
Nous sommes de retour au collège. Comment est-ce possible ? Comment cela va-t-il être
possible sans Arnaud ?
La remplaçante de Madame Marois nous a rapidement accueillis. Arnaud va être remplacé. Ils
n’ont pas perdu de temps. En même temps, j’imagine que pour les gamins c’est mieux.
Il y a toujours son nom sur son casier. Je trouve ça bien qu’ils l’aient laissé. Il est encore un peu
parmi nous. On pourrait y accrocher des petits mots ? Ou bien même les mettre directement à
l’intérieur ?
J’ai vu des caméras de télévision près de l’entrée en arrivant. Qu’est-ce qu’ils veulent savoir ?
Comment on fait pour continuer dans un collège où un professeur s’est fait décapiter ? Je ne sais
pas comment on va faire. Je me demande si quelqu’un le sait d’ailleurs.
Nous allons accueillir les élèves pour la première heure de cours qui a été décalée à neuf heures
afin que tout le monde puisse reprendre ses marques. Je me demande comment vont réagir les
jeunes, ce qu’ils vont dire. Romain et Noé ne reviendront pas. Ils ont été exclus à titre conservatoire
en attendant le Conseil de discipline. Ils ont vendu Arnaud. Je n’aurais jamais cru cela possible de
la part de Romain. On est toujours surpris de ce que les autres peuvent cacher à l’intérieur d’eux-
mêmes.
Tous les établissements scolaires de France devront observer une minute de silence à onze
heures. Nous devons laisser les élèves parler de la mort d’Arnaud s’ils le souhaitent, poser des
questions. Mais nous, qui va répondre à nos questions ?
Le remplaçant était déjà là ce matin. Pauvre type ! J’espère que ça va aller pour lui.
190
Inès est de retour elle aussi. Je crois que c’est pour elle que c’est le plus dur parmi nous tous.
La vie va reprendre comme avant. Mais pas comme s’il ne s’était rien passé. Il ne le faut pas.
Arnaud ne doit pas être mort pour rien. Il est de notre devoir de continuer à le faire vivre, à garder
sa mémoire vivace. C’est à cela que la reprise des cours doit servir. Je me demande si ce n’est pas
la plus importante de nos missions.
191
Le remplaçant
Je viens d’effectuer mes premiers jours de remplacement. A chaque fois les élèves étaient rangés
en silence devant la salle. Aucun n’a osé me regarder en face lorsque je les ai salués. Les premières
heures de cours sont toujours difficiles lorsqu’on est un nouveau prof, les élèves vous testent,
tentent d’instaurer un chahut, une conspiration contre l’ennemi, celui qui va les obliger à travailler.
Au collège Jean Moulin c’est le silence qui a prévalu. J’ai tenté de les apprivoiser en me mettant en
retrait. Je voulais qu’ils m’oublient, qu’ils revoient Arnaud Filippani debout devant le tableau,
annonçant le programme du jour. On m’a dit qu’il souriait, aimait passer une main dans ses
cheveux, parfois décocher un clin d’œil à un élève qu’il sentait abattu pour lui insuffler du courage.
Je le laisse être avec nous, m’accompagner dans mes premiers pas ici.
J’ai laissé les élèves s’asseoir où ils le souhaitaient. Je leur ai proposé une heure d’expression
libre en dessin. Ils n’étaient pas obligés de me montrer leur réalisation. J’ai lu le soulagement sur
leurs visages. Une jeune fille a levé timidement la main.
—Oui ?
—Est-ce que je peux utiliser un cahier différent de celui que j’avais avec Monsieur Filippani ?
192
Tom
Nous avons eu notre première heure de cours avec le remplaçant de Monsieur Filippani. Il ne
parle pas beaucoup, cela me plait. Nous avons eu le droit de nous asseoir où nous le souhaitions.
J’aurais voulu m’asseoir à côté d’Eva mais elle est restée avec Chloé, les bras croisés comme pour
mettre le remplaçant au défi d’être à la hauteur. Je me suis installé avec Dylan. Il ne disait rien. J’ai
regardé tout autour de moi, regardé tous mes camarades, leurs visages fermés, graves, crispés. Les
mains de Léo tremblaient. Il les a dissimulés dans les manches de son sweatshirt en tirant dessus.
J’essayais de me rappeler les détails de la dernière heure de cours avant les vacances. Je me
souvenais qu’on avait ouvert les fenêtres, plusieurs élèves s’étaient plaints qu’il faisait chaud. Le
marronnier avait encore toutes ses feuilles, les bogues se balançaient au bout de ses branches. Un
garçon avait essayé d’en attraper une en allongeant le bras par la fenêtre ouverte. Monsieur
Filippani lui avait demandé s’il avait un petit creux, tout le monde avait ri. L’ambiance était légère,
détendue. La perspective des vacances nous ravissait tous, cette impression que le temps allait
s’arrêter, nous plonger dans une liberté qui nous semblerait éternelle pendant deux semaines.
Pendant cette première heure de cours je n’ai pas fait de dessin précis mais le rouge a été la
couleur dominante. A la fin de l’heure, j’ai attendu que les autres sortent. J’ai tiré le portrait de
Kilian M’Bappé de mon sac, je me suis avancé vers le bureau. Le remplaçant m’a jeté un regard
interrogateur, étonné qu’un élève vienne lui parler aussi vite.
—Seriez-vous d’accord pour que j’accroche mon dessin au mur ? ai-je demandé J’aurais dû le
rendre à Monsieur Filippani aujourd’hui.
—Bien sûr, a-t-il répondu.
193
Théo
Papa, est-ce que c’est vraiment vrai que tu ne reviendras jamais ? C’est long la vie sans toi.
194
Inès
Je t’aime.
195
Huit mois plus tard
196
Tom
En septembre je rentrerai en classe de troisième. J’espère être avec Eva. Elle aussi espère être avec
moi.
Nous sortons ensemble depuis le mois de novembre. Après la soirée passée à regarder l’hommage
à Monsieur Filippani à la télévision, nous nous sommes souvent envoyés des messages, nous nous
attendions à la sortie du collège. Et un mercredi après-midi Eva est venue chez moi. Elle m’a dit
qu’elle aimerait revoir Délice. J’espérais qu’elle venait pour moi également, pas seulement pour
mon chat. Mon cœur n’avait jamais battu aussi fort dans ma poitrine. Je me suis demandé si c’était
cela être amoureux.
J’ai dit à ma mère qu’Eva venait passer un moment à la maison. Elle a souri doucement. Elle n’a
rien dit. J’ai été secrètement heureux qu’elle ne dise rien. Mais le mardi soir en rentrant du travail,
elle a préparé un moelleux orange-pépites de chocolat. Il en restera pour demain avec Eva, m’a-t-
elle dit après que nous en ayons chacun mangé une tranche en guise de dessert. J’ai su qu’elle avait
compris.
Lorsqu’Eva a sonné à la porte, je suis resté un moment interdit. J’avais vérifié que mon sweatshirt
était propre, mis de l’ordre dans ma chambre, rangé ma collection de bande-dessinées et mes
figurines de Star Wars. J’avais même aéré pendant au moins dix minutes. Je ne savais pas trop ce
que nous allions nous dire, ni même si j’allais être capable de l’embrasser.
Eva était sur le palier, un tote bag sur l’épaule. Elle me regardait droit dans les yeux en souriant.
Tout ceci était bien réel et je crois que je n’en revenais pas. Assis sur le canapé du salon, nous
avons échangé des banalités sur les cours, les profs, les copains. Nous n’avons pas parlé de
Monsieur Filippani mais je sentais qu’il était là, entre nous.
Délice s’est approché en miaulant. D’un bond, il s’est installé sur les genoux d’Eva, a approché
son museau de son visage. Elle l’a caressé derrière les oreilles, il s’est lové contre elle, s’est mit à
ronronner. Ses doigts s’enfonçaient dans sa fourrure, le massaient. J’ai avancé ma main sur les
flancs de Délice, effleuré la peau d’Eva. Ses doigts ont soudain serré les miens. Je n’osais pas la
197
regarder, comme si croiser son regard aurait risqué de rompre le charme. Eva a calé Délice contre sa
poitrine, et très naturellement, elle a posé sa tête sur mon épaule.
Je ne voulais pas lâcher sa main, mais j’avais envie de l’attirer plus près de moi. J’ai avancé ma
main gauche pour reprendre la sienne, passé mon bras droit autour de son dos. Ses cheveux
caressaient le bas de mon visage, chatouillaient ma joue. Je découvrais son odeur, je découvrais que
j’avais envie de m’en enivrer.
Délice s’est endormi. Nous ne parlions plus, mais ce silence ne me gênait pas. Je trouvais qu’il
était un trait d’union entre nous.
C’est Eva qui a pris l’initiative du baiser. Soudain ses lèvres sont venues à la rencontre des
miennes, sa langue est venue chatouiller l’intérieur de ma bouche. J’ai fermé les yeux, je me suis
laissé emporter dans ce passage vers des paradis inconnus. C’était la première fois que j’embrassais
une fille. Je me rendais compte que tout ce que j’avais entendu jusqu’ici était inutile. D’instinct,
j’avais su comment accueillir ses lèvres.
J’aime la tenir par la main lorsque nous quittons le collège ensemble. Je me sens fier de l’avoir à
mes côtés. J’ai l’impression d’être plus sûr de moi, plus fort. Eva est venue plusieurs fois assister à
mes entraînements de foot, et même à certains matchs. Ma mère a cessé de m’accompagner. Tu
préfères y aller avec Eva et c’est normal, m’a-t-elle dit la première fois.
J’étais heureux de ma nouvelle liberté. Mais j’ai été encore plus heureux lorsque que mon père a
invité ma mère au restaurant Ce samedi soir de la fin du mois de mai, il a sonné à la porte avec un
bouquet de fleurs. Il avait mis une chemise que je ne lui connaissais pas, une veste bleue marine. Il
sentait bon l’après-rasage. J’ai soudain réalisé que ma mère l’attendait. Je n’avais pas remarqué
qu’elle s’était maquillée avec soin, portait une des robes que je préférais, la rouge, constellée de
petits motifs blancs et oranges, qui s’évasait à la taille, lui donnant l’air d’une danseuse de ballet.
—J’emmène ta mère dîner dehors. Cela ne t’ennuie pas de rester seul ?
Cela ne m’ennuyait pas du tout. Au contraire cela faisait de moi le garçon le plus heureux du
monde.
Ma mère a pris le bouquet avec un sourire radieux. Elle a sorti un vase du buffet, l’a rempli d’eau,
y a disposé les fleurs.
—Je le mets au centre de la table. Ainsi où que l’on soit dans la pièce, on le verra.
198
Ils sont sortis dans un nuage de parfum et de bonheur. Délice s’est installé sur le canapé, prêt pour
notre soirée à deux. Je me suis serré contre lui. Je l’ai caressé derrière les oreilles en regardant les
fleurs. J’ai envoyé un message à Eva.
Mes parents viennent de partir au restaurant. J’espère qu’ils vont se remettre ensemble.
199
Sandra
La vie nous réserve parfois de curieuses surprises, prend des chemins inattendus. Si Monsieur
Filippani n’avait pas été assassiné, est-ce que Marc et moi nous serions de nouveau ensemble ? Il
est étonnant de penser que je vis un grand bonheur grâce au malheur d’un homme. Il m’arrive
même d’en avoir mauvaise conscience, d’être gênée de ces bouffées d’amour qui m’envahissent, de
ma légèreté, de ma furieuse envie de vivre, d’aimer un homme à en avoir le souffle coupé.
Devant le collège, ce samedi matin terrible d’octobre où avec Tom nous avons déposé des fleurs
et des bougies, j’ai pleuré dans les bras de Marc. Mes larmes ont mouillé sa chemise, fait remonter
l’odeur de sa peau. J’ai réalisé que j’avais commencé à l’oublier. Je la redécouvrais, m’en enivrait.
J’avais également oublié la force de ses bras autour de moi, cette façon qu’il avait de me soulever
légèrement du sol pour me tenir plus près de lui. Depuis quatre mois, je me réapproprie ce corps
dont j’ai été séparée pendant cinq ans. Marc m’a ré apprivoisée comme un jeune amoureux. Au
début nous nous sommes téléphoné chaque semaine sous prétexte de parler de Tom, puis nous nous
sommes mis à parler de nous, à nous raconter notre quotidien. Les coups de fil hebdomadaires sont
finalement devenus quotidiens, en même temps que de courts messages échangés pendant la
journée. Nous avions du mal à raccrocher. Un soir, alors que nous venions de réussir à mettre un
terme à la conversation, je me suis rendue à la salle de bains pour me brosser les dents avant d’aller
au lit. J’ai aperçu mon reflet dans le miroir, je me suis à peine reconnue. Les joues rouges
d’émotion, les yeux brillants, j’avais devant moi l’image de la jeune fille que j’avais été un jour.
J’étais de nouveau amoureuse.
Un samedi soir de mai, Marc m’a emmenée au restaurant. Lorsqu’il a sonné à la porte avec un
bouquet de fleurs, Tom n’a pas eu l’air surpris de le voir. J’avais l’impression d’attendre à nouveau
l’approbation de mon père avant de pouvoir sortir. Tom nous l’a donnée, visiblement heureux de ce
retournement de situation. Depuis qu’il vit une histoire avec Eva, il a beaucoup changé. Il grandit. Il
m’échappe. Je sais que la situation est normale, il va doucement prendre son envol, partir à la
rencontre de sa vie. Il en va de même pour moi, je renoue avec la mienne.
200
Ce soir-là au restaurant Marc a pris ma main sitôt que nous nous sommes assis. Des papillons ont
couru dans mon corps tout entier, délivré une chaleur dont j’avais oublié la sensation jusqu’à
l’intérieur de mes cuisses. J’ai mangé du bout des lèvres. Je me demandais ce qui allait arriver une
fois que nous sortirions de table. Nos yeux avaient du mal à se quitter.
Marc a commandé une bouteille de champagne. A nous ! a -t-il déclaré en levant son verre. Nous
avons trinqué. Nos deux coupes ont fait résonner un son cristallin en se touchant. J’étais heureuse,
je ne pensais même plus à Tom resté seul à l’appartement. J’avais le sentiment de vivre un moment
important qui n’appartenait qu’à moi seule. Une chance de revivre le passé en ne commettant plus
les mêmes erreurs.
J’ai eu du mal à finir mon assiette. Marc a eu la délicatesse de faire mine de ne rien remarquer. Je
me nourrissais du bonheur que je savais à venir. Je sais que mes propos pourraient sembler mièvres
aux yeux de certains, mais le bonheur ne l’est-il pas toujours un peu ?
En sortant du restaurant Marc m’attrapée par la taille. Il m’a attirée contre lui, a posé ses lèvres
sur les miennes. Sa langue est venue à la rencontre de la mienne. J’aurais aimé être capable d’ouvrir
les yeux pour voir son visage à ce moment où nous nous retrouvions. Je sentais son souffle sur la
peau de mon visage, la rugosité de sa barbe naissante sur ma joue. J’aurais pu rester ainsi à la fois
offerte et indifférente aux regards des autres dans cette rue passante.
— Je te raccompagne ?
Je crois que j’ai murmuré ma réponse. Nous avons roulé jusqu’à mon appartement, ma tête sur
son épaule, qui suivait les mouvements de la route.
L’appartement était silencieux. Nous avons entrebâillé la porte de la chambre de Tom. Il dormait,
Délice roulé en boule contre lui. Ensemble nous avons regardé le sommeil de notre fils comme
lorsqu’il était bébé. Marc a refermé la porte très doucement avant de m’emmener dans ma chambre.
Nous nous sommes aimé doucement, lentement, en silence. Nos corps se réapprenaient,
s’enlaçaient, montaient ensemble à la rencontre d’un plaisir que je croyais disparu.
201
Au matin, Marc est resté. Nous avons pris un petit déjeuner tous les trois comme si c’était la
chose la plus naturelle du monde. Délice se frottait à nos jambes, ronronnait. Tom souriait. Mon fils
était heureux.
Nous avons ri tous ensemble. Les allers-retours entre mon appartement et celui de Marc ont
débuté dès ce matin-là. Un ballet incessant de cartons, de valises, et même de deux plantes vertes.
Une nouvelle routine s’est installée sur la pointe des pieds dans laquelle nous nous sommes coulés
sans effort. Dans quelques jours nous partons à Biscarosse pour deux semaines. Eva et ses parents
seront à Contis plage, à quelques kilomètres à peine. Nous avons prévu de nous retrouver pour des
déjeuners improvisés sous les pins. Eva et Tom veulent s’essayer au surf, et je crois que Marc a
envie de les imiter. Une parenthèse enchantée pour nous tous avant la dernière année au collège.
Une parenthèse enchantée vers un nouveau départ.
202
Mireille
Je vis désormais sans mon fils. Je m’étonne chaque jour d’être encore en vie. Je me demande
comment cela est possible.
Au début j’ai refusé d’aller au cimetière. Nous avons fait incinérer Arnaud, comme pour absoudre
son corps des souffrances qu’il avait subies, le laver du sang versé, de la peur, de la douleur. Je
refusais de penser que mon fils, son existence même, le petit garçon puis l’homme qu’il avait été,
puisse être réduit à cette simple urne. J’accepte maintenant qu’il soit dans cet endroit où je peux être
près de lui alors qu’il est inaccessible. Je caresse la plaque qui porte son nom, je m’attarde sur
chacune des lettres qui forment ce prénom que j’ai choisi il y a quarante-cinq ans, alors que sa
présence à venir faisait gonfler mon ventre. Son absence gonfle désormais mon cœur et le fait se
sentir plus vivant que jamais. Arnaud continue à vivre au-dedans de moi. Son bourreau ne m’a pris
que son enveloppe charnelle, il n’a pas réussi à me prendre son esprit, son âme, tout ce qui fait qu’il
a un jour été sur cette terre, tout ce qui fait que je l’appellerai toujours mon fils.
203
Théo
Papa je voulais te dire qu’avec maman nous partons habiter à Nice. Mamie et Papi se sentent seuls
sans moi. Ils me garderont tous les mercredis. Nous irons au poney club, puis nous irons te voir au
cimetière. J’ai déjà fait des dessins pour toi. Il me tarde de te revoir.
204
Nadège
Les cartons sont prêts. Les déménageurs arrivent après-demain. J’emmène également avec moi
une partie des affaires d’Arnaud, ses livres, ses disques, son bureau et une bibliothèque à laquelle il
tenait particulièrement.
Théo a passé toutes les vacances chez les parents d’Arnaud. Ils m’ont invitée à les rejoindre pour
les fêtes. Ce fut un moment de paix, de retrouvailles. Nous n’étions plus en contact depuis
qu’Arnaud et moi nous étions séparés. J’avais le sentiment que Mireille et Pierre étaient redevenus
des étrangers. Il est étrange de penser que c’est la mort d’Arnaud, son absence même qui nous
réunit. Voilà bien la bêtise des humains, attendre la mort pour s’autoriser à vivre, à aller vers
l’autre.
Mireille et moi sommes unies dans l’amour que nous avons porté à Arnaud. L’amour que nous
continuons de lui porter au travers de Théo. Son fils a rendu Arnaud éternel, il est un pont entre
nous que rien ne pourra jamais enlever.
Je me sens légère, apaisée de savoir qu’après-demain, je vais retrouver le père de mon fils.
205
Noé
A cause de Filippani ma vie est encore plus nulle qu’avant. Début novembre j’ai été exclu par
Conseil de discipline. J’ai dû aller dans un autre collège, loin de chez moi. Je vais devoir y rester en
septembre pour y effectuer mon année de troisième. Le matin je dois prendre deux bus pour m’y
rendre. Le trajet est interminable. Je ne peux plus traîner à la sortie des cours, les horaires sont trop
stricts.
J’ai réussi à me faire quelques copains. Pas beaucoup. On dirait que tout le monde sait ce que j’ai
fait. Tout le monde me regarde bizarrement. Ouais c’est sûr je n’ai pas à en être fier, mais à mon
âge c’est normal de faire des bêtises, non ?
Mes parents s’engueulent tout le temps au téléphone. Mon père ne se déplace plus pour venir me
chercher le weekend. J’y vais en vélo, ou bien s’il pleut ma mère me dépose. Elle n’insiste plus
pour mon embrasser, se contente de m’aider à attraper mon sac et redémarre en me disant « à
dimanche soir. ».
Chez mon père les heures passent lentement. Il n’aime pas que je passe trop de temps sur mon
téléphone, alors je regarde la télé en baillant, ou je fais semblant de faire mes devoirs. Nous nous
parlons peu, échangeons des banalités sur mes cours, mes notes. Nous dînons dans un silence gêné
qui dit notre obligation d’être là l’un en face de l’autre tous les quinze jours. Chacun de notre côté,
nous comptons les heures qui nous séparent de notre délivrance. Je me demande si comme moi,
mon père appréhende les weekends que nous devons passer ensemble. Lorsque j’aurai dix-huit ans,
je ne serai plus obligé de venir. Je ne serai plus non plus obligé de vivre chez ma mère. Je partirai.
Je rêve de ce moment comme à un bonheur lointain, encore inaccessible, mais qui me rend heureux.
J’ai gardé les cent cinquante euros. Ils sont au fond de mon sac à dos. Je les regarde parfois. Je ne
me sens pas capable de m’en débarrasser. Je ne me sens pas non plus capable de les dépenser. Peut-
être sont-ils un premier pas vers ma liberté ?
206
Pourtant il parait qu’il n’est pas certain que je vais pouvoir rester libre. Mes parents ont dû
prendre un avocat à cause de ce que j’ai fait. Apparemment ça coûte cher. Encore un autre sujet à
engueulades. Je l’ai déjà rencontré plusieurs fois. Parfois, il demande à me parler seul. Il utilise des
mots compliqués. Il me dit que je pourrai aller en prison. J’ai ri la première fois qu’il me l’a dit.
— En prison juste parce que j’ai dit à un type que je ne connaissais pas où mon prof habitait ?
—En prison parce ta révélation a coûté la vie à ton professeur. Est-ce que tu comprends ?
—Non, je ne comprends pas justement. Ce type là il aurait fini par trouver Filippani tout seul. Il
avait vraiment envie de le tuer. C’est juste que peut-être c’est arrivé plus vite à cause de ce que j’ai
dit.
—Monsieur Filippani, s’il te plait Noé lorsque tu parles de ton ancien professeur.
—Vous voulez juste me faire peur en fait. Moi je veux juste me tirer de chez moi, je ne veux tuer
personne.
Dans ces moments-là nous nous regardons. Je vois bien qu’il pense que je ne comprends rien,
alors qu’en fait c’est lui qui ne comprend pas. Ce n’est pas totalement vrai, je me rends compte
aujourd’hui que Filippani, enfin Monsieur Filippani, il n’était pas un si mauvais prof que ça. C’est
bien plus compliqué avec celle que j’ai dans mon nouveau collège.
207
Nicolas
Mon fils est celui qui connaissait l’adresse d’Arnaud Filippani. Celui qui l’a donnée à son assassin
en échange de quelques billets. Lorsque c’est arrivé, je savais depuis longtemps qu’il tournerait mal
comme on dit. J’en suis en partie responsable, même si j’ai encore du mal à le reconnaître.
Noé est impliqué dans la mort d’un professeur. Dans la mort d’un homme. D’un être humain. Tu
ne tueras point. A quatorze ans, il a transgressé le plus grand interdit de l’humanité. Devant son
avocat, il dit qu’il n’y est pour rien, que ce n’est pas lui qui a tué Arnaud Filippani. Que l’assassin
était déterminé, qu’il l’aurait retrouvé, peu importe le temps ou les moyens que cela aurait pris.
Lorsque Cyrielle m’a appelé pour me dire que Noé se trouvait en garde à vue, je crois que mon
cœur s’est arrêté de battre un instant. J’étais en réunion. J’ai espéré que personne n’avait entendu la
voix stridente de mon ancienne compagne. Machinalement, j’ai placé une main sur le bas de mon
téléphone. J’ai rapidement été envahi par une colère froide. Bon sang, mais qu’est-ce que Noé avait
fait cette fois pour se retrouver au commissariat ? J’ai réussi à garder mon calme, à afficher un air
impassible, à dire que j’arrivais dès que possible.
Cyrielle et moi nous sommes séparés lorsque Noé avait quatre ans. Nous nous étions connus à
l’université. Je n’étais déjà plus étudiant à l’époque, mais un jeune enseignant chercheur fier d’avoir
obtenu son premier poste. Je l’ai aperçue pour la première fois lors d’une conférence sur Roland
Barthes. Ses jambes se croisaient et se décroisaient au rythme de l’arrivée sur l’estrade des
différents intervenants. J’ai eu envie de poser ma main sur le galbe de ses mollets, de remonter le
long de sa cuisse. J’aimais la petitesse de sa silhouette, son air faussement fragile.
208
toutes les femmes. J’attendais nos ébats avec fièvre. Je rêvais à ces moments où je me perdrais enfin
en elle, où elle se serrerait contre moi, mordrait ma peau, y laisserait l’empreinte de ses ongles.
J’occultais tout ce que je n’aimais pas chez elle. Son manque de culture, son rire bruyant, son
rouge à lèvres trop épais, ses jupes trop courtes. J’étais persuadé qu’avec le temps elle changerait, je
l’y encouragerais, par petites touches. Noé est arrivé très vite. Aucun de nous deux ne s’était soucié
d’un quelconque moyen de contraception. En dépit du ventre de Cyrielle qui s’arrondissait, la
naissance à venir nous paraissait irréelle, lointaine, dans un futur que nous peinions à imaginer.
Lorsque Noé sortit de ses entrailles, Cyrielle le serra contre elle avec fougue, caressa sa tête
minuscule, le couvrit de baisers. Nous étions désormais trois. Notre vie avait changé sans que nous
nous en rendions compte, nous laissant face à notre propre stupéfaction.
Très vite, je me suis demandé si les rêves universitaires de Cyrielle n’avaient jamais existé. Elle
restait à la maison, s’occupait de Noé, l’emmenait au parc, décongelait des plats tout prêts lorsque
je rentrais. Nous dûmes rapidement prendre un appartement plus grand. Ce déménagement fut à
l’origine de notre première vraie dispute. Avec mon seul salaire, nous commencions à être
régulièrement à découvert. J’expliquai à Cyrielle qu’elle allait devoir trouver un travail, ce qui la
mit dans une colère noire. Je n’étais qu’un bon à rien qui n’était même pas capable de faire vivre
décemment sa famille. Pourquoi est-ce que je ne changeais pas plutôt de travail ? Ses cris avaient
réveillé Noé qui se mit à pleurer. Cyrielle se précipita pour le consoler en me tournant le dos.
Ce jour-là, je me suis demandé si c’était vraiment cela que j’attendais de la vie. Le corps de
Cyrielle ne m’attirait plus, nous nous endormions chacun de notre côté du lit. Je sortais d’un rêve
avec amertume. J’avais bâti un semblant de vie familiale sur les bases d’un simple plaisir charnel.
Cyrielle finit par trouver un emploi de caissière dans une supérette de quartier. Vingt-huit heures
par semaine payées au Smic. Le travail de ma compagne me faisait honte. Ce qu’elle était, ce
qu’elle ne serait jamais, me faisait honte. Je restais de plus en plus tard à l’université, négligeant ma
vie de couple, mon fils. Noé devint un petit garçon capricieux à qui sa mère ne refusait rien. Je
tentais néanmoins parfois d’intervenir maladroitement. Cyrielle me rabrouait. Laisse-le vivre, à son
âge c’est normal de faire des caprices ! Nous n’étions pas d’accord sur la manière d’éduquer notre
enfant. Je trouvais qu’il ressemblait de plus en plus à sa mère. Sa bouche affichait la même moue
boudeuse lorsque je lui refusais quelque chose. Je ne me reconnaissais pas en lui. Mon fils me
décevait.
209
Un soir, j’ai décidé de ne pas rentrer. Cyrielle n’a pas eu de réaction devant mon absence. J’ai
pensé que dans un sens, elle devait être soulagée. Nous nous sommes mis d’accord sur le montant
d’une pension alimentaire, un droit de visite. Cyrielle avait du mal à se séparer de Noé, j’avais du
mal à le retrouver. Notre relation s’est étiolée sans bruit, sans reproche. Je suis devenu un père
absent. Je rangeais ma mauvaise conscience dans un coin de mon esprit. Noé grandissait,
accumulait les bêtises à l’école, les mauvaises notes, les remarques insolentes envers ses
professeurs. J’ai lentement construit une petite racaille. Celle-ci s’est muée en assassin. En refusant
d’être père, j’ai donné naissance à un jeune garçon mal dans sa peau, en manque de repères. Lors de
sa mise en examen, le juge ne m’a pas épargné. On ne pouvait pas renier ses enfants, j’étais et
resterais toujours le père de Noé. Malgré mes défaillances, mon fils m’attendait.
J’ai entendu le juge. Je ne suis néanmoins pas certain d’être à la hauteur. Je dis que mon fils ne
me ressemble pas, c’est faux. Nous nous retrouvons dans notre lâcheté. Mon dieu mon fils, regarde
ce qu’il reste de nous. Dis-moi, si je regrette d’être ton père, rêves-tu parfois de ne pas être mon
fils ?
210
Romain
Je suis dans ma chambre allongé sur un lit étroit. J’aperçois un pan de ciel bleu à travers le velux.
Les oiseaux passent rarement ici. Je crois qu’ils savent que je mène une vie entre parenthèses, que
le temps a suspendu son vol. Je me suis coupé les ailes tout seul le 16 octobre dernier. Pour cent
cinquante euros. Je n’ai plus que les yeux pour pleurer. Ma grand-mère me disait cela lorsque j’étais
petit. « Si tu casses le camion que le Père Noël t’a apporté tu n’auras plus que les yeux pour
pleurer. » Je ne comprenais pas ce qu’elle voulait dire alors. Maintenant je sais.
Elle continue de me sourire lorsque nous nous voyons. Nous ne parlons jamais de ce qui est
arrivé. Elle fait comme si rien n’avait changé, comme si cet épisode n’avait été qu’un mauvais rêve.
Elle a néanmoins cessé d’aller à son club de bridge. C’était pourtant une championne du bridge, elle
compte vite, très vite. Je crois qu’elle est gênée, qu’elle craint de devoir affronter des remarques,
des questions. Mes parents aux aussi tentent de maintenir un semblant de normalité. Je me demande
ce qu’ils pensent réellement, comment ils me voient, comment ils me jugent. J’ai été exclu
définitivement du collège. Le Rectorat m’a envoyé dans une autre académie, à une centaine de
kilomètres d’ici. Je suis désormais interne. Si on m’avait proposé d’être interne avant les
évènements, j’aurais été terrifié. La décision du Rectorat m’a apaisé. Dans ce nouvel établissement,
je ne connais personne. Je suis un anonyme. Maître Tellier m’avait promis que mon anonymat serait
respecté. Il m’a conseillé de ne plus faire partie d’aucun réseau social, mais hormis le groupe
Snapchat de la quatrième B, je n’appartenais à aucun groupe. J’aime l’internat, la journée rythmée
par le petit déjeuner, les cours, l’étude, le dîner, le retour au calme dans ma chambre. Je la partage
avec Tristan. Sa mère est décédée subitement d’un cancer il y a six mois, son père n’arrive plus à
faire face au quotidien. Je lui ai fait croire à une mésentente avec mes parents pour expliquer ma
présence à l’internat. J’aime l’idée que tous les deux nous avons vécu une épreuve, que nous devons
nous reconstruire.
Je rentre tous les vendredis en fin d’après-midi. Les retrouvailles avec ma mère sont toujours
hésitantes, entravées par une gêne que nous mettons une ou deux heures à dissiper. Nos
conversations sont factices, polies. Ta semaine s’est bien passée ? Pense à me donner ton linge afin
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qu’il soit prêt pour dimanche soir. Les repas étaient bons ? Mon père nous trouve dans la buanderie
entrain de trier mes affaires. Je m’échappe dès que je le peux, prétextant des devoirs, un livre à lire,
l’envie de me reposer. Le soulagement de mon départ est palpable sur le chemin de la gare le
dimanche vers seize heures. Je me sens honteux de cette fuite, mais heureux de retrouver cette bulle
où je peux me faire croire que rien n’est arrivé. Me bercer d’illusions. C’est une expression que j’ai
apprise récemment en cours de français. J’aime l’idée d’être bercé, comme un petit enfant encore
dans cette innocence, ce rempart contre le mal. Ce rempart que j’ai fait tomber.
J’aime les figures dans l’espace, les chiffres qui s’alignent en colonnes impeccables devant mes
yeux. Je m’offre souvent le luxe de bouder ma calculatrice. Dans ma classe au collège Jean Moulin,
certains pensaient que je frimais, que je voulais me faire bien voir de mon prof. Lui avait compris
que je ne frimais pas, que je n’avais que rarement besoin de la calculatrice, que les chiffres font
partie de moi. Il avait dit à ma mère lors de la réunion parents-profs. J’avais des facilités. Je
voudrais faire une classe prépa, intégrer une école d’ingénieurs, entrer dans l’aérospatiale pour
tutoyer les étoiles comme Thomas Pesquet. Je crois que mon nouveau professeur a compris lui
aussi.
Je risque vingt ans de prison pour incitation au meurtre. Complicité d’assassinat. Je ne suis pas sûr
que mon rêve puisse aboutir. J’ai demandé à mon avocat s’il était possible de suivre des cours en
prison. Il me dit que oui.
Je l’aime bien mon avocat. Il m’apaise. Il me rassure mais ne me cache pas la vérité. J’ose lui
parler comme je n’ai jamais parlé à ma mère. Je n’ai pas peur de pleurer devant lui. Les larmes
coulent, mon nez enfle, rougit. Je renifle pour tenter d’arrêter la morve qui obstrue une de mes
narines avant de tomber sur ma lèvre supérieure. Je ne cherche pas à dissimuler ce que je ressens. Il
paraît que les garçons ne pleurent pas, c’est faux.
Au début j’étais surpris qu’il ne porte pas sa robe noire lors de nos rencontres. Il m’a expliqué que
c’est seulement pour le tribunal. Ses yeux sont bleus, perçants. Ils me transpercent. Il m’a tout de
suite dit que je ne devais pas tricher avec lui, je devais être d’une sincérité absolue. Cela m’aiderait
pour mon passage au tribunal, mais aussi pour moi-même, pour trouver la paix intérieure.
La paix intérieure. Ce sont des mots que je n’avais jamais employés auparavant. Je commence à
entrapercevoir ce que signifie être en paix avec soi-même. Mais je sais déjà que je ne le serai
212
jamais. Dans ma vie d’avant, je maudissais la nervosité qui me saisissait avant que les professeurs
ne nous distribuent les sujets d’évaluation, ou bien les résultats des évaluations. Mon cœur se
mettait à battre plus fort. Pour m’apaiser je serrais dans ma main un stylo. Mes jointures devenaient
blanches. Lorsque je parle à mon avocat je n’ai pas de stylo à serrer, je garde mes mains sur mes
genoux. Je les vois qui se mettent parfois à trembler. Je sais que Maître Tellier fait semblant de ne
pas le remarquer. Je lui en suis reconnaissant.
J’ai honte de ce que j’ai fait. Je voudrais pouvoir revenir en arrière, demander crânement à ce mec
ce qu’il lui veut à Monsieur Filippani. J’ai été bêtement aveuglé par la promesse de ces cent
cinquante euros, la vision des trucs que je pourrais m’acheter. Parfois dans le noir lorsque je
n’arrive pas à dormir, je me raconte que rien de tout cela n’est arrivé. Je me fais croire que je suis
au beau milieu d’un mauvais rêve, que je vais me réveiller. Mais la réalité est là, implacable, brute,
sans pitié. Elle s’accroche, elle me ronge. Je suis rongé. Mon cœur bat fort dans ma poitrine, j’ai
peur que le bruit ne réveille Tristan. Je discerne les contours de sa silhouette dans l’obscurité, il dort
paisiblement. Je reste seul avec mes peurs. J’attends le lever du jour, la vie de l’internat, pour me
ramener un peu à la paix.
Je me demande comment je vais pouvoir vivre avec ce que j’ai fait pendant le restant de mes
jours. J’ai pris perpète. Je ne suis pas le prisonnier des hommes. Je suis mon propre prisonnier et
mon propre geôlier.
J’entrevois deux possibilités. Je vais en prison et je passe les vingt prochaines années derrière les
barreaux. Je pourrais peut-être finir mes études mais je ne rentrerai jamais dans l’aérospatiale. Peut-
on imaginer un Thomas Pesquet assassin ? Je n’arrive pas à imaginer concrètement ces vingt
années. C’est comme si ma ligne d’horizon était bouchée par un mur noir, infranchissable. Vingt
ans. Je ne conduirai pas un scooter, ni même une voiture. Je ne sortirai plus avec une fille, je ne
connaîtrai pas la douceur d’autres lèvres sur les miennes, l’amour physique. Vierge en amour mais
pas vierge dans le crime et la honte. Je passerai mes journées vêtu d’un jogging informe avec aux
pieds une paire de baskets démodées. Je vais vieillir, m’engluer dans un destin que j’aurai choisi
malgré moi.
Ou bien les juges vont m’épargner, me laisser en liberté. Maître Tellier me met souvent en garde
contre la douceur de ce rêve. Il me dit qu’il y a peu de chances que je sois acquitté. Acquitté.
Encore un mot dont je ne connaissais pas l’existence et dont j’ai dû lui demander la signification.
L’affaire sera de toute façon inscrite à mon casier judiciaire. Cela veut dire que tout le monde le
213
saura, ce sera comme un tatouage sur mon front. Je me demande comment on peut devenir ami avec
quelqu’un qui a passé du temps en prison. Quelqu’un qui transpire l’opprobre, la honte, qui exhale
l’odeur de la mort, du sang. Je ne pourrai pas laisser une fille m’aimer. Elle aura forcément entendu
parler de l’assassinat de Monsieur Filippani. Je serai aimé l’espace d’un instant puis tout aussi vite
rejeté, inspirant plus que du dégoût, de la répugnance. Je serai un être répugnant.
J’ai tué. De manière indirecte, lâche, complice, veule. J’ai tué. Je regrette. Je regrette. Je regrette.
Je me le répète comme un mantra, une litanie. Eternelle. Dévorante. Comme si elle pouvait effacer
la réalité, comme ces esprits aux pouvoirs magiques que certains peuples implorent parfois. Et
pourtant je n’ai pas le droit de me plaindre. Je vis. Je respire. Je mange. Je bois. Je rêve parfois. Je
vois la lumière du ciel. Mais au-dedans je suis mort.
214
Marie
L’été bat son plein. Le ciel est d’un bleu si profond que lorsqu’on le fixe, on a l’impression
d’apercevoir l’espace. Je passe du temps dehors, beaucoup plus que je n’en ai l’habitude. Je prends
soin du jardin, reste allongée au soleil dans une chaise longue. Parfois je lis. Parfois je ne fais rien.
Je me contente de m’interroger sur ce qui nous est arrivé.
Je ne vois plus mon fils de la même manière qu’auparavant. Je n’arrive cependant pas à définir si
mon amour pour lui a changé. Je crois que nous mettons des enfants au monde, mais ils ne sont en
réalité pas la réplique exacte de nous-mêmes. Ils sont des êtres à part entière, avec leurs zones
d’ombre, ils glissent entre nos doigts, nous échappent.
Je crois qu’Emmanuel a ressenti la même chose que moi. Il s’est refermé sur lui-même, s’est mis
à rester plus tard au bureau, comme pour trouver une échappatoire à cette maison, à ce qui est
arrivé. Pendant l’hiver, à la fin du mois de janvier, il est parti une semaine seul dans la montagne. Il
avait besoin de réfléchir. De comprendre. Je ne me suis pas senti la force de me mettre en travers de
sa route. J’ai pourtant craint que notre couple vacille. J’ai craint qu’en brisant la vie de son
professeur, Romain n’ait brisé les nôtres aussi. Emmanuel est revenu apaisé des montagnes. Il m’a
emmenée fêter la Saint Valentin au restaurant. En me caressant les cheveux, il m’a demandée
pardon pour ces semaines où il n’avait pas été à mes côtés. Dehors, l’air était déjà plus doux. Les
premiers crocus avaient éclos sur la pelouse. J’étais bien. Je lui ai dit que j’avais compris son
absence, ses doutes, son impression d’égarement peut-être. Nous étions de nouveau tous les deux,
c’était là l’essentiel. Bien sûr, un sentiment de culpabilité venait parfois se superposer à ces
moments de bonheur fugaces. Je tentais de me rassurer en me disant que demeurer dans le malheur
ne ferait pas revenir Monsieur Filippani.
En plus de sa mise en examen, Romain a été exclu définitivement du collège par Conseil de
discipline. La Principale, Madame Marois, avait déjà quitté ses fonctions. Romain a réussi à
s’exprimer d’une voix calme et assurée pour dire à l’assemblée de professeurs, parents et élèves
délégués, ses regrets de ce qui s’était passé, mais aussi son souhait de changer de collège. Il a été
soulagé de la décision du Rectorat de l’envoyer dans l’académie voisine. Il est interne, ne revient
que le vendredi soir. Je le trouve plus apaisé en apparence, avec une maturité que je ne lui
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connaissais pas. Il gère seul le contenu de son sac, prépare le linge à laver en avance. Je sais malgré
tout qu’il doit affronter ses démons, ses regrets, sa peur de l’avenir. Romain, en dépit de son jeune
âge, sait déjà que nul retour en arrière n’est possible.
Nous avons nous aussi dû trouver un nouveau rythme. La chambre vide, deux assiettes au lieu de
trois à la table du dîner. Je cuisine moins. L’odeur de la brioche tiède a disparu de la maison les fins
d’après-midi. Nous sommes désormais seuls Emmanuel et moi. Nous nous sommes rendu compte
que nous avions du mal à nous parler. L’air était lourd de nos silences. Je n’osais plus jouer du
piano en sa présence. J’attendais d’être seule. Je fermais les yeux, laissais les notes m’envahir tout
entière, me transporter dans un monde où rien de tout ceci n’était encore arrivé. Un monde encore
exempt de la cruauté des hommes, comme au premier jour du jardin d’Eden.
J’ai pensé que nous pourrions vendre la maison. Je me sentais mal à l’aise vis-à-vis de nos voisins
depuis les faits. Ils nous évitaient, se déplaçaient furtivement derrière leurs rideaux trop souvent
tirés. Leurs ombres s’étiraient dans la lumière rasante de la fin du jour. Emmanuel se voulait plus
confiant. Cela passera, laissons-leur un peu de temps.
J’ai moins d’élèves pour les cours de piano. Le petit Sébastien n’est pas revenu. Ses parents ne
m’en ont pas avertie. J’étais devenue une paria, une pestiférée, celle à qui on ne pouvait plus
accorder sa confiance. Son fils avait accepté de l’argent d’un assassin, qui sait de quoi sa mère
pouvait être capable ? En même temps, je me suis souvent demandée si je n’aurais pas fait la même
chose.
Ce qui est arrivé n’est pas le résultat d’un manque de négligence de ma part, ou de celle
d’Emmanuel, ainsi que l’avocat de Romain nous l’a expliqué. C’est un malheureux concours de
circonstances aux conséquences tragiques qu’il va falloir assumer pour continuer d’avancer. Le
procès aura lieu à huis-clos, d’ici trois ou quatre ans. C’est long. Le temps judiciaire n’est pas le
nôtre. Je veux croire que ce temps judiciaire va nous permettre de grandir, d’accompagner Romain
comme des parents se doivent de le faire dans ce genre d’épreuve, sans misérabilisme, sans
complaisance, sans sentiment d’injustice, mais au contraire avec objectivité et détermination.
L’avenir de notre fils nous échappe. Il repose désormais dans les mains de la justice. Il nous faudra
l’accepter. Nous avons décidé de l’accepter.
216
Eddy H.
Cindy a demandé le divorce. Je mentirais si je disais que cela m’a surpris. Lorsque j’ai reçu sa
demande, cela faisait déjà plusieurs semaines qu’elle ne venait plus me rendre visite au parloir.
Elle a choisi de retourner vivre à Marseille près de sa sœur. Elle espère redevenir anonyme, ne
plus avoir à affronter le regard des voisins, le ton distant des commerçants du quartier, le silence de
ses amies. Une mise à l’écart lente, sourde, mais sans équivoque. J’avais espéré qu’elle soit fière de
moi lorsque j’ai publié la vidéo sur Filippani, mais je réalise depuis quelques jours seulement
qu’elle en a été profondément gênée. Elle m’a avouée un jour lors de l’une de ses visites qu’elle
trouvait que j’avais exagéré. Mélissa avait séché le cours d’Arts Plastiques ce jour-là, elle n’avait
aucun doute. Pourtant, je l’avais défendue bec et ongles, c’est l’expression qu’elle avait employée,
jusqu’à me rendre ridicule. Sa voix tremblait en prononçant ces mots. Elle serrait nerveusement un
mouchoir dans sa main gauche. En regardant ses doigts qui se crispaient, j’ai remarqué qu’elle ne
portait plus son alliance, ni la petite bague en forme de dauphin que je lui avais offerte lorsque nous
nous étions rencontrés. Je n’ai pas su quoi lui répondre. Les mots ne me venaient pas. Autrefois je
me serais mis en colère. J’ai compris que le vrai changement dans ma vie était en train de se jouer.
Nous ne nous appartenions plus. La perte de Cindy allait être encore plus terrible que de me
retrouver derrière les barreaux.
Je trouvais que retourner à Marseille allait également l’éloigner de Mélissa. J’ai doucement
évoqué l’idée en pesant chacun de mes mots. Cindy a passé une main devant ses yeux. Elle était
fatiguée, ne comprenait pas comment sa fille avait pu en arriver là. Peut-être avait-elle été une
mauvaise mère ? Peut-être ne lui avait-elle pas accordé l’attention qu’elle aurait mérité, pris le relais
de sa mère pour faire des madeleines et des quatre-quarts, cuisiné des lasagnes faites maison ? Elle
s’était laissé happer par une routine familiale, la télévision, les réseaux sociaux, les années qui
passent. Peut-être que tous ces évènements étaient l’occasion de faire le point sur ce qu’elle désirait
vraiment, de prendre du recul, de comprendre.
Elle avait trouvé du travail dans une petite imprimerie qui avait besoin d’une secrétaire. Elle
n’avait pas envie de prendre un appartement pour le moment. Elle logerait chez sa sœur qui vit
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seule depuis son veuvage. Il y avait une grande chambre d’amis qui ne servait presque plus. Elles
allaient changer la tapisserie, installer une nouvelle armoire.
Cindy avait tout planifié, elle qui pendant toutes ces années s’était rangée à mes décisions.
Derrière sa voix mal assurée, je devinais chez elle un immense besoin de liberté. En publiant cette
vidéo, j’avais ouvert sa cage et refermé la mienne. J’accepte l’idée que je risque de passer plusieurs
années ici. Le bruit des clés dans les serrures, le pas nerveux des gardiens, leur distance polie, les
sirènes, me sont devenus familiers. Je me suis construit une routine, je me suis habitué à ce ciel
minuscule qui me rappelle que je n’ai plus d’ailes. C’est lorsque on en est privé qu’on réalise le prix
de la liberté. La mienne reste toutefois ancrée à l’intérieur de moi. J’apprends à devenir un homme
plus apaisé. Parfois, je réalise la cruauté dont a été victime Arnaud Filippani. Mais parfois je
continue à penser qu’il l’a cherché. Alors, je comprends que je ne suis pas prêt, qu’il va me falloir
encore vivre avec le bruit des clés, le claquement des portes, les grillages et les miradors pour aller
à la conquête de l’acceptation, de l’espoir, du renouveau.
C’est à travers cette minuscule fenêtre que je mesurerai le temps qui passe, au bleu du ciel qui
pâlit, au gris sombre de l’hiver, à une feuille morte qui vient s’arrêter sur la vitre, prisonnière des
barreaux, le soleil de l’été, sa chaleur à laquelle j’offrirai mon visage. Je ne verrai pas Mélissa
devenir une femme, ni les cheveux de Cindy se strier de fils blancs et d’argent. J’attendrai sur le
bas-côté de pouvoir peut-être un jour rejoindre le flot de la vie. Mon passé se trouve désormais
derrière la vitre du parloir. Je ne peux pas l’atteindre. Je ne peux pas revenir en arrière. Il s’efface
chaque jour un peu plus, me laisse seul avec mes incertitudes et mes questions sans réponse.
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Mélissa H.
Je me demande souvent ce que je peux dire pour ma défense. J’ai menti, c’est la seule chose vraie.
J’ai menti parce que je n’aimais pas l’école.
J’ai menti parce que je croyais que j’allais pouvoir faire chier un prof.
J’ai menti parce qu’il m’avait fait une remarque sur mon manque de travail.
On n’est pas toujours intelligent quand on a quatorze ans.
Je ne comprenais pas lors que les adultes voulaient seulement mon bien. Je pensais mieux savoir
qu’eux ce qui est bon pour moi. Je voulais voler de mes propres ailes, regarder le monde d’en haut.
Je suis redescendue sur Terre. Durement.
Le mensonge peut tuer. Il a tué mon prof. Il a tué ma famille. Il a tué ma vie d’avant. Je repense
souvent à l’enchaînement des évènements de ces jours de début octobre. Si je n’avais pas menti.
Si je n’avais pas menti, mon père n’aurait pas publié cette vidéo.
Si je n’avais pas menti, Monsieur Filippani serait encore en vie.
Si je n’avais pas menti, je n’aurais pas été retirée à la garde de mes parents.
Si je n’avais pas menti, mon père ne serait pas en prison.
Si je n’avais pas menti, ma mère n’aurait pas quitté mon père.
Si je n’avais pas menti, ma mère ne serait pas repartie à Marseille, loin de moi.
Si je n’avais pas menti, Maria serait toujours mon amie.
Si je n’avais pas menti, je serais heureuse. Plus exactement, je serais encore heureuse. A ce
moment-là, avant le 6 octobre, j’étais heureuse, mais je ne le savais pas.
Un soir il y a huit mois, j’ai fermé la fenêtre de ma vie. J’ai laissé dehors le ciel, le soleil. J’ai
ouvert la porte à l’obscurité, la solitude. Pourquoi ne peut-on pas revenir en arrière ? Juste pour
quelques minutes, entrer dans cette salle de classe, m’asseoir au milieu des autres, regarder les
aiguilles avancer lentement sur la pendule, soupirer, bailler, rêver à la journée qui s’achève, aux
fous rires partagés avec Maria avant de rentrer chez moi. Où es-tu Maria ? Est-ce que tu te souviens
encore de moi ? Est-ce que je te manque parfois comme tu me manques à chaque instant ?
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Je donnerais tout pour revenir en arrière, figer le temps. Je donnerais tout, moi qui ne possède plus
rien.
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Madame Marois
Je vis désormais à l’écart du monde. J’ai échappé à la vindicte populaire en restant tapie dans ce
petit village dans lequel j’ai posé mes valises il y a plus de vingt ans, et qui fait semblant de ne pas
savoir qui je suis. L’Inspecteur Vie Scolaire m’a suggérée de prendre une retraite anticipée. J’avais
dès l’annonce de la mort d’Arnaud Filippani compris que ma situation embarrasserait en haut lieu.
J’étais devenue en une soirée à peine un mouton noir qu’il fallait exclure sans bruit, sans effusion
de sang.
J’ai regardé les hommages rendus à Arnaud Filippani sur mon poste de télévision. Les fleurs, les
bougies, les petits ours en peluche accrochés aux grilles du collège. Les mots d’adieux écrits en
lettres pastel. Les témoignages de quelques élèves et leurs parents, les yeux rougis, les épaules
voutées. C’était étrange de voir cet endroit si familier à distance, comme si j’étais passée de l’autre
côté du miroir, propulsée hors d’un monde auquel je n’aurais plus jamais accès.
J’ai déménagé les quelques effets personnels que j’avais laissés dans mon appartement de
fonction en catimini quelques jours avant la reprise des cours. J’allais être remplacée. Comme une
voleuse, j’avais, en entassant les cartons dans le coffre de ma voiture, jeté des regards furtifs autour
de moi afin d’être certaine que je n’allais croiser personne. Je ne sais pas exactement de quoi j’avais
peur. Peut-être simplement d’affronter la réalité en face, des visages fermés, de regards qui se
détournent.
Je n’ai pas cherché à lutter. J’ai rendu les armes en silence. J’ai laissé couler mes larmes seule,
dans la solitude des chemins vallonnés qui entourent ma maison. Marcher m’a apaisée, ralenti les
battements de mon cœur. Je prenais le temps d’enfoncer mes pieds chaussés de bottes dans la terre
meuble, humide, de ce début d’automne. Le brouillard m’enveloppait comme un grand châle, me
rendait invisible. Mon mari a simplement murmuré que c’était mieux ainsi. J’allais me reposer, me
reconstruire doucement, nous pourrions profiter de quelques belles années ensemble. Notre fils et sa
femme sont en poste en Thaïlande. La mort d’Arnaud Filippani a eu des retentissements jusque
dans les milieux expatriés du bout du monde. Thibaut s’inquiétait, il nous pressait de venir leur
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rendre visite. Je me suis imaginée sous le soleil, au milieu de gens à la peau brune, souriants,
paisibles. Je voyais des lagons, des montagnes recouvertes d’une végétation luxuriante, des temples
bâtis au début du monde. Nous avons pris nos billets, le départ est prévu dans deux semaines. Je
réalise que je compte les jours. Parfois, dans mes rêves les plus fous, j’imagine que nous ne
rentrerons pas. Un aller sans retour. Une vie où les cicatrices du passé pourraient s’effacer,
disparaître dans l’Océan Indien. Une vie où le nom d’Arnaud Filippani cesserait progressivement
d’exister puisqu’ il ne serait plus prononcé.
Je pense à Arnaud Filippani tous les jours. Je revoie chacun des moments qui ont jalonné les
derniers jours avant sa mort. Je me demande si tout cela serait arrivé si j’avais agi différemment.
Sans doute ai-je été inconsciente de recevoir Eddy H., de lui prêter une oreille attentive. Je réalise
c’était moi et mes intérêts professionnels que j’ai tentés de protéger. Je me sens coupable, mais je
n’arrive pas à décider si je le suis ou pas. Je voudrais simplement que la mort de cet homme cesse
de me hanter, d’habiter mes jours et mes nuits. J’ai le sentiment de lui être liée pour toujours,
comme si en mourant une partie de lui avait décidé de vivre en moi afin que je n’oublie jamais, que
je ne sois plus jamais libre.
222
Inès
J’ai longuement mûri ma décision. Début juillet j’ai envoyé ma candidature pour un emploi dans
une des librairies de la ville. Je ne peux plus affronter la violence du collège. Je ne suis pas faite
pour cette violence des mots. Cette violence des actes. Cette violence des réseaux sociaux. Des
élèves et un parent ont tué l’un des nôtres. Avons-nous une part de responsabilité dans ce qui est
arrivé ? Avons-nous été trop bienveillants ? Avons-nous été trop naïfs en laissant les parents rentrer
de plus en plus dans l’école ? Peut-être avions-nous cru bien faire. Je ne sais pas. Je ne sais plus. Je
n’ai pas les réponses à toutes mes questions. Je crois que personne ne les a d’ailleurs. Mon corps me
fait mal. Je me demande combien de temps encore il va me faire mal.
La mort d’Arnaud fait désormais partie de mon chemin de vie. Je ne l’avais pas tracé ainsi. Je
prends une autre direction. Je fais d’autres choix qui vont me façonner, me donner une nouvelle
forme comme un morceau d’argile sur le tour d’un potier. Je comprends que pour survivre je dois
être malléable, suivre les courbes, pour m’enrichir, pour grandir. Ne pas aller contre la force du vent
mais au contraire l’accueillir en moi, le laisser me pousser, me laisser tomber peut-être. Apprendre
à accepter.
Je suis partie à Nice pendant une semaine. Je ne sais pas où est enterré Arnaud. Aucun d’entre
nous ne le sait. Mais j’ai marché dans ces rues où il a marché lui aussi. J’ai aimé l’idée que je posais
mes pas dans les siens. J’ai contemplé cette mer bleue, ronde, immense. J’ai aimé l’idée que comme
moi, il l’a trouvée belle. J’ai regardé les ferrys en partance pour la Corse quitter le port. Il y avait
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aussi un paquebot de croisière. Un géant des mers. Je me suis imaginée monter à bord, partir pour
des rivages inconnus. Tout recommencer. Renaître.
Un après-midi je suis descendue sur la plage Promenade des Anglais. J’ai abandonné mes
vêtements sur les galets. Un petit tas qui formait comme une île déserte. Lentement je suis entrée
dans la mer, dans cette eau turquoise qui prenait une teinte marine plus au large. J’ai eu
l’impression de retrouver Arnaud. Sous l’eau, j’ai entendu sa voix. J’étais bien.
224
Epilogue
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Arnaud
Cela fait maintenant presque un an que je ne suis plus de ce monde, que ma tête a roulé sur le
trottoir de cette rue tranquille en déversant des flots de terreur, de larmes, de douleur, de sang. Un
hiver, puis un printemps et un été ont passé. Une plaque commémorative a été apposée afin que les
gens n’oublient pas. La sciure épandue pour étancher mon sang a depuis longtemps disparu, tout
comme les rubalises de la police. Les passants s’enhardissent de nouveau à fouler l’endroit où j’ai
perdu la vie, quelques enfants passent même à bicyclette. Parfois certains s’arrêtent un instant pour
regarder la plaque, un voile de tristesse descend sur leur regard. Ils hochent la tête, murmurent,
s’interrompent dans leur mouvement le dos soudain tendu, hors du temps. Puis comme mus par une
force invisible ils se remettent en marche. Ils n’oublient pas, mais la vie reprend ses droits et je
m’en réjouis.
Je vais poursuivre ma route, apaisé, rassuré car le poids qui écrase mes proches commence à se
faire plus léger. Il n’y a plus de coups de poignard dans les cœurs, plus de plexus sonnés. Je veux
qu’ils continuent d’avancer. Je veux que les images de mon corps déchiqueté, mutilé, s’estompent
pour faire place au bonheur, à la légèreté, à l’insouciance, à des jours ronds et pleins, à un ciel bleu,
à des rires, à la vie, à la certitude que je marcherai à leurs côtés.
Je veux que mon garçon apprenne à courir, à danser, à chanter, à aimer. Je veux qu’il découvre le
monde, sa beauté et que soit ainsi transcendée la laideur de ma mort. Je sais que mon souvenir
furtif, lointain, brouillé, l’accompagnera, qu’il saura combien je l’ai aimé. J’aurais voulu être là
pour l’aider à tenir pour la première fois sur son poney, le consoler lors d’un premier chagrin
d’amour, le voir devenir un homme.
Mais je marcherai à ses côtés, invisible. Il m’apercevra, me devinera peut-être au détour d’une
ombre, du bruissement du vent dans les arbres, d’un éclat plus fort du soleil.
Des hommages m’ont été rendu. La musique a résonné aux Invalides, solennelle, magnifique,
forte. Des projets pour mieux vivre ensemble ont vu le jour. Les fleurs déposées devant les grilles
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du collège ont fané, les bougies se sont éteintes, les mots, les poèmes ont été lavés par la pluie.
Nombreux sont mes collègues qui ont choisi de voguer vers d’autres horizons pour mieux vivre,
pour sécher les larmes, pour apprivoiser la douleur, pour oublier la solitude. Ceux qui sont restés
ont accepté de témoigner devant des caméras de télévision pour dire leur manque, leur tristesse, leur
difficulté à aller de l’avant. Je n’en reviens toujours pas d’avoir suscité autant d’émotions, que mon
nom puisse avoir été sur tant de lèvres, occupé tant de pensées, fait naître tant d’envie de se battre
pour ses droits, pour la liberté.
Un homme que je ne connaissais pas, que je ne connaîtrai jamais, m’a privé de ma liberté terrestre.
Il ne sait pas qu’il m’a offert une liberté plus grande encore, infinie, au-delà de tout horizon. La
liberté d’être éternel, de faire résonner ma voix. Je m’envole, je vous quitte âmes terrestres,
confiant, certain que nos chemins se croiseront de nouveau un jour.
Adieu.
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Note de l’auteur
Après l’annonce de la mort de Samuel Paty, j'ai eu l'impression d'avancer au ralenti, dans un monde
parallèle. J’ai pensé à la solitude et au désarroi qui ont sans nul doute accompagné ce professeur les
dix jours précédant sa mort. La trahison a été suprême ; mensonge d'une élève, dénonciation d'un
parent, calomnies sur les réseaux sociaux, plainte à la gendarmerie, menaces de mort. Pourtant
Samuel Paty est resté debout, il a continué d'assurer ses cours en dépit de l'opprobre jetée sur lui.
J'espère que Samuel Paty a reçu les jours précédant sa mort des marques de soutien et de solidarité
de la part de ses collègues. Cet homme s'est brusquement trouvé plongé dans le noir, la solitude, et
il a fallu une mort atroce, un assassin qu'il a affronté seul, des photos de son corps mutilé et
ensanglanté sur les réseaux sociaux pour qu'il puisse retrouver la lumière, des applaudissements,
des hommages. Ceux-ci sont ô combien nécessaires pour lui dire notre respect et notre admiration,
mais ils doivent aussi faire naître en nous une profonde remise en question.
Depuis les attentats du Bataclan, de Charlie Hebdo, nous barricadons nos écoles, collèges, lycées,
fermant chaque entrée à double tour. La condamnation à mort est venue de l'intérieur, de là où on ne
l'attendait pas. Du mensonge d'une élève, de la cruauté d'un parent, des réseaux sociaux et enfin
horreur ultime, de la désignation de ce professeur par deux collégiens en échange de quelques
dizaines d'euros. Cela pourrait arriver n’importe où, n'en doutons surtout pas. Les professeurs
doivent plus que jamais être soudés et fermes sur les modalités d'exercice de leur métier afin que
cela n'arrive plus jamais, que Samuel Paty ne soit pas mort pour rien. Il n'y a pas un professeur
meilleur qu'un autre, leur seul but est de transmettre des savoirs du mieux qu’ils le peuvent.
Nous devons être capable de faire souffler un vent nouveau pour chasser les ténèbres dans lesquels
Samuel Paty a été plongé, simplement parce qu'il effectuait son travail du mieux qu'il le pouvait, et
du mieux qu'il le pensait.
Depuis le 16 octobre quelque chose s'est brisé en moi. Une certaine forme de légèreté et
d'insouciance s'est envolée. Mon univers a vacillé. J'aime cependant à penser que cela me rappellera
pour toujours que je ne dois pas oublier Samuel Paty, qu'il ne doit pas être mort pour rien.
Caroline de Vivie
Juin 2024
228