L'atteinte À La Vie Familiale Est La Violation D'un Droit de La Personnalité Au Québec: Second Mouvement

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2023 09:36

Revue générale de droit

L’atteinte à la vie familiale est la violation d’un droit de la


personnalité au Québec : second mouvement
Mariève Lacroix

Volume 46, numéro 1, 2016 Résumé de l'article


L’auteure est d’avis que le droit au respect de la vie familiale est un droit de la
URI : https://id.erudit.org/iderudit/1036572ar personnalité, un droit fondamental, même s’il n’est pas l’objet d’un texte
DOI : https://doi.org/10.7202/1036572ar législatif précis en droit privé québécois. Une démonstration visant la
reconnaissance d’un tel droit s’opère en deux temps. Suivant une démarche
Aller au sommaire du numéro axiologique, l’auteure confronte le droit au respect de la vie familiale avec la
panoplie des valeurs qui cimentent la société, telles que nous pouvons les
percevoir dans l’ordre international, constitutionnel et quasi constitutionnel,
afin de vérifier que cet ordre juridique n’est non seulement pas incompatible
Éditeur(s)
avec un « droit fondamental de la personnalité au respect de la vie familiale »,
Éditions Wilson & Lafleur, inc. mais qu’il serait incomplet sans la reconnaissance d’un tel droit. Suivant une
démarche axiomatique, l’auteure confronte le droit au respect de la vie
ISSN familiale avec les caractéristiques des autres droits de la personnalité protégés
dans la tradition juridique québécoise, notamment le droit à la vie privée, pour
0035-3086 (imprimé) en déduire qu’il s’agit bien d’un droit de la personnalité et d’un droit
2292-2512 (numérique) fondamental.

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Citer cet article


Lacroix, M. (2016). L’atteinte à la vie familiale est la violation d’un droit de la
personnalité au Québec : second mouvement. Revue générale de droit, 46(1),
5–26. https://doi.org/10.7202/1036572ar

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ARTICLES

L’atteinte à la vie familiale est la violation


d’un droit de la personnalité au Québec :
second mouvement

Mariève L acroix*

RÉSUMÉ

L’auteure est d’avis que le droit au respect de la vie familiale est un droit de la person-
nalité, un droit fondamental, même s’il n’est pas l’objet d’un texte législatif précis en
droit privé québécois. Une démonstration visant la reconnaissance d’un tel droit
s’opère en deux temps. Suivant une démarche axiologique, l’auteure confronte le droit
au respect de la vie familiale avec la panoplie des valeurs qui cimentent la société,
telles que nous pouvons les percevoir dans l’ordre international, constitutionnel et
quasi constitutionnel, afin de vérifier que cet ordre juridique n’est non seulement pas
incompatible avec un « droit fondamental de la personnalité au respect de la vie
familiale », mais qu’il serait incomplet sans la reconnaissance d’un tel droit. Suivant
une démarche axiomatique, l’auteure confronte le droit au respect de la vie familiale
avec les caractéristiques des autres droits de la personnalité protégés dans la tradition
juridique québécoise, notamment le droit à la vie privée, pour en déduire qu’il s’agit
bien d’un droit de la personnalité et d’un droit fondamental.

MOT S - CLÉS :
Atteinte à la vie familiale, droit privé, droit de la personnalité, droit fondamental, respon-
sabilité, vie privée.

* Professeure à la Faculté de droit, Section de droit civil, Université d’Ottawa. Avocate (LLB
(Université de Montréal), LLM (Université de Montréal), Master 2 (Paris 1 – Panthéon-Sorbonne),
LLD (Université Laval)). L’auteure tient à remercier chaleureusement le professeur émérite de
l’Université de Montréal, Adrian Popovici, qui a eu la grande générosité de lui partager un texte
inachevé et inédit datant de 1993, qu’il a rédigé sur le sujet. Elle remercie également les étudiants
de la Section de droit civil de la Faculté de droit de l’Université d’Ottawa, Marcelo Ciecha et
Marie-Pier Emery-Rochette, pour leur dévouement et leur assiduité remarquables. Cette étude
a été possible grâce au soutien financier offert par le Programme de financement pour le déve-
loppement de la recherche (PFDR) de l’Université d’Ottawa.

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ABSTR AC T
The author believes that the right to the safeguard of family life is a human right, a
fundamental right, even if it is not the subject of a specific legislation in Québec
private law. The author demonstrates its existence in two stages. Following an
­axiological approach, the author confronts the right to the safeguard of family life
with the range of values that bind society as such as what can be perceived in the
international, constitutional and quasi-constitutional order to verify that this order
would be incomplete without the recognition of such a right. In an axiomatic
approach, the author confronts the right to the safeguard of family life with the
characteristics of other human rights, as protected in Québec’s legal traditions, inclu-
ding the right to respect for private life, to infer that it is indeed a human right and
a fundamental right.

KE Y-WORDS:
Interference with family life, private law, human right, fundamental right, liability,
­private life.

SOMMAIRE
Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7
I. La démarche axiologique : confrontation du droit à la vie familiale
avec les valeurs de l’ordre international, constitutionnel et quasi
constitutionnel . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 8
II. La démarche axiomatique : confrontation du droit à la vie familiale
avec les caractéristiques des autres droits de la personnalité . . . . . . . . . 14
Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 24

La relation affective appelle une consolidation


que l’ordonnancement juridique
paraît seul en mesure de lui procurer.
François Rigaux1

1. François Rigaux, La protection de la vie privée et des autres biens de la personnalité, Bruxelles
et Paris : Bruylant et LGDJ, 1990 à la préface.

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Lacroix Vie familiale et droit de la personnalité 7

INTRODUCTION
À l’origine rebelles à toute classification juridique, les sentiments
ont intégré progressivement le droit, lequel se fait sensible, en cer-
taines hypothèses2, et accepte de réparer les atteintes qui leur sont
portées. À supposer même que, fort de cette irrésistible ascension, le
droit serve de structure d’accueil et intègre les sentiments parmi les
concepts communément retenus par les juristes, le concept juridique
d’affection revendique une existence propre au point de mériter le
respect et la consécration du droit positif québécois3.
Si l’affection, en tant que sentiment ambigu, est une « notion vague
et floue, pluridimensionnelle, elle est composite et ses multiples mani-
festations n’ont entre elles aucun dénominateur commun »4. La plas-
ticité considérable du concept permet de recenser des relations
affectives plurales. Ce sont les relations tissées entre les membres d’une
cellule familiale qui nous intéressent plus particulièrement.
Nous ne pouvons considérer la famille exclusivement comme un
lien de solidarité créé ou imposé par le sang, le mariage ou l’union
civile. C’est aussi et surtout un lien d’interdépendance affective et
matérielle. À une solidarité en quelque sorte physique de la famille
— qui se matérialise par une cohabitation ou une vie commune —,
peuvent s’arrimer une solidarité morale et une solidarité économique.
Il ne s’agit pas d’une pétition de principe. Nous avons réalisé une
analyse du droit québécois sur les atteintes à la vie familiale : le Code
civil digère parfaitement notre tradition jurisprudentielle en la matière5.
Nos tribunaux sanctionnent des atteintes directes (aliénation d’af-
fection) et indirectes (perte de consortium et de servitium, et solatium
doloris) à la vie familiale. Ils condamnent également des atteintes à la
dignité, à l’honneur et à la réputation de la famille au regard du nom,
mais aussi s’il y a offense d’un membre de la famille ou de sa dépouille
mortelle. Par conséquent, un droit au respect de la vie familiale existe
au Québec.

2. On peut penser au dol, à la bonne foi, au comportement du bonus pater familias.


3. Jacqueline Pousson-Petit et Alain Pousson, L’affection et le droit, Paris, Éditions du CNRS,
1990 à la p 357.
4. Ibid à la p 358.
5. Voir « L’atteinte à la vie familiale au Québec : premier mouvement » (2015) 45:2 RGD 443.

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8 Revue générale de droit (2016) 46 R.G.D. 5-26

À une casuistique de l’atteinte à la vie familiale, qui adopte un mode


inductif et une méthode analytique, doivent succéder un mode
déductif et une démarche systématique. Cela consiste à démontrer
que le droit au respect de la vie familiale est un droit de la personnalité,
selon le Code civil du Québec6, et un droit fondamental, en vertu de
la Charte des droits et libertés de la personne7, même s’il n’est pas maté-
rialisé par un texte spécifique.

Ubi remedium, ibi jus


La première démarche de notre démonstration consistera à con­
fronter le droit au respect de la vie familiale avec la panoplie des valeurs
qui cimentent notre société, telles que nous pouvons les percevoir
dans l’ordre international, constitutionnel et quasi constitutionnel, afin
de vérifier que cet ordre juridique n’est non seulement pas incompa-
tible avec un « droit fondamental de la personnalité au respect de la
vie familiale », mais qu’il serait incomplet sans la reconnaissance d’un
tel droit. C’est la démarche axiologique (partie I).
La seconde démarche consiste à vérifier notre hypothèse en
confrontant le droit au respect de la vie familiale avec les caracté­
ristiques des autres droits de la personnalité protégés dans notre tra-
dition juridique, pour en déduire qu’il s’agit bien d’un droit de la
personnalité et d’un droit fondamental. C’est la démarche axiomatique
(partie II).

I. LA DÉMARCHE AXIOLOGIQUE :
CONFRONTATION DU DROIT À LA VIE FAMILIALE
AVEC LES VALEURS DE L’ORDRE INTERNATIONAL,
CONSTITUTIONNEL ET QUASI CONSTITUTIONNEL
Tout en partant du fait social qu’est la famille, on ne peut qu’être
impressionné par le nombre de textes internationaux qui prévoient la
protection de la famille8. Un panorama liminaire des sources gouvernant

6. RLRQ c C-1991.
7. RLRQ c C-12 [Charte québécoise].
8. Jean Rhéaume, Droits et libertés de la personne et de la famille, Montréal, Wilson & Lafleur,
1990 aux pp 199 et s.

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Lacroix Vie familiale et droit de la personnalité 9

le droit à une vie familiale est certes complexe et opaque9. À une règle
internationale se greffent la règle européenne et la règle communautaire,

9. À l’appui, nous avons recensé des textes internationaux. Cette sélection n’est toutefois
pas exhaustive.
Convention américaine relative aux droits de l’homme, 22 novembre 1969, 1144 RTNU 183 art 17(1)
(entrée en vigueur : 18 juillet 1978) :
Protection de la famille. 1. La famille est l’élément naturel et fondamental de la société;
elle doit être protégée par la société et par l’État.
OÉA, Assemblée générale, 18e sess, Protocole additionnel à la Convention américaine relative aux
droits de l’homme traitant des droits économiques, sociaux et culturels, « Protocole de San Salvador »,
Doc off OEA/Ser.L/V/I.4 rev. 13 (1988) art 15(1) :
Droit à la création d’une famille et à sa protection. La famille est l’élément naturel et
fondamental de la société et elle doit être protégée par l’État qui doit veiller à l’améliora-
tion de sa situation matérielle et morale.
Pacte international relatif aux droits civils et politiques, 16 décembre 1966, 999 RTNU 171 art 17(1)–
(2) (entrée en vigueur : 23 mars 1976) :
Nul ne sera l’objet d’immixtions arbitraires ou illégales dans sa vie privée, sa famille, son
domicile ou sa correspondance, ni d’atteintes illégales à son honneur et à sa réputation.
Toute personne a droit à la protection de la loi contre de telles immixtions ou de telles
atteintes.
Art 23(1) :
La famille est l’élément naturel et fondamental de la société et a droit à la protection de
la société et de l’État.
Déclaration universelle des droits de l’Homme, Rés AG 217A (III), Doc off AGNU, 3e sess, supp no 13,
Doc NU A/810 (1948) art 12 :
Nul ne sera l’objet d’immixtions arbitraires dans sa vie privée, sa famille, son domicile ou
sa correspondance, ni d’atteintes à son honneur et à sa réputation. Toute personne a droit
à la protection de la loi contre de telles immixtions ou de telles atteintes.
Art 16(3) :
La famille est l’élément naturel et fondamental de la société et a droit à la protection de
la société et de l’État.
Convention internationale des droits de l’enfant, 20 novembre 1989, 1577 RTNU 3 au préambule
(entrée en vigueur : 2 septembre 1990) :
Convaincus que la famille, unité fondamentale de la société et milieu naturel pour la
croissance et le bien-être de tous ses membres, et en particulier des enfants, doit recevoir
la protection et l’assistance dont elle a besoin pour pouvoir jouer pleinement son rôle
dans la communauté; […].
Convention relative au statut des réfugiés, 28 juillet 1951, 189 RTNU 137 au préambule (entrée en
vigueur : 22 avril 1954) :
Considérant que l’unité de famille, cet élément naturel et fondamental de la société, est
un droit essentiel du réfugié, et que cette unité est constamment menacée, […].
CE, Charte sociale européenne (révisée), 3 mai 1996, STE no 163, Partie II, art 16 (entrée en vigueur :
5 juillet 1999) :
Droit de la famille à une protection sociale, juridique et économique. En vue de réaliser les
conditions de vie indispensables au plein épanouissement de la famille, cellule fondamen-
tale de la société, les Parties s’engagent à promouvoir la protection économique, juridique
et sociale de la vie de famille, notamment par le moyen de prestations sociales et familiales,
de dispositions fiscales, d’encouragement à la construction de logements adaptés aux
besoins des familles, d’aide aux jeunes foyers, ou de toutes autres mesures appropriées.
CE, Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, [2000] JO C 364/01 art 7 :
Respect de la vie privée et familiale. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et
familiale, de son domicile et de ses communications.

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10 Revue générale de droit (2016) 46 R.G.D. 5-26

lesquelles viennent combler les silences du droit interne et le con­


traignent à sortir de l’immobilisme. Dans la plupart des pays, la famille
est une entité protégée soit par des textes, soit même au-delà du
silence des textes. Elle constitue l’élément naturel et de base de toute
société; en ce sens, elle commande une protection de la société et de
l’État contre toute forme d’immixtions arbitraires ou illégales, à l’abri
des ingérences des pouvoirs publics et de l’action des personnes pri-
vées. De même, cette unité fondamentale de la société doit corres-
pondre à un milieu naturel pour la croissance et le bien-être de tous
ses membres, les enfants en particulier.
Il est vrai, cependant, qu’aucun texte ne reconnaît en tant que tel
un droit subjectif au respect de sa vie familiale10. D’ailleurs, l’article 8(1)
de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés
­fondamentales11, véritable matrice du droit à la vie familiale, est un

Art 33(1) :
Vie familiale et vie professionnelle. La protection de la famille est assurée sur le plan
juridique, économique et social.
Charte africaine des droits de l’homme et des peuples, 27 juin 1981, 1520 RTNU 218 art 18(1), 21 ILM
58 (1982) (entrée en vigueur : 21 octobre 1986) :
La famille est l’élément naturel et la base de la société. Elle doit être protégée par l’État
qui doit veiller à sa santé physique et morale.
CE, Charte sociale européenne, 18 octobre 1961, STE no 35, Partie II, art 16 (entrée en vigueur :
26 février 1966) :
Droit de la famille à une protection sociale, juridique et économique. En vue de réaliser
les conditions de vie indispensables au plein épanouissement de la famille, cellule fon-
damentale de la société, les Parties contractantes s’engagent à promouvoir la protection
économique, juridique et sociale de la vie de famille, notamment par le moyen de pres-
tations sociales et familiales, de dispositions fiscales, d’encouragement à la construction
de logements adaptés aux besoins des familles, d’aide aux jeunes foyers, ou de toutes
autres mesures appropriées.
10. En doctrine, voir notamment Philip Grant, La protection de la vie familiale et de la vie privée
en droit des étrangers, Bâle, Helbing & Lichtenhahn, 2000; Institut de droit européen des droits
de l’homme, Le droit au respect de la vie familiale au sens de la Convention européenne des droits
de l’homme, Actes du colloque des 22 et 23 mars 2002, Bruxelles, Bruylant, 2002; Frédéric Sudre,
dir, Le droit au respect de la vie familiale au sens de la Convention européenne des droits de l’homme,
vol 38, Bruxelles, Bruylant, 2002; Jean-Jacques Lemouland et Monique Luby, dir, Le droit à une
vie familiale, Paris, Dalloz, 2007; Dominique Chagnollaud et Guillaume Drago, dir, Dictionnaire
des droits fondamentaux, Paris, Dalloz, 2010 aux pp 711 et s; Michel Hottelier, Hanspeter Mock et
Michel Puéchavy, La Suisse devant la Cour européenne des droits de l’homme, 2e éd, Zurich,
Schulthess, 2011 à la partie X, « Le droit au respect de la vie privée et familiale, du domicile et de
la correspondance (art 8 de la Convention) ».
11. Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, 4 novembre
1950, 213 RTNU 221 telle qu’amendée par les Protocoles nos 11 (STE no 155, adopté le 11 mai 1994)
et 14 (STCE no 194, adopté en 2004) (entrée en vigueur : 1er juin 2010). En doctrine, voir Ursula
Kilkelly, Le droit au respect de la vie privée et familiale : un guide sur la mise en œuvre de l’article 8 de
la Convention européenne des droits de l’Homme, Strasbourg, Conseil de l’Europe, 2003 aux
pp 15–19 et 51 et s.

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Lacroix Vie familiale et droit de la personnalité 11

document de droit public et non de droit privé. Le texte même justifie


notre théorie, mais non le contexte12. Cette disposition, qui se rattache
au « droit au respect de la vie privée et familiale », se lit comme suit :
« Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son
domicile et de sa correspondance ». Selon François Rigaux, cet article
protège trois catégories de biens, soit la vie privée (en général), la vie
familiale et l’intimité familiale13.
Il y a lieu de distinguer un droit « à mener une vie familiale normale »
au sens où le droit international et notamment la Convention euro-
péenne des droits de l’Homme l’enseignent, et un droit « à une vie fami-
liale ». Il existe plus qu’une différence sémantique14. En effet, selon
Henri Labayle, « [c]’est désormais moins du droit à “mener une vie fami-
liale normale” qu’il est question, au sens où l’on s’efforce de garantir
l’individu à l’encontre des ingérences des pouvoirs publics, que qua-
siment d’un droit individuel “à une vie familiale” sinon à “une famille” »
[italiques dans l’original]15. Le doyen Carbonnier précisait d’ailleurs que
la « famille est moins une institution qui vaudrait par elle-même qu’un
instrument offert à chacun pour l’épanouissement de sa personnalité.
Que s’estompe le droit de la famille; parlons plutôt d’un droit de
l’homme (et de la femme) à la famille : c’est une forme du droit au
bonheur implicitement garanti par l’État » [italiques dans l’original]16.
On peut en tirer cependant comme constatation que la vie familiale
demeure non seulement une préoccupation majeure, digne de pro-
tection, mais imprègne le droit international, auquel nous ne sommes
jamais indifférents, ni au Canada ni au Québec.
Lorsque nous faisons appel à un concept de droit au respect de la
vie familiale, nous œuvrons dans le domaine du droit privé, afin de

12. Marie-Thérèse Meulders-Klein, « Vie privée, vie familiale et droits de l’homme » (1992) 44:4
RIDC 767.
13. Rigaux, supra note 1 aux nos 458–84. L’auteur concentre son analyse sur la troisième caté-
gorie et retient quatre thèmes, à savoir : le droit de mettre fin à une relation familiale, la protec-
tion de la famille nucléaire et notamment des époux contre certaines ingérences de l’État ou
des tiers, le devoir mutuel des époux de respecter l’intimité du partenaire, la protection des
valeurs d’intimité en dehors du mariage et des liens de famille du droit civil.
14. Henri Labayle, « La diversité des sources du droit à une vie familiale » dans Lemouland et
Luby, supra note 10, 1 à la p 1.
15. Ibid aux pp 1–2.
16. Jean Carbonnier, « À chacun sa famille, à chacun son droit » dans Jean Carbonnier, Essais
sur les lois, 2e éd, Paris, Defrénois, 1995, 91 à la p 93.

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12 Revue générale de droit (2016) 46 R.G.D. 5-26

pénétrer dans la sphère des droits individuels, mais nier que ce droit
baigne dans une ambiance constitutionnelle certaine serait irréaliste17.
On le sait, aucun texte dans la Constitution du Canada ne protège
directement ni la famille ni la vie familiale, même si on peut citer le
premier paragraphe du préambule de la Déclaration canadienne des
droits18 : « Le Parlement du Canada proclame que la nation canadienne
repose sur des principes qui reconnaissent la suprématie de Dieu, la
dignité et la valeur de la personne humaine ainsi que le rôle de la
famille dans une société d’hommes libres et d’institutions libres ». Dans
Moge c Moge19, la Cour suprême, sous la plume de la juge L’Heureux-
Dubé, écrit ce qui suit :
Nombreux sont ceux qui croient que le mariage et la famille
assurent le bien-être émotif, économique et social des membres
de la cellule familiale. Celle-ci peut être un havre de sécurité et
de confort, ainsi qu’une oasis où ses membres ont leur contact
humain le plus intime. Le mariage et la famille représentent un
système de soutien émotif et économique aussi bien qu’un lieu
d’intimité. À cet égard, la cellule familiale sert des intérêts per-
sonnels vitaux et elle peut être liée au développement d’un
« sens global de la personnalité ». Le mariage et la famille consti-
tuent un magnifique environnement pour élever et éduquer
les jeunes de notre société en leur fournissant le premier milieu
de développement des capacités d’interaction sociale. Ces ins-
titutions constituent, en outre, le moyen de transmettre les
valeurs que nous jugeons essentielles à notre sens de la collec-
tivité [nos soulignés]20.
Suivant une interprétation libérale, souple et large du texte de la
Charte canadienne des droits et libertés21, la Cour suprême semble
reconnaître, en obiter, un droit au respect de la vie familiale, sous le

17. José Woehrling, « L’impact de la Charte canadienne des droits et libertés sur le droit de la
famille au Québec » (1988) 19:4 RGD 735. Voir également Shelagh Day, « The Charter and Family
Law » dans Elizabeth Sloss, dir, Family Law in Canada: New Directions, Ottawa, Canadian Advisory
Council on the Status of Women, 1985, 27 à la p 35 : « There is debate among legal experts in Canada
as to how far the Charter can reach into the “private sector”. However, in the area of family law the
significant point is that the Charter applies to all laws, including the common law, that is, to the
traditions of law built up through court decisions, as well as to the statutes ».
18. SC 1960, c 44.
19. [1992] 3 RCS 813, 1992 CanLII 25 (CSC).
20. Ibid à la p 848.
21. Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, consti-
tuant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R-U), 1982, c 11.

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Lacroix Vie familiale et droit de la personnalité 13

couvert d’autres vocables. Ainsi, le juge Lamer, dissident, dans Mills c R22
précise ceci :
la notion de sécurité de la personne ne se limite pas à l’inté-
grité physique; elle englobe aussi celle de protection contre
[…] l’atteinte à la vie privée, la tension et l’angoisse résultant
d’une multitude de facteurs, y compris éventuellement les
perturbations de la vie familiale, sociale et professionnelle, les
frais de justice et l’incertitude face à l’issue et face à la peine23.
Le juge McIntyre, dans Public Service Employee Relations Act (Alb)
(Renvoi relatif à la)24, précise qu’en dépit du fait que certaines insti­
tutions collectives comme le mariage et la famille ne tombent pas faci-
lement ou entièrement sous la rubrique « liberté d’association », « [c]ela
ne veut pas dire que des institutions fondamentales, comme le mariage,
ne bénéficieront jamais de la protection de la Charte. L­ ’institution du
mariage, par exemple, pourrait fort bien être protégée par la combi-
naison de la liberté d’association et d’autres droits et libertés »25.
Les juges de la Cour suprême invoquent donc le droit à la sécurité
et le droit à la liberté, nommément inscrits dans la Charte canadienne,
pour reconnaître, par la porte de service, un droit au respect de la vie
familiale.
Considérant l’interprétation très large de la Charte canadienne par
les tribunaux, dont évidemment la Cour suprême, il est acquis que
l’interprétation de la Charte québécoise doit répondre aux mêmes
règles d’herméneutique26 . D’ailleurs, comme le précise la Cour
suprême, la Charte canadienne est loin d’être sans portée pour les par-
ties privées dont les litiges relèvent du droit civil. Si la Charte cana-
dienne ne s’applique pas aux litiges privés, « les tribunaux ne sauraient,
toutefois, ignorer les valeurs qui sous-tendent la Charte dans toutes
décisions qu’ils sont appelés à rendre »27.

22. [1986] 1 RCS 863, 1986 CanLII 17 (CSC).


23. Ibid au para 145.
24. [1987] 1 RCS 313, 1987 CanLII 88 (CSC).
25. Ibid au para 173.
26. Jean-Maurice Brisson, « L’impact du Code civil du Québec sur le droit fédéral : une problé-
matique » (1992) 52 R du B 345; Jean-Maurice Brisson et André Morel, « Droit fédéral et droit civil :
complémentarité, dissociation » (1996) 75:2 R du B can 297.
27. P (D) c S (C), [1993] 4 RCS 141, 1993 CanLII 35 (CSC) (majorité sous la plume de la juge
L’Heureux-Dubé). Pour un traitement de cette question, voir SDGMR c Dolphin Delivery Ltd,
[1986] 2 RCS 573 aux para 26–41, 1986 CanLII 5 (CSC), juge McIntyre. En doctrine, voir Danielle

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14 Revue générale de droit (2016) 46 R.G.D. 5-26

Le texte de la Charte québécoise (et son esprit)28 constitue, par consé-


quent, un terrain propice pour lire un droit fondamental au respect de
la vie familiale, par interprétation.

II. LA DÉMARCHE AXIOMATIQUE :


CONFRONTATION DU DROIT À LA VIE FAMILIALE
AVEC LES CARACTÉRISTIQUES DES AUTRES DROITS
DE LA PERSONNALITÉ
La Charte québécoise est destinée non seulement à sanctionner
les atteintes d’origine privée aux droits et libertés définis, mais vise
aussi à faire échec à l’action étatique qui violerait ces mêmes droits
et libertés29.
Évidemment, la Charte va plus loin que simplement réaffirmer
les droits que la jurisprudence avait dégagés du principe de l’ar-
ticle 1053 CcBC et leur accorder un statut quasi constitutionnel. Elle
contient de plus l’énoncé de droits politiques30, judiciaires31, écono-
miques et sociaux32. La Charte correspond donc à la traduction juri-
dique d’une vision globale (politique, au sens large) de la société
québécoise. De fait, elle fournit un catalogue des droits juridiquement
protégés considérés comme étant fondamentaux dans notre système
juridique. Les droits et libertés qui y sont consacrés ne sont pas uni-
quement des vœux pieux : la Charte les protège en sanctionnant leur

Pinard, « Les dix ans de la Charte canadienne des droits et libertés et le droit civil québécois :
quelques réflexions » (1992) 24 Ottawa L Rev 193.
28. Bien avant l’avènement de la Charte, Louis Baudouin avait clairement décelé, entre autres,
que le droit civil québécois était en marche pour devenir un droit centré sur la personne
humaine; voir Louis Baudouin, « La personne humaine au centre du droit québécois » (1966) 26:2
R du B 66; Louis Baudouin, Les aspects généraux du droit privé dans la province de Québec : droit
civil, droit commercial, procédure civile, Paris, Dalloz, 1967 à la p 201.
29. FR Scott, « The Bill of Rights and Quebec Law » (1959) 37 R du B can 135; Jacques-Yvan
Morin, « Une Charte des droits de l’homme pour le Québec » (1963) 9 McGill LJ 273; André Morel,
« La Charte québécoise : un document unique dans l’histoire législative canadienne. (De la
Charte québécoise des droits et libertés : origine, nature et défis) » (1987) 21:1 RJT 1; Alain-Robert
Nadeau, « La Charte des droits et libertés de la personne : origines, enjeux et perspectives. Pro-
légomènes » (2006) R du B numéro thématique hors série : La Charte québécoise : origines, enjeux
et perspectives 1.
30. Charte québécoise, supra note 7, arts 21–22.
31. Ibid, arts 23–38.
32. Ibid, arts 39–48.

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Lacroix Vie familiale et droit de la personnalité 15

violation, par la voie de l’article 49 — et l’octroi de dommages-intérêts


punitifs en cas d’atteinte illicite et intentionnelle33.
Nous verrons que les droits de la personne, bien qu’ils soient
exprimés en tant que droits de l’individu, ont une dimension fonciè-
rement sociale qui trouve dans la famille son expression innée et vitale.
Au Québec, la théorie des droits de la personnalité a d’abord été
doctrinale avant d’être codifiée. Si notre législateur s’est inspiré d’une
notion doctrinale, il l’a fait avec prudence (sans lui donner de défini-
tion), mais pas toujours avec perspicacité. En effet, comme les droits
de l’enfant à « la protection, à la sécurité et à l’attention que ses parents
ou les personnes qui en tiennent lieu peuvent lui donner »34 (si impor-
tants soient-ils) et le respect du corps après le décès peuvent diffici­
lement être classés dans certains droits de la personnalité, il n’est
pas certain que notre législateur ait bien digéré la notion doctrinale
qui l’a inspiré.
On comprend le législateur québécois. Peu d’auteurs sont d’accord
sur le contenu et les caractéristiques juridiques des droits de la per-
sonnalité ou des « biens de la personnalité »35. L’énoncé non exhaustif
de l’article 3 CcQ traduit d’ailleurs les incertitudes de la doctrine. Existe-
t-il un droit aux « sentiments d’affection »36?
On peut dégager quelques idées générales qui font l’objet d’un
consensus chez la plupart des auteurs qui se sont penchés sur la ques-
tion. Mais avant de faire appel à la doctrine, il convient de dégager ce
que le Code civil lui-même exprime expressément ou implicitement.
Les prérogatives qui se rattachent à la personnalité juridique sont
également reflétées par la reconnaissance de droits fondamentaux
(subjectifs) pour lesquels toute atteinte est sanctionnée par une
contrainte juridique37. De tels droits revêtent des caractères propres.
En vertu de l’article 3, al 2 CcQ, qui énonce que « [t]oute personne est
titulaire d’un patrimoine », on peut facilement déduire que le droit de

33. Ibid, art 49, al 2; de Montigny c Brossard (Succession), 2010 CSC 51, [2010] 3 RCS 64.
34. Art 32 CcQ; Charte québécoise, supra note 7, art 39. De façon analogue, la personne âgée
ou handicapée a droit à une protection contre toute forme d’exploitation; elle bénéficie au
surplus du droit à la protection et à la sécurité que doivent lui apporter sa famille ou les per-
sonnes qui en tiennent lieu (voir ibid, art 48).
35. Rigaux, supra note 1.
36. Henri Mazeaud et al, Leçons de droit civil, t 1, vol 2, 7e éd, François Chabas, dir, Paris, Mont-
chrestien, 1986 au no 802. Voir également Pousson-Petit et Pousson, supra note 3 aux pp 358–60.
37. Art 1457 CcQ; Charte québécoise, supra note 7, art 49.

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16 Revue générale de droit (2016) 46 R.G.D. 5-26

la personnalité est extrapatrimonial, car dépourvu de valeur pécuniaire


en soi. Il s’agit d’un droit qui n’est pas directement susceptible d’éva-
luation pécuniaire (contrairement aux droits patrimoniaux : droits de
créance, réels et intellectuels). Il est intransmissible38, incessible39, insai-
sissable40 et imprescriptible41. Ces caractéristiques ne possèdent pas
un caractère absolu et invitent à la nuance. Certains attributs de ces
droits peuvent, en diverses circonstances, faire l’objet de conventions
à caractère patrimonial, dont l’exploitation commerciale du nom ou
de l’image42.
Il faut ajouter que les droits de la personnalité présentent l’origi­
nalité de ne pas avoir un objet extérieur au sujet lui-même. Ils portent
sur des éléments constitutifs de la personnalité du sujet prise sous ses
multiples aspects, physique et moral, individuel et social43. Ce sont des
droits innés, inhérents à toute personne, dont elle est titulaire de sa
naissance à sa mort. Ils ne naissent pas de la volonté humaine (acte
juridique) ou d’un fait juridique ou autre contingence.
Le noyau dur44 — celui sur lequel les controverses doctrinales sont
marginales — des droits de la personnalité fait l’objet de l’énumération,
non exhaustive (« tels »)45, de l’article 3 CcQ. Il s’agit du droit à la vie, du
droit à l’inviolabilité et à l’intégrité, du droit au respect du nom, du
droit au respect de la réputation et du droit au respect de la vie privée
(incluant les composantes de l’image et de la voix)46. La disposition
contenue à l’article 3 CcQ fait œuvre de prudence : toute personne est
titulaire de droits de la personnalité, dont certains sont énumérés dans
le même article. Il en résulte que toute personne est titulaire d’autres

38. Arts 625, al 3 et 1610, al 2 CcQ.


39. Art 3, al 2 CcQ.
40. Art 552 et s Cpc.
41. Art 2876 CcQ.
42. Pour la renonciation à l’exercice des droits de la personnalité, voir notamment Maxime
Lamothe, La renonciation à l’exercice des droits et libertés garantis par les chartes, coll « Minerve »,
Cowansville (Qc), Yvon Blais, 2007.
43. Pousson-Petit et Pousson, supra note 3 à la p 360.
44. Pour un usage de cette expression, voir notamment Édith Deleury et Dominique Goubau,
Le droit des personnes physiques, 5e éd, Cowansville (Qc), Yvon Blais, 2014 au para 84; Édith Deleury
et Christine Morin, « Jouissance et exercice des droits civils » dans JurisClasseur Québec, coll
« Droit civil », Personnes et famille, fasc 1, Montréal, LexisNexis Canada, feuilles mobiles, au para 28.
45. Québec, Ministère de la Justice, Commentaires du ministre de la Justice : le Code civil du
Québec, t 1, Québec, Publications du Québec, 1993, sous l’article 3 : « Il énumère, de façon non
limitative, les principaux droits de la personnalité régis par le Code civil du Québec tel que le
permet l’article 9.1 de la Charte des droits et libertés de la personne ».
46. Aubry c Éditions Vice-Versa inc, [1998] 1 RCS 591, 1998 CanLII 817 (CSC) [Aubry].

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Lacroix Vie familiale et droit de la personnalité 17

droits de la personnalité, outre ceux mentionnés expressément dans


cette disposition47. En périphérie du noyau dur des droits de la per-
sonnalité, des intérêts semblent poindre et se manifester dans la juris-
prudence québécoise. On remarque notamment l’émergence d’un
intérêt « esthétique » à l’endroit de certains objets, dont des arbres
matures composant une forêt, en raison de leur valeur intrinsèque48,
ou encore des haies49.
La Charte québécoise50 édicte également d’autres droits51, tels que
le droit à la sûreté52, le droit à la liberté53, le droit à la dignité54, le droit
à l’honneur55, le droit à la jouissance paisible et à la libre disposition
de ses biens56, le droit au respect du secret professionnel57 et le droit
à l’égalité58.
Le droit au respect de la vie familiale n’apparaît pas dans cette énu-
mération, si ce n’est dans le cas de l’atteinte à l’intimité de la personne
ou de l’intrusion injustifiée dans la sphère privée. Il faut s’interroger sur
la classification du droit au respect de la vie familiale : est-ce possible
de le considérer comme une composante du droit à la vie privée?
Certes, il aurait été possible de remettre en question sa classification

47. Le titre II du livre I s’intitule « De certains droits de la personnalité » [nos italiques]. Il y est
traité « De l’intégrité de la personne » (chapitre I), « Du respect des droits de l’enfant » (chapitre II),
« Du respect de la réputation et de la vie privée » (chapitre III) et « Du respect du corps après le
décès » (chapitre IV).
48. Colombie-Britannique c Canadian Forest Products Ltd, 2004 CSC 38, [2004] 2 RCS 74. Sur la
coupe d’arbres qui occasionne un préjudice esthétique, voir notamment Ribardière c Québec
(Ministre des Transports), JE 88-1022 (CP); Ostiguy c Wilson, [1991] RRA 798 (CS); Larochelle c Moulin
de préparation de bois en transit de St-Romuald ltée, JE 98-90 (CA); Larouche c Hydro-Québec,
JE 2002-778 (CS); Lefebvre c Barbeau, [2005] RL 184 (CQ); Dionne c Caisse populaire Desjardins de
St-Pascal de Kamouraska, 2006 QCCQ 2205.
49. Axa Assurances inc c Automobiles Bertrand Boisjoly inc, [2002] RRA 250 (CQ); Daviault c
­Boisvert, [2003] RDI 907 (CQ); Danilov c Wieslaw, 2010 QCCQ 95.
50. En comparant le Code civil et la Charte québécoise, on remarque que les droits à la vie, à
l’intégrité et au respect de la réputation et de la vie privée se retrouvent dans les deux textes.
Certes, il s’agit là de droits fondamentaux de la personnalité.
51. L’article 3 de la Charte québécoise précise des libertés fondamentales, telles que la liberté
de conscience, la liberté de religion, la liberté d’opinion, la liberté d’expression, la liberté de
réunion pacifique et la liberté d’association.
52. Charte québécoise, supra note 7, art 1.
53. Ibid.
54. Ibid, art 4.
55. Ibid.
56. Ibid, art 6.
57. Ibid, art 9.
58. Ibid, art 10.

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18 Revue générale de droit (2016) 46 R.G.D. 5-26

par le vecteur de la dignité59 ou du droit à l’intégrité (physique, psy-


chologique, morale et sociale)60. Nous avons opté pour la vie privée.
Quelques réflexions liminaires s’imposent sur les contours souples
de la notion de vie privée61, qui est nécessairement floue et évolutive,
afin de fournir une protection réelle et non seulement théorique aux
individus62. Bien que la vie privée échappe encore à une définition
formelle, le droit civil québécois l’érige en tant que droit fondamental
de la personnalité. Des auteurs qualifient ce dernier comme un « droit
de la personnalité, qui participe de la dignité humaine, de la liberté
et de la démocratie »63, un droit devenu « trait de la civilisation con­
temporaine »64, ou encore un « instrument au service des capacités de

59. Québec (Curateur public) c Syndicat national des employés de l’hôpital St-Ferdinand, [1996]
3 RCS 211 aux para 99–108, 1996 CanLII 172 (CSC), juge L’Heureux-Dubé [Hôpital St-Ferdinand].
Voir également Christian Brunelle, « La dignité dans la Charte des droits et libertés de la personne :
de l’ubiquité à l’ambiguïté d’une notion fondamentale » (2006) R du B numéro thématique hors
série : La Charte québécoise : origines, enjeux et perspectives 143.
60. Hôpital St-Ferdinand, supra note 59 aux para 95–98, juge L’Heureux-Dubé.
61. Le législateur reconnaît le droit à la vie privée dans de nombreux textes de lois. Au Québec,
ce droit jouit d’une triple protection, assurée à la fois par des textes constitutionnels, quasi
constitutionnels et législatifs. Même si le droit à la vie privée n’est pas expressément consacré
par la Charte canadienne, la Cour suprême a vu dans les articles 7 et 8 le fondement d’un droit
constitutionnel à la vie privée. Voir notamment R c Patrick, 2009 CSC 17, [2009] 1 RCS 579. Dans
la Charte québécoise, le droit à la vie privée est reconnu aux articles 5 à 9, lesquels consacrent
tour à tour le droit d’un individu au respect de sa vie privée, son droit à la « jouissance paisible
et à la libre disposition de ses biens », l’inviolabilité de sa demeure, ainsi que le secret profes-
sionnel. Par ailleurs, outre quelques lois sur la protection des renseignements personnels (Loi
sur la protection des renseignements personnels et les documents électroniques, LC 2000, c 5; Loi sur
l’accès aux documents des organismes publics et sur la protection des renseignements personnels,
RLRQ, c A-2.1; Loi sur la protection des renseignements personnels dans le secteur privé, RLRQ,
c P-39.1), la vie privée est reconnue expressément aux articles 3 et 35 à 41 CcQ. Ces dernières
dispositions sont regroupées dans le chapitre intitulé Du respect de la réputation et de la vie privée
et elles énoncent la portée de ce droit en énumérant « de façon non limitative les faits considérés
comme des atteintes à la vie privée ».
62. Henri Brun, Guy Tremblay et Eugénie Brouillet, Droit constitutionnel, 5e éd, Cowansville
(Qc), Yvon Blais, 2008 aux pp 1137–38; Deleury et Goubau, supra note 44 au para 175; Jean-Louis
Baudouin, Patrice Deslauriers et Benoît Moore, La responsabilité civile, 8e éd, vol 1, « Principes
généraux », Cowansville (Qc), Yvon Blais, 2014 au para 1-269; Danielle Parent, « La reconnaissance
et les limites du droit à la vie privée en droit québécois » dans Service de la formation perma-
nente, Barreau du Québec, Développements récents en droit administratif (1994), Cowansville (Qc),
Yvon Blais, 1994, 215; Marie Annik Grégoire, « Atteinte à la vie privée et à la réputation » dans
JurisClasseur Québec, coll « Droit civil », Personnes et famille, fasc 4, Montréal, LexisNexis Canada,
feuilles mobiles, au para 13.
63. Parent, supra note 62.
64. Bernard Beigner, Le droit de la personnalité, coll « Que sais-je? », Paris, Presses Universitaires
de France, 1992 à la p 8.

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Lacroix Vie familiale et droit de la personnalité 19

développement personnel autonome, des capacités de l’individu à


forger son identité »65.
Dans l’arrêt Valiquette, la Cour d’appel, sous la plume du juge
Michaud, relève trois composantes, ou dimensions conceptuelles, du
droit au respect de la vie privée d’un individu, soit le « droit à l’ano-
nymat et à l’intimité, ainsi que le droit à l’autonomie dans l’aménage-
ment de sa vie personnelle et familiale ou encore le droit au secret et
à la confidentialité »66. La Cour inclut par ailleurs « le droit à l’inviolabi-
lité du domicile, à l’utilisation de son nom, les éléments relatifs à l’état
de santé, la vie familiale et amoureuse, l’orientation sexuelle »67. Devant
les avancées technologiques, certains auteurs proposent l’ajout du
droit à « l’autodétermination informationnelle »68.
Traitant du caractère élastique de la notion de vie privée, le profes-
seur Benoît Pelletier synthétise fort justement les divers aspects que
recouvre la vie privée, dont la vie familiale et le respect de la vie conju-
gale; il écrit :
La vie privée est une notion très élastique qui recouvre une
panoplie indéfinie de situations où il peut être porté atteinte à
celle-ci. Bien qu’elle soit un sujet relativement imprécis et indé-
finissable, la protection de la vie privée comporte différents
aspects, lesquels sont plus ou moins régis par le droit existant :
confidentialité des données à caractère personnel, privilège
contre l’auto-incrimination, droit de ne pas être forcé de témoi-
gner contre son conjoint, autorité parentale et vie familiale,
intégrité physique et morale, droit à l’honneur et à la dignité,
liberté de circulation et d’établissement, fouilles corporelles,
fouilles de véhicules, perquisitions et saisies, espionnage, invio-
labilité du domicile, développements technologiques et res-
pect des télécommunications, respect de l’image, secret fiscal,

65. Deleury et Goubau, supra note 44 au para 174. Les auteurs se fondent sur l’article de Lisa
M Austin, « Privacy and Private Law: The Dilemma of Justification » (2010) 55:2 McGill LJ 165 à la
p 169.
66. Gazette (The) (Division Southam inc) c Valiquette, [1997] RJQ 30 à la p 36 (CA) [Valiquette].
La Cour réfère aux arrêts suivants de la Cour suprême : R c Dyment, [1988] 2 RCS 417, 1988 CanLII
10 (CSC); R c Duarte, [1990] 1 RCS 30, 1990 CanLII 150 (CSC).
67. Valiquette, supra note 66 à la p 36.
68. Deleury et Goubau, supra note 44 au para 177. En jurisprudence, voir notamment l’affaire
9179-3588 Québec Inc (Institut Drouin) c Drouin, 2013 QCCA 2146 au para 51, dans laquelle le juge
Dalphond s’exprime ainsi : « Le droit à la vie privée peut se définir comme le droit d’un individu
de déterminer lui-même quand, comment et dans quelle mesure il diffusera des renseignements
personnels le concernant ».

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20 Revue générale de droit (2016) 46 R.G.D. 5-26

secret médical, secret bancaire, secret de l’instruction, secret


de la correspondance et de la poste, tests génétiques, procréa-
tion assistée, expérimentation post mortem, accouchements
anonymes, transferts de données à l’étranger, protection
des éléments et produits du corps, respect de l’orientation
sexuelle, respect de la vie conjugale, droit à l’intimité, etc. »
[nos soulignés]69.
En pratique, l’existence d’une relation affective sert fréquemment
de socle à la décision en lien avec la révélation de faits qui relèvent de
la vie privée. La famille est un concept à la fois affectif et juridique. La
protection s’applique ainsi aux individus par rapport à leurs choix fami-
liaux, à leur vie familiale au sein d’un domicile inviolable, ou encore à
la diffusion de renseignements concernant leur famille70. À l’instar
d’une auteure, il est possible d’affirmer ce qui suit : « Les exigences de
la morale contemporaine justifient ainsi que soient conçus comme des
données afférentes à l’intimité, les sentiments, les relations familiales
ou amicales, la nudité, le mode de vie et l’état physique et psychique
de la personne »71.
Si le droit à la vie privée tend à protéger l’individualité propre de la
personne, son essence, il pourrait être opportun d’inclure la vie fami-
liale comme composante. En effet, la cellule familiale — basée sur
l’affection — ne participe-t-elle pas de l’essence de la personne, de son
individualité? Plusieurs individus s’identifient à leur famille et nul doute
que l’appartenance à un groupe familial contribue de façon importante
à la création de leur identité (existe-t-il au surplus un « droit à l’iden-
tité »?)72. Une protection de la famille, fondée sur un sentiment d’affec-
tion mutuel, devient un but, mais aussi un moyen pour atteindre le
droit d’avoir du bonheur personnel.

69. Benoît Pelletier, « Droit constitutionnel : la protection de la vie privée au Canada » (2001)
35 RJT 485 aux pp 487–88.
70. Nous n’avons recensé aucune décision qui se fonde exclusivement sur une atteinte à
la vie familiale visant l’obtention de dommages-intérêts sur la base de l’article 5 de la Charte
québécoise.
71. Isabelle Tricot-Chamard, Contribution à l’étude des droits de la personnalité : l’influence de
la télévision sur la conception de la personnalité, Aix-en-Provence, Presses Universitaires d’Aix-
Marseille, 2004 au no 25.
72. Prenant appui sur l’arrêt Aubry, supra note 46, des auteurs précisent que « le contrôle sur
sa propre identité suppose un choix personnel des décisions fondamentalement privées pro-
tégées par l’article 5 » [nos soulignés]; ils mentionnent en outre l’importance particulière que
revêt la vie privée du fait de son statut « [d’]instrument au service des capacités de développe-
ment personnel autonome, des capacités de l’individu à forger son identité » [nos soulignés];
voir Deleury et Goubau, supra note 44 aux para 174 et 180.

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Lacroix Vie familiale et droit de la personnalité 21

Néanmoins, en raison de son importance, la protection de la vie


familiale, reléguée comme une composante du droit à la vie privée,
paraît insuffisante. Il serait préférable que la vie familiale soit érigée au
rang de droit de la personnalité. L’affirmation selon laquelle de nom-
breux droits de la personnalité n’ont pas de consistance ferme et ont
des contours incertains ne suffit pas à ruiner les avantages que ce droit
de la personnalité émergent est susceptible d’offrir.
Un droit au respect de la vie familiale peut s’inscrire dans la caté-
gorie des droits de la personnalité. Il est possible de trouver un appui
en faisant appel au droit comparé. Nous porterons une attention par-
ticulière aux modèles français et suisse.
En 1909, le professeur Perreau, pionnier en matière de droits de la
personnalité, rattache les droits à trois idées qui leur servent de socle :
les droits de l’individu comme tel; les droits de l’individu comme
membre de la famille; les droits de l’individu comme membre de la
société73. Faisant écho à cette deuxième acception, Raymond Lindon
propose, dans son Dictionnaire juridique sur les droits de la personnalité,
que la famille, considérée du point de vue des droits de la personnalité
d’un individu,
se compose des personnes liées à cet individu par les liens
conjugaux, ou de parenté, voire d’alliance, et non pas néces-
sairement successoraux, à qui, soit en commun, soit à titre
privatif, est reconnu le droit après son décès, soit de défendre
sa personnalité, soit d’assurer l’exécution de ses intentions en
matière d’œuvres posthumes et de sépulture, soit de détenir
les objets qui perpétuent son souvenir, la détermination de
ces personnes étant faite par la loi pour la divulgation des
œuvres posthumes, et dans les autres cas, par les tribunaux,
en considération de la nature du droit à exercer et de la per-
sonnalité de ceux qui ont vocation à cet exercice74.
En 1935, René Savatier avait proposé une idée intéressante, laquelle
a presque séduit le législateur français, d’ailleurs, celle de la personne
morale75. Cependant, cette idée ne correspond pas à la réalité juri-
dique; le Code civil du Québec est axé essentiellement sur les droits de

73. EH Perreau, « Les droits de la personnalité » 1909 RTDC 501.


74. Raymond Lindon, Les droits de la personnalité, Paris, Dalloz, 1983 à la p 95. Voir également
Tricot-Chamard, supra note 71 aux nos 24–25.
75. René Savatier, « Une personne morale méconnue : la famille en tant que sujet de droit »
(1939) D Chron 49.

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22 Revue générale de droit (2016) 46 R.G.D. 5-26

l’individu. Nous estimons néanmoins que cette idée de Savatier est


fertile et heuristique. Cornu se questionnait d’ailleurs en ces termes :
« [l]’existence positive d’un statut de la famille laisse ouvert le débat
technique — et largement académique — de la personnalité juridique
de la famille : la famille constitue-t-elle une personne juridique distincte
de celle des membres qui la composent? La famille est-elle dotée de la
personnalité morale? » [italiques dans l’original]76. L’auteur qualifie de
séduisante cette idée d’attribuer une personnalité civile à la famille77.
En effet, prenons l’hypothèse que la famille est une personne
morale, titulaire de droits de la personnalité. La cellule familiale méri-
terait d’être protégée dans son intégrité physique (contre le démem-
brement familial dû, par exemple, au décès d’un membre de la famille),
dans son intégrité morale (atteintes extrapatrimoniales à la vie fami-
liale) et dans son intégrité économique (perte de soutien financier). Tout
déséquilibre dans la vie familiale est un dommage certain. L’analogie
n’est pas oiseuse.
En 1990, dans un ouvrage consacré à la reconnaissance d’un droit à
l’affection, des auteurs français relèvent l’existence d’une communauté
affective entre les proches parents. Celle-ci commande une protection
juridique pour les atteintes portées au droit à l’intégrité physique et au
droit à l’intégrité affective. Les auteurs écrivent ce qui suit :
L’affection est inhérente à toute personne, elle est une com-
posante de la personnalité. Une comparaison peut être utile-
ment menée entre le droit à l’intégrité physique et le droit à
l’intégrité affective. Les membres du couple — sans qu’il y ait
lieu de donner à ce terme une signification trop étroite —
trouvent dans cette appartenance une dimension particulière

76. Gérard Cornu, Droit civil : la famille, 8e éd, Paris, Montchrestien, 2003 à la p 10.
77. Cette idée a été soulevée par la suite dans Agnès Lucas-Schloetter, Droit moral et droits de
la personnalité : étude de droit comparé français et allemand, t 1, Aix-Marseille, Presses Universi-
taires d’Aix-Marseille, 2002 au no 282 : « De ce qu’elle représente une communauté de vie, d’inté-
rêts, de sentiments, on peut en effet se demander si la famille n’est pas le siège de prérogatives
d’ordre extrapatrimonial destinées à les protéger ». L’auteure apporte une réponse négative,
mais nuancée :
Reste que l’existence de liens familiaux, et la communauté d’intérêts qu’ils présupposent,
ne sont pas sans influence sur la détermination de l’étendue de la protection accordée à
la vie privée de l’individu : le récit d’évènements concernant ses proches, parents ou
enfants, peut en effet lui causer un préjudice caractérisant une atteinte à l’intimité de sa
propre vie privée […]. Mais il s’agit dans de telles hypothèses d’une extension de la notion
de vie privée aux informations concernant les liens familiaux de l’individu, non d’un droit
de la personnalité de la famille en tant que telle : la famille n’a pas de droit au respect de
la vie privée… (au no 283).

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Lacroix Vie familiale et droit de la personnalité 23

de leur singularité. Il a été maintes fois démontré que le couple


contemporain est fondé sur le plaisir d’être ensemble, plaisir
très profond qui dépasse de beaucoup celui de la révélation
sexuelle. La relation qui unit les conjoints, les complices, les
partenaires, mais aussi les parents et enfants, est à ce point
intense qu’elle constitue une partie de l’identité de la ­personne.
Que cette affection vienne à être amputée ou détournée et
c’est la personnalité toute entière qui est atteinte. Dès lors, le
tiers à l’origine de ce sacrifice affectif doit indemniser la ou les
victimes. Ce droit à réparation excède notablement les limites
du préjudice d’affection [nos soulignés]78.
Ces quelques propositions françaises font ici correspondre la famille
à une unité patrimoniale — rapprochée d’une personne morale ou
d’une communauté entre proches parents.
Le droit suisse est également pertinent pour notre analyse. Les
articles 27 et 28 introduits par le législateur dans le Code civil suisse,
en 1907, assurent une protection des droits de la personnalité, dans
leur ensemble, et de la vie affective d’une personne, en particulier.
La loi fédérale du 16 décembre 1983, portant révision du Code civil,
renforce cette protection79. Malgré le fait que ces dispositions ne défi-
nissent pas le contenu de la personnalité, il est admis en général que
cette notion embrasse tout ce qui sert à individualiser une personne
et qui est digne de protection vu les besoins des relations entre indi-
vidus et selon les mœurs80. La doctrine distingue en général entre la
personnalité physique, la personnalité affective et la personnalité
sociale81.

78. Pousson-Petit et Pousson, supra note 3 aux pp 360–61.


79. Elle est entrée en vigueur le 1er juillet 1985.
L’article 27 se lit comme suit :
Nul ne peut, même partiellement, renoncer à la jouissance ou à l’exercice des droits civils.
Nul ne peut aliéner sa liberté, ni s’en interdire l’usage dans une mesure contraire aux lois
ou aux mœurs.
L’article 28 se lit comme suit :
Celui qui subit une atteinte illicite à sa personnalité peut agir en justice pour sa protection
contre toute personne qui y participe.
Une atteinte est illicite, à moins qu’elle ne soit justifiée par le consentement de la victime,
par un intérêt prépondérant privé ou public, ou par la loi.
80. Andreas Bucher, Personnes physiques et protection de la personnalité, 4e éd, Bâle, Helbing
& Lichtenhahn, 1999 au no 462.
81. Pierre Tercier, Le nouveau droit de la personnalité, Zurich, Schulthess Polygraphischer, 1984
au no 354; Bucher, supra note 80 au no 465.

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La personne humaine ne peut être seulement reconnue comme une


entité physique, puisqu’elle tisse un réseau de liens d’affection que le
droit privé, et lui seul, peut dans une certaine mesure protéger. Pierre
Tercier précise que la protection de la « personnalité affective » com-
prend notamment l’existence de relations avec les proches, le respect
des proches, le respect des sentiments conjugaux et, dans une certaine
mesure, le droit aux valeurs d’affection82. Dans le même sens, Andreas
Bucher énonce ce qui suit :
Une relation affective entre plusieurs personnes peut créer des
liens à tel point étroits que certaines atteintes à la personnalité
sont portées, non seulement à la personne la plus directement
visée, mais aussi aux autres personnes participant à cette rela-
tion. Un proche doit être protégé dans sa propre personnalité
lorsque celle-ci se trouve directement atteinte du fait de la
relation affective étroite qui le lie à la victime principale (cf. ATF
109 II 353 ss., 359-361, SRG).
Ainsi en cas de décès d’une personne, ses proches subissent
une atteinte à leur personnalité et peuvent rechercher la
­personne responsable du décès pour obtenir la réparation du
tort moral subi (art. 47 CO). Un tel droit est également reconnu
aux proches de la victime de lésions corporelles (notamment
les parents d’un enfant gravement atteint), lorsqu’ils subissent
des souffrances exceptionnelles (cf. ATF 112 II 220 ss., C.X.;
117 II 50 ss., 56, G.C.; 123 III 204 ss., 206, 210)83.
Relevées par des auteurs suisses, les couches conceptuelles « phy-
sique, affective et sociale », qui se greffent autour de la personnalité,
sont éloquentes. La personne comporte certes une enveloppe corpo-
relle qui fait écho à son droit à la vie et à l’intégrité corporelle (physique
et psychique), mais elle renferme également une dimension affective
et sociale. À cet égard, elle doit bénéficier d’une protection qui
contribue à rendre harmonieuse la vie avec sa famille et en société.

CONCLUSION
Le droit au respect de la vie familiale, en tant que droit de la person-
nalité, n’est pas une catégorie doctrinale vaine. En effet, un tel droit
explique certains phénomènes juridiques qui seraient autrement

82. Tercier, supra note 81 aux nos 413–14.


83. Bucher, supra note 80 aux nos 472–73.

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Lacroix Vie familiale et droit de la personnalité 25

­ ifficilement compréhensibles : la réparation du préjudice subi par des


d
victimes par ricochet, la survie du droit à la réputation ou à la vie privée
au décès de la personne, de même que le respect du corps après
le décès.
La quasi-correspondance entre les droits fondamentaux de la Charte
québécoise et les droits de la personnalité du Code civil n’est pas une
coïncidence. Nous avons démontré que le droit au respect de la vie
familiale s’insère naturellement dans la catégorie des droits de la per-
sonnalité du Code. Il est aisé d’affirmer maintenant qu’il s’agit d’un droit
fondamental prévu par la Charte québécoise, malgré l’imprécision de
son libellé. En effet, ce que nous avons qualifié d’atteintes à la vie fami-
liale a pour conséquence un préjudice aux intérêts supérieurs suivants :
dignité, honneur84, réputation, sentiments affectifs, vie privée, secours,
assistance, sûreté, sécurité… lesquels sont des droits.
La famille, telle que nous l’avons définie, est nécessaire à l’épanouis-
sement de tout être humain85. Une atteinte à la vie familiale est cer-
tainement une atteinte à l’équilibre psychique de l’individu, donc à
son intégrité morale. La personnalité physique ne peut être attribuée
à un individu seulement; doit s’y greffer une personnalité affective et
sociale. L’affection irrigue le droit. À ce sujet, les auteurs Jacqueline
Pousson-Petit et Alain Pousson écrivent d’ailleurs ceci :
Fondamentalement bivalente elle [l’affection] peut certes
refléter l’individualisme voire le narcissisme contemporain et
n’être que pseudo-altruiste. Mais elle peut également être plus
porteuse et constituer une notion complémentaire de celle de
la fraternité dont la mutation en concept juridique paraît être
une des tendances de notre décennie86.
Le droit au respect de la vie familiale existe au Québec parce qu’il
est sanctionné, logique, cohérent et inévitable. Il est non seulement
un droit de la personnalité reconnu par le Code civil, mais un droit
fondamental consacré par la Charte québécoise. D’ailleurs, nous avons
établi que si les droits de la personnalité du Code sont tous des droits
fondamentaux de la Charte, ces derniers ne sont pas nécessairement

84. Bernard Beignier, L’honneur et le droit, Paris, LGDJ, 1995 à la p 219. L’auteur écrit ce qui suit :
« Que la famille soit, entre autres, spécialement unie par une solidarité d’honneur est indiscutable
[…]; par voie de conséquence la famille dispose bel et bien d’un honneur en tant que tel. Mais
le droit français l’ignore, purement et simplement ».
85. Charte québécoise, supra note 7 au préambule.
86. Pousson-Petit et Pousson, supra note 3 à la p 374.

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tous des droits de la personnalité. Il y a des dissonances dans l’har-


monie, mais pas de cacophonie87.
Comme se coud un habit d’Arlequin, le droit au respect de la vie
familiale peut s’assembler aux morceaux disparates, de formes diverses
et de couleurs variées, taillés et cousus — suivant un travail patient et
hésitant, à la vérité — pour finir en un vêtement non seulement bien
cousu, mais heureusement ajusté à la personne.

87. Pour une analyse des interactions de la Charte québécoise avec le Code civil, voir la remar-
quable étude de Mélanie Samson, Les interactions de la Charte des droits et libertés de la personne
avec le Code civil du Québec : une harmonie à concrétiser, coll « Minerve », Cowansville (Qc), Yvon
Blais, 2013.

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