Le Juge La Loi Et Larchitecture Des Pouvoirs - 2

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LE JUGE, LA LOI ET L’ARCHITECTURE DES POUVOIRS

Mélanges en l’honneur de M. le professeur Francis V. WODIE

Par
Moussa ZAKI
Université Gaston BERGER
Saint-Louis, Sénégal

Noble à tous égards, la tradition universitaire qui consiste à rendre hommage à un Maître,
traduit cette expression du Doyen Vedel qui relève qu’« entre tous ceux qui font métier
d'écrire, le professeur détient un avantage singulier, celui d'avoir enseigné. Il n'a pas eu
seulement des lecteurs ou, dans le meilleur des cas un public, mais des élèves et des
disciples. Les livrets d’hommage qui lui sont dédiés (…) ne sont en partie qu’un
témoignage d’estime et d’affection. Leur inspiration et leur raison d’être procèdent en
plus de la reconnaissance »1. Sa doctrine, qui reflète une conception propre de son champ
d’étude est ainsi reprise et enseignée, parfois approfondie, si elle n’est discutée.

Concluant une étude relativement récente2, le dédicataire de ces lignes relève, en


doctrinaire, que « le juge a une mission de paix, d’ordre et de sécurité ; car telle décision
ou procédure peut conduire à l’apaisement et à la paix ; telle autre décision peut
provoquer la violence et le désordre. Le juge ne peut donc être indifférent ou sourd aux
pulsations qui rythment la vie en société et aux convulsions sociopolitiques qui scandent et
peuvent agiter l’Etat ». Pour renforcer cette conviction, le Doyen Wodié utilise la parabole
de la balance, du glaive et de l’aiguille. Pour lui, « (…) au lieu d’avoir comme symbole la
balance et le glaive, plus le glaive que la balance pour trancher voire retrancher la vie, ne
serait-il pas plus « juste », remontant le temps, de recueillir l’héritage de la tradition qui
retient comme emblème de la justice l’aiguille ? L’aiguille (dont) la fonction essentielle
(…) est de servir à coudre ou raccommoder le tissu, ici le tissu social ou national, quand il
s’effiloche ou s’est déchiré… ». Position pleine de bon sens dans une Côte d’Ivoire alors
en prise aux démons de la division ! Plus encore, une telle conception du juge est plus que
salutaire dans un environnement qui n’est pas préservé de la tentation de soumettre la

1
G. VEDEL, « Etudes de finances publiques : Mélanges offerts en l’honneur de Paul-Marie Gaudemet », Paris,
Economica 1984, préface, p. V.
2
Francis WODIÉ, « le juge et la loi », Abidjan, Editions du CERAP, 2011

1
Justice au pouvoir politique. Son effectivité nécessite, sur le plan démocratique 3, que la
fonction de juger retrouve sa nature originelle : un véritable pouvoir dans l’Etat.

Mais cela est bien connu, la doctrine n’est pas productrice de normes, elle n’est pas source
de droit : « quelle que soit son autorité, la doctrine n’est tout au plus qu’une source
persuasive. Plus influentes sont la loi, la jurisprudence et les conventions internationales
qui s’unissent, dans des combinaisons variables, pour résoudre des situations de plus en
plus nombreuses»4.

Le Doyen Wodié est, aujourd’hui, Président du Conseil constitutionnel ivoirien. Non plus
simplement doctrinaire, mais juge ; un juge ayant une large connaissance des conventions
internationales, parce que les ayant notamment enseignées. Il devrait donc y avoir, en lui,
un dédoublement souhaitable. La doctrine a une fonction de veille : veiller à la qualité
formelle mais aussi substantielle du système juridique. Le juge doit appliquer la loi, une
application dont le sens est de réaliser le passage du droit à la justice, de réaliser le droit
dans l’acte de juger. Dans sa condition actuelle, le dédicataire de ces Mélanges devrait, en
quelque sorte, allier la réflexion – sur la qualité intrinsèque des règles qu’il applique – à
l’action – c’est-à-dire la nécessité de régler les différends qui lui sont soumis et de
contribuer à un apaisement politique et social5.

Cette jonction du doctrinaire et du juge est d’autant plus heureuse qu’elle s’opère à un
moment de grande interrogation sur un « pouvoir judiciaire » dont l’existence - ou non -,
de l’avis même du professeur Wodié, « soulève de graves problèmes politiques et

3
C’est-à-dire sur le plan de la séparation des pouvoirs.
4
Jacques FOYER, « les vicissitudes contemporaines de la règle de conflits des lois », Clés pour le siècle, Paris,
Dalloz 2000, p. 149.
5
Comme l’affirme Georges Ripert, « les juristes ne sont pas des intellectuels sans passion, des clercs indifférents
(…). Ils sont, suivant l’expression moderne, engagés. Ils déclarent tous défendre le droit ; c’est une certaine
conception du droit qu’ils soutiennent ». In « Les forces créatrices du droit », Paris LGDJ, 1955, n° 44. Il ajoute :
« Un juriste ne doit pas seulement être le technicien habile qui rédige ou explique avec toutes les ressources de
l’esprit des textes de loi ; il doit s’efforcer de faire passer dans le droit son idéal moral, et, parce qu’il a une
parcelle de la puissance intellectuelle, il doit utiliser cette puissance en luttant pour ses croyances ». Il s’agit sans
doute là d’une conception excessive. Il faut souligner qu’une autre conception du droit refuse au juriste ès
qualité toute référence à d’autres valeurs que la loi et lui dénie, au nom du droit, tout rôle critique dans
l’appréciation des règles et toute latitude dans l’application de celles-ci. En effet pour un pan de l’école
positiviste le juge doit appliquer la loi et s’abstenir de tout arbitrage entre des valeurs politiques ou morales,
arbitrage qui est, en régime démocratique, l’œuvre du pouvoir politique : « si l’on peut être partisan, c’est-à-
dire défenseur de telle ou telle valeur, de telle ou telle cause, il faut avoir l’honnêteté, et parfois le courage, de
ne pas masquer ses préférences, aussi légitimes qu’elles puissent nous paraître, sous le voile de l’argumentation
juridique », François Chénedé, « de la conception du droit à la fonction de juriste », In « La place du juriste face
à la norme » Dalloz, 2012, p. 13. Entre ces deux conceptions existe une troisième voie qui évite à la fois leurs
défauts et leurs excès, et c’est celle que reflète la position du Doyen Wodié et qui permet, notamment, au juge
d’interpréter la loi.

2
juridiques et (dont) la réponse, positive ou négative, ne manquera pas d’influencer le
pouvoir des juges et le fonctionnement de l’Etat »6. Sa réflexion sur la mission du juge en
général, spécifiquement du juge constitutionnel dans une Afrique en proie à des défis
multiples en matière de paix, de sécurité et de droits humains, inspire la présente
contribution que nous voudrions consacrer aux rapports entre le juge, la loi et
l’architecture des pouvoirs.

« Juge », est un « terme qui désigne, en particulier dans le code civil, toute juridiction, de
quelque nature, degré, ordre qu’elle soit. La fonction de juger s’incarne depuis toujours
dans la personne qui incarne cet office (…). Ce juge, s’il est juge étatique, occupe une
fonction d’autorité : à la juridictio, le pouvoir de dire le droit dans un cas, s’ajoute
l’impérium, le pouvoir de commandement, traduit concrètement par l’apposition de la
formule exécutoire à la fin du jugement »7. Concrètement, « le juge nous renvoie,
tautologiquement, à la fonction juridictionnelle, tout comme la loi à la fonction législative,
deux fonctions ou pouvoirs qui nous interrogent ainsi sur la question de la séparation ou
de l’unité, de l’égalité ou de la hiérarchie des pouvoirs au sein de l’Etat »8. Le singulier
du mot cache mal les champs possibles de son utilisation. Dans le langage juridique, il faut
lui adjoindre un qualificatif pour identifier sa position dans l’organisation juridictionnelle
d’un Etat : juge administratif, judiciaire, constitutionnel. Nous nous limiterons toutefois au
juge constitutionnel, seul juge interne de la loi, qui n’agit pas « sur la base et dans le
respect de la loi » mais sur la base et dans le respect de la Constitution et qui, sur cette
base, peut « apprécier la régularité de la loi ».

La notion de loi est polysémique et son périmètre déborde de la science juridique ; « sa


définition est influencée par son environnement intellectuel, par son statut
pluridisciplinaire, quasi atemporel et peut-être universel »9 : loi mathématique, loi
physique, loi de la nature. Mais « dans la littérature juridique, la loi n’est pas dissociable
du concept d’ordre. Faire la loi, c’est ordonner. (…) Elle peut être le reflet d’un ordre ou

6
Francis WODIE, op. cit., p. 6.
7
Laurence DEPAMBOUR-TARRIDE, In Denis ALLAND et Stéphane RIALS (Sous la direction de), « Dictionnaire de
la culture juridique », Paris, PUF, 2003, p. 867.
8
Francis WODIÉ, op. cit, p. 3.
9
François SAINT-BONNET, in Denis ALLAND et Stéphane RIALS (Sous la direction de), « Dictionnaire de la
culture juridique », Paris, PUF, 2003, p. 959. Voir également Louis FAVOREU, « La loi », in Association française
des constitutionnalistes, « La continuité constitutionnelle en France de 1789 à 1989, p. p. 79-101, Revue
Pouvoirs n° 114/2005, Alessandro PIZZORUSSO, « La loi », in Michel TROPER et Dominique CHAGNOLLAUD,
« Traité international de droit constitutionnel », T. 1, p.p. 328-356.

3
le moyen de l’ordre »10. Plus simplement, il s’agit d’une règle écrite, souvent de portée
générale et en principe permanente, votée par le Parlement11. Il peut s’agir de loi
organique, de loi ordinaire ou de loi de finances. Expression de la volonté générale,
l’institution d’un contrôle de la constitutionnalité des lois la subordonne cependant à
l’autorité de la Constitution. Si lois organiques, lois de finances et lois ordinaires sont du
ressort du Parlement qui les vote suivant des procédures plus ou moins encadrées12, la
Constitution est, en principe, l’œuvre du pouvoir constituant originaire, expression
suprême de la volonté du peuple.

Néanmoins, au regard de son processus de formation, la loi n’est plus simplement un acte
émanant du Parlement mais résulte toujours d’un processus associant l’Exécutif soit dans
son élaboration (projets de loi)13, soit dans son insertion dans l’ordonnancement juridique
interne (promulgation).

Cependant, force est de constater que la simple intervention de l’Exécutif et du législatif


ne suffit plus aujourd’hui à donner à la loi toute sa charge normative. En effet, la marque
essentielle des systèmes juridiques modernes réside dans le passage de la « loi-acte de
puissance » à la « loi-acte contrôlé ». L’architecture de la loi14 est ainsi encadrée par les
limites imposées par la Constitution ou les principes qui en découlent15 et que le juge

10
Idem. Sur ces questions voir les développements consacrés, pp. 959-964.
11
Certaines lois en effet ne sont valables que pour une période circonscrite à l’année tandis que d’autres ont
un champ d’application géographiquement limité. C’est le cas des lois de finances et des lois
d’expérimentation.
12
Le vote notamment de la loi de finances n’obéit pas aux règles applicables à la procédure législative
ordinaire : voir sur cette question les observations sur la décision 79-110 DC, du Conseil constitutionnel français
du 24 décembre 1979, loi de finances pour 1980, in, Louis FAVOREU et Loïc PHILIP, « les grandes décisions de la
ème
jurisprudence constitutionnelle », 12 Ed. 2003, p. 386.
13
En matière de lois de finances, il ne peut y avoir d’ailleurs que des projets de loi, à l’exception de toute
proposition.
14
L’architecture de la loi revêt un sens à la fois formel et substantiel. Formellement, la loi se caractérise par sa
procédure de formation telle que décrite par la Constitution et certaines lois organiques et se présente sous la
forme d’une succession d’articles de numérotation linéaire et continue qu’elle peut regrouper sous des titres
afin d’en faciliter la cohérence et la lecture. Elle peut être précédée d’un exposé de motifs qui informe sur les
intentions du législateur. Substantiellement, la loi véhicule des valeurs et réglemente un domaine spécifique de
la vie collective. L’univers législatif est, de ce fait, un sédiment de couches où l’on distingue, en-dessous de la
loi fondamentale ou Constitution, lois organiques et lois ordinaires, les deux dernières étant régies par la
première, à laquelle elles doivent se conformer.
15
Ainsi, aussi bien sur le plan formel que substantiel, il y aurait une « inconstitutionnalité formelle » de la loi
« pour violation des normes qui organisent (sa) procédure de formation (dans laquelle « l’inconstitutionnalité
matérielle » dérivant de l’incompatibilité entre le contenu normatif de la prescription constitutionnelle et celui
de la prescription législative aurait été absorbable) ». Dans la pratique cependant, « la mise en œuvre du
contrôle de constitutionnalité (…) a montré que c’est (…) l’inconstitutionnalité matérielle qui est le plus souvent
utilisable (…) sachant que pour la plupart le champ d’application de l’inconstitutionnalité formelle a tendance à
se réduire au peu de règles explicitement énoncées par les normes constitutionnelles ». Voir Alessandro
PIZZORUSSO, op. cit., pp. 331-332.

4
constitutionnel a pour mission de faire respecter, ce qui fait de ce dernier, selon une
expression impropre mais consacrée, « un normateur secondaire ».

Cependant dans les régimes de type parlementaire adoptés par la plupart des Etats
d’Afrique francophone, alors que traditionnellement la plupart des constitutions consacrent
un titre au « pouvoir judiciaire », il semble, au moins dans la réalité, que le pouvoir de
juger ne constitue qu’une simple « autorité » dans l’attelage institutionnel. Inspiré d’une
interprétation singulière de la séparation des pouvoirs, le schéma traditionnel consacre
l’existence d’un pouvoir législatif spécialisé pour faire la loi et d’un pouvoir exécutif dont
la fonction est d’exécuter la loi : « (…) la fonction judiciaire, celle de juger et de trancher
les différends selon la loi, de constater ou de déclarer le droit ne peut donner lieu à aucun
pouvoir (…) ; il n’y a pas de troisième pouvoir que constituerait le pouvoir judiciaire, ni
organiquement et formellement, ni matériellement »16.

Mais ce schéma traditionnel correspond-il toujours à la réalité ? En effet, le


fonctionnement réel des institutions nous révèle, d’une part, que « les termes de pouvoir
législatif ou pouvoir exécutif (…) ne constituent pas aujourd’hui des outils conceptuels et
théoriques adéquats »17 : d’un côté l’exécutif ne se borne pas à l’application de la loi mais
prend une part active à la législation ; de l’autre le Parlement participe à l’élaboration,
voire à la mise en œuvre des programmes politiques à travers des lois ordinaires ou à
travers des lois de programme. D’autre part, force est de constater que même dans le
schéma institutionnel né de l’interprétation souple de la séparation des pouvoirs, il n’y a
aucune contradiction entre l’indépendance fonctionnelle du juge et sa dépendance
organique : « tout ce qui gouverne la réalisation du droit dépend de la structure même de
la règle et de ses conditions de mise en œuvre »18.

Par ailleurs, le développement du contrôle de constitutionnalité de la loi induit que le juge


ne constitue plus une simple « autorité » mais incarne un véritable pouvoir : on peut en
effet penser que « le pouvoir d’empêcher une loi d’entrer dans l’ordre juridique est de
même nature que le pouvoir de statuer sur son contenu »19. Spécifiquement, le rôle que la
Constitution attribue au juge dans le processus de formation de la loi invite à une
appréciation nouvelle de l’architecture des pouvoirs dans l’Etat. Nous assistons,
aujourd’hui, à un mouvement qui tend, en fait, à consacrer deux pouvoirs dans l’Etat, si

16
Francis WODIÉ, op. cit. p. 6.
17
Bertrand MATHIEU, « Constitution : rien ne bouge et tout change, Paris, Lextenso éditions, 2013, p. 103.
18
Philippe BLONDEL, « le fait, source du droit », in Mélanges Pierre Draï, Paris, Dalloz 2000, p. 217
19
François SAINT-BONNET, op. cit., p. 62

5
l’on met de côté le peuple qui est la source de tout pouvoir : l’éclosion d’un véritable
pouvoir judiciaire, jadis relégué au second plan dans l’architecture des pouvoirs, et dont il
faut examiner les bases et l’évolution de l’affirmation (I), et l’émergence, tout aussi
remarquable, d’un « pouvoir politique » issu d’une coagulation des deux pouvoirs
politiques traditionnels que sont l’Exécutif et le Législatif (II). On l’aura donc compris :
c’est à une révision de la théorie traditionnelle de la séparation des pouvoirs, à l’esquisse
d’une nouvelle géographie des pouvoirs dans l’Etat – ce que nous avons appelé
l’architecture des pouvoirs – qu’invite, modestement, la présente contribution.

I – L’éclosion du pouvoir judiciaire

Dans une société à la recherche d’équilibre, le juge demeure, en raison même de sa


fonction, un ultime recours. Si dans l’interprétation française du système de séparation des
pouvoirs adoptée notamment par les Etats africains francophones la fonction de juger ne
pouvait donner lieu à aucun pouvoir, force est de constater aujourd’hui que « l’autorité
judiciaire » se mue de plus en plus en un véritable pouvoir. En effet, si aux Etats-Unis la
place du juge dans la balance des pouvoirs est définitivement consolidée et si les doutes
sur l’existence d’un pouvoir judiciaire semblent s’estomper en Europe, en Afrique
l’examen de l’activité des juridictions constitutionnelles notamment révèle, à l’unisson de
ces tendances, l’émergence d’un véritable « pouvoir judiciaire ». Un tel pouvoir est assis
sur des bases constitutionnelles (A) et sa réalité se dégage de façon certaine de l’activité
même du juge (B). C’est donc de relations dialectiques entre la norme formelle affirmant
le pouvoir du juge et l’activité même de ce juge que ce pouvoir naît et s’affirme,
dépassant le statut minorant d’une simple « autorité ». Nous sommes dans un cas typique
d’interaction entre théorie et pratique, les deux se nourrissant mutuellement.

A – Les bases constitutionnelles du pouvoir du juge

Il faut d’abord rappeler, à ce stade, l’origine constitutionnelle de l’office du juge. La


plupart des constitutions aménagent en effet, à côté des pouvoirs exécutif et législatif, un
titre consacré au « pouvoir judiciaire ». Ce premier constat doit tendre à relativiser l’idée,
un peu trop vite véhiculée, d’une transposition, dans des constitutions africaines
francophones, du parti pris français de cantonner « le judiciaire » au rang d’une simple
« autorité ». Ainsi en est-il de la Constitution du Niger20 qui, aux termes de l’article 116,
dispose que « le pouvoir judiciaire est indépendant du pouvoir législatif et du pouvoir

20
Titre VI, articles 116 à 145

6
exécutif » et qu’il est exercé par la Cour constitutionnelle, la Cour de cassation, le Conseil
d’Etat, la Cour des comptes, les cours et tribunaux. La Constitution du Burkina Faso
réserve son titre VIII au « pouvoir judiciaire » qui, aux termes de l’article 124, « est confié
aux juges ». Elle précise que « le pouvoir judiciaire est gardien des libertés individuelles
et collectives » et veille au respect des droits et libertés définis dans la Constitution21.
L’article 129 proclame son indépendance. Il en est de même pour le Bénin22 ou le
Sénégal23 où, aux termes de l’article 88, le pouvoir judiciaire est indépendant du pouvoir
législatif et du pouvoir exécutif et est exercé par le Conseil constitutionnel, la Cour
suprême, la Cour des comptes et les cours et tribunaux.

Au-delà de la consécration littérale et symbolique d’un « pouvoir judiciaire », il est certes


possible de percevoir quelques nuances selon les constitutions. Ainsi, l’insertion du juge
constitutionnel – qui nous intéresse au premier chef - dans le pouvoir judiciaire n’est pas
systématiquement acquise. Par exemple, seuls le Sénégal et le Niger placent expressément
le Conseil et la Cour constitutionnels au rang de « pouvoir judiciaire ». Une ambigüité est
perceptible concernant le Bénin et le Burkina Faso, quant à l’exercice du pouvoir judiciaire
par le juge constitutionnel. En effet, la Constitution béninoise consacre un titre V à la Cour
constitutionnelle et un titre VI au « pouvoir judiciaire ». Le constituant burkinabè24
précise, en outre, que le pouvoir judiciaire « est exercé sur tout le territoire du Burkina
Faso par les juridictions de l’ordre judiciaire et de l’ordre administratif déterminées par
la loi »25 que sont la Cour de cassation, le Conseil d’Etat, la Cour des comptes, le tribunal
des conflits ainsi que « les cours et tribunaux institués par la loi »26, ce qui n’est pas le cas
du Conseil constitutionnel. Néanmoins, dans un cas comme dans l’autre, le juge
constitutionnel exerce une activité juridictionnelle, source d’un véritable pouvoir. L’article
159 de la Constitution burkinabè indique à cet égard qu’ « une disposition déclarée
inconstitutionnelle ne peut être promulguée ni mise en application ». En outre « les
décisions du Conseil constitutionnel ne sont susceptibles d’aucun recours. Elles
s’imposent aux pouvoirs publics et à toutes les autorités administratives et

21
Article 125.
22
Titre VI, articles 125 à 138.
23
Titre VIII, articles 88 à 94.
24
Qui consacre le Tire VIII au pouvoir judiciaire et le Titre XIV au Conseil constitutionnel
25
Article 124.
26
Article 126

7
juridictionnelles ». Les mêmes dispositions figurent dans la Constitution béninoise27 et
dans celles de beaucoup d’autres Etats africains28.

En tout état de cause, judiciaire, administratif ou constitutionnel, le juge tire de la volonté


du pouvoir constituant originaire toute la légitimité de son pouvoir. Spécifiquement, « la
légitimité du juge constitutionnel repose sur deux axiomes. Le premier est que la
Constitution existe comme texte et non comme prétexte. Le second est que le pouvoir
constituant est le seul mode de l’expression de l’opinion constituante et que ce pouvoir
n’appartient pas au juge »29.

Reste que cette légitimité n’est pas, au moins dans les systèmes politiques africains nés de
l’interprétation française de la séparation des pouvoirs, renforcée par le suffrage des
citoyens ou de leurs représentants, de sorte que le débat s’est posé sur la légitimité du
contrôle de constitutionnalité : un organe juridictionnel peut-il sanctionner des normes
législatives adoptées par les représentants élus du peuple ? Pour certains, « le fait qu’une
loi adoptée au terme d’un processus politique majoritaire soit censurée par une
juridiction, institution relativement détachée de l’expression citoyenne, entraîne un certain
coût démocratique »30, de surcroît lorsqu’il est établi que le juge n’est pas à l’abri d’erreurs
de jugement. La question semble toutefois tranchée dans la mesure où d’une part, selon
Dwokin, « la démocratie est sans doute affaiblie lorsqu’un tribunal investi d’une certaine
autorité prend une mauvaise décision (…) mais ce n’est pas pire que ce qui arrive
lorsqu’une majorité politique prend une décision mauvaise parce qu’inconstitutionnelle et
que cette décision n’est pas censurée »31 ; d’autre part, « sans perte pour la démocratie, il
n’y a aucune raison de privilégier le processus politique majoritaire au détriment des
juridictions »32 : le juge constitutionnel tient sa légitimité de la Constitution qui est
l’expression la plus authentique de la volonté populaire. Ainsi, « il n’existe pas d’objection
démocratique au contrôle de constitutionnalité : lorsqu’ils censurent une loi, les tribunaux

27
Article 124.
28
Par exemple, aux termes de l’article 134 de la Constitution du Niger : « Les arrêts de la Cour constitutionnelle
ne sont susceptibles d’aucun recours. Ils lient les pouvoirs publics et toutes les autorités administratives, civiles,
militaires et juridictionnelles. Tout jet de discrédit sur les arrêts de la Cour est sanctionné conformément aux
lois en vigueur ».
29
Georges VEDEL in Dominique ROUSSEAU (Sous la direction de), « La démocratie continue », Bruxelles,
Bruylant, Paris, LGDJ, 1995, préface, p. XI.
30
Voir Victor FERRERES COMELA, « Est-il légitime de contrôler la constitutionnalité des lois ? », in Michel
TROPER, Dominique CHAGNOLLAUD (Sous la direction de), « Traité international de droit constitutionnel », T3,
p. 77
31
Idem, p. 78.
32
Ibidem

8
préservent les principes fondés sur les jugements raisonnés du peuple, tels qu’ils ont été
exprimés dans les moments extraordinaires de délibération démocratique que Bruce
Ackerman nomme « moments constitutionnels », contre l’érosion que leur ferait subir la
volonté d’acteurs politiques dans les moments de la politique ordinaire »33. En effet,
« c’est l’expression (…) plus authentique de la volonté du peuple qui est inscrite dans la
constitution et qui, grâce au contrôle de constitutionnalité, prévaut sur son expression
moins authentique exprimée dans la loi ordinaire »34. Ainsi se justifie le contrôle de
constitutionnalité des lois ; ainsi, « la loi votée (…) n’exprime la volonté générale que dans
le respect de la Constitution »35.

Afin de mieux préserver le pouvoir judiciaire, la plupart des constitutions africaines


proclament par ailleurs l’indépendance de celui-ci par rapport à l’Exécutif et au Législatif.
Dans la pratique, cependant, l’aménagement formel d’une telle indépendance ne lève pas
toutes les incertitudes. De fait, « trois séries d’éléments pourraient directement affecter la
croissance du pouvoir juridictionnel : les juges eux-mêmes (…), le système juridictionnel
dans lequel ils opèrent (…) et finalement les caractéristiques du système politique »36.
L’existence d’un ministère de la justice, les conditions de recrutement et de carrière des
magistrats d’une manière générale, le caractère quasi hiérarchique de leurs rapports avec la
chancellerie – toutes choses qui subsistent dans les Etats africains ayant pourtant affirmé
l’existence et l’indépendance du pouvoir judiciaire, et qui, par là, renouent avec la tradition
hexagonale d’une minoration du pouvoir de juger - amènent à s’interroger sur la véritable
nature de la fonction de juger. Pour certains, « matériellement (…) le pouvoir judiciaire ne
peut en être un car la fonction juridictionnelle, consistant en une fonction d’exécution ou
d’application de la loi, est une activité de nature exécutive, participant, en cela, du
pouvoir exécutif dont il est une autre branche. (…) ; du point de vue organique et formel,
le pouvoir judiciaire n’en est pas un non plus, les magistrats étant nommés par le pouvoir
exécutif et dépendant de ce dernier pour leur promotion et leur carrière »37.

Pourtant, le juge constitutionnel en particulier, semble, dans un certain nombre d’Etats,


préservé de ces aléas ou handicaps : nommé certes par le pouvoir politique, il ne peut
exercer qu’un seul mandat limité dans le temps et non renouvelable, ce qui le met à l’abri

33
Ibid, pp. 79-80.
34
Ibid. p. 81.
35
Décision n° 85-197 DC du Conseil constitutionnel français, en date du 23 août 1985.
36
GUARNIERI et alii, cité par Guillaume TUSSEAU op. cit.
37
Voir Francis WODIÉ, op. cit. p. 6

9
des préoccupations de carrière, garantit son indépendance et affermit son pouvoir.
Certaines constitutions n’aménagent d’ailleurs un mode de nomination qu’après un
processus de vote. La Constitution du Niger dispose ainsi, en son article 121, que la Cour
constitutionnelle est composée de sept membres, dont cinq élus par leurs pairs38. Deux
membres seulement sont proposés à la nomination par l’autorité politique, l’un par le
Président de la République, l’autre par le Bureau de l’Assemblée nationale.

L’indépendance du juge est, par ailleurs, renforcée à la fois par son inamovibilité et par un
serment constitutionnel : à cet égard la Constitution nigérienne dispose respectivement en
ses articles 122 et 124, que « les membres de la Cour constitutionnelle sont inamovibles
pendant toute la durée de leur mandat » et qu’avant leur entrée en fonction, ils prêtent
serment sur le Livre Saint de leur confession. La teneur du serment est prédéterminée par
le constituant : le juge jure ainsi « de bien et fidèlement remplir (ses) fonctions, de les
exercer en toute impartialité dans le respect de la Constitution et en toute indépendance
(…) ». La fidélité à ses fonctions favorise ainsi chez le juge ce que la doctrine a identifié
sous le terme d’« effet Becket »39, et la crainte d’une violation de la Constitution dont il
pourrait être accusé contribue à le renforcer. Cette inamovibilité des membres s’étend à
l’institution elle-même : l’article 135 de la Constitution du Niger précise ainsi que « la
Cour constitutionnelle ne peut être dissoute et aucune disposition de la (…) Constitution
relative à la Cour ne peut être suspendue ». Il s’agit là de l’incarnation d’un pouvoir,
lorsqu’on songe par exemple aux moyens d’action réciproques dont disposent l’Exécutif et
le Législatif : alors que le Président de la République peut dissoudre le Parlement et que ce
dernier peut mettre en jeu la responsabilité du gouvernement et le faire tomber, aucune de
ces autorités politiques ni d’ailleurs la conjugaison de leur volonté, ne peut dissoudre la
Cour ou suspendre, ne serait-ce qu’une disposition constitutionnelle la concernant.

Cependant, la garantie d’indépendance et le pouvoir dont dispose le juge constitutionnel


auraient pu être mieux préservés encore s’il était interdit toute nomination d’un juge
constitutionnel à toute fonction publique après le terme de son mandat. En effet « si le
pouvoir politique peut porter atteinte à l’indépendance des juges en utilisant l’incitation
du renouvellement, comment croire qu’il n’utiliserait pas celle d’une nomination à une

38
Deux magistrats, un avocat, un enseignant-chercheur titulaire d’un doctorat en droit public, un représentant
des associations de défense des droits humains et de promotion de la démocratie titulaire d’au moins un
ème
diplôme de 3 cycle en droit public élu par le ou les collectifs de ces associations.
39
Voir Jacques CHEVALIER, « Le juge constitutionnel et l’effet Becket », in « Le renouveau du droit
constitutionnel », Mélanges en l’honneur de Louis FAVOREU, Paris Dalloz, 2007, p. 83 et s.

10
autre fonction ? Mieux, l’on peut être encore plus tenté par la perspective d’un nouveau
poste que par un renouvellement »40. Cette possibilité de nomination à d’autres postes
pourrait, malgré la limitation et l’interdiction de renouvellement de son mandat, affaiblir le
pouvoir du juge constitutionnel et à terme jeter le discrédit sur l’institution dans la
conception que pourrait en avoir l’opinion. Il faut donc admettre que si la Constitution
jette les bases d’une existence d’un véritable « pouvoir judiciaire », la protection
aujourd’hui accordée à ce pouvoir reste très perfectible. Sur bien des points,
l’indépendance du juge est susceptible d’être améliorée.

Cela étant, légitimé et garanti par la Constitution, le « pouvoir judiciaire », tel qu’incarné
par le juge constitutionnel, s’exprime à travers les canaux traditionnels du pouvoir
juridictionnel qui s’affirme notamment en matière de contrôle de constitutionnalité de la
loi.

B – L’affirmation du pouvoir de juger

L’affirmation d’un pouvoir judiciaire passe par l’affermissement du pouvoir


juridictionnel41. De ce fait, ses différentes manifestations sont traitées ici spécifiquement
au regard de l’activité du juge constitutionnel et essentiellement en Afrique. Elles se
structurent autour de trois axes : les rapports du juge au pouvoir législatif, l’affirmation de
son indépendance vis-à-vis de l’Exécutif et du législatif et son rapport à la Constitution
elle-même. Ces trois pistes démontrent que le juge constitutionnel, loin d’être soumis,
reste un rouage fondamental au sein du système de pouvoirs et de contre-pouvoirs.

D’abord, et sur un plan général, le contrôle de constitutionnalité de la loi signifie que celle-
ci n’exprime la volonté générale que dans le respect de la Constitution, conformément à
une jurisprudence bien connue. Spécifiquement, en s’appuyant sur la lettre de la
Constitution, le juge est parfois amené à sanctionner certains abandons de compétences du
législateur, en censurant son « incompétence négative » en vertu du principe de la
séparation des pouvoirs. Ainsi, la Cour constitutionnelle d’Afrique du Sud a, dans un arrêt
en date du 22 septembre 1995, « case n° cct 27/95 in the matter of the exécutive concil of
the western cape législature », censuré l’habilitation donnée au Président de la République
pour modifier la composition de la commission provinciale du cap occidental en vertu de

40
Victor FERRERES COMELA, op. cit, p. 98.
41
Sur cette question, voir notamment Fabrice HOURQUEBIE, « Le pouvoir juridictionnel en France », Paris,
ère
LGDJ, Economica, 2010, 1 partie, « la justice comme pouvoir ».

11
l’article 16 A du Transition Act42 déclaré alors contraire à la Constitution. Pour le juge,
« en vertu de la suprématie de la Constitution, la souveraineté parlementaire est
conditionnée par le respect de la Constitution sud-africaine, laquelle ne donne pas au
Parlement le pouvoir de déléguer la législation à l’Exécutif »43. Il en est de même de la
Cour constitutionnelle du Bénin qui, aux termes de la décision 08-066 du 28 mai 2008, a
censuré un décret du Président da la République pour violation de la Constitution. La
Haute juridiction, garante du fonctionnement régulier des institutions a, ainsi, protégé son
propre domaine de compétence contre les incursions de l’Exécutif qui souhaitait mettre en
place un Organe Présidentiel de Médiation, placé sous l’autorité directe du Président de la
République et chargé notamment de « missions spéciales de rapprochement, de
réconciliation, et d’arbitrage sur des questions générales concernant les relations avec les
forces politiques et sociales ainsi que le fonctionnement harmonieux des institutions ».

Par ailleurs, l’expansion du domaine de la loi44 s’est accompagnée d’une inflation


législative induisant une dévalorisation de la loi. A ce titre, le « bavardage du législateur »
amène le juge à censurer les dispositions législatives sans portée normative, communément
connues sous l’appellation de « neutrons législatifs »45. Il est vrai que ce phénomène reste
limité, voire inconnu dans les Etats africains.

Ensuite, dans ses rapports aux pouvoirs exécutif et législatif, le juge a souvent affiché
l’indépendance que lui garantit la Constitution en s’affirmant comme un véritable
pouvoir : la Cour constitutionnelle du Niger, mais aussi celle du Bénin, se sont illustrées
sous ce registre. Au Bénin, « à l’occasion de l’élection présidentielle de 1996, la Cour
constitutionnelle a construit son autorité en dénonçant le comportement du Président de la
République sortant Nicéphore Soglo dans un communiqué du 29 mars 1996 (…) »46. La
Cour « affirme avec force qu’en tout état de cause, elle continuera, en toute indépendance
42
Voir Luc SINDJOUN, « Les grandes décisions de la justice constitutionnelle africaine », Bruxelles, Bruylant,
2009, p.p. 25-73.
43
Idem, p. 72
44
En France, depuis la décision 82-183 DC du 30 juillet 1982, Blocage des prix. Voir en ce sens L. FAVOREU et L.
PHILIP, op. cit, p. 531 et s. Voir également Georges HISPALIS, « Pourquoi tant de loi(s) ? », Pouvoirs, n° 114-
2005, pp. 101-115.
45
Expression attribuée à Jean FOYER, lors de la séance de l’Assemblée nationale du 11 juin 1982. Le
er
phénomène a suscité, en France, l’intervention du Premier ministre par une circulaire du 1 juillet 2004, qui
précise que « Les projets de loi ne doivent pas comporter de disposition sans contenu normatif, se limitant à
des déclarations de principe ou à la présentation du contenu du texte. En effet, les lois ont pour objet
d’autoriser, d’ordonner, d’interdire, de créer des droits et des obligations. Les raisons pour lesquelles elles sont
soumises au Parlement, l’esprit dont elles procèdent, les objectifs qu’elles se fixent relèvent de l’exposé des
motifs, des explications à fournir au Parlement et au public, voire des commentaires que les ministres
responsables peuvent en donner après leur promulgation, notamment dans les circulaires ».
46
Luc SINDJOUN, op. cit., p. 346.

12
et dans la sérénité, à assumer pleinement, dans son domaine de compétence, la mission
que le peuple souverain, à travers la Constitution, lui a confiée »47. Par la suite, la Cour
campera sur cette posture allant jusqu’à donner des injonctions48 ou ce qui a pu être
interprété comme tel49, aux autres pouvoirs publics constitutionnels.

Enfin, il faudrait mentionner que la Constitution est une « charte sociale fondamentale »
qui reflète un ensemble de valeurs inscrites dans la continuité. Le développement d’un
droit fondé sur les droits fondamentaux renforce le rôle du juge. Ainsi, se servant de
l’esprit de la Constitution, celui-ci utilise des méthodes d’analyse et d’interprétation pour
découvrir certains principes ou objectifs à valeur constitutionnelle qui s’imposent,
nécessairement, au législateur. Si la Constitution n’est pas explicite sur certaines questions
ou si certaines questions ne sont pas directement abordées par le constituant, il revient
alors au juge « de combler les lacunes de la loi par un devoir dit »50 et, selon la formule de
Portalis, « par les lumières de la droiture et du bon sens »51 ; par exemple, en tirant du
droit à la vie un principe interdisant au législateur l’institution de la peine de mort ou en
interprétant celle-ci comme un traitement inhumain, cruel et dégradant. Ce fut le cas
notamment dans l’affaire State vs. T. Makwanuane and M. Mchunu où le juge
constitutionnel sud-africain Chaskalson a dû trancher suite à une question préjudicielle
relative à l’appréciation de la constitutionnalité de la peine de mort alors qu’aucune
disposition de la Constitution n’interdit expressément ladite peine 52. « Jusqu’à l’instant de
son application, la règle est une simple ébauche et l’acte qui la met en œuvre peut, seul,
achever de la créer ; elle devient parfaite à cet instant seulement »53, rappelle un auteur. Il

47
C’est nous qui soulignons. Voir communiqué de la Cour constitutionnelle, in Luc SINDJOUN, op. cit., p.p. 346-
347.
48
DCC 03/78 du 12 mai 2003 notamment, où l’on peut lire que la Présidente de l’Assemblée nationale « doit
convoquer l’Assemblée nationale dès la date de la présente décision (…). En cas de résistance il sera
immédiatement procédé à son remplacement (…) » et que « Tout le processus électoral doit se dérouler dans
les 48 heures de la date de la présente décision ».
49
Dans une décision DCC 13/171 du 30 décembre 2013 la Cour a en effet martelé que « L’Assemblée nationale
doit voter impérativement la loi de finances, exercice 2014, le 31 décembre 2013 », soit le lendemain de la
décision. Ce qui a suscité une vive polémique aussi bien dans la presse que dans l’opinion publique, alors que
ce faisant, assez sèchement il est vrai, la Cour ne faisait que rappeler une exigence constitutionnelle et
organique, reprise dans le règlement intérieur de l’Assemblée nationale.
50
Jean HAUSER op. cit., p. 141.
51
Discours du 23 février 1803, lors des travaux préparatoires du code civil, Recueil complet des travaux
préparatoires du code civil, Tome VI, pp. 358-361, in Jean Hauser, « le juge et la loi », Revue Pouvoirs, n° 114-
2005, p. 139.
52
Voir CCT, case n° 3/94/, june 06, 1995, in Luc SINDJOUN, « Les grands arrêts de la justice constitutionnelle
africaine », Bruylant 2009, p.p. 381-429.
53
Géraud de GEOUFFRE DE LA PRADELLE, « Le pouvoir des juges : variations sur un thème éculé », Paris,
Pouvoirs, n° 5, 1978, p. 171

13
revient ainsi au juge d’achever le travail normatif ébauché par le législateur à travers le
vote de la loi.

Il convient cependant de garder à l’esprit que, quelle qu’elle soit, la volonté du juge ne
peut, sans forfaiture, aller au-delà d’une certaine interprétation de la Constitution. Si le
juge attribue un sens ou une portée à une disposition constitutionnelle, c’est parce qu’il
estime, en son âme et conscience, que c’est cette interprétation-là qui devrait prévaloir au
moment précis où il la formule ; bref le juge ne promeut jamais un principe ou un
raisonnement ex nihilo.

Par ailleurs, les rapports du juge au texte de la Constitution posent parfois des questions
délicates : à force d’interprétation en effet, « le juge constitutionnel peut, de fait, opérer
une révision implicite de la Constitution sans révision formelle » en cherchant à l’adapter à
un contexte politique et social. En effet, « le juge constitutionnel peut (…) considérer qu’il
lui appartient (…), à l’encontre même du texte constitutionnel lui-même, d’adapter les
principes constitutionnels à la réalité politique et sociale contemporaine. Dans cette
hypothèse, la Constitution n’est plus considérée comme une liste fermée de principes qu’il
appartient au juge d’appliquer (…), mais une liste ouverte qu’il appartient au juge de
compléter, en fonction de ce qu’il estime être nécessaire. »54, même si « le décryptage des
normes constitutionnelles en fonction de l’esprit du temps serait marqué de l’esprit de la
subjectivité et conduirait au gouvernement des juges »55.

Ainsi, le pouvoir du juge, si on n’y prend garde, risque de rompre « l’équilibre entre une
action nécessaire et des freins souhaitables ». Si les dispositions du texte constitutionnel
sont caduques, il revient au peuple lui-même ou à ses représentants et non au juge, de les
adapter à travers une révision constitutionnelle. Et, pour reprendre la formule polémiquée
du Doyen Vedel, « …si les juges ne gouvernent pas, c'est parce que, à tout moment, le
souverain, à la condition de paraître en majesté comme constituant peut, dans une sorte de
lit de justice, briser leurs arrêts »56.

Cette réserve formulée, il convient de noter que dans les Etats africains, certains exemples
témoignent de cette réalité qui tend à faire du juge constitutionnel un
pouvoir indispensable dans l’Etat. Saisi à la fois par la majorité et l’opposition politiques

54
Bertrand MATHIEU, op. cit. p.p. 120-121
55
J-E.SHOETTL, LPA 2006, n° 75, p. 14 cité par B. Mathieu, op. cit. p. 121
56 o
G. Vedel, « Schengen et Maastricht (A propos de la décision n 91-294 DC du Conseil constitutionnel du 25
juillet 1991) », RFDA, 1992 p. 173

14
mais aussi par les citoyens57, il « attribue à chacun le sien ». Certes l’évolution est encore
lente et, pour ainsi dire, inégalement répartie ; elle devrait cependant se consolider. Il ne
faut évidemment pas négliger la part du comportement individuel du juge, voire de son
« équation personnelle », tant il est vrai que l’indépendance ou sa réalisation est aussi
affaire de tempérament personnel. Or, dans la plupart des Etats africains, si l’indépendance
statutaire et fonctionnelle est garantie par la Constitution, l’attitude du juge face aux
majorités au pouvoir, à de rares exceptions près, peut amener à se poser quelques
questions58.

Il reste que certaines juridictions constitutionnelles n’hésitent plus à se prononcer dans un


sens qui ne satisfait pas toujours la majorité au pouvoir59. Ainsi, certaines révisions de la
Constitution, certaines habilitations législatives du Président de la République ou certaines
tentatives de prorogation de mandats, voire de briguer un mandat interdit par la
Constitution se sont heurtées au refus du juge qui s’est appuyé sur le texte de la
Constitution.

La Cour constitutionnelle du Niger, saisie par un groupe de vingt trois députés, notamment
sur l’hypothèse du maintien du Président de la République en fonction au-delà de son
deuxième et dernier mandat60 a, par un avis n° 02/CC du 25 mai 2009, soutenu qu’une telle
hypothèse n’est pas envisageable car non conforme à la Constitution. Elle a également
considéré par le même avis et implicitement en réponse aux partisans du Président de la
République qui invoquaient les sollicitations du peuple souverain lui demandant de briguer
un troisième mandat, que le terme « peuple » utilisé dans les dispositions de l’article 5,
« doit être entendu de l’ensemble des citoyens, c'est-à-dire des personnes rattachées à l’Etat
par la nationalité. (..) Aucun individu ou groupe de personnes, encadré ou non par des

57
Niger, Bénin, République sud africaine notamment.
58
Voir notamment Francisco MELEDJE DJEDJRO, « De la prorogation du mandat des pouvoirs publics
constitutionnels après octobre 2005, en Côte d’Ivoire : deux décisions prévisibles du juge constitutionnel »,
Revue ivoirienne de droit, N° 38, 2007.
59
Voir supra.
60
Il s’agissait de l'interprétation des articles 1, 5, 6, 36, 37, 39, 49 et 136 de la Constitution. Dans cette requête
les députés visaient en réalité les velléités du Président Tandja de se maintenir au pouvoir. C’est l’affaire dite
du « Tazarce ! » qui signifie « continuité » à l’impératif, dans laquelle la Cour constitutionnelle a joué un rôle
éminent qui a permis à la « société civile » d’exiger le départ du Président Tandja MAMADOU à la fin de son
ème
mandat, et qui a connu des rebondissements avec l’abrogation de la Constitution de la 5 République qui
constituait l’obstacle diriment à la réalisation du « tazarce ! », la dissolution tout aussi inconstitutionnelle de la
ème
Cour, l’organisation d’un référendum controversé en vue de l’installation de la Constitution de la 6
République et le coup d’Etat de février 2010.

15
partis politiques, syndicats ou autres associations ne saurait s’identifier au peuple dans le
cadre de l’exercice de la souveraineté nationale ».

Réveil et montée en puissance du pouvoir judiciaire, donc. Mais cette donnée-là est
indissociable, en Afrique comme ailleurs, d’une espèce de disqualification des autres
pouvoirs –Exécutif et Législatif – à réaliser l’équilibre classiquement recherché à travers la
séparation des pouvoirs, ou, en termes plus modernes, à satisfaire un impératif démocratique
qui se décline désormais en limitation de la puissance des gouvernants et en la nécessité de
préserver certains principes des vicissitudes de la politique et de la compétition électorale.
Deux pouvoirs se font alors désormais face : un judiciaire gardien du temple politique et
social, et un pouvoir politique unifié au service d’un gouvernement ; l’un obéit à un principe
de tempérance et de limitation, l’autre à une logique de l’action et de l’efficacité.

II – La fusion des pouvoirs traditionnels

« Si l’affirmation de la montée en puissance du juge constitutionnel ne brille pas par son


originalité, elle traduit en revanche une réalité qui dépasse le champ juridique », écrit Alain
Pariente61. En effet, à l’éclosion d’un pouvoir judiciaire répond une nouvelle lecture de la
séparation des pouvoirs qui s’effectue en deux temps : d’abord par la grille d’une
fragmentation des pouvoirs (A), puis par la reconstitution autour d’une unité du pouvoir
politique (B).

A – La fragmentation des pouvoirs

Elle se décline sous deux formes. La première consiste en un cloisonnement entre pouvoirs
exécutif et législatif d’une part, pouvoir judiciaire de l’autre. Il semble que la théorie de la
séparation des pouvoirs telle qu’elle résulte d’une certaine lecture de « De l’esprit des lois »,
peut faire l’objet d’une telle interprétation. Mauro Barbéris note à cet égard que « la
doctrine avancée dans le chapitre VI du livre XI de l’Esprit des lois n’est pas unitaire mais
comporte au moins trois thèses différentes (bien que compatibles entre elles) : chacune
desquelles est en général appelée séparation des pouvoirs, alors que cette dénomination ne
convient qu’à la troisième : la première thèse (…) appelée « distinction des pouvoirs » est
une théorie (descriptive) des fonctions étatiques : légiférer, exécuter et juger. La deuxième
et la troisième (…) appelées « balance des pouvoirs » et « séparation des pouvoirs au sens
propre », sont, à l’opposé, des doctrines (prescriptives), potentiellement alternatives,
61
Alain Pariente, le conseil constitutionnel et la théorie de la séparation des pouvoirs, in Alain Pariente (sous la
direction de), « La séparation des pouvoirs, théorie contestée, pratique renouvelée », Paris, Dalloz 2007, p. 65

16
concernant la distribution de ces fonctions à des organes différents : doctrines qui se
caractérisent, la deuxième par le refus, la troisième, par l’acceptation des critères de
spécialisation et d’indépendance des organes dans l’exercice de leurs fonctions
respectives »62. La fin recherchée était la liberté politique à travers un gouvernement mixte
et modéré63. Toutefois, insiste-t-il, « les moyens pour réaliser cette fin sont (…) deux et non
pas un : balance des pouvoirs pour les organes législatif et exécutif, ni spécialisés ni
indépendants dans l’exercice de leurs fonctions : séparation des pouvoirs au sens propre
pour l’organe judiciaire, spécialisé et indépendant dans l’exercice de ses fonctions »64.
L’interprétation contemporaine, qui consiste à adopter une seule doctrine pour les trois
pouvoirs a, selon encore Mauro Barbéris, « empêché de remarquer qu’il y a une différence
(…) entre les deux pouvoirs strictement politiques (législatif et exécutif) et le pouvoir
judiciaire »65.

La question demeure toutefois controversée. En tout état de cause, la plupart des


constitutions des Etats africains consacrent un régime de séparation des pouvoirs, qui fait
l’objet de deux interprétations théoriques principales : une interprétation juridique,
aboutissant, comme aux Etats-Unis, à un régime dit présidentiel caractérisé par une
séparation stricte ou rigide, avec pour conséquence une indépendance organique et
fonctionnelle entre le Président et le Congrès, chacun détenant l’exclusivité de la fonction
qu’il exerce – même si en pratique les deux collaborent tant bien que mal au nom du
réalisme politique66 - et, d’autre part, une interprétation politique qui a donné naissance au
régime parlementaire, et se traduisant par une séparation souple, qui implique une
collaboration fonctionnelle et un équilibre organique des pouvoirs. Ainsi, le gouvernement
participe à la fonction législative, avec la possibilité de déposer des projets de lois, de
participer aux débats législatifs et de déposer, à l’occasion, des amendements sur des textes

62
Mauro Barbéris, op. Cit. p. 710.
63
Ce qui aboutit à l’idée, développée plus tard par Machiavel, des effets bénéfiques du conflit politique sur les
droits et libertés des individus.
64
Mauro Barbéris, op. cit. p.p. 711-712.
65
Idem., p. 713
66
Au-delà du réalisme, certains auteurs estiment que le droit de véto (reconnu au Président des Etats-Unis) est
une forme de participation au pouvoir législatif (voir en ce sens Olivier-Martin, cité par M. Troper, « Histoire du
contrôle de constitutionnalité », in Les Cahiers du Conseil constitutionnel, n° 28, juin 2010), tout comme le
Congrès participe (indirectement) à la fonction exécutive à travers le contrôle, notamment budgétaire, de la
politique gouvernementale. En outre, le système constitutionnel américain prévoit plusieurs cas de
collaboration entre Exécutif et Congrès : « discours sur l’état de l’Union » prononcé par la Président devant la
Chambre des Représentants et le Sénat réunis, pouvoir de ratification des traités internationaux ou de
confirmation (ou refus de confirmation) de la nomination de hauts fonctionnaires fédéraux confiés au le
Sénat…

17
en discussion. En outre, la loi votée n’entre dans l’ordonnancement juridique qu’après sa
promulgation par le président de la République. Réciproquement, le Parlement participe à la
fonction gouvernementale, en contrôlant l’action de l’Exécutif, voire en autorisant la
ratification des traités. Par ailleurs, existent des moyens d’action réciproques, permettant à
l’Exécutif de dissoudre le Parlement ou à ce dernier d’engager la responsabilité du
gouvernement et de le faire tomber, en cas de vote positif. C’est ce dernier schéma qui est
adopté dans la plupart des constitutions africaines67.

La deuxième forme de fragmentation des pouvoirs résulte des enseignements de la pratique


politique. Elle est induite par le phénomène des coalitions68, qui déplace le siège du pouvoir
de l’Etat vers les partis : d’une part, au Parlement, malgré l’interdiction de tout mandat
impératif par la Constitution, les députés sont, en fait, non pas les représentants du peuple
ou de la Nation, mais les porte-parole attitrés de leurs formations politiques. Le phénomène
n’est nullement nouveau. La mainmise du parti sur les choix et programmes politiques,
voire sur l’exercice et la dévolution du pouvoir, la nécessité d’une ratification parlementaire
pour la mise en œuvre de certains programmes, notamment à travers les lois de finances ou
les lois de programme, nourrissent les oppositions et, souvent, les joutes verbales. Le
pouvoir, fragmenté de fait entre majorité et opposition, introduit de la passion dans les
débats législatifs, et le juge constitutionnel devient l’ultime recours. Les souvenirs des
grosses turbulences de législatures en République du Bénin, au Congo et en République
Démocratique du Congo, en Côte d’Ivoire, à Madagascar et très récemment au Niger
notamment, sont encore frais dans les mémoires.

D’autre part, l’Exécutif est souvent traversé de crises multiformes consécutives aux tensions
qui agitent les coalitions politiques. Dans les rares cas de cohabitation, la fragmentation du
pouvoir exécutif se dessine entre d’une part un Président de la République replié dans son
« domaine réservé », et d’autre part un gouvernement issu de la majorité parlementaire.

En définitive, « nonobstant les différentes lectures qui ont pu être données de la séparation
des pouvoirs (…), on peut s’accorder à reconnaître que le constitutionnalisme (…)
contemporain est affecté par deux tendances lourdes : la première est la faible capacité du
législatif et de l’exécutif à s’arrêter mutuellement, phénomène que l’on peut expliquer
notamment par ce qu’il est convenu d’appeler le « fait majoritaire », la seconde est la

67
Mali, Niger, Burkina Faso, Sénégal…
68
Aujourd’hui, en raison même des systèmes électoraux et des modes de scrutin, il est quasi impossible de
trouver un pouvoir monocolore. Que ce soit au Sénégal, au Burkina Faso, au Niger ou au Bénin, toutes les
majorités sont en fait constituées de coalition de partis.

18
montée en puissance des juges »69. Face à une Assemblée nationale sensible aux moindres
sollicitations de l’Exécutif, y compris celles relatives aux modifications de la loi
fondamentale pour rester le plus longtemps au pouvoir70, le juge demeure l’ultime rempart
de l’ordre constitutionnel71.

Ainsi, « (…) l’existence d’une majorité stable et le fait que les mécanismes de la
responsabilité parlementaire ne jouent plus vraiment, tout du moins dans leur forme
traditionnelle qui permet au Parlement de renverser le gouvernement, conduisent la justice
à devenir un partenaire essentiel dans la mise en œuvre de la séparation des pouvoirs »72. Il
revient alors au juge de jouer pleinement son rôle, et contribuer à la paix et à la concorde
non seulement entre les acteurs du jeu politique, mais aussi entre toutes les forces sociales
au sein de l’Etat. L’application de la Constitution se fait dans un contexte social et politique
déterminé, et il revient ainsi au juge, sans violer les obligations que cette dernière lui
impose, d’être un artisan de l’ordre et de la stabilité. Comme l’affirme le Doyen Wodié, « le
juge ne peut (…) être indifférent ou sourd aux pulsations qui rythment la vie en société et
aux convulsions sociopolitiques qui scandent et peuvent agiter l’Etat ». Le mot « sage »,
utilisé, dans le langage commun comme nom et non comme adjectif, pour désigner le juge
constitutionnel, est révélateur des attentes que nourrissent ses interventions.

Pour préserver son pouvoir, le juge constitutionnel ne peut exercer celui-ci sans
discernement. En deux occasions en particulier, il est invité par les circonstances à user de
son impérium avec circonspection.

La première circonstance est celle dans laquelle il travaille aux confins du principe
d’opportunité, quand il fait œuvre, non de technicien du droit, mais de régulateur social,
voire d’autorité politique car les choix qu’il est amené à faire sont alors éminemment
politiques. Le juge américain, ou le juge français par exemple, connaissent bien cela. Sa
tentation, défendable ou non, sera alors d’esquiver la question, d’avouer son incompétence
pour ne pas avoir à trancher, parce que le point est « political » (Etats Unis) ou parce que
« le juge n’a pas un pouvoir d’appréciation identique à celui du Parlement » (France).
Ainsi, le juge doit respecter son domaine de compétence et ne pas opérer de choix à la place
du pouvoir politique. En France par exemple, saisis par des couples homosexuels, qui

69
François Saint-Bonnet, op. cit, p. 60
70
Voir Jean du BOIS de GAUDUSSON, « Défense et illustration du constitutionnalisme en Afrique après quinze
ans de pratique du pouvoir », Mélanges en l’honneur de Louis FAVOREU, Paris, Dalloz 2007.
71
Voir la contribution de Oumarou Narey dans ces Mélanges.
72
Bertrand Mathieu, op. cit., p. 130

19
invoquaient les principes de liberté et d’égalité pour accéder au mariage et à l’adoption, la
Cour de cassation et le Conseil constitutionnel ont répondu que la question relève
exclusivement de la compétence du législateur73. Il a fallu l’adoption de la loi instituant « le
mariage pour tous » pour satisfaire de telles requêtes. Ainsi en a-t-il été des quotas par sexe
dans les élections politiques.

La seconde circonstance propre à tenter l’arbitraire du juge est celle d’un conflit de droits,
induit par un cas qu’il doit trancher. En effet, la Constitution proclame et garantit certaines
valeurs qu’elle enveloppe dans des droits et libertés individuels ou collectifs. Dans la
pratique, ceux-ci peuvent entrer en conflit : droit à la vie privée contre droit à la libre
information, droit à la vie contre droit à la libre disposition de son corps. Il arrive même
que certains droits soient invoqués au soutien de deux positions totalement opposées :
principe de dignité de la personne humaine, sollicité, tantôt par les partisans, tantôt par les
opposants à l’euthanasie tel que le débat se pose, notamment en France. Le défi est alors de
« mettre ces principes « en musique », et donc, nécessairement, arbitrer, au nom du bien
commun, entre ces intérêts opposés (;) telle est la délicate et noble tâche, non pas du (juge),
mais du politique, c’est-à-dire, (en) régime démocratique, du pouvoir législatif et du
pouvoir exécutif, selon leurs domaines respectifs d’intervention »74.

La fragmentation des pouvoirs établit ainsi, globalement, une ligne de démarcation entre
l’activité politique consistant, au nom du constituant, à opérer des choix de société, et
l’activité juridictionnelle qui viserait à faire produire, dans les cas concrets, les
conséquences attachées à ces choix. Elle débouche donc, à terme, sur l’unité du pouvoir
politique.

B – L’unité du pouvoir politique

Le processus législatif a une nature intrinsèquement politique. Les choix de société,


l’arbitrage entre les valeurs fondatrices qui structurent la vie au sein de l’ordre étatique, sont
l’apanage des pouvoirs législatif et exécutif. Ces derniers doivent néanmoins, dans la mise
en œuvre de leurs prérogatives respectives, se conformer à la volonté du peuple, exprimée
dans la Constitution. Et c’est ce qui fonde, aujourd’hui, la raison d’être du juge
constitutionnel, juge de la loi. D’autant que, dans la pratique, le fonctionnement des

73 ère
Civ. 1 , 13 mars 2007, Bull. civ. I, 113; Cons. Const. 8 octobre 2000, n 2010-39 QPC, qui estime qu’il ne lui
appartient pas « de substituer son appréciation à celle du législateur sur les conséquences qu’il convient de
tirer, en l’espèce, de la situation particulière des enfants élevés par deux personnes de même sexe ».
74
François CHENEDE, « De la conception du droit à la fonction du juriste » in, « La place du juriste face à la
norme », Paris, DALLOZ, 2012, p.p. 9-10.

20
institutions révèle, non pas une spécialisation des fonctions législative et exécutive, mais
une unité du pouvoir politique. Aujourd’hui, en effet, « dire que le Président de la
République ou le Premier ministre, selon les régimes politiques, assurent la charge des
intérêts fondamentaux de la nation ou qu’ils assurent plus directement la détermination de
la politique de la nation, ne renvoie en aucun cas à l’exercice d’une fonction
d’exécution »75. Par ailleurs, « l’idée selon laquelle le Parlement vote la loi que l’exécutif
applique et met en œuvre renvoie très largement à une fiction »76.

En outre, le mode même de fonctionnement des régimes parlementaires contemporains


implique une unité de destin entre Exécutif et Parlement, surtout dans les Etats africains où
le fait majoritaire est une constante de la vie politique. Ce phénomène implique des
conséquences en matière de libertés individuelles et droits fondamentaux que seul le juge
constitutionnel est en mesure de contenir. Concernant le processus législatif par exemple,
Guy Carcassonne relève, à propos de la France où la rationalisation du parlementarisme a
conduit à l’institution d’une deuxième chambre au Parlement et où, pour être adoptée la loi
doit être votée en des termes identiques par les deux chambres, que « lorsque les deux
assemblées ont la même majorité, aux sentiments de laquelle on ne fait jamais appel en
vain, les adoptions conformes dès la première lecture naissent de la discipline plus que de
la conviction »77. En d’autres termes, le Législatif est loin de se situer dans la perspective
d’une limitation ou d’un contrôle véritable de l’Exécutif ; il le soutient, l’appuie dans une
logique de solidarité politique.

Par ailleurs, les moyens d’action dont dispose chaque pouvoir sur l’autre, conjugués à la
discipline des partis, finissent par fondre les pouvoirs exécutif et législatif dans l’unité du
pouvoir politique. En effet, « la responsabilité politique du gouvernement implique une
solidarité politique entre le gouvernement et la majorité parlementaire. (…) Cette dernière
contrôle non seulement le Parlement, mais aussi le gouvernement, qui, d’une manière ou
d’une autre, en est l’émanation. »78. Symétriquement, lorsqu’il dispose d’une majorité

75
Bertrand MATHIEU, op. cit. pp. 171-172
76
Idem.
77
Guy Carcassonne, « Penser la loi », Revue « Pouvoirs » n° 114- 2005, pp. 44-45.
78
Renaud BAUMERT, « Le juge constitutionnel, un indispensable contrepoids au pouvoir », Le Monde, 17 juin
2011.

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confortable, l’Exécutif ne se contente plus de participer à la fonction législative. Souvent, il
la dirige et la contrôle79.

En réalité, dans la plupart des démocraties issues du parlementarisme contemporain, la


principale fracture ne se situe plus entre le gouvernement et le Parlement, mais entre
minorité et majorité parlementaires. Une lecture plus juridique conduit à noter, dans ce cas
précis, que la plupart des constitutions aménagent un statut spécifique à l’opposition
politique, prévoyant même, dans certains cas, des modalités de nomination du Premier
ministre en cas de cohabitation80. Cette reconnaissance par le constituant valide toute
approche théorique fonctionnelle au sein même du Parlement, basée sur la distinction entre
l’action et le contrôle de l’action, c'est-à-dire entre ce que font, respectivement, majorité et
opposition politiques81.

Néanmoins, la prohibition de tout mandat impératif fait de tout parlementaire le représentant


de la Nation et du peuple. Ainsi, la loi est toujours celle de la majorité et de l’opposition
réunies, même si le rôle de l’opposition consiste assez souvent à contrôler l’activité
législative dominée par la majorité, le cas échéant, à demander l’arbitrage du juge.

L’image d’un Parlement législateur traduit cette réalité que la loi est faite à la fois par la
majorité et l’opposition politiques, au terme d’un processus encadré par la Constitution et le
règlement intérieur de chacune des chambres du Parlement, lorsqu’existent une Assemblée
nationale et un Sénat. Le recours au juge, seul habilité à trancher, finit de convaincre qu’en
réalité ne coexistent, essentiellement, que deux pouvoirs : le pouvoir politique ou « pouvoir
de gouvernement » que se partagent l’Exécutif et le législatif, majorité et opposition
confondues, et le pouvoir juridictionnel, manifestation authentique du pouvoir judiciaire,
qui est, ici, l’apanage du juge constitutionnel. Le premier devrait, en toute rigueur,
fonctionner sous le contrôle du second, conformément à la volonté du constituant.

Il faut pourtant garder à l’esprit, quand s’achève notre réflexion, que cette logique du
binôme, pour réelle qu’elle soit, ne devrait pas faire l’impasse sur l’existence d’un autre
pouvoir, celui dont procèdent tous les autres : à côté du politique et du juridictionnel, il
faudra compter avec le pouvoir du peuple. Comme l’affirme Alain Parienté, « du contrôle

79
Idem. Voir également sur cette question, Armel Le DIVELLEC, « Le gouvernement, portion dirigeante du
Parlement : quelques aspects de la réception juridique hésitante de modèle de Westminster dans les Etats
européens », Jus Politicum, Paris, Dalloz, 2009.
80
C’est le cas de la Constitution du Niger du 25 novembre 2010.
81
Voir sur cette question Pierre ROSENVALLON, « Mieux contrôler l’exécutif, voilà la liberté des modernes ! »,
Le Monde, 17 juin 2011.

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juridictionnel sur le politique dépend aujourd’hui l’Etat de droit. Mais l’exigence
démocratique réintroduit une logique ternaire. (…). Le peuple, pouvoir souverain, devrait
s’affirmer comme la pièce maîtresse de la démocratie, et l’équilibre des pouvoirs devrait
être recherché aujourd’hui entre le politique, le juridictionnel et le peuple »82 , tant il est
vrai que la « fiction (…) de l’inexistence du corps politique en dehors du pouvoir qui le
représente, celle de l’absence d’autonomie du corps des citoyens à l’égard de l’appareil
d’État »83 n’a plus véritablement prise sur la réalité.

82
Idem
83
Voir Dominique Rousseau, pour qui « l’espace public (…) est (…) le lieu qui, par la mobilisation de ses acteurs,
construit une force capable d’imposer à l’espace politique (…) au minimum la prise en charge des questions sur
lesquelles il s’est mobilisé, au maximum la prise en charge des propositions normatives qui y ont été élaborées.
En d’autres termes, l’espace public doit être en mesure de peser, y compris en dehors des moments électoraux,
sur l’espace politique pour lui imposer son « agenda », pour le contraindre à répondre aux questions sur
lesquelles il s’est mobilisé et si possible dans le sens des propositions qu’il a formulées » in « la démocratie
continue », Paris,…

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