Garofalo La Criminologie
Garofalo La Criminologie
Garofalo La Criminologie
(1890)
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Cette dition lectronique a t ralise par Diane Brunet, bnvole, guide, Muse de La Pulperie, Chicoutimi partir de :
Raffaele Garofalo
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dition lectronique ralise avec le traitement de textes Microsoft Word 2008 pour Macintosh. Mise en page sur papier format : LETTRE (US letter), 8.5 x 11) dition complte mardi le 18 aot 2009 Chicoutimi, Ville de Saguenay, province de Qubec.
Paris : Ancienne Librairie Germer Baillire et Cie., Flix Alcan, diteur, 1890. 2e dition entirement refondue, 452 pp.
Remerciements particuliers
Cette dition numrique a t ralise grce au patient et minutieux travail de mon pouse, Mme Diane Brunet [Guide de muse, La Pulperie de Chicoutimi], bnvole, qui a entirement retap, laide de son clavier dordinateur, le texte de ce livre. La numrisation de ce vieux livre de 1890 tait une tche impossible, tant donn son tat de dtrioration. Je voudrais remercier Mme Maristela Bleggi Tomasini, de Porto Alegre - Rio Grande do Sul - Brasil [[email protected]], avocate, qui a eu la gentillesse de nous prter ce livre, ou plutt ce trsor provenant de sa bibliothque personnelle, autrement introuvable. Avec toute notre reconnaissance toutes deux.
Jean-Marie Tremblay, fondateur et directeur bnvole Les Classiques des sciences sociales.
PREMIRE PARTIE. Le Crime Chapitre premier. Le dlit naturel I. Le mot crime nappartient pas aux juristes. La notion de crime doit tre recherche par le sociologue. Mthode dont il faut se servir. Au lieu danalyser les faits, il faut analyser les sentiments. Le sens moral. Son volution.
II.
III. Analyse des instincts constituant le sens moral. Les deux instincts moraux typiques : la bienveillance et la justice. Mesure dans laquelle on les retrouve chez les races suprieures de lhumanit. Caractre fixe, immuable et universel du sentiment de piti sous sa forme ngative. Pourquoi cette thorie nest pas en contradiction avec celle de lvolution. Linstinct de probit. Sa drivation. Limites dans lesquelles on peut dire quil est acquis par une race civilise. IV. Raisons qui justifient notre cadre de la criminalit. Le dlit politique. V. Rsum Critiques la dfinition du dlit naturel.
I.
Ce que le phnomne de la criminalit signifie pour le juriste. Dfinitions vagues et incompltes du dlit. En quoi notre principe est diffrent de celui des juristes. II. Objections et rponses. La guerre. Les excutions capitales III. Ncessit dtudier directement les criminels.
Chapitre premier. Lanomalie du criminel I. Donnes de lanthropologie. Ralit des types criminels. Importance de la constatation des anomalies anatomiques. Anomalie psychologique. Cas extrmes et cas intermdiaires. Les sentiments des criminels. Les seuls qui ne prsentent pas danomalies morales sont ceux qui nont pas commis de dlits naturels.
II.
III. Nature congnitale et hrditaire des penchants criminels. IV. Sens dans lequel nous disons quil nexiste pas de dlinquant fortuit. tats pathologiques. Anomalie morale. Si lon peut attribuer toujours cette anomalie un caractre pathologique. Conditions essentielles de la vie. Le criminel nest anormal quen rapport lhomme civilis. Existences danomalies non pathologiques. La peine de mort justifie. V. Le criminel typique. Est-il comparable ou sauvage ? Atavisme prhumain. Hypothse de la dgnration.
VI. Les trois grandes classes de criminels. Criminalit endmique et imitative. Passions, tempraments et causes extrieures. Existence constante dun lment psychique diffrentiel. Limprobit hrditaire et acquise. La nvrasthmie morale. Persistance des instincts immoraux.
Chapitre deuxime. Influence de lducation sur les instincts criminels I. Difficult de dterminer lefficacit de lducation sur le jeune ge. Diffrentes opinions. Ce qui en rsulte. Action nulle des enseignements moraux sur un caractre dj form. Erreurs de lcole correctionnaliste. Linstruction obligatoire. Influence nulle de linstruction lmentaire sur la criminalit. Linstruction religieuse. Pourquoi elle ne peut pas rformer les instincts criminels.
II.
Chapitre troisime. Influences conomiques I. La misre. Le dlit comme raction contre liniquit sociale. Si lexistence du proltariat soit une des causes principales de la criminalit. Rponse ngative. Condition psychique principale qui rend possible le crime. Le malaise conomique qui se trouve galement rpandu dans toutes les classes. Quelle en soit lorigine. La statistique prouve que le proltariat ne donne pas au crime un contingent proportionnel plus fort que les autres classes. Comment on peut expliquer linfluence de certaines conditions extrieures sur des formes spciales de criminalit. Conclusions. Le progrs et la civilisation. Thorie de la proportion entre lactivit malfaisante et lactivit honnte. Opinions contraires du M. Poletti et de M. Tarde.
II.
Chapitre quatrime. Influence des lois I. Suppression des causes les plus frquentes de crimes. Ides de Qutelet. Thorie de la prvention des crimes selon Romagnosi. Ides de M. Enrico Ferri. Critique et conclusion. Prvention indirecte exerce par les peines. Leur utilit diffrente selon les classes des criminels. Utilit de la peine de mort. Accroissement progressif de la criminalit dans le sicle prsent. Effets dplorables de ladoucissement des peines. Le mtier du criminel valu conomiquement. Probabilits dimpunit. Moyens dchapper la peine. La rcidive.
II.
TROISIME PARTIE. La Rpression Chapitre premier. La loi dadaptation I. Raction rationnelle de la socit contre le dlit. Loi naturelle de llimination. Limites dans lesquelles la peine de mort peut tre applique. Formes dlimination partielle. La dportation. Les colonies agricoles. Deuxime forme de rpression : la contrainte au ddommagement. Thorie dHerbert Spencer. Cts de la question que cet auteur a ngligs. Limites dans lesquelles cette thorie est admissible.
II.
Diffrentes conceptions de la peine. La vengeance. Lexpiation. Justification du principe punitur quia peccatum et comment il se trouve daccord avec le principe punitur ne peccatur .
III. Le point de vue de lintimidation. Le motif moral. Le motif de la crainte. Les moyens de rpression selon notre thorie produisent les mmes effets, tout en ne visant pas directement lintimidation. Critique de la thorie de la coaction psychologique selon Feuerbach et Romagnosi. Le point de vue de la slection. Cest un effet produit par les seuls moyens dlimination. Thorie de lhrdit psychologique et ses applications la pnalit.
Chapitre deuxime. Critique du systme pnal selon les juristes. I. En quoi la science du droit pnal diffre essentiellement de la doctrine enseigne dans cet ouvrage. Les deux principes de la responsabilit morale et de la proportion de la peine au dlit. Consquences tranges qui drivent du premier. La forme irrsistible. Les circonstances attnuantes. Pourquoi les alins ne doivent pas tre classifis parmi les criminels instinctifs. Erreur de lcole juridique de dclarer lincomptence de la science pnale lorsquil sagit dalination. Les monomanes criminels sont des dlinquants dune espce part. Il faut pour eux des moyens diffrents de rpression. Ivresse et alcoolisme. Suggestion hypnotique. ge. Diffrence entre notre doctrine et celle de lcole juridique.
II.
III. Le principe de la proportion pnale. Impossibilit de dterminer un critrium exclusif de la gravit relative des dlits. Lalarme, le dommage matriel, le devoir viol. Proportion de la peine au degr du dsir criminel ou de limpulsion au crime, selon Feuerbach et Romagnosi. Pourquoi nous ne pouvons pas accepter cette thorie. Critrium que nous proposons. Objections et rponses. Le mrite et le dmrite dans les actes dtermins. On a tort de protester au nom de la justice. IV. La thorie de la tentative. La tentative par des moyens insuffisants. Si la tentative doit tre punie comme le dlit mme. Faux progrs de la thorie juridique, aux dpens de la dfense sociale V. Critique de quelques autres principes des juristes. La complicit. La ritration des dlits. La rcidive. Les circonstances attnuantes
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ou aggravantes. Les mots de douceur ou de rigueur devraient disparatre du dictionnaire des criminalistes. VI. Les peines. Type de peine devenu prdominant et qui est prcisment celui que nous repoussons. Lapplication des peines. Faux principes qui rgissent la jurisprudence.
Chapitre troisime. Lois protectrices du crime I. Encouragement que les lois de procdure donnent au monde criminel. Faux critrium de distinction entre laction publique et laction prive. Loffens devenu larbitre de la rpression. Manire aise dont loffenseur peut se soustraire lobligation du ddommagement. Diffrence entre une dette civile et une dette produit par un dlit. Propositions pour modifier la lgislation en cette matire. Linstruction des procs. Effets dplorables de la libert provisoire. La justice relchant filous et meurtriers sur parole. Absurdit du jugement selon le systme daccusation. Linstitution baroque du jury. Un jugement criminel devenu un jeu de hasard. Fonctionnaires qui devraient remplacer les jurs.
II.
III. La prescription de laction pnale, un autre bienfait accord aux criminels par la loi. Seuls cas dans lesquels on pourrait ladmettre. IV. La grce souveraine. Ce quelle devrait signifier dans un tat moderne. Absurdit de la grce comme acte de clmence ou de gnrosit. Nobles paroles du roi Oscar.
Chapitre quatrime. Le systme rationnel de pnalit I. Grands criminels instinctifs auteurs dassassinats. Critrium de lassassinat remplaant celui de la prmditation. La peine de mort est la seule convenable pour les criminels de cette espce. Asile pour les criminels alins. Meurtriers ayant pour mobile un sentiment go-altruiste ou altruiste. Criminalit endmique. Moyens rpressifs.
II.
III. Autres espces de cruauts physiques ou morales. Cas dhystrisme et dpilepsie. Moyens rpressifs. IV. Jeunes gens sanguinaires ou auteurs de viol.
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V.
VI. Voleurs, escrocs et faussaires. Cas dalination. Cas dinstinct congnital et dincorrigibilit. La dportation. VII. Dlinquants novices. Jeunes gens. Esprit dimitation. Dsuvrement. Abandon. Vagabondage. Aberrations. Cupidit. Moyens rpressifs dans les diffrents cas. VIII. Dlits pour lesquels les pnalits prsentes devraient tre conserves.
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AVANT-PROPOS
Ds mes tudes de droit, javais t frapp du spectacle de peu de concordance qui existe entre les principes reconnus de pnalit et le vrai but social de cette science. Dans quelques essais critiques publis Naples en 1876 et en 1878, javais trac les premires lignes de ce systme que jai tch de dvelopper ensuite. Mon Criterio positivo della penalit (Naples, 1880) est mon premier essai dune thorie nouvelle de la rpression ; mis ce nest que plus tard que jai pu parvenir en complter le plan. La Criminologia (Turin, 1885) a soulev bien des critiques de la part des juristes, bien des objections de la part des savants 1
La plupart des critiques attaquent en mme temps mes travaux et ceux de Lombroso et de Ferri qui sont lis aux miens par la communaut de bien des ides. Je signalerais surtout La Nuova scola del diritto penale, de M. Gabelli, dans la Nuova Antologia, 16 Agosto, 1885 : I recenti arvesarii science del diritto pnale, du prof. Buccellati, Rendiconto dell Instituto Lombardo, 1885 ; La criminalit compare de M. Tarde (Paris, 1886) ; I semplicisti del Dritto penale, du prof. Lucchini (Turin, 1886) ; La nueva Ciencia penal de F. D. Aramburu (Madrid, 1887) ; les articles de M.dHassonville dans la Revue des Deux-Mondes (1887) et ceux de M. Tarde dans les Archives de lAnthropologie criminelle ; les ouvrages de MM. Poletti, Carnevale, Vaccaro, Colajanni et Turati ; les articles de MM. Zirndorfer, le livre de M. Lozano, La Escuela antropologica y sociologiqua criminal (La Plata, 1889). plusieurs dfenseurs entre autres, les ouvrages et Nous avons trouv aussi brochures de MM. Drill, Lacassagne, Magitot, Bournet, Puglia, Fioretti, Majno, Berenini, Porto, Setti, Alongi, Van Hamel, V. Rossi, Zuccarelli,
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Jen ai profit pour mieux expliquer et dvelopper mes ides, pour corriger peut-tre quelques erreurs de dtail, mais je nai pu changer un seul des principes fondamentaux de mon ouvrage. En madressant, dans sa propre langue, au public franais, jai demander toute son indulgence. Il ma t impossible de confier qui que soit le travail de la traduction, parce que jai tellement transform cet ouvrage que cest peine si quelques pages en sont identiques loriginal italien. Voil pour ma hardiesse, ma seule excuse 2.
Kirchenheim, Tauffer, Heil, Talladriz, Corre, Bournet, Coutagne, venturi, Jeanvrot, Sarraute, Drago, Vieira. Une grande partie des problmes de la criminologie scientifique ont t discuts dans les deux Congrs dAnthropologie criminelle de Rome 1885 et de Paris 1889. Nous avons eu la chance de voir plusieurs de nos ides appuyes en gnral par des savants tels que MM. Brouardel, Moleschott, Roussel, Benedikt. Mais ce qui est un symptme encore plus significatif du progrs de ces ides, cest de voir quelles commencent se forcer un passage dans le monde des juristes. La preuve en est dans le programme de lUnion internationale de droit pnal qui a tenu Bruxelles en 1889 son premier congrs, grce linitiative de M. Prins, lauteur de Criminalit et rpression, et de M. Liszt, le professeur minent de Marbourg qui, dans lcole juridique se rapproche beaucoup de nos vues. Cette justification doit tre rpte, malgr lencourageant accueil que la politesse franaise a bien voulu faire la premire dition. Je remercie les journaux et revues qui ont eu la bont de louer ce livre mme au point de vue littraire, et je ne suis pas moins reconnaissant ceux qui mont signal quelques fautes que je me suis empress de corriger. Cette seconde dition a t encore considrablement refondue et augmente ; on y trouvera la rponse plusieurs objections qui mont t adresses. Les seules demeures sans rponse sont celles qui ne sadressent pas au contenu de cet ouvrage, mais la mthode que jai suivie.
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(p. vii) Je suis persuad que lanthropologie criminelle nest pas une uvre dimagination, quelle nest nullement lalchimie ni lastrologie de notre sicle, mais que cest une vraie science reposant sur des faits bien constats et qui aura toujours de nouveaux dveloppements. Jai gagn cette persuasion non seulement par laccord avec lequel certains faits sont reconnus de tous les anthropologistes, mais encore par une observation directe, qui ma permis den constater les plus remarquables. Cependant, puisquil y a bien des savants qui refusent toute valeur aux caractres anthropologiques diffrentiels du monde criminel, il est important dtablir que les auteurs mme dclarent la ncessit dune corrlation entre le caractre moral et la constitution physique des individus; mais ils ne croient pas la possibilit de prciser ces diffrences, parce quil faudrait les rechercher dans lorganisation histologique, dans la composition du sang et des nerfs, (p. viii) dans le mode de fonctionnement des organes. Les actions psychologiques a-t-on dit sont en grande partie des phnomnes molculaires et nous sommes loin de possder une anatomie des molcules. Il est facile de voir pourtant que tout cela ne contredit aucunement l,ide de lanatomie du criminel ; cela signifie seulement que les vrais caractres diffrentiels nous en sont encore inconnus. Les incrdules de lanthropologie criminelle ne peuvent donc pas sopposer la thse fondamentale des criminalistes de la nouvelle cole ; au contraire, sils sont des savants et des physiologistes, ils ne peuvent que la soutenir. Car il suffit cette thse que lon affirme la corrlation des nergies morales, des sentiments, du temprament et du caractre, avec la constitution organique de lindividu.
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On a rhtoriquement anathmis notre cole en laccusant de fatalisme, mais ceux qui voudront bien nous suivre verront que nous croyons la possibilit dutiliser pour le progrs moral de la socit les nouvelles lumires des sciences exprimentales. Laccusation de fatalisme, qui nous a t lance, dpend dune fausse interprtation et ne peut quagir toujours dans une direction dtermine. Mais nous navons jamais soutenu une erreur pareille. Ce que lexprience a dmontr, cest que lindividu agit toujours de la mme manire, tant quil se trouve dans les mmes (p. ix) conditions intellectuelles et morales et dans les mmes circonstances extrieures. Ce qui nous parat souverainement ridicule cest de prtendre lamendement du criminel par la prison ou par tout autre mode de chtiment, si aprs lexpiation, il est replac dans le mme milieu social et dans les mmes conditions dexistence o il se trouvait auparavant. Mais nous ne croyons pas impossible la transformation de lactivit du coupable, lorsque le milieu a chang autour de lui, lorsque ses nouvelles conditions dexistence lui prouvent la ncessit du travail honnte, lorsquil saperoit que lactivit malfaisante, que la vie prdatrice, ont cess de lui convenir et de lui tre profitables. Cest sur nos adversaires peut-tre que peut retomber le reproche de fatalisme. Car, tout en reconnaissant linefficacit du systme pnal de nos lgislations, ils nadmettent pas quil y ait rien changer, parce que, disent-ils, le crime a toujours exist et qu,il faudra toujours le supporter comme un des maux qui affligent la socit. Ce nest pas nous qui sommes des fatalistes, nous qui tchons de trouver les moyens les plus nergiques pour faire disparatre autant que possible cette honte de la civilisation. Nous nous rendons bien compte des influences du milieu physique et moral, et cest prcisment pour cela que nous ne comprenons pas une thorie qui laisse le coupable expos ces influences mmes qui ont contribu sa dgnration. Mais lorsquon (p. x) s'crie : Au lieu de punir, occupez-vous de modifier le milieu, en supprimant les causes du crime , nous ne pouvons empcher de sourire, parce que nous savons que le lgislateur ne peut pas accomplir ce qui nest que luvre du temps. Nous disons alors : Pourquoi faut-il quil y ait dans notre socit contemporaine cette antinomie trange : que la majorit laquelle on accorde la toute puissance, mme l o son incomptence est visible, et son impartialit impossible, ne trouve des limites sa souverainet que dans un cas seulement, lorsquil sagit de lutter contre la minorit la plus petite, la plus
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lorsquil sagit de lutter contre la minorit la plus petite, la plus nuisible et la plus abjecte, celle des criminels ? Pourquoi dranger la plus grande partie de lhumanit en changeant les conditions dexistence sociale, dans lintrt exclusif dune poigne de nonvaleurs? Pourquoi ne faudrait-il pas, au contraire, extirper les individus inadaptables? bien insister ? Aucun lgislateur ne pourra faire quil ny ait plus Mais quoi de misre, ni dignorance, que les tentations disparaissent, que la cupidit, les ambitions, la vanit et toutes les passions de lhomme soient supprimes dans son cur. Ltat ne doit pas cesser de lutter contre le crime, il ne peut pas tout confier au progrs de la civilisation dont le cours est si lent et parfois intermittent. Et, dailleurs, ce progrs de la civilisation serait interrompu violemment si la rpression venait manquer ou se ralentir. Ltat doit employer les armes perfectionnes (p. xi) qui conviennent lpoque, en laissant de ct celles dont lexprience a montr linutilit. Pour quon puisse combattre un ennemi avec espoir de succs, il faut avant tout le connatre. Or, cet ennemi, le criminel, les juristes ne le connaissent pas. Pour le connatre, il faut lavoir longuement observ dans les prisons, dans les bagnes, dans les lieux de rlgation. Cest ceux qui lont tudi ainsi, que lavenir rservera la mission de transformer la science pnale, de telle sorte quelle soit en harmonie avec les ncessits sociales.
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(p. XIV) Ce livre na pas pour but de discuter encore une fois le problme abstrait, et peut-tre insoluble, de la responsabilit morale individuelle. Il ne contiendra quun essai sur la pnalit coordonn une tude exprimentale du criminel, sans aucune gnralisation des ides qui en dcoulent. Ce nest quau point de vue de la science pnale quon y soutiendra limpossibilit de se servir de principe du libre arbitre, et la ncessit dasseoir cette science sur une base diffrente e plus solide. Dans ce livre, point de mtaphysique, lauteur ayant pens que toute conception de ce genre doit tre carte dune science qui drive dune ncessit sociale, et dont le but est essentiellement pratique. Cest sur les faits bien constats quil a cru devoir fonder des inductions, et cest par l quil sest vu oblig de combattre la thorie gnralement accepte, qui, selon lui, est en contradiction flagrante avec les rsultats des recherches scientifiques de notre poque. (p. xiv) Ce livre est fait pour trancher un dsaccord frappant entre la logique judiciaire et lintrt social. On ne peut disconvenir quau point de vue moral, la responsabilit individuelle est de beaucoup amoindrie par les mauvais exemples reus ds lenfance, par la contagion du milieu ambiant, par les traditions de famille ou de
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contagion du milieu ambiant, par les traditions de famille ou de race, par de tristes habitudes enracines, par la violence des passions, par le temprament, etc. Si tout le monde est daccord sur ce point-l, comment ne pas en voir les consquences daprs la thorie du droit pnal ? Du moment que la responsabilit serait amoindrie, le coupable serait toujours excusable dans ces diffrents cas ; selon quon donnerait ces circonstances une importance plus ou moins grande, la peine devrait varier en proportion, et tre rduite un minimum insignifiant lorsquil serait possible de prouver la force extrme de limpulsion au crime. Or, il ny a presque pas de coupables qui naient pour eux des circonstances attnuantes de ce genre ; il ny a pas de crime o il ne soit ais den dcouvrir. On na qu fouiller un peu et voil quil en jaillit de tous cts. Cest dire que les seuls criminels qui nous paratraient inexcusables seraient ceux pour lesquels on ne serait pas donn cette peine. On a beau rpliquer quil ne sagit que de mauvais penchants et que la libre volont de lhomme peut toujours en triompher. Mais, comment sy prendra-t-on pour mesurer la part qui revient ces penchants, et celle qui (p. xv) revient au libre arbitre ! Comment faire dailleurs pour arrter le progrs de lanthropologie, dmontrant que les plus grands coupables ont presque tous une organisation psycho-physique anormale ! La dpendance de la pnalit du principe de la responsabilit morale devrait donc avoir pour consquence lacquittement des assassins les plus froces, du moment que lon prouve leur extrme brutalit naturelle ou la toute puissance de leurs impulsions criminelles ; elle devrait, en tout cas, produire un adoucissement toujours plus grand des peines mesure que les causes des mauvais penchants deviendraient plus connues et videntes. La rpression agirait donc dans un rapport tout fait inverse la perversit et lincorrigibilit des criminels. Quon ne nous dise pas que nous avons tort de nous alarmer, et quon nen arrivera jamais au point de dclarer limpunit du crime. Les ides philosophiques dune poque exercent une influence irrsistible mme sur ceux qui essayent de lutter contre elles. Cela explique la pente qui entrane dj la justice pnale et qui en fait une digue impuissante, tous moments envahies par la mare montante de la criminalit. On a beau protester contre les verdicts dacquittement du jury, contre lindulgence des magistrats. Cest aprs tout, le triomphe de la logique ; seulement ce triomphe est aux dpens de la scurit et de la moralit sociale. Impossible dy remdier, moins quon ne dplace le critrium de la pnalit (p. xvi) en le reconduisant aux principes de la
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le critrium de la pnalit (p. xvi) en le reconduisant aux principes de la ncessit sociale et en abandonnant celui de la responsabilit morale de lindividu. La socit ne sinquite pas du crime autant quelle le devrait, ni lgard de la prvention. Le fait que, dans nos socits civilises, plusieurs milliers de personnes sont gorges chaque anne par des gens qui en veulent directement leur vie ou leur argent 3 , et que des centaines de millions dpargnes deviennent la proie de lactivit malfaisante, est bien plus grave, ce me semble, que presque toutes les questions dont on fait tant de cas dans les dbats parlementaires. Le spectacle des boucheries et des pillages est dautant plus hideux que la vie devient plus pacifique et moins incertaine. Malheureusement, on se borne les dplorer, ces scnes de sauvagerie, ces anachronismes sanglants, que lon considre comme des cas exceptionnels, parce quil arrive rarement quon en est tmoin, et parce quon croit toujours que le danger en est immensment recul. Mais, voil que la statistique arrive ; elle additionne (p. xvii) les chiffres ; elle concentre les sommes parses de la douleur sociale ; elle nous montre un champ de bataille o le carnage a t, elle runit en un seul cri terrible les gmissements des blesss, les pleurs de leurs parents ; des lgions destropis dfilent, la lueur de lincendie qui vient de dtruire des maisons. Quel est lennemi qui a ainsi dsol cette contre ? Cest un ennemi mystrieux, inconnu lhistoire ; son nom cest le criminel! Que fait la Socit pour prvenir tant de malheurs! Rien ou bien peu. Elle a tarifi les dlits parce quon appelle lchelle des peines, cest--dire quelle oppose chaque dlit le mesure plus ou moins grande dune souffrance prsume et conventionnelle, rduite, par le progrs, un genre unique, la dtention dans une maison, o le prisonnier est pour un certain temps log, nourri vtu et chauff
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Ceci nest pas une exagration. De 1881 1887, le chiffre moyen annuel des meurtres dans les principaux tats dEurope (la Russie excepte) a t de 9,208, ainsi partags : Autriche, 689 ; Hongrie, 1,231 ; Espagne, 1,584 ; Italie, 3,606 ; Allemagne, 577 ; France, 847 ; Belgique, 132 ; Hollande, 35 ; Angleterre, 318 ; cosse, 60 ; Irlande, 129. Si on y ajoutait la Sude, le Danemark, la Norvge, le Portugal, la Roumanie, la Serbie, le Montngro, la Bulgarie, la Russie, la Grce, on atteindrait pour sr le chiffre de 15,000 environ. Quant lAmrique, dont je ne possde pas les statistiques, je lis dans un journal que les tats-Unis eux seuls sonnent plus de 3,000 meurtres par an.
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aux frais de ltat. Les quelques mois ou les quelques annes de condamnation se passent ; le terme arrive et le dlinquant redevient un libre citoyen, comme tous les autres, sans quon ait plus mme le droit de rappeler ses crimes ; on prtend quil les a expis, quil a pay ce quil devait la Socit, quon doit dornavant le prsumer honnte. Tout cela nest que pure rhtorique. La vrit est que le criminel na rien pay ; cest ltat qui vient de faire des frais pour son entretien, cest--dire de faire peser une nouvelle charge sur les contribuables, en ajoutant ainsi (p. xviii) quelque chose aux dommages produit par le dlit. Le criminel ne sest pas amend moralement ; la prison nopre pas de tels miracles, il sen faut de beaucoup ; il nest pas terroris, parce que notre systme pnitentiaire est si doux quil neffraye personne ; dailleurs mme sil en avait souffert, il se hterait doublier, car le souvenir des douleurs physiques sefface bien vite. Le criminel reste donc ce quil tait, et par surcrot, on le replace dans le mme milieu o il vivait avant sa condamnation, pour quil y retrouve les mmes tentations et les mmes occasions qui lont pouss sur la mauvaise voie. Ce que je dis sapplique, en gnral, aux systmes de pnalit dominant en Europe. Je nignore pas, du reste, quil y a des exceptions, quen France surtout on sest proccup de la question et que moyennant la relgation des rcidivistes, on a tch de diminuer les ravages des malfaiteurs habituels, quoique cette loi, vivement attaque, nait eu jusqu prsent quune application trs limite. Malgr tout, on peut dire que la France est peut tre le seul tat de lEurope continentale, o lon ne reconnaisse pas encore lempire absolu daucune thorie juridique pour ce qui regarde la pnalit. Le principe de la dfense contre les ennemis naturels de la Socit y est beaucoup mieux entendu quailleurs, et, par un accord tacite, cest ce principe quon a souvent subordonn tous les autres. Mais il est temps de proclamer haute voix que la (p. xix) science pnale na pas dautre but et que cest ce but que tous les efforts des criminalistes doivent conspirer. Il sagit dune fonction minemment sociale, et qui doit tre soustraite aux vues troites et aux sophismes de lcole juridique. Aux yeux du peuple, les codes, la procdure et le pouvoir judiciaire lui-mme ont lair de sentendre pour protger le criminel contre la socit, plutt que la socit contre le criminel. Cest le rle des hommes dtat de renverser ces termes, de dtruire cette ide et de justifier le sacrifice annuel de plusieurs le sacrifice annuel de plusieurs centaines de millions dpenss dans la lutte contre le crime, lutte qui, jusqu aujourdhui, a t presque strile, ou du moins na pas
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lutte qui, jusqu aujourdhui, a t presque strile, ou du moins na pas donn les rsultats quon aurait eu le droit den esprer.
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Premire partie.
LE CRIME
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La criminologie tude sur la nature du crime et la thorie de la pnalit. (1890) Premire partie. LE CRIME
Chapitre 1
LE DLIT NATUREL I
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(p. 1) On sest beaucoup occup, dans ces derniers temps, de ltude du criminel au point de vue des naturalistes ; on la prsent comme un type, comme une varit de genius homo; on en a fait la description anthropologique et psychologique. Cest principalement Despine en France, Maudsley en Angleterre, Lombroso en Italie, que retient le mrite de nous avoir donn les descriptions les plus compltes et les plus approfondies de cette anomalie humaine. Pourtant, lorsquil sest agi de dterminer (p. 2) les applications de cette thorie la lgislation, on sest trouv en prsence de trs graves difficults. On na pas retrouv dans tout dlinquant par la loi, lhomme criminel de naturalistes; ce qui a fait douter de limportance pratique de ces recherches. Il nen pouvait tre autrement, du moment que les naturalistes, tout en nous parlant du criminel, ont nglig de nous dire ce quils entendent par le mot crime . Ils ont laiss ce soin aux juristes; mais on peut se demander si la criminalit au point de vue juridique na pas des limites plus larges pu plus troites que la criminalit au point de vue sociologique. Cest le manque de cette dfinition qui a isol jusqu prsent ltude naturaliste du criminel et a fait croire quil ny avait l que des recherches thoriques auxquelles il ne fallait pas mler la lgislation.
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Je pense que le point de dpart doit tre la notion sociologique du crime. Quon ne nous dise pas quelle a dj t tablie par les juristes. Il ne sagit pas ici dun mot technique, mais dun mot qui exprime une ide accessible toute personne, quelle connaisse ou ne connaisse pas la loi. Le lgislateur na pas cr ce mot; il la emprunt au langage populaire ; il ne la pas mme dfini, il na fait que ressembler un certain nombre dactions, qui selon lui, taient des crimes. Cela explique comment la mme poque, et souvent au sein dune mme nation, on trouve des codes trs diffrents, les uns comprenant parmi les crimes des actions qui ne sont pas punissables selon les autres. Il sensuit de l que la classification du juriste ne saurait empcher les recherches du sociologue. Du moment que la criminalit sont (p. 3) vagues et douteuses, le sociologue ne doit pas sadresser lhomme de loi pour lui demander de la dfinition du crime, comme il lui demanderait au chimiste la notion du sel ou de lacide, ou, au physicien, celle de llectricit, du son, ou de la lumire. Cette notion il doit la rechercher lui-mme. Cest lorsque le naturaliste aura pris la peine de nous dire ce quil entend par crime que lon pourra savoir de quels criminels il nous parle. Cest en un mot le dlit naturel quil nous faut tablir. Mais dabord y a-t-il un dlit naturel, ou ce qui revient au mme, peut-on assembler un certain nombre dactions qui en tous temps et en tous lieux ont t considrs comme criminelles? Peut-on obtenir le critrium du crime par la mthode inductive, la seule dont le positiviste doit se servir ? Cest ces deux questions que nous allons tcher de rpondre. Nous ne nous demanderons pas si tout ce qui est crime pour notre temps et notre socit a eu toujours et partout le mme cachet, et vice versa. La question serait presque enfantine. Qui ne se souvient pas davoir lu que dans les coutumes de plusieurs peuples, le meurtre pour venger un meurtre ntait seulement pas tolr, mais que, pour les fils de la victime, il tait le plus sacr des devoirs ? que le duel a t tantt frapp des peines les plus graves, tantt lgalis jusqu devenir la principale forme de la procdure ? que lhrsie, la sorcellerie, le sacrilge, considrs jadis comme les crimes les plus dtestables, ont disparu maintenant de tous les codes des pays civiliss ? que le pillage dun navire tranger naufrag tait autoris par la loi dans certains pays ? que le brigandage et la piraterie ont t pendant des sicles les moyens dexistence des peuples maintenant civiliss ? quenfin si lon sort de la race europenne (p. 4) avant darriver aux sauvages, on trouvera des socits moiti civilises, qui autorisent linfanticide et la vente des enfants, qui honorent la prostitution et qui ont mme fait de ladultre une
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institution? Ces choses sont trop connues pour quil soit ncessaire de sy arrter. Cest pourquoi nous poserons la question diffremment. Nous chercherons seulement si parmi les crimes et les dlits de nos lois contemporaines il sen trouve qui en tous temps et en tous lieux ont t considrs comme des actions punissables. On est port donner une rponse affirmative ds quon pense certains crimes effroyables : le parricide par exemple, le vol accompagn de meurtre, le meurtre par simple brutalit Mais on trouvera bientt des faits qui semblent renverser mme cette ide ! Les rapports des voyageurs anciens et modernes sur les murs des sauvages nous apprennent que le parricide a t une coutume religieuse parmi plusieurs tribus. Le sentiment du devoir filial poussait les Massagtes, les Sardes, les Slaves et les Scandinaves tuer leurs parents malades ou arrivs la vieillesse extrme. On dit que les Fugiens, les Fidjiens, les Battas, les Tschouktchi, les Kamtschadales et les Nouveaux-Caldoniens suivent, mme de nos temps, cette affreuse coutume. Le meurtre par simple brutalit est permis aux chefs de plusieurs peuplades de lAustralie, de la Nouvelle-Zlande, des les Fidji, de lAfrique centrale. Il est mme permis aux guerriers de tuer un homme pour montre leur force ou leur adresse, pour exercer leurs mains, pour exprimenter leurs armes, sans que cela rvolte le moins du monde la conscience publique. Il y a des lgendes de cannibalisme par gourmandise Tahiti et ailleurs. (p. 5) Enfin le meurtre pour voler la victime a t toujours pratiqu par les sauvages dune tribu sur ceux dun tribu voisine. Sil faut donc renoncer la possibilit de former un catalogue de faits universellement has et punis en nimporte quel temps ou quel lieu, est-il de mme impossible dobtenir la notion du dlit naturel ? Nous ne le croyons pas ; mais, pour y parvenir, il faut changer de mthode, abandonner lanalyse des actions et entreprendre celle des sentiments. Le crime, en effet, est toujours une action nuisible, qui en mme temps blesse quelques-uns de ces sentiments quon est convenu dappeler le sens moral dune agrgation humaine. Or le sens moral sest dvelopp lentement dans lhumanit; il avari et il varie encore dans son dveloppement, selon les races et les poques. On a vu crotre ou saffaiblir les uns ou les autres des instincts moraux dont il est form. De l des variations normes dans les ides de la moralit ou de limmoralit, et partant des variations non moins considrables dans lide de cette espce dimmoralit qui est une des conditions sans lesquelles un acte nuisible ne sera jamais considr comme un acte criminel. Ce quil sagit de dcouvrir, cest si malgr linconstance des
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Ce quil sagit de dcouvrir, cest si malgr linconstance des motions exiges par certains actes diffremment apprcies par les diffrentes agrgations, il ny a pas un caractre constant dans les motions provoques par les actes qui sont apprcis dune manire identique, ce qui impliquerait alors une diffrence dans la forme, non dans le fond de la morale. Cest donc lvolution du sens moral qui pourra seule nous clairer. Lorigine du sens moral est attribue par Darwin la sympathie instinctive pour nos semblables, par Spencer au (p. 6) raisonnement, qui ds les premires agrgations humaines ayant fait comprendre la ncessit de certains prceptes de la conduite, est devenu une habitude intellectuelle transmise hrditairement la postrit et transforme en un instinct. Ces intuitions morales fondamentales seraient donc le rsultat dexpriences dutilit accumules et devenues graduellement organiques et hrditaires, de sorte quelles sont maintenant tout fait indpendantes de lexprience consciente Toutes les expriences dutilit organises et consolides travers toutes les gnrations passes de la race humaine, ont produit des modifications nerveuses correspondantes qui, par transmission et accumulation continuelles, sont devenues des facults dintuition morale, des motions correspondant la conduite bonne ou mauvaise, qui nont aucune base apparente dans les expriences individuelles dutilit. La prfrence ou laversion deviennent organiques par lhrdit des effets des expriences agrables ou dsagrables faites par nos anctres 4 . Quoi quil en soit de cette hypothse ou de celle de Darwin, ce qui est sr cest que chaque race possde aujourdhui une somme dinstincts moraux inns, cest--dire qui ne sont pas dus au raisonnement individuel, mais qui sont le partage de lindividu comme le type physique de la race laquelle il appartient. On remarque quelques uns de ces instincts ds lenfance, aussitt que le dveloppement intellectuel commence se rvler, mais bien sr avant que lenfant soit capable de faire le difficile raisonnement, dmontrant lutilit individuelle indirecte de laltruisme. Cest de mme lexistence du sens moral (p. 7) inn qui peut, seule, expliquer le sacrifice solitaire et obscur que les hommes font quelquefois de leurs intrts les plus graves pour ne pas violer ce qui leur parat leur devoir. On a beau dire que laltruisme nest que de lgosme clair! Cela nempche pas que, dans des cas trs frquents, lgosme nous serait bien plus utile, quil nous pargnerait des
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peines ou nous ferait parvenir ce que nous dsirons le plus vivement, sans que nous ayons rien craindre pour le moment ni pour lavenir. Lorsquon refuse de spargner un mal ou dobtenir un bien, sans quon puisse voir lutilit dun tel sacrifice, il faut bien reconnatre lexistence dun sentiment qui nous pousse indpendamment de tout raisonnement, ce qui nempche pas que de pareils sentiments, hrits par nous et dont nous navons aucun mrite, naient eu une origine utilitaire chez nos lointains anctres, selon lhypothse dont nous avons parl. Darwin qui sen passe, comme nous lavons dit, arrive pourtant la mme conclusion : Quoique lhomme, dit-il, nait que peu dinstincts spciaux, ayant perdu ceux que ses premiers progniteurs pouvaient avoir, ce nest pas une raison pour quil nait pas pu conserver, depuis une priode trs ancienne, un certain degr damour instinctif et de sympathie pour son semblable. Le mot imprieux de devoir semble simplement dsigner la conscience dun instinct persistant, quil soit inn ou acquis partiellement, lui servant de guide, mais auquel, pourtant, il pourrait dsobir 5. Si dailleurs la morale ntait que le fruit du raisonnement individuel, les individus les mieux quant (p. 8) lintelligence seraient absolument les plus honntes gens du monde, parce quil leur serait plus facile de slever lide de laltruisme, la conception de la morale absolue, qui selon les positivistes, consiste dans la plus entire compntration de lgosme et de laltruisme. Nous ne dirons pas que cest le contraire qui arrive, mais certes il ne manque pas dexemples de gens trs intelligents qui en mme temps sont tout fait malhonntes; pendant quau contraire on voit trs souvent des personnes lintelligence qui, malgr cela, ne se permettent pas la moindre dviation des rgles de la morale la plus svre. Pourquoi ? Non pas, coup sr, parce quils en comprennent lutilit indirecte, mais parce quils se sentent forcs respecter de tels prceptes, et cela quand mme ils ny seraient pas obligs par leur religion ou la loi crite. parat donc impossible de nier lexistence psychologique du sens Il nous moral, cr, comme tous les autres sentiments, par lvolution, et transmis hrditairement. Mais du moment que ce sens moral est une activit psychique, il peut tre sujet des altrations, des maladies; on peut le perdre entirement, on peut en manquer ds la naissance par une montruosit pareille toutes les autres
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de notre organisme, et quon peut attribuer, faute de mieux latavisme. Les gradations sont innombrables entre la suprme nergie dune volont bien organise et labsence complte de sens moral 6. Il ne faut donc pas nous tonner si dans une race morale on trouve un nombre plus ou moins grand dindividus (p. 9) dune immoralit frappante. Ce sont des anomalies tout fait naturelles, comme nous le verrons dans la suite. Ce quil faut se demander plutt, cest dans quelle mesure ce sens moral varie travers les temps et les espaces; ce quil est maintenant dans notre race europenne, et dans les peuples civiliss appartenant dautres races, ce quil a t, ce quil sera. Nous rechercherons encore sil y a une partie de ce sens moral dont on puisse signaler la prsence dans les plus anciennes agrgations humaines, et quels sont les instincts moraux qui ont domin lpoque dune civilisation infrieure, quels sont ceux qui, peine embryonnaire alors, se sont dvelopps ensuite et sont devenus maintenant la base de la moralit publique. Nous laisserons de ct lhomme prhistorique dont nous ne pouvons rien savoir quant ce qui nous intresse, et les tribus sauvages dgnres ou non susceptibles de dveloppement, parce que nous pouvons les considrer comme des anomalies de lespce humaine. Nous tcherons enfin de dgager et disoler les sentiments normaux quon peut dire dfinitivement acquis la partie civilise de lhumanit et qui forment la vraie morale contemporaine, non susceptible de perte, mais dun dveloppement toujours croissant, et nous pourrons alors appeler dlit naturel ou social la violation de ces sentiments par des actes qui en mme temps sont nuisibles la communaut. Ce ne sera pas prcisment la recta ratio de Cicron, natur congruens, diffusa in omnes, constans sempiterna, mais ce sera la recta ratio des peuples civiliss, des races suprieures de lhumanit, lexception des ces tribus dgnres qui reprsentent pour lespce humaine une anomalie pareille celle des malfaiteurs au sein dune socit.
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II
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(p. 10) Nous ne pouvons occuper, bien entendu, que du sens moral moyen de la communaut entire. Comme il y a eu toujours des individus moralement infrieurs au milieu ambiant, de mme il y en a toujours dautres suprieurs. Ces derniers sont ceux qui se sont efforcs darriver pour leur compte la morale absolue, cest--dire, selon Spencer, cet idal de la conduite, ralisable pour une socit entire, lorsquil y aura compntration complte des sentiments dun gosme raisonnable avec ceux dun altruisme clair. Mais ces idalistes sont peu nombreux et encore ne peuvent-ils devancer de beaucoup leur temps, ni hter de beaucoup le progrs volutif. On a remarqu que lidalisme religieux et moral du christianisme, qui conoit lhumanit comme une seule famille en Dieu, na pu paratre et senraciner qu lpoque o Rome avait runi en un seul empire presque tous les peuples civiliss et avait des relations cosmopolites. Sans cette condition, lthique chrtienne naurait peut-tre pas trouv un terrain favorable pour le dveloppement et la stabilit de ses ides 7 . Lensemble des ides morales dun peuple , ajoute ce mme auteur, nest jamais sorti daucun systme philosophique, de mme que les statuts dune socit commerciale . Ce capital dides morales est le produit dune (p. 11) laboration de tous les sicles qui nous prcdent et qui nous les transmettent par lhrdit aide de la tradition. Cest pourquoi, dans chaque poque, il y a eu une morale relative qui a consist dans ladaptation de lindividu la socit. Il y a eu une morale relative, dans chaque rgion, dans chaque classe sociale; cest ce quon appelle les murs. Du moment quun individu sest conform aux principes de la conduite gnralement admise dans le peuple, dans la tribu, ou dans la caste laquelle il appartient, on ne pourra jamais dire quil a agi immoralement, quoique la morale absolue puisse faire ses rserves. Cest ainsi, par exemple, que lesclavage, mis en rapport avec lidal, est une institution immorale parce quune socit parfaite ne peut se permettre quun homme soit, contre sa volont,
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linstrument passif dune autre. Mais faut-il conclure de l limmoralit des propritaires du monde ancien par le seul fait quils possdaient des esclaves? La manire dont le monde de ce temps tendait lidal, se rvle dans les affranchissements par lesquels les propritaires les plus humains donnaient la libert ceux parmi leurs esclaves qui staient distingus par leur zle et leur fidlit, ou ceux qui par leur intelligence, leur instruction, ou leurs aptitudes spciales, pouvaient se frayer un chemin dans le monde, et slever ainsi audessus de leur humble position. Il est inutile de montrer par des exemples les diffrences normes quil y sur plusieurs points entre la morale des peuples diffrents ou du mme peuple diffrentes poques. Il nest mme pas mme ncessaire de citer les tribus sauvages anciennes ou modernes. Il suffit de se souvenir de certains de certains usages du monde classique qui pourtant si rapproch (p. 12) du ntre par le genre et le degr de sa civilisation. On se souvient de lvidence avec laquelle on clbrait certains mystres de la nature : du culte de Vnus et de Priape, des amulettes phalliques; de la prostitution religieuse Chypre et en Lydie ; de la cession de sa propre femme un ami, dont on a vu des exemples Rome ; de ladultre admis par les usages Sparte lorsque le mari navait pas daptitude la cration; de lamour pour le mme sexe dont les crivains grecs parlent comme dune chose non seulement tolre, mais plausible 8 ; du mariage entre frre et sur dans les familles pharaoniennes, usage continu lpoque des Ptolmes, qui pourtant taient des Grecs. Existait-il seulement lide, avant Jsus-Christ, quon est oblig de rendre le bien pour le mal, de dsirer mme le bien de nos ennemis ? Il est vrai que ces principes de lvangile nont jamais pu senraciner nulle part cause de la rpugnance quils ont rencontre dans la nature humaine; mais il nen est pas moins vrai quils dominent dans la morale chrtienne et ont t pratiqus par un grand nombre de personnes. Mais laissons l lhistoire et la gographie. Plaons-nous au point de vue dune socit contemporaine. Que dcouvrirons-nous dabord ? Des prceptes de conduite qui forment ce quon appelle les usages. Il y en aura de communs toutes les couches sociales, et de spciaux pour chaque classe, pour chaque coterie. Tout est rgl, depuis les
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Solon dfendait lamour pour les jeunes gens qui ntaient pas hommes libres, parce quil considrait cette sorte damour comme une application trs belle et honorable. (PLUTARQUE, Vie de Solon.)
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crmonies les plus solennelles, jusqu la manire de saluer et de shabiller, depuis les phrases quil faut dire (p.13) dans certaines circonstances, jusqu lexpression quil faut se donner et aux inflexions avec lesquelles certains mots doivent se prononcer. Ceux qui se rvoltent contre de pareilles rgles sont appeles tantt excentriques, tantt ignorants, ridicules, ou mal levs; ils excitent lhilarit ou la compassion, quelquefois le mpris. Plusieurs choses permises dans une classe ou dans une association sont rigoureusement dfendus ailleurs. Il arrive mme quune manire dagir ou un usage dpend du temps, de lendroit, de lheure quil est, du but de la runion. Cest ainsi quune dame pourra se montrer dcollete un dner ou une soire, pendant quen faisant ses visites de la journe, elle devra se couvrir le plus compltement; cest ainsi que, dans un bal, un cavalier qui vient de lui tre prsent, lui prendra la taille pour valser, ce quil noserait faire en toute autre occasion, sauf dans les expansions intimes de lamour. Chacun de nos mouvements est dict par un usage tabli, il ny a presque aucune de nos actions qui ne soit soumise quelque rgle. Ce sont la tradition, lducation, les exemples continuels qui nous font suivre ces prceptes sans les discuter, sans en chercher la raison. au-dessus de toutes ces sortes de lois superficielles et spciales, il y en Mais dautres bien plus gnrales dont la force pntre dans toutes les classes sociales, sociales, comme le rayon solaire qui traverse toutes les couches liquides dune pice deau; mais de mme que celui-ci subit une diffrente densit du milieu, de mme ces prceptes gnraux subissent des variations considrables dans chaque couche de la socit. Cest ces principes, quon appelle proprement la morale, que le (p. 14) temps apporte des variations trs lentes, de sorte que, pour y trouver de vrais contrastes, il faut recourir aux mmoires des peuples qui nous ont devancs ou de ceux qui nous sont bien infrieurs en civilisation. Nous disions donc qu une mme poque et dans une mme nation, il y a des principes dont l,empire est reconnu partout, quoiquils naient pas la mme force et la mme expansion dans chaque milieu social. Sil y a quelque chose, dit M. Bagehot, dans laquelle les hommes diffrent de beaucoup, cest la finesse et la dlicatesse de leurs intuitions morales, quel que soit la manire dont nous expliquons l,origine de ces sentiments. Pour nous en assurer, il nest pas ncessaire de faire un voyage parmi les sauvages, il suffit de parler avec les anglais de la classe pauvre, avec nos domestiques, nous serons assez difis ! Les classes infrieures dans les pays civiliss, comme toutes les classes dans les pays barbares, sont
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les pays civiliss, comme toutes les classes dans les pays barbares, sont videmment dpourvues de la partie la plus dlicate, de ces sentiments que nous dsignons en un mot par le nom de sens moral 9 Que lon ne sabuse pas cependant sur la signification du passage que nous venons de citer. Lauteur ne remarque dans le bas peuple que le manque de la partie la plus dlicate du sens moral. Cest dire que lon trouve partout un sens moral, peine bauch si lon veut, mais quenfin mme les bas-fonds de la socit ont quelque chose de commun avec les couches suprieures en fait de moralit. La raison en est vidente : Du moment que le sens moral nest quun produit de lvolution, il faut bien quil soit moins dgrossi (p. 15) et moins perfectionn dans certains classes sociales, qui, nayant pu marcher de plain-pied avec les autres, reprsentent un degr infrieur du dveloppement psychique. Ce qui nempche pas que les mmes instincts ny existent un tat rudimentaire, et cest par la mme raison quils existent un tat simplement embryonnaire dans certaines tribus barbares encore moins dvelopps que nos bas-fonds sociaux. Il sensuit (que nous passons aux consquences, parce que la chose nous parat tellement claire que des exemples seraient superflus) que lon pourra distinguer, dans chaque sentiment moral, des couches superposes qui rendent ce mme sentiment toujours plus dlicat; de sorte quen le dgageant de ses parties superficielles on en dcouvrira la partie vraiment substantielle et identique dans tous les hommes de notre temps et de notre race, ou dautres races pas trop dissemblables de la ntre au point de vue psychique. Cest ainsi que tout en renonant lide de luniversalit absolue de la morale, nous pourrons parvenir dterminer lidentit de certains instincts moraux dans une trs vaste rgion du rgne humain.
BAGEHOT, Lois scientifiques du dveloppement des nations, liv. III, p. 128. Paris, 1883.
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III
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Mais quels sont ces instincts moraux dont il nous faut nous occuper? Parlerons-nous de lhonneur, de la pudeur, de la religion, du patriotisme? Il paratra trange, mais il nen est pas moins vrai que, autant que cela regarde les recherches aux quelles nous nous livrons, il faut carter tous ces sentiments. (p. 16) Pour ce qui est du patriotisme, on peut dire que, de nos temps, il nest plus absolument ncessaire la moralit de lindividu. On nest pas immoral parce que lon prfre un pays tranger ou parce quon ne verse pas de douces larmes la vue de la cocarde nationale. Si lon dsobit au gouvernement tabli, si lon accepte un emploi ltranger, on peut mriter dtre appel un mauvais citoyen, non pas un mchant homme. Or, nous nous occupons de limmoralit de lindividu considr comme membre dune agrgation particulire. Cest la possibilit mme de faire une pareille distinction (qui nexistait pas Sparte ni Rome) qui prouve la sparation actuelle entre le sentiment national et la morale individuelle. Cette observation peut sappliquer galement au sentiment religieux. Dans toute lEurope contemporaine, ou pour mieux dire dans toute la race europenne, les gens clairs considrent les rgles de la religion comme une chose part. Le sentiment religieux des anciens tait intimement li au patriotisme, parce quon croyait que le salut de la patrie dpendait du culte pour la divinit. De nos jours, le mme jug existe encore dans plusieurs tribus barbares. Au moyen ge, lide que les chrtiens taient la famille de Dieu les rendait impitoyables pour les infidles. Le blasphme, lhrsie, le sacrilge, la sorcellerie et mme la science, contredisant les dogmes, taient les crimes les plus graves. Mais aujourdhui, lon distingue les prceptes religieux des prceptes de la conduite sociale ; ce qui nempche pas que notre morale contemporaine ne soit en partie drives de lvangile, qui a favoris le dveloppement de laltruisme. Mais la bont (p. 17) et la droiture peuvent se trouver dans un cur qui a perdu la foi. Nous reviendrons plus tard sur cette question.
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La pudeur a lair dun vrai instinct humain. Mais nous avons dj parl de son immense variabilit. Nous ajouterons que ni la plus complte nudit nest introuvable dans quelques tribus, ni la publicit de la conjonction des sexes nest sans exemples. Quon se souvienne du rcit que nous fait Cook dun singulier usage des les Sandwich : la consommation publique du mariage, ce dont un auteur, qui raffole des sauvages, dclare quil ne faut pas stonner, du moment que, selon le code Napolon, le mariage est un acte public ! On peut citer encore, parmi plusieurs autres exemples, une page de Xnophon nous dcrivant ltonnement des grecs la vue du sans-gne des Monysacciens en pareille matire 10. On sait qu Sparte, les filles luttaient toutes nues dans les gymnases, et de nos jours, les femmes de la Nubie et les Abyssiennes ne se couvrent que trs lgrement; au Japon, pays civilis, les dames nont garde de se montrer en tat de nudit complte, lheure de leur bain qui est public; les femmes du peuple se plongent dans des tonneaux, au beau milieu des rues. Est-ce que dans notre race europenne et dans les meilleures classes de la socit, comme je lai dit plus haut, la pudeur fminine nest pas diffrente selon quil sagit dune visite, dun bal ou dun bain de mer, dun djeuner ou dun dner ? On dsigne aussi par le mot pudeur cette retenue qui empche la promiscuit des sexes et toute sorte dunion passagre nayant pour but dengendrer et dlever des (p. 18) enfants. Mais il faut reconnatre ici, bien plus quun instinct, le respect d aux devoirs dpouse ou de famille, le sentiment dhonneur de la jeune fille. Il nexiste pas de ces ides dans ces pays o la politesse et les devoirs dhospitalit exigent quon offre sa femme ltranger pour la nuit quil passe chez son hte (Gronland, Ceylan, Tahiti lpoque de la dcouverte), ni dans ces pays o plusieurs frres ne prennent eux tous quune seule et mme femme (Thibet, Malabar), ni dans ceux o la femme nengage sa fidlit que pour cinq ou six jours, en se rservant pour les autres libert pleine et entire (Hasanes et autres peuplades africaines). Mais ce qui prouve tout fait que cette retenue fminine nest pas instinctive, cest que dans notre socit mme la polyandrie existe ni plus ni moins que parmi les peuplades africaines ou polynsiennes les plus sauvages, cette diffrence prs quon sefforce de la cacher hypocritement. Le progrs de la civilisation ne semble pas larrter, peut-tre mme ne fait-il quen rpandre lusage dans toutes les classes sociales.
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Dans quel cercle mondain nest-il pas connu que la plus grande partie de dames les plus belles et les plus lgantes de chaque ville ont, ct de leur mari de par la loi, au moins un second mari choisi par leur cur ? Et qui pourrait assurer que toutes les autres dames ne sont pas plus chastes, mais quelles excellent seulement dans lart de cacher de pareilles faiblesses ? Est-ce que lorsquon vit dans le monde, on napprend pas tous les jours des choses surprenantes, inattendues, de la part de certaines femmes chez qui nous nous plaisons personnifier la vertu mme ? (p. 19) Ceux qui affirment gravement que la polyandrie a disparu dans nos murs, disent un de ces mensonges conventionnels que Max Nordau samuse analyser dune manire si humoristique. Pour ce qui regarde les jeunes filles, elles ont plus de retenue apparente, du moins dans notre race latine, car ailleurs, comme en Allemagne, en Sude, aux tats-Unis de lAmrique du Nord, leur libert est plus grande et lon est moins bien svre leur gard. Et pourtant, quoique chez nous on soit impitoyable pour leurs fautes, nest-ce pas un cas presque exceptionnel quune jeune ouvrire, dix-huit ou vingt ans, garde intacte sa fleur virginale ? Que dirons-nous des classes suprieures o les demoiselles sont lobjet dune surveillance continuelle ? Bien souvent, mme dans les familles les plus austres, on a vu des jeunes personnes leves dans les meilleurs principes, cder tout coup la fougue dune passion ou une sduction habile et hardie. On crie ensuite au scandale, parce que, comme le dit Nordau, la civilisation a fait un crime de ce qui, dans la nature est chose innocente 11. Mais prcisment parce quil ny a pas de dlit naturel, les lois, les usages, la religion, les dangers mme ny peuvent rien, et la grande majorit des jeunes filles continuera toujours se laisser sduire, comme la grande majorit des femmes continuera se laisser entraner ladultre. La unico gaudens mulier marito que Juvnal cherchait inutilement na jamais t quune exception en tous temps et en tous(p. 20) Si donc la chastet nexiste que chez quelques individus, cause dun lieux. temprament spcial, peut-on dire que la pudeur est un instinct humain, lorsquau
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Wesalb sollen etwa Essen und Schlafen legitime Thgkeiten sein, die man ffentlich ben, von denen man sprechen, zu denen man sich bekennen darf, und die Paarung eine Snde und Schmach, die man nicht genug verbegen und ableugnen kann? Max NORDAU, Die conventionellen Lgen der Kultermensheit. Die Ehelge, Leipzig, 1828.
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contraire on ne sagite que pour en venir un acte qui est la ngation mme de la pudeur ? Lamour libre ne rencontre dobstacles le plus souvent que dans la situation spciale de lindividu ; lobstacle est presque toujours lintrt mme de lindividu ou celui de sa famille; dans quelques cas plus rares, cest la puret excessive du sentiment religieux. Nous pouvons dire, en manire de conclusion, que le sentiment de la pudeur nest quartificiel et conventionnel; pour y trouver quelque chose duniversel dans lespce humaine, on ne peut rien ajouter cet instinct mystrieux par lequel on cache en public les parties sexuelles, ou ce fait (qui nest pas mme exclusif pour lespce humaine, mais quon trouve dans plusieurs autres espces animales) que cest au mle de provoquer laccouplement, pendant que la femelle feint de sy opposer, tout en le dsirant, et tient montrer quelle ne le subit quaprs une rsistance hypocrite 12. Passons au sentiment dhonneur. Peu de mots nous suffiront, parce quil est de toute vidence que de tous les sentiments cest le moins dfini. Chaque association, chaque classe sociale, chaque famille, presque chaque individu a son point dhonneur spcial. Cest au nom de lhonneur quon a commis tour tour toutes sortes dactions bonnes ou mauvaises. Cest lui qui arme dun poignard la main du conspirateur, qui fait marcher les (p. 21) soldats lassaut et qui oblige un homme doux et pacifique servir de cible, en duel, au pistolet de son ennemi. Dans les plus bas-fonds de la socit, dans les associations les plus honteuses, dans les sectes qui ont pour but le crime, dans les colonies des relgus, il existe un point dhonneur qui fait commettre les vengeances les plus atroces, les mfaits les plus excrables. Ce qui forme lhonneur dune agrgation est prcisment ce qui en dshonore une autre. Le point dhonneur du meurtrier est de ne pas voler ; le point dhonneur du vagabond est de respecter la proprit de son bienfaiteur ; la pire canaille met son point dhonneur dans ladresse ou laudace de lexcution des crimes. Le sentiment dhonneur ne signifie, somme toute, que lexistence prdominante de quelques-uns des sentiments moraux lmentaires; il peut ne reprsenter quun rsidu, quune pave de la moralit dtruite. Parfois, par une
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singulire inversion, il sert prcisment rehausser labsence complte dun sentiment moral. Le plus souvent il nest compos que damour-propre exagr mais limit un genre particulier dactivit. Il nest enfin, dordinaire, que lexpression extrieure et la plus saillante des qualits et des dfauts du caractre dun individu, et tout cela entreml de singuliers et absurdes prjugs de classe sociale, de caste, de profession ou de secte. Il ny a donc rien de plus lastique et de plus changeant que ce sentiment, dsign par Spencer comme un sentiment ego-altruiste, parce quil na gard aux autres quautant quils nous applaudissent et nous admirent. (p. 22) En cartant les sentiments dont nous venons de parler, nous trouverons la fin que le sens moral dune agrgation humaine ne peut consister que dans lensemble des instincts moraux altruistes, cest--dire de ceux qui ont pour objet direct, quoique indirectement cela puisse tourner son avantage. Les sentiments altruistes que lon trouve un trs diffrent degr de dveloppement chez les diffrents peuples et dans les diffrentes classes dun mme peuple, mais que nanmoins lon rencontre partout, dans chaque agrgation humaine organise ( lexception peut-tre dun trs petit nombre de tribus sauvages), peuvent se rsoudre deux instincts typiques ; celui de la bienveillance et celui de la justice. Si lon veut les considrer au point de vue de lcole volutionniste, on peut remonter leur forme rudimentaire qui a t celle dun appendice des sentiments gostes. Linstinct de la conservation individuelle stend dabord la famille, ensuite la tribu ; il sen dtache lentement un sentiment de sympathie pour nos semblables, et lon commence considrer comme semblables dabord ceux qui font partie de la mme tribu, puis les habitants dun mme pays, ensuite les hommes de race et couleur, enfin tous les hommes dune race quelconque. Cest ainsi que le sentiment de lamour ou de la bienveillance pour nos semblables a commenc paratre comme un sentiment goaltruiste, sous la forme damour pour nos propres enfants, qui sont presque une partie de nousmmes. Il stend ensuite aux autres membres de notre famille, mais il ne devient rellement altruiste que lorsquil nest plus dtermin par les liens de sang. Ce (p. 23) qui le dtermine alors, cest la ressemblance physique ou morale des individus dune mme caste, dune mme nation, ou dune mme race, parlant la mme langue ou peu prs, parce que nous ne pouvons concevoir de sympathie pour les
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peu prs, parce que nous ne pouvons concevoir de sympathie pour les individus totalement diffrents de nous, et dont nous ne connaissons pas la manire de sentir. Cest cause de cela, comme la trs bien remarqu, comme la trs bien remarqu Darwin, que la diffrence de race et partant daspect et dusages est lun des plus grands obstacles luniversalit du sentiment de bienveillance. Ce nest que trs lentement quon peut venir considrer ses semblables les hommes de n,importe quel pays et quelle race. Enfin, la sympathie pour les animaux est une acquisition morale trs retardataire et qui, de notre temps encore, nexiste que chez les hommes les plus dlicats. Mais il nous faut analyser un peu plus profondment cet instinct de bienveillance pour en distinguer les diffrents degrs et en dcouvrir la partie vraiment ncessaire la moralit, et qui est en quelque sorte universelle. Nous trouverons dabord un petit nombre de personnes qui ne soccupent que du bien-tre des autres, et qui emploient toute leur vie lamlioration matrielle et morale de lhumanit pauvre et souffrante, de lenfance ou de la vieillesse abandonnes, et cela sans aucune arrire-pense de rcompense ou dambition; qui, au contraire, dsirent que leurs noms restent cachs; ou qui se privent non seulement du superflu, mais mme de quelque chose dont la privation les fait souffrir. Ce sont les philanthropes dans la vraie et pure acception du mot. Vient ensuite un assez grand nombre de personnes qui, sans en faire le but de leur vie, sempressent de rendre un service toutes les (p. 24) fois quelles en ont loccasion; ces occasions elles ne les recherchent pas, mais elles ne les fuient pas non plus; elles sont enchantes ds quelles peuvent faire quelque chose pour les autres, ce sont les hommes bienfaisants ou gnreux. La masse est compose de personnes qui, sans faire aucun effort, ni simposer aucun sacrifice pour augmenter le bonheur et diminuer le malheur des autres, ne veulent pas tre la cause dune soufFrance ; elles sauront rprimer tous les actes volontaires qui produisent une douleur leurs semblables. Cest le seul sentiment de la piti ou de lhumanit, cest--dire la rpugnance la cruaut, et la rsistance aux impulsions qui seraient la cause dune souffrance pour nos semblables. Lorigine nen est pas absolument altruiste. Comme le dit M. Spencer, de mme que laction gnreuse est provoque par le plaisir que nous ressentons en nous reprsentant le plaisir des autres, de mme la piti drive de la reprsentation de la douleur dautrui, que nous ressentons, que nous ressentons comme une douleur individuelle. lorigine, cest donc de lgosme, mais cela est devenu un instinct qui ne raisonne
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donc de lgosme, mais cela est devenu un instinct qui ne raisonne pas et dont nos semblables sont le but direct. Cest dans ce sens quon peut appeler altruiste un sentiment qui drive de la sympathie pour la douleur, et partant de la crainte dprouver une motion douloureuse la vue de la douleur que nous aurons cause. La sympathie pour la douleur produit dans la conduite des modifications de plusieurs genres. En premier lieu, elle rprime les actes par lesquels on inflige intentionnellement la souffrance. Cet effet sobserve plusieurs degrs. En supposant quaucune animosit ne soit ressentie, le mouvement par lequel on heurte un autre homme, (p. 25) suscite un sentiment spontan de regret chez presque tous les hommes adultes, except chez les gens tout fait brutaux; la reprsentation de la douleur physique ainsi produite est suffisamment vive chez presque toutes les personnes civilises pour viter avec soin de la produire. L o il existe un plus haut degr de puissance reprsentative, il y a une rpugnance marque infliger une douleur mme non physique. Ltat desprit pnible qui serait excit dans un autre homme par un mot dur ou un acte blessant est imagin avec une telle clart que cette image suffit partiellement ou entirement pour nous en dtourner 13dautres classes de cas, la piti modifie la conduite en dterminant Dans . des efforts pour le soulagement dune maladie, ou dun accident, ou de la cruaut dennemis, ou mme de la colre de la personne mme dans le cur de laquelle nat la piti Si son imagination est vive et sil voit outre cela que la souffrance dont il est tmoin peut tre adoucie par son aide, alors il ne peut chapper la conscience dsagrable en sloignant, puisque limage de la douleur continue le poursuivre, en le sollicitant revenir sur ses pas pour lui prter secours) 14. Nous pouvons conclure de l que le sentiment de la bienveillance a plusieurs degrs de dveloppement : la piti qui empche les actes qui empche les actes par lesquels on inflige une douleur physique ; la piti qui empche les actes qui peuvent causer une douleur morale ; la piti qui nous pousse (p. 26) adoucir les douleurs dont nous sommes tmoins; la bienfaisance, la gnrosit, la philanthropie, qui nous font nous occuper avec plaisir de ce qui peut non seulement apaiser des douleurs actuelles, mais prvenir mme des douleurs futures et rendre moins tristes lexistence des malheureux. Les deux premires
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SPENCER, Principes de psychologie, t. II, corollaires, ch. VII. Paris 1875. Ibidem.
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res et rendre moins tristes lexistence des malheureux. Les deux premires manifestations sont ngatives, cest--dire quelles consistent dans labstention de certains actes; les autres nimpliquent pas une omission, mais une action. Maintenant on peut voir tout de suite le ct faible de la thorie selon laquelle les actes criminels sont reconnaissables leur caractre dtre en mme temps immoraux et nuisibles la communaut. En effet, ce double caractre trouve parfaitement dans le manque de bienveillance ou de piti positive, par laquelle on tche dadoucir les souffrances dautrui. On peut nuire beaucoup par le refus de soulager un malade, de secourir un pauvre, ce qui en mme temps rvle peu de dveloppement des sentiments altruistes. Mais pourtant lopinion publique daucun pays ne dsignera ces individus comme criminels. Pourquoi? Parce que lide du crime est associe une action qui nest pas seulement nuisible, qui nest pas seulement immorale, mais qui encore dcle limmoralit la plus frappante, cest--dire la moins ordinaire, donc la violation des sentiments altruistes dans la mesure moyenne possde par toute une population, mesure qui nest pas celle du dveloppement suprieur de ces sentiments, privilge de curs et desprit rares, mais bien celle de la premire phase de ce dveloppement, celle que lon pourrait appeler rudimentaire. Cest pourquoi il ny a que la piti dans ses formes ngatives, quon retrouve chez presque tous les individus appartenant aux races (p. 27) suprieures de lhumanit, ou aux peuples en voie de civilisation. Il sensuit que le fait anormal, auquel se rattache lide du crime, ne peut tre que la violation du sentiment qui soppose ce que nous soyons la cause volontaire dune souffrance. Oui, mais comme nous lavons dit, il ny a que le premier degr de la piti qui soit devenu presque universel, cest--dire la rpugnance pour les actes qui produisent une douleur physique. Quant ceux qui sont la cause dune douleur morale, il faut distinguer. Il y en a dont leffet dpend surtout de la sensibilit de la personne qui en est lobjet. La mme injure qui affecte douloureusement un homme bien lev, laisse un rustre presque indiffrent. La puissance reprsentative gnrale nest pas suffisante pour apprcier cette douleur. Cest pourquoi les mots durs et autres espces de grossirets sont si frquents dans le bas peuple, et que les saillies parfois sanglantes lances par les personnes par les personnes dites spirituelles ne le sont pas moins dans la bonne socit. On en pense pas jusqu quel point quelques mes dlicates peuvent en souffrir; le sens
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quel point quelques mes dlicates peuvent en souffrir; le sens moral commun nen est pas bless. Nous ne parlons pas de ces sortes de douleurs morales, qui peuvent causer des maladies et mme la mort. Leffet en est trop variable selon les natures, lintention de celui qui en est la cause est trop incertaine, pour que le sens moral puisse sen rvolter, ou sil sen rvolte il ne peut que dplorer le fait, faute de savoir lattribuer avec sret un acte dtermin. Cest pourquoi lhomicide moral dont parlent certains auteurs, na pas dintrt pratique pour la criminologie. Il ne saurait y avoir une place marque, il ny reprsente quune utopie. 28 )Mais le cas est bien diffrent lorsque la douleur morale est complique (p. de quelque chose de physique, comme lobstacle la libert des mouvements, la violence par laquelle on dshonore une jeune fille; ou encore, lorsque la douleur morale est complique dune lsion de la position que lindividu occupe dans la socit. Cest le cas de la diffamation, de la calomnie, de lexcitation la prostitution, de la sduction dune jeune fille avant lge du discernement. Ces actes peuvent produire des malheurs irrparables, ils peuvent refouler la victime dans les classes abjectes, qui sont le rebut de la socit. Cest donc que la prvision de ces effets que le sentiment universel de la piti sen indigne; cest par l quils deviennent criminels. De tout ce que nous avons dit dans ce paragraphe, il rsulte que nous croyons avoir trouv jusqu prsent un sentiment altruiste, qui dans le phase rudimentaire de son dveloppement, est universel, du moins pour les races suprieures de lhumanit, et pour tous les peuples sortis de la vie sauvage : le sentiment de la piti sous sa forme ngative. Ce serait donc un sentiment fixe, immuable pour lhumanit parvenue un certain dveloppement, un sentiment universel, si lon excepte quelques tribus parses et qui, vis--vis de lespce humaine, ne reprsentent quune minorit insignifiante, ou si lon veut, des anomalies, des phnomnes. Cela nest nullement en contradiction avec la thorie de lvolution, contradiction que M. dAramburu me reproche en disant : Si la morale est volutionniste, pourquoi doit-elle varier en partie seulement ? et pourquoi, (p. 29) si elle a vari en toutes choses jusqu un moment donn, doit-elle sarrter et
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ne pas changer linfini 15 ? Spencer y a rpondu lui-mme, quoiquil ne se soit pas occup de la thorie du crime : Conclure que des sentiments fixes ne peuvent tre engendrs par le processus dcrit plus haut, cest supposer quil ny a pas de conditions fixes du bien-tre social. Cependant, si les formes temporaires de conduite ncessites par les besoins sociaux font natre des ides temporaires du juste et de linjuste, avec des excitations de sentiments correspondants, on peut en infrer avec clart que les formes permanentes de conduite ncessites par les besoins sociaux, feront natre des ides permanentes du juste et de linjuste, avec lexcitation du sentiment correspondant; et ainsi, mettre en question la gense de ces sentiments, cest rvoquer en doute lexistence de ces formes. Or, quil y ait des formes permanentes de conduite, personne ne le niera, pourvu quon veuille comparer les codes de toutes les races qui ont dpass la vie purement prdatrice. Cette variabilit de sentiments signale plus haut nest que laccompagnement invitable de la transition qui conduit du type originel de la socit, adopt par lactivit destructive, au type civilis de la socit, adopt par lactivit pacifique. Ces derniers mots du plus grand philosophe contemporain nous aideront rpondre une objection toute faite : comment pouvez-vous citer le sentiment de piti comme instinctif lhumanit, en oubliant ce que vous-mmes nous avez dit plus haut propos du parricide autoris en certains cas par les coutumes de plusieurs peuples anciens, (p. 30) du brigandage, de la piraterie, du pillage des navires naufrags, dont on trouve des traces un poque plus rcente dans notre race europenne qui dj ntait plus sauvage, de la vente des enfants tolre en Chine, de lesclavage qui vient peine de disparatre en Amrique, enfin des horribles supplices du moyen ge et des cruauts sans nombre des chrtiens contre les hrtiques et les Arabes, des Espagnols contre les indignes dAmrique ? Comment expliquer que la lgende raconte sans frmir et sans obscurcir le caractre chevaleresque de son hros, lhistoire du festin de cannibale de Richard Cur de Lion pendant la croisade 16 ?
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DE ARAMBURO, La nueva science penal, page 101. Madrid, 1887. On tue un jeune Sarrazin frais et tendre, on le cuit, on le sale, le roi le mange et le trouve trs bon Il fait dcapiter trente des plus nobles, ordonne son cuisinier de faire bouillir les ttes, et den servir chaque ambassadeur, et mange la sienne de bon apptit. (Taine, De la littrature anglaise, t. I, ch. II, 7.)
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Il ny a pourtant pas de contradiction, et lexplication ne se fera pas attendre. Nous avons montr quels sont les objets auxquels peut stendre le sommet de la piti : ce sont nos semblables. Nous avons mme ajout que lon a commenc considrer comme ses semblables les hommes de la mme tribu, ensuite ceux dun mme peuple, plus tard tous ceux qui runissaient une foi, un langage, une origine commune; et seulement de nos temps peut-tre tous les hommes, quelle que soit la race ou la religion laquelle ils appartiennent. La piti existait ds les commencements, seulement elle tait loin dtre cosmopolite, elle ne lest pas encore tout fait, quoi quon en dise, et le preuve en est le traitement cruel que les armes des nations de lEurope infligent, mme (p. 31) aujourdhui, aux Berbres, aux Indo-Chinois pour qui on ne respecte pas les lois humanitaires de la guerre moderne 17. Cela explique que, une poque moins claire, les indignes de lAmrique ntaient pas des hommes pour les Espagnols; que quelques sicles auparavant, les Maures, les Sarrasins, tous ceux qui ntaient pas chrtiens, les hrtiques, les Albigeois, ne mritaient pas plus de piti que des chiens enrags. Ils ntaient pas les semblables des catholiques; ils en diversifiaient autant que larme de Satan que celle de lArchange Michel; ils taient les ennemis du Christ dont il fallait extirper la souche. Ce nest pas le sentiment de piti qui faisait dfaut, ctait la ressemblance quon ne voyait pas, sans laquelle la sympathie, origine de la piti ntait pas possible. Il a fallu le XIXe sicle pour faire pousser Victor Hugo ce cri triomphant, mais exagr, du cosmopolitisme : Le hros nest quune varit de lassassin. Pour voir ce que cest que lvolution dun sentiment, comparez ce cri linscription cuniforme qui raconte comment le roi Assur-Nazir-Habal fit corcher les chefs dune ville ennemie tombs entre ses mains, en fit enterrer dautres tout vivants, en fit crucifier et empaler plusieurs 18. Il y a eu progrs, disons-nous, dans lexpansion de ce sentiment qui, born, dans les temps prhistoriques, aux seuls membres dune famille, na maintenant dautre limite que lhumanit, et mme tend la surpasser par la zoophilie, cest--dire la piti pour les animaux.
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Voir ce sujet un trs beau passage de M. Tarde : La criminalit compare, p. 188 et 189. MASPERO, Histoire ancienne des peuples de lOrient, ch. IX.
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Mais ce mme sentiment dont lobjet sest largi de la (p. 32) sorte, a toujours exist dans le cur humain, ds quun groupe de sauvages a pu se former, ds quon a vu autour de soi ses semblables. La contradiction quon nous reproche nest donc quapparente; mais il nous reste encore nous occuper de quelques autres faits : le cannibalisme, le parricide religieux, les sacrifices humain, la vente des enfants, linfanticide autoris Pour quon sexplique la possibilit de ces coutumes, il faut se placer un diffrent point de vue. Ne voyons-nous pas tous les jours des braves gens de notre connaissance, exerant le mtier de chirurgiens, svir impitoyablement sur le corps dun malheureux malade, sans couter les cris, sans sattendre ses frmissements douloureux ? Ce sont pourtant des gens incapables de faire le moindre tort qui que ce soit, et pour lexcution de leurs cruelles oprations ou les recherches, on les paye, on les loue, on les remercie. On se gardera bien pourtant de conclure de l que la piti nest pas un sentiment moral et fondamental de la nature humaine. Pourquoi cela ? Parce que le but de cette opration douloureuse ntant pas le mal, mais le salut du patient, et de sa mort certaine dans le cas que lon ne lait pas opr, surpassera la reprsentation trop vive de sa douleur prsente et passagre. Cest ce point de vue quil faut se placer pour juger de certaines coutumes atroces des peuples primitifs dont on retrouve les traces parmi les sauvages. Quelquefois ctait le salut de lagrgation (comme dans les sacrifices), quelquefois ctait le bien de la (p. 33) victime mme (cest le cas des parents vieux tus publiquement par leurs enfants). La superstition empchait toute rvolte ; la rpugnance individuelle devait se cacher en prsence du devoir social, religieux ou filial. Cest pour des raisons analogues, que lon justifie aujourdhui au Dahomey, comme autrefois au Prou, les sacrifices funraires et quAgamemnon et Jepht immolrent leurs filles. Ce sont des jugs patriotiques ou religieux, des usages traditionnels quon explique par la ncessit de la slection, par la prvention dun accroissement excessif de la population, qui on fait tolrer linfanticide au Japon, en Chine, en Australie, au Paraguay, dans lAfrique australe, lavortement volontaire dans plusieurs tribus de la Polynsie, et qui, daprs la loi de Lycurgue, faisait prir tous les enfants faibles ou mal conforms. Il ne sagit donc pas de cruaut individuelle, mais dinstitutions sociales auxquelles lindividu ne pouvait rsister quelle que ft sa rpugnance. Ce
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ne pouvait rsister quelle que ft sa rpugnance. Ce nest que la cruaut nuisible que laltruisme dfend, et lon aurait cru nuisible dans ces pays, ctait prcisment de ne pas excuter ces actes de cruaut considr comme ncessaires. De toutes les horreurs autorises par les lois des peuples dont nous avons parl, il ne reste donc que le cannibalisme par gourmandise, le droit des chefs et des guerriers de tuer un homme par un pur caprice, pour le dsir de montrer leur adresse, dessayer leurs armes; enfin des actions cruelles qui, ntant aucunement imposes par des prjugs religieux ou patriotiques, ou par des institutions ayant un but conomique et social, ne peuvent sexpliquer que par labsence totale su sentiment de piti. (p. 34) Mais il ny a que trs peu de peuplades parmi lesquelles on ait dcouvert de pareils usages : les Fidjiens, les No-Zlandais, les Australiens, quelques tribus de lintrieur de lAfrique Ce sont des exceptions qui confirment la rgle, des anomalies sociales, qui, vis--vis de lespce humaine, reprsentent ce que les anomalies individuelles sont vis--vis dune race ou dune nation. en avons assez dit ce sujet, et nous croyons pouvoir affirmer Nous maintenant quil existe un sentiment rudimentaire de piti, possd par toute lespce humaine ( quelques exception prs) sous une forme ngative, cest-dire dabstention de certaines actions cruelles ; - et que lopinion publique a toujours considr comme des crimes les violations de ce sentiment nuisibles la communaut, ce qui en a fait toujours excepter la guerre et les actes de cruaut ordonns ou provoqus par des prjugs religieux ou politiques, ou par des institutions sociales et traditionnelles. Passons la forme la plus marque de laltruisme, cest--dire ce sentiment qui se dtache dune manire plus tranche des sentiments go-altruistes : je veux dire le sentiment de la justice. Il ne consiste pas videmment, nous dit Spencer, en reprsentation de simples plaisirs ou de simples peines que les autres prouvent; mais il consiste en reprsentations de ces motions que les autres ressentent quand on empche ou quon laisse manifester en eux, rellement ou en perspective, les activits par lesquelles les plaisirs sont recherchs et les peines cartes. Le sentiment de la justice est ainsi constitu par la reprsentation dun sentiment qui est lui-mme hautement reprsentatif La limite vers laquelle marche ce sentiment (p. 35) altruiste suprieur est assez facile discerner cest ltat dans lequel chaque citoyen, incapable de supporter tout autre restriction de
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quel chaque citoyen, incapable de supporter tout autre restriction de sa libert, supportera cependant volontiers les restrictions de cette libert, ncessites par les rclamations dautrui. Bien plus, il ne tolrera pas seulement cette restriction, il la reconnatra et laffirmera spontanment. Il sera sympathiquement plein de sollicitude pour lintgrit de la sphre daction des autres citoyens, comme il lest pour lintgralit de la sienne propre, et il la dfendra contre toute attaque, en mme temps quil sinterdira lui-mme de lattaquer. Le sentiment de la justice, un degr si lev, est ce quon est convenu dappeler dlicatesse. On comprendra facilement quun sentiment si complexe ne peut tre possd parfaitement que par des natures privilgies. Quoique lide de la justice soit trs dveloppe mme chez les enfants ou les personnes du bas peuple, il est rare que les mmes personnes agissent en conformit de cette ide lorsque leur intrt personnel est en jeu. Lenfant et le sauvage savent trs bien distinguer ce qui leur appartient de ce qui ne leur appartient pas ; ils ne font nanmoins que tcher de semparer de nimporte quels objets placs leur porte. Ce qui prouve que cest le sentiment, non lide de la justice qui leur manque. Quant aux personnes adultes dune nation civilises, elles possdent gnralement par lhrdit et les traditions un certain instinct qui leur empche de semparer par tromperie ou par violence ce qui ne leur appartient pas. Cest un sentiment altruiste correspondant ce sentiment goste de la proprit quun philosophe italien 19 a trs bien dfini (p. 36) une forme secondaire de celui de la conservation individuelle . Nous ne trouvons, pour dsigner le sentiment altruiste correspondant, que le mot probit , qui exprime le respect pour tout ce qui appartient autrui. Il est vident que le sens moral moyen dune socit ne peut contenir toutes nuances du sentiment de justice. La dlicatesse la plus exquise nous empcherait daccepter une simple louange que nous naurions pas la conscience davoir mrite. Mais ce sont l les sentiments dune minorit de gens choisis. Pour que le sens moral de la communaut soit viol, il faut que le sentiment quon blesse soit presque universel. Et nous ne rencontrerons ce caractre que dans cette probit lmentaire qui consiste, comme nous lavons dit, respecter la proprit des autres.
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ce point de vue, la simple insolvabilit simule serait criminelle. Cela blesse, en effet, le sens moral universel tout comme une escroquerie, ou une fraude quelconque. Il nest pas improbable quon en viendra l; peut-tre mme ira-t-on plus loin; on considrera comme criminelle toutes ces sortes de tromperies que lon dcouvre dans les procs civils, et auxquelles, et auxquelles on donne le nom de simulations, lorsquelles ne sont que des moyens dobtenir un avantage indu aux dpens des autres. Mais il ne serait peut-tre pas sans danger de sengager dans cette voie. Dabord, lorsquil sagit de procs civils, il est trs difficile de dcouvrir la mauvaise foi cache sous les subtilits lgales. Ensuite, sil sagit de droits immobiliers, la prsence mme de limmeuble en question est faite pour rassurer les esprits dans la plupart des cas. Ce qui (p. 37) fait que la socit ne peut salarmer beaucoup des fraudes de ce genre et quelle ne les range pas parmi les actions nuisibles. Enfin, lon ne saurait oublier que la probit est un sentiment beaucoup moins enracin que la piti, beaucoup plus que dtach que ce dernier de notre organisme, beaucoup moins instinctif et beaucoup plus variable selon nos raisonnements et nos ides particulires. Il drive, moins bien que la piti, de lhrdit naturelle, bien plus que la piti, de lducation et des exemples du milieu ambiant. Ce qui fait quil est de la dernire difficult de tracer une ligne dmarcation entre la probit commune et la probit suprieure, la dlicatesse, ce sentiment noble et idal de la justice dont nous avons donn un aperu. Lorsquon pense lextrme tolrance quon a pour les contrefaons industrielles, pour la mauvaise foi dans la vente des chevaux, dobjets artistiques, etc.; pour les profits indus, qui sont la principale ressource de plusieurs classes trs nombreuses, on est quelquefois tent de douter de lexistence mme du sentiment de probit dans la majorit de la population. La duplicit, la dloyaut, lindlicatesse sont tellement communes quune tolrance rciproque est devenue indispensable. De l une limitation force du cachet dimprobit aux formes les plus grossires et les plus videntes dattaque la proprit; mais ce cachet existe galement quil sagisse dobjets, de biens, de proprit littraire ou industrielle. Cest ainsi que, quoique les lois ne menacent pas de peines graves quune seule espce de contrefaon, celle de la monnaie, - le sens moral nen saura pas moins rvolt en apprenant quune contrefaon industrielle quelconque enrichit tout le monde, except lauteur du procd dont on sest empar malgr lui. Sans doute,
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le (p. 38) fait dun danger social infiniment plus grave dans le premier cas nest pas sans influence pour lopinion publique, nanmoins elle reconnatra le mme caractre dimprobit ces deux sortes de contrefaons, quoique lune delles soit punie des travaux forcs, pendant que lautre nest punie que dune amende. Vice versa, et malgr les plus beaux raisonnements, on ne nous fera jamais sentir la mme rpugnance pour le contrebandier et pour celui qui profite de la contrebande, que pour le voleur et pour celui qui recle ou achte des objets vols. Cest que, somme toute, dans le premier cas, on ne fait que se soustraire au payement dune taxe, que refuser de dposer son argent dans les caisses de ltat; or, ne pas contribuer enrichir quelquun, cest bien diffrent de le dvaliser. On aura beau fltrir la contrebande, cela nempchera pas les plus honntes gens de fumer des cigares de la Havane dont les droits non pas t pays la Douane.
IV
Retour la table des matires
Nous pouvons conclure de tout ce qui a t dit dans le paragraphe prcdent que llment dimmoralit ncessaire pour quun acte nuisible soit considr comme criminel par lopinion publique, cest la lsion de cette partie du sens moral qui consiste dans les sentiments altruistes fondamentaux, cest--dire la PITI et la PROBIT. Il faut plus que la violation blesse, non pas la partie suprieure et la plus dlicate de ces sentiments, mais (p. 39) la mesure moyenne dans laquelle ils sont possds par une communaut, et qui est indispensable pour ladaptation de lindividu la socit. Cest l ce que nous appellerions crime ou dlit naturel. Ce nest pas, je le veux bien, une vraie dfinition du dlit, mais on pourra se refuser dy voir une dtermination que je crois trs importante. Jai voulu dmontrer par l quil ne suffit pas de dire, comme on la fait jusqu prsent, que le dlit naturel est en mme temps nuisible et immoral. Il y a quelque chose de plus : une espce dtermine dimmoralit. Nous pourrions citer des centaines de faits qui sont nuisibles et immoraux sans quon puisse se rsoudre les considrer comme criminels. Cest que llment dimmoralit quils contiennent nest ni la cruaut, ni limprobit. Si lon nous parle, par exemple, dimmoralit en gnral, on sera forc de reconnatre que cet lment existe, en quelque sorte, dans toute dsobissance volontaire la loi. Mais que de
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sance volontaire la loi. Mais que de transgressions, que de dlits, de crimes mme selon la loi, ne nous empchent pas de serrer la main de leurs auteurs ! Sans doute, nous sommes les premiers reconnatre quune sanction pnale est ncessaire pour tout dsobissance la loi, quelle blesse ou quelle ne blesse pas les sentiments altruistes. Mais alors, nous dira-t-on, quel est le but pratique de votre distinction ? Nous le montrerons plus tard; pour le moment, il nous faut complter notre analyse, en expliquant pourquoi nous avons exclu de notre cadre de la criminalit certaines violations de sentiments moraux dun ordre diffrent. Ce que nous avons dit de la pudeur justifie assez lexclusion de tous les actes qui blessent uniquement ce sentiment. Ce qui rend criminels les attentats la pudeur nest (p. 40) pas la violation de la pudeur mme ; cest la violation de la libert individuelle, du sentiment de piti mme sil ny a pas eu de contrainte, mais une simple tromperie, cause de la douleur morale, de la honte et des consquences fcheuses que lacte brutal fait subir la victime. Mais qui est-ce qui sinquite de lacte impudique en lui-mme, lorsque la jeune fille a librement dispos de soi et quelle na pas se plaindre davoir t trompe ? La mme raison ne permet plus de classer parmi les crimes nimporte quelle sorte dactes impudiques librement consentis, quoique les codes de certains quelques tats menacent encore de la maison de force certaines dpravations du sens gnsique. Quant la pudeur publique, elle a sans doute le droit dtre respecte, mais la trop grande varit des usages empche tout rgle fixe en cette matire. On peut dire seulement quune socit civilise ne supporte pas le spectacle de la nudit complte, ni celui de la conjonction publique des sexes; pourtant des spectacles de ce genre exciteraient lhilarit ou le dgot, plutt que lindignation, si ce nest chez les pres et mres de famille. Mais ces derniers mmes ne voudraient pas la mort des pcheurs; ils ne crieraient pas au crime, mais lindcence; parce quenfin il ny a l quune modalit changer, le lieu, pour toute rentre dans lordre normal Ce qui fait que, selon les temps, lon a administr le fouet, les arrts ou les amendes pour des histoires de ce genre, comme sil sagissait divrognerie, mais pas plus que pour les ivrognes on na song invoquer les peines rserves aux crimes. La conscience publique ne peut voir un crime dans ce qui ne devient une inconvenance que par une circonstance extrieure : la publicit. Encore faut-il ajouter que cette inconvenance est plus ou (p. 41) moins grave, selon que lendroit est plus ou moins cart et le buisson plus ou moins pais. Cest pourquoi lopinion publique ne trouve dans ces sortes de choses que
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ne trouve dans ces sortes de choses que des contraventions de police, quelle que soit la place quelles occupent dans le code. Nous passons un autre genre de sentiments qui ont eu jadis une importance immense L les sentiments de famille. On sait que la famille a t le noyau de la tribu et partant de la nation, et que le sens moral a commenc y paratre sous la forme de lamour pour ses enfants, qui nest pas encore un vrai sentiment altruiste, mais un sentiment ego altruiste. Les progrs de laltruisme ont diminu de beaucoup limportance du groupe de la famille, la morale en a franchi dabord la limite, pour franchir ensuite celle de la tribu, de la caste et du peuple et ne connatre dautres bornes que lhumanit. Malgr tout, la famille a continu dexister, avec ses rgles naturelles : lobissance, la fidlit, lassistance mutuelle de ses membres. Mais la violation des sentiments de famille est-elle toujours un dlit naturel ? Non tant quil ny a pas en mme temps violation des sentiments altruistes lmentaires dont nous avons parl tantt. Quun fils maltraite ses parents; quune mre abandonne ses enfants; quel est le sentiment rellement bless par l, celui de la famille considre comme une agrgation, comme un organisme, ou celui de la piti, qui est gnralement plus vif pour les personnes qui nous appartiennent par le sang ? Cest mme cette universalit du sentiment de piti pour nos parents ou nos enfants qui rend criminelles des actions qui ne seraient pas telles sil sagissait dautres personnes, (p. 42) Bien au contraire, lide de la communaut de famille, ide traditionnelle, et qui subsiste toujours en-dehors des lois, retranche le caractre criminel de certaines attaques la proprit, comme le vol entre pre et enfants, mari et femme, frres et surs. Ce nest pas le sentiment de famille qui lemporte sur celui de la probit; cest plutt limprobit qui nexiste pas l o tous se croient les matres. La dsobissance lautorit paternelle nest dj plus depuis longtemps parmi les dlits ; mais ladultre a toujours sa place dans le code. Que ladultre soit nuisible lordre de la famille, quil soit immoral ce point de vue, il ny a pas le moindre doute. Toutefois, sauf quelques cas exceptionnels, il ne blesse pas les sentiments altruistes lmentaires. Ce nest que loubli dun devoir, linobservation dun pacte, et, comme dans tout autre contrat, cela ne devrait donner la partie qui en souffre que de faire dissoudre lengagement. Nous nen
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ner la partie qui en souffre que de faire dissoudre lengagement. Nous nen sommes pas encore arrivs l; pourtant, nous voyons dans lhistoire la diminution toujours croissante des peines infligs ladultre qui, depuis la lapidation isralite, la fustigation allemande, le pilori et les autres supplices du moyen ge, nest plus menac de nos jours que de quelques mois de prison correctionnelle. Bref, ce qui nest que la violation dun droit, ce qui ne blesse ni le sentiment de pit, ni celui de probit, ne saurait plus tre considr comme un crime par lopinion publique. Ce sont ces sentiments qui souffrent de la bigamie, ou encore des fausses qualits quun aventurier sest attribues pour parvenir se fourrer dans une honnte famille. Voil ce qui devrait tre un crime et qui, pourtant, ne (p. 43) lest pas. Un mariage obtenu par escroquerie soulve lindignation universelle, bien plus que loubli dune femme qui ne sait pas rsister lamour dfendu! On a beau comparer ladultre un larcin; lamour nest pas une proprit ; si un contrat a t viol, tout ce quon peut exiger, cest la rsiliation du contrat. Ladultre est, en quelque sorte, le dlit politique de la famille. On pourra y appliquer plusieurs des considrations que nous allons faire au sujet du dlit politique. Cest ici, pour sr, que nous rencontrerons les obstacles les plus graves. Comment ! Nous dira-t-on, prtendez-vous que la conspiration, la rvolte entre le gouvernement lgitimes dun pays ne sont pas des crimes ? Mais quy a-t-il de plus dangereux pour la socit dont on est membre ? Est-ce quon nattaque pas par l de la manire la plus directe la tranquillit publique ? Et pourtant comment expliquer la sympathie quont toujours inspire les condamns politiques, en comparaison des voleurs, des escrocs, des faussaires ou autre fripons ? Il y a l une distinction tranche; je veux bien quon dise crimes politiques, mais lorsquon dit crimes tout court, il ny a pas de place pour les premiers. Cette diffrence, la conscience politique ne manque jamais de la faire; pour en donner un exemple, elle est exprime par De Balzac (Peau de chagrin) dans le dialogue suivant, qui a lieu parmi les jeunes gens appartenant la bohme littraire : Oh ! Maintenant, reprit le premier interlocuteur, il ne nous reste
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- Quoi ? dit un autre. (p. 44) - Le crime - Voil un mot qui a toute la hauteur dune potence, et toute la profondeur de la Seine, rplique Raphal - Oh ! tu ne mentends pas. Je parle des crimes politiques. Oui, sans doute ; ce sont les attentats que ltat doit rprimer nergiquement, la faiblesse des gouvernements est mme une faute norme; mais enfin, de quel genre est limmoralit quils contiennent ? Le manque de patriotisme ? Ils peuvent driver de ce quon croit tre le vrai patriotisme. Nous avons montr plus haut pourquoi labsence de patriotisme nest plus suffisante de nos temps pour donner un individu le cachet de limmoralit. Il ne reste donc quun seul lment : la dsobissance la loi, la rvolte lautorit. Il y a pourtant des crimes quon appelle politiques et qui sont des crimes mme pour nous. Tels sont par exemple lattentat la vie du chef de ltat ou dun fonctionnaire du gouvernement ; lexplosion dune mine, dune bombe pour terrifier une ville, etc. Dans de tels cas, peu importe que le but soit politique, du moment quon a viol le sentiment dhumanit. A-t-on tu ou voulu tuer, hors le cas e guerre ou de dfense lgitime? On est, pour cela seul, un criminel; on peut ltre plus ou moins selon lintention et les circonstances, et cest ce que nous verrons ailleurs, mais le crime existe par le seul fait dune violation si grave du sentiment de piti. Nous ne dirons pas que cette sorte de crime est dune nature diffrente, ni quil existe ds quon a conu le projet, avant davoir rien fait pour lexcuter. La raison dtat pourra donner le nom dattentat punissable ce qui ne (p. 45) serait pas tel dans les cas ordinaires, cest alors que quon rentre dans le dlit politique. Nous partons des cas o il y eu meurtre, explosion, incendie, ou tentative de meurtre, dexplosion ou dincendie Eh bien, le crime existe, indpendamment de la passion qui la provoqu. Il existe par le fait de la violation des sentiments altruistes lmentaires, la piti ou la probit. Quon nous pardonne den revenir toujours l; cest monotone, mais indispensable pour le but atteindre. Nous avons donc fix que le dlit politique, quoique punissable, nest pas un dlit naturel, lorsquil ne blesse pas le sens moral de la communaut. Ce qui fait quil devient tel ds quune socit retourne tout coup un tat de vie o lexistence collective se trouve menace. La guerre, tat ressemblant celui de la vie prdatrice, fait passer en seconde ligne les sentiments dvelopps par lactivit
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trice, fait passer en seconde ligne les sentiments dvelopps par lactivit pacifique. Du moment que lindpendance devient le seul souci dun peuple, limmoralit la plus grave pour un citoyen est de tcher de livrer sa patrie ltranger. Tout citoyen alors doit tre considr comme un soldat ; cest la loi martiale qui rgit; les lois de la paix ont disparu. Cest alors que la dsertion, la trahison, lespionnage sont de vrais crimes, parce quils peuvent contribuer la destruction dune nation par une autre. Mais ltat de guerre nest, de nos temps, quune crise de courte dure. Lactivit pacifique succdant lactivit prdatrice, la moralit de la paix succde celle de la guerre, et le crime nen est un que par rapport la moralit de la guerre, passe ltat de dlit politique ou disparat tout fait, il cesse en tout cas dtre compt parmi les dlits naturels. Cest ainsi que la dsertion se transforme (p. 46) en option dune nationalit diffrente ; la conspiration et la rvolte nattaquent plus la vie nationale, mais tout simplement la forme du gouvernement; quant lespionnage, il nest plus une rvlation des secrets dtat, qui put tre coupable comme toute autre indiscrtion, lorsque lhonneur vous obligeait de garder le secret qui vous avait t confi et que vous avez vendu ou vous tes laiss corrompre. Il y a alors improbit, cest pourquoi le sens moral en est bless et le dlit naturel existe. Il y a dautres dlits qui ne sont pas politiques, mais qui menacent la tranquillit publique au point de vue particulier dun gouvernement. Telles sont, par exemple, les attaques une institution, les grves, la rsistance lautorit, le refus dun service public de la part dun citoyen, etc. Nous navons qu rpter que lopinion publique se refusera toujours voir un crime et un criminel l o il nexiste pas doffense au sens moral universel.
V
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Quel est donc notre cadre de la criminalit ? Nous lavons rang sous deux catgories trs larges, selon que loffense est faite principalement lun ou lautre des deux sentiments, altruistes primordiaux, quoique les actions coupables attaquent des droits de diffrentes espces et soient classes dans les codes sous
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quent des droits de diffrentes espces et soient classes dans les codes sous diffrents titres. Cest ainsi que la premire catgorie, loffense au sentiment de piti ou dhumanit, contient dabord (p. 47) les agressions la vie des personnes, et toutes sortes dactions tendant leur faire un mal physique, ainsi donc les blessures, les mutilations, les mauvais traitements entre pre et enfants, mari et femme, les maladies causes volontairement, lexcs de travail impos des enfants ou la spcialit dun travail capable dendommager leur sant ou darrter le dveloppement de leur corps (ces dernires actions ne figurent pas dans les codes, ou tout au plus, sont-elles ranges parmi les contraventions); ensuite les actes physiques qui produisent une douleur en mme temps physique et morale, comme la violation de la libert individuelle pour un but goste quelconque, soit la luxure ou le gain; ainsi la dfloration, le rapt sans consentement, lemprisonnement arbitraire, etc., - enfin les actes qui par un moyen direct produisent ncessairement une douleur morale, comme la calomnie, la diffamation, la sduction dune jeune fille moyennant tromperie. Dans la seconde catgorie, loffense au sentiment lmentaire de probit, nous avons rang : dabord, les agressions violentes la proprit, comme le vol, lextorsion, la dvastation, lincendie; ensuite, les agressions faites sans violence, mais par abus de confiance, comme lescroquerie, linfidlit, linsolvabilit volontaire, la banqueroute, la violation dun secret, le plagiat, et toutes sortes de contrefaons nuisibles aux droits des auteurs ou des fabricants; enfin les lsions indirectes la proprit ou aux droits civils des personnes moyennant des mensonges solennels, comme les faux tmoignages, les faussets dans les actes authentiques, la substitution dun enfant, la suppression dtat civil, etc. (p. 48) Nous avons laiss en dehors de notre cadre : dabord, les actions qui menacent ltat, comme celles qui peuvent tre la cause dhostilits entre puissances, les enrlements militaires non autorises, les rvoltes contre la loi, les runions subversives, les cris sditieux, les dlits de presse, soit encouragements une secte, un parti anticonstitutionnel, excitations la guerre civile, etc. ; ensuite, les actions qui attaquent le pouvoir social sans but politique, comme toute sortes de rsistances aux agents de la loi (hors les cas de meurtre ou de blessure), lusurpation des titres, de dignits ou de fonctions sans but de gain illicite, le refus dun service d ltat, la contrebande, etc. ; puis les actions lsant la tranquillit publique, les droits politiques des citoyens, le respect du
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t publique, les droits politiques des citoyens, le respect du culte, la pudeur publique, comme les violations de domicile, les rixes et les duels en public, lexercice arbitraire dun droit par la force, les fausses nouvelles alarmantes, lvasion des prisonniers, le faux nom donn aux autorits, les intrigues lectorales, les offenses la religion ou au culte, les arrestations arbitraires, les actes obscnes en public, lloignement des lieux de relgation; enfin, les transgressions la lgislation particulire dun pays, comme le port darme non autoris, la prostitution clandestine, les contraventions aux lois sur les chemins de fer, tlgraphes, hygine public, tat civil, douane, chasse, pche, forts, cours deau, aux rglements municipaux dordre public, etc. Pour ce qui regarde ma classification des dlits naturels, M. dAramburu 20 et M. Lozano aprs lui 21, prtendent (p. 49) qu'il serait ais de dmontrer que les dlits dune catgorie peuvent galement faire partie dune autre catgorie, parce que, disent-ils, ce qui est injuste est cruel, et ce qui est cruel est injuste. Je trouve au contraire que ces deux sentiments sont bien distincts lun de lautre, et quon peut en violer un sans attaquer lautre, quoiquils soient tous les deux lss par une seule et mme action. Quelle cruaut y a-t-il par exemple dvaliser la maison dun richard en son absence, ou dtourner quelques milliers de francs de la caisse dune banque de premier ordre? Il ny a l videmment que de limprobit. Et quelle est au contraire limprobit de certaines vengeances qui ont t mme excites par le sentiment exagr dun tort subi par nous-mmes, ou par notre proche ? Sans doute, on peut dire quil est toujours mal doffenser quelquun dune manire quelconque, mais ce qui est mal peut ne pas tre injuste, et en tous cas il ne sagit pas de ce sentiment de justice dont nous nous sommes occups et que nous avons par le mot probit . On nous a fait encore lobjection que les sentiments altruistes nont que peu duniformit et que le cercle des actions dlictueuses sest toujours tendu 22. Mais nous admettons parfaitement que les sentiments altruistes taient bien moindres dans un autre temps et dans dautres socits. Cela a mme t notre point de dpart, lorsque nous avons parl de la marche de ces sentiments de plainpied avec celle de la civilisation.
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DARAMBURU, op.cit, p. 102 LOZANO, La escuela antropologica criminal, p.98, La Plata, 1889. COLAJANNI, op.cit., p. 54-55. - DARAMBURU, op.cit., p.102-104.
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Maintenant notre recherche a pour but de dterminer (p. 50) quels sont les vrais crimes de notre socit contemporaine, dont la moralit est fonde sur laltruisme, pendant que la moralit dautres peuples et dautres poques taient fonde sur des sentiments de nature diffrente, tels que le patriotisme, la religion, la fidlit envers le roi, les respect de la caste laquelle on appartenait, le point dhonneur, etc. Je parle de ce qui constitue un crime pour nous. Europens du XIXe sicle. Cela nempche pas que laltruisme ne puisse se dvelopper encore et que des actions qui aujourdhui ne sont pas considres comme des dlits nacquirent un jour ce caractre. Le progrs, certainement, enrichira toujours plus le sens moral. Si la sensibilit morale augmente, - dit M. Fouille, - les choses qui sont seulement choquantes deviendront les choses odieuses de lavenir Notre sympathie embrasse un nombre toujours plus grand dtres, elle stend non seulement lhumanit, mais la nature entire ; cest pourquoi elle peut plus facilement tre offense, surtout dans sa force morale 23. Il arrivera donc bien probablement que plusieurs choses considres aujourdhui comme indiffrentes en viendront tre considres aujourdhui come indiffrentes en viendront tre considres comme immorales, et que des choses simplement immorales seront marques du cachet dlictueux, telles que labandon des fils naturels, le manque des soins de la part des parents pour leurs enfants, ou le fait de ne pas leur donner une ducation suffisante, ou encore la cruaut envers les animaux, la vivisection, lengraissement artificiel, etc. faits contre les quels les socits zoophiles poussent dj de justes cris dindignation. Pour ce qui regarde la probit, toutes ces fraudes et simulations (p. 51) quon dcouvre dans les procs civils pourront prendre place - moins de difficults pratiques - ct des fraudes qui sont aujourdhui punissables, de sorte quentre les deux espces, il ny ait plus de diffrence, pendant que, dun autre ct, il ne sera plus permis aux patrons dexploiter le travail de louvrier ou du paysan pour le laisser sans secours le jour o un malheur, la mauvaise sant ou la vieillesse lempcheront de gagner son pain. Mais il est facile de comprendre que les sentiments offenss par ces dlits de lavenir seraient toujours les mmes sentiments altruistes dont nous avons parl, et quils le seraient dans leur forme la plus leve et plus dlicate qui seraient
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alors devenue la plus commune. Il nous est tout fait impossible de nous imaginer des dlits dun genre diffrent, et que des offenses dautres sentiments puissent devenir des actions criminelles. Ce regard jet sur lavenir nest-il pas une nouvelle preuve de la vrit de ma conception du dlit ? Les actes nuisibles dune genre diffrent ne peuvent tre un objet dtude pour le criminaliste sociologue; ils sont relatifs aux conditions particulires dune nation; ils ne rvlent pas dans leur auteur une anomalie, le dfaut de cette partie du sens moral, que lvolution a rendue presque universelle. Nul doute que le lgislateur ne doive frapper les uns comme les autres ; mais il ny a que les vrais crimes notre point de vue, qui peuvent intresser la vraie science, par la recherche de leurs causes naturelles, et de leurs remdes sociaux; pendant quils attaquent la moralit lmentaire de tous les peuples, les autres nattaquent que des lois faites par une socit dtermine, (p. 52) et variables dun pays lautre; la recherche des causes biologiques en ces cas est donc inutile, et quant aux remdes, il ny en a dautres que les chtiments variables de mme, selon que le besoin dintimidation est plus ou moins vif.
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Depuis 1885 (anne laquelle a paru pour la premire fois ma dfinition du dlit naturel), les critiques nont pas cess de se produire. Lobjection la plus commune est la considration que plusieurs dlits restent en dehors 24. Mais je nai pas me dfendre sur ce point-l, parce que cest prcisment ce que jai voulu. Jai limit mon tude une seule partie de faits punissables, relis par des caractres communs et qui, seuls, peuvent intresser la science. autre crivain me reconnat ce droit 25, mais il me dclare que mes Un recherches nont aucune valeur pratique, parce que - dit-il - si les actions que jai appeles dlits naturels sont considres par la loi comme punissable, ma
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DARAMBURU, La nueva ciencia penal, p. 98. Madrid, 1887. LUCCHINI, Semplicisti. COLAJANNI, La sociologia criminale. VACCARO, Genesi e funzione delle leggi penali, p. 176. Roma, 1889.
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dcouverte arrive trop tard; si elles ne sont pas, elle est inutile, parce que le pouvoir social ne les reconnatra comme dlictueuses quautant quil aura cela quelque intrt et quil sera en mesure dassurer cet intrt. Je trouve quon fait ainsi une confusion entre une distinction ayant un but scientifique et la prtention dindiquer au lgislateur quelles sont les actions quil doit frapper de peine, prtention que je nai pas eue. Ma conception du dlit na pour but que de distinguer, parmi les faits punissables, ceux qui sont rgis par les mmes lois naturelles parce quils rvlent certaines anomalies (p. 53) individuelles, principalement le manque dune partie du sens moral, cest--dire les sentiments qui sont la base de la moralit moderne, et que le progrs dveloppe continuellement au sein des nations civilises. En supposant que mes observations soient exactes, une pareille recherche na-t-elle donc pas dintrt scientifique ? Et si tout ce qui est scientifique nest pas en mme temps pratique, jose ajouter que pour la dtermination des modes de prvention et de rpression de la criminalit, ma conception du dlit est loin dtre strile ; la suite de cet ouvrage le montrera bien, je lespre. Le mme auteur prtend que le criminaliste positiviste ne peut concevoir le dlit que comme une action dfendue sous une peine. En effet, dit-il, pour le sociologue qui ne peut admettre aucune libert de choix dans lagrgation humaine, la recherche du dlit naturel est absurde, parce que ce serait quelque chose dindpendant des lois positives. De mme que lexplosion dun canon obit certaines lois de la chimie, de la physique et de la mcanique, le pouvoir constitue ne fait quobir des lois naturelles de la socit en dfendant un certain nombre dactions et en permettant les autres. Toute action dfendue sous une peine est donc une dlit naturel; je dirai plus, le seul dlit naturel qui existe est celui que les lois considrent comme tel . Il me semble que la signification des mots est altre dans cette critique. Sans doute, pour le positiviste, chaque violation des lois est un fait naturel, ni plus ni moins que lmanation des lois elles-mmes et la sanction pnale qui les accompagne. Mais est-ce que jai entendu contester ces ides lorsque jai choisi parmi tous les faits naturels un certain nombre de dlits qui se distinguent des autres par le caractre dune immoralit spciale, et que je les nomme dlits naturels pour signifier quils sont tels universellement de nos temps, quoi quil en soit des lois et des gouvernements? Sur ce point, lobjection de mon adversaire a lair dun jeu de mots plutt que dune critique approfondie.
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Seul, je crois parmi mes adversaires, M. Vaccaro se moque de laltruisme, qui pour lui nest quun mot vide de sens, ou (p. 54) qui, du moins, na aucune importance sociale. Je lui rponds avec ce passage remarquable de M. Fouille : La philosophie contemporaine, loin de ridiculiser linstinct moral, tend de plus en plus le justifier, car elle y dcouvre une intuition presque infaillible des lois les plus profondes de la vie. Au lieu de voir dans la piti une illusion , elle y voit au contraire le premier et le plus sr moyen de dpouiller lillusion du moi isol et se suffisant lui-mme 26. M. Vaccaro ajoute quon ne peut pas faire du sens moral un criterium directif en matire de criminalit, parce que le sens moral est d en grande partie la crainte et leffet des peines; donc ayant t produit par ces dernires, ce serait un anachronisme et un cercle vicieux que de vouloir linterroger pour dcouvrir les actions quil faudrait punir 27. Mais lauteur a-t-il rflchi quil sest toujours produit un mouvement de ractions sociales contre certaines actions, prcisment parce quelles offensaient plus vivement les intrts ou la moralit de lagrgation ? Il est sans doute admissible que les peines aient leur tour contribu renforcer le sens moral, parce que la mmoire des sanctions pnales, transmise hrditairement de gnration en gnration, a converti en un instinct ce qui tait seulement leffet de la crainte ou dun raisonnement. Mais il nen est pas moins vrai que les peines elles seules nont jamais russi persuader du caractre criminel de certaines actions que lopinion publique ne considrait comme dshonorantes, telles que le duel, ladultre, le dlit politique, ou celui de libre examen en matire religieuse. Comment se fait-il que le sens moral ne se soit pas form galement lgard des actes de ce genre, quoiquils aient t souvent punis plus svrement que tout autre crime Du reste, quil se soit form dune manire ou dune autre, ce qui est (p. 55) ? sr cest que le sens moral existe aujourdhui indpendamment des peines. Voil pourquoi jai pens quon pouvait rechercher, parmi les faits nuisibles quil faut
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A. FOUILLE, Les transformations de lide morale (Revue des DeuxMondes), 15 septembre 1889. VACCARO, op.cit. p. 176-180. Je remercie M. Scipion SIGHELE davoir soutenu mes ides dans un brillant article contre les critiques de M. Vaccaro. V. Archives danthropologie criminelle, de M. Lombroso, o1. X, p. 410411, 1889.
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rprimer, ceux quil faut attribuer un degr infrieur de moralit individuelle. Jai remarqu que, quoique les faits de ce genre puissent troubler la paix publique moins que des actions dun genre diffrent, ils sont toutefois considrs comme plus graves par la conscience publique. Jai aussi distingu deux classes de faits nuisibles : les premiers, qui placent leur auteur dans une condition dinfriorit sociale et que le langage populaire indique comme des crimes; - les autres, qui sont caractriss par la rvolte contre ltat, ou la dsobissance aux lois, sans que lune ou lautre nimplique labsence dans leur auteur des lments de moralit considrs comme ncessaires par une nation contemporaine.
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La criminologie tude sur la nature du crime et la thorie de la pnalit. (1890) Premire partie. LE CRIME
Chapitre 2
LE DLIT SELON LES JURISTES
I
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(p. 56) On croit de notre temps que la science des dlits nest quune branche de la science du droit; on a donn la pnalit un caractre juridique; on sest adress aux avocats pour la lgislation et des avocats encore pour appliquer la loi. Il ny a quun seul et mme ordre de fonctionnaires pour juger en matire civile et pnale, et les salles daudience prsentent peu prs le mme spectacle, des hommes en robe noire, des greffiers, des avocats qui plaident... Et pourtant, qui ne sont pas que le rapport entre les choses est presque imaginaire, et quune distance incommensurable spare ces deux salles daudience existant dans le mme difice quelques pas lune de lautre ? Les juristes se sont empars de la science de la criminalit; on les a laisss faire et on a eu tort, mon humble avis. Jespre, dans la suite de cet ouvrage, parvenir (p. 57) justifier ce que ces mots peuvent avoir dtrange. Voyons, pour le moment, quelle est la manire dont ils envisagent lide du crime.
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Quest-ce dabord que la criminalit pour le juriste? Rien. Il ne connat presque pas ce mot. Il ne soccupe des causes naturelles de ce phnomne social; ce sont pour lui, tout au plus, des connaissances de luxe. Le criminel nest pas pour lui un homme anormal psychiquement; ce nest quun homme comme tous les autres, qui a commis une action dfendue et punissable. Cest que le juriste ntudie le dlit que daprs sa forme extrieure, il nen fait aucune analyse selon la psychologie exprimentale, il nen recherche que la drivation. Ce qui le proccupe, cest la dtermination des caractres extrieurs des diffrents dlits, cest la classification des dlits, selon les droits qui blessent, cest la recherche de la peine juste, proportionnellement et in abstracto, non pas de la peine utile exprimentalement pour lattnuation du mal social. Si le juriste ne soccupe pas de la criminalit comme mal social, du moins nous a-t-il donn une dfinition rigoureuse de ce quil entend par dlit ? Ctait selon lancienne cole utilitaire, une action que lon croit devoir dfendre, cause de quelque mal quelle produit ou quelle tend produire 28 ; ou, tout simplement, une action dfendue par la loi 29 ; ou enfin, une action quelconque oppose au bien public 30. On voit, dun coup dil, ce quil y a de vague dans de pareilles dfinitions; on peut y faire entrer tout ce quon (p. 58) veut, tout ce qui, du moins sous un rapport quelconque, peut tre considr comme nuisible la socit. On a tch, depuis, dy introduire un lment moral, linjustice. Cest ainsi que lun des plus grands crivains italiens nous dit que le dlit est lacte dune personne libre et intelligente, nuisible aux autres et injuste 31, et que le fondateur de lcole franaise moderne explique que le pouvoir social ne peut regarder comme dlit que la violation dun devoir envers la socit et les individus, exigible en soi et utile au maintien de lordre 32 .
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BENTHAM, Trait de lgislation pnale, ch. I. FILANGIERI, Scienza della legislatione, lib. I, cap. 37. BECCARIA, Dei delitti e delle pene, VI. ROMAGNOSI, Genesi deldiritto penale, 554 et suivante. ROSSI, Trait du droit pnal, liv. II ch. I Cette dfinition a t accepte, entre autres, par Ortolan, Trbutien, Guizot, Bertault, en France, Haus en Belgique, Mittermaier en Allemagne.
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On a adhr de toutes parts cette conception du dlit, selon laquelle lutilit sociale nest plus quune condition pour quune action immorale soit punissable. Il est nanmoins facile de voit quelle en est llasticit, du moment quon parle dimmoralit ou dinjustices en gnral, sans autre dtermination. Nous en prsenterons un exemple tir dun des ouvrages les plus estims en pareille matire : trouble apport lordre social est un dlit moral, puisque ce trouble Tout est la violation dun devoir, celui de lhomme envers la socit. Ainsi, les actions que la justice a mission de punir de deux sortes : ou pures en elles-mmes de cette immoralit, mais en la puisant alors dans la violation dun devoir moral; dans ces deux cas, il y aurait dlit social, llment de se dlit serait la criminalit intrinsque ou relative de lacte La plupart (p. 59) des contraventions matrielles rentrent dans la dernire classe 33. En dautres termes, lorsquon fait une chose dfendue par une autorit lgitime, il y a immoralit, cause de la dsobissance la loi. Mais, alors, quoi bon distinguer llment moral et nous le prsenter comme une condition sine qua non pour quune action ait le caractre de dlit ? Du moment que lobissance la loi est un devoir moral, autant vaut en revenir aux dfinitions de lcole ancienne, et nous dire tout simplement que le dlit est une action dfendue par la loi. M. Ad. Franck a substitu la proposition corrlative celle employe par Rossi. Ce dernier parle de la violation dun devoir; le premier, de la violation dun droit. Une action ne peut tre lgitimement poursuivie et punie par la socit que lorsquelle est la violation non pas dun devoir, mais dun droit, dun droit individuel ou collectif, fond, come la socit elle-mme, sur la loi morale 34. Il ny a l, peut-tre, quune question de mots, quelques efforts que fasse M. Franck pour dmontrer quil sagit dune diffrence substantielle. Il critique la dfinition de Rossi, en apportant des exemples de devoirs mme envers la socit et dont la violation, quoique nuisible, ne pouvait pas mriter la poursuite ou la rpression de la justice. Tel est le devoir de consacrer notre pays tout ce que nous avons de force et dintelligence, telles sont les vertus que notre conscience nous commande
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CHAUVEAU et HLIE, Thorie du code pnal, ch. XVII. Ad. FRANCK, Philosophie du droit pnal, page 99. Paris, 1880.
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lgard des individus, par exemple, les uvres de charit, le pardon des (p. 60) injures. Mais il faut remarquer que M. Franck a oubli la dernire partie de la formule de Rossi, qui na pas seulement parl dune violation de devoirs, mais y a ajout la condition que ces devoirs soient exigibles en soi. Or, dans les exemples de M. Franck, il ne sagit pas de devoirs exigibles par la force; de sorte que les deux dfinitions ont prcisment la mme porte. Il ne saurait en tre diffremment, puisque les mots droit et devoir sont corrlatifs, et quil nexiste pas de droit, sil nexiste en mme temps le devoir de le respecter. La nouvelle dfinition de M. Franck nest pas dailleurs moins vague que les prcdentes. Il a beau ajouter des conditions, faire des restrictions; dire, par exemple, que les seuls droits dont la violation constitue un dlit, sont ceux qui sont susceptibles dune dtermination prcise ou exigibles par la force, parce quils sont absolument ncessaires laccomplissement des devoirs aux quels ils correspondent; aller mme plus loin et remarquer que la violation dun de ces droits circonscrits ne suffit pas toujours, ne suffit pas seule pour constituer un dlit, et quil faut encore que la sanction pnale soit possible, quelle soit efficace, quelle ne soit pas elle-mme un mal moral aussi grand que le dlit, quelle ne soit pas de nature blesser les murs. Ainsi, une femme qui refuserait son mari laccomplissement des fins du mariage, chapperait toutes les mesures de rigueur quon pourrait imaginer, ces rigueurs tant plus craindre que le dlit luimme, parce que la constatation seule de ce dlit nest pas possible sans les plus graves inconvnients. Et pourtant, malgr tant de soins apports pour cette dfinition, elle laisse toujours passer quelque chose de (p. 61) trop : un dbiteur, par exemple, qui refuse de payer ce quil doit, viole un droit bien dtermin et exigible par la force; mais, si le dbiteur est insolvable, est-il un dlinquant ? Il ne lest pas, hlas ! selon les lois prsentes, mme si linsolvabilit est volontaire ou simule! On a le droit davoir chez soi ses enfants; sils quittent le toit paternel, on peut les y faire reconduire de force, et pourtant, il ny a pas de dlit. Dailleurs, tout contravention une loi, voire mme un ordre de lautorit, serait un dlit social pourvu que le pouvoir dont est man lordre soit lgitime, cest--dire quil ait le droit de faire ce quil a fait. On en revient toujours l ; cest un cercle vicieux; pendant quon recherche ce que la loi doit considrer comme dlit, on finit par nous dire que cest ce qui est dfendu par la loi.
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La conception du dlit retombe dans le vague; elle y retombera toujours jusqu ce quon ait dtermine le genre particulier dimmoralit, qui est llment ncessaire de ce que lopinion publique considre comme un dlit. Quon ne nous dise pas que par une analyse de ce genre on retrancherait du code un grand nombre dactions qui sont punissables et doivent ltre pour la scurit sociale. Quest-ce qui empcherait qu ct du code criminel il y ait le code des rvoltes, le premier soccupant de la criminalit naturelle, lautre de toutes les dsobissances aux lois qui est de lintrt de ltat de rprimer svrement ? La diffrenciation est un des caractres du progrs ; cest ainsi que des lois civiles et pnales, mles ensemble dans le code de Manou et dans celui de Mose, furent spares ensuite par les lgislateurs europens ; plus tard, on a (p. 62) distingu les crimes et les dlits des contreventions; on en viendra plus tard former un code des dlits naturels, qui sera le mme chez toutes les nations civilises, et le distinguer des lois rpressives spciales de chaque nation. Nous avons tch disoler le dlit naturel, afin de pouvoir en faire une tude scientifique, ce qui serait impossible si lon prenait toutes les actions punissables que lon trouve ple-mle dans les codes. Voil pourquoi la conception juridique du dlit ne saurait nous servir, du moment quelle ne distingue pas, ce point de vue, les diffrentes transgressions la loi. Pour parvenir notre but, nous avons commenc par liminer tous les sentiments qui ne sont pas altruistes; nous avons rduit ces derniers deux types, et nous en avons dgag la partie constituant la mesure possde en gnral par les hommes civiliss, en renonant ainsi la partie le plus dlicate de ces sentiments, qui est lapanage du petit nombre. En un mot, ce nest pas sur la violation des droits, cest sur celle des sentiments que nous pouvons baser notre conception du crime ou dlit naturel. Voil en quoi notre principe est totalement diffrent de celui des juristes. Nous navons pas du reste nous dfendre de vouloir par l tendre le domaine de la criminalit des actions qui ne rvlent que de mauvais sentiments et qui nont t et ne seront jamais punissables. La dtermination que nous avons faite de la mesure ncessaire des sentiments altruistes empchera de nous reprocher de placer parmi les dlits des actions qui, quoique nuisibles, ne sauraient tre punissables, comme toutes celles qui rvlent le manque des certaines vertus utiles la socit.
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II
Retour la table des matires
Jajouterai quelque chose propos dune observation que mes ides ont peuttre suggre M. Tarde : Un seul acte est-il dlictueux, - se demande-t-il, - par le seul fait quil offense le sentiment moyen de piti et de justice ? Non, sil nest pas jug dlictueux par lopinion. La vue dun massacre belliqueux soulve en non plus dhorreur que la vue dun seul homme assassin ; nous plaignons plus les victimes dun razzia que celles dun vol; et pourtant le gnral qui a ordonn cette boucherie et ce pillage nest pas un criminel. Le caractre licite ou illicite des actions, par exemple, du meurtre en cas de lgitime dfense, ou de la vengeance, et du vol, en cas de piraterie et de guerre, est dtermin par lopinion dominante, accrdite dans le groupe social dont on fait partie. En second lieu, tel acte qui est prohib par cette opinion, sil est accompli au prjudice dun membre de ce groupe, ou mme dun groupe plus tendu, devient permis au-del de ces limites 35. Fort bien; cette dernire remarque na pas t oublie par nous lorsque nous avons parl du mouvement progressif dexpansion du sens moral, partir de la famille jusqu lhumanit toute entire. Mais pourquoi distinguer le sentiment moral moyen de lopinion publique ? De quoi (p. 64) drive-t-elle cette opinion, sinon de la mesure moyenne des sentiments moraux? Il ny a l, je pense, quune question de mots. Quant la raison pour laquelle en gnral, qui est lauteur dun massacre, nest pas considr comme un criminel, elle est toute simple et je crois lavoir donne. Cest quavant darriver au criminel, il nous faut la notion de crime. Cette notion, nous lavons donn dune manire plus complte : il ne suffit pas que les actes soient cruels ou injustes, il faut encore quils soient nuisibles la socit. Or, la guerre nest pas un crime, puisquelle a du moins lapparence dun cas de ncessit sociale, et son but nest pas de nuire la nation mais de la sauver de la destruction. Cest, un certain point de vue, le cas dune excution capitale.
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TARDE, La criminalit compare, Paris, 1890. [Livre disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]
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Par un carnage sur le champ de bataille, la nation se dfend de ses ennemis extrieurs; par une excution capitale de ses ennemis intrieurs. Eh bien! Pourra-t-on rpliquer, il nen est pas moins vrai que, mme en se dfendant, on peut offenser le sentiment de piti. Or, puisque loffense ce sentiment est un lment commun au crime et des actions qui ne sont pas telles, on ne peut sen servir comme dun caractre distinctif. Mais nous croyons quil ny a pas mme cette identit de llment dont on nous parle. Cela ne paratra pas trange celui qui aura pris la peine de nous suivre ds nos premires pages. On y aura vu comment le sentiment de piti, dans sa mesure moyenne ou vulgaire, drive de la sympathie. Et si la sympathie nat elle-mme de la faon de nous reprsenter notre semblable et du plaisir qui en rsulte 36. (p. 65) Cest pourquoi, lorsquon nous prsente un malfaiteur totalement dpourvu dinstincts moraux et pourtant compltement diffrent de nous au moral, nous ne pouvons voir en lui notre semblable et, par consquent, ne pouvons prouver pour lui cette sympathie qui rendrait possible la piti. Cela tient la grande importance qua pour les hommes la vie psychique; pendant que les animaux rejettent de leur communaut ceux qui les rvoltent par leur difformit physique, les hommes sont tolrants mme compatissants pour les dfauts du corps. Ce nest que lanomalie psychique qui peut faire perdre un homme la sympathie de ceux qui ne se regardent plus comme ses semblables. Cest alors quon prfre un homme abruti un chien fidle ou un noble cheval, parce que leurs qualits morales les lvent jusqu nous. Ils nous ressemblent au moral, bien plus quun assassin ne nous ressemble au physique. Cest la ressemblance morale quil faut surtout lhomme. Cela explique encore pourquoi des personnes bienveillantes, douces, gnreuses, des femmes mme, dont la sensibilit est gnralement plus dlicate que la ntre, ne dsirent pas sauver de la potence un condamn pour meurtre excrable, et quelles voient mme avec une certaine satisfaction intrieure laccomplissement de la justice. Cest que le pouvoir reprsentatif dont elles sont doues leur faisant sentir toute lhorreur du crime, leurs sentiments dlicats loignent de leur sympathie lauteur de ce crime. Elles ne sauraient donc avoir beaucoup de piti pour un tre qui ne leur ressemble aucunement au moral.
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Ainsi donc, quoique lanalogie existe entre les deux (p. 66) faits, le crime et lexcution, elle nexiste pas dans les sentiments provoqus par lun et par lautre 37. Le cas du carnage en guerre peut sexpliquer de la mme manire, part la ncessit quimpose dune manire plus frappante; la raison pour laquelle nous navons pas de piti pour lennemi est, en effet, toujours la mme; nous ne pouvons pas ressentir pour lui cette sympathie do dcoule piti. Seulement, cela dpend, non pas dune sensibilit raffine, mais, au contraire, dune sorte de rgression historique, dun saut en arrire, brusquement fait pas nos sentiments, qui retournent ce quils taient lpoque de la vie prdatrice, o lon ne considrait comme son semblable que les gens dune mme horde ou dun mme pays. Tous les degrs lentement franchis depuis des sicles par le sentiment de bienveillance sont repasss dun seul coup; le canon suffit pour nous faire revenir aux haines primitives de races ou de tribus, pour faire disparatre de nos curs lamour pour lhumanit, cette acquisition morale si pniblement faite par une volution sculaire.
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M. DARAMBURU me contredit sur ce point, en remarquant quen Espagne chaque condamnation mort est la cause dune vive agitation en faveur du condamn, et quon fait toutes sortes defforts pour obtenir sa grce. (La nueva ciencia penal, p. 238, 239, Madrid, 1887.) Je remarquerai pour ma part que dautres pays non moins civiliss donnent un spectacle tout diffrent. Quon se souvienne seulement de lagitation presque universelle en Belgique pour obtenir du roi lexcution des frres Peltzer; des centaines de milliers de signatures respectables couvraient la ptition. En France, la clmence de M. Grvy, appel le pre des assassins, tait vivement blme par la presse. De mme quen Angleterre lopinion publique exige lexcution des assassins. Quon se souvienne encore de lmeute de Cincinnati (tats-Unis dAmrique) qui a ensanglant pendant trois jours les rues de cette ville (1882), parce que le jury avait accord des circonstances attnuantes des meurtriers quon aurait voulu arracher la prison pour les pendre.
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III
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(p. 67) Limportance de notre dtermination de lide du crime ressortira dans la suite de cette tude. Puisque le crime consiste dans une action nuisible, qui viole le sentiment le plus lmentaire de piti ou de probit, le criminel ne pourra tre quun homme chez qui il y a absence, clipse de lun ou de lautre de ces sentiments. Cela est vident, parce que, sil avait possd ces sentiments un degr suffisant dnergie, il naurait pu les violer, moins que la violation ne soit quapparente, cest--dire que le dlit nen soit pas rellement un. Or, ces sentiments tant le substratum de toute moralit, leur absence chez quelques individus, rend ces derniers incompatibles avec la socit. En effet, si la moralit moyenne et relative consiste dans ladaptation de lindividu au milieu, cette adaptation devient impossible lorsque les sentiments dont on manque sont prcisment ceux que le milieu considre comme indispensables. Cest ainsi que, dans un cercle plus troit, o une moralit plus leve est ncessaire, o la dlicatesse, le point dhonneur, lextrme politesse sont la rgle, la rvlation de labsence de ces qualits implique le manque dadaptation, lincompatibilit dun membre avec le milieu. Cest ainsi que dans certaines associations, loffense aux sentiments de la religion ou du patriotisme est mortelle, parce que ces sentiments sont le fon de la moralit sociale. La socit, la grande, linnomine (p. 68) se contente de peu ; elle exige quon noffense pas la petite mesure de moralit dont elle a besoin pour vivre, la plus lmentaire, la moins raffine, celle que nous avons essay danalyser. Ce nest que lorsquelle la voit foule aux pieds quelle crie au crime. Nous savons maintenant quelles sont les deux classes de crimes dont nous avons nous occuper. Il sagit de voir si ces deux classes correspondent rellement deux varits psychiques de la race, deux types distincts : de lautre, des hommes dnus du sentiment de piti; de lautre, des hommes dnus du sentiment moyen de probit. Il nous faut les tudier directement, et dterminer les cas dans lesquels lanomalie est irrductible par linsusceptibilit du criminel pour
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les sentiments quil a viols, parce que, comme la dit en excellents termes un philosophe contemporain 38, il existe dans lorganisation mentale des lacunes comparables la privation dun membre ou dune fonction physique , ce qui fait que ces tres sont compltement dshumaniss Dans les autres cas, cette anomalie peut tre attnus parce quil nexiste pas absence absolue, mais seulement faiblesse du sens moral, qui rend impossible ladaptation du criminel tant que le milieu qui le pousse au crime reste identique, et par l mme la rend possible aussitt quon le retire de ce milieu dltre et quon le place dans des conditions nouvelles dexistence.
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M. Th. RIBOT, dans sa leon douverture la Sorbonne, Revue politique et littraire, no 25, 19 dcembre 1885.
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Deuxime partie.
LE CRIMINEL
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La criminologie tude sur la nature du crime et la thorie de la pnalit. (1890) Deuxime partie. LE CRIMINEL
Chapitre 1
LANOMALIE DU CRIMINEL I
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(p. 69) Nous avons dit, la fin du chapitre prcdent, que notre notion du crime nous conduisait tout naturellement lide de lanomalie morale du criminel. Les adversaires de notre thorie pourraient nous rpondre que cest une supposition, une affirmation gratuite. De ce que le criminel a viol un sentiment moral, on nest pas autoris conclure quil y a une organisation psychique diffrente de celle des autres hommes. Le criminel pourrait tre tout aussi bien un homme normal, qui a eu un moment dgarement, et qui pourrait sen repentir. Nous navons pas prouv que limmoralit de laction soit le miroir parfait de la nature de lagent et que le criminel ne soit pas (p.70) susceptible des sentiments quil a viols lui-mme. Encore, pourrait-on nous dire, tout en acceptant la thorie naturaliste qui fait de la volont une rsultante, lacte volontaire selon un psychologue contemporain suppose la participation de tout un groupe dtats conscients qui constituent le moi un moment donn . Or, ces tats de conscience ne peuvent-ils pas varier jusqu entraner de nouveaux actes volontaires tout fait opposs aux premiers ? Le criminel daujourdhui ne pourrait-il pas tre lhomme vertueux du lendemain ? Quest-ce qui prouve labsence complte du sens moral, ou le dfaut organique, ou mme simplement la faiblesse de lun ou de lautre des sentiments altruistes lmentaires ? La force
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de certains motifs na-t-elle pas pu vaincre, un moment donn, la rsistance du sens moral, sans quil soit ncessaire dimaginer, dans certains hommes, une organisation psychique diffrente ? Ce qui donne ces doutes une rponse dcisive, cest que nous ne connaissons pas uniquement le criminel par le fait de lacte qui la rvl, mais par toute une srie dobservations dmontrant la cohrence dun acte de ce genre avec certains caractres de lagent ; do il sensuit que lacte nest pas un phnomne isol, mais quil est le symptme dune anomalie morale. Un aperu rapide de lanthropologie et de la psychologie criminelles va nous claircir sur ce point. Quoique, ds la plus haute antiquit, on ait essay de trouver une corrlation entre certaines formes de perversit et certains signes physiques extrieurs, on peut dire que la conception du criminel, comme une race dgnre physiquement et (p. 71) moralement, est tout fait moderne, contemporaine mme. La thorie de Gall est bien diffrente de celle des nouveaux anthropologues; on sait que ce dernier assignait chaque penchant humain une partie du cerveau, dont le dveloppement particulier tait reconnaissable extrieurement par la forme du crne lendroit correspondant. Comme tous les autres, chaque mauvais penchant devait avoir sa bosse; jamais Gall na song dcrire le criminel comme un dgnr. Cest une ide plus rcente, due aux recherches de plusieurs observateurs, tels que Lauvergne, Ferrus, Lucas, Morel, Despine, Thomson, Nicolson, Virgilio. Quant Lombroso, il a cru que plusieurs caractres quon retrouve frquemment parmi les criminels, pouvaient lautoriser parler du criminel comme dun type anthropologique. Il a indiqu plusieurs de ces caractres dont les principaux seraient : lasymtrie du crne ou du visage, la submicrocphalie, lanomalie dans la forme des oreilles, le prognathisme (cest-dire lallongement, la prominence ou lobliquit des mchoires), lingalit des prunelles, le nez tordu ou camus, le front fuyant, la longueur excessive de la figure, le dveloppement exagr des zygomes, la couleur fonce des yeux et des cheveux) 39. Aucun de ces caractres nest constant, mais daprs la comparaison
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LOMBROSO, Uomo delinquente, p. 284, 4e dit. ital., Turin, 1889, Bocce, d. Parmi les autres caractres tudis par lui et par ses lves, je trouve fort remarquable le suivant indiqu par m. Ottolenghi : la raret des cheveux blancs et des ttes chauves parmi les criminels, comme parmi les
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avec les non dlinquants, leur frquence est bien plus grande dans le monde criminel. (p. 72) Dautres travaux, parmi lesquels il faut souligner ceux de MM. Benedikt, Ferri, Marco et Corre, ont contest ou confirm les conclusions de Lombroso en tout ou en partie. Ce qui semble gnralement admis cest que les criminels ont un plus grand dveloppement de la rgion occipitale en comparaison de la rgion frontale. Ce qui, comme le dit M. Corre, signifie prdominance de lactivit occipitale, en raison probable avec la sensitivit impulsive, sur lactivit frontale, aujourdhui reconnue toute intellectuelle et pondratrice 40. Nanmoins laccord est loin dtre complet. On a eu la preuve au dernier congrs danthropologie criminelle qui a t tenu Paris en 1889. Il arrive souvent que les caractres indiqus par quelques auteurs comme propres aux criminels sont trouvs par dautres observateurs chez les non dlinquants. Malgr tout, il faut convenir comme le dit M. Marro que tous ceux qui soccupent de ltude physique du criminel en viennent la conclusion que les dlinquants sont des tres part . Il ny a gure que ceux qui nont jamais visit un bagne ou une maison de force qui peuvent affirmer le contraire. Je me garderai bien danalyser tous les travaux qui ont paru sur ce sujet. Je rsumerai seulement ces caractres sur lesquels les observateurs sont gnralement daccord et que jai pu confirmer moi-mme par lobservation directe. Mon ouvrage ne contiendra ainsi que peu de donnes, mais, en revanche, elles auront plus de certitude. Un premier fait non douteux cest que dans une prison il est ais de distinguer les assassins des autres dtenus. (p. 73) Ceux-l le dit Lombroso ont presque toujours le regard froid, cristallis, quelquefois lil inject de sang, le nez souvent aquilin ou crochu, toujours volumineux, les oreilles longues, les mchoires fortes, les zygomes espacs, les cheveux crpus, abondants, les dents canines trs dveloppes, les lvres fines, souvent des tics nerveux et des
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pileptiques et les crtins, ce qui, dit-il, est daccord avec leur moindre sensibilit et leur moindre raction motive. (Appendice lUomo delinquente, vol. II, p. 470. CORRE, Les Criminels, p. 37. Paris, 1889.
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contradictions dun seul ct de la figure qui ont pour effet de dcouvrir les dents canines en donnant au visage une expression de menace ou de ricanement 41 . Ce type et tellement dtach que les assassins diffrent gnralement des autres hommes de leur pays bien plus que ceux-ci ne diffrent de la population dun autre pays, quelle soit mme diffrente ethnographiquement. Ainsi, par exemple, les assassins du midi dItalie diffrent bien plus des soldats de ces mmes provinces que ces derniers ne diffrent des soldats de la haute Italie, quant au diamtre frontal, lindice frontal, au diamtre mandibulaire et au dveloppement de la figure 42. La classe des meurtriers en gnral a trs souvent les mmes caractres, except limmobilit de lil ou le vague du regard et la finesse des lvres. Il y a dans toute cette classe une prdominance trs accentue darcades sourcilires prominentes, de zygomes espacs, ce qui est un caractre de certaines races infrieures, telles que les malais 43 de petitesse du front 44 ; mais on y remarque surtout la longueur excessive de la figue par rapport au crne 45, (p 74) et les mandibules excessivement volumineuses. Ce dernier caractre nest pas contest par aucun observateur; cest un caractre particulier aux hommes sanguinaires. On ne discute que sur sa drivation, les uns lattribuant la dgnration (Lauvergne), dautres latavisme (Ferri et Delaunay), dautres enfin tout simplement au fait quil existe toujours des retardataires dans le mouvement dvolution qui perfectionne une race ou au peuple (Manouvrier). Quoi quil en soit, il est reconnu que dans lhumanit tout entire, comme notre race, la petitesse du front et la grandeur relative de la mchoire concident avec la disposition au meurtre (Foley). M. mile Gauthier qui, enferm dans une prison pour des raisons politiques, dclare aprs plusieurs annes, quil a encore au fond de la rtine la photographie composite du type criminel, se
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LOMBROSO, Uomo delinq., p. 232, 4e dit. Turin, 1889. FERRI, Nuovi orizzonti, p. 246. TOPINARD, Anthropologie, p. 492. Paris, 1879. FERRI, Lomicidio, encore indit. Quelquefois cest le type oppos : la brachyprosopie ou petitesse excessive de la figure. Je lai remarqu chez quelques assassins qui en mme temps prsentaient un diamtre frontal trs court en rapport du diamtre bizygomatique.
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souvient surtout de la lourdeur des mchoires 46. Il suffit de jeter un coup dil sur des photographies de meurtriers pour sapercevoir de la frquence de cette particularit. On la remarque de mme chez les auteurs de viol, ce qui sexplique facilement lorsquon pense que le viol nest quet quun effet de ces mmes instincts violents qui poussent attenter la vie des personnes. Les voleurs, au contraire, sont caractriss trs souvent par des anomalie du crne quon pourrait appeler atypiques, telles que la submicrocphalie, loxycphalie, la scaphocphalie, la trococphalie. Quant leur physionomie, elle est reconnaissable la mobilit du visage, la (p. 75) petitesse et la vivacit de lil, lpaisseur et au rapprochement des sourcils, au front petit et fuyant, au nez long, tordu ou cras, la pleur du visage, qui est incapable de rougir (Lombroso). Veut-on contrler par sa propre exprience les affirmations de ces anthropologistes ? On na qu se rendre dans une prison et, laide du signalement que je viens de rsumer, on distinguera presque du coup dil les condamns pour meurtre. Je dclare pour ma part que je me suis peine tromp sept ou huit fois sur cent. On est all encore plus loin : M. Marro, dans un rcent ouvrage, assigne des caractres particuliers rien moins qu onze classes de criminels; mais il faut dire que les signes distinctifs les plus marqus ne sont pas tous physiques, et quils sont mme tirs pour la plupart de leurs penchants, de leurs usages, de leurs convoitises, du degr de leur intelligence et de leur instruction, etc. Ce qui nest pas douteux, cest que les trois espces que je viens dindiquer se distinguent facilement par leur physionomie, et que si nous navons pas le type anthropologique du criminel, nous avons bien certainement trois types physionomiques : lASSASSIN, le VIOLENT, le VOLEUR. Maintenant, si nous examinons les dlinquants ou plutt les prisonniers pris en masse, et si nous les comparons avec la population libre, nous trouverons que plusieurs de ces caractres que nous venons de noter sont les plus frquents chez les premiers que chez les derniers. Cependant, chez les prisonniers mmes, la
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E. GAUTHIER, Le monde des prisons, dans les archives de lAnthropologie criminelle, 15 dcembre 1888, Lyon.
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proportion des anomalies nest que de 45 ou de 50 0/0, de sorte que le plus grand (p. 76) nombre de criminels naurait pas de ces anomalies. Voil le grand reproche quon a fait Lombroso, et par lequel on a cru avoir gain de cause. M. du Bled, par exemple, dans la Revue des Deux-Mondes (Ier nov. 1886), aprs avoir cit mon nom avec celui de Ferri, et tout en reconnaissant limportance des recherches anthropologiques de Lombroso, se demande : Comment ce savant peut-il parler de type criminel, lorsque, daprs lui-mme, 60 criminels sur 100 nen prsentent nullement les caractres ? Des objections pareilles avaient dj t faites et ntaient pas demeures sans rponse. Le point vital de la question est de dmontrer que la proportion des anomalies congnitales est plus forte dans un nombre donn de condamns que dans un nombre gal de non-condamns, parce quil est vident que ces derniers ne peuvent pas tre tous considrs comme des honntes gens, et quil y a parmi eux beaucoup dindividus ayant des penchants criminels prts clater. Il est connu que la justice ne sempare pas mme de la troisime partie des dlits avrs; ces derniers ne forment dailleurs quune petite partie des dlits qui ont t commis, dont la plupart ne sont pas dcouverts ou ne sont mme pas dclars la police. Enfin, comme on la dit trs bien dit, il y a des classes sociales o les instincts criminels se rvlent sous dautres formes, en se garant du code pnal : Au lieu de tuer par le poignard, on encouragera la victime des aventures prilleuses; au lieu de voler sur la voie publique, on trichera au jeu; au lieu de violer, on sduira pour abandonner ensuite abandonner la jeune fille trahie 47. (p. 77) On persistera lchement ou niaisement dit M. Corre ne pas reconnatre lassassinat, le vol, les mfaits de toutes sortes, sous larrogance et la brillante livre des hautes situations politiques et financires. Il semble que le crime samoindrisse jusqu cesser dtre lui-mme, mesure quil prend plus denvergure et que les coupables mritent davantage la rprobation et le chtiment, daprs les conventions sociales. Cest une vrit aussi banale que triste : tous les misrables, qui font bon march et opulent. Voil qui rendra difficile lapplication des principes anthropologiques ltude des criminels
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Que de prtendus honntes gens sont des coquins plus dignes de la chane que les coquins plus dignes de la chane que les coquins auxquels ils lont rive 48 ! Bref, ce serait une grave erreur que de vouloir comparer les condamns aux non-condamns; au lieu de cela, pour avoir deux termes opposs, il faudrait isoler dun ct les vrais criminels, de lautre ct les vrais honntes gens. Cette dernire classe est sans nul doute la plus difficile signaler avec certitude, mais la premire non plus nest pas aussi nombreuse que celle des condamns. Les deux termes que nous possdons sont, le premier, dhonntes gens en majorit, le deuxime, de criminels en majorit. Quy a-t-il dtonnant, aprs cela, si la criminalit a son cachet au physique, que ceux qui sont frapps de ce cachet ne forment pas toute la population des prisons ? Dailleurs, sil est vrai que de tels stigmates se retrouvent plus frquemment (p. 78) chez les condamns, ne faut-il pas essayer dexpliquer ce fait dune manire scientifique ? Et comment oseraiton dire quil ne sagit que dune illusion lorsque tous les observateurs ont remarqu le fait dans son ensemble ? Je crois quil nest pas inutile de placer ici quelques chiffres indiquant des diffrences trs sensibles entre le mode prsum criminel et le monde prsum honnte : Parmi les anomalies ayant caractre rgressif, le docteur Virgilio a trouv 28% de fronts fuyants sur des criminels vivants; M. Bordier en a trouv une proportion un peu plus grande parmi les supplicis : 33%; or, chez les non condamns, cette anomalie natteint que 4%. Et la raison de la plus grande proportion chez les supplicis est sans doute la suivante : parmi ces derniers il devait y avoir un plus grand nombre de vrais criminels, puisquon ne leur avait pas fait grce de la vie. Ce qui nempche pas dailleurs que mme parmi les supplicis, il y ait pu avoir un certain nombre de dlinquants infrieurs ou de simples rvolts; mais ce genre qui est sans doute plus abondant parmi les dtenus qui nont pas mrit la mort. Ensuite le dveloppement de la partie infrieure du front a t remarqu par M. Lombroso, sous le nom de prominence des arcades sourcilires et des sinus frontaux, en 66,9 cas sur 100 crnes de criminels 49 ; la proportion donne par M. Bordier sen rapproche beaucoup (60 p. 100); M. Marro la trouve de 23 p. cent
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CORRE, Les Criminels, Introduction, Paris, 1889. Uomo delinquente, 3e dize, 1885, p. 173, 174,175.
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sur les dtenus et de 18 p. cent sur les non-criminels 50. Leurygnathisme (distance exagre des zigomes) atteint, selon Lombroso, 36 p. 100 51. M. Marro a (p. 79) trouv la mme anomalie un degr excessif sur 5 criminels parmi 141, sans quil en ait remarqu un seul cas parmi les non-criminels 52. Ce dernier observateur nous assure quen 13,9 cas sur 100 criminels, il a trouv un manque absolu de barbe; sur les non-criminels, la proportion nest que de 1,5 pour 100 53. Il a remarqu le front petit parmi les premiers dans la proportion de 41 p. 100 et dans celle de 15 p. 100 pour 100 pour les non-criminels 54. M. Lombroso a trouv plusieurs cas de microcphale et un grand nombre de cas de submicrocphalie parmi les criminels; on sait quailleurs ces anomalies sont excessivement rares 55. Dans les prisons de Waldheim, parmi 1,214 dtenus, il y en avait 579 qui prsentaient des dviations physiques du type normal. (Knecht, 1883.) Parmi 400 personnes prsumes honntes, il ny en avait quune ayant la physionomie typique des grands criminels (Lombroso). Quant ces dformations crniennes quon peut appeler tratologiques ou atypiques, telles que la plagiocphalie, la scaphocphalie, loxicphalie, M. Marro les a trouves nombre presque gal parmi les dtenus et les gens supposment honntes. On a remarqu pourtant quun assemblage de plusieurs anomalies, quelles soient dgnratives ou tratologiques, est bien plus facile trouver chez le mme sujet criminel que chez tout autre individu. En effet, M. Ferri ayant compar 711 soldats avec 699 (p. 80) dtenus et forats, en a trouv sans aucune anomalie 37 p. 100 parmi les premiers, et 10 p. 100 parmi les derniers; trois ou quatre traits irrguliers ont t remarqus chez les soldats dans la proportion de 11 p. 100, et de 32,2 p. 100 chez les forats; mais les
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Caratteri dei delinquenti, 1887, p. 156, 157. Uomo dei., p. 176. Caratteri, etc., p. 128. Idem, p. 149. Idem, p. 125, 126 Uomo del., p. 232, 233, 240.
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premiers ne prsentaient jamais un nombre plus grand danomalies pendant que les forats en avaient souvent jusqu six ou sept fois plus 56. Si maintenant lon demande en quoi peut consister le rapport entre une structure particulire du crne et une organisation psychique anormale, je rpondrai que cest un mystre. Nous devons nous borner tablir les faits. Des diffrences sont donc constates, et on ne saurait en nier la signification profonde. Peu importe que ce fait nait pas pour le moment dintrt pratique, parce quil ne nous donne pas le moyen de distinguer dans la foule un criminel. Nen est-il pas de mme pour les types de nations appartenant une mme grande race ? Quoiquils ne prsentent pas des caractres anatomiques constants, et que partant, ce ne soient pas de vrais types anthropologiques, tout le monde les distingue lun de lautre : le type italien, par exemple du type allemand 57. Mais quel est le vrai trait saillant qui les caractrise, comme ceux qui caractrisent (p. 81) la race ngre ou malaise, ou encore en Europe, le type danois et le type basque? On ne saurait le dire ; cest lensemble de plusieurs traits qui donnent la physionomie un certain caractre presque indfinissable, mais qui pourtant permettent de reconnatre et de distinguer un groupe tant soit peu nombreux dAllemands dun groupe peu prs gal de Franais, de Slaves et dItaliens. M. Tarde, qui dans un des brillants chapitres de sa Criminalit compare, a soulev plusieurs doutes sur certains caractres anthropologiques des criminels, finit pourtant par admettre la ralit de ce type; seulement il voudrait le distinguer, non pas de lhomme normal, mais de lhomme savant, de lhomme religieux, de lhomme artiste, de lhomme vertueux. Voil une ide qui fera peuttre son chemin, mais sur laquelle, pour le moment, il est impossible de discuter, puisque toutes les donnes nous manquent. Elles ne nous manquent pourtant pas pour affirmer la ralit du type ou plutt des types criminels, quoiquils ne soient
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Nuovi Orizzonti, p. 215. Bologna, 1884. On a eu tort de critiquer le terme de comparaison choisi par M. Ferri, en disant que les soldats sont choisis parmi les plus sains et les mieux btis. Les anomalies du crne ne reprsentant que trs rarement des infirmits ayant pour effet de faire refuser une recrue. Une traduction de cet ouvrage paratra incessamment la librairie Flix Alcan, sous le titre La sociologie criminelle. Voir ce sujet TOPINARD, lAnthropologie, p. 409, 470. Paris, 1879.
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opposs qu lhomme non criminel, contraste qui probablement serait beaucoup plus frappant, si lon pouvait choisir les antipodes des criminels, cest--dire les hommes vertueux. Mais force est bien de nous contenter des observations quon a pu faire jusqu prsent 58. Peut-on dire, maintenant, que lanthropologie criminelle est droute, ou que ses indices sont trop vagues pour tre pris au srieux ? Ajoutons une remarque : La frquence (p. 82) des anomalies dgnratives dont nous avons parl augmente beaucoup chez les grands criminels 59, les auteurs des crimes les plus affreux dans les circonstances les plus atroces. Il est rare que les assassins pour cause de vol, par exemple, ne prsentent pas quelques-uns des traits les plus saillants qui les rapprochent des races infrieures de lhumanit : le prognathisme, le front fuyant et troit, les arcades sourcilires prominentes, etc. Il est vident quon ne saurait dmontrer ce fait que par de nombreux tmoignages, et on pourra en puiser tant quon voudra dans les ouvrages des anthropologistes et les descriptions des procs clbres. Mon exprience personnelle ma toujours confirm dans cette persuasion. Jai choisi une fois, par exemple, un certain nombre dassassins remarquables, que je navais jamais vus, mais dont je connaissais les crimes dans tous leurs dtails, daprs la lecture des pices formant leurs dossiers ; je suis all les visiter dans leur prison, et jai pu me convaincre que pas un seul dentre eux ntait exempt de quelques caractres dgnratifs ou rgressifs trs frappants 60. Le fait tant sr (et il lest, puisque les cas o de telles anomalies nexistent pas ne sont que des exceptions parmi les grands criminels dont je parle en ce
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Lombroso affirme que les criminels italiens ressemblent aux criminels franais et allemands bien plus que chacun des ces groupes ne ressemblent un type national. Dun autre ct Heger dclare que ses observations lui ont donn un rsultat contraire mais il faut remarquer quil a limit ses tudes la craniologie, et ne sest pas occup des caractres extrieurs. Pour ma part je nai pu faire dobservations directes ce sujet. Les signes anatomiques sont plus frquents chez les clbrits que dans la population ordinaire de la rpublique des criminels, a dit M. Benedikt dans son remarquable discours au Congrs de Phrniatrie dAnvers, septembre 1885. Voir ma Contribution ltude du type criminel, publie dans les bulletins de la Socit de Psychologie physiologique, Paris, 1886.
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moment 61, il ne (p. 83) faut pas stonner que ces anomalies soient moins frappantes dans la criminalit infrieure. Dabord, on nest pas bien certain que tous les auteurs de crimes selon la loi soient de vrais criminels daprs lacception psychologique que nous avons donn ce mot 62. Ensuite, il serait trange quon remarqut des anomalies de la mme importance chez les dlinquants infrieurs. Ces derniers, en effet, ne font pas des types dtachs; ils se distinguent moins du commun des hommes ; on sen aperoit au moral, ce que leurs crimes, tout en nous rvoltant, ne nous paraissent pas absolument contraires la nature humaine; il peut nous arriver mme de penser, en frissonnant quen de certaines circonstances nous pourrions tre pousss nous-mmes faire quelque chose de semblable. Cest une ide qui nous traverse la tte; nous la repoussons avec frayeur, frayeur inutile, puisque, notre caractre tant donn, nous ne pourrions jamais avoir ce mouvement volitif que nous craignons; mais enfin, le fait davoir eu, mme pour un instant, lide de cette possibilit prouve quil y a des criminels que nous comprenons, qui sont donc moins loigns, moralement, du commun des hommes. Quoi de surprenant alors que, mme au physique, ils ne prsentent pas des traits marqus de dgnrescence ? mais que lanomalie soit moindre, cela ne veut pas dire quelle soit tout fait imperceptible. Lexpression mchante, ou cette mauvaise mine indfinissable quon est convenu dappeler patibulaire est trs frquente dans les (p. 84) prisons. Il est rare dy trouver quelquun aux traits rguliers, lexpression douce; la laideur extrme, la laideur repoussante, qui nest pourtant pas encore une vraie difformit, est trs commune dans ces tablissements, et, chose remarquable, surtout parmi les femmes. Je me souviens davoir visit une prisons de femmes o, parmi 163 dtenues, je nen ai trouv que trois ou quatre avec des traits rguliers, et une seule quon aurait pu dire jolie; toutes les autres vieilles ou jeunes, taient plus ou moins repoussantes et laides. On conviendra quune pareille proportion de femmes laides nexiste dans aucune
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Comme je lai dit plus haut, voil la raison pour laquelle certaines anomalies crniennes, absolument dgnratives, telles que le front fuyant et le prognathisme, ont t trouves en proportions plus grandes parmi les morts que parmi les dtenus vivants : les premiers, ayant t supplicis, taient tous ou presque tous de grands criminels, pendant que parmi les autres il y avait sans doute u grand nombre de criminels infrieurs ou de simples rvolts. Voir Premire partie, chap. I.
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race, ni dans aucun autre milieu. La mme remarque a t faite par M. Tarde : il est certain, dit-il, que par son front et son nez rectiligne, par sa bouche troite et gracieusement arque, par sa mchoire efface, par son oreille petite et colle aux tempes, la belle tte classique forme un parfait contraste avec celle du criminel, dont laideur est en somme le caractre le plus prononc. Sur 275 photographies de criminels, je nai pu dcouvrir quun joli visage, encore est-il fminin; le reste est repoussant en majorit, et les figures monstrueuses sont en nombre 63. Et Dostojewsky en parlant dun de ses camarades de la maison de force dit : Sirotkine tait le seul des forats qui ft vraiment beau; quant ses camarades de la section particulire (celle des condamns perptuit), au nombre de 15, ils taient horribles voir, des physionomies hideuses, dgotantes 64. (p. 85) Dailleurs, mme sil fallait renoncer la possibilit de dterminer avec prcision les anomalies physiques des criminels, cela ne justifierait pas lincrdulit de nos adversaires. Les actions psychologiques, dit M. Benedikt, ne sont que partiellement une question de formes ou de volume des organes psychiques; elles sont, en grande partie, le rsultat de phnomnes molculaires, et nous sommes encore assez loigns de possder une anatomie des molcules. Ainsi la question du temprament est principalement une question physiologique et non anatomique. Je commencerai par avancer une ide quon pourra croire tant soit peu hasarde. Je pense que lanomalie psychique existe, un degr plus ou moins grand, chez tous ceux que, daprs ma dfinition, on peut appeler criminels, mme lorsquil sagit de ces sortes de dlits quon attribue gnralement aux conditions locales, ou certaines habitudes : climat, temprature, boisson; - mme lorsquil sagit de crimes drivant de certains prjugs de race, de classe ou de caste, de crimes pour ainsi dire endmiques. Cette anomalie psychique est sans doute fonde sur une drivation organique, mais peu importe que cette dernire ne soit pas visible ou que la science ne soit pas encore parvenue la dterminer avec prcision.
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G. TARDE, La criminalit compare, p. 16, Paris, 1886. [Livre disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.] DOSTOJEWSKY, La maison des morts, p. 57, Paris, 1886. [Livre disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT]
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II
Retour la table des matires
Commenons par le plus haut degr de la criminalit : Les tueurs de vieilles femmes, ceux qui gorgent des enfants, comme Papavoine, ceux qui. Comme Jack the ripper, (p. 86) ventrent des jeunes filles, etc. ; personne ne doutera de leur insensibilit morale. Cela est encore frappant lorsquil sagit de jeunes gens, de ce garon de seize ans, par exemple (dont jai parl dans ma communication la Socit de Psychologie physiologique), qui se lve de grand matin, se rend lcurie o un petit mendiant stait abrit pour passer la nuit, le prend dans ses bras, lui annonce quil va le tuer, et malgr ses pleurs et ses supplications, le jette dans un puits ; - de cette jeune fille de douze ans condamne par le tribunal de Berlin, qui a jet par la fentre une petite enfant et, devant les juges, a avou cyniquement quelle avait fait cela pour semparer de ses boucles doreilles, afin de pouvoir acheter des bonbons. Lanomalie psychique est trop manifeste dans des cas de ce genre et toute la question se rduit ces termes : si la nature de cette anomalie est pathologique, si elle est la mme que celle de la folie, si elle doit constituer une nouvelle forme nosologique : la folie morale, la moral insanity des Anglais. Il faut dire pourtant que cette forme dalination nest que douteuse. On est oblig de convenir souvent, malgr les plus grands efforts pour trouver quelques traces de folie, que lon est en prsence dun individu dont lintelligence ne laisse rien dsirer, et chez lequel il ny a aucun symptme nosologique, si ce nest labsence du sens moral, et que, selon lexpression dun mdecin franais, quoi quil en soit de lunit de lesprit humain dans la folie, le clavier psychique a une note fausse, une seule 65 . Mais je reviendrai tout lheure sur cette question. Je [p. 87) veux dire pour le moment que des individus comme ceux dont je viens de parler sont dune nature psychique part, chacun le sent. Pourtant ces grands criminels, ces enfants ns
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Voir Revue des Deux-Mondes, 1er novembre 1886. Les alins en France et ltranger, par V. DU BLED.
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avec un instinct froce, ne sont que les cas les plus saillants; en descendant lchelle de la criminalit, il est tout naturel que lanomalie morale devienne moins frappante; mais, nanmoins, elle doit exister toujours jusquau dernier chelon. Natura non facit sallum. Cest une srie dcroissante dont les termes les plus bas sont trs rapproch de ltat normal, de sorte quil devient trs difficile de les distinguer. Il est don inutile darriver tout au bas de lchelle; arrtons-nous la classe intermdiaire, en commenant par les condamns des maisons de force. Nous avons des descriptions compltes de leurs sentiments, de leur impossibilit, de linstabilit de leurs motions, de leurs gots, de leur passion effrne pour le jeu, pour le vin, pour lorgie. Leur imprudence et leur imprvoyance sont deux caractres qui les distinguent surtout, selon la remarque depuis longtemps par Despine. On a remarqu leur lgret et la mobilit de leur esprit, laquelle sajoute dit Lombroso lexagration de ce penchant la moquerie, la farce, qui a t depuis longtemps reconnu comme un signe des plus srs de mchancet ou dune intelligence borne (Risus abundat in ore stultorum Guardati da chi ride troppo !) et qui se rvle surtout dans le jargon, dans le besoin de tourner en ridicule les choses les plus saintes et les plus chres en les affublant des noms absurdes ou obscnes . Cette lgret explique en mme temps le penchant des criminels en gnral et des voleurs surtout, dire gratuitement (p. 88) des mensonges, sans but, presque inconsciemment, et linexactitude habituelle, ce qui prouve un manque de prcision dans leur perception et dans leur mmoire 66. On connat leur insensibilit morale, daprs le cynisme de leurs rvlations, mme devant le public, la cour dassises; les assassins qui ont avou leur crime ne reculent pas devant la description des dtails les plus affreux ; leur indiffrence est complte pour la honte dont ils couvrent leurs familles, pour la douleur de leurs parents. Dans la nuit du 21 au 22 septembre 1846 raconte labb Moreau Mme Dackle, demeurant 10, rue des Moineaux, tait assassine. Aprs bien des recherches, on finit par semparer de tous les coupables; parmi eux se trouvait une femme Dubos. Quand on lui demanda pourquoi elle avait aid au meurtre, elle rpondit simplement : Pour avoir de beaux bonnets ! Un vieux Juif, nomm Cornu, est rencontr par de jeunes voleurs, grands admirateurs de ses hauts faits, qui lui disent : eh bien, pre Cornu, que faites-vous maintenant ? - Toujours la grande soudasse, mes
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enfants, rpond-il avec bonhomie, toujours la grande soudasse. - La grande soudasse cest lassassinat suivi de vol Prvost rpondit un de ses gardiens pourquoi il avait tu Adle Blondin : que veux-tu ? ctait un crampon, je ne savais pas comment men dbarrasser 67. Les exemples fourmillent. M. Drago raconte que Ruiz Castruccio empoisonna un homme et lasphyxia pour hter sa mort. Il disait tranquillement : Je lai tu comme Othello a tu Desdemona ; que le fameux assassin Castro (p. 89) Rodriguez ayant tu sa femme et sa fille ge de dix ans, avec les circonstances les plus horribles, reconstruit devant les juges la scne du crime, dans tous ses dtails, en contrefaisant lattitude des victimes, et tout e suite aprs son interrogatoire, il demande quon ne retire pas son dpt dargent quil a sur une banque, pour ne pas en perdre les intrts 68 ! Moi-mme, jai entendu aux assises un certain Tufano avouer avoir touff sa femme pour en pouser une autre qui avait une dot, et raconter la manire affreuse dont il lavait tue, le supplice ayant dur une demi-heure 69. Ces hommes sont tout fait incapables de remords, non seulement de ce noble remords qui, comme le dit M. Lvy Bruhl 70, nest plus la crainte du chtiment, mais en est le dsir et lesprance, et qui fait demeurer inconsolablement fix sur la pense du mal quon a fait, mais mme dun seul regret, dun mouvement trahissant une motion lorsquon leur parle de leur victime. On peut avoir des doutes sur lexactitude des observations faites par des personnes trangres leur vie; mais en aura-t-on lorsque les dtails nous viennent de ceux qui ont vcu parmi eux ? Labb Moreau, aumnier de la Grande-Roquette, dcrit ainsi les misrables qu,il tchait de ramener de bons sentiments : Quand on les approche de prs, on se demande sils ont une me. voir leur insensibilit, leur cynisme, leurs instincts si naturellement froces, on est (p 90) plus tent de les prendre pour des animaux face humaine, que pour des hommes de notre race Cest triste avouer, rien ne peut ramener ces misrables des sentiments honntes, ni lide
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Abb MOREAU, Le Monde des prisons, p. 25-26, Paris, 1887. DRAGO, Los hombres de presa, p. 65-66, 2e dition, Buenos-Ayres, 1888. Voir mes Contributions cites plus haut. LVY BRUHL, Lide de responsabilit, p. 89, Paris, 1884.
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chrtienne, ni leurs intrts, ni la vue des malheurs dont ils sont la cause; rien ne les touche, rien narrte leur bras, encore bien qu de certaines heures ils laissent percer de bons instincts ces gens-l ont une optique diffrente de la ntre. Leur cerveau a des lsions que le rendent impropre la transmission de certaines dpches. Il ne vibre qu lappel des passions malsaines 71. Pourra-t-on douter de la description faite par un crivain illustre, qui a pass parmi eux de longues annes enferm dans la maison des morts ? Dostojewsky, tout en excutant une uvre dart, nous a donn la psychologie la plus complte du criminel, et, ce quil y a dtonnant, cest que ce portrait du malfaiteur slave, enferm dans une prison sibrienne, ressemble parfaitement au portrait du malfaiteur italien trac par Lombroso. Cette trange famille, dit Dostojewsky, avait un air de ressemblance prononc, que lon distinguait du premier coup dil Tous les dtenus taient moroses, envieux, effroyablement vaniteux, prsomptueux, susceptibles et formalistes lexcs Ctait toujours la vanit qui tait au premier plan Pas le moindre signe de honte ou de repentir Pendant plusieurs annes je nai pas remarqu le moindre signe de repentance, pas le plus petit malaise du crime commis Certainement la vanit, les mauvais exemples, la vantardise ou la fausse honte y taient pour (p. 91) beaucoup Enfin, il semble que, durant tant dannes, jeusse d saisir quelque indice, ft-ce le plus fugitif, dun regret, dune souffrance morale. Je nai positivement rien aperu Malgr les opinions diverses, chacun reconnatra quil y a des crimes qui, partout et toujours, sous nimporte quelle lgislation, seront indiscutablement crimes et que lon regardera comme tels tant que lhomme sera homme. Ce nest qu la maison de force que jai entendu raconter, avec un rire enfantin peine contenu, les forfaits les plus tranges, les plus atroces. Je noublierai jamais un parricide, ci-devant noble et fonctionnaire. Il avait fait le malheur de son pre. Un vrai fils prodigue. Le vieillard essayait en vain de le retenir par des remontrances sur la pente fatale o il glissait. Comme il tait cribl de dettes, et quon souponnait son pre davoir, outre une ferme, de largent cach, il le tua pour entrer plus vite en possession de son hritage. Ce crime fut dcouvert au bout dun mois. Pendant tout ce temps, le meurtrier, qui du reste avait inform la justice de la disparition de son pre, continua ses dbauches. Enfin, pendant son absence, la police dcouvrit le cadavre du vieillard dans un canal dgout
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recouvert de planches. La tte grise tait spare du tronc et appuye contre le corps entirement habill; sous la tte, comme par drision, lassassin avait gliss un coussin. Le jeune homme navoua rien; il fut dgrad, dpouill de ses privilges de noblesse et envoy aux travaux forcs pour vingt ans. Aussi longtemps que je lai connu, je lai toujours vu dhumeur trs insouciante. Ctait lhomme le plus tourdi et le plus inconsidr que jaie rencontr, quoiquil ft loin dtre sot. Je ne remarquai jamais en lui une cruaut (p. 92) excessive. Les autres dtenus le mprisaient, non pas cause de son crime, mais parce quil manquait de tenue. Il parlait quelquefois de son pre. Ainsi, un jour, en vantant la robuste complexion hrditaire dans sa famille, il ajouta : Tenez, mon pre, par exemple, jusqu sa mort, na jamais t malade. Une insensibilit animale porte un aussi haut degr semble impossible : elle est par trop phnomnale. Il devait y avoir l un dfaut organique, une monstruosit physique et morale inconnue jusqu prsent la science, et non un simple dlit. Je ne croyais naturellement pas un crime aussi atroce, mais des gens de la mme ville que lui, qui connaissaient tous les dtails de son histoire me la racontrent. Les faits taient si clairs, quil aurait t insens de ne pas se rendre lvidence. Les dtenus lavaient entendu crier une fois pendant son sommeil : Tiens-le ! tiensle ! coupe-lui la tte ! la tte ! la tte ! Presque tous les forats rvaient haute voix ou dliraient pendant leur sommeil ; les injures, les mots dargot, les couteaux, les haches revenaient le plus souvent dans leurs songes. Nous sommes des gens broys, disaient-ils, nous navons plus dentrailles, cest pourquoi nous crions la nuit. Cette impossibilit de remords ou de repentir ainsi que la vanit et lamour exagr pour la tenue sont des caractre bien connus de tous les observateurs, et Lombroso a fait remarquer quils rapprochent le criminel du sauvage. Mais il y a dautres caractres plus frappants encore peut-tre, qui compltent cette ressemblance, et qui en mme temps sont communs aux enfants : Les jours de fte, les lgants sendimanchaient; il fallait les voir se pavaner (p. 93) dans toutes les casernes. Le contentement de se sentir bien mis allait chez eux jusqu lenfantillage. Du reste, pour beaucoup de choses, les forats sont de grands enfants. Ces beaux vtements disparaissaient bien vite; souvent le soir mme du jour o ils avaient t achets, leurs propritaires les engageaient ou les revendaient pour une bagatelle. Les bamboches revenaient presque toujours
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lpoque fixe; elles concidaient avec les solennits religieuses ou avec la fte patronale du forat en ribote. Celui-ci se plaait un cierge devant limage, faisait sa prire, puis il shabillait et commandait son dner. Il avait fait acheter davance de la viande, du poisson, des petits pts; il sempiffrait comme un buf, presque toujours seul; il tait bien rare quun forat invitt son camarade partager son festin. Cest alors que leau-de-vie faisait son apparition; le forat buvait comme une semelle de botte et se promenait dans les casernes titubant, trbuchant; il avait cur de bien montrer tous ses camarades quil tait ivre, quil balladait , et de mriter par l une considration particulire. Nous trouvons plus loin un autre caractre enfantin, limpossibilit de rprimer un dsir : Le raisonnement na de pouvoir, sur des gens comme Ptrof, quautant quils ne veulent rien. Quand ils dsirent quelque chose, il nexiste pas dobstacles leur volontCes gens-l naissent avec une ide qui, toute leur vie, les roule inconsciemment droite et gauche : ils errent ainsi jusqu ce quils aient rencontr un objet qui veille violemment leur dsir, alors ils ne marchandent pas leur tte Plus dune fois, je mtonnais de voir quil (Ptrof) me (p. 94) volait, malgr son affection pour moi. Cela arrivait par boutades. Il me vola ainsi ma Bible, que je lui avais dit de reporter ma place. Il navait que quelques pas faire; mais, chemin faisant, il trouva un acheteur auquel il vendit le livre, et il dpensa aussitt en eau-de-vie largent reu. Probablement il ressentait ce jour-l un violent dsir de boire, et quand il dsirait quelque chose il fallait que cela se fit. Un individu comme Ptrof assassinera un homme pour vingt-cinq kopecks, uniquement pour avoir de quoi boire un demi-litre; en toute autre occasion, il ddaignera des centaines de mille roubles. Il mavoua le soir mme ce vol, mais sans aucun signe de repentir ou de confusion, dun ton parfaitement indiffrent, comme il se ft agi dun incident ordinaire. Jessayai de le tancer comme il le mritait, car je regrettais ma Bible. Il mcouta sans irritation, trs paisiblement; il convint avec moi que la Bible est un livre trs utile, et regretta sincrement que je ne leusse plus, mais il ne se repentit pas de me lavoir vole; il me regardait avec une telle assurance que je cessai aussitt de le gronder. Il supportait mes reproches parce quil jugeait que cela ne pouvait autrement, quil mritait dtre tanc par une pareille action, et que, par consquent, je devrais linjurier pour me soulager et me consoler de cette perte; mais, dans son for intrieur, il estimait que ctait des btises, des btises dont un homme srieux aurait honte de parler.
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Mme insouciance pour ce qui regarde leur vie, leur avenir : Un forat se mariera, aura des enfants, vivra pendant cinq ans au mme endroit, et, tout coup, un bon matin, il disparatra, abandonnant femme et enfants, (p. 95) la stupfaction de sa famille et de larrondissement tout entier. Chose remarquable, Dostojewsky nous parle des qualits excellentes et solides de deux ou trois forats, amis dvous, incapable de haine Eh ! la description quil nous fait des fautes qui avaient entran ces malheureux la maison de force, prouve quils navaient pas commis de vrais crimes, au sens que nous avons donn ce mot. Il nous parle dabord dun vieux croyant de Staradoub, qui se chargeait de cacher les conomies des forats. Ce vieillard, dit-il, avait soixante ans environ : il tait maigre, de petite taille et tout grisonnant. Ds le premier coup dil il mintrigua fort, car il ne ressemblait nullement aux autres, son regard tait si paisible et si doux, que je voyais toujours avec plaisir ses yeux clairs et limpides. Je mentretenais souvent avec lui, et rarement jai vu un tre aussi bon, aussi bienveillant. On lavait envoy aux travaux forcs pour un crime grave. Un certain nombre de vieux croyants de Staradoub (province de Tchernigoff) staient convertis lorthodoxie. Le gouvernement avait tout fait pour les encourager dans cette voie et engager les autres dissidents se convertir de mme. Le vieillard et quelques autres fanatiques avaient rsolu de dfendre la foi . Quand on commena btir dans leur ville une glise orthodoxe, ils y mirent leur feu. Cet attentat avait valu la dportation son auteur. Ce bourgeois ais (il soccupait de commerce) avait quitt une femme et des enfants chris, mais il tait parti courageusement en exil, estimant dans son aveuglement quil souffrait pour la foi . Quand on avait vcu quelque temps (p. 96) aux cts de ce doux vieillard, on se posait involontairement la question : Comment avait-il pu se rvolter ? Je linterrogeai plusieurs reprises sur sa foi . Il ne relchait rien de ses convictions, mais je ne remarquai jamais la moindre haine dans ses rpliques. Et pourtant, il avait dtruit une glise, ce quil ne dvouait nullement : il semblait convaincu que son crime et ce quil appelait martyre taient des actions glorieuses. Nous avions encore dautres forats vieux croyants, Sibriens pour la plupart, trs dvelopps, russ comme de vrais paysans. Dialecticiens leur manire, ils suivaient aveuglment leur loi et aimaient fort discuter. Mais ils avaient de grands dfauts; ils taient hautains, orgueilleux et fort intolrants. Le
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vieillard ne leur ressemblait nullement : trs fort, plus fort mme que en exgse que ses coreligionnaires, il vitait la controverse. Comme il tait dun caractre expansif et gai, il lui arrivait de rire non pas du rire grossier et cynique des autres forats, mais dun rire doux et clair, dans lequel on sentait beaucoup de simplicit enfantine, qui sharmonisait parfaitement avec sa tte grise. Peut-tre fais-je erreur, mais il me semble quon peut connatre un homme rien qu son rire ; si le rire dun inconnu vous semble sympathique, tenez pour certain que cest un brave homme. Ce vieillard stait acquis le respect unanime des prisonniers ; il nen tirait pas vanit. Les dtenus lappelaient grand-pre et ne loffensaient jamais. Je compris alors quelle influence il avait pu prendre sur ses coreligionnaires. Malgr la fermet avec laquelle il supportait la vie de la maison de force, on sentait quil cachait une tristesse profonde, ingurissable. Je couchais dans la mme caserne que lui. (p. 97) Une nuit vers trois heures du matin, je me rveillai : jentendis un sanglot lent, touff. Le vieillard tait assis sur le pole et lisait son encologue manuscrit. Il pleurait, je lentendais rpter : Seigneur, ne mabandonne pas ! Matre! Fortifie-moi. Mes pauvres petits enfants ! mes chers petits enfants ! Nous ne nous reverrons plus ! Je ne puis dire combien je me sentis triste. Or, en analysant le crime de cet homme, on voit que Dostojewsky a tort de stonner de ses bonnes qualits. Il sagit tout simplement dun homme qui dfendait la religion de son pays contre lenvahissement dune nouvelle croyance; cest une action comparable un dlit politique. Ce vieux croyant ntait quun rvolt, ce ntait pas un criminel. Et pourtant il avait dtruit une glise! exclame notre auteur. Oui, mais sans faire prir personne dans les flammes, sans avoir lide de faire le moindre mal qui que ce soit. Quel est le sentiment altruiste lmentaire quil avait donc viol ? La libert de la foi religieuse nen est pas un. Cest un sentiment trop perfectionn, le fruit dun dveloppement intellectuel suprieur, quon ne peut sattendre trouver dans la moralit moyenne dune population. notre point de vue, lincendie de lglise de Staradoub net pas t un dlit naturel. Cest un de ces faits qui, quoique punissables par la loi, restent en dehors du cadre de la criminalit que nous avons tch de tracer. Eh bien, voil que cet incendiaire non criminel est une des rares exceptions remarques par notre auteur la dgradation morale universelle qui lentourait. Une seconde exception nous est prsente dans cette figure anglique dAli, un Tartare du Daghestan, qui (p. 98) avait t condamn pour avoir pris part un
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acte de brigandage, mais voil en quelle circonstances : Dans son pays, son frre an lui avait ordonn un jour de prendre son yatagan, de monter cheval et de le suivre. Le respect des montagnards pour leurs ans est si grand, que le jeune Ali nosa pas demander le but de lexpdition : il nen eut peut tre mme pas lide. Ses frres ne jugrent pas non plus ncessaire de le lui dire. Il navait fait quobir sans raisonner, sans discuter, parce quil nen avait pas le droit. Eh bien, ce ntait pas un criminel. Dostojewsky lappelle au contraire un tre dexception , - une de ces natures si spontanment belles et doues par Dieu de si grandes qualits que lide de les voir se pervertir me semble absurde . Il y a enfin le portrait dun home trs honnte, serviable, exact, peu intelligent, raisonneur et minutieux comme un Allemand : Akim Akimiych. Lauteur nous le prsente comme un original excessivement naf, dans ses querelles avec les forats, il leur reprochait dtre des voleurs, et les exhortait sincrement ne plus drober Il lui suffisait de remarquer une injustice pour quil se mlt dune affaire qui ne le regardait pas. Eh bien, ce ntait pas non plus un criminel. Il avait servi en qualit de souslieutenant au Caucase. Je me liai avec lui ds le premier jour, et il me raconta aussitt son affaire. Il avait commenc par tre junker (volontaire avec le grade de sous-officier) dans un rgiment de ligne. Aprs avoir attendu longtemps sa nomination de sous-lieutenant, il la reut enfin et fut envoy dans les montagnes commander un fortin. Un petit prince tributaire du voisinage mit le feu cette forteresse et tenta une attaque (p. 99) nocturne qui neut aucun succs. Akim Akimytch usa de finesse son gard et fit mine dignorer quil ft lauteur de lattaque : on lattribua des insurgs qui rdaient dans la montagne. Au bout dun mois il invita amicalement le prince venir lui faire visite. Celui-ci arriva cheval sans se douter sans se douter de rien; Akim Akimytch rangea sa garnison en bataille et dcouvrit devant les soldats la flonie et la trahison de son visiteur; il lui reprocha sa conduite lui prouva quincendier un fort tait un crime honteux, lui expliqua minutieusement les devoirs dun tributaire; puis, en guise de conclusion cette harangue, il fit fusiller le prince; il informa aussitt ses suprieurs de cette excution, avec tous les dtails ncessaires. On instruisit le procs dAkim Akimytch ; il passa en conseil de guerre et fut condamn mort; on commua sa peine; on lenvoya en Sibrie, comme forat de la deuxime catgorie, cest--dire condamn douze ans de forteresse. Il reconnaissait
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volontiers quil avait agi illgalement, que le prince devait tre jug civilement, et non par une cour martiale. Nanmoins il ne pouvait comprendre que son action ft un crime. II avait incendi mon fort, que devrais-je faire ? len remercier ? rpondait-il toutes mes objections. Akim Akimytch avait raison; il avait us du droit de guerre, en punissant une trahison par la mort. Lexcution avait t mrite. Seulement son ignorance lui avait fait croire quil tait autoris tenir conseil de guerre, juger et condamner rgulirement un brigand. Ce quil avait fait illgalement, cause de son peu dintelligence, qui ne lui permettait pas de connatre les bornes de son autorit, un conseil de guerre, convoqu dans les formes lgales, (p. 100) laurait fait probablement de mme ; le petit prince tributaire naurait pas chapp la fusillade. si je ne me trompe, les seuls trois exemples dhonntes et braves gens Voil que Dostojewsky ait rencontrs dans ses longues annes de rclusion, les seuls qui ne lui inspirrent pas de dgot, qui devinrent ses amis, qui navaient pas les caractres des criminels, tout simplement parce quils ntaient pas de ce nombre, parce quils navaient fait que dsobir la loi, sans tre coupable de ce qui, notre point de vue, forme le vrai crime. On voit comment ces exceptions confirment la rgle, et quel appui elles donnent notre thorie du dlit naturel et celle du type criminel.
III
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Nous ne nous arrterons pas certains symptmes dordre psychophysique, tels que lobtusit de la sensibilit gnrale, lanalgsie, la raction vasculaire peu frquente; ce sont des recherches peine commences sur un nombre limit de sujets; quoiquelles aient dj donn des rsultats trs satisfaisants, il faut attendre encore pour pouvoir ajouter ces preuves lappui de notre thorie. Remarquons seulement que le degr infrieur de sensibilit pour la douleur parat dmontr par la facilit avec laquelle les prisonniers se soumettent lopration du tatouage.
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(p. 101) Nous passons un fait dune vidence irrcusable : lhrdit. On connat ce sujet des gnalogies frappantes : celle de Lemaire et de Chrtien, par exemple, celle de la famille Yuke, comprenant 200 voleurs et assassins, 288 infirmes et 90 prostitues, descendus dune mme souche en soixante-quinze ans; leur anctre, max aurait t un ivrogne. Thomson, sur 109 condamnes en a trouv 50 qui taient parents entre eux, et parmi ceux-ci, 8 membre dune mme famille, qui descendaient dun condamn rcidiviste. Virgilio, sur 266 criminels, en a trouv 195 affligs de ces maladies qui sont lapanage de familles dgnres, scrofules, caries, ncrose et phtisies, dont la plus grande partie tient lhrdit; mais ce qui est le plus important dans ses observations, cest la transmission directe du crime par hrdit directe ou collatrale dans la proportion du 32,24 pour 100 des condamns quil a examins. Si lon rflchit maintenant au grand nombre de cas qui restent ignors soit par oubli, soit cause de la difficult des recherches sur lhrdit collatrale, et de limpossibilit dans laquelle on se trouve presque toujours dtendre ces recherches au-del du grand-pre, ces chiffres devraient suffire pour prouver la loi de la transmission hrditaire du crime. Mais il y a plus encore : le mme savant que nous venons de citer a remarqu que, parmi 48 rcidivistes (qui le plus souvent sont les vrais criminels), 42 avaient des caractres de dgnration congnitales. M. Marro vient dajouter des observations trs curieuses. Il a trouv parmi les non-criminels 24 pour 100, et parmi (p. 102) les criminels 32 pour 100, de descendants de vieux parents; les assassins, pris part, montent au chiffre norme de 52 pour 100, les meurtriers en gnral 40 pour 100, les escrocs 37 pour 100, pendant que les voleurs et les auteurs dattentats aux murs restent au-dessous de la moyenne. Il explique ces disproportions par les altrations psychiques de lge mur, lgosme croissant, lesprit de calcul, lavarice, qui doivent rayonner ncessairement sur les enfants, et leur donner une prdisposition aux mauvais penchants. Cest pourquoi les assassins, les meurtriers, qui ont peu de sentiments affectifs, et les escrocs, qui ont besoin de prudence et de duplicit, donnent des proportions dun pourcentage si lev, tandis que le vol en offre de bien
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infrieures, parce que ce vice drive du penchant pour le plaisir, pour les orgies, pour loisivet, qui est un des caractres de lge o dominent les passions. Le mme auteur a trouv parmi les criminels une moyenne de fils divrognes de 41 pour 100, et de 16 pour 100 parmi les non-criminels; de 13 pour 100 parmi les premiers, ayant des frres condamns, de 1 pour 100 parmi les autres. Il faudra nous attendre du reste des conclusions toujours plus irrcusables. Comment pourrait-il en tre diffremment lorsquon songe que les transmissions des caractres dgnratifs sont les plus communes, et que mme les adversaires du positivisme ont d reconnatre que lhrdit se montre plus agissante mesure que les phnomnes sont plus voisins de lorganisme, quelle est trs forte dans les actes rflexes, les cas de crbration inconsciente, les impressions, les instincts; dcroissante et de plus en plus vague dans les phnomnes de sensibilit (p. 103) suprieure 72 Lhrdit criminelle trouve dans sa place toute marque dans ce cadre trac par un idaliste. Si le crime est la rvlation du manque de cette partie du sens moral, qui est la moins leve, la moins pure, la moins dlicate, la plus voisine de lorganisme, le penchant ou la prdisposition au crime doit bien se transmettre par hrdit comme tous les autres de ce genre. Il ne sagit pas dun phnomne de sensibilit suprieure, mais au contraire de la sensibilit morale la plus commune, qui doit tre ncessairement absente chez les enfants de ceux qui en sont totalement dpourvus. Si lon peut imaginer des exceptions une loi biologique qui stend luniversalit des tres, telle que la loi de lhrdit, ce nest pas ici, coup sr, quon pourra les trouver. Lantiquit, qui manquait de nos statistiques, avait eu cependant lintuition des grandes lois naturelles; plus sage que nous, elle avait su les utiliser. Des familles entires taient dclares impurs et proscrites. Il y aurait faire une remarque assez singulire. On se souvient des maldictions bibliques qui stendaient jusqu la cinquime gnration. La science moderne justifie cette limitation, puisquelle nous apprend quun caractre moral trs marqu, dans le bien comme dans le mal, ne persiste pas dans une famille au-del de la cinquime gnration,
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et cest mme ce qui peut expliquer en partie la dchance de toutes les aristocraties 73. La nature congnitale et hrditaire des penchants criminels (p. 104) tant ainsi tablie, on ne stonnera plus des chiffres normes de la rcidive, que lcole correctionnaliste attribuait navement ltat des prisons, et la mauvaise organisation du systme pnitentiaire. On a fait depuis lexprience que le perfectionnement de ce systme a t presque indiffrent sur la proportion des rcidivistes. La rcidive est la rgle, lamendement du criminel nest quune rare exception. Les chiffres officiels ne peuvent pas nous nous dire toute la vrit, parce que les dlinquants de profession apprennent plus facilement se sauver de la justice ; que souvent ils cachent leurs noms; et enfin que les codes limitent la rcidive des cas particuliers, quelquefois la rcidive spciale, dautres fois la rcidive aprs une condamnation non intrieur une anne de prison, ou une condamnation criminelle, etc. Malgr cela la rcidive lgale atteint 52 pour 100 en France, 49 pour 100 en Belgique, 45 pour 100 en Autriche ! Ce sont les mmes individus, a dit un auteur, qui commettent toujours les mmes crimes.
IV
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Il y a aujourdhui bien peu de savants qui nient absolument lexistence de penchants criminels inns, mais il y en a beaucoup qui les rduisent quelques cas pathologiques et qui pensent que la majorit des dlinquants nest compose que de gens non dgnrs organiquement, mais socialement. Nous sommes loin de nier (p. 105) limportance des causes extrieures, qui sont mme les causes directes et immdiates de la dtermination, telles que le milieu ambiant, physique et moral, les traditions, les exemples, le climat, les boissons, etc.; mais nous pensons quil existe toujours dans le criminel un lment congnital diffrentiel. Le dlinquant fortuit nexiste pas, si par ce mot on veut signifier quun homme
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moralement bien organis peut commettre un crime par la seule force des circonstances extrieures. En effet, si, parmi cent personnes qui se trouvent dans des circonstances identiques, il ny en a quune seule qui se laisse entraner au crime. Il faut bien avouer que cette personne a ressenti dune manire diffrente linfluence de ces circonstances; donc, il y a en elle quelque chose dexclusif, une diathse, une manire dtre toute particulire Cest ce quon pourrait dire, par exemple, ces auteurs qui voient dans la misre de certaines classes la source des crimes commis par quelques individus. Mais ces classes, o la souffrance est galement rpandue, ne sont pourtant pas composes de criminels, car ceux-ci ne reprsentent toujours quune trs petite minorit. Elles sont peut-tre, comme la dit M. Lacassagne, le bouillon ou le microbe peut se dvelopper, le microbe, cest--dire le criminel, qui nen est donc pas le produit ncessaire; mais qui, dans un milieu diffrent, serait probablement rest ltat de criminel latent. On ne peut donc pas sparer les criminels en deux classes distinctes, lune dtres anormaux, lautre dtres normaux; on ne peut les classer que daprs le degr, plus ou moins grand, de leur anomalie. Cest en ce sens que jai parl dans mes ouvrages de dlinquants instinctifs et de dlinquants fortuits : les premiers tant caractriss par (p. 106) labsence du sens moral et la toute-puissance des instincts gostes; les seconds, par une faiblesse organique, une impossibilit de rsister aux impulsions provoques par le monde extrieur; mais chez les uns comme chez les autres il y a galement un manque de rpugnance pour le dlit. Il faut distinguer maintenant certains tats pathologiques, tels que limbcillit, la folie, lhystrie, lpilepsie associs des impulsions criminelles, tats qui peuvent tre congnitaux ou acquis; ensuite lanomalie exclusivement morale, caractrise par la perversit ou labsence des instincts moraux lmentaires et qui nest pas une infirmit. Cest sur ce dernier point que bien des doutes ont t soulevs. Nous trouvons dabord contre nous ceux qui nadmettent pas la fatalit dune volont esclave des penchants ou des instincts, et qui ne peuvent comprendre quune me puisse tre entrane au mal, par la spcialit de lorganisation individuelle, sans que lintelligence soit trouble ou quune infirmit empche la soumission des actes la volont. Nous nous abstiendrons de discuter la question ce point de vue gnral; il nous suffira de faire remarquer quil y aurait malentendu, si on nous attribuait lide que tout penchant criminel doit
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ncessairement passer laction. Nous croyons au contraire que la manifestation de ce penchant peut tre rprim par lheureux concours dinnombrables circonstances extrieures, mme par ces individus dont la perversit est inne. Que la volont soit la rsultante de plusieurs forces, ou quelle soit un mouvement psychique initial, ce qui est sr cest que les impulsions criminelles peuvent toujours tre paralyses par un motif extrieur, la (p. 107) frayeur de la guillotine, par exemple, ou la crainte de perdre des avantages plus grands que ceux quon gagnerait par le crime. Il faut ajouter que labsence du sens moral nest que la condition favorable pour que le crime saccomplisse un moment donn, mais que plusieurs personnes tout en ayant une prdisposition de ce genre, ne deviennent jamais criminelles, parce quelles peuvent assouvir leurs plus grands dsirs, sans nuire le moins du monde aux autres. Cest ainsi que des hommes linstinct criminel latent passent pour des honnte gens toute leur vie, parce que le moment ne sest pas prsent pour que le crime leur ft utile. Libre qui veut de croire que le mrite en revient leur volont et non pas exclusivement la situation o ils ont eu le bonheur de se trouver. Nous passons lobjection qui nous vient dun ct diamtralement oppos. Plusieurs alinistes rangent lanomalie des criminels parmi les formes de la folie, sous le nom de folie morale. Nous croyons que cest une formule impropre, et quil vaudrait mieux la faire disparatre tout fait du vocabulaire de la science. Dabord cela engendre bien des malentendus ; et cest cause de cette formule quon a reproch notre cole de faire de la criminalit un chapitre de la folie. Ensuite le mot folie est synonyme dalination mentale. Or, quoique la raison et le sentiment rsident galement dans le systme nerveux, on ne saurait ne pas convenir que ce sont des activits bien diffrentes, et quil peut arriver que lune delles, la facult didation, soit parfaitement rgulire, pendant que lautre, la facult des motions, soit anormale. Enfin, le mot folie ou alination implique lide dune infirmit, puisquon nadmet plus la folie non pathologique de (p. 108) Despine. Or, nos criminels instinctifs ne sont pas des malades. Cest sur ce point quil nous faut nous arrter quelque peu. Lorsque la nvrose des criminels na dautres symptmes que ces caractres physiques et psychiques que nous venons desquisser, sans le moindre trouble des facults didation, sans quon puisse constater lexistence dune nvrose dun genre diffrent, lhystrie, par exemple, ou lpilepsie, pourra-t-on dire quil sagit
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dun tat pathologique ? On ne le pourrait tre quautant que les mots de maladie et danomalie seraient considrs comme ayant un sens identique. En ce cas, il ny aurait plus de diffrence entre les tats physiologiques et les tats pathologiques, puisque toute dviation atypique, toute irrgularit du corps, toute excentricit du caractre, toute particularit du temprament, deviendrait une forme nosologique Or, comme il aurait ny a presque pas dindividus qui noffrent quelque singularit au physique ou au sens moral, ltat de sant deviendrait idal; le mot naurait plus de signification pratique. Et pourtant il y a un tat de sant physique et de sant intellectuelle; il y a encore une zone intermdiaire entre ces tats et ceux de la maladie, ce qui fait quon ne nous a pas encore donn une dfinition parfaite de lalination; cela nempche pas que dans chaque cas on ne puisse pas distinguer un fou dun homme normal 74. La distinction entre anomalie et infirmit nest pas nouvelle; il sen faut de beaucoup. Jen donnerai un exemple : - le Digeste, propos de la rsiliation de la vente dun (p. 109) esclave, distingue le vilium du morbus : Utputa si quis balbus sit, nam hunc vitiosum magis esse quam morbosum. Le muet, ajoute Sabinus, est un infirme, non pas celui qui parle avec difficult et dune manire peu intelligible Celui qui manque dune dent nest pas un infirme (Paulus) etc. 75. Nous dirons de mme que celui qui est dpourvu de quelques instincts moraux est un homme normal (viliosus), non pas un malade (morbosus). On pourrait rpliquer avec les paroles dun aliniste italien, que somme toute linfirmit nest que la vie dans des conditions anormales, et que, ce point de vue, il ny a pas dantithse absolue entre ltat de sant et ltat de maladie 76 . Nous pourrions nous demander si la science a le droit dannuler la signification de certains mots dont lhumanit a de tous temps jug ne pouvoir se passer. Le mot maladie ou infirmit signifie toujours quelque chose qui tend la destruction de lorganisme ou de la partie attaque; sil ny a pas destruction, il y a gurison, jamais stabilit comme dans plusieurs anomalies. Mais tout en admettant lextension de lide dinfirmit toutes sortes de conditions anormales
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TAYLOR . Trait de mdecine lgale, traduit par le Dr J. Contagne. Livre XI, chapitre LXI, Paris, 1881. Digeste, livre XXI, titre I. Voir FIORETTI : Polemica in difesa della scuola criminale positiva, 1886, p.254. VIRGILIO, la Fisiologia et la Patologia della mente. Caserta, 1883.
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de la vie, nous navons rien changer ce que nous avons dj avanc. En effet, pour savoir ce quon entend par conditions anormales, il faut commencer par dterminer les conditions normales de la vie. Est-ce quon nous parle de celles dun peuple, dune race, ou de lhumanit toute entire ? Cest toute lespce humaine quil faut rapporter les expressions dtat physiologique, ou dtat (p. 110) pathologique indpendamment des variations de races. Les chevaux laineux, le prognathisme, les nez camus, sont des anomalies dans notre race, sans que pour cela on leur attribue un caractre pathologique, parce que ce ne sont pas des dviations du type humain; ces anomalies font mme partie du signalement de certaines infrieures; elles ne troublent, elles naltrent en aucune faon les fonctions organiques. Pourquoi ne dirait-on pas la mme chose propos des variations psychiques ? Linsensibilit, limprvoyance, la versatilit, la cruaut, sont des caractres exceptionnels dans notre race, mais trs communs ailleurs. Il ny a donc pas danomalie par rapport au genus homo, il ny en a que par rapport au type perfectionn, reprsent par les peuples en voie de civilisation. Maintenant, pour mieux apprcier la distinction que nous faisons, quon mette en regard de la perversit inne, ces autres espces danomalies psychiques : le dfaut de la facult de coordonner les ides, le manque de mmoire, laphasie, lindpendance du processus psychique de toutes excitations extrieures ; voil sans doute des vraies infirmits, parce quelles prsentent des anomalies par rapport lespce : en effet, la facult didation, qui est trouble en de pareils cas, nest pas lapanage dune race, elle ne se montre pas seulement une tape de lvolution morale, elle existe ds que lhomme parat. Quelle diffrence avec la perversit instinctive ou labsence de sens moral ! Ici, aucune fonction organique nest discute ou trouble ; les conditions physiologiques ncessaires la vie de lespce restent les mmes ; il nen rsulte que lincompatibilit du sujet avec le milieu ambiant, lorsque ce milieu est une agrgation de plusieurs familles, (p. 111) car tant quil sagit dune seule famille les sentiments gostes suffisent. Et encore, faut-il ajouter que cette agitation ne doit pas tre tout fait ltat sauvage. On a vu, en effet, des tribus dans lesquelles la plus grande cruaut ou la luxure la plus effrne taient peu prs normales. Les Nozlandais et les Fidjiens, qui tuent pour le plaisir de tuer, sont dpourvus de tout instinct de piti, ou plutt cet instinct ne franchit pas la limite de leur famille. Ce ne sont pourtant pas des malades, pas plus que le ngre africain, qui vole toutes les fois quil en a
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loccasion. Ni certains caractres anatomiques qui ne sont des anomalies que par rapport notre race, ni certains signes dun arrt dvolution psychique, communs quelques peuples sauvages et au criminel typique, ne peuvent faire un malade de ce dernier, si les premiers, malgr tout, sont considrs comme parfaitement sains. Peu importe que les sentiments altruistes se soient rpandus presque partout. Il y a un temps o ils nexistaient qu ltat embryonnaire, cest--dire quils franchissaient peine les bornes de la famille, rarement celle de la tribu. Mais, sils taient sains les hommes de ces temps reculs, pourquoi les criminels ne le seraient-ils pas, eux qui leur ressemblent, qui, peut-tre par un atavisme mystrieux, ont reu de leurs premiers anctres ces traits, qui forment prsent une anomalie morale ? En considrant comme une infirmit labsence de sens moral on en viendrait donc cette consquence strictement logique : quune mme infirmit pourrait tre plus ou moins grave et quelle disparatrait tout fait selon le degr de perfectionnement des tats sociaux : de sorte (p. 112) quun mme individu devrait tre considr comme gravement malade dans les pays civiliss, dune sant quelque peu inquitante chez les peuples moiti barbares, et parfaitement sain aux les Fidji, la Nouvelle-Zlande ou au Dahomey 77 ! Cela est absurde; lorsquon parle des conditions pathologiques, on ne se demande pas si lhomme est moderne, ou sil appartient aux ges hroques ou lpoque de la pierre : quil sagisse dun Malais, dun Polynsien ou dun AngloSaxon, les conditions essentielles de la vie humaine sont les mmes; elles ne peuvent pas varier dune poque ou dune race lautre. On peut donc admettre des anomalies non pathologiques, et, parmi celles-ci labsence du sens moral, mais nous croyons que lexpression folie morale est absolument inexacte. Il y sans doute des cas dextrme perversit, qui sont de vrais cas pathologiques; mais alors la perversit nest que le symptme le plus frappant
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M. DRAGO (Los hombres de presa, p. 75 Buenos-Aires, 1888) dit que cette remarque est sduisante plus quelle nest vraie. Et pour ne pas sloigner de mon point de vue, il rplique, quun habitant de la terre de feu considrerait comme bien portant un homme civilis atteint daphasie, cest--dire ne pouvant articuler distinctement les mots de sa langue, parce que le langage fugien ne compose que des sons non articuls.
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dune grande nvrose, comme lpilepsie ou lhystrie, ou dune forme dalination, comme la mlancolie, la paralysie progressive et limbcillit. Lorsque, au contraire, il est impossible de dterminer (p. 113) aucun drangement, des fonctions physiologiques, il ne sagit plus dinfirmit, quelle que soit lincompatibilit de lindividu avec le milieu social. Voici maintenant une observation qui tranche tout fait la question. Les perceptions du monde extrieur produisent chez le fou ou chez limbcile des impressions exagres; elles font natre un processus psychique, qui nest pas en accord avec la cause extrieure; il sensuit une incohrence entre cette cause et la raction de lalin. Cest ce qui explique les meurtres affreux qui ont t commis pour se dlivrer dune simple sensation dsagrable de lennui caus par une personne. Un certain Grandi moiti imbcile, pour se dbarrasser des enfants de ses voisins, qui faisaient du tapage devant son atelier, les attirait lun aprs lautre dans larrire-boutique, les y enfermait, et la nuit venue, les y enterrait tout vivants. Il en tua de cette faon une dizaine, croyant ainsi pouvoir travailler tranquillement. Il navait pas eu dautre mobile. Le fou dcrit par Edgar Po touffe son oncle uniquement pour se dbarrasser de la vue de son il louche, qui lennuyait. Dans dautre cas, il sagit dun plaisir pathologique, comme ce fou dont parle Maudsley, qui notait dans son journal les petites filles quil avait gorges, en ajoutant : elle tait tendre et chaude. Chez le criminel-n, au contraire, le processus psychique est en accord avec les impressions du monde extrieur. Si le mobile a t la vengeance, le tort ou linjure existent rellement. Si cest lespoir dun avantage, ce serait aussi un avantage rel pour toute autre personne. Si cest le plaisir, ce plaisir naurait rien danormal. Ce nest (p. 114) pas le but en soi-mme, cest le moyen criminel quon emploie pour y arriver, qui rvle lanomalie morale. Il est vrai que labsence du sens moral ne suffit pas toujours pour expliquer certains crimes. Il vient sy joindre parfois un amour-propre exagr qui fait ressentir plus vivement un tort suppos ou mme insignifiant. Cest ainsi quun certain T..., fch de ce que son domestique lavait quitt, le guetta au passage, et le tua dun coup de fusil. La conduite de ce malheureux, qui naurait que lgrement vex un autre sa place, avait t pour lui un affront, qui exigeait une vengeance sanglante! On dit, en pareil cas, quil y a disproportion ente la cause et leffet. Cette expression
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est philosophiquement absurde; la proportion ne peut quexister toujours. Cest que la cause nest pas uniquement celle quon croit connatre; on na qu ajouter au mobile insuffisant, le manque de sens moral avec lamour-propre exagr, la vanit immodre, la susceptibilit excessive, ces caractres, comme nous lavons vu, se retrouvent si frquemment parmi les criminels. M. tarde, tout en acceptant mes ides sur la diffrence entre la folie dite morale et linstinct criminel, diffrence quil dit tre capitale, les complte par ce passage remarquable : Pour le fou lui-mme, le mfait est bien, si lon veut, un moyen de plaisir, puisque comme Maudsley lobserve, lexcution de lhomicide procure un vrai soulagement celui qui la commis, en vertu dune impulsion morbide irrsistible, mais cest la nature anormale de ce plaisir, et le fait de nen pas chercher dautre en commettant un crime qui distingue lalin du dlinquant. Le dlinquant, il est vrai, a des anomalies affectives aussi, mais elles (p. 115) consistent tre dpourvu, plus ou moins compltement, de certaines douleurs sympathiques, de certaines rpugnances qui sont assez fortes chez les honntes gens pour les retenir sur la pente de certains actes. Autre chose est la prsence dun attrait morbide qui mme sans provocation du dehors pousse laction, autre chose est labsence interne dune rpulsion qui empche de cder des tentations extrieures. Au surplus, il ne sagit pas dune simple question de mots, comme on pourrait le penser, peut-tre, en remarquant que nous admettons un substratum somatique lanomalie tout aussi bien qu la maladie 78. Cette diffrence importe beaucoup au point de vue de la science pnale; elle fournit la possibilit de justifier la peine de mort, qui aurait lair dune intolrable cruaut si lon considrait les criminels
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Je ne peux pas accepter la critique de M. CORRE qui maccuse de soutenir lexistence danomalies exclusivement psychique. Jai essay de distinguer ce quon entend par maladie de ce quon entend par anomalie, mais je nai jamais avanc quil y ait une anomalie psychique ne dpendant pas de lorganisation. Ceci serait au contraire en opposition avec mes ides. Lanomalie du crime est une dviation du type homme civilis ; voil en quoi elle diffre de la maladie qui se rapporte lespce humaine, non pas une condition particulire de supriorit morale dune nation, qui est dailleurs elle-mme le rsultat dune srie dimperceptibles modifications organiques individuelles.
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comme des tres souffrants et, par l mme, ayant droit notre piti, ou mme notre sympathie, parce que le crime nest chez eux quun accident de leur infirmit, non leffet de leur caractre ou de leur temprament. Lalination mentale, comme le dit Shakespeare, ctait lennemi du pauvre Hamlet Il en tait offens autant que ceux qui, cause de lui, en avaient souffert . Le caractre, le temprament, au contraire, cest bien (p. 116) la physionomie morale de lindividu; cest le moi. Le dfaut organique est ce qui caractrise lindividu; quon enlve cet lment, et lindividu ne sera plus le mme; le moi sera aboli. Cest pourquoi nous avons tenu combattre la formule dangereuse de la folie morale et distinguer nettement le criminel dpourvu de sens moral du criminel alin 79.
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M. FR. Tout en critiquant mes ides sur ce point, dit pourtant : Jadmets volontiers avec M. Garofalo que la folie nest jamais exclusivement morale. (Dgnrescence et criminalit, p. 84.)
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Lanomalie du criminel ainsi tablie, de quelle manire peut-on expliquer ce phnomne ? On ne peut pas lattribuer toujours lhrdit directe; faut-il donc y avoir un cas datavisme ou un cas de dgnration ? Lombroso a soutenu lide de latavisme cause de la grande ressemblance entre les dlinquants typiques et les sauvages, considrs leur tour comme les reprsentants de lhomme primitif; ce qui la confirm dans cette ide ce sont certains caractres des crnes prhistoriques compars avec ceux des criminels; il a ajout cela ltude psychologique des enfants qui rsument dans cette priode dexistence le tableau des premiers degrs du dveloppement de lhumanit; or il a trouv chez les enfants plusieurs caractres quon remarque galement chez les sauvages et les criminels. Il est impossible de nier la vrit de ces rapprochements, quelle que soit lhypothse scientifique par laquelle on tche de les expliquer. (p. 117) Pour ce qui regarde lhomme prhistorique, on peut bien admettre quil ne pouvait avoir dautres sentiments que ceux appels par Spencer egoaltruistes. Cela tient la vie presque isole quil menait avec sa progniture, priode disolement qui dailleurs na pu avoir quune dure trs courte. Il faut remarquer pourtant quun tel tat moral ne dpendait que de labsence des conditions de la vie sociale; nous voyons en effet laltruisme se dvelopper ds quune tribu se forme, et stendre ensuite toute une peuplade et toute une nation. Chez le criminel au contraire les sentiments altruistes nexistent pas, malgr le milieu social o il se trouve ds sa naissance. Si donc nous prenons comme terme de comparaison, non pas lhomme des forts et des marais nayant dautre compagnie que sa femme et ses enfants, mais lhomme des agrgations sociales les plus anciennes, il faudra convenir avec M. Tarde, que la bassesse, la cruaut, le cynisme, la lchet, la paresse, la mauvaise foi quon observe chez les criminels, ne sauraient leur provenir de la majorit de
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nos communs anctres primitifs, puisquelles sont incompatibles avec lexistence et la conservation sculairement prolonge dune socit rgulire 80 . Et M. Fr remarque galement bien : Que les traces de dgnrescence, telles que manifestations vsaniques ou nvropathiques, scrofules etc., qui se rencontrent si souvent chez les criminels, nont rien faire avec latavisme, quelles semblent mme plutt exclure, puisquelles sont incompatibles avec une gnration rgulire 81. (p. 118) Dun autre ct, il ne manque pas de faits qui semblent donner raison lhypothse de Lombroso. Ce sont dabord des caractres anatomiques, parmi lesquels le rapprochement le plus digne dattention serait le prognathisme dmesur de quelques crnes des poques du mammouth et du renne. Mais ces quelques faits, comme le dit M. Topinard, ne permettent pas une conclusion. Les preuves nous font dfaut; pourtant on ne saurait douter du caractre rgressif du prognathisme. Lorsquil est connu que lallongement et la prominence des mchoires sont habituels chez les races noires de lAfrique et de lOcanie et accidentelles chez quelques Europens 82 : que, en prenant le mot dans son sens courant ordinaire, on peut dire que les races blanches ne sont jamais prognathes, et que les races jaunes et noires le sont des degrs divers 83 ; que des peuplades, qui sont classes parmi les plus dgnres, telles que les Hottentots (Boschimens et Namaquois) atteignent le maximum de prognathisme connu dans toute lhumanit 84 . On est donc autoris supposer que nos premiers anctres taient encore plus prognathes que ces sauvages, et, tout en admettant que les crnes de Canstad et de Cro-Magnon aient pu tre exception dans la race de lge du mammouth, on porrait voir en eux, comme M. Topinard 85, les derniers reprsentants dune race dj presque teinte, appartenant aux poques pliocne ou miocne. Il en est ainsi, coup sr, des fameux Namaquois du (p. 119) Musum prognathisme
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TARDE, Latavisme moral, Archives de lAnthropologie criminelle, 15 mai 1889. FR, Dgnrescence et criminalit, p. 67 Paris, F. Alcan, d. 1888. TOPINARD, Anthropologie, p. 451 et 452, 3e dition. Paris, 1879. Idem, p. 284. Idem, p. 390. Idem, p. 289 et 290.
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inou; ce seraient des reprsentants dune race antrieure, teinte, de lAfrique. En laissant de ct les caractres anatomiques, on peut affirmer sans doute que lhomme prhistoriques devait avoir plusieurs points de ressemblance avec le sauvage moderne. Mais il faut pourtant distinguer : Il y a des certaines de races sauvages diffrentes, les unes plus avances socialement que les autres; sans doute, aucune nest un exemplaire parfait de lhomme prhistorique. M. Bagehot a trs bien clairci cette question. certains gards, dit-il 86, lhomme prhistorique devait tre bien diffrent dun sauvage moderne. Il sen faut de beaucoup que le sauvage moderne soit cet tre simple que les philosophes du XVIIIe sicle se figuraient. Au contraire, sa vie tout entrelace de mille habitudes curieuses, sa raison est obscurcie par mille prjugs tranges; son cur est pouvant par mille superstitions cruelles. Ils taient pourtant des sauvages qui navaient pas les usages fixes des sauvages, nos premiers pres. Comme les sauvages, ils avaient de fortes passions et une raison faible ; comme les sauvages, ils prfraient les transports passagers dun plaisir violent aux jouissances calmes et durables; ils taient incapables de sacrifier le prsent lavenir; comme les sauvages, ils avaient un sens moral trs rudimentaire et trs imparfait, pour ne pas dire plus 87. Maintenant, ces caractres ne sont-ils pas prcisment ceux des criminels que nous avons analyss ? Seulement, de mme quon a constat ces traits communs, on en a (p. 120) trouv dautres trs diffrents. Sans doute lhomme prhistorique devait avoir la force physique et morale, le courage pour lutter contre les btes froces, nu comme il ltait et sans armes, lamour du travail, qui le poussait tracer les premiers sentiers au milieu du bois, difier les premires maisons, assurer la vie de ses enfants contre toutes sortes de danger. Souvent dit M. Tarde il a d tre un hros. Sans de telles qualits, lespce humaine naurait pas fait de progrs; elle en serait encore ltat o, par exception, on trouve aujourdhui quelques peuplades : les Malais des les, par exemple, dont les maisons sont bties au milieu des lacs, sur des poutres fixes dans leau, et qui sont incapables de se frayer un chemin dans limmense fort vierge qui les
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BAGEHOT, Lois scientifiques du dveloppement des nations, p. 131, 4e dition . Paris, 1882. BAGEHOT, ibidem, p. 123.
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entoure et quils parcourent en sautillant, comme des singes, sur les branches des arbres. Lorsquon fait des rapprochements entre les instincts des sauvages et ceux des criminels, ou entre les instincts des sauvages modernes et ceux des sauvages primitifs, on ne prtend pas conclure leur identit. On a remarqu de mme des ressemblances entre certains caractres des criminels et ceux des enfants, entre autres lgosme le manque du sens moral; ce nest pas certes une raison pour affirmer que les enfants sont de petits criminels; entre les uns et les autres il y a la diffrence immense dun dveloppement qui nest pas encore commenc et dun dveloppement impossible par un dfaut dorganisation morale. On ne prtend en venir qu cette conclusion : que les criminels ont des caractres rgressifs, cest-dire des caractres qui indiquent une tape moins avance du perfectionnement humain. Dailleurs plusieurs criminels prsentent des traits quon (p. 121) ne saurait attribuer latavisme, et qui sont vraiment atypiques; cest pourquoi jaccepte pour ma part cette partie des conclusions de M. Tarde, savoir que le criminel est un monstre, et que comme bien des monstres il prsente des traits de rgression au pass de la race ou de lespce; mais il combine diffremment, et il faudrait se garder de juger nos anctres daprs cet chantillon. Lexplication la plus facile est sans doute la dgnration morale par effet dune slection rebours qui a fait perdre lhomme les meilleurs qualits quil avait lentement acquises par une volution sculaire, et la reconduit ce mme degr dinfriorit morale do il stait lentement lev. Cette slection rebours drive de laccouplement des tres plus faibles ou les plus ignorants, de ceux qui ont t abrutis par lalcoolisme ou par la misre extrme, contre laquelle leur apathie les a empchs de lutter. Cest ainsi que se forment des familles dmoralises et abjectes, qui se croisent entre elles et finissent par constituer une vraie de qualit infrieure. Le dgnr, moral ou physique dit M. Tarde est en gnral un hrditaire; en remontant dans sa parent rapproche, on dcouvre presque toujours lexplication de ces anomalies, et cest prcisment pour cela quil est inutile denjamber ses parents et je ne sais combien dautres gnrations, pour
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demander des anctres fabuleux le secret de ses dpravations ou de ses dformations 88. (p. 122) Il y a pourtant des monstruosits quon ne saurait attribuer des parents ou des anctres. O la nature peut-elle bien les emprunter ? cette question, M. Sergi a rpondu sans hsitation : Dans la vie prhumaine, dans lanimalit intrieure. Si lon peut admettre cet atavisme prhumain dans les anomalies morphologiques, pourquoi ne le pourrait-on pas lorsquil sagit des fonctions correspondantes ? Cela donnerait la clef de certains instincts qui rabaissent le type humain au bestial, et quon peut expliquer biologiquement par larrt de dveloppement de ces parties de certains qui ont une influence directe sur les fonctions psychiques. La cause de la brutalit la plus extraordinaire serait ainsi dvoile et il ny aurait plus stonner de trouver des criminels dont la frocit aurait d faire, en tous temps, et en tous lieux, des tres exceptionnels. Le criminel typique est bien pire que les sauvages les plus mauvais; il a, du moins, au moral, des traits rgressifs bien plus marqus; les criminels infrieurs sont, au contraire, certains gards, plus dvelopps que les sauvages. Le criminel typique serait enfin un monstre dans lordre psychique, ayant des traits rgressifs qui le ramnent lanimalit infrieure; les criminels incomplets, infrieurs, auraient une organisation psychique avec des traits qui les rapprochent des sauvages. Il est inutile de dire que lhypothse de latavisme prhumain nest acceptable que par ceux qui, sans aucune (p. 123) rserve, croient la transformation des espces. Elle ne laisse pourtant pas davoir quelque chose dinvraisemblable.
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Ce que nous appelons dgnrescence morale nest pas ncessairement accompagn de la dgnrescence physique. Cest sur ce point que nous sommes en dsaccord avec MM. Magnan et Fr et, en gnral, avec lcole franaise. Leurs ides se trouvent contredites par le fait indniable quune grande partie des criminels (et des pires criminels) jouissent de la sant la plus parfaite et que leur corps ne prsente aucune trace dgnrative. Cela nempche pas quil y ait dans leur organisation, dans leur anatomie molculaire quelque dviation, quelque diffrence qui les rende moralement des dgnrs; seulement ce ne sont pas des particularits, des idiosycrases, des troubles capables daltrer leur tat physiologique; elles ne produisent quune anomalie morale.
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Autant vaut rester dans le mystre qui entoure ce phnomne, ainsi que bien dautres. Mais tout en renonant en donner lexplication, il faudra admettre le fait que le criminel typique est un montre dans lordre moral, ayant des caractres communs avec les sauvages, et dautres caractres qui le rabaissent encore audessus de lhumanit.
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Nous appelons criminel typique celui qui manque totalement daltruisme. Lorsquil y a gosme parfait, cest--dire absence de tout instinct de bienveillance ou de piti, il est inutile de rechercher les traces du sentiment de la justice, puisque ce sentiment une origine postrieure, et quil suppose un degr plus lev de lvolution morale. Le mme criminel sera donc voleur ou meurtrier loccasion; il tuera pour de largent, afin de semparer du bien dun autre, pour en hriter, dans le but de se dlivrer de sa femme et den pouser une autre; ou pour se dbarrasser dun tmoin, ou pour se venger dun tort insignifiant ou imaginaire, ou encore pour montrer son adresse, son il sr, son poing ferme, son mpris pour les gendarmes, son aversion enfin pour toute une classe de personnes. Voil le criminel que nous appelons assassin, pour employer un mot adopt gnralement, sans y attacher pourtant la signification limite de plusieurs lgislations. Se trouvant au sommet de lchelle de la criminalit, il prsente (p. 124) presque toujours la runion des principaux caractres que nous avons dcrits plus haut, quelques-uns un degr excessif. Jajouterai que ces cas danomalie exagre se rvlent par les circonstances mmes du dlit, pendant que dans les cas moins vidents la nature du criminel ne saurait tre prcise sans lobservation anthropologique et psychologique ; de sorte que la science est appele rendre de bien plus grands services pour classifier les dlinquants infrieurs. Il est temps de nous occuper de ces derniers qui au physique, aussi bien quau moral, sont moins loigns du commun des hommes. Cest ici que lon voit se prciser la distinction des deux classes, lune caractrise par le manque de
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bienveillance ou de piti, lautre par le manque de probit, distinction correspondante celle que nous avons faite des dlits naturels. Les violents forment la premire classe; nous y trouverons dabord les auteurs de ces crimes contre les personnes, quon pourrait appeler endmiques, cest-dire qui forment la criminalit spciale dun pays. Ce sont, par exemple, de nos temps, les vengeances des camorristes Naples, ou les vengeances des sectes politiques de la Romagne, de lIrlande ou de la Russie. Le milieu a sans doute beaucoup dinfluence; ce sont souvent des prjugs dhonneur, de politique ou de religion; dans quelques pays, cest le caractre gnral de la population, linstinct de la race, ou son degr infrieur de civilisation ou de sensibilit, qui pousse des actes sanguinaires pour venger des torts mme lgers. Cest ainsi que dans quelques contres du midi de lEurope, les tmoins mme dans un procs civil, risquent leur vie ; et (p. 125) quun coup de fusil attend souvent celui qui a supplant un fermier, ayant propos au propritaire des conditions plus avantageuses. Rome dit M. Gabelli la raison la plus futile, un mot chapp dans lanimation du jeu, un vague soupon sur la fidlit de sa fiance ou de sa femme, suffit encore pour produire un meurtre Ltat gnral de la civilisation contribue naturellement ce phnomne, mais il y a des ides et des usages qui y contribuent plus directement ; des ides et des usages qui ne manquent pas de posie, et qui, sils commencent disparatre des villes, survivent toujours dans les campagnes. Celui qui subit un affront et ne se venge pas nest pas un homme. Il ya quinze et vingt ans peine, une jeune fille naurait gure accept pour mari un jeune homme nayant jamais eu affaire aux gendarmes, ou nayant jamais tir son couteau 89 Les jeunes gens ne savent pas rsister au dsir de possder ces longs couteaux bien pointus et tranchants, quils voient reluire au soleil. Ils en achtent un et sempressent de le fourrer dans leur poche, do un jour ou lautre il sortira pour faire son entre dans le ventre dun compagnon ou dun ami. Peu importe que lon soit du ct du tort ou de la raison. Ce quil faut, cest ne pas
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Un couteau est encore aujourdhui le premier cadeau quune jeune fille fait son fianc dans plusieurs endroits des environs de Rome et de Naples.
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cder, ne pas se laisser intimider, ne pas sen aller sans avoir vid la querelle 90. Dans quelques pays du nord, par exemple chez les Frison, (p. 126) les finlandais, les habitants des les Aspo en Sude, on retrouve peu prs les mmes ides qui tiennent videmment aux traditions de race. (Note A la fin du volume.) On connat quelle influence ont eue sur la criminalit, la sorcellerie, le mal occhio, certaines ides de classe ou de caste sociale, certains raffinements du point dhonneur, certaines croyances superstitieuses. Dans le midi de lItalie, on croit que le contacte social avec une jeune fille procure la gurison de certaines infirmits; cest ce qui pousse souvent des attentats la pudeur. Dans le bas peuple de Naples sest enracine la croyance que les religieux ont le don de la prophtie et quils peuvent deviner le numro gagnant du prochain tirage de la loterie; on les a enferms et, parfois, torturs pour les contraindre cette rvlation; il y en a eu un (Fratre Ambrogio) qui a succomb la suite des tourments quon lui a fait subir. Il y a, dans les mmes classes, un prjug dhonneur : labandon de la part dune jeune fille avec laquelle on a eu des rapports, est une offense trs grave. On la rpare en infligeant la pauvre tourdie un coup de rasoir la figure, qui la marque dun signe ineffaable En France, cest linverse : les femmes trahies par leurs amants les vitriolent; il y a eu des moments o ctait une vritable pidmie, comme en cosse au sicle dernier o les ouvriers lanaient du vitriol contre leurs patrons 91. Ce qui en ressort, cest que limitation joue un rle considrable dans une foule de crimes contre la vie ou la libert des personnes. Faut-il en tirer la consquence que le criminel est un homme normal et que le crime nest (p. 127) que leffet des exemples du milieu ambiant 92 ? Sil en tait ainsi, les criminels
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A. GABELLI, Roma e i Romani, p. 32 et suiv. Rome, 1884. AUBRY, La Contagion du meutre, p. 95-96, Paris, 1888. On parle de criminels-ns, - dit M. Benedickt, - mais tous les criminels sont des criminels-ns ! Cest leur organisation qui les pousse au crime, comme lorganisation dun artiste le pousse ltude du beau. Raphal est un peintre-n. Nanmoins loccasion jouait un grand rle quand il a commis les Stanze, et il est certain que sans une vive pasion pour lart, il net pas cr de chefs-duvre dans une vie relativement courte. La prdisposition congnitale nexclut ni linfluence de loccasion, ni celle de la passion. Cela est vrai pour les faits louables que pour les forfaits.
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ne formeraient pas une petite minorit; le crime perdrait son caractre dacte exceptionnel. Les auteurs des attentats dont nous venons de parler sont toujours en dfaut dune partie proportionnelle du sentiment de piti, dans cette mesure moyenne qui est possde par la grande majorit dune population. Mme dans les races aux quelles nous avons fait allusion et dont la sensibilit ou la civilisation est moindre, le meurtre et les autres crimes de ce genre sont toujours des faits anormaux. Ce genre de criminalit endmique ne gagne quun petit nombre, ceux qui nont pas dans leur organisation psychique des agents de rsistance assez forts, ceux chez qui cette partie de sens moral, quon nomme sentiment de piti, existe peine. ce dfaut drivant dune diminution congnitale de sensibilit pour les douleurs et les sentiments dsagrables, est li, dit M. Benedickt, le dfaut de vulnrabilit. Il donne ce nom cette qualit que possdent certaines personnes de ne pas ressentir les consquences des coups et des blessures, ou den gurir promptement. Il en cite quelques exemples tonnants dont il tire la conclusion que ces gens-l se considrent comme des privilgis, quils mprisent les individus dlicats et (p. 128) sensibles et que cest un plaisir pour eux de tourmenter les autres quils regardent comme des cratures infrieures. cette classe de crimes drivant de limitation, il faut faire suivre ceux qui sont commis sous lempire de la passion. Cet tat peut tre habituel et reprsenter le temprament de lindividu (Benedickt), ou natre de quelques causes extrieures, les boissons alcooliques par exemple, la temprature, ou enfin de circonstances vraiment extraordinaires, et tout fait propres exciter vivement la colre de tout autre personne, quoique un degr un peu moins fort. Dans ce dernier cas, le criminel peut se rapprocher de lhomme normal; la nuance peut mme devenir imperceptible, lorsquil sagit, par exemple, dune raction instantane contre une injure inattendue et excessivement grave; le meurtre mme peut, dans des cas pareils, perdre lhorreur qui le caractrise; du moment quune raction violente nest pas blmable, le meurtre ne parat quexcessif; cest l une diffrence de degr; mais cette diffrence mme qui prouve lexistence dun minimum danomalie morale.
Discours de M. Benedickt, au 1er Congrs danthropologie criminelle, Actes du Congrs, page 140, Rome 1887
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Nous croyons donc quun lment psychique diffrentiel doit toujours exister. Examinons, par exemple, le cas o un tat passionn permanent est leffet du temprament. La colre nest quun dsordre lmentaire des fonctions psychiques, une manire anormale dans laquelle le cerveau ragit contre les excitations extrieures, et qui, comme le dit le Dr Virgilio, accompagne souvent les tats dgnratifs caractriss par le dfaut de dveloppement des organes crbraux ou par la faiblesse excessive du systme nerveux provenant dune cause hrditaire. Maintenant, ce temprament peut-il suffire, lui seul, pour (p. 129) expliquer un acte de cruaut, ou, en dautres termes, un meurtrier par colre peutil tre dou dun sentiment dhumanit gal celui des non-criminels ? Je ne pense pas. Quoique un homme en proie un violent accs de colre peut se laisser entraner frapper de la main celui qui a excit cette colre, il ne lui plonge pas son couteau dans le ventre. La colre ne fait quexagrer le caractre; elle est la cause dterminante du crime, mais elle ne le dtermine que chez un sujet qui ne possde pas cette force de rsistance morale qui vient du sentiment altruiste. Il va sans dire que le cas dun tat vraiment pathologique, tel quune nvrose ou une phrnose, dont la passion ne serait quun symptme, doit tre except. Une question qui se rattache la prcdente est de savoir si les agents extrieurs, tels que les boissons alcooliques ou une temprature leve, peuvent engendrer des tats de passions assez vifs pour pousser un honnte homme un acte criminel. La statistique compare prouve que lalcoolisme est trs peu rpandu chez les peuples qui occupent la place la plus leve dans la statistique du meurtre; que ce vice, au contraire, est trs commun chez dautres peuples o le meurtre est excessivement rare 93. Sans doute, livresse excite facilement les esprits, elle est souvent la cause de rixes et de querelles, pourtant il ny a que les ivrognes temprament criminel qui en viennent aux mains pour sentretuer ou se blesser; ils emploient alors le couteau ou le pistolet : les ivrognes non criminels se frappent coups de poing, sans donner des signes dune (p. 130) haine mortelle; ce quils veulent, cest jeter leur adversaire par terre, pull him down, comme disent les Anglais; lorsquils y sont parvenus, ils laideront peut-tre mme se
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Voir, ce sujet, une monographie trs intressante de M. N. COLAJANNI, LAlcoolisme, sue conseguenze morali, e sue cause. Catania, 1887.
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relever. Une chauffoure de cabaret est souvent sanglante en Italie; elle ne lest presque jamais en Angleterre. Est-ce que cela tient la race ou plutt au degr de civilisation et dvolution morale ? Nous verrons cela ailleurs ; pour le moment, il suffit de constater que le vin a trs peu deffet sur les crimes de ce genre; mon exprience personnelle ma toujours dmontr, du reste, que les ivrognes devenus meurtriers taient presque tous connus auparavant par leur mchant caractre, et que souvent ils avaient dj subi des peines pour des dlits de ce genre. Quant au climat, aux variations atmosphriques, et celle de la temprature, du moment que tous les habitants dune mme contre y sont galement soumis, il est clair que leur influence ne peut tre considr, dans la statistique compare, que comme une des causes des diffrence entre la criminalit dun pays et celle dun autre. Il est hors de doute que dans lespace occup par une seule et mme race, les climats chauds sont caractriss, du moins en Europe et en Amrique, par un nombre plus grand de meurtres, tandis que dans les pays du Nord, les attentats la proprit sont la forme prdominante de la criminalit. On remarque ce contraste, par exemple, entre la Haute et la Basse Italie, la France du nord et celle du Midi, les tats de lUnion amricaine du Nord et ceux du sud. Mais si lon sloigne des frontires dune nation, cette influence du climat semble disparatre. Ainsi les Arabes de lAlgrie sont moins sanguinaires que bien (p. 131) des peuples habitant des contres moins chaudes. On ne peut pourtant pas nier absolument linfluence de la temprature sur les passions. M. Tarde lui-mme convient que le climat entre pour quelque chose dans le contraste gographique et que les hautes tempratures exercent une provocation indirecte sur les passions malfaisantes . Impossible, du reste, de nier cette influence, lorsquon rapproche ces considrations gographiques de ce que lon remarque chaque anne dans un mme pays, savoir que le maximum des crimes de sang correspond aux mois chauds, pendant que la criminalit contre la proprit atteint son maximum en hiver. M. Ferri a confirm cette loi, en comparant les variations de la temprature pendant plusieurs annes de suite, et en les mettant en regard du nombre dattentats la pudeur qui ont lieu dans les mmes annes 94.
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Voir une critique de cette thorie dans les Archives dAnthropologie criminelle, 1886, no. 6, par M. COLAJANNI.
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On sait que Buckle a pouss jusqu lexagration linfluence du milieu physique sur le temprament prdominant et sur le caractre dun peuple. Mais, comment la mesurer, cette influence, du moment quelle est si intimement lie dautres lments ? Ce quon nomme le caractre dune race drive-t-il principalement du climat ou de lhrdit ? Lanthropologie est favorable cette dernire opinion; elle a lappui de lhistoire qui dmontre la persistance des caractres de certains peuples depuis la plus haute antiquit, et surtout les diffrences immenses de caractres entre peuples habitant sous un mme isotherme, parfois dans la mme rgion, mais appartenant des races diverses. (Note A, la fin du volume.) (p. 132) Dailleurs le climat tant un lment insparable de la vie dun peuple tabli, son influence sur la production des crimes est constante comme celle de lhrdit. Que le principal lment du caractre dun peuple soit la race ou le climat, la solution de cette question est peu prs inutile pour nous, puisque lune et lautre agissent sur un peuple tout entier, non pas sur des individus. Ce qui nous importe, ce nest pas de mesurer les influences qui faonnent le caractre des nations, mais celui des individus au sein dune mme nation. Aussi nous faudra-til tudier, dans la suite, linfluence de ces agents extrieurs qui agissent dune faon toute diffrente sur les individus, tels que les exemples, les traditions, la vie de famille, lducation, les conditions conomiques, la religion, la lgislation, tout ce que, en un mot, on dsigne sous le nom de milieu social. Notre conclusion cest que ni la criminalit endmique, ni celle qui semble driver des variations de climat et de temprature, ou de lusage des boissons alcooliques, ne peut exclure lanomalie individuelle de lagent. Dans toute la classe des auteurs dattentats aux personnes, cette anomalie consiste dans la spcialit dun temprament violent, jointe labsence hrditaire des instincts de piti. Cela nempche pas quil existe une vraie dgnration au sens mdical de ce mot : cest--dire des tats pathologiques tels que la nvrose hystrique (frquente dans les calomnies, svices et brutalits) la nvrose pileptiques et lalcoolisme (frquents dans les coups, blessures et menaces), enfin certaines dpravations des instincts sexuels ( frquentes dans les attentats la pudeur et les viols).peut arriver enfin quun dlit de ce genre se prsente (p. 133) comme un cas Il isol dans la vie dun homme, et que lanthropologie et la psychologie criminelles se taisent cet gard ; cet homme ayant t pouss par des circonstances
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exceptionnelles, il devient difficile de le comparer aux hommes normaux, parce que ltranget de la situation dans laquelle il se trouvait ne nous permet pas de dcider quelle aurait t la conduite de tout autre personne. Pourrons-nous affirmer en ce cas avoir trouv le vrai dlinquant fortuit ou occasionnel ? Pourtant, sil sagit dun vrai dlit naturel, on ne pourra pas nier que le dlinquant nait pas assez de rpugnance pour les actions violentes, brutales ou cruelles. Il nen est pas moins vrai quil est impossible de tracer une ligne qui spare distinctement le monde criminel du monde des honntes gens, parce quil y a partout dans la nature des degrs et des nuances. Nous admettrons donc une zone intermdiaire entre les dlinquants et les hommes normaux, et nous y placerons les offenses les moins graves au sentiment de piti, toutes celles quon ne saurait attribuer une cruaut instinctive, mais bien plutt la rudesse, et qui drivent principalement du manque dducation ou de la retenue conventionnelle. Telles seraient les injures, les menaces, les coups et blessures entre gens du peuple, dans une de ces querelles qui se produisent instantanment sans quon ait lintention de faire un mal srieux son adversaire; tels encore limprudence ou le manque de prvoyance qui a occasionn la mort dun homme; telle enfin la sduction dune jeune fille sans tromperie. Voil la dernire limite de la criminalit naturelle; les auteurs de ces dlits peuvent avoir une anomalie morale; ils peuvent ne pas lavoir. En tous (p. 134) cas, sil ya quelque diffrence entre eux et le commun des hommes, cest souvent trs peu de chose; on ne pourrait donc pas les dclarer insociables 95.
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Cest sur ce point seulement que je pourrais donc marrter avec M. Zucarelli relativement lexistence du dlinquant fortuit. Cet auteur (v. la revue Anomalo, juin 1889) croit que tout homme pourrait commettre un crime en de circonstances vraiment extraordinaires. Cest une opinion assez rpandue. Mais dans ces cas, il ny a pourtant pas de vrai crime, il ny en a que lapparence; si, au contraire, le crime existe rellement, lauteur ne peut tre un dlinquant fortuit. Il est facile dattribuer une action quelconque lentranement des circonstances, parce que celles-ci sont aussitt visibles, pendant que lanomalie morale est difficile dcouvrir. Du reste, les circonstances peuvent quelquefois donner lexplication de tout, mais alors il faut que ces circonstances se soient enlaces pendant de longues annes autour dun individu, jusqu gter son moral et le transformer en un dgnr. Il ne sagit plus alors de dlinquant fortuit.
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Passons maintenant lautre espce de criminalit, celle des attentats la proprit. Cest ici sans doute que les causes sociales sont bien agissantes, mais elles nempchent pourtant pas de dmler un lment qui ne drive pas directement des influences du milieu, mais qui prexiste dans lorganisme du criminel. Sans doute le sentiment de probit est bien moins instinctif que celui de la piti ; ou plutt, il nest pas dans un tat de stricte dpendance de lorganisme ; il est plus moderne, et reprsente une couche superpose, presque superficielle du caractre, de sorte quil est moins transmissible par hrdit; il na pas enfin cette nature uniquement congnitale, qui rend impossible den remplacer labsence par lducation. Pourtant, il y a des cas trs marqus o limprobit est rellement congnitale. Plusieurs fois, au sein dune (p. 135) honnte famille, il arrive quun enfant se distingue par linstinct du vol, quil est impossible dattribuer lducation ou aux exemples reus en commun avec ses frres et surs. Ds son plus jeune ge, ce petit tre, dont la naissance parat navoir dautre but que de couvrir de honte sa famille, vole les objets des amis de la maison, ceux mme des domestiques, et les cache, les vend quelquefois pour se procurer le moyen de satisfaire quelques-uns de ses dsirs. On voit donc quun instinct pareil na rien de commun avec cette forme dalination appele cleptomanie, parce que dans ce dernier cas, cest laction mme de voler qui par le plaisir pathologique quelle produit, est le but unique du voleur. Celui-ci ne recherche pas l aucun avantage; il ne se soucie pas non plus de cacher ce quil a pris; il ne sen sert pas, il le rend mme spontanment. Au contraire, dans le cas de limprobit congnitale, le voleur a souvent la ruse, et, pour ne pas se laisser dcouvrir, il est prt calomnier les autres. Lorsquun penchant pareil ne peut pas tre attribu aux mauvais exemples, ou lhrdit directe, on ne peut lexpliquer que par latavisme. On ne saurait, en effet, se rendre compte diffremment dun instinct dgnr, qui est tout fait oppos ceux de la famille du dlinquant. Il faut dire toutefois que le cas le plus frquent est celui o limprobit est hrdit directement par les parents, et quen mme temps, les exemples que lenfant en reoit font devenir la continuation de cette hrdit naturelle toujours plus agissante. Linstinct est alors la fois congnital et acquis ; llment organique et llment extrieur sont tellement unis, quil est impossible de les dmler.
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(p. 136) Enfin, en dehors de la famille, et de son influence sur la formation des instincts pendant la premire enfance, il y a des milieux qui sont surtout favorables au dveloppement des instincts rapaces. Ce ne sont pourtant que des cercles troits, deux ou trois mchants compagnons, quelquefois un seul ami, qui suffisent pour entraner aux crimes contre la proprit. Ces crimes, en effet, ntant presque jamais justifis par les prjugs ou les habitudes de tout un peuple ou de toute une classe sociale, nacquirent pas de caractre endmique, comme certains attentats envers les personnes. Cest pourquoi le voleur ne devient tel que par une dgnration morale hrditaire ou par linfluence de son milieu particulier, celui qui lentoure immdiatement, et qui cre un instinct aussi enracin que sil avait t hrditaire. Il ny a que peu dexceptions : le brigandage, par exemple, devenu parfois endmique dans quelques contres, telles que la Grce, la Calabre, la Serbie, lAlbanie; mais le brigand y est considr alors plutt comme un rvolt que comme un voleur; il est en guerre ouverte avec le pouvoir social ; il le dfie les armes la main; il risque sa vie tous moments; il a enfin quelque chose de chevaleresque qui le fait admirer mme par les populations dont il est le flau. Des peuples entiers se sont quelquefois adonnes au brigandage; tels que les Normands au moyen ge, les clans des Highlanders cossais au sicle dernier. Il ne sagit plus, alors, de criminalit, mais de la vie prdatrice dune nation ou dune tribu laquelle lactivit pacifique ne peut pas encore convenir. Lide du crime se rattache toujours une action nuisible pour la socit dont on fait partie; cest donc lacte plus ou moins exceptionnel et blmable dun (p. 137) individu ; jamais celui de lagrgation entire. Cest un point trop vident pour quil soit ncessaire dinsister l-dessus. Dans notre socit contemporaine, le penchant au vol est presque toujours accompagn par loisivet et par des dsirs dpassant les moyens dont lindividu peut disposer. Lanomalie psychologique de ces criminels a t trs bien dfinie par M. Benedikt comme une nvrasthnie physique qui est congnitale ou acquise dans la premire enfance . Llment principal est une aversion au travail qui va jusqu la rsistance et qui drive elle-mme de la constitution nerveuse de lenfant Si un individu, ds lenfance, na ni la force de rsister aux entranements instantans, ni celle dobir aux excitations nobles, et principalement si ce combat moral a pour lui la consquence dun sentiment pnible, alors il reprsente un nvrasthnique moral. Comme tel, il vitera, avec
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le temps, tout combat moral, et il pensera, il sentira, il agira sous la pression de cette nvrasthnie morale. Il se dveloppera chez lui un systme de philosophie et de pratique sur la base de laversion pour le combat moral. M. Benedikt attribue le vagabondage la nvrasthnie simplement physique, avec le besoin de gagner sa vie. Sil ny a pas de complication, le vagabond ne commet jamais, de sa vie, un crime . Mais, si la nvrasthnie physique est combine un vif got de jouir, il en rsulte dj un dsir dangereux de se procurer, dune manire quelconque, le moyen de satisfaire le got, et si lindividu est aussi un nvrasthnique moral, il ne rsistera pas et deviendra criminel ds quil naura pas les moyens suffisants. (p. 138) Cette combinaison joue un grand rle dans la psychologie des voleurs, des faussaires, des imposteurs, des brigands en gnral, des criminels de profession Les criminels par nvrasthnie calculent dune manire parfaitement normale les chances de succs de leurs manuvres. Ils reconnaissent bientt la supriorit de la force de la socit. Mais, comme ils sont incapables dun travail rgulier, ils se contentent de rsultats passagers, et, comme tous les hommes, ils ont plus despoir de russir que de chance. tout cela sajoute le dsir de se servir des habilits quon possde, de les dvelopper jusqu la virtuosit, de briller par elles. Ds quun nvrasthnique moral a reconnu la facilit de profiter de linattention des gens, de leur dfaut de prsence desprit, de leur crdulit, de leur timidit, etc., il se dpchera den tirer parti, il perfectionnera lart de sen servir jusqu devenir un comploteur parfait. Sil russit, il na pas seulement le plaisir du rsultat matriel, il en ressent aussi les charmes dune comdie dintrigues et se croit tre dune intelligence suprieure celle de ses victimes cet entranement de la virtuosit et de lart de comploter joue ungrand rle dans la psychologie des voleurs effraction, des faussaires, des trompeurs, des chevaliers dindustrie et des brigands. Cette description met le sceau la diffrence entre cette grande classe de criminels et celle qui est caractrise par le dfaut de sentiment de piti. Il ny a pas stonner maintenant, que les voleurs, les faussaires, les escrocs, etc., soient trs souvent incapables dun acte de violence contre les personnes, et que leur rpugnance pour toute cruaut les porte se vanter, dans les prisons, davoir t (p. 139) condamns pour vol, non pour meurtre. On remarque prcisment linverse chez les criminels de lautre classe, les grands assassins excepts, chez lesquels il y a absence de tout sens moral. Un condamn pour meurtre ou
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blessures ayant pour mobile la vengeance, la jalousie, lhonneur, par suite dun temprament passionn ou dune excitation alcoolique, etc., dclare ddaigneusement quil na jamais vol. Il peut, en effet, possder le sentiment de probit un degr suprieur ; tre non seulement fidle, mais dvou ses matres, ses bienfaiteurs; tre tout fait capable de la moindre tromperie. Cela prouve que dans les degrs infrieurs de la criminalit, il ne sagit plus de labsence complte du sens moral, mais seulement de labsence ou de la faiblesse de lun ou lautre des sentiments altruites lmentaires la piti ou la probit.
Rsumons-nous : Il existe une classe de criminels qui ont des anomalies psychiques et, trs frquemment, des anomalies anatomiques, non pathologiques, mais ayant un caractre dgnratif ou rgressif et quelquefois atypique, dont plusieurs prouvent larrt du dveloppement moral, quoique leur facult didation soit normale; qui ont certains instincts et certaines convoitises comparables ceux des sauvages et des enfants; qui enfin sont dpourvus de tout sentiment altruiste, et partant, agissent uniquement sous lempire de leurs dsirs. Ce sont ceux qui commettent des assassinats pour des motifs exclusivement gostes, sans aucune influence de prjugs, sans aucune complicit indirecte du milieu social. Leur anomalie tant absolument congnitale, la socit na aucun (p. 140) devoirs envers eux; elle na envers elle-mme que celui de supprimer des tres quaucun lien de sympathie ne peut lui rattacher, et qui, tant mus uniquement par lgosme, incapables dadaptation, reprsentent un danger continu pour tous les membres de lassociation. Le sens moral parat, plus ou moins faible et imparfait, dans les deux autres classes, caractrises lune par une mesure insuffisante du sentiment de piti, lautre par labsence du sentiment de probit. Les premiers nayant pas une rpugnance bien forte pour les actions cruelles, peuvent en commettre sous lempire de prjugs sociaux, politiques, religieux, ou de ceux de leur caste ou de leur classe; ou encore il peuvent y tre pousss par un temprament passionn ou par lexcitation alcoolique. Leur anomalie morale peut ntre quinsignifiante, lorsque laction criminelle nest quune raction contre un acte qui blesse lui-
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mme les sentiments altruistes. La dernire classe est compose de gens chez qui le sentiment de probit nexiste pas, soit par dfaut atavistique (cest le cas le plus rare), soit par hrdit directe, jointe aux exemples reus pendant la premire enfance. Les donnes nous manquent pour dcider si cette imperfection morale est toujours un effet de dgnration hrditaire. Il se peut quun milieu dltre touffe le sentiment de probit ou plutt en empche le dveloppement dans le jeune ge. Ce qui est sr, cest que linstinct, une fois form, persiste toute la vie, et quon ne peut plus esprer corriger par lenseignement ce vice moral, lorsque le caractre se trouve dj organis, cest--dire lorsque le sujet a pass lge de ladolescence. Ce que lon peut essayer, souvent avec bon espoir de russite, cest de (p. 141) supprimer les causes directement dterminantes, soit en modifiant le milieu, soit en enlevant lindividu de son milieu mme, pour le transporter dans un milieu o il pourra trouver de telles conditions dexistence que lactivit honnte lui soit plus facile et plus profitable que lactivit malfaisante. Voil les ides que nous essaierons de dvelopper dans les chapitres suivants. Nous croyons cependant avoir assez justifi lanomalie psychologique du criminel, tout en laissant de ct cette partie des donnes de lanthropologie sur lesquelles le doute rgne encore 96.
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La classification des criminels distingus en assassins, violents (ou nergiques selon M. Van Hamel) et voleurs (ou nrasthnique selon M. Bndikt) a t admise par le deuxime congrs dAnthropologie criminelle (Paris, 1889). En effet, dans sa dernire sance, le Congrs a approuv lunanimit ma proposition de nommer une commission chargs dexaminer 100 criminels, dont le tiers dassassins, le tiers de voleurs et le tiers de violents, et de les comparer 100 personnes ayant une rputation dhonntet tablie. Ont t nomms membre de cette commission : MM. Manouvrier, Lacassagne, Bndikt, Bertillon, Lombroso, Magnan, Semal. Elle devra prparer son rapport pour le futur Congrs de Bruxelles (1892)
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La criminologie tude sur la nature du crime et la thorie de la pnalit. (1890) Deuxime partie. LE CRIMINEL
Chapitre 2
INFLUENCE DE LDUCATION SUR LES INSTINCTS CRIMINELS I
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Il est facile aprs la lecture des chapitres prcdents, dentrevoir les conclusions que nous tirerons de notre thorie, mais que nous rserverons pour la troisime partie de cet ouvrage; car avant den arriver ces conclusions, il nous faut discuter, diffrents points de vue, les ides que nous venons dexprimer. On peut accepter, en effet le principe de lanomalie psychologique du criminel, tout en soutenant que cette anomalie nest pas irrductible. Plusieurs philosophes croient la possibilit de modifier les sentiments moraux par lducation ou par les influences du milieu, et la possibilit de transformer le milieu social moyennant le pouvoir de ltat. Deux questions sensuivent, lune psychologique, lautre sociale et surtout conomique, et elles mritent toutes les deux un examen approfondi. Nous allons commencer par la question de linfluence que peut avoir (p. 143) lducation sur les penchants des criminels, afin de pouvoir apprcier ce quil y a de vrai et dacceptable dans la thorie pnale dite correctionnelle.
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Le problme de lducation serait, en effet, de la plus grande importance pour la science pnale, si, par des enseignements, il tait possible de transformer le caractre de lindividu dj sorti de lenfance. Malheureusement, il parat dmontr que lducation ne reprsente quune de ces influences agissantes dans les premires annes de la vie, et qui, comme lhrdit et la tradition, contribuent former le caractre. Celui-ci tant fix, comme la physionomie au physique, il reste ce quil est pendant toute la vie. Et mme est-il douteux quun instinct moral absent, puisse tre cr par lducation dans la priode de la premire enfance. Dabord, lorsquil sagit de lenfance, le mot ducation ne doit pas tre pris dans le sens pdagogique, il signifie plutt tout un ensemble dinfluences extrieures, toute une srie de scnes que lenfant voit se drouler continuellement, et qui lui impriment des habitudes morales, en lui apprenant exprimentalement, et presque inconsciemment, quelle est la conduite suivre dans diffrents cas. Ce sont les exemples de la famille, bien plus que les enseignements, qui agissent sur son esprit et sur son cur. Mais, tout en donnant un mot ducation une signification si tendue, on nest pas sr de son effet, ou du moins, cet effet, on ne saurait le mesurer aucunement 97. (p. 144) On peut nous faire remarquer que presque tous les enfants paraissent dnus de sens moral dans les premires annes de leur vie; leur cruaut pour les animaux est connue ainsi que leur penchant semparer de ce qui appartient aux autres; ils sont tout fait gostes, et lorsquil sagit, pour eux, de satisfaire leurs dsirs, ils ne se proccupent pas le moins du monde des peines quils font endurer aux autres Dans la plupart des cas, tout cela change lapproche de ladolescence; mais peut-on dire que cette transformation psychologique est leffet de lducation ou ne faut-il y voir quune simple phnomne dvolution organique, semblable lvolution embryognique, qui fait parcourir au foetus les diffrentes formes danimalit, depuis les plus rudimentaires jusqu celle de lhomme ? On a dit que
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Pour que lducation ait toute son influence, il faut quaucun vice de conformation, aucun tat pathologique, aucune condition hrditaire ayant dur pendant une longue srie de gnrations naient rendu certains centres (nerveux) absolument inexcitables. Rapport de M. SCIAMANNA, dans les Actes du 1er congrs dAnthropologie criminelle, p. 201. Rome, 1887.
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lvolution de lindividu reproduit en raccourci celle de lespce 98. Ainsi, dans lorganisme psychique, les instincts qui paraissent les premiers, seraient ceux de la bte, ensuite les plus gostes, ceux de lhomme primitif, auxquels viendraient sajouter successivement les sentiments ego-altruistes, et altruistes, acquis par la race dabord, par la famille ensuite, enfin par les parents de lenfant. Ce seraient autant de juxtapositions dinstincts et de sentiments, qui pourtant ne seraient pas dues lducation, ou linfluence du milieu ambiant, mais tout simplement lhrdit. La conscience, dit M. Espinas, crot comme lorganisme et paralllement lui, renfermant des aptitudes, des formes prdtermines de pense et daction, (p. 145) qui sont des manations directes de consciences antrieures clipses un instant il est vrai, dans lobscurit de la transmission organique, mais rapparaissant au jour avec des caractres de ressemblance non quivoques, bientt de plus en plus confirms par lexemple et lducation. Une gnration, cest un phnomne de scissiparit transport dans la conscience 99. Cette hypothse nest pas invraisemblable, quoiquil soit impossible de le dmontrer rigoureusement, parce quil faudrait, pour cela, pouvoir distinguer dans le dveloppement moral dun enfant, ce qui est d lhrdit de ce qui est d lducation. Comment sy prendre, dautant plus que ces deux influences agissent ordinairement dans la mme direction, parce que presque toujours, elles drivent des mmes personnes, les parents ? Lducation domestique nest que la continuations de lhrdit; ce qui na pas t transmis organiquement, sera transmis par la force des exemples, et dune manire galement inconsciente. On ne pourra jamais mesurer jusqu quel point lune de ces deux forces serait arrive sans le secours de lautre. Cest pourquoi Darwin, dun ct, a le droit de dire que si lon transportait dans un mme pays un certain nombre dIrlandais et dcossais, aprs un certain temps les premiers seraient dix fois plus nombreux que les cossais, mais ceux-ci cause de leurs qualits hrditaires, seraient la tte du gouvernement et des industries. Et Fouille peut aussi rpliquer : Mettez des enfants Irlandais dans les berceaux de nourrissons (p. 146) cossais, sans que les parents puissent
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Voir HAECKEL, Anthropologie, p. 48. Paris, 1877. A. ESPINAS, Des socits animales. Conclusion, 2.
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sapercevoir de la substitution : faites-les lever comme des cossais, et peut-tre, votre grand tonnement, le rsultat sera le mme 100. Mais cette seconde exprience na pas encore t faite, et il est probable que lon ne fera jamais des expriences de ce genre. Il y a sans doute des milliers denfants qui ne sont point levs par leurs parents, mais ordinairement ces derniers sont des inconnus. Enfin, il faut toujours faire la part des phnomnes datavisme, qui restent encore dans lobscurit et que lon ne saurait dterminer ; de sorte que tout conspire pour que le problme reste sans solution. Il arrive assez souvent que les instincts paternels sont touffs ou attnus par les exemples maternels ; dautres fois cest le contraire qui a lieu. Mais cela ne prouve rien en faveur de lefficacit ducative, car on peut soutenir, avec une apparence gale de vrit, que leffet est d simplement la supriorit finale dune des deux hrdits. Ce que lon peut bien affirmer, cest que linfluence hrditaire sur les instincts moraux est dmontre, pendant que celle de lducation est douteuse, mais probable, pourvu quelle soit prise dans le sens des exemples et des habitudes ; quon la considre comme toujours de plus en plus faible, mesure quon avance en ge, et quon lui attribue simplement une action capable de modifier le caractre, cest--dire pouvant diminuer, mais non point extirper les instincts pervers, qui resteraient toujours latents (p. 147) dans lorganisme psychique. Cest ce qui explique comment la perversit, peut-tre ataviste, montre par quelques enfants en bas ge, na jamais pu tre corrige de toute leur vie, malgr la conduite la plus exemplaire de leurs parents, et des personnes qui les approchaient, et en dpit des soins les plus assidus et des meilleurs enseignements 101. Au contraire, il semble assur que linfluence dltre dune mauvaise ducation, ou dun milieu social dprav, peut touffer entirement le sens moral transmis et y substituer les plus mauvais instincts. De sorte que la cration artificielle dun bon caractre serait toujours peu stable, tandis que celle dun mauvais caractre serait complte. Cela sexplique aisment. Selon M. Ferri, lorsquon pense que les germes mauvais, ou instincts anti-sociaux, qui correspondaient lge primitif de lhumanit, sont le plus profondment
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FOUILLE, La philanthropie scientifique au point de vue du Darwinisme, (Revue des Deux-Mondes, 15 sept. 1882.) 101 Voir note B la fin du volume.
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enracins dans lorganisme psychique, prcisment parce quils remontent une date plus recule dans la race. Ils sont donc plus forts que ceux que lvolution leur a substitus. Cest pourquoi les instincts sauvages non seulement ne sont jamais entirement touffs; mais peine le milieu ambiant et les circonstances de la vie en favorisent-ils lexpansion, quils clatent avec violence, parce que, disait Carlyle, la civilisation nest quune enveloppe sous laquelle la nature sauvage de lhomme peut toujours brler dun feu infernal 102. Maintenant, si linfluence de lducation pour ce qui regarde le sens moral, est douteuse, mme pendant lenfance, quen sera-t-il au sortir de cette priode ? (p. 148) M. Sergi croit que le caractre est form de couches superposes, qui peuvent couvrir et cacher entirement le caractre congnital; le milieu ambiant, lducation exprimentale, les enseignements mme pourraient produire une nouvelle couche, non seulement pendant lenfance et pendant toute la vie de lhomme 103. Cette hypothse nest admissible, mon avis, que si lon suppose que les couches les plus rcentes naltrent jamais le type dj form du caractre. Nul doute que lorganisme physique nait sa priode de formation et de dveloppement, tout autant que lorganisme physique. Le caractre, comme la physionomie, se dclare ds lge le plus tendre. Il peut devenir plus souple ou plus raide, mousser ses pointes ou les aiguiser, se dissimuler dans la vie ordinaire; mais, comment pourrait-il perdre son type ? Or, un type part du caractre, cest celui de lhomme dpourvu de sentiments moraux les plus lmentaires; cest un dfaut organique drivant de lhrdit, de latavisme ou dun tat pathologique. Comment pourrait-on supposer que des influences extrieures rparent ce dfaut congnital ? Ce serait une cration ex-nihilo, la production artificielle du sens moral appartenant la race, mais dont lindividu se trouve dtre exceptionnellement dpourvu ! Voil qui est difficile concevoir, qui parat mme impossible lorsquil ne sagit plus dun enfant. Ce nest pas nier la puissance de lducation. Qui peut douter de ses prodiges lorsquil sagit de perfectionner un caractre, (p. 149) de rendre plus dlicats, les sentiments dj existants, de travailler ltoffe en un
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E. FERRI, Socialismo e criminalit, p. 104. 103 G. SERGI, La stratificazione del carattere e la delinquenza, Milano, 1883.
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mot ? Ce quon ne lui reconnat pas cest le pouvoir de tirer quelque chose du nant. Cest sur ce point quun illustre psychologue, le Dr Despine, sest contredit, ce quil me semble, de la manire la plus tonnante. Cest bien de lui que nous tenons une foule dobservations sur les criminels confirmant leur anomalie ; cest mme lui qui a formul une thorie trs rapproche de la ntre, sur labsence de sens moral, non seulement chez les assassins de sang-froid; mais mme chez les grands criminels violents 104. Cest encore lui qui a affirm que lducation la mieux entendue ne peut pas crer des facults; elle ne peut que cultiver celles qui existent, au moins en germe. Les facults intellectuelles seules ne procurent point les connaissances instinctives donnes par les facults morales; elles nen ont point le pouvoir ; que il est facile de reconnatre, dans les facults morales lorigine des motifs daction qui doivent se prsenter lesprit de lhomme dans les diverses circonstances o celui-ci peut se trouver 105 , et, enfin, que tous les raisonnements, tous les actes intellectuels, ne prouveront pas plus le sentiment du devoir, quils ne prouveront les affections, la crainte, lesprance, le sentiment du beau 106 . Et pourtant, cest bien le mme auteur qui a propos un traitement moral palliatif et curatif pour les criminels, (p. 150) traitement quil a rsum de la manire suivante : Empcher toute communication entre les individus moralement imparfaits. Ne pas les laisser dans la solitude, car ils ne possdent, dans leur conscience, aucun moyen damendement. Les faire rester continuellement en contacte avec des personnes morales, capables de les surveiller, dtudier leur nature instinctive, dimprimer celle-ci, et de donner leurs penses une bonne direction, en leur inspirant des ides dordre, et en faisant natre en eux le got et lhabitude du travail. Ltat devrait donc prendre sa charge ces soins assidus, constants des dtenus; surveiller leurs progrs, comme cela se fait dans un collges de jeunes
DESPINE, De la folie au point de vue philosophique, etc., 1re partie, p.39, Paris, 1875. 105 Idem, p. 40. 106 Idem, p. 46
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garons; tenter, par les exemples, par lexprience, par linstruction, dadoucir leur caractre, de les rendre affectueux, honntes, pleins de charit et de zle. Lide de lapplication dune semblable thrapie morale plusieurs milliers de criminels est, pratiquement, une utopie. Ne faudrait-il pas mettre ct de chaque dtenu, pour ainsi dire, un ange consolateur ? Les personnes appeles un pareil emploi devraient tre doues des qualits les plus nobles, les plus rares chez lhomme; la patience, la vigilance, la svrit, et avec une connaissance profonde du cur humain, elles devraient avoir de linstruction et du dvouement. O trouverait-on en quantit suffisante de pareils mdecins des mes ? Quels seraient les finances qui pourraient supporter de semblables frais ? Mais tout en supposant tant soit peu que les difficults pratiques nopposeraient pas un obstacle insurmontable ce systme, quels en seraient les effets ? Lindividu, une fois spar de toute socit, et nayant (p. 151) plus sous les yeux les tentations continuelles de la vie ordinaire, nprouverait plus dans son cur les impulsions criminelles. La cause occasionnelle lui manquerait, mais le germe criminel continuerait rsider en lui ltat latent, tout prt se montrer au grand jour aussitt que les conditions prcdentes de son existence normales viendraient se reproduire. Lamendement ne serait donc quapparent, si mme il ntait pas simul. Lide dune pdagogie exprimentale nest pas srieuse non plus. Car, sil est vrai que les instincts moraux de lhumanit ont t crs par des millions dexpriences utilitaires faites par nos anctres pendant des milliers de sicles, comment pourrait-on en imaginer la rptition artificielle dans un espace de temps aussi court que la vie dun individu, dont linstinct na pas hrit du fruit de ces expriences des gnrations passes ? Et comment peut-on penser que de telles exprience soient faites par le dtenu qui se trouve spar de tout contact avec le monde extrieur ? On a compris enfin quil serait inutile dessayer une cure morale dune faon directe, conformment lutopie de Despine ; mais on a pens quelle pourrait tre leffet dun bon rgime pnitentiaire. Lisolement, le silence, le travail, linstruction amneraient le repentir et les bonnes rsolutions, capables de rgnrer le condamn. Mais quant lisolement au pauvre et au malheureux, lhomme dchu et tomb dit loquemment Mittelstdt ce nest point de la
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sparation de la socit humaine qui manque mais plutt lamour et le contact de celle-ci Et, quant au travail, le mme auteur ajoute : Il ne reste prsent, pour nos humanistes de lcole correctionaliste (p. 152) que le vague dsesprant de ce dilemme, sentendre sur les paroles : Travail ducatif des prisonniers . Veulent-ils leffet bienfaisant du travail sur les murs ? Alors il faut quil sexerce sans coercition et quon remplace la dtention par la libert. Ou bien veulent-ils la coercition au travail ? Alors, les voil de nouveau dans le champ de la douleur pnale, et le but de lamendement sefface 107. Mais au travail obligatoire, rpondent les correctionnalistes, doit sallier lducation de lesprit et du cur, laide dcoles, o les condamns, ordinairement grossiers et ignorants, peuvent acqurir les connaissances du bien et du vrai, qui leur font dfaut. Malheureusement, comme nous le verrons tout lheure, lexprience a dmontr que lefficacit de lcole sur la morale individuelle est ordinairement nulle A-t-on un dlinquant adulte, priv dune partie du sens moral, linstinct de la piti; on prtend lui inculquer cet instinct par le moyen de lenseignement, cest-dire en lui rptant quun des devoirs de lhomme cest dtre compatissant, que la morale dfend de faire du mal nos semblables, et autres choses fort belles Mais, par l le dlinquant nacquerra, sil ne la pas dj, quun critrium pour savoir se conduire plus srement, (p. 153) daprs les principes de la morale. En un mot, il acquerra des ides, non point des sentiments. Et ensuite ? Lhomme est bon non par rflexion, mais par instinct. Et cest prcisment linstinct qui lui manque. Comment faire pour suppler ce dfaut organique ?
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MITTELSTADT, Gegen die Freiheitstrafen 1880. ce sujet, Spencer dit (Morale des Prisons) : Cest un signe de vues bornes que de contraindre le condamn au travail; aussitt que celui-ci se verra libre, il redeviendra ce quil tait auparavant. Limpulsion doit tre intrieure, pour quil puisse continuer la ressentir hors de la prison. Et lord Stanley, dans un discours parlementaire scrie : The reformation of man can never become a mechanical process. ( La rgnration de lhomme ne peut jamais devenir un procd mcanique.)
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Il verra le bien, mais il fera le mal, quand le mal sera de sa convenance, et lui causera du plaisir.
On aura beau lui rpter que lintrt social a beaucoup plus dimportance que lintrt individuel; que celui-ci en fin de compte, se confond mme avec celui-l; que, comme membres de la socit, nous devons, dans de certains cas, sacrifier notre gosme, pour quon agisse de mme envers nous. Ou bien en sappuyant sur un principe religieux, on lui parlera du bonheur dune vie future pour lhomme juste, et de la damnation ternelle qui attend les pervers. Au fond tout cela se rduit un raisonnement : si tu commets une telle action, il ten arrivera mal. Donc, pour viter ceci, tu ne dois pas faire cela. Mais il arrive que le dlinquant prfre satisfaire sa propre passion plutt que de sabandonner tout autre plaisir, toute autre esprance; le raisonnement, alors, ne peut avoir deffet sur lui; ce qui pourrait lempcher de commettre un nouveau crime, ce nest point de voir clairement ce que les autres, et non pas lui, considrent comme un intrt prdominant mais il faudrait quil prouvt la mme rpugnance que les autres prouvent (p. 154) pour le crime; parce que ce qui explique toute action humaine, cest, en dernier ressort, le caractre de lindividu et sa manire de sentir 108. Or, un raisonnement ne pourra jamais crer un instinct 109. Celui-ci ne peut tre que naturel, ou transmis, ou bien acquis inconsciemment par un effet du milieu ambiant. Nous voil donc revenus nos deux agents principaux : lhrdit et le milieu. Lducation, tant quelle ne reprsente que des enseignements, est dun effet nul, ou peu prs, si le milieu reste le mme, cest--dire si le criminel, aprs lexpiation de sa peine, se retrouve dans le mme milieu quil occupait auparavant. On connat les histoires de ces ngrillons qui, aprs avoir t levs et
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V. RIBOT, Les Maladies de la volont, Paris, 1883. DESPINE, De la Folie, etc. p. 39, d.cit.
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instruits en Europe, ont t reconduits dans leur pays pour civiliser leurs compatriotes. Aussitt quils se sont retrouvs parmi ceux-ci, ils ont tout oubli, leur grammaire aussi bien que leurs bonnes manires; ils se sont dfaits de leurs habits, se sont enfouis dans les forts et les voil redevenus des sauvages comme leurs pres, quils navaient pourtant pas connus 110 ! Voil prcisment quoi aboutirait le systme correctionaliste ; on peut en juger du reste par les essais quon en a dj faits : le systme cellulaire, celui dAuburn, le systme irlandais, etc. Le nombre des rcidives na fait (p 155) que saccrotre partout, mesure quon adoucissait les peines et quon en abrgeait la dure. En France de 21 pour 100 en 1851 elle est arrive 44 pour 100 en 1882 pour les dlits, et pour les crimes de 33 52 pour 100 111. La rcidive disait le Ministre continue sa marche envahissante Laccroissement du nombre des malfaiteurs en tat de rcidive lgale est, en dix annes, de 39 %, prs de deux cinquimes . Et dans le rapport du 28 mars 1886 on dplore toujours le mme fait. Le flot de la rcidive monte toujours 112. En Belgique la rcidive avait atteint la proportion du 56% en 1870 et de 52 % en 1873. Il y avait eu diminution depuis 1874 jusqu 1876, mais en 1879 elle est revenue des proportions trs graves (49%). En Italie, depuis 1876 jusqu 1885, la rcidive des condamns pour la cour dassisse a mont de 10 pour 100 34,71 pour 100. Mme progression en Espagne. Il y aussi accroissement, quoique moins prononc en Autriche et en Carintie. Tout cela prouve exprimentalement labsurdit de la thorie correctionaliste, de ses applications du moins. Il nen pouvait tre diffremment, car dans ses principes il y a contradiction flagrante. En effet, pendant que dun ct lon dclare que le but de la peine est la correction du coupable, de lautre ct on tablit une mesure fixe de peine pour chaque dlit, cest--dire un certain nombre
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Il ny a pas longtemps quau Brsil, un docteur en mdecine de lUniversit de Bahia abandonnait les civiliss et retournait errer tout nu dans ses forts natales. Des faits du mme genre ont t observs en Australie et la Nouvelle-Zlande. Victor JEANVROT, La question de la criminalit, Revue de la rforme judiciaire, 15 juillet 1889, Paris. 111 Journal officiel, 13 mars 1884. 112 Journal officiel, 29 mars 1886.
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de mois ou dannes de dtention dans une maison de ltat; ce qui comme la dit le juge Willert ressemble (p. 156) au traitement quun mdecin prescrirait son malade avec lindication du jour o on devrait le renvoyer de lhpital, quil soit ou quil ne soit pas guri 113. Tout ce quon peut sauver du naufrage de cette thorie ce sont les institutions pour lenfance abandonne et pour les adolescents qui ont commenc montrer des mauvais penchants. Quant aux adultes, on ne peut quessayer de leur faire acqurir lhabitude dun genre de vie quils devraient dsirer de pouvoir continuer toujours, parce quil sera plus utile pour eux que toute autre activit dans le nouveau milieu ambiant o on les transportera. Cest ainsi que ceux parmi les criminels qui ne sont pas tout fait des hommes dgnrs pourront cesser dtre nuisibles la socit. Cela nest ralisable que pour la dportation ou par des colonies agricoles tablir dans les rgions peu habites de la mre-patrie, la condition que cette sorte dexil soit perptuel, ou que du moins la dure nen soit pas fixe lavance, afin quon ne dlivre que les rares individus dont la rgnration par le travail pourrait tre rellement constate 114. Ce sont des cas exceptionnels, mais dans les cas ordinaires il est absurde de penser quaprs une absence plus ou moins longue, un dlinquant puisse reparatre dans le milieu qui est sa petite patrie sans y subir les mmes influences qui lavaient pouss au crime.
II
Retour la table des matires
(p. 157) tudions maintenant leffet que peuvent avoir sur les instincts immoraux deux parmi les plus puissants dducation : linstruction littraire et la religion. Cest une ide fort rpandue que ce sont les lments principaux de la
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WILBERT, Das Postulat der Abschaffung des Strafmasses mit der dagegen erhobenen Einwendung. 114 Lide de la peine sans dure fixe a t avance par moi en 1880 (voir mon Criterio positivo della penalit Napoli, Ed. Vallardi) et la mme anne, par le Dr Kraepelin, dans sa brochure Die Abschaffung des Starfmasses , Leipzig, 1880. Elle a t appuye par le prof. Liszt, dans ses leons lUniversit de Marbourg, 1882.
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moralit dune nation; or lintrt pratique de cette question est dautant plus grand que ces deux forces peuvent tre dveloppes ou entraves par ltat, lui tre asservies et recevoir de lui une impulsion et une direction nouvelle. Il nest donc pas hors de propos dexaminer si elles peuvent agir sur le phnomne social de la criminalit. la vrit, aprs ce que nous avons dit de lducation en gnral, on pourrait trouver ce paragraphe peu prs oisif. Mais, comme nous navons pas ni, tout en doutant, la possibilit que des instincts moraux soient forms par des agents extrieurs pendant lenfance, et jusqu ce que le type du caractre soit dfinitivement fix, il ne sera pas inutile de dire quelques mots des deux grandes forces morales auxquelles on suppose principalement cette aptitude. Linstruction littraire alphabtique, dabord. La statistique nous apprend quelle nest pas du tout lennemie du crime. LItalie, o linstruction tre assez largement rpandue depuis 1860, a vu ds lors saccrotre dune manire menaante, les chiffres de sa p. 158) criminalit. En France, voil, daprs M. dHaussonville, les conclusions des dernires statistiques. En 1826, sur 100 accuss, 61 taient illettrs, et 39 avaient reu une instruction plus ou moins dveloppe. Aujourdhui, la proportion est retourne : 70 lettrs (au sens le plus modeste du mot), contre 38 illettrs. Ce renversement de proportion sexplique parfaitement par la diffusion de linstruction primaire, mais le nombre de crimes nayant pas diminu, au contraire, linstruction na eu dautre rsultat que daugmenter la proportion des criminels dans la classe lettre, sans diminuer la criminalit 115. Le mme crivain fait ensuite la remarque que les dpartements qui comptent le plus grand nombre de prvenus, sont ceux o linstruction est la plus rpandue. - En Espagne, dit M. Tarde, o les proportions des illettrs dans le chiffre de la population totale du pays est de deux tiers, ils ne participent que pour moiti peu prs la criminalit. Sans nous hter conclure de l que linstruction ait une influence malfaisante, nous pouvons nous borner constater que linfluence bienfaisante en est tout fait nulle, du moins pour ce qui est du nombre total des crimes; car linstruction en dveloppant des connaissances et des aptitudes, peut dterminer des spcialits criminelles. Mais je nai pas moccuper, en ce moment, de cette
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Revue des Deux-mondes, 1er avril 1887. Le combat contre le vice, par dHAUSSONVILLE.
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question. Voil donc que la pauvre arme de lalphabet, dont on esprait merveilles, vient dtre brise par la statistique; lide que pour chaque cole quon ouvre on refermera une prison nest plus quune absurdit. Il (p. 159) serait superflu de nous arrter l-dessus, car mme si nous navions pas de chiffres lappui, le simple bon sens ne nous dirait-il pas quil ny a aucun rapport entre la grammaire et la moralit ? Est-ce quon peut simaginer par exemple, quune passion quelconque, ou mme un prjug dhonneur peut tre dtruit pas lalphabet quant aux effets de linstruction suprieure nous en dirons un mot plus tard pour prouver que son action nest pas du tout moralisante comme on le pense. (Voir ch. III 1. On peut ajouter que linstruction classique, si elle se rpandait au point de devenir populaire, ne pourrait produire que des effets dplorables : lhistoire surtout, qui nest quune apologie continuelle de toutes sortes dimmoralits et de mfaits. Voyons plutt si par lenseignement religieux lon peut agir plus srieusement sur le moral des individus. Sans doute les motions religieuses ne sont pas sans effet, lorsquelles ont t excites ds le premier ge. Elles laissent toujours des traces, qui quoique affaiblies, ne disparaissent jamais, mme dans leffondrement de la foi. Limpression des mystres religieux sur limagination est tellement vive que les rgle des conduite imposes au nom de la divinit peuvent devenir instinctives, parce que, - comme le dit Darwin, - une croyance inculque constamment pendant les premires annes de la vie, lorsque le cerveau est plus impressionnable, semble presque acqurir la nature dun instinct; et la vraie essence dun instinct, cest quon le suit indpendamment de la raison 116 . Linfluence dun code de morale ajoute Spencer, - (p. 160) dpend mieux des motions provoques par ses impratifs, que du sentiment de lutilit dy obtemprer. Les sentiments inspirs lenfance par le spectacle de la sanction sociale et religieuse des principes moraux, exercent sur la conduite une influence beaucoup plus grande encore que lide du bien-tre que lon obtient par lobissance aux principes de ce genre. Quand les sentiments que le spectacle de ces sanctions fait natre, viennent manquer, la foi utilitaire ne suffit pas ordinairement pour amener lobissance. Mme chez les races les mieux leves, - ajoute-t-il, parmi les hommes suprieurs, chez lesquels les sympathies, devenues organiques, sont cause quils se conforment spontanment aux prceptes
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altruistes, la sanction sociale, drive en partie de la sanction religieuse, acquiert une importance sur linfluence de ces prceptes; puis, elle en a une trs grande sur la conduite des personnes dun esprit moins lev . Le mme auteur reconnat une influence nuisible au prjug irreligieux ou anti-thologique. Il dit ceux qui croient que la Socit peut tout simplement se conformer aux principes de la morales : Comment pourrait-on valuer la dose desprit de conduite ncessaire, sans des rgles reues hrditairement et qui font autorit, pour obliger les hommes comprendre pourquoi, tant donne la nature des choses, une certaine manire dagir soit nuisible et une autre profitable; pour les forcer voir au-del du rsultat immdiat, et discerner clairement les rsultats indirects et loigns, tels quils se produisent sur eux-mmes, sur les autres, et sur la socit ? Il nest donc pas douteux, pour les positivistes, que (p. 161) la religion ne soit une des plus actives parmi les forces de lducation. Mais pour cela, deux conditions sont ncessaires, - la premire, quil sagisse dun enfant, - la deuxime, que lenseignement de la morale soit le vrai but de lenseignement religieux, ce qui malheureusement narrive presque jamais dans plusieurs pays catholiques, o un clerg ignorant, surtout dans les paroisses rurale, ne soccupe gnralement que dimposer des pratiques, tout fait vides de signification pour la conduite morale, et dont le but nest que dassurer la plus entire obissance des fidles, qui cependant ngligent les pages sublimes de lvangile. Il y a encore une chose remarquer : cest que le pouvoir de la religion sur la moralit individuelle parat sarrter prcisment dans les cas les plus graves, cest--dire lorsquil rencontre des penchants criminels. Rien de plus naturel. En effet, si lenseignement, pour devenir utile, doit tre accompagn de lmotion, comment peut-on esprer que cette motion soit excite chez des hommes, qui, par un dfaut dorganisation psychique, ont une sensibilit moindre que la normale ? Et comment peut-on penser alors quils en arrivent jamais la pure idalit de la religion ? Nimporte, nous dira-t-on ! La crainte du chtiment dans lautre vie sera toujours un frein assez puissant pour bien des gens qui nont pas pu slever au vrai idal religieux. Cela peut tre vrai pour des hommes dun esprit pratique, tranquille et calculateur, non pas coup sr, pour ceux qui ont le caractre
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criminel, car limprudence, limprvoyance, la lgret, distinguent surtout ce caractre. Si, en toutes occasions, pour la satisfaction immdiate (p. 162) de leurs passions, ils ne regardent pas au lendemain de la vie ? Dautres dlinquants forment cette classe quon appelle des impulsifs. Ils agissent par limpulsion de leur temprament colre ou nvropathique, ou par celle de lalcoolisme; il est donc peu probable quau moment de frapper, les sanctions religieuses leur reviennent lesprit. Dautres enfin se trouvent dans cette condition de nvrasthnie morale qui les rend impuissants rsister aux enchanements du milieu : peut-on simaginer que leur catchisme soit suffisant pour leur donner de linitiative et de lnergie ? Cest ainsi que ltude exprimentale du criminel dtruit bien des illusions, et quelle confirme la conclusion que nous avons dj donne, en parlant de lducation en gnral, cest--dire que, si un caractre peut en tre perfectionn, il est fort douteux quelle puisse jamais rparer une lacune de lorganisation psychique, telle que labsence des sentiments altruistes. Enfin, est-il vrai que cette sorte de religion, qui est la porte du plus grand nombre, menace pouvantablement le criminel ? Non, car on lui a parl en mme temps de la misricorde divine, et il croit quun acte de repentir, en tous et en tous lieux, sera une rparation suffisante pour une vie passe tout entire dans le vice. Cest ainsi quon peut sexpliquer de la mme manire : des dames trs croyantes peuvent toute leur vie dans ladultre, et, lglise, pleurer agenouilles au pied de la croix. Car la luxure est un pch mortel, (p. 163) comme la haine et la colre, mais la bndiction dun prtre peut galement les absoudre tous. Je mattends la rponse; - Cest que ces gens-l nont pas le vrai, sentiment religieux; cest que leur religion nest que de la superstition ! Mais est-ce que la religion du plus grand nombre pourrait tre autre chose ? Chez les gens vulgaires, dans toutes les religions, on trouve lide de lanthropomorphisme de Dieu. Cest ainsi comme on la bien remarqu - que lhomme doux et honnte adore un Dieu damour et de pardon; et que lhomme pervers et immoral se forme un Dieu cruel et haineux 117. Et si le vrai sentiment
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E. FERRI, Le sentiment religieux chez les meurtriers, dans lArchivio di Psichiatria, Scienze penali, etc. vol. III, page 276-282, Turin, Fr. Bocca d. 1884.
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religieux est chose tellement rare que bien peu desprits nobles peuvent y prtendre, sera-t-il hasard de dire que ces mmes esprits nen auraient pas eu besoin pour ne pas commettre des crimes; que, mme sils navaient pas t des croyants, ils auraient t tout de mme des honntes gens ? Malgr tout, il faut admettre que, dans les mmes limites o lducation peut tre agissante, la religion en est un auxiliaire, parce quelle peut dvelopper de bons germes et raffermir des caractres faibles. Un gouvernement clair devrait donc favoriser cette force moralisante, ou au moins ne pas y mettre des entraves. Du reste, ce quil peut faire nest pas grandchose. Dans un pays sceptique tous ses efforts seraient inutiles, et, au sein dune anime de la foi, on se passe de son approbation. On a vu des religions dtat dchoir et expirer ; (p. 164) le christianisme envahir irrsistiblement lEmpire romain, de mme que le bouddhisme lAsie centrale. De nos temps un gouvernement na que la religion quil trouve dans la nation. De mme quau sein dune famille tous les enseignements seront mis sur le cur des enfants si leurs parents ne leur montrent tous les moments leur entire soumission ces mme prceptes, ltat ne pourra moraliser que par lexemple quil peut donner cest la justice la plus svre, la plus impartiale, la plus facile obtenir.
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La criminologie tude sur la nature du crime et la thorie de la pnalit. (1890) Deuxime partie. LE CRIMINEL
Chapitre 3
INFLUENCES CONOMIQUES
(p. 165) Passons maintenant la seconde question : celle des causes ou occasions de dlits existant dans le milieu. Les socialistes nous disent que la plus grande partie des dlits disparatrait si on parvenait dtruire certaines institutions, si on pouvait raliser leur idal. En faisant disparatre lignorance et le dsuvrement, en payant dune manire quitable toute sorte de travail, en assurant lexistence matrielle aux incapables, en dtruisant le contraste de la grande fortune et de lexcs de misre, on supprimerait tout dsir den vouloir son prochain, toute culpabilit malsaine, toute activit antisociale. Des sociologues plus srieux, sans en arriver jusque l, croient pourtant que la criminalit drive pour trois quarts, de certaines classes sociales et conomiques, et ils pensent que le lgislateur aurait le pouvoir de modifier le milieu social, de faon faire disparatre ces tentations ou occasions de crime.
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I
LA MISRE
(p. 166) On le sait, le socialisme nest pas reprsent par une seule cole, mais par plusieurs coles, qui professent diffrentes doctrines, et manifestent des tendances diverses. Mais elles saccordent croire que le phnomne du crime prend sa source principale dans lingalit conomique. Pour quelques uns de ces crivains le crime nest autre chose quune raction contre linjustice sociale. La rpartition ingale des biens condamne une partie de la population la misre, et, en la privant dducation, la rduit lignorance. Liniquit conomique sanctionne par les lois est un vritable crime, qui provoque tous les autres, si mme il ne les justifie pas 118. (p. 167) La Socit est donc la premire coupable : cest elle qui rend possible les malfaiteurs, en crant des malheureux qui nont pas trouv place au banquet de la vie, et qui ont t repousss des salles resplendissantes et des appartements dors, pour tre plongs dans la solitude morne, et dans les tnbres des rues fangeuses.
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Ces ides du socialisme europen trouvent leur pendant dans celles dune secte chinoise du XIe sicle, sous la dynastie de Tsong. Cette secte soutenait que la socit repose sur la loi, et que la loi est linjustice et la ruse, sur la proprit, et la proprit est larbitre et la concussion . (Revue des DeuxMondes, 15 fvrier 1880, p. 923). Le programme de Bakounine, celui des nihilistes russes et de la Main noire en Espagne poussent la guerre contre toute les institutions sociales. La socit est constitue dune faon absurde et criminelle Toute proprit acquise par le travail des autres est illgitime. Les riches doivent tre mis au ban du droit des gens Tous les moyens pour les combattre sont bons et ncessaires, sans exclure le fer, le feu et mme la calomnie. Programme de la main noire. Laveleye, Le socialisme contemporain, p. 275, Paris 1883. Voir aussi le beau travail de A. Zorli, Emancipazione economica delle classe operaie, Bologne, 1881.
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la vrit, de nos jours les crivains socialistes les plus srieux nen arrivent pas de pareilles conclusions. Pourtant, ils rejettent presque toujours le crime sur une organisation artificielle et vicieuse de la Socit, organisation qui, une fois modifie, ou pour mieux dire radicalement innove, rduirait une proportion minime le chiffre des dlits, et par luvre lente de lvolution, le ferait entirement disparatre. En attendant, ils ne peuvent sempcher de voir dans le dlinquant, un membre dune classe opprime, laquelle se rvolte par son moyen; souvent mme, ils npargnent pas la drision la plus amre ceux qui, dans cette classe, baissent la tte, et supportent leur destine. Assurment, - dit lauteur dune brillante brochure qui traite cet argument, mme dans les couches les plus abjectes il y a des martyrs, types de rsignation, chrtiennement idiote, incapable doffense, bnissant la macque qui les broie. Nous comprenons quils soient lidal de la bourgeoisie, qui les exploite, mais leur exemple ne nous difie point. Ainsi, louvrier qui, se vendant pour un salaire drisoire, fait tomber le salaire de tous les autres, est tratre son espce, et justifie la raction qui le frappe. Quand le privilge domine, toute rbellion est un fait humain, qui doit tre tudi avec des sentiments humains ; et quand mme elle prend la (p. 168) forme odieuse du crime, elle concourt comme symptme utile poser des questions radicales, etc. 119 Je remarquai en passant, quil ne doit pas tre facile, pour celui qui prsente sous cet aspect, dexpliquer le fait par lequel louvrier et le paysan sont exposs des agressions criminelles de tout genre. trange rvolte contre le privilge, laquelle sen prend la fois aux tyrans et aux victimes, et qui sattaque aussi bien aux opulents odieux quaux compagnons de malheur. Nous allons toutefois examiner la question suivante : si liniquit conomique , conditions sociale par laquelle les citoyens sont diviss en propritaires et en proltaires, est la cause principale, ou au moins une des causes les plus importantes de la criminalit.
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Le sens dans lequel jemploie ce mot dlit est dj connu du lecteur; il reste nous entendre sur la signification de lautre mot proltariat auquel on attribue, par une triste ncessit de sa condition, le plus grand nombre de dlits. Le proltaire est lindividu priv de biens immobiliers et qui na dautre moyen de subsistance que son travail manuel rtribu par un salaire, ordinairement quotidien, dont la mesure est restreinte la valeur des objets qui, dans une certaine socit et dans un certain temps, reprsentent le strict ncessaire. Tout capital produit par lpargne, fait passer le proltaire de sa condition celle du propritaire 120. Or, on ne saurait nier que le proltaire, plus que tout (p. 169) autre individu, peut tre expos la faim, si le salaire, qui est son unique moyen dexistence, vient lui manquer, mme pour un jour. Il peut se faire alors quil commette un vol pour procurer du pain, soit luimme. Cest le cas de Jean Valjean , dans les Misrables . Je ne dirai point, avec un crivain franais, que ce nest point l une figure du monde rel, parce quil nexiste pas en France une ville comme Faverolles, o un brave ouvrier, connu par son activit, par son dvouement une veuve et des orphelins, naurait pas trouv quelque secours en cas de besoin urgent 121 . Je crois, au contraire, que ce cas peut se prsenter, mais sans doute, il est fort rare. Le comte Tolsto ayant visit un grand nombre de logements trs pauvres Moscou, ne trouva quune seule femme malade qui disait ne pas avoir mang depuis deux jours. Il saperut quil ny avait personne qui exigeait des secours immdiats. Ainsi que parmi nous dit-il il y avait l des gens plus ou moins bons, plus ou moins mauvais, plus ou moins heureux, plus ou moins malheureux. Ctaient des individus tels que leur malheur ne dpendait pas de circonstances extrieures, parce quil tait en eux-mmes, de sorte quon ne pourrait y porter secours par le don dun papier quelconque 122. Dans ltat de civilisation o nous sommes, part les moments de crise, presque tous les hommes, de bonne volont trouvent du travail, et sils ont le malheur de nen (p. 170) pas trouver, presque toujours, dans leur entourage
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Telle est la dfinition donne par Block, Dictionnaire de la politique. A. France, Philosophie du droit pnal, p. 147. Paris, 1880. TOLSTO, Que faire ? Paris, 1887.
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immdiat, quelque main bienfaisante leur sera tendue. Dun autre ct, un homme mourant de faim, sans quil y ait de sa faute, est-il un malfaiteur sil vole un morceau de pain. peine suffisant pour soutenir ses forces ? Assurment, daprs nos ides, il ne saurait tre question dans ce cas de dlit naturel , et mme, daprs la lgislation actuelle, on pourrait admettre la force irrsistible . Sans doute la pauvret absolue existe, mais comme la cause en est presque toujours le manque de courage et dactivit, elle est accompagne par une sorte dapathie qui ne demande autre chose que la conservation de lexistence animale 123 . Ce qui en rsulte, cest dordinaire la mendicit, non pas le crime, car ce dernier exige toujours un certain effort dont les gens puiss par les souffrances sont tout fait incapables. Limmense majorit de la classe ouvrire nen est pas un dnuement pareil; ce nest pas de laiguillon de la faim quelle souffre, mais plutt de se procurer tant de plaisirs dont elle voit jouir les favoris de la fortune; dans les grandes villes surtout, cest un supplice de Tantale quelle est perptuellement condamne. Mais ce nest pas seulement le proltaire qui prouve un pareil sentiment. Les besoins sont relatifs aux dsirs, et ceux-ci la condition spciale de lindividu. Celui qui travaille pour un salaire, se sent pauvre par rapport son matre; le petit propritaire par rapport au grand propritaire; le simple employ par rapport son chef de bureau. mesure quon monte les degrs de lchelle (p. 171) sociale, la splendeur de la richesse de celui qui se trouve occuper une place un peu suprieure un autre, fait ptir celle de ce dernier. Celui qui possde un million de capital porte envie celui qui possde un million de revenu; il pourra prouver une cupidit semblable celle qui sempare du simple cultivateur au mtayer. Or, de mme que cette cupidit peut pousser le paysan voler du bois, elle peut pousser le mtayer tromper son propritaire, le comptable falsifier ses registres, le riche commerant faire une banqueroute frauduleuse, et le propritaire encore, produire le faux testament dun millionnaire. Le sentiment de la cupidit existe dans tous les hommes un degr plus ou moins grand. Mais pour que ce sentiment puisse entraner au crime, il faut que lindividu se trouve non pas dans une condition conomique spciale, mais dans
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une condition psychique toute particulire, dans laquelle il y ait absence ou diminution de linstinct de probit, et en mme temps, insouciance de la bonne rputation, que lon dsire souvent garder intacte, soit par amour-propre, soit par intrt, ce qui fait que plusieurs personnes, tout en nayant pas un instinct inn de probit, savent rsister aux tentations criminelles. Or, de pareilles conditions psychiques spciales subsisteraient videmment dans lindividu quand mme la misre serait compltement supprime ; et le facteur social du crime reparatrait sous dautres formes; le voleur oisif daujourdhui, deviendrait louvrier dsuvr du lendemain. On pourrait seulement prsumer la disparition des dlits que la cupidit amne, quand le dlinquant ne verrait plus aucun profit les consommer. Mais, cette (p. 172) prsomption ne pourrait jamais avoir lieu, en supposant quon veuille instituer un nouvel ordre conomique quelconque, soit par une rpartition mathmatiquement gale de la richesse publique, daprs les communistes, ou par une rpartition fonde sur le travail et le mrite, daprs les socialistes. Toute loi cre par lhomme peut tre lude par lhomme. - Il faut tre bien naf pour croire quon ne trouverait plus moyen de se procurer un avantage quelconque, au dtriment dautrui, et sous une forme diffrente que celle de largent, dans les phalanstres de Fournier, ou dans les tablissements agricoles et industriels de Cabet. Je ne parle mme pas des associations ouvrires de Marx et Lassalle. Le socialisme contemporain, qui ayant pris la place dun communisme dmod, admet quun individu puisse gagner plus quun autre, reconnat par l limpossibilit dtablir lgalit conomique, et remplace ce principe par celui de la juste rtribution du travail. Eh bien ! lingalit conomique rendra possible lactivit dshonnte ct de lactivit honnte ; la soif du gain suffit pour que lexcitation au crime reste la mme. Quand mme on substituerait largent les bons de travail, par lesquels tout ouvrier pourra, en compensation de luvre quil aura prte, prendre dans les magasins publics ce quoi il a droit, est-ce que pour cela, la race des fainants et des dsuvrs aura cess dexister ? Et ceux-ci se trouvant dans limpossibilit de se procurer ces bons par eux-mmes, ne tenterontils pas de sen emparer par supercherie ou par violence ? En tablissant le principe que chacun ne peut consommer quen rapport de ce quil produit, ne saurait-on pas trouver (p. 173) mille moyens frauduleux pour vivre aux dpens du travail dautrui ? Ny aura-t-il pas toujours des mcontents et des dclasss ?
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Ces considrations peuvent nous faire raisonnablement penser que la suppression de la misre ne ferait point cesser les crimes ou dlits qui ont leur source dans la cupidit. Mais au moins, cette suppression nen ferait-elle pas diminuer le nombre ? Cest l une autre question sur laquelle les sociologues sont indcis. Presque tous affirment que la misre peut tre le mobile du crime. Je doute, dit Ferri, quune fois que la proprit individuelle sera abolie, les vols puissent cesser entirement Certes, cette institution venant tre supprime, la plupart des dlits qui sy rapportent, disparatraient, mais pas tous 124. Je vais exposer ce propos une opinion, qui dborde logiquement des ides que je viens dbaucher, et qui me parat, outre cela, confirme par les faits. Le proltariat est une condition sociale, tout comme les conditions qui lui sont suprieures. Le dfaut absolu de capital, qui en est le caractre (sans tenir compte des cas exceptionnels de dfaut du ncessaire, cest--dire logement, alimentation approprie au climat, chauffage dans les pays froids), est une condition conomique permanente, qui na rien danormal pour ceux qui y sont habitus. Elle constitue un tat de gne seulement pour ceux qui ont des dsirs ou des besoins quils ne peuvent pas satisfaire par leur salaire journalier. Mais une semblable (p. 174) gne conomique peut exister, par une raison analogue, mme dans la classe des capitalistes, si lon remplace le mot salaire par celui de revenu. Rien ne nous dit que cette disproportion entre les dsirs et la possibilit de les satisfaire, soit plus grande dans la classe la plus humble. Si les gens riches dit Tolsto mangent et boivent bien cela ne les empche pas dtre les mmes malheureux. Eux aussi ils sont mcontents de leur position, regrettent le pass et dsirent ce quils nont pas. Cette position meilleure quils ont en vue est la mme que celle aprs laquelle soupirent les habitants de la maison Rijanoff (le logement des mendiants), cest--dire une situation dans laquelle ils pourraient moins travailler et profiter davantage du travail dautrui 125. Il semble mme quen franchissant labme qui spare les proltaires des propritaires, les dsirs croissent chez ceux-ci dans une plus grande proportion, selon leur richesse, cause des occasions plus frquentes quils ont de connatre et dapprcier les
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raffinements du luxe et du comfort et de sapercevoir de ce qui leur manque pour jouir plus largement de la vie. Or, si la gne conomique, entendue ainsi dans un sens relatif, nest pas proportionnellement plus grande dans la plus basse classe, il ny a aucune raison pour que celle-ci, plutt que lautre, subisse par cette manire dtre, une impulsion qui la pousse au crime. Il est bien vrai pourtant, que le vol, qui est la manire la plus grossire dattenter la proprit, est rpandu sur une grande chelle, parmi les classes les plus infimes de (p. 175) la socit ; mais il est contre-balanc par les faux, par les banqueroutes, par les concussions des classes suprieures. Et ces mfaits ne sont autant de varits dun mme dlit naturel, ce ne sont que des formes diffrentes appropries aux diffrentes conditions sociales, dans lesquelles la passion de la cupidit pousse un mme degr, se manifeste galement, ce ne sont que des effets du dfaut dune retenue morale de mme nature. Le langage commun, qui rend la conscience publique beaucoup mieux que largot lgal, accroche une pithte unique tous les dlinquants de cette espce, et appelle tout aussi bien voleur le malheureux qui vole une montre, que le caissier qui schappe avec largent du Gouvernement; aussi bien le commerant qui a fait une banqueroute frauduleuse, que le maire, le conseiller gnral, le magistrat ou le ministre, qui vend la justice ou les faveurs de ltat. Si les malheureux qui drobent ntaient pas des pauvres, ce seraient des commerants banqueroutiers, des officiers publics infidles, des notaires ou des avocats faussaires. Et voil comment le plus bel argument des socialistes, qui, bornant leurs observations au vol et le trouvant plus rpandu dans les classes pauvres, croient que les agressions contre la proprit cesseraient avec la suppression de la misre 126, voil comment, disons-nous, cet argument tombe de soi-mme. Au lieu du proltariat, ils devraient nous parler de malaise conomique. Or, celui-ci est le (p. 176) rsultat non pas de la distribution ingale des biens naturels, mais
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V. par exemple TURATI, Il Delitto e la Questione sociale. Milan, 1883, p. 92. La connexion des mfaits contre la proprit avec les ingalits sociales, est tablie dune faon tellement incontestable par lexcdent presque exclusif des classes infimes dans le nombre des voleurs, que mme les sociologues de la bourgeoisie nosent pas la contester.
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plutt de la distribution exceptionnelle qui existe entre les dsirs et les moyens de les satisfaire; et on le retrouve dans toutes les diffrentes couches sociales. Alors, tant que lactivit dshonnte pourra tre utile, cest--dire tant quelle apportera un gain, le dlit ne cessera dexister chez les hommes immoraux, dont la race se trouve mle toutes les classes dans des proportions peu prs gales, du moment quil sagit de cette immoralit, non pas superficielle, mais fondamentale, qui rend possible le dlit. Quels sont cependant les faits que nous pouvons mettre en avant pour prouver la vrit de cette assertion ? Il serait possible den faire une dmonstration complte si nous avions une statistique du proltariat par rapport la criminalit. Alors peut tre lloquence des chiffres nous dispenserait de faire de long discours pour prouver lerreur de cette ides si rpandue, savoir que la misre est une des causes principales du crime. Mais, pour notre malheur, ces lments nous font dfaut, et pour les obtenir approximativement, il ne nous reste qu procder par induction. Par exemple, en ne voulant nous occuper pour le moment que cette partie de la criminalit dont la cupidit peut tre le mobile direct, nous pouvons faire une comparaison entre le nombre des dlits qui sont, gnralement, commis par la plus basse classe, et ceux qui, plus vraisemblablement, sont dus aux classes moins malheureuses. cet effet, je rapporterai ici quelques donnes tires des statistiques italiennes de 1880. (p. 177) Parmi les crimes sur lesquels les Chambres daccusation eurent se prononcer, cette anne-l, on trouve 123 vols main arme ou extorsions avec homicide, 919 vols avec violence, 195 attentats du mme genre, 11 616 vols qualifis, et 700 tentative de vols, enfin 971 reclements dobjets vols; soit en totalit 14,524 crimes, que lon peut supposer pour la plupart, comme ayant t commis par des proltaires, quoique les extorsions comprises dans ses chiffres doivent souvent tre attribues la camorra et au chantage qui sont pratiqus par des sectes non point diriges par des indigents, mais par des personnes qui ont des
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moyens de subsistance suffisants, indpendamment de leurs bnfices dshonntes. En face de ces crimes nous mettrons 230 soustractions corruptions et concussions dofficiers publics, 507 falsifications de monnaies, de titres, dobligations de ltat, de cachets, de timbres, etc., 642 faux en actes publics, en criture commerciales ou prives, 154 banqueroutes, 470 fraudes au commerce, aux manufactures, aux arts, 10 dlits relatifs aux subsistance militaires, et aux enchres publiques; total 2,011 crimes dont plusieurs par leur nature, dautres par les difficults qua d prsenter leur excution, ne sauraient tre attribus gnralement aux indigents. Mais tous les dlits de cette dernire srie ne sont que leffet de la cupidit, prcisment comme ces agressions les plus vulgaires, qui ont pour objet le bien dautrui, et auxquelles on donne le nom de vol, de brigandage, dextorsion. Ce sont donc l deux qualits homognes, entre les quelles on peut bien tablir une comparaison. Dun ct, 14,524 dlits de proltaires; de lautre, (p. 178) 2,011 dlits de propritaires. Ainsi les premiers sont aux seconds peu prs comme 88 12. Comment peut-on dterminer, maintenant, dune manire approximative, la proportion des proltaires dans toute la population de lItalie ? Le recensement de 1871 avait donn un chiffre de 2,276,633 propritaires 127, mais on prsumait que le chiffre rel tait de beaucoup suprieur 128. En effet, daprs les renseignements que jai puiss dans le recensement de 1881, ceux qui sont inscrits comme propritaires dpassent le chiffre de trois millions; si ce nest quun grand nombre de ces propritaires sont des gens fort pauvres. Dans le recensement de 1861, 1,027,451 figuraient comme agriculteurs, ou bien comme tant adonns la pche, lagriculture et aux mines, et parmi ceux-ci, il y a beaucoup de pauvres paysans qui nont pour tout bien que leur rustique cabane ou quelques arpents de terre, insuffisants pour leur subsistance.
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Parmi ceux-ci, 672,312 nont dclar dautre tat que celui de propritaires soit environ les 2 1/3 pour cent de la population de cette poque. 128 V. Introduction au volume regardant les professions, p. x.
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Aujourdhui, on compte environ 250,000 individus inscrits comme propritaires et qui payent moins de 5 francs de tribut annuel direct. Le nombre de ceux qui souffrent dune gne un peu moins grande devrait donc rduire de beaucoup le nombre de 3 millions dinscrits, mais je veux bien, pour plus ample dmonstration, conserver ce chiffre comme tant oppos, non pas la misre, mais au proltariat dans le sens qui lui est attach de classe absolument prive de capital. Et alors, en tablissant une proportion avec toute la (p. 179) population (qui en 1881, tait de 28,459,451 habitants), nous aurons ce rsultat, que les proltaires sont aux propritaires presque 90 est 10. En sorte que, tandis que sur 100 personnes, 90 seraient des pauvres, sur 100 crimes causs par la cupidit, 88 devraient tre attribus des dlinquants pauvres. Ne peut-on pas conclure de l que mme dans cette espce de criminalit, dont la raison est directement conomique, le proltariat na pas une part suprieure aux autres classes ? Et ne voit-on pas alors que la misre entre dans les facteurs de la criminalit dans des proportions que lon peut dire tout fait identique celles de la gne conomique des classes suprieures, gne qui persistera toujours jusqu ce quil soit possible, non seulement dattribuer chacun des parts gales de biens naturels, mais dempcher encore quun homme, par son travail, gagne plus et un autre moins ? Mais, sil nous faudra nier maintenant que la gne des proltaires joue un des premiers rles dans la production des dlits contre la proprit, et mme un rle plus important que celui de la gne conomique des autres classes, que dironsnous donc de lopinion de quelques socialistes, qui attribuent la misre mme les dlits contre les personnes, et, en gnral, toute la criminalit ? Ici leur effort est plus visible. Ils commencent eux-mmes par dire que dans les dlits contre les personnes linfluence de la mauvaise organisation sociale est moins apparente 129. Mais cependant linfluence subtile de la (p. 180) misre pntre dans tous les dlits. Elle marche presque toujours de pair avec le dfaut dducation, do les mauvais exemples, lhonntet mconnue, moins de
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solidit nerveuse, lexcitation aux passions les plus basses, limpuissance de la rflexion, un dficit permanent lavoir des satisfactions vitales, do dcoulent des ferments criminels et secrets . Je nai quune remarque faire : le dfaut dducation des classes infrieures ne peut avoir dautre effet que la rudesse, cest--dire une moindre sensibilit pour les douleurs morales dautrui, une honntet un peu plus lastique. Voyez les pauvres dcrits par Tolsto, les ouvriers dcrits par Zola. Il y a bien parmi eux des criminels, mais ds leur premire apparition, ces auteurs ont soin de nous en dire les antcdents, qui les rendent des natures exceptionnellement perverties, comme ils nous en prsentent dautres exceptionnellement vertueuses. Sans doute la grande majorit des personnages de lAssommoir et de la Terre sont des tres peu sympathiques, dgoutants mmes, parfois ils sont peu fidles, peu charitables, exclusivement proccups de leur intrt personnel, sans la moindre idalit, mais ils ne songent pas mme au crime comme moyen dassouvir leurs passions, ils reculent devant lui si loccasion sen prsente. Or, tant que la majorit de la population aura comme base de caractre les instincts moraux dont jai parl plus haut, ces instincts, par simple effet dhrdit, seront transmis dans toutes les classes pauvres ou riches, instruites ou ignorantes, et seront soutenus par la tradition et les exemples et les exemples, lducation de la famille. Il ne sagit point ici de cette dlicatesse qui est (p. 181) le patrimoine moral dun petit nombre, non plus que de vertus et de sentiments nobles et gnreux; il sagit seulement dune qualit ngative, savoir la rpugnance pour un nombre dtermin dactions, dont limmoralit est universellement reconnue dans la haute comme dans la basse classe de la population, Sil est vrai que ces instincts moraux ont t le rsultat volutif des innombrables expriences, quand il sagit dhomicides, de vols et dautres dlits analogues, se sont accomplies aussi bien dans les classes les plus leves que les plus humbles. Linstinct de la piti, celui dune probit, mme trs grossire, se sont produits aussi dans la population infime; on y trouve comme dans les couches sociales suprieures, la mme rpugnance pour le sang et pour les agressions violentes ou insidieuses. Lvolution qui sest poursuivie la surface, et a produit les sentiments les plus dlicats, se trouve arrte vers le fond, ou bien
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avance-t-elle dun mouvement beaucoup plus lent; la moralit se borne quelques aversions, un petit nombre de sentiments, mais ceux-ci sy rencontrent dans une gale mesure, dans une gale proportion; les individus privs de cette moralit rudimentaire y sont galement rares et anormaux. Sans aucun doute, la misre est un obstacle pour la bonne ducation, et le dfaut dducation empche que la moralit se dveloppe, mais la misre nentrane pas avec elle labsence complte et partielle de certains sentiments altruistes, tels que la piti et la probit lmentaire. Jai dj prouv la vrit de cette assertion, prcisment sur le terrain o elle est la plus combattue, (p. 182) cest--dire pour ce qui a rapport linstinct de la probit. Maintenant, par dautres chiffres, je vais prouver que la criminalit en gnral ne se retrouve pas dans de plus grandes proportions parmi les basses classes de la socit, et que par consquent cest tort quon en rejette la faute sur la misre et sur le manque dducation de ces dernires classes. La statistique pnale qui a t dresse en Italie, pour lanne 1880, nous apprend que les tribunaux correctionnels ont jug 17,293 propritaires, et 98,224 individus ne possdant rien 130, ce qui veut dire que les premiers sont ceux-ci, comme de 17 est 100, et reprsentent plus du sixime du nombre total des imputs. Donc, tandis que les propritaires ne reprsenteraient que le 10% ou le 11% de la population (en calculant largement comme on a vu plus haut), ils reprsenteraient environ le 16 0/0 du total de la criminalit correctionnelle ! Les chiffres donns par les Cours dassises sont un peu infrieurs au quantum ci-dessus, puisque le nombre des propritaires ny entre que pour 10 0/0 environ, soit 943 propritaires, et 8131 non propritaires. Mais il est bon de remarquer que, l, ces chiffres se rapportent seulement aux propritaires dimmeubles; et puis, non pas ceux qui ont t jugs, mais ceux qi sont condamns. Ce chiffre infrieur de propritaire condamns par des juges appartenant la bourgeoisie, a, selon ma manire de voir, une signification bien diffrente. Il ne fait (p.183) que
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Il y a en outre un troisime chiffre, qui regarde les prvenus dont on ignore ltat de fortune, mais ce chiffre pouvant tre rparti galement entre les deux catgories, je nai pas voulu en tenir compte. Statistique cite. Tab. VII.
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confirmer toujours davantage la remarque dj faite bien souvent, quun jury se laisse trop facilement sduire par lloquence dun dfenseur quun accus riche peut choisir parmi les meilleurs avocats, - ou, ce qui est plus honteux, par lappt de lor de laccus 131. Si maintenant nous voulons valuer les effets de cette mauvaise ducation, qui accompagne presque toujours la pauvret. Nous pouvons fournir dinnombrables preuves de lindpendance dans laquelle le phnomne criminel se trouve par rapport la condition sociale et la culture individuelle. Nous choisirons quelques-unes de ces preuves. En classant, daprs leurs professions ceux qui sont prvenus de dlits correctionnels, nous trouverons que la catgorie le plus misrable et la plus ignorante, en Italie, celle des agriculteurs, donne le 25,39%, tandis que les classes les plus instruites, celle des commerants, des industriels, de ceux qui exercent une profession, des artistes, des tudiants, des militaires, des employs, donnent le 13,58% 132. Il nest pas ncessaire de consulter les statistiques gnrales pour dire que, relativement leur nombre proportionnel, ces dernires classes se laissent plus facilement entraner au crime que la premire. Leur proportion est mme plus grande parmi ceux qui ont t condamns par les Assises, puisquelle atteint le 15,58%, et il est remarquer quici les commerants et les industriels seulement entrent en raison de 11,62% 133. Pour pouvoir valuer daprs une base certaine (p. 184) linfluence que peut exercer la culture individuelle, il faut prendre les chiffres des illettrs. Ceux-ci, selon le recensement de 1881, sont la population tout entire, dans le rapport de 67,25%. Or, la proportion des illettrs jugs en 1880 par les tribunaux correctionnels, en diffre peu, puisquelle est de 68,09%. Et parmi les condamns aux assises, elle est infrieure savoir de 66, 72%. Do il faut dduire que la simple instruction alphabtique en Italie natteste pas jusqu prsent, une influence dcisive, nuisible ni favorable. Des observations semblables ont t faites en France.
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Le mtier de jur existe malheureusement. Il y a des endroits o on lexerce presque publiquement. Quelques jurs ont mme un tarif connu. 132 Statistique pnale cite, p. XXXVI. 133 Ibid., p. LXVII.
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Mais il nen est pas de mme si nous examinons la proportion des dlits fournis par les classes plus instruites. Parmi ceux qui exercent les professions librales, nous avons en Italie, un condamn sur chaque 345 individus, tandis que parmi les paysans, il sen trouve un sur 428 134. La diffrence proportionnelle est donc trs sensible, mais dans dautres pays, elle est encore bien plus grande. En Prusse, par exemple, les professions occupent les 2,2 % de la population et donnent le 4,0% de dlinquants 135. En France, les commerants et ceux qui exercent une profession librale dpassent de beaucoup la classe agricole et manufacturire dans la perptration des dlits les plus graves, excepts pour les vols qualifis. En 1879, la classes agricole a donn pour les meurtres et les assassinats, une proportion de 49%, tandis quelle forme les 53% de la population; pendant que la classe de (p. 185) ceux qui exercent des professions librales, qui forme le 4 % de la mme population, a donn un contingent de 7% 136. Il est trange que M. dHaussonville se laisse porter croire linfluence moralisante de la haute culture par le nombre exigu des accuss qui lont reue. 137 Il a tout-fait oubli de dresser une proportion entre ce petit nombre daccuss et le petit nombre des gens possdant la haute culture pris dans la population tout entire! Il faut donc constater une activit criminelle infrieure, en gnral, et une activit moindre, mme dans les crimes les plus graves, prcisment de la part de ces gens qui sont les plus pauvres et les plus ignorants. En effet, cette classe agricole comprend en France, outre les petits propritaires, plus dun millions de fermiers et de cultivateurs et plus de deux millions de journaliers, dhommes de peine, et de garons de ferme 138. Il va sans dire que les femmes et les enfants ne sont pas compris dans ces chiffres.
LOMBROSO, Lhomme criminel, 2e dition italienne, p. 287. Ibid., p. 289. FERRI, Socialismo e criminalit, p. 80. Voir Revue des Deux-mondes, 1er avril 1887. Le combat contre le vice. Notices sur la Statistique franaise, contenues dans le volume des Professions, travaux sur le recensement en Italie, de lanne1871.
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Il est reconnu comment partout, mais en France plus particulirement quailleurs, il y a un contraste entre la pauvret et lignorance des paysans, et la culture, ainsi que laisance des ouvriers des villes. Que devront dire, donc, ceux qui croient linfluence bienfaisante de lalphabet, et du bien-tre conomique, en observant la proportion de 23% pour la classe manufacturire et les 32% pour celle des arts et mtiers (p. 186) compare au 13,9% qui est le contingent des agriculteurs accuses sur 100,000 habitants ? Mais il y a encore dautres faits qui viendraient confirmer notre dmonstration. Dun ct, de lanne 1853 lanne 1871, les salaires des ouvriers augmentrent en France de 45%; - la consommation du bl, value en 1821 1 hectol. 53 en moyenne par tte est monte 2 h. 11 en 1872; - la consommation de la viande, qui tait de 20 kilog. 8 en 1829, a t de 25 k. 1 en 1862. Dun autre ct, le nombre des lves qui tait aux coles lmentaires, de 57 p. 1,000 en 1832, est mont 122 p. 1000 en 1877 139. Eh bien ! quel a t, par rapport une augmentation de prosprit et de culture aussi surprenante, le progrs de la moralit publique ? Pour ce qui est de la totalit des affaires juges comme crimes et dlits, nous pouvons conclure, quen prenant les chiffres tels quils sont, laugmentation, est DE PLUS DU TRIPLE PARTIR DE 1826, JUSQU 1878; mais que de toute faon, mme en faisant une part trs large aux innovations lgislatives, la CRIMINALIT TOTALE A AUGMENT DEPUIS 1826-27 JUSQU 1871-78 DANS LA PROPORTION DE 100 254 140. Faut-il attribuer ce phnomne la prosprit, la culture intellectuelle ? Il est sans doute dangereux de conclure du post hoc au propter hoc. Mais si ces chiffres ne (p. 187) sont pas suffisants pour prouver que laugmentation des dlits est due laccroissement de la richesse, la diffusion de linstruction, ils prouvent du
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E. FERRI, Statistiques de la criminalit en France de 1826 1878. Rome, 1882 140 E. FERRI, mme ouvr., p. 20. Laugmentation des attentats la pudeur sur des enfants, qui de 100 en 1825, est monte 529, en 1874, est surtout remarquable.
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moins, assurment, que la misre et lignorance ne sont pas les causes originelles de la criminalit. Mais, ici, on peut aisment prvoir une objection. Si la criminalit nest point cause par la condition conomique du proltariat, comment pourra-t-on se rendre compte des statistiques daprs lesquelles un rapport constant existe entre le chiffre des vols dun ct, et labondance des rcoltes de lautre ct, et labondance des rcoltes et le prix des denres alimentaires de lautre ct ? Cette loi statistique est bien connu, et a t confirme avec une merveilleuse exactitude. En Bavire, par exemple, il a t remarqu qu chaque augmentation de six kreutzer sur le prix des crales, on avait un vol de plus, sur une population de 100,000 habitants, et, par contre, quand le prix diminuait dautant, on avait un vol de moins. Il ne faut pas oublier cependant un phnomne qui se produit toujours en mme temps que le premier, savoir que le nombre de dlits contre les personnes, correspond, en sens inverse, celui des dlits contre la proprit; c,est--dire quen Bavire, les attentats contre les personnes se sont accrus pendant la baisse des prix et vice-vers 141. Pareillement, il a t remarqu en Prusse quen 1862, le prix de plusieurs denres alimentaires tant trs lev, (p.188) les dlits contre la proprit donnrent une proportion de 44,38, et ceux contre les personnes de 15,8; quand leur prix tomba, les premiers descendirent 41, et les autres montrent 18. Et si la hausse ou la baisse des prix ne se borne pas une seule anne; mais si ce mouvement persiste pendant une longue priode, il arrive gnralement quune forme de criminalit suit la mme marche ascendante, tandis que lautre forme qui lui correspond, dans un sens oppos, diminue. Limpulsion, la cause occasionnelle, le but du vol manquent-ils, il ny aura pas de vol; mais le fonds dimmoralit sociale ne sera pas modifi pour cela; au lieu de se manifester sous une forme dactivit malfaisante, il en prendra une autre fort diffrentiel la nourriture et la boisson abondante rendront lindividu plus susceptible dexcitation; or, le plus grand nombre dattentats aux personnes
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dpend dexcitations passionnelles, qui, dans ces conditions, produiront des effets plus graves. Louvrier ayant fait bonne chre et voyant son existence matrielle assure pour le lendemain, recherchera tout de suite les amusements, les ftes, les amours : autant doccasions de querelles, de rixes et de vengeances. Ainsi laccroissement du bien-tre social, constat en France par laugmentation des salaires et la consommation plus grande du bl, du vin et des liqueurs alcooliques 142 a donn pour rsultat une diminution dans les dlits contre la proprit, qui sur la totalit des crimes (p. 189) a t dun cinquime (de 1836 1869) ; tandis que dans la mme priode, les crimes consomms plus particulirement contre les personnes se sont accrus de plus dun tiers 143. Tout cela prouve que les oscillations dans lquilibre conomique, toujours instable dans la nature, ne sont pas une vraie cause de la criminalit, mais seulement de la forme sous laquelle sous laquelle celle-ci se manifeste. Elles ne produisent certainement pas dans le corps social un effet analogue celui celui de la trichine ou du microbe, qui, introduit accidentellement dans un organisme sain, le corrompt et le dtruit. Mais on peut plutt les comparer au vent froid ou lhabitation humide, qui acclre la manifestation de la phtisie hrditaire; un effort ou une motion, qui amne prmaturment la rupture de lartre. En labsence de pareilles circonstances, lindividu, aprs quelques annes, serait tout de mme mort de phtisie ou danvrisme. Cest ainsi que les circonstances qui rendent la vie facile ou difficile, ne font que dterminer, un moment donn, sous une certaine forme, dune manire spciale, la manifestation de cette immoralit qui, tt ou tard, aurait toujours fini par se rvler au dehors dune faon criminelle. Les variations du milieu social, et les fluctuations conomiques, qui en dpendent souvent produisent par rapport la criminalit, en phnomne semblable celui de la mare dans lOcan. Car celui-ci ne grossit point ni on diminue la quantit de ses eaux; ce sont ces dernires (p. 190) qui savancent et se retirent alternativement. De mme, il nest point dire que par leffet de ces
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La consommation du vin a doubl de 1829 1869; celle de lalcool a plus que tripl, de 1829 1872. 143 FERRI, Op. cit., p. 39 et 40.
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fluctuations, surtout de celles qui se prsentent des poques fixes comme les saisons, lactivit criminelle saccrot ou diminue. On a dj remarqu depuis longtemps que le maximum dt et le minimum dhiver des dlits contre les personnes respectif des dlits contre la proprit (Quetelet). Lactivit des dlinquants, excite par les besoins prsents, sattache de prfrence un seul objet et nglige les autres. Cest par l que lon peut expliquer le rapport constant entre laccroissement dune certaine espce de dlits, et la dcroissance dune autre. En vrit, si bien souvent limmoralit se borne labsence dun seul des instincts moraux lmentaires, il nest pas rare non plus que lon trouve, chez un mme individu, limprobit runie linhumanit. La statistique des rcidives en fournit la meilleure preuve; puisquelle montre comment les formes les varies du crime reviennent alternativement, en rendant vaines toutes les thories juridiques, qui veulent que la loi pnale ne considre que la rcidive spciale. Le passage dune partie de la criminalit dune espce une autre, cause du changement des saisons, de labondance des rcoltes ou de la disette, aussi bien que la mesure des prix qui en dcoulent, est toujours constant. Et lon a galement bien observ des effets semblables dans des variations thermomtriques annuelles, comme dans la persistance de laugmentation et de la diminution des prix pendant une suite dannes. (p. 191) En effet, laccroissement des homicides, des viols, et des blessures sest prolong en France pendant cinq annes conscutives o la prosprit, prouve par les prix extrmement bas de la viande, du bl et du vin, a t gnrale 144. Tous les faits encourent donc dtruire lillusion des socialistes. De plus grandes facilits de vivre, une plus grande aisance des classes infrieures, ne font point diminuer la somme totale de la criminalit. Bien au contraire, avec lamlioration des salaires, avec la diffusion de linstruction, on a eu, dans ce
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dernier demi-sicle, une augmentation dans les diffrents genres de dlits fort graves. Il est curieux de voir ainsi dit un crivain franais, - la cupidit grandir avec la richesse, et paralllement, de voir, au fur et mesure des progrs de la vie urbaine, des relations sexuelles plus libres et plus multiplies, les passions sexuelles redoubler, comme latteste la progression norme des dlits contre les murs. Rien de plus propre que ces constatations statistiques, entre autres, illustre cette vrit, quun besoin est surexcit par ses propres satisfactions 145. De ce que nous avons dit jusquici, on peut tirer les deux conclusions suivantes : 1 Lordre conomique actuel, cest--dire la manire dont la richesse est rpartie, nest pas une des causes de la criminalit en gnral; 2 Les fluctuations conomiques qui ont lieu habituellement dans lordre conomique peuvent amener laugmentation dune (p. 192) forme de criminalit, qui est compense par la diminution dune autre forme. Ce sont des causes possibles de criminalit spcifique. Il resterait examiner les troubles anormaux produits par la famine, les inondations, les crises commerciales, les guerres et les rvolutions. Ces vnements, qui changent totalement les conditions habituelles de la vie, sembleraient tre les vritables causes occasionnelles de la criminalit; puisquils produisent la manifestation du phnomne criminel, qui autrement, dans des conditions normales, ne se serait peut0tre pas prsent ; car, il ny avait pas, dans le milieu ambiant, des impulsions suffisantes pour dterminer lindividu immoral commettre une action anti-sociale. De prime abord, lexprience confirme cette ide, puisquelle nous met sous les yeux laccroissement immdiat des vols main arme, des meurtres, des fraudes, qui suivent presque toujours ces perturbations imprvues. Et cependant, si lon voulait tudier la chose de plus prs, il est bien probable que lon changerait davis. Les statistiques offrent dans ce cas, laugmentation de
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la criminalit la plus grave, on nen saurait douter. Mais, peut-tre ici mme, ny a-t-il quinversion de forme. Je pense que ni la famine, ni une inondation nont pour effet de faire surgir les criminels, mais seulement que ces vnements font un voleur de grand chemin du filou ou du vagabond. Cest ainsi que peut tre encore une rvolution ou une guerre ne font que transformer des voleurs en brigands. Il sagirait alors uniquement de criminalit spcifique, - augmentation dun ct, diminution de lautre, (p. 193) quoique la gravit des dlits en augmentation rende la compensation peu sensible. Cest l, du reste, une simple opinion que je nai pas les moyens de dmontrer par la statistique. Une crise sociale, politique ou conomique peut tre, sans doute, une cause occasionnelle de crime, parce que la lutte pour lexistence devient plus vive sous tous les aspects; pourtant il y a tout lieu de supposer que le dfaut dinstincts moraux (condition sine qua non du crime), trouverait toujours, un moment donn, dans les circonstances particulires de la vie, telle ou telle impulsion qui dterminerait la manifestation du phnomne criminel.
II
LE PROGRS ET LA CIVILISATION
Nous venons de discuter la thse des socialistes et nos conclusions sont totalement opposes aux leurs; la misre, dans le sens du manque de capital, ou dpargnes, ou pour parler avec plus dexactitudes, la condition conomique du proltariat, nous a paru tout fait sans influence sur la criminalit. On peut supposer cependant quil nest pas venu lesprit de nos lecteurs de vrifier une thse diffrente, et presque oppose, ne serait-ce plus vraisemblable : savoir, si laugmentation du bien-tre, du travail, des affaires, du mouvement dune socit civilise, nentrane pas une (p. 194) augmentation proportionnelle
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des chiffres de la criminalit. Cest pourtant une thorie qui a des partisans, celle de la proportion entre lactivit malfaisante (crime) et lactivit honnte (commerce, industrie, affaires de tous genres). Elle est fonde sur le principe que, lorsque cette dernire sagrandit, elle donne ncessairement une impulsion lautre, de sorte que laugmentation de la criminalit ne serait quapparente, si elle tait exactement proportionnelle au progrs de lactivit honnte. En partant de ce principe, M. Poletti en est venu chanter les louanges de la civilisation, tout en dclarant que cest bien elle quest due laugmentation de la criminalit constate presque partout en Europe, en France depuis 1826, en Italie depuis 1865 146. Cette singulire conclusion est pourtant logique. Du moment que, selon lui, un nombre plus grand de crimes, sil est proportionnel au plus grand nombre des affaires, na aucune importance, et signifie, en ralit que la criminalit est stationnaire, il sensuit de l que, si le chiffre des crimes a augment dans une proportion infrieure, il y a eu rellement diminution. On pourrait donc constater dans une priode le double des crimes de la priode prcdente, tout en tant forc de dclarer que la criminalit a baiss. Ces ides ne sont pas tout fait nouvelles; elles ont t dj soutenues et combattues depuis plusieurs annes sous une forme un peu diffrente. La civilisation crivait Lucas en 1828, - ntant que le progrs de la libert, augmente labus de la libert, (p. 195) prcisment parce quelle tend lusage de celle-ci Au lieu dopposer lun lautre, il faut donc placer dans la balance, ct de labus mme, le bon usage de la libert pour avoir une ide exacte de sa moralit. tablissons la rgle, que pour apprcier la moralit de la civilisation, on doit juger de lextension de labus comparativement lusage. Et ce principe une fois pos, il ne se plaignait pas trop du plus grand nombre de dlits que la France offrait par rapport lEspagne parce que, - disait-il, - faut-il peut-tre honorer les peuples ignorants et pauvres, en vue du petit nombre de faits nuisibles, qui dpend, chez eux, du dfaut doccasion de nuire, et qui nest autre chose quune innocence pareille celle des animaux ; tandis que le plus grand nombre dactions semblables, chez les peuples civiliss, nest que la consquence dun plus grand dploiement de la libert humaine ?
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Romagnosi rpondait en niant nergiquement que la civilisation qui pouvait produire un accroissement de crimes et dlits ft une civilisation relle. Sa faon de concevoir la civilisation tait trop leve, trop comprhensive pour quil pt admettre une pareille ide. Pour lui la civilisation ntait autre chose que la morale, lducation, le respect, lactivit ; elle ne consistait gure avoir dans un pays, des chambres plus commodes, des vtements plus lgants, des cabarets en plus grande quantit, des industries en tout genre et ainsi de suite Le perfectionnement moral, conomique et politique constitue la civilisation, proprement parler. Or, pour en venir aux causes des crimes et dlits, quoi se rduit donc la proposition que ceux-ci augmentent avec le progrs de celle-l ? Pour ceux qui comprennent la force des mots, (p. 196) autant vaudrait dire que les pchs augmentent avec le progrs de la saintet; que les infirmits se multiplient avec le dveloppement rgulier dun corps en parfaite sant; que cest en voulant rendre les hommes laborieux, dociles et sociables, que le nombre saccrot des fainants, de ceux qui sont ports au mal et attenter la paix dautrui 147. De nos jours, cette rponse serait sans doute insuffisante, parce quon ne discute plus en termes gnraux, on naffirme pas que la civilisation, prise dans un sens tellement lev, pourrait entraner un accroissement de la criminalit. On ne parle que du progrs conomique, qui pourrait tre indpendant de la moralit des individus; et lon avance des chiffres de statistiques, do ressort le rapport entre laccroissement de la criminalit, et lexpansion du commerce, la multiplication des industries, le dveloppement de la richesse publique. Lon tche alors de dcouvrir un rapport constant entre la premire progression et la deuxime. Voici les arguments de M. Poletti : Les statistiques franaises dmontrent que, de 1826 1878, il y a eu augmentation des dlits dans la proportion de 100 254. Ce nest l quune augmentation numrique, non pas proportionnelle de la criminalit. Pour dterminer cette dernire, il faut rapporter cette somme augmente des nergies criminelles aux autres nergies qui sous limpulsion des mmes facteurs, ont au contraire concouru garantir avec plus defficacit la conservation (p. 197)
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ROMAGNOSI. Observations statistiques sur le compte-rendu gnral de ladministration de la justice criminelle pendant lanne 1827.
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sociale, et en accrotre prodigieusement la puissance oprative. Lactivit criminelle nest que le rsidu des actions sociales obtenu par un procd dlimination de toutes les actions justes, savoir de lactivit productive, conservatrice, morale et juridique. Il est impossible de dterminer, mme approximativement, la somme illimite de ces dernires; cependant, on peut en dterminer les effets les plus certains et les plus importants. Ainsi donc, lauteur compare laccroissement de lactivit criminelle en France, dans la priode de 1826 1878, laccroissement de lactivit productive et conservatrice. Il trouve : 1 que, dans la mme priode, les importations de la France se sont accrues en raison de 100 700; et les exportations presque dans la mme mesure ; - 2 que, toujours dans le mme laps de temps, le bilan de ltat, qui indique sa puissance financire, a cru dans le rapport de 109 300 ; - 3 que les transmissions hrditaires de meubles et dimmeubles, reprsentes, en 1826, par 1346 millions, avaient dj, ds lanne 1869, atteint le chiffre de 3646 millions ; - 4 que la valeur des transmissions immobilires entre vifs avait doubl ; - 5 que les institutions de bienfaisance purent, de 1833 1876, disposer largement de secours dans une mesure quatre fois plus grande, tandis que les capitaux de la socit de secours mutuels avaient quintupl ; - 6 que la moyenne de la production annuelle de bl, de 60 millions dhectolitres en 1825-1829, est monte de 1874 1878 104 millions ; - 7 que les salaires ont eu une augmentation de prs de la moiti (45%) dans la priode de 1853 1871 ; - 8 que la consommation du bl. value raison de 1 hect. 53 par habitant en 1821 a atteint 2 hect. 11 en 1872, et que la consommation (p. 198) des boissons alcooliques a presque doubl de 1831 1876, - 9 que, tandis que, de 1841 1878 la criminalit quantitative sest accrue dans le rapport de 100 200, la sret sociale est reste presque la mme, en juger par la force publique qui a t juge ncessaire pour la garantir, puisquil ny a eu ici quune augmentation dans le rapport 100 135. ajoute lauteur, - nous fournissent une preuve irrfragable que, Ces donnes, pendant la priode de 1826 1878, il y a eu dans lactivit sociale de la France, un dveloppement prodigieux, que lon peut considrer comme tripl. En effet, le produit des impts (augments de 100 300), en est lexpression synthtique la plus sre. Quant aux nergies destructrices ou criminelles, leur augmentation na pas eu lieu dans la mme proportion, mais dans une proportion un peu moindre
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(100 254). En sorte quil ny a pas eu augmentation dans la criminalit franaise , mais une diminution positive. Pour ce qui est de lItalie, la proportion des condamns pour crimes se serait accrue de 70%. Par contre, le mouvement commercial en Italie sest accru, de 1862 1879, dans la proportion de 100 149 pour limportation et de 100 183 pour lexportation; - la puissance contribuable de la nation, de 617 millions en 1866, a atteint en 1879, la somme de 1228 millions, tandis que les bilans des communes ont quadrupl; - les institutions de bienfaisance ont augment leur patrimoine de 38 millions dans la priode 1863-75 ; le capital des caisses dpargne est mont de 188 millions en 1863 un milliard environ en 1881, et dj, il avait quadrupl ds 1879. (p. 199) En sorte que, en dpit de la laborieuse transformation du pays qui sest accomplie dans ces dernires vingt annes, transformation dans laquelle beaucoup de circonstances exceptionnelles auraient d contribuer au dveloppement de la criminalit, on pourrait dire, quant celle-ci, que largumentation na pas t proportionnelle. M. Poletti croit voir dans ces exemples la confirmation de sa loi relative au dveloppement de lactivit dlictueuse par rapport lactivit honnte, proportion qui est stable, tant que les causes produisent lune et lautre sont permanentes. Cette dure forme ce que lauteur appelle priode criminelle pendant laquelle, dit-il, les variations de la criminalit sont peu sensibles, et ne dpassent pas un dixime en plus ou en moins de la moyenne des dlits commis dans le mme laps de temps, tandis que dune priode lautre, par leffet de lexpansion de lactivit honnte, la criminalit proportionnelle tend une diminution lente et progressive 148. Cest ce qui doit ncessairement se produire selon lui, car le dveloppement des facults intellectuelles et de lactivit conomique, ainsi que le perfectionnement social multiplient les aptitudes de rsistance au crime. Du reste, cela est prouv par le nombre toujours croissant des malheureux qui, cause leur mauvaise alimentation, deviennent dans la Haute-Italie, la proie de la pellagre, lexil ou la mort, plutt que de risquer damliorer les tristes conditions de leur existence par des attentats criminels
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(p. 200) Cette thorie est trs ingnieuse et a une apparence de vrit sduisante pour ceux qui se font un plaisir de rechercher des arguments propres justifier loptimisme qui forme le fonds de leur caractre. Elle consiste en somme, dit M. Tarde, valuer la criminalit comme on apprcie la scurit dun mode de locomotion et procder, pour dcider si la criminalit des Franais notamment a augment ou diminu depuis cinquante ans, comme on procde, pour juger si la scurit des voyageurs en chemins de fer daujourdhui est infrieure ou suprieure celle des voyages en diligence, vers 1830. De mme quici on ne rsout pas le problme en comparant seulement les chiffres des voyageurs tus ou blesss aux deux poques, mais en disant quil y en a eu un de tu ou de bless telle date ou telle autre sur tant de milliers de voyageurs ou de millions de kilomtres parcourus, pareillement, on doit pour rpondre lautre question, dire quil y avait, par exemple en 1830, un abus de confiance poursuivi annuellement sur tel nombre de transactions ou daffaires susceptible den provoquer, et quil y en a un, de nos jours, sur tel autre nombre de transactions ou daffaires semblables. Pourquoi ne pas aujourdhui que, sur tel autre nombre des communications plus frquentes, des entranements plus dangereux de la vie urbaine en progrs, laugmentation norme du chiffre des adultres constats, na rien de surprenant, et rvle un vrai raffermissement de la vertu fminine 149 ? En examinant bien attentivement les arguments de M. Poletti, on remarquera que tout son raisonnement (p. 201) dpend dune ide trs arbitraire, cest--dire que, chaque nombre dactions honntes doit tre en rapport avec un nombre proportionnel de dlits; et que cette proportion doit tre constante, sauf dans les moments de transformations et de crises sociales. Il a nonc lui-mme cette loi en disant : Du moment quune socit demeure dans des conditions gales et invariables, le rapport des actes dlictueux restera tel quil est Le rapport de la criminalit se rglera, dans tous les cas proportionnellement la somme des activits sociales. Mais, dans quel pays ira-t-on chercher cette proportion ? Est-ce bien en France, o le dveloppement conomique est beaucoup plus grand que celui de lItalie et de lEspagne, et o la criminalit est tellement infrieure ? ou bien en
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G. TARDE, La criminalit compare, p. 73, F. Alcan, d. 1886. [Livre disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT]
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Angleterre, o la criminalit est toujours dcroissante, malgr laccroissement extraordinaire de la population et des affaires de tout genre ? ou encore un autre pays de lEurope, mais lequel ? Est-ce que peut-tre ce rapport proportionnel varie selon les diffrentes nations et daprs les conditions sociales de chacune delles ? Mais alors il sera impossible dtablir une comparaison quelconque de nation nation, et il ny aura plus moyen de prouver la vrit et la constance le la loi dcouverte par Poletti. Dautre part, il est impossible de comparer la valeur sociale dun crime ou dlit avec celui dun fait moral conomique. Il est assez inexact remarque M. E. Ferri, - de confronter et de rduire les accroissements dactivits aussi dissemblables, avec les chiffres seulement du pourcentage et de la statistique ; - et qui peut assurer que le (p. 202) commerce en sextuplant, reprsente trois fois le redoublement des dlits ? Je fais mes rserves et je crois que laccroissement de la vie de 10% dans les dlits vaut beaucoup plus, au point de vue social que laccroissement du 30 % dans lexportation du coton et des animaux 150. En fait et en droit, dailleurs, - dit M. Tarde, - rien de plus erron que le calcul prcdent. En fait, pour les abus de confiance qui ont sextupl, pour les dlits contre les murs , qui ont sextupl, etc., il nest pas vrai que les affaires, ou les rencontres loccasion desquelles ils se produisent soient devenues six fois plus, sept fois plus nombreuses. En droit, pour lensemble des crimes et dlits, il me semble dabord que lon fait une confusion. On a beau dire et dmontrer, pour continuer ma comparaison, que les chemins de fer sont le moins prilleux des moyens de transport, ou que le gaz est le plus inoffensif des clairages, il nen est pas moins vrai quun Franais de 1826 risquait moins de mourir daccident de voyage, ou dtre victime dun incendie quun Franais de nos jours. Il y a un demi-sicle, on comptait par an quinze morts accidentelles sur 100,000 habitants, maintenant trente-six. Cest leffet des dcouvertes qui constituent la civilisation de notre sicle. Cependant la vie moyenne en somme na pas diminu de dure; je sais mme quon la croit gnralement en voie de prolongation; mais les statisticiens srieux ont souffl sur cette illusion, pour employer leurs propres
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FERRI, Socialismo, psicologia e statisca nel diritto criminale, dans lArchivio di Psichiatria, Scienze penali, etc. Vol. IV, 22 livraison.
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termes. Tout ce quon sait cest quon a maintenant moins de chance quautrefois de mourir dans son lit, mais autant (p. 203) de chances de mourir tard. Les inventions civilisatrices ont donc rapport leur remde leurs maux, et on peut en dire autant de leur effet, de ces convoitises, de ces besoins, quelles ont crs ou surexcits et do nat le crime en mme temps que le travail. Mais si compens quil soit, un mal est un mal, nullement amoindri en soi par le bien qui laccompagne. Si lon peut la rigueur tre spar de lautre, cela est clair; et, sils sont insolubles jamais, hypothse dsesprante, cela est encore plus clair. Il mimporte peu que la scurit des voyages, que la moralit des affaires aient augment quand la scurit, quand la moralit des hommes, voyageurs ou autres, commerants ou autres a diminu (ou parat avoir diminu), soit, jadmets mme quil y en a moins de moiti ou des trois quarts. Pour une masse gale daffaires, il ny a plus de dlits, soit jadmets quil y en a moins; mais court-on, oui ou non, plus de risques aujourdhui dtre tromp, escroqu ou vol par un Franais quon en courait il y a cinquante ans ? Voil ce qui nous importe au plus haut degr et non une abstraction ou une mtaphore. Nest-ce pas un mal certain, indniable, quune classe ou une catgorie de citoyens, si active ou si affaire quelle soit devenue, celle des industriels ou des femmes maries par exemple, fournisse un contingent triple, sextuple, la justice criminelle du pays. Nest-ce pas un mal aussi que, depuis quarante ans, le nombre des faillites ait plus que doubl ? Ce mal tait du reste si peu invitable, malgr les principes purement arbitraire do part M. Poletti, quun mal moindre, celui des procs de commerce a diminu depuis 1861, malgr leffort croissant des affaires. Cest ainsi que, grce la civilisation galement, les occasions (p. 204) de guerre, les excitations belliqueuses nont jamais t si nombreuses ni si fortes que dans la priode la plus pacifique de notre sicle, de 1830 1848. Quant au procs civils, ils se produisent rgulirement en nombre gal, chose remarquable, malgr la complication des intrts, la multiplication des contrats et des conventions, le morcellement de la proprit. Cependant, quy aurait-il eu de plus, priori, que de regarder laccroissement des procs civils ou commerciaux comme un signe constant et ncessaire de prosprit, dactivit civile et commerciale ? 151 Oui, sans doute, le crime est une activit, il reprsente une somme dnergies qui se montrent ct des autres. Lescroc et le faussaire vivent parmi les
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commerants honntes, mais pourquoi leur nombre devrait-il se multiplier si ces derniers senrichissent plus facilement ? Est-ce que ce ne serait pas prcisment loppos qui devrait avoir lieu ? Le plus vaste champ ouvert lactivit honnte et le succs que celle-ci a obtenu, ne seraient-ils pas peut-tre des motifs suffisants pour engager y prendre un plus grand nombre de personnes, dont plusieurs, sans cette circonstance, nauraient sans doute pas su trouver gagner leur vie, autrement que par des expditions illicites ? Mais, lorsquon remarque laccroissement de la criminalit, en dpit du progrs conomique dun pays, et cependant avec une marche plus lente que celui-ci, nest-on pas tent de conclure que laugmentation des crimes et dlits serait encore plus grande sans lexpansion de lactivit (p. 205) honnte ? Cette conclusion, alors, serait diamtralement oppose celle de Poletti. Loin de pouvoir supposer quune civilisation plus avance, puisse contribuer laccroissement de la criminalit, il faudrait convenir au contraire quelle soppose cet accroissement, au point den diminuer le dveloppement habituel. Le courant honnte, devenu plus rapide et plus large, se grossirait encore des eaux, qui en dautres cas, se seraient dverses dans le torrent bourbeux. Quoi quil en soit, on ne saurait mettre en doute, que les dlits se sont accrus en France, en Italie, en Prusse et ailleurs (comme nous le verrons plus tard), non point seulement dune manire absolue, mais encore dans une proportion plus grande que celle de la population. De 152 inculps de dlits correctionnels sur 100,000 habitants, on est arriv en France, 474. Voil la seule proportion quil importe de connatre, celle des dlits par rapport au nombre des habitants. Que la population soit plus ou moins active et riche, cela ne saurait servir dterminer laccroissement ou la diminution de la criminalit. Il faudra dire que celle-ci augmente dune manire absolue, quand, au lieu de 10 dlits, on en a 50. Et il faudra dire encore quelle crot mme proportionnellement quand son accroissement dpasse celui de la population. Le rapport des oscillations ou du courant daugmentation et de dcroissance, avec les diffrentes activits sociales, peut seulement tmoigner de linfluence que lune ou lautre de ces activits exerce sur des formes spciales de criminalit, mais il ne pourra jamais faire que le chiffre total des crimes et dlits soit dclar en diminution, tandis quil y a eu, en ralit, augmentation.
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(p. 206) Il est faux dailleurs, que, lorsque lon voit augmenter une activit quelconque, labus de cette activit saugmente de mme, et que les fautes deviennent plus nombreuses. Voil comment Tarde sexprime ce sujet : On pouvait penser, dit M. Block, dans sa Statistique de la France compare avec les divers pays de lEurope, que la multiplication du nombre des lettres (par suite de labaissement du tarif de 1848), augmenterait le nombre de celles que la poste serait hors dtat de remettre au destinataire, cest--dire qui tomberaient au rebut. Il nen a pas t ainsi. Suit un tableau do il rsulte que, de 1847 1867, non seulement le nombre proportionnel, mais le nombre absolu des lettres au rebut, a diminu dun cinquime environ, quoique en 1867, il y et 342 millions de lettres mise la poste, et en 1847, 125 millions seulement; et laugmentation dune part et la diminution de lautre ont t graduelles. Et lon ne supposera pas que les facteurs de la poste soient devenus plus intelligents, ou plus honntes, ou les gens plus attentifs. honntet, intelligence et attention gales, les fautes ont dcru pendant que lactivit allait croissant. Autre exemple encore plus typique, fourni galement par les postes. De 1860 1897, le nombre de lettres charges est devenu deux fois et demi plus fort, et le nombre de celles de ces lettres qui ont disparu annuellement (cest--dire probablement soustraites) sest abaiss par degr de 41 11 ; et je suppose toujours que la probit des agents est reste la mme. Si lon se place au point de vue de M. Poletti, cest linverse quon aurait d prdire priori. Mais, en rflchissant on verra que cela sexplique trs bien. Quon me passe une image triviale. Il en est dune (p. 207) socit, toujours plus ou moins porte transgresser ses propres lois, comme dun cheval un peu faible sur ses jambes de devant, cest--dire port aux chutes. Le mieux est, dans ce cas, pour lempcher de tomber, ou rendre ses faux-pas et ses chutes plus rares, de le lancer rapidement aux descentes. Plus vite il va, moins il bronche; les cochers le savent bien, et les conducteurs de trains aussi. Il est bon daller toute vapeur sur une voie mauvaise : Voulez-vous de mme tenir en quilibre sur un doigt, une ligne verticale porte tomber ? Faites-la osciller rgulirement et trs vite. Ce sont l des exemples entre mille dquilibre mobile dautant plus stable que la vitesse est plus grande. Pareillement, pour diminuer le chiffre des dlits dune nation, en supposant que son penchant au mal demeure gal, stimulez sa production, sa civilisation, son activit rgulire. Do je suis en droit de conclure que dans le cas, - et cest malheureusement le ntre, - o, malgr le progrs de sa civilisation, le nombre, je me dis pas relatif, mais mme absolu, de ses dlits
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augmente la force de ses penchants dlictueux a augmente, la force de ses penchants dlictueux a augment plus considrablement encore En rsum, on peut affirmer que laccroissement de lactivit productive dun peuple nentrane nullement un accroissement de criminalit. Les statistiques nous montrent que la civilisation a leffet bienfaisant de limiter la criminalit en certaines formes spciales qui deviennent ou la profession des classes rfractaires. Il sensuit que dans une nation trs civilise, la criminalit est peu rpandue, quelle est concentre dans une seule classe. Cela est prouv par la statistique des rcidives. Mais ce mouvement de concentration est (p. 208) excessivement local ; il naccompagne pas le progrs dune gnration, il ne se produit quaprs des sicles. Gardons-nous en tous cas de maudire la civilisation en prtendant que son progrs est une excitation au crime ! Seulement, ne lui demandons pas des choses impossibles. La civilisation ne cre pas le criminel, mais elle na pas non plus le pouvoir de le dtruire ; celui-ci existait avant elle; na-t-il pas Can pour anctre ? Il ne fait que profiter de la civilisation pour changer la forme extrieure du crime. Lorsquon invente les chemins de fer, il ne peut pas en arrter les voitures, comme il faisait auparavant avec les diligences, en plein bois; au lieu de cela, il voyage avec elles, en premire classe, dguis en monsieur, et il assassine le voyageur endormi prs de lui, sans dfiance. Si la criminalit sest accrue dans une large mesure et dans une proportion bien suprieure laugmentation de la population, la faute nest est pas la civilisation, pas plus qu la rpartition ingale de la richesse. Les causes en sont ailleurs, et nous allons essayer de les dcouvrir.
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La criminologie tude sur la nature du crime et la thorie de la pnalit. (1890) Deuxime partie. LE CRIMINEL
Chapitre 4
INFLUENCE DES LOIS I
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(p. 209) Le passage linfluence que ltat peut avoir sur ;a marche de la criminalit est ais. Mais le problme est trs complexe, il faut commencer par distinguer laction de celles parmi les lois dont le but direct est la prvention ou la rpression du crime, de laction indirecte que peuvent avoir dautres lois sociales dont le but est diffrent. Commenons par les dernires. Ltat ne pourrait-il pas agir sur la criminalit, en faisant disparatre certains faits dordre social, certaines institutions, certaines conditions modifiables de la vie de tout un peuple ou dune classe de la socit et qui sont reconnues comme les causes occasionnelles les plus frquentes dun grand nombre de dlits ? Car, si limperfection morale du criminel est toujours la condition ncessaire du crime, les circonstances extrieures sont trs souvent les causes qui en dterminent la manifestation. Une partie (p. 210) de ces causes extrieures dpendent du milieu physique, quil nest pas au pouvoir de lhomme de modifier. Tout le monde comprend limpuissance du lgislateur en prsence de certaines conditions climatologiques et mtorologiques. Mais, il suffit au contraire, quun fait ne soit pas dordre physique, et quil soit dordre social, pour quon simagine aussitt que le
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lgislateur peut le supprimer sil le veut. Quon vienne changer lordre tabli, disait Qutelet, - et bientt lon verra changer aussi les faits qui staient qui staient reproduits avec tant de constance Cest ici que le lgislateur peut remplir une noble mission; cest en modifiant le milieu dans lequel nous vivons, quil peut amliorer la condition de son semblable. Laissez-moi respirer un air plus pur, modifiez le milieu dans lequel je suis forc de vivre, et vous me donnerez une nouvelle existence. De mme, ma constitution morale peut tre forte, sans quil me soit cependant possible de rsister aux causes dltres dont vous mentourez Vos institutions tolrent ou mme favorisent une foule de piges ou de dangers, et vous me frappez si je succombe imprudemment ? Ne vaudrait-il pas mieux chercher combler les prcipices sur les bords desquels, je suis forc de marcher, ou du moins ne faudrait-il pas tcher dclairer ma route ? 152 M. Lacassagne a fait un appel peu prs semblable : Au fatalisme immobilisant, qui dcoule invitablement de la thorie anthropologique, soppose linitiative sociale. Si le milieu social est tout, et sil est assez dfectueux pour favoriser lessor des natures vicieuses ou criminelles, (p. 211) cest sur ce milieu et ces conditions de fonctionnement que doivent se porter les rformes 153. Tout cela est fort beau, sans doute, mais comme on y sent lide fausse de la toute-puissance de ltat ! Comme on est loin de la pense que la socit nest quun organisme naturel semblable tous les autres, quil se dveloppe lentement et graduellement et que la volont du lgislateur na quune porte minime sur ce dveloppement ? Mais, a-t-on du moins abord le ct pratique de la question ? Car, enfin on ne saurait gure repousser lide que si le crime nest quun symptme, et si la cause en est reconnue, une bonne thrapie sociale ne doive se porter, avant tout, sur cette cause, lorsquelle est modifiable. Romagnosi, un des plus grands penseurs italiens, a le premier, prcis laction gouvernementale dans lordre conomique, dans lordre moral, et dans lordre politique afin de rparer au dfaut de subsistances, et ceux dducation, de
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QUTELET, Physique sociale, liv. IV Actes du 1er Congrs dAnthropologie criminelle, discours de M. le prof. Lacassagne, p.167.
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vigilance et de justice, qui sont les causes sociales les plus frquentes et les plus constantes de la criminalit. 154 Mais cette action de ltat se doit tre, selon lui, que presque toujours ngative. Ce quil veut, cest que lon ne mette pas dentraves aux affaires, au commerce, quon dtruise les privilges, les monopoles, quon laisse se dvelopper lindustrie, quon ne cre pas dobstacles lactivit industrielle, quon ne sassujettisse pas le travail libre aucune mesure de surveillance. Tout cela peut sobtenir par une bonne lgislation sociale et (p. 212) conomique, et par une sage administration de la justice. La seule action positive que Romagnosi demande ltat, ce sont des lois svres et inexorables contre loisivet, et une surveillance active et continuelle des classes dangereuses de la socit. Loisivet est pour lui un vrai dlit social, mais, pour la rendre inexcusable, il faut donner du travail quiconque en demande. Il est donc ncessaire que lautorit publique donne de louvrage pay, ou bien quelle indique des moyens srs et pratiques pour en obtenir ( 1098). Romagnosi, avec un optimisme que lexprience a toujours dmenti, croit que le nombre de ceux qui demanderaient du travail serait peu important et diminuerait tous les jours ( 1102). La dpense, selon lui, serait donc peu de chose ; - mais, se hte-t-il dajouter, - quand mme elle devrait tre forte, ltat devrait la supporter, en considrant quelle est aussi obligatoire que le maintien des armes. En effet, si les armes nous dfendent des ennemis extrieurs et loigns, qui nous attaquent ouvertement, les tablissements dont nous parlons (ceux de travail public) nous dfendent des ennemis intrieurs, qui sont l tout prs de nous, et nous attaquent en cachette, en nous tenant toujours dans une pnible anxit. Ce dernier principe, nergiquement combattu par Malthus et par beaucoup dautres conomistes, et qui, selon le premier, est en opposition manifeste avec les maximes avec les maximes de loffre et de la demande, na pas encore t rsolu en thorie, peut-tre comme pense Fouille 155, cause des exagrations (p. 213) contraires des socialistes, des conomistes et des darwinistes.
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ROMAGNOSI, Genesi del diritto penale, 1021 et suivant jusqu 1155. FOUILLE. La Philanthropie scientifique. Revue des Deux-Mondes. 15 septembre 1882.
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Certainement, dit-il, ltat ne peut sengager dune manire gnrale et vague, donner des places ou du travail tous ceux qui en demandent, mme au mdecin sans malades, lavocat sans causes, au pote sans lecteur; il ne peut se faire non plus quincailler, marchand de modes, fabricant de meubles, dcorateur dappartements. Il ne peut en un mot se substituer lindividu, ni crer artificiellement la production de tels ou tels objets dtermins au moment mme o le chmage rvle que cette production avait t excessive et devait sarrter 156. Dun autre ct, il ne devrait accorder son secours aux individus valides que sous des conditions dtermines, entre autres, surtout, celle de renoncer au mariage pour ne pas accrotre le nombre des indigents. Ces questions sont trs graves et elles nous entraneraient trop loin. part la question du travail donn par ltat, on ne peut quapprouver les ides de Romagnosi. Mais on a dernirement tch de spcifier davantage des cas de prvention des crimes de la part de ltat, en supprimant ou en rendant moins frquents certains faits sociaux qui en sont dordinaire les causes occasionnelles. Le lgislateur devrait examiner si parmi les institutions, les usages et les prjugs du peuple, il y en a qui sont des occasions de criminalit ; et, les ayant dcouverts, il devrait par des lois spciales, les dtruire, ou du moins faire (p. 214) en sorte quil drive un mal moins grand. Il devrait, dans lordre lgislatif, conomique, politique, civil, administratif et pnal, depuis les plus grandes, jusquaux plus petites institutions, avoir toujours pour but de donner lorganisme social un ajustement tel que lactivit humaine puisse en tre continuellement dirige vers la voie oppose celle du crime; et cela, en ouvrant les portes aux nergies individuelles, en entravant celles-ci le moins possible, et en diminuant les tentations et les occasions de commettre des crimes 157. ces moyens de prvention indirecte, M.E. Ferri donne les noms de substitutifs de la peine. Autant voudrait dire, remarque M. Tarde, substitutifs du crime. Ni lun ni lautre mot ne peut tre exact.
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A. FOUILLE, La proprit sociale et la dmocratie, p. 134, Paris, 1884, libr. Hachette. 157 E. FERRI, Nuovi orizzonti del diritto e della procedura penale, p. 376, 1884.
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Il peut paratre trange de voir un quivalent du crime dans une action gouvernementale qui, entre autres effets, pourrait avoir celui den empcher la manifestation; encore plus, dy voir un quivalent de la peine, qui ne parat avoir celui dempcher la manifestation ; encore plus, dy voir un quivalent de la peine, qui ne parat quaprs le dlit. Mais, sans nous arrter une question de mots, examinons la valeur des propositions pratique qui nous viennent de M. Ferri. Il recommande la libert dchange qui, en vitant la hausse anormale du prix des denres alimentaires, prvient bien des troubles criminels : labolition des monopoles qui fait disparatre non seulement la contrebande, mais encore plusieurs autres espces de dlits : labolition de certains impts qui sont une cause continuelle dagitation ; Il rclame comme Despine et Lombroso, des (p. 215) taxes sur la fabrication et sur la vente de lalcool, dont labus est une des causes de lappauvrissement, de maladies et de crimes dans la classes ouvrire ; la substitution de lor et de largent aux billets de banque, dont la fausset est moins est moins reconnaissable, afin de diminuer la criminalit relative; la construction de maisons ouvrires bon march ; les institutions de prvoyance et de secours pour les invalides; les caisses dpargne, etc., qui, amliorent la condition des pauvres, font diminuer les dlits contre la proprit ; - la construction de rues larges dans les villes, lamlioration de lclairage nocturne qui rendent plus difficiles les vols et autres attentats ; - lenseignement des ides de Malthus, qui feraient diminuer les infanticides et les avortements volontaires ; de meilleures lois civiles, sur la succession, le mariage, la reconnaissance des enfants naturels, la recherche de la paternit, lobligation de ddommagements pour les promesses de mariage, de divorce, excellents antidotes du concubinage, de linfanticide, de ladultre, de la bigamie, de luxoricide, des attentats la pudeur ; de meilleurs lois commerciales, sur la responsabilit des administrateurs dune socit, sur la procdure des faillites, sur les rhabilitations, etc., pour rendre plus larges les banqueroutes ; la surveillance des fabriques darmes, pour diminuer lusage de ces engins de destruction ; les jurys dhonneur contre le duel ; labolition des plerinages ; le mariage des ecclsiastiques, la suppression des couvents, labolition de plusieurs ftes, linstitution dexercices hyginiques, les bains publics, les thtres, les asiles pour les enfants abandonns, la dfense des publications contraires aux murs, et
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des procs clbres, la dfense (p. 216) aux jeunes gens dentrer dans les salles de tribunaux, et dautres mesures semblables, qui peuvent agir sur la moralit publique en gnral, et plus spcialement, contre certains dlits de diffrents genres. Il est bien loin de ma pense de disconvenir de limmense utilit dune lgislation bien entendue sur la criminalit; mais, il faut avant tout de se garder de lutopie que le lgislateur puisse transformer de telle sorte le milieu que les tentations ou les occasions de dlit disparaissent. M. Ferri, dailleurs, reconnat lui-mme quune grande partie de la criminalit dpend de bien autres causes que celles que nous venons dnoncer, et que, partant, les mesures, quil propose ne sauraient quy faire. Ensuite, si le lgislateur a le devoir de se proccuper de leffet que les lois peuvent produire sur la criminalit, il ne peut pas ngliger dautres intrts qui ne sont pas moins importants. Il ne peut pas absolument sacrifier tout au but unique de supprimer les tentations pour ceux qui ont des penchants criminels. Aprs cette considrations dordre gnral, il faut distinguer, parmi les propositions de M. Ferri, celles qui ont un but ducatif ou dconomie sociale, ou qui seraient des amliorations aux lois existantes, de celles qui tendent supprimer les occasions de certains dlits. Les premires sont un effet naturel et constant de la civilisation, et on peut en esprer une moralisation graduelle du peuple; partant, une diminution des mauvais penchants et des vices. Quant aux autres, elles ne sauraient avoir quune action limite sur quelques spcialits criminelles. M. Ferri propose de supprimer quelques dfenses (p. 217) (impts, monopoles, etc) et den crer dautres (ftes, dbits de boissons, etc.) Or, que labolition dune dfense fasse cesser les mfaits qui dcoulent directement de la violation de cette dfense, cela est vident. Si vous supprimez les barrires de la douane, il ny aura plus de contrebandes. Mais, au contraire, chaque prohibition nouvelle aura certainement ses transgresseurs, et il y aura par consquent de nouveaux genres de dlits, qui nexistaient pas auparavant. En outre, toutes ces dpenses que lon peut supprimer ou remettre en vigueur la volont du lgislateur ne regardent pas directement le dlit naturel, dont jai donn prcdemment la dfinition, et qui forme seul lobjet de nos prsentes tudes. La contrebande, ni toute autre transgression des rglements des
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rglements spciaux, le dlit purement politique, ni mme tout fait qui ne blesse pas les sentiments altruistes, dont jai parl dans les premiers chapitres, nont rien faire avec le dlit naturel. Les nouvelles prohibitions, ou la suppression des anciennes, ne peuvent avoir quune influence indirecte sur les dlits naturels. Le cabaret, par exemple, ne produit pas lhomicide, mais il invite se runir les buveurs et les joueurs, parmi lesquels il peut surgir une querelle, qui peut se changer en rixe, au cours de laquelle un homicide peut avoir lieu. On pourrait dire la mme chose, peu prs, de ce qui, pour les classes suprieures, est lquivalent du cabaret : les cafs et les clubs. Au milieu de ceux-ci mmes peuvent natre des antipathies et des haines et, par suite, des injures et des duels. Dautres usages ou des institutions, qui sont des conditions (p. 218) sine qua non dun dlit spcial, sont des faits sociaux permanents. Si largent nexistait pas, il ny aurait pas de faux-monnayeurs. Si le mariage nexistait pas, il ny aurait pas de bigamie. On peut en dire autant de toutes les autres institutions dordre conomique, politique, familier, religieux, qui sont essentiels pour la vie dune socit. Il est donc tout fait inutile de porter la question dans ce domaine. Dailleurs, il ne sagirait pas, selon M. Ferri, que dcarter les causes les plus frquentes de dlits venant de certaines habitudes, ordinairement dangereuses, et que lon peut interdire ou borner avec un avantage gnral. Il dit mme, avec Ellero, propos de certaines institutions librales, quon doit voir dabord, si ce nest pas un mal bien moindre de supporter ces institutions avec leurs inconvnients, que de perdre tout le bien quelles peuvent apporter; et surtout ne pas oublier que le droit est insparable de la socit, et que le dlit, qui est prcisment la violation du droit, est insparable de celui-ci. Labus de la libert humaine existera toujours ; il sagit seulement de la rduire aux moindres proportions possibles. On pourrait cependant se servir darguments fort semblables lgard de certaines propositions du mme auteur, touchant lordre conomique, politique et domestique. Le libre-change, pense-t-il prvient beaucoup de dsordres criminels, tandis que le monopoles de certaines industries en produit dautres. Cela est vrai, mais
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qui est-ce qui pourrait conseiller un tat, pour cette seule considration, dabolir les droits dimportation ou de renoncer des monopoles utiles ? La prohibition du mariage pour les militaires est souvent (p. 219) une cause de liaisons illicites, de sductions et dabandons. Mais est-ce quun gouvernement pourrait renoncer aux avantages incalculables dune arme compose de clibataires ? Dun autre ct, quand mme on changerait en beaucoup de matires la loi ou lusage, serait-on bien sr ensuite que la dcroissance dune criminalit spciale ne serait pas laccroissement dune autre ? Quand vous aurez enlev aux gens du peuple les divertissements des ftes, naurez-vous pas augment leur isolement et diminu leur sociabilit ? Ne se ressentiront-ils pas plus vivement de leurs fatigues, qui nauront pas t interrompues par une heure de joie sans soucis ? Et leur caractre devenu plus sombre, plus triste, peut-tre plus haineux, noffrira-t-il pas un nouveau danger de crime ? lautorisation du divorce aurez-vous peut-tre aboli la jalousie ? Mais Par celle de lpoux, chass de chez lui, et rest sans famille, ne sera-t-elle pas plus terrible encore ? Enfin, de semblables mesures amneraient-elles immanquablement le rsultat quon en attend, si lon songe la rsistance presque invincible de lusage invtr ? Lombroso et dautres, pour combattre lalcoolisme, ont invoqu le fisc, en proposant des taxes trs leves sur les boissons alcooliques. Mais la France nous a donn lexemple de linefficacit de ces mesures. Dans ce pays, comme Ferri lui-mme le remarque, les impts sur les alcools ont t redoubls dun coup, rien que par les lois de 1871 et de 1872, et cependant on a vu la consommation de boissons alcooliques crotre de jour en jour. Cest (p. 220) pourquoi cet auteur conclut en manifetant que, comme il est arriv de livrognerie dans les classes suprieures, de mme, cette plaie terrible de lalcoolisme, que lon ne peut gurir tout dun coup, deviendra par les progrs de la civilisation, moins frquente dans les basses classes. Un moyen de prvenir directement le mal quil produit, serait de fermer et de prohiber absolument les dbits de boissons spiritueuses, moyen dj propos par
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Despine. Mais cest en vain quon esprera une pareille rforme en Europe 158. Il serait plus ais demployer une mesure moins radicale, comme la restriction graduelle des dbits, buvettes et cabarets, pour en arriver, dans un temps dtermin, un nombre fixe de patentes, comme maximum pour chaque commune. La Hollande en a donn tout rcemment un exemple. Bien que limpt y et t port, en quelques annes de 22 florins 57 florins par hectolitre, laugmentation continuelle de la consommation de leau-de-vie proccupait srieusement le pays. Dune consommation de 224,285 hectol, en 1854, on tait arriv en 1881, 328,000 hectol., cest--dire quau lieu de 7108 par habitant, on avait 91 81. Le gouvernement prit linitiative de porter remde ce vice, qui produisait non-seulement la ruine morale et physique dindividus, mais menaait mme la vie de famille, lordre et la sret publique ; car il semblait (p. 221) trange que tandis que lon donnait ltat la mission de prendre soin de lducation publique, laide des coles, de la prosprit publique en favorisant le commerce, de la sret publique au moyen des prisons, dun autre ct on lui refust le droit de mettre obstacle un des plus terribles ennemis, de lducation de la prosprit et de la sret publique 159 . Conformment ces ides, un projet de loi fut prsent vot par les Chambres et promulgu le 28 juin 1882, qui tablissait un chiffre maximum pour les patentes accorder pour chaque commune, moyennant une taxe, et les dispositions taient prises pour que, dans le terme de vingt, la loi pt avoir sa pleine excution ! Des peines taient portes contre les ivrognes et tous ceux qui exciteraient livrognerie. Au bout de six mois, cette loi commena produire ses bons effets. De 45,000 dbits qui existaient en 1879, le nombre descendait
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Je dis en Europe, car dans plusieurs contres de lAmrique on a eu lnergie de prohiber absolument le vente de toute boisson alcoolique. Dans ltat du Maine, cette mesure fit diminuer sensiblement, en quelques annes, la misre, la mendicit et les dlits. Douze autres Etats de lUnion se htrent de suivre lexemple du Maine. Despine, De la folie, etc. dit. Cite, page 104. 159 Rapport du Ministre Moddermann. V. Zeitschrift fr die gesammte Strafrechtswissenschafft. 3r B. 4s tt. Das niederlndische Gesetz von 28 Juin, von Prof. Drucker in Groningen.
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32,983, et la recette des taxes sur leau-de-vie diminuait de 100,00 florins tandis que la consommation de la bire et du sucre augmentaient. La Hollande nous a donc prouv quun gouvernement ferme et prudent peut cooprer attnuer un vice tellement rpandu quun dput a pu dire : quil fallait laisser dguster tranquillement un ouvrier ses deux petits vers deau-de-vie (schnapps) par jour 160 . Pourquoi ne pas suivre cet exemple-l o le vice est le plus rcent, et par consquent, plus facile extirper ? (p. 222) En Italie, par exemple, laccroissement des buvettes, cabarets et tavernes est rapide. Pour en donner lexemple, ces dernires saccrurent, Milan, de 1872 1877, du chiffre de 848 161. Dans les provinces romaines et mridionales, o la consommation des boissons spiritueuses nest pas grande, le vin produit la sant un mal sans doute bien moins grand, mais bien suprieur par rapport la sret sociale, cause de lexcitabilit extraordinaire de la population. Nul doute quon ne doive rejeter sur lui beaucoup de crimes sanglants, et la preuve en est donne par le fait que, dans la province de Naples, aprs la libert absolue donne aux cabarets en 1876, et qui en augmente considrablement le nombre, les blessures et les coups volontaires saccrurent, de 1,577, en 1877, 2,191 en 1878 et 3,349, dans lanne 1879 162. Ce serait donc dans une mesure trs sage que de borner le nombre des patentes un maximum pour chaque localit, avec une forte taxe et des dispositions transitoires semblables celles de la Hollande, dans le but de restreindre graduellement le nombre des dbits existants. Pour en revenir maintenant la thorie de Ferri, remarquons que plusieurs autres mesures parmi celles indiques par lui, sont hors de la sphre daction de ltat, telles que : lexpulsion du sein des socits ouvrires des membres adonns livrognerie, la diffusion, de temprance un peu moins arcadiques, labolition de lusage (p. 223) de payer le ouvriers en une seule fois, la veille du dimanche, les maisons ouvrires bon march, les socits coopratives de secours mutuels,
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Zeitschrift, etc., broch. cite p. 580. Dans la mme priode, les bouteilles de spiritueux et de liqueurs qui furent importes en Italie, s,accrurent de 17876 27,883. Arch, di psich. scienze penali, etc,. vol. IV, 2e dispense, p. 273, Turin, 1883. 162 TURIELLO, Governo e governati, ch.III, p. 368, Bologne, 1883.
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les banques populaire, les comits de bienfaisance, lexercice de la mdecine de la part des femmes, la diffusion et lapplication des ides de Malthus. Or, il est clair que, dans toutes ces choses-l, si linfluence du gouvernement nest pas entirement nulle, du moins est-elle trs borne. Il nest donc point ici question des rformes lgislatives, mais tout dpend du progrs naturel de la civilisation, du dveloppement et de la prvoyance et de lpargne, enfin de linitiative prive. Dire que par ces moyens la criminalit dcrotrait, cest exactement come si lon disait quune socit mieux leve au travail et aux ides dordre et de prvoyance produit moins de dlits, ce dont personne ne saurait douter Lors mme que dans quelques-unes de ces questions (certainement non point dans lapplication de la rserve malthusienne), le Gouvernement pourrait prendre quelque ingrence, il serait trs douteux de voir ses efforts couronns de succs. Et dailleurs, cette intervention ne saurait tre conseille par une saine politique. Que reste-t-il donc luvre lgislative et administrative ? Les mesures lgislatives pour prvenir le dlit me peuvent se rapporter gnralement qu une bonne police, une bonne administration de la justice, et dvelopper indirectement lducation morale publique, laquelle soppose laccroissement de certaines habitudes vicieuses, qui sont ordinairement la cause de crimes et de dlits. Elles ne peuvent agir directement sur ces habitudes que dans (p. 224) quelques cas particuliers, comme pour le port des armes, les dbits de liqueurs, les cabarets, les jeux de hasard, etc. Hors ces cas, on ne saurait conseiller ltat une intervention trop grande ni trop assidue dans lexercice des droits individuels, ce qui, tout en ayant le but de prvenir la plus grande quantit possible de crimes, se traduirait en une violation insupportable de la libert, et serait la cause de nouvelles rvoltes. Donc : des coles diriges par des matres intelligents et moraux, linstitution dasiles dducation, dtablissements agricoles pour les enfants pauvres ou abandonns; dfense de publications ou de spectacles obscnes; dfense aux jeunes gens de frquenter les salles de cours criminelles; restriction de la libert des htelleries; loisivet interdite; surveillance des personnes suspectes; de bonnes lois civiles; un procdure prompte et peu coteuse.
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Voil les seuls moyens indirects de prvention contre les crimes et dlits, qui soient dans les facults dun gouvernement.
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II
Retour la table des matires
Mais aprs avoir fait leur part ces moyens indirects de prvention, il faut passer aux peines, dont quelques sociologues M. Ferri entre autres, croient le pouvoir de prvention fort limit, pendant que dautres leur attribuent la plus grande influence. De part et dautre, on a des exemples historiques sous la main : dun ct, des chtiments (p. 225) froces qui nont pas pu empcher la rptition frquente de certains mfaits; dun autre ct, des rpressions sanglantes qui ont presque fait disparatre quelques espces de crimes. Je crois que la question pourrait tre rsolue, si lon se souvenait ici des diffrents classes de criminels. On sapercevrait alors que les grands criminels, dnus de tout sens moral et qui sont capables dassassinat ou de vol, indiffremment, ne sauraient faire grand cas de la menace dun long ou perptuel emprisonnement; ils sont trop imprvoyants, trop abrutis, trop peu sensibles pour pouvoir apprcier la honte de la prison, ou la souffrance plutt morale que physique de la libert perdue. Ils tiennent pourtant la vie ; cest pourquoi la peine de mort a le pouvoir de les effrayer ; mais du moment quils la voient applique trop rarement, ils commencent ne plus la craindre 163. Quant la classe des criminels impulsifs, quils soient tels par temprament et par nvrose, ou par lexcitation des boissons alcooliques, on sest trop ht de dclarer que les menaces des chtiments sont tout fait inutiles pour eux. Leffet des menaces est sensible mme pour les alins, comme les mdecins nous lassurent. Quoique la rflexion soit abolie, il peut se produire chez les criminels impulsifs un contre-mouvement, non moins irrflchi, qui dpend de lide vague dun mal qui les menace sils se laissent aller leur passion. Seulement les peines qui peuvent faire un effet sur leur imagination ne sont pas, coup sr, les (p. 226)
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Dans la sance du 10 mars 1865 de la Chambre des dputs en Italie, lhon. Conforti raconta lhistoire dun complot de vol avec assassinat qui fut djou par la terreur d deux excutions capitales ayant eu lieu le jour mme fix pour le crime.
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soi-disant chtiments de nos lgislateurs modernes. Il faudrait que le mal ft trs grave et quil ft immdiat pour quon obtienne quelque chose de ces individus. Si lon tait sr quen frappant un homme de la main, cette main se dtacherait immdiatement et tomberait terre, il est vraisemblable que bien des mouvements quon croit irrsistibles ne le seraient plus; peut-tre bien que le mot soufflet disparatrait du langage ordinaire et quil ne serait plus quun archasme. Quon ne rponde pas cela que les chtiments atroces du moyen-ge ntaient pas plus utiles que les prsents. Dabord, les statistiques nous manquent pour pouvoir tablir un parallle; et puis lincertitude de la peine tait bien plus grande alors, , cause des moyens infinis dy chapper, tels quimmunits, protection de grands seigneurs, et du fonctionnement peu rgulier de la police et de la justice. Quant aux malfaiteurs de profession, la question tait envisage un point de vue diffrent; ces gens calculent assez exactement les chances dchapper la peine, et ils la bravent assez hardiment, parce quil faut bien risquer quelque chose dans ce mtier comme dans tous les autres; et il y en a de bien plus dangereux qui ne manquent pas de travailleurs. Il faut convenir pourtant que loffre est dautant plus grande que les risques sont moindres et les bnfices plus srs. Mais nous reviendrons tout lheure sur ce sujet. Pour ces malfaiteurs, les lois pnales ne sauraient donc avoir quun effet de prvention trs limit; leur but principal ne peut tre que llimination; de quelque manire quelles sy prennent, elles ne pourraient faire (p. 227) manquer totalement louvrage ni dcourager tout fait les ouvriers; pour quelles soient vraiment agissantes, il faut quelles en diminuent le nombre en supprimant ceux qui tombent au pouvoir de la justice. Dun autre ct, il y a la criminalit endmique, celle qui est due principalement des prjugs sociaux, des habitudes anciennes ou nouvelles dune classe sociale, des traditions populaires. Cest ici prcisment que la rigueur des chtiments peut produire dheureux effets, dans le but de la prvention. La Corse en a offert un exemple rcent, par la dcroissance rapide des meurtres. En 1854 deux lois y furent promulgues, lune pour dfendre absolument le port darmes, lautre contre les recleurs de bandits. Quinze annes de ces mesures exceptionnelles y produisirent les plus heureux effets. Le
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dsarmement de la population entire avait port surtout un coup quon croyait dcisif aux traditions sanguinaires. Malheureusement ces lois ayant t abolies en 1868, la criminalit recommence saccrotre. Les magistrats ont fait ressortir dans leurs discours linfriorit de la situation actuelle celle de la Corse pendant les quinze les quinze annes o elle a subi la bienfaisante injure dtre place en dehors du droit commun 164. Naples, les coups de rasoir dont des amants malheureux ou trahis dfigurent le visage des jeunes filles, qui ne veulent pas ou nont pas voulu deux, avaient presque cess en 1844, la suite dune loi spciale, qui menaait les coupables de 13 ans de galres. Ils ont recommenc aprs le code de 1859, qui a tabli des peines beaucoup moins fortes, et surtout aprs linstitution des (p. 228) cour dassises. Le nombre est tel quon a t oblig de les soustraire au jury et de les faire juger par les tribunaux correctionnels, afin de ne pas centupler les dbats criminels, et aussi, pour que la condamnation soit moins incertaine. Mais cela a produit dautres inconvnients : la libert provisoire, dabord, qui selon la procdure italienne, est due presque tous les inculps de dlits, pendant linstruction, et jusqu la procdure soit close par un arrt de la Cour de cassation (les inculps ne manquant jamais de pouvoir cette Cour), ce qui diminue de beaucoup leffet terrorisant de la justice; ensuite, lapplication de simples peines correctionnelles au lieu de peines afflictives. Tout cela a eu lair dune demi-impunit, et voil que le coup de rasoir est tellement la mode quil y a des villages aux environs de Naples, o pas une seule jeune fille, moins que sa laideur ne la sauvegarde, na de chance dy chapper, si elle ne se rsigne pas pouser le premier venu qui lui en fait la proposition. La mme chose est arrive pour les coups de rvolver, quon change dans les rues, ou dans les cabarets de cette ville. On a t forc, par leur frquence incroyable, de les soustraire au jury; ainsi donc, de ne pas les considrer comme des tentatives de meurtre, quoique le plus souvent, de malheureux passants en sont les victimes. Et cest par quelques mois de prison quils en sont quittes le plus souvent. Le mme effet dplorable a t produit en France par les acquittements des vitrioleuses. Au contraire en cosse, la menace de peine de
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mort a t suffisante pour faire totalement cesser les crimes commis par le vitriol 165. (p. 229) Dans ce cas et dans dautres semblables, il faut attribuer le mal principalement la lgret du chtiment. Car, il ne sagit pas ici de malfaiteurs dhabitude, qui le bravent quel quil soit, parce que cest un risque inhrent leur mtier. Il sagit dhommes, qui, tout en tant dpourvus de certains sentiments altruistes, ne deviennent criminels que dans une situation donne, pour laquelle ils trouvent un usage barbare qui ne leur rpugne pas, et que, partant, ils sempressent de suivre. Mais, quoique leurs instincts les poussent cette solution, il pourraient tout aussi bien y renoncer, si elle leur prsentait trop de dsavantages. Or un dsavantage trs grand serait une peine invitable et trs grave qui troublerait jamais leur existence, qui renverserait tous leurs projets davenir, qui enfin les rduirait une condition de vie infrieure. Cest ce que ne feront jamais quelques annes de prison correctionnelle, surtout si on peut compter avec les chances dun deuxime jugement en appel et dun arrt favorable de la haute Cour, et avec la libert provisoire en attendant, qui laisserait dailleurs toujours aux condamns le choix dun exil volontaire. On comprend aisment que la svrit de la loi nest pas sans influence en pareil cas. Encore une rflexion ce sujet. La criminalit devient endmique ou imitative dans une ville, dans une contre, dans toute une nation, par le fait que le blme public nest pas assez fort contre certaines actions criminelles. Cest alors la loi de montrer que les faits de ce genre ne doivent pas tre tolrs ; cest elle de redresser lopinion publique dfaillante. Il faut quelle aide lvolution morale du peuple, et que loin de se laisser entraner par le courant, elle reprsente les crimes (p. 230) endmiques, non pas comme des fautes lgres, mais comme des actions dtestables dont il faut absolument sabstenir. Elle ne peut faire cela que par la svrit. Il ne faut donc pas se hter de refuser la peine toute action de prvention gnrale ou indirecte; il sagit seulement de distinguer un genre de dlinquants sur les quels ce pouvoir peut tre gnralement exerc par elle, dune autre classe qui ne peuvent le ressentir que plus faiblement.
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Labsence de moralit, ou mme les instincts criminels, tant rpandus bien plus largement quon ne pense, il faut faire en sorte que le dlit soit dsavantageux, et que la conduite honnte soit le parti favorable. Ladoucissement des peines peut donc tre une vraie source de criminalit. Quand on pense que dans la premire moiti de ce sicle, la haute criminalit avait t rduite des chiffres peu alarmants dans les pays civiliss de lEurope, et que dans la seconde moiti elle a fait des pas de gant, on ne saurait se dfendre de penser que la premire de ces deux poques avait t prcde par des sicles o la peine de mort avait t prodigue sur une vaste chelle. Et que prcisment ces cinquante ans qui ont prcd notre poque, ont assist la transformation du systme et ladoucissement progressif de la pnalit, que lon pourrait encore aujourdhui sans relche et qui a t proclam par les juristes comme un grand progrs civil. Voyons les faits : En France, de 1828 1884, les assassinats se sont accrus de 197 234, les infanticides de 102 194, les attentats la pudeur contre les enfants de 136 791, les dlits de droit commun (cest--dire exception faite pour ceux qui sont prvus par des lois spciales) de 41,000 environ (p. 231) 163,000 environ, les coups et blessures de 8,000 18,000, les vols de 9,000 33,000, les escroqueries de 1,171 6, 371, les dlits contre les murs de 497 3,397, le vagabondage de 3,000 16,000 environ, et presque tous ces chiffres se sont encore augments en 1884, de sorte que le mouvement est loin de sarrter. Et pendant ce temps la population qui, en 1826 tait de 31 millions ne sest augmente que de 7 millions, puisquelle tait de 38 millions en 1884. Il est donc vident que laugmentation de la criminalit na pas t proportionnelle la population, mais quelle a t immensment plus forte. Or, cest prcisment dans cette priode de plus dun demi-sicle que beaucoup de peines ont t adoucies, que lindulgence des jurs est devenue de plus en plus grande, que les circonstances attnuantes ont t prodigues, que les nouveaux enseignements des criminaliste ont appris aux juges quils ne devraient pas se placer au point de vue social, quils devraient se proccuper surtout de lamendement du coupable, quils devraient considrer toutes les circonstances qui avaient pu diminuer sa responsabilit morale, et frapper enfin, mais doucement, presque paternellement.
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Cest ainsi que petit petit, on en est venu donner aux peines lair de ces corrections disciplinaires quon inflige dans les collges aux enfants dsobissants; et mme elles sont beaucoup plus dures que ces dernires car les rglements de nos prisons ne permettent de se servir ni du jene, ni de lobscurit.
Enfin , la disparition de la peine de mort pour la haute criminalit a eu un effet rflexe sur toute (p. 232) la criminalit infrieure. Le simple fait que cette peine existe et que de temps en temps elle est applique, est un frein pour tous les hommes ayant des penchants criminels, car ils ne peuvent connatre exactement les limites dans lesquelles on lapplique. Tout ce quils savent cest que ltat a le pouvoir de tuer certains criminels. Seront-ils de ce nombre ? Ils ne peuvent tre srs du contraire. Ils se font ainsi une ide beaucoup plus srieuse de la force de loi 166. On peut mme dire de la peine de mort, quelle effraie plus fortement ceux quelle ne menace pas directement, cest--dire les criminels infrieurs, les moins imprvoyants, les moins abrutis, les moins insusceptibles de dominer leurs passions. Un dput italien, avocat de sa profession, dclara dans un discours la Chambre, que plusieurs fois des prvenus de blessures lui avaient avou quils auraient tu leur ennemi, sils navaient craint la potence 167. Je citerai un fait dont jai presque t tmoin. Dans une petite ville du midi de lItalie, trois condamnations mort venaient dtre prononces par la Cour dassisses, des brefs dlais. Quelques jours aprs la dernire, un homme, ayant vu passer son ennemi devant sa maison, a t pris dun accs de fureur, sest empar dun fusil, a vis, mais tout coup on la vu dposer son arme sans faire partir le coup et on la entendu scrier : Cest que la Cour vient de rtablir la peine de mort ! Or cet homme sil avait tir, naurait t punissable, daprs les (p. 233) lois italiennes, que des travaux forcs, car il sagissait de meurtre et non dassassinat. Mais en se souvenant des condamnations mort si rcentes, dans son trouble, il na pas pu faire cette distinction. Cest ce qui a sauv une vie humaine ! Est-ce que la crainte quil avait de la loi aurait t la mme, sil avait
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Voir TURIELLO, Governo e Governati, ch. III, Bologna, 1884, d. Zanichelli. 167 Sance du 8 mars 1865, discours de M. Chiaves.
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su que mme pour les plus grands mfaits, ltat ne peut jamais punir que par la prison ou par la maison de force ? Dailleurs, en Italie de mme quen France, on a fait lexprience de ladoucissement des peines. Dans lancien royaume de Naples o les lois taient beaucoup plus svres, o il ny avait point de jury, ni de circonstances attnuantes non dtermines par la loi mme , o, enfin, on appliquait assez frquemment la peine de mort, la criminalit tait moins forte quaujourdhui; elle sest accrue immensment depuis que le progrs a chang tout cela. En effet, en 1832, il y avait eu 169 assassinats, et 205 en 1833. En 1880, leur nombre sest accru 375. Les parricides, entre autres, ont plus que tripl, car de 5 ils se sont accrus 18. Les meurtres y compris les involontaires, taient 669 en en 1832 et 696 en 1833. Ils sont arrivs 1061 en 1880, non compris les involontaires. Or en 1833, les condamnations mort avaient t 95, dont plusieurs avaient t excutes, en 1880, avec un nombre plus que doubles dassassinats il ny en a eu que 40, dont pas une a t excute 168 ! Quon juge daprs ces chiffres, du relchement gnral de la rpression. Les circonstances attnuantes quon (p. 234) accorde dans la proportion de 80 pour cent, ont permis de punir par des peines temporaires, souvent correctionnelles, des meurtriers et mme des assassins. En 1876, dans toute lItalie, pour 51 assassinats et pour 8 vols avec assassinat on na inflig que des peines correctionnelles ! Croira-t-on que laccroissement rapide des crimes de sang dans le midi de lItalie soit tout fait indpendant dun pareil relchement de la justice ? Pour ma part je ne puis le croire, dautant plus quil ne sagit pas dun phnomne isol. Dans toute lItalie il y a eu accroissement gnral de la criminalit depuis 1863, cest--dire depuis quon a commenc sapercevoir de ladoucissement de la pnalit. En 1863 il y a eu jugement en Cour dassises pour 12 parricides; 22 en 1869 ; 34 en 1870; 39 en 1880. Meurtres de la femme par son mari ou vice versa : 15 en 1869 ; 38 en 1870 ; 92 en 1880. Infanticides : 44 en 1863; 52 en 1869 ; 51 en
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Il ny a pas de proportion entre cet accroissement de crimes et celui de la population. Celle-ci tait, en effet, denviron 6 millions en 1833 elle dpassait de peu 7 millions en 1880.
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1870; 82 en 1880. Assassinats : 285 en 1863 ; 419 en 1869; 450 en 1870; 705 en 1880. Depuis 1860 jusqu 1870 le chiffre des crimes punissables de la peine de mort stait accru de 22 pour 100; celui des crimes punissables par les travaux forcs perptuit, de 64 pour 100. La statistiques des prisons nous montre un accroissement graduel, depuis 1862 jusqu 1890. Pour en donner un exemple, en 1863, les condamns lemprisonnement taient 10, 424 hommes et 778 femmes. En 1880 ils taient 18,928 hommes et 1,435 femmes. Les condamns au bagne taient 9,300 en 1862 ; en 1890 ils taient 15,124. Les condamns la maison de force se sont accrus dans la mme priode, de 5,893 hommes et 344 femmes 10, 427 hommes (p. 235) et 500 femmes. Enfin, les condamns la peine dite Casa di custodia (prison pour les dlinquants jeunes ou faibles desprit), de 390 en 1862, taient arrivs au nombre de 990 en 1882. Le chiffre total des condamns des peines criminelles, qui tait de 15,037 en 1862, est mont 32,538 en 1882, cest--dire quil a doubl dans lespace de vingt ans; le 1er avril 1890 il tait de 28,042. Enfin, le chiffre des condamns perptuit qui, en 1870 tait de 2,945, est arriv, en 1889, 5,725, ce qui signifie que dans lespace de vingt ans seulement il a presque doubl. Depuis 1881 on croyait avoir remarqu une tendance la diminution. Mais on sest aperu malheureusement quil ne sagissait que de lgres oscillations, et que larrt dans la marche progressive de la haute criminalit est bien loin encore de se dclarer. On peut faire si lon veut le tour de lEurope; on remarquera presque partout un accroissement, pas si frappant peut-tre que celui de la France et de lItalie, mais toujours trs sensible, trs suprieur surtout laccroissement de la population. En Belgique, par exemple, laccroissement de la criminalit est manifeste de 1850 1875; dune moyenne de 20,428 condamns dans la premire priode, on passe, dans la dernire celle de 25,072. De 1832 1839, on a eu comme moyenne annuelle, 557 accuss de crimes; 1,218 de 1840 1849 ; 2,576 de 1850 1855; 2,771 de 1856 1860 ; 2, 813 de 1861 1867 ; le moyenne des individus jugs pour dlits a t de 23,564 dans la premire priode, et de 37,462
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dans la seconde. La progression a continu dans les annes 1868-75, pendant lesquelles (p. 236) laccroissement de la haute criminalit a mme t plus sensible, puisquelle a excd de beaucoup celui de la population 169. Laccroissement des meurtres, qui de 1841 1868 ont vari de 40 70 par an, est surtout digne de remarque ; tandis que de 1868 1885, leur nombre sest toujours maintenu au-dessus du dernier chiffre, en se rapprochant de 100, et mme en dpassant ce chiffre En Prusse, le nombre des dtenus dans le courant de lanne 1878-79, compar avec la moyenne des huit annes prcdentes (1871-78-79), sest accru en raison de 13,3 pour 100. De 1854 1878, il y a eu une augmentation trs sensible dans les homicides, les infanticides, les blessures. Pour en donner une ide, les meurtres qui, en 1854, taient de 242, sont arrivs par un accroissement progressif, 518 en 1880. En somme, les attentats contre la vie en 1854, donnaient une instruction sur 34,508 habitants; ils donnaient en 1878, une instruction sur 26 756 habitants. (W. Starke, Verbrechen und Verbrecher in Preussen). Nous avons parl plus haut (v. p. 133) de laccroissement de la rcidive dans plusieurs pays dEurope. Ajoutons quen Autriche elle est en augmentation continuelle (soit de 42 pour 100 en 1871 et de 45 pour 100 en 1880), et particulirement celle des jeunes gens au-dessous de vingt ans. Dans la Carinthie, de 1859 1881, il y a eu une progression constante qui a port les crimes et dlits de 1,186 2,326 (V. Rivista penale, vol. XVI, 3e et 4e fascic.). (p. 237) En Espagne, la rcidive masculine, qui dans la priode de 1859 1862 tait de 10 pour 100, est monte, dans la priode, dans la priode de 187981, 24 pour 100. De 1875 1880, en outre, la somme totale des affaires criminelles, sest augmente de plus du tiers, savoir 94,574 dans la premire priode, et 146,277 dans la seconde. De 1868 1874 on a eu 159 condamnations mort, et 50 excutions; de 1875 1881 les premires furent 213 et les excutions 125, Cela prouve un accroissement dans les mfaits les plus atroces. Il ny a que lAngleterre o la criminalit prsente un mouvement inverse, constat depuis
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Rapports sur la statistique pnale belge cits par Beltrani-Scalia. La rif. penit. v. aussi Aguglia, Limpotenza della repressione penale, 1884.
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plusieurs annes. Par une dcroissance constante, le nombre moyen des dtenus qui tait par jour de 20,833 en 1878, est descendu jusqu 15,375 en 1856 170. Or, lAngleterre est prcisment le pays o les thories pnales modernes ont eu le moins dinfluence, o la peine de mort est applique frquemment et les autres peines sont svres. On aurait tort, sans doute, dattribuer laccroissement, presque gnral, de la haute criminalit en Europe, uniquement limpression moins forte de nos pnalits modernes. Il faut y reconnatre sans doute, leffet de plusieurs causes sociales et lgislatives. Et quant aux peines, ce nest pas seulement leur pouvoir de prvention qui a diminu, cest aussi leur pouvoir dlimination qui est devenu presque nul. Du moment quil est reu maintenant que la peine typique ne doit tre que temporaire, et que mme des peines criminelles peuvent tre infliges pour un temps trs court, trois ou cinq ans par exemple, presque jamais plus de douze ou quinze ans. Cest ce qui (p. 238) permet la rcidive des malfaiteurs les plus endurcis; cest ce qui rend possible dans nos socits civilises le spectacle du meurtre rcidiviste pour la deuxime ou la troisime fois, du voleur et de lescroc de profession, gens qui ne cesseront leurs agressions que lorsquils ne pourront plus les rpter parce quun obstacle matriel les en empchera; gens quil est ridicule de dlivrer de la prison aprs lexpiation de leur soi-disante peine. Un crivain franais concluait son tableau de la criminalit par ces graves paroles : La criminalit se localise en devenant une carrire Le malheur est que le mtier de malfaiteur soit devenu bon, quil prospre, comme le prouve laccroissement numrique des dlits et des rcidives quoi cela tient-il, en gnral, quun mtier quelconque soit en vue de prosprit ? Dabord, ce que quil rapporte davantage; puis, ce quil cote moins; enfin et surtout, ce que laptitude lexercer et la ncessit de lexercer sont devenues plus frquentes. Or, toutes ces circonstances se sont runies pour favoriser lindustrie particulire qui consiste spolier tous les autres Les profits sont accrus et les risques ont diminu, au point que dans nos pays civils la profession de voleur la tire, de vagabond, de faussaire, de banqueroutier frauduleux, etc., sinon dassassin, est
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une des moins dangereuses et des plus fructueuses quun paresseux puisse adopter 171. Les choses ne se passent pas diffremment en Italie. (p. 239) Les bnfices sont levs. Dans une seule anne la somme des dommages pcuniaires est monte 14 millions de francs; et il faut noter que les dommages causs par les banqueroutes ne sont pas compris dans ce chiffre. Ces 14 millions ne se rapportent qu des fraudes, des vols simples, et des vols de grand chemin, etc. Cette somme est donc passe aux mains des voleurs, des escrocs, des assassins, et na t restitue quen trs petite partie. Dans les jugements de cour dassises touchant des crimes contre la proprit, les jurs ont admis lexistence de 6 millions 124 mille francs de dommages, en attestant la culpabilit de 4, 290 accuss, ce qui donnerait une moyenne denviron 1,400 francs drobs par chaque voleur 172. Si lon rflchit que 60,0/0 environ des auteurs de vols restent inconnus ou bien sont acquitts faute de charges suffisantes, on verra que le mtier est rellement suprieur presque tous les autres, notamment si lon tient compte de limpossibilit pour un ouvrier honnte dobtenir en une fois une somme qui dpasse le salaire dune semaine. Les probabilits dimpunit sont tellement nombreuses que celui qui naurait pas dautre motif pour sabstenir du dlit, ne peut vraiment pas sen laisser dtourner par la pense de la justice. Le nombre des coupables qui chappent la justice, ajout celui qui est rest inconnu ds lorigine, lautre pour lesquels les charges releves nont pas t juges suffisantes, et enfin au chiffre de ceux qui furent acquitts dans le jugement, peut tre valu en Italie 55 p. cent environ 173.
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G. TARDE, La Statistique criminelle du dernier sicle. (Revue philosophique, janvier 1883). 172 Statistica penale del Regno dItalia, 1880 173 Les juges dinstruction rendent ordonnance de non-lieu pour insuffisance de charges dans la proportion de 30,91% des prvenus. Or, pour ce qui est des crimes, il faut ajouter ce pourcentage le 7,37 des chambres daccusation, et le 24,43% des accusations non admises par les jurs. Calculer, en outre, sur le 10% de cassations, le 24 0/0 dacquittements dans le jugement de renvoi. Quant aux prvenus en matire correctionnelle, il faut ajouter au 30,91% le 14,19 dacquitts en premire instance, et le 18,05 en appel; enfin, sur la
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(p. 240) Donc le dlinquant, et en particulier le filou, le voleur, lescroc, le faussaire, puisque ces mfaits donnent le contingent le plus nombreux dauteurs inconnus, a plus de cinq probabilits sur dix de ntre point chtis, quand mme le dlit aurait t dcouvert et que la dnonciation en aurait t faite, ce qui dans les vols, escrocs, abus de confiance, etc., narrive pas une fois sur dix 174. Le risque de la dcouverte du crime est loign, celui de la condamnation tout autant, celui de lexpiation de la peine encore plus. la suite du premier jugement, pour ceux qui sont condamns par les assises, il y a espoir de cassation et par consquent, de lacquittement dans un nouveau jugement; enfin, lesprance de la grce, qui rduit ou modre la peine; et pour les condamns des tribunaux correctionnels, il y a lappel, qui suspend la sentence, et laisse en libert provisoire celui qui sy trouve. Et aprs la confirmation en appel, le condamn peut se pourvoir en cassation, et jouir ainsi de sa libert quelquefois mme pendant un ou deux ans aprs le premier jugement. Enfin, quand les choses tournent mal, sil demeure dans (p. 241) une grande ville, o il est peu ou point connu et nullement surveill par la police, il pourra semparer du nom dun honnte homme, moyennant lextrait dun acte de naissance qui ne lui cotera que le prix du papier timbr 175, et sous lgide de ce nom sans tache, il vivra tranquille aussi longtemps que bon lui semble. Il faut donc dire que lon nentre pas en prison, sans beaucoup de bonne volont 176.
totalit des procdures annules en cassation, calculer un pourcentage identique dacquittements dans le nouveau jugement. 174 MINZLOFF (Caractres des classes dlinquantes, dans le Messager jur. De Moscou, 10e disp., 1881) value 82% le nombre total des dlinquants qui restent impunis. 175 Voir ce sujet, BERTILLON, Question des rcidivistes, dans la Revue politique et littraire. Paris, 28 avril 1883. 176 TURIELLO en citant laffaire du prtre de Mattia, lequel jouit de la libert provisoire tant que laffaire fut considre comme correctionnelle et prit la fuite aussitt quelle devint criminelle, dit : Il prouva ainsi que les moyens manquent dans notre procdure actuelle de prendre les malfaiteurs riches et puissants, sauf peut tre dans quelques cas de flagrants dlits. Governo e Governati, ch. III, p. 338, en note.
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Mais la bonne volont ne manque pas plusieurs, et dun autre ct, les rcidivistes dans certaines espces de dlits et ceux qui sont sous la surveillance de la police, ne sont pas admis la libert provisoire. Cest ce qui fait que les prisons correctionnelles sont peuples. Mais pour ces gens sans aveu, rcidivistes, surveills de la police, quimporte trois mois ou six mois demprisonnement ? Lombroso a cit cette chanson sicilienne : Celui qui dit du mal de la Vicaria (prisons de Palerme), il mriterait des coups de couteau au visage ! Celui qui dit que la prison punit, comme il se trompe, pauvre sot ! 177 (p. 242) Et cette autre : Cest ici seulement que tu trouves tes frres et tes amis, de largent, bonne chre et une paix joyeuse; au dehors tu es toujours au milieu de tes ennemis, si tu ne peux pas travailler, tu meurs de faim 178. Supposons que dans le pays des fables un roi austre dfende tout commerce amoureux, tout flirtation avec des femmes maries; et que le chtiment dont le coupable est menac soit la dfense de sortir pendant quelques semaines du club, un htel magnifique avec jardin et terrasse, o ce monsieur trouvera ses meilleurs amis, ses compagnons de table et de jeu, qui, loin de le blmer pour ce quil a fait, seraient bien aises au contraire den faire autant ! Dans cet entourage sympathique, il est sr quon se moquera bien de la loi absurde et de la peine infliges. Qui ne sera pas pris dun fou rire en songeant que lon pourrait prtendre qu la suite dun semblable chtiment, cet individu ne recommencera pas sa vie ordinaire et ne fera plus ces mmes choses pour lesquelles il a t puni ?
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Cu dici male di la Vicaria Cu farrissi la faccia feddi-feddi Cu dici c la carcera castia Comm vingannati, puvi, reddi ! Qua sol trovi i fratelli e qua gli amici, Danari, ben mangiare e allegra pace; Fuori sei sempre in mezzo ai tuoi nemici; Se non puoilavorar muori di fame !
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Or, le cas est prcisment le mme pour les htes habituels des prisons. Ils sont l avec leurs amis, avec leurs camarades; ils ont le logement et la nourriture gratis; ils lient de nouvelles connaissances, qui pourront leur tre utiles pour lavenir, On ne les blme pas, on ne les plaint pas; au contraire, sils ont fait un grand coup, ils deviennent un objet dadmiration. Leur amour-propre en est satisfait autant que leur estomac lest par le menu de ltablissement. (p. 243) Il en est de mme pour les bagnes. Les vieux malfaiteurs, aprs une vie agite et laborieuse, ne cachent point combien ils sont satisfaits davoir enfin mrit un abri si commode. Quant aux pouvantables travaux des galriens, trop souvent lobjet de la commisration des romanciers sentimentaux, qui nont jamais visit un bagne, il est bon que lon sache que la plupart, en Italie du moins, sont occups tricoter ! Que lon compare la duret de ce travail avec celle des ouvriers dans les usines ou des paysans sous les rayons brlants du soleil, et que lon dise ensuite si les mots travaux ne sont pas une amre ironie 179 ! Mais supposons encore que les dlinquants souffrent de la privation de leur libert ou de lisolement de la cellule 180 ; supposons mme que la peine reprsente pour eux un mal vritable. Ils la subiront avec rsignation, avec une tranquillit philosophique, avec le regret de stre laisss prendre et le projet dviter dans une seconde opration les erreurs de la premire. (p. 244) Mais qui pourra penser srieusement se transformer pour cela en honnte homme ? qui est-ce donc qui abandonne son propre mtier cause de ses
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Sans doute la vie des maisons de force comme vie matrielle est suprieure celle que la plupart des condamns sont habitus mener en libert. 180 Jusqu prsent il ny a, en Italie, que les villes de Milan, Turin, Cagliari et Prouse qui aient des prisons cellulaires. Toutes les autres sont construites daprs lancien systmes des chambres communes, et dans beaucoup il ny a aucune sparation entre les prvenus et les condamns. Parmi ces derniers, un grand nombre attendent pendant plusieurs annes dtre envoys dans telle ou telle maisons de force, mais bien souvent le terme arrive avant quils aient expi leur peine. En France, en 1887 (?), il nexistait que 14 prisons dpartementales construites ou adaptes en vue du rgime cellulaire, et 7 en voie de construction. Les premires ont, en tout, 600 cellules. Le 31 dcembre 1884, il y avait en France 25,231 dtenus dont 10,087 taient dsuvrs. (DHaussonville, dans la Revue des Deux-mondes, 1er janvier1888, p. 135)
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inconvnients dj bien connus ? Est-ce quil ny a pas des mtiers honntes, recherchs mme, qui presque certainement abment la sant pour toujours ? ny en a-t-il pas dautres continuellement exposs des catastrophes ? Et tandis que lon brave souvent la mort dans beaucoup de fonctions publiques, peut-on esprer que les malfaiteurs renoncent leurs bnfices par la terreur dun court emprisonnement ? Dun ct donc, le risque peu loign, de lautre le mal peu sensible, et pourtant peu craint : que lon juge si la menace de la prison peut-tre un frein pour celui qui nen a pas dautres, pour celui qui a dj sa rputation dhonntet, si ncessaire dans toutes les classes, la vie sociale, pour celui qui a t dclar publiquement coupable dun crime honteux ! Cest la terreur du mot voleur qui peut contenir les tendances rapaces. Mais quand ce mot a t jet la figure dun homme, avec un chtiment sa suite, tout, le plus souvent, tout est fini. La prison ne cre peut-tre pas la rcidive, comme on la dit, mais videmment, elle ne saurait y mettre obstacle. Il sensuit que ladoucissement des peines dans la dure est une erreur, parce quune plus courte sgrgation pour les dlinquants habituels, sa traduit par un plus grand nombre de dlits. On en a fait lexprience, en Italie aprs lamnistie de 1878 qui rduisait de six mois toutes les peines, et pardonnait celles dune dure infrieure. La recrudescence de la criminalit fut alors trs sensible dans toute lItalie, comme on le voit par la statistique de lanne suivante. (p. 245) Et il est reconnu que laccroissement universel de la rcidive est d au courant de modration qui domine partout. La criminalit tant concentre, en grande partie, dans une seule classe de personnes, son accroissement ou sa dcroissance dpendra, pour une part proportionnelle, de la possibilit ou de limpossibilit que ces personnes auront de commettre des crimes. Il est douteux dailleurs que la menace des peines les plus graves du systme pnitentiaire puisse retenir en quelque sorte les malfaiteurs les plus endurcis. En Sude, par exemple, le Roi a lhabitude de faire grce aux condamns perptuit, quand pendant dix ans, ils se sont bien comports dans la maison de force, et pourvu quune personne digne de confiance leur ait offert du travail. Un condamn vie dexcellente conduite et qui trouve un honnte protecteur ! Qui est-ce qui, de prime abord, pourrait dans ce cas-l douter de lamendement ?
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Outre cela, la grce est toujours accompagne de la condition, que si celui qui a t libr, commet un nouveau dlit il reprendra les travaux perptuit. Donc la prsomption de lamendement on ajoute la menace dune peine trs grave. Et pourtant malgr cette pe de Damocls toujours suspendue sur la tte des grcis, les rcidivistes dans cette classe sont trs nombreux et, en 1868, ils atteignirent la proportion norme de 75 p. 100, cest--dire que sur 4 condamns grcis, 3 ont d cause de nouveaux mfaits, rentrer la maison de force, pour y continuer leur peine 181 . (p. 246) Cet exemple me remet en mmoire une autre observation. Daprs les statistiques des prisons de lItalie, en 1880, parmi ceux qui ont t librs des maisons de peine parce quils ont fini dexpier leur condamnation soit parce quils ont t gracis, 2,181 avaient eu une bonne conduite, 583 une conduite mdiocre, et 172 une mauvaise conduite 182. Nous ne savons pas pendant combien de temps on a fait lexprience de la bonne conduite, et chez nous le forat libr na pas un protecteur comme en Sude. Dun autre ct, la bonne conduite consiste seulement dans lobissance et dans la tranquillit, et mme ces qualits sont ordinairement simules dans le but dobtenir une rduction de la peine. Mais encore si, avec une navet primitive, on supposait lamendement des premiers 2,181 (dont les trois quarts seraient des rcidivistes en Sude), quy aurait-il esprer des autres 583 qui ont eu une conduite mdiocre, et des 172 de mauvaise conduite ? Est-il besoin dtre prophte pour dire quils seront tous des rcidivistes ? Et faut-il stonner si, en Angleterre, en 1871, sur 37,884 prvenus rcidivistes, les 38 p. 100 du total, il y en avait un bon nombre qui comptait plus de cinq rcidives, et un nombre assez rond qui avaient dpass la dixime ? Les premiers taient, en effet, 10,982, et les autres 3,678 183. La France est bien prs des mmes conditions : Les sept diximes des individus en tat de rcidive lgal, dit (p. 247) M. Cazot, nayant vu prononcer contre eux que des peines de moins dun an demprisonnement, le nombre des
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DOLIVECRONA, Des causes de la rcidive et des moyens den restreindre les effets, p. 46 et 47. Stockholm, 1873. 182 Annali di statistica, 1880; Prigioni, planche III, F. 183 LOMBROSO, LUomo delinquente, p. 143, 2d., Turin.
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prvenus rcidivistes qui on t condamns deux fois dans lanne sest lev de 6,851 en 1878, 7,556 en 1879, et celui des prvenus condamns trois fois au moins, de 2,045 2,237. Le crime, quand on lexcite, grandit. Or, la prison, surtout celle de courte dure, est une excitation au crime 184 Les peines brves permettent cette chose monstrueuse que lon plaisante la loi, quon la nargue, quon badine avec la justice. Pour les pupilles dj endurcis dans le crime, questce quune dtention de quelques semaines ? Un accident heureux qui leur assure le logement, le vivre et les vtements. Un temps de repos dans leur vie daventure. Mieux que cela. Lt ils se font arrter dans le nord et lhiver dans le midi, tout comme ces gens du monde qui passent le mois daot Trouville et le mois de dcembre Nice Paris les vagabonds se font arrter de prfrence le mercredi et le samedi parce que le menu du dpt comprend un plat de viande. et, alors, montrant du doigt une maison centrale, un ouvrier prononce cette parole grave : Il y a l des malfaiteurs qui ne manquent de rien. Moi et ma famille nous sommes honntes et nous avons peine vivre 185. Ducptiaux remarquait que la rcidive fournie par les maisons de force de la Belgique (1851-1860), montait 70 p. 100, et ajoutait : Cette proportion peut au premier (p. 248) abord, paratre excessive. Selon nous, elle prouve surtout que ce sont les mmes individus qui se livrent invariablement aux mmes offenses, et que la criminalit tend de plus en plus se renfermer et se concentrer dans un cercle dfini 186. En effet, laccroissement des rcidives dans une proportion plus grande que celle de la criminalit tout entire, prouve que la classe des dlinquants habituels se multiplie et prospre, tandis que le dlit se retire lentement de tout le reste de la population, mesure que la civilisation avance. Cette hypothse sappuie sur la considration que les pays les plus civiliss sont ceux o la rcidive est plus grande, prcisment parce que la criminalit y est plus concentre dans une certaine classe de personnes. La Sude, lAngleterre, la Belgique et la France offrent plus de rcidive que lAutriche et lItalie; lItalie septentrionale en offre
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La moiti des librs commet de nouveaux crimes ou dlits presque au sortir de la prison. Rapport du garde des sceaux Journal officiel, 13 mars 1883. 185 REINACH, Les Rcidivistes, p. 126. Paris, 1882. 186 BELTRANI-SCALIA, ouvrage cit, p. 194.
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une suprieure lItalie mridionale. La classe des dlinquants, par leffet du progrs de la civilisation, se dessine chaque jour dune faon plus marque et toujours plus dissemblable de la population, au milieu de laquelle elle vit et laquelle elle fait la guerre, une guerre dans laquelle, vainqueur ou vaincue, elle est toujours spoliatrice, car, libre, elle vit de son butin; prisonnire, elle vit en parasite. Mais, cette concentration toujours plus marque dune arme dennemis communs, devrait rendre plus facile la lutte contre le dlit. Lorganisme nest pas affect dun mal rpandu dans toute ses parties; les humeurs corrompues du corps ne se mlent pas au sang ; mais elles (p. 249) viennent former une tumeur superficielle. Le mdecin devrait en tre content La France a devin le remde et la rsolment appliqu par sa loi toute rcente sur la relgation perptuelle des rcidivistes. Les autres pays continuent essayer leurs systmes pnitentiaires perfectionns, en rptant toujours les mmes expriences, et toujours avec le mme insuccs. Jeter par dessus bord ce qui vous gne, cest bien commode, mais cela peut mener loin ! dit M. Tarde. Il est vrai, cela peut mener loin, mais cest pour y mettre les limitations ncessaires que nous allons tudier, dans la troisime partie de cet ouvrage, la thorie de llimination.
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Troisime partie.
LA RPRESSION
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(p. 251)
La criminologie tude sur la nature du crime et la thorie de la pnalit. (1890) Troisime partie. LA RPRESSION
Chapitre 1
LA LOI DADAPTATION I
Jai donn le nom de slection naturelle, ou de persistance du plus apte, la conservation des diffrentes et des variations individuelles favorables, et llimination des variations nuisibles. (Darwin, Origine des espces, IVe chap.)
Nous avons prcis ds le commencement, le sens que nous donnons au mot crime et nous avons dclar quil ne comprend quune partie seulement des actions immorales et nuisibles quune socit ne doit pas tolrer. Il y a dabord, des attaques directes la forme du gouvernement, ayant caractre uniquement politique ; il y a encore dautres rvoltes qui restent en dehors de notre cadre de (p. 252) la criminalit. (Voir 1re partie, chap. 1er.) Cest ltat qui les rprime tout aussi bien que les crimes proprement dits, mais sans les confondre avec ces derniers, et il se servira de leffet terrorisant des chtiments plus ou moins graves, selon la ncessit, ayant principalement en vue lexemple. Ensuite il y a dautres actes immoraux qui attaquent certaines agrgations spciales, cest--dire qui violent les rgles de conduite ncessaires lexistence dune association ayant un but dtermin, la religion, la politique, lart, un exercice, une activit particulire;
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dans ces cas, lintervention de ltat nest pas toujours ncessaire, parce quune raction contre ces attaques se produit spontanment dans ces agrgations mmes, et elle suffit pour y rtablir lordre. Un organisme quelconque ragit contre tout violation des lois qui en rgissent le fonctionnement naturel; toute association en fait de mme. Lanalogie pourra maintenant nous servir pour dterminer la manire dont ltat, reprsentant de la socit, devrait ragir contre le crime, daprs les lois naturelles. Le crime ou dlit naturel est, selon la conception que jai essay den donner, loffense faite au sens moral de lhumanit ds quelle nest plus lesclave de linstinct bestial ou des passions fougueuses et indomptables de la vie prdatrice, cest--dire ds quelle est arrive aux premires tapes de la civilisation. En dehors de ce sens intime, profond, universel, se trouve un grand nombre de sentiments appartenant en propre une certaine classe, une certaine agrgation dindividus, sentiments qui rpondent aux rgles dune morale leve, plus relative, ou encore simplement celles du crmonial, de ltiquette, de la bonne ducation. (p. 253) Supposons maintenant quun homme, reu dans une bonne maison, manifeste des vices dducation incompatibles avec les habitudes des personnes qui lont accueilli. Quelle sera la conduite naturelle de cette famille ? De ne pas linviter une seconde fois, de ne plus le recevoir, si malgr cela, il se prsentait de nouveau. Avec un peu plus dclat, le membre dun club en sera expuls, sil oublie ses devoirs de gentilhomme. Un fonctionnaire public sera destitu sil se montre indigne de la charge qui lui a t confie. On peut dire en gnral, que quand un homme a encouru par la violation des rgles de conduite, qui y sont considres comme essentielles, la rprobation de la classe, de lordre, ou de lassociation laquelle il appartient, la raction se manifeste dune manire identique, par lexpulsion. Quon veuille bien remarquer que je ne parle pas ici dune violation quelconque, dune faute quelconque contre lassociation aura tabli un chtiment comme sanction de la prohibition; mais de loffense faite la morale relative de lagrgation, au sentiment qui, chez les associs, est ou doit tre suppos commun. La raction consiste dans lexclusion du membre dont ladaptation aux conditions du milieu ambiant sest manifeste incomplte ou impossible.
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Il faut ajouter que, pour que cette manifestation soit complte, un fait unique peut suffire parfois, souvent mme. En effet, les circonstances particulires o lindividu sest trouv, sont la pierre de touche pour juger de son caractre. En dehors de ces circonstances, lducation et la moralit de la personne peuvent bien navoir aucune occasion de se montrer dune manire aussi sensible. Il (p. 254) suffit que lon ait vu que dans un seul cas un individu ne se soit pas comport comme il lui tait impos par un principe fondamental de convenance ou de morale pour en infrer quil place lun ou lautre bien au-dessous du plaisir ou du profit gostique. Sans doute, il pourrait se faire quune seconde fois, dans un cas semblable, le mme individu se soumette la rgle, mais quoi lui servira cette possibilit, sil a perdu la confiance que lon avait en lui par la prsomption dune bonne ducation ou de lhonntet qui laccompagnait, quand il ny avait aucun motif den douter ? Si, maintenant, la place dune offense faite aux sentiments dun petit nombre, nous mettons une de ces offenses qui choquent le sens moral moyen de la socit tout entire, nous trouverons que la raction ne peut logiquement avoir lieu que dune manire analogue, cest--dire par lexclusion du cercle social. De mme quune bonne maison a expuls lhomme grossier, aussitt quil sest fait connatre par un geste ou par une parole ; quune agrgation plus tendue a expuls lhomme peu dlicat ou peu scrupuleux ; la socit entire rejettera loin delle lhomme dlinquant, qui, par une seule action a rvl son dfaut dadaptation. Par ce moyen, le pouvoir social produira artificiellement une slection analogue celle qui se produit spontanment dans lordre biologique, par la mort des individus non assimilables aux conditions particulires du milieu ambiant o ils sont ns ou au sein duquel ils ont t transports. Cependant un premier doute surgit lorsquon songe au moyen de raliser cette exclusion de la socit. Tandis (p. 255) quil est trs facile de mettre un individu hors dun cercle dtermin de personnes, il nen est pas aussi facile de concevoir le moyen de priver un homme de la vie sociale.
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Dans le monde antique chaque pays ne se proccupait que de sa propre existence. Il contraignait le coupable sexpatrier, en le privant de tout moyen de vivre chez lui. Lalternative tait donc : la mort ou lexil 187. Cette seconde forme, qui, dailleurs, ne saurait tre mise ne pratique cause de la rsistance rciproque des tats, semblerait tre aujourdhui une raction insuffisante. Les sentiments de piti et de probit, qui sarrtaient dabord la famille, puis la tribu et au peuple, embrassent aujourdhui toute lespce humaine. Lide du crime nest plus celle dune offense aux sentiments nationaux, elle lest aujourdhui dune violation des sentiments humains. La raction, pour tre suffisante, doit donc priver le coupable, non pas de sa patrie seulement, mais de la possibilit de toute vie sociale. La mort des coupables et des rebelles, moyen ordinaire de vengeance ou de terrorisation, a t aussi employe come le moyen le plus simple et le plus sr dlimination. On a trouv comme quivalent la peine de mort la dportation, qui nest quune sorte dexil, la seule possible dans les conditions de la civilisation actuelle, mais comme lexil, incomplte par rapport la privation de la vie sociale. Elle natteint ce but que dans le cas o le (p. 256) condamn serait transport dans un lieu tout fait dsert. Mais une solitude absolue est inconciliable avec la vie de lhomme. Les robinsons finissent toujours par trouver des tres humains. On ne saurait imaginer quil y ait dans lOcanie, une le devant laquelle un navire ne pourrait jamais passer. Un autre quivalent est la rclusion perptuelle, mais celle-ci laisse au dlinquant la possibilit de la fuite et celle du pardon. Il ny donc pas dautre moyen absolu, complet, dlimination que la mort. Je nentends point discuter ici la question de la peine capitale, mais la dfendre seulement dune critique quon pourrait faire laide des mmes principes que nous venons dtablir. Le crime, pourrait-on dire, rvle lhomme impropre la vie sociale. Il faut donc le priver de la socit, non pas de la vie animale. Donc par la peine de mort, on excde dans la raction.
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Les deux peines, Rome, de mme qu Athnes, tendaient au mme but : Capitalia sunt ea quibus pna mors aut exilium est , hoc est aques et iguis interdictio, per has enim pnas eximitur caput de civitate. D. Liber XLVIII, tit. 1er, De pub. Jud. 2. THONISSEN, Droit pnal des Athniens.
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Cette objection aurait juste pour Rousseau qui imaginait un tat naturel de lhomme diffrent de ltat social. Mais aujourdhui lon ne saurait admettre dautre tat naturel en dehors de celui de la socit, quel que soit le degr auquel celle-ci soit parvenue dans son volution. Un homme ne peut tre absolument priv de la vie sociale que par la mort; transport sur une plage dserte, dans les sables du Sahara ou au milieu des glaces polaires, sil sy trouve tout seul et isol, il y prira infailliblement ; sil rencontre dautres tres humains, il jouira dune vie sociale, quelque rudimentaire quelle soit. Dailleurs, puisque le but de lhomme est la vie sociale, quoi bon lui conserver lexistence physique, sil ne doit jamais reprendre sa place dans la socit ? Lirrvocabilit, (p. 257) pouvantail par lequel on combat cette peine, est, mon avis, ce qui lui donne le plus de valeur. Car la raction commence et finit en un mme instant, sans laisser aucune porte ouverte la fausse piti. Nous avons dj dit plus haut pourquoi la peine de mort ne blesse quapparemment le sentiment de piti : nous avons montr que, sil y a identit entre le fait du crime et celui de lexcution, il nen existe pas entre les sentiments provoqus par lun et par lautre. (Voir 1re partie, ch , II). Mais cela ne sapplique qu un petit nombre de criminels, ceux qui sont tout fait dnus de ce mme sentiment de piti qui est organique et congnital chez lhomme normal des races suprieures de lhumanit, en sorte que lindividu qui en est dpourvu reprsente une sorte de monstruosit psychique qui, partant, loigne la sympathie do dcoule la piti. Cet individu sest plac en dehors de lhumanit en rompant, comme dirait le Dante, lo vincolo damor che fa natura; rien ne pourrait dornavant le relier la socit, laquelle a donc le droit de sen dfaire. Au contraire, le sens moral de lhumanit repousse la peine de mort appliques dautres malfaiteurs, ceux qui ne nous apparaissent pas inexplicables, ceux dont lanomalie psychique nest pas si grande, enfin ceux qui, tout en tant diffrents de nous, ne nous paraissent pas des monstruosits morales. Ce sont les dlinquants des deux autres classes que nous avons distingus des grands criminels (voir IIe ch. 1er) cest--dire, dabord ceux qui sont caractriss par une mesure insuffisante du sentiment de piti, et qui comme nous lavons dit, nayant par une rpugnance bien forte pour les actions (p. 258) criminelles, peuvent en commettre sous lempire des prjugs sociaux, politiques, religieux ou qui peuvent tre pousss par un temprament passionn ou par lexcitation
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alcoolique ; ensuite, ceux qui sont dnus de probit, sentiment plus rcent, moins enracin dans lorganisme, d non seulement lhrdit, mais en grande partie la tradition, aux exemples de la famille et du milieu ambiant ; de sorte que ceux qui en sont dpourvus, mme totalement, nous paraissent des produits du mal social, plutt que de la nature mme, des misrables, plutt que des monstres; quoique dans leurs instincts moraux il y ait une lacune, ils ne cessent pas pourtant dtre nos semblables; quoiquils nous soient nuisibles, nous ne pouvons nous rsoudre nous en dbarrasser en les tuant. Lexprience historique nous en offre un exemple fameux. Elle nous dit comment les lois de Dracon furent abroges aussitt aprs son archontat, par son successeur, par respect pour la conscience publique, que ces lois blessaient encore plus que les mfaits. De mme, dans des temps moins loigns de nous, quoique la peine de mort fut tablie par la loi, elle a toujours soulev lindignation publique lorsquelle a t applique certains crimes, qui ne portaient quen partie atteinte au sens moral. Il a t bien ais dexpliquer cette rvolte de la conscience populaire. Lhomme est, par sa nature, un tre sociable; il fait partie de la socit, sans avoir contract avec elle aucun engagement. Il se trouve au milieu delle parce quil ne peut se trouver ailleurs, et quoi quil fasse, il y a ncessit quil y reste, sauf le cas dune anomalie, qui, en lui enlevant (p. 259) le caractre de la sociabilit, rendrait pour lui, exceptionnellement, ladaptation impossible. Cest pour cela que, dans la socit humaine, labsence de qualits essentielles pour la vie en commun change la ncessit oppose, celle de la rupture de tout lien avec lindividu inassimilable. Et cest prcisment dans cette ide de la ncessit que celle du droit se rsout. Lindividu a droit la vie sociale, parce quil y en a ncessit, mais cette ncessit doit dpendre de celle de la socit mme. Lindividu ne reprsente quune molcule de cette dernire 188 ; par
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Cest la rponse quon peut adresser M. DARAMBURU qui, dans son ouvrage : La Nueva ciencia penal (Madrid, 1887), remarque propos de mes ides sur ce point, quon tablit par l la raison du plus fort, la prvalence du nombre. Loin de l, car il ne sagit ni de force ni de nombre, ce ne sont pas les autres parties qui touffent la partie vicie; cest lorganisme qui limine les lments corrompus; la chose est bien diffrente
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consquent il ne peut faire valoir son droit, quand sa conservation mettrait en danger celle de lorganisme social. Pourtant il nest pas dit quune pareille ncessit existe dans chaque cas doffense aux sentiments moraux de lagrgation; elle existe seulement dans les cas o cette violation devient le symptme dune anomalie psychique permanente qui rend le dlinquant pour toujours insusceptible de la vie sociale. Or, une insusceptibilit de ce genre ne peut tre affirme que pour les criminels de la premire espce, ceux qui, comme nous lavons dj dit, sont capables de commettre des meurtres pour des motifs exclusivement gostes, sans aucune influence de prjugs, sans aucune (p. 260) complicit du milieu social. On ne saurait laffirmer pour tous les autres criminels; et cest pour cette raison que la peine de mort ne peut tre applique quaux premiers pour quelle ne rvolte pas la conscience sociale. Quant aux autres, une adaptation est toujours possible, mais il sagit de trouver le milieu dans lequel elle sera probable. Il y a des sujets incompatibles avec tout milieu civilis; leurs instincts sauvages ne pouvant se soumettre aux rgles de lactivit pacifique, ce quil leur faudrait, ce serait la vie des hordes errantes ou des tribus primitives. Pour en garantir la socit, il ny aurait donc que deux moyens : les enfermer pour toujours ou les expulser jamais. Le premier serait beaucoup trop cruel en plusieurs cas; cest lautre moyen qui est bien prfrable lorsquune nation possde des colonies, des terres encore dpeuples, o lactivit malfaisante ne serait daucune utilit, pendant que la conservation de lexistence serait tous les instants laiguillon du travail, qui en est la condition absolue. Donc, cest par la dportation quil faut liminer les voleurs de profession, les vagabonds, et, en gnral, tous les malfaiteurs habituels. Cest dans des conditions dexistence tout fait nouvelles que leur adaptation la vie sociale deviendra possible. On peut en citer bien des exemples historiques 189 Pour dautres dlinquants, ceux qui, tout en nayant pas de rpugnance pour les actions cruelles, ne les commettent que sous linfluence du milieu social qui et cette diffrence se montre clairement aux intelligences non prvenues par les doctrines individualistes. 189 V. REINACH, Les rcidivistes, Paris, 1882.
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les entoure immdiatement, tels que les auteurs de crimes ayant (p. 261) caractre endmique, il est vident que llimination ne doit pas tre absolue, quelle doit tre limite par les conditions de temps et de lieu. La relgation est toujours la forme prfrable, parce que, tout en loignant le sujet du milieu dltre, elle nen dtruit pas lactivit, elle ne le dgrade pas comme la prison. Pour les jeunes dlinquants qui peuvent tre encore rendus lactivit honnte, llimination doit toujours tre relative. Les colonies agricoles de lEurope septentrionale ont fait merveille. La France mme en compte plusieurs expriences favorables 190. Il y a enfin des cas o lexpulsion peut tre limite la situation sociale du dlinquant, comme linterdiction perptuelle de la profession ou du mtier quil exerait et dont il sest rendu indigne, ou la privation des droits civils ou politiques dont il a abus. Voil autant de modalits de llimination, qui sont non moins logiques que lexclusion absolue du criminel de tout rapport social; tout dpend de la possibilit plus ou moins grande dadaptation au milieu, et des conditions qui rendent cette adaptation probable. Or, en descendant toujours des fates de la criminalit, on arrive une classe de dlinquants, dont lanomalie morale est difficile caractriser. Quoiquils aient commis un dlit, un vrai dlit naturel, et que, partant, ce sont des tres infrieurs, on ne peut pas les dclarer dpourvus de sens moral. Quoique leur dlit prouve linsuffisance de lun des sentiments altruistes, il a t d principalement (p. 262) lentranement de circonstance vraiment exceptionnelles, ou une situation qui ne se rptera probablement pas. Supposons, par exemple, le cas dun abus de confiance de la part dun homme ayant un mtier honnte ou des ressources suffisantes, et dont ni la conduite prcdente, ni les conditions dexistence ne semblent devoir lentraner au crime. Sans doute on ne dira pas pour cela quil sagit dun homme normal. Non, assurment, car rien de plus inexact, mon avis que ladage : Loccasion fait le larron. Je pense que la formule vraie serait : Loccasion fait en sorte que le
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Voir, pour la description de ces colonies, DOLIVECRONA, Des causes de la rcidive, p. 167-190, Stockolm, 1873.
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voleur puisse voler. Car une condition sine qu non de chaque attentat la proprit dautrui, cest toujours un dfaut du sentiment inn de la justice, ou plus prcisment de linstinct de la probit. Malgr cela, si loccasion a t exceptionnelle, sil y a peu de probabilit quelle se rpte lavenir, il ne faudra pas employer un moyen dlimination. Car, si lindividu dont il sagit, nonobstant son infriorit morale, na pas cd aux occasions ordinaires, sil ne sest laiss entraner que par une occasion qui ne se rptera probablement pas, ne doit-on pas convenir que, tout en ntant pas honnte, cet individu nest pas un danger continuel pour la socit ? Il ne le sera pas surtout sil saperoit que son premier dlit na t pour lui daucune utilit, quil lui a t au contraire, trs nuisible, parce que non seulement le bnfice quil en attendait a t tout fait nul, mais quen outre il a d supporter une perte de son propre argent. Cest ce quon peut raliser en forant le coupable rparer le dommage matriel et moral caus par son dlit, soit en lui faisant payer une somme dargent, soit (p. 263) en lobligeant travailler au profit de la partie lse. Mme chose serait dire du vol non qualifi, de la banqueroute, de la fraude, du dgt volontaire la proprit, de la dvastation, de lincendie de bois, de foin, de rcoltes, des coups et blessures dans des rixes, de la diffamation et des injures, de lgers outrages la pudeur, etc., lorsque le coupable se trouve dans des conditions semblables celle de lauteur dabus de confiance dont nous venons de parler, cest--dire que ni sa conduite prcdente ou actuelle, ni ses conditions dexistence ne semblent devoir faire prvoir une rechute dans le dlit. Du moment que le mal est rparable, et que le coupable le rpare, llimination serait excessive et cruelle. Voil donc que parat une nouvelle forme de rpression, la coercition la rparation, et elle sera suffisante en plusieurs cas, pourvu quil y ait rparation pleine et entire, savoir que lvaluation du dommage ne soit pas limite au fait matriel, mais quon tienne compte des souffrances, des anxits, des ennuis mme supports par la partie lse. En outre, comme il ny a pas que cette dernire doffense, mais que la socit tout entire souffre moralement du dlit et en est matriellement endommage par les impts dont ltat doit surcharger la population afin de payer les agents de sret publique et les juges il faut que la rparation ne sarrte pas au ddommagement du plaignant, mais quune amende soit paye ltat. Cest ces conditions quen plusieurs cas llimination pourra tre fort avantageusement remplace par la rparation,
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pourvu que le ddommagement soit exig par des moyens bien autrement nergiques que ceux de la procdure actuelle, de sorte que le coupable, sil est solvable, ne puisse sy soustraire, et sil est insolvable ou (p. 264) quil simule linsolvabilit, il soit oblig travailler au bnfice de loffens. Une thorie qui est lexagration de celle-ci a t bauche par Herbert Spencer. Ce grand philosophe a propos de faire dpendre la dure de la peine du temps que le coupable mettra rparer le dommage produit par le dlit, pourvu quune personne honorable le prenne sous sa protection en promettant de le rendre lautorit aussitt quil le voit se dtourner du droit chemin. Cest ainsi Spencer le croit quon aurait une sorte de rgulateur automatique : les coupables des crimes les plus dtestables ne trouveraient jamais de garants; leur rclusion serait donc perptuelle; quant aux auteurs de dlits ou excusables, le mal rpar, ils seraient exempts de peine, par la garantie que leur bonne rputation leur procurerait aisment 191. Le dbut de cette thorie est, mon avis, loubli des principes gnraux de la philosophie mme dont Spencer est le reprsentant. Sil avait song appliquer la criminalit les lois de ladaptation et de la slection, il aurait compris la ncessit de distinguer les classes des criminels daprs leurs caractres psychologiques, afin de dterminer les cas dans lesquels ladaptation est possible, et ceux dans lesquels il faut renoncer tout espoir dadaptation, et il ne reste la socit qu se dfaire des lments nuisibles. Cest alors quil aurait vu, dans plusieurs cas, la ncessit dune limination absolue de tout (p. 265) milieu social; dans dautres cas, celle de llimination relative; cette ncessit pouvant tre prvue par la criminologie il ne serait pas ncessaire quelle soit dmontre par labsence de personnes honorables qui viennent offrir au coupable leur garantie personnelle. Spencer pense que les coupables des crimes les plus odieux ne trouveraient jamais de garants. Mais il ne nous dit pas daprs quel critrium on peut distinguer ces crimes. Il y a toujours des minorits indulgentes, il ya des endroits o chaque criminel y trouverait des garants. On connat dailleurs, que lamiti est toujours toute prte pardonner mme les fautes les plus graves. Et, l o lamiti ne saurait arriver, cest largent qui y parviendrait. Il est vrai que les
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garants devraient tre des personnes honorables. Mais o est-ce que lhonorabilit commence et o est-ce quelle finit ? Il ny a pas de doute pour moi que, dans la pratique des affaires, toute personne exerant un mtier quelconque et nayant pas eu affaire la justice pnale serait bientt considre comme une personne honorable. Spencer il est vrai rserve la socit le droit de refuser en certains cas la garantie. Il ny a pas de caution quivalant au dommage dun assassinat; donc pour ce crime et pour les autres galement atroces, la socit aurait raison de refuser quelque garant qui soffrit, mais ce cas est peu vraisemblable. Mais quels sont-ils ces crimes ? Cela suppose une distinction dans la criminalit que lauteur na pas faite, ou qui du moins na pas t son point de dpart. Est-ce que, par exemple, le viol dun enfant, la mutilation, ou toute autre sorte de blessure commise avec guet-apens ou prmditation, le vol main arme, etc., seraient des cas compris (p. 266) parmi les crimes odieux ? Mais ne faudrait-il pas y comprendre alors bien dautres mfaits, qui rvlent galement la profonde et incurable immoralit de lagent ? Cest dire, en un mot, quil faut distinguer, avant tout, une classe de criminels, dont ladaptation la vie sociale est sinon impossible, du moins fort peu probable; de sorte que la socit na pas le devoir de les garder sous observation, mais elle a le droit, et mme le devoir, de les liminer le plus promptement possible.
II
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Les ides que nous venons dexprimer sur la raction sociale contre le crime, se trouvent, au fond, dans la conscience de chaque peuple civilis. Quoique apparemment le but de la peine soit la vengeance sociale, cest--dire le dsir de faire au criminel un mal peu prs gal celui dont il a t lauteur, il est facile de sapercevoir que ce que la socit dsire rellement, cest dabord dexclure de son sein les criminels; ensuite de faire rparer autant que possible, le mal caus par le dlit. Les sentiments vindicatifs individuels ont t sans doute lorigine de toute pnalit : la loi du talion est l pour le prouver; aujourdhui, quoique ces
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sentiments subsistent encore, ils ont t bien temprs; la morale de lvangile ny a pas peu contribu sans doute; mais ce qui, surtout, les a rduits une trs petite mesure, cest lhabitude acquise, depuis un grand nombre de gnrations, de voir le (p. 267) coupable puni par le pouvoir social. Cest pourquoi de tels sentiments reparaissent avec toute leur frocit, dans ces pays o les lois ne sont pas assez svres, ni la justice assez forte; ils clatent surtout dans les dernires couches sociales dont les sentiments nont pas encore t modifis par le lent travail des sicles, et qui sont restes en arrire en fait de progrs moral. Lide de lquivalent du mal sest ennoblie chez quelque peuple ancien, et dans quelque thorie moderne par celle dexpiation. On a cru que le mal caus par le dlit ne peut tre rpar dans le cur mme du dlinquant, que par une douleur soufferte par lui. La douleur seule peut purifier le mchant; elle est la consquence ncessaire du pch. Par la douleur on seconde le repentir de ceux qui prouvent le remords, on fait natre ce sentiment chez ceux qui ne lavaient point. Telle est la conception de la peine telle quon peut la retrouver parmi les anciens Smites et les Indiens, conception qui a prvalu dans le droit ecclsiastique, et dans tout le moyen-ge, et qui, dans la philosophie de Platon et de Kant, a eu sa plus haute expression scientifique. Cette doctrine ne peut subsister de nos jours parce quelle est fonde sur une hypothse dmentie par lobservation. En effet, il est reconnu que chez les criminels la facult du repentir et du remords est presque nulle; et que, dans tous les cas, on ne pourra pas la faire natre laide dune douleur physique. Le dlit peut tre commis seulement par celui qui ne marche pas lunisson des autres, soit parce que le sens moral a toujours fait dfaut chez lui, soir parce que ce sentiment a manqu dans une circonstance particulire. (p. 268) Il ny a pas dautres hypothse possible. Il est vident que si la morale commune avait eu quelque empire sur lui, il naurait pas pu tre dlinquant. Il sagit donc dans tous les cas dune anomalie permanente ou transitoire. Lide de lexpiation morale au moyen de la peine cest--dire dune douleur que le dlinquant doit subir, suppose que celui-ci, pensant et sentant, comme la gnralit des hommes, a, en dpit de cela, voulu commettre le crime pour satisfaire ses passions. Mais, comment nestil pas possible de voir lantinomie contenue dans cette phrase ? Si la passion a prvalu sur le devoir, cela veut dire simplement que le sentiment du devoir ntait pas assez fort pour prvaloir sur la passion; celui qui succombe dans une lutte
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est le plus faible; donc la moralit du coupable tait sans nergie, du moins taitelle infrieure la moralit commune. Cest pourquoi il ne sentait pas et ne pensait pas comme un homme normal. On peut essayer de rparer au dfaut ou la faiblesse dun sentiment, soit par lducation, soit quand cela parat impossible, en mettant obstacle aux actions quil dtermine. Mais, on ne saurait concevoir que la douleur sociale cause par le dlit, soit moralement compense et neutralise par une douleur laquelle le dlinquant se soumet de lui-mme, et que le mal puisse tre rpar par un nouveau mal. On dit encore aujourdhui, dans le langage ordinaire, que le sang lave le sang. Mais cest l une ide qui se rsume dans le sentiment de la vengeance, qui est tout autre chose que la conception mystique de lexpiation morale. Celle-ci drive du fait du remords qui se produit dans une conscience non dprave, cest--dire encore accessible aux sentiments moraux qui, aprs avoir t (p. 269) latents pendant une certaine priode, se font jour de nouveau et donnent lieu au repentir. Cela suffit pour produire un chagrin, une douleur vritable, qui dure souvent pendant toute la vie dun homme et en attriste tous les instants. Mais lide quune souffrance physique puisse faire natre ces sentiments est aussi trange que cette croyance quavaient les Indiens que les ablutions pouvaient laver les souillures de lme, et que lide par laquelle lglise du moyen-ge prtendait que le feu purifiait de lhrsie. Sans doute la peine laquelle on soumet le coupable amne quelquefois le repentir, parce que son crime a t la cause de la douleur quil souffre. Mais, entre cette espce de repentir et le remords davoir fait du mal autrui, la distance est incommensurable. Or, lexpiation morale ne peut tre fonde que sur ce dernier sentiment, qui peut se manifester sans aucune douleur physique, ou bien en mme temps que celle-ci, mais par un simple hasard. Si lon insiste tant soit peu sur lide de lexpiation, on verra combien il est difficile de la dgager compltement de lide de la vengeance du crime, et que le fondement de celle-ci est le dsir de faire souffrir celui qui a t cause dune douleur. On ne saurait nier cependant, que mme chez les peuples les plus civiliss, la pnalit ne semble tre lexpression de la vengeance sociale, cest--dire du dsir de rparer le mal par le mal. Sans doute, les malfaiteurs sont lobjet de la haine
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universelle, et il faut bien quils le soient, car les conditions organiques qui expliquent lanomalie do drive le crime, ne peuvent tre des connaissances (p 270) populaires; elles ne sont tudies que des savants et des spcialistes. Dailleurs, mme chez ces derniers, si la connaissance des causes fait disparatre la haine, un autre sentiment, qui lgale peu prs, ne manquera pas de persister, je veux dire la rpugnance pour des tres si dissemblables de nous et si malfaisants. Mais que ce soit de la haine ou simplement de la rpugnance, leffet sera toujours le mme, cest--dire le dsir de se voir dlivr de la possibilit de contacts et de rapports avec de tels individus. Pourvu quils disparaissent, cela suffit; un peuple civilis nadmet plus de tourments qui ne soient pas ncessaires; un supplice comme celui de Damien ne serait plus possible aujourdhui, et mme, au sicle dernier, il indigna profondment la population de Paris. Toute lAmrique, il est vrai, a, de nos jours, fait des vux pour le supplice de Guiteau, lassassin de vertueux prsident Garfield; mais ce quelle dsirait, ce ntait pas sans doute de voir souffrir le malfaiteur; elle aurait eu honte dune torture quelconque ajoute par pure cruaut la simplicit de lchafaud. Cest en Amrique, du reste, quon a tudi le moyen de foudroyer les condamns, afin de rendre leur souffrance instantane, et cest New-York que la pendaison vient dtre remplace par le fauteuil lectrique. Tout cela prouve que si la peine de mort existe, cest parce quelle est considre comme le seul moyen dlimination complte, absolue et irrvocable, et que si on pouvait en trouver quelque autre, sans tuer le criminel, on sempresserait de le suivre. Le sens moral, viol dans sa partie fondamentale, ne peut admettre que celui qui na pas en soi le moyen de comprimer les impulsions les perverses continue jouir des avantages de (p. 271) la vie sociale. Voil pourquoi, lorsquon annonce un grand crime, ce que lon demande avant tout, avec anxit, cest de savoir si le coupable a t arrt. On fait cette question mme lorsquil serait peu probable que celui-ci se sauve par la fuite. Lopinion publique exige que sans attendre la dclaration lgale de culpabilit, le voleur, le meurtrier, le faussaire, lorsquil y a contre lui des charges suffisantes, soit aussitt cart de la socit. Le voir libre et matre de son sort en attendant la fin de son procs, cest une chose qui rpugne au sens moral. Cest prcisment ce qui fait disons-le en passant que linstitution de la prison prventive subsiste encore, et quelle subsistera toujours, en dpit des thories de certains doctrinaires qui ont lhabitude de considrer la lgre et dun seul ct, tous les problmes sociaux..
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Ainsi donc, puisque la sgrgation et llimination sont ralises prcisment par les peines, on demande lapplication des peines, et puisque ces moyens sont douloureux, on fait appel aux souffrances. Cela est tellement vrai que la loi ne change pas la peine dans le cas o le dsir de cette peine a t le modle du crime. Il y a des hommes qui tuent pour se faire pendre, ou qui volent pour se faire enfermer et vivre dans loisivet. Mais quoiquen pareil cas, la potence ou le bagne ne reprsentent pas un chtiment pour le coupable, ils lui seront tout de mme infligs, et la socit en sera tout autant satisfaite que si le supplice tait craint et dtest par lui. La souffrance nest dons pas le but de la raction exige par le sentiment populaire, mais, par la nature des choses, elle sassocie toujours au but vritable que lon a en vue, cest--dire llimination de lindividu inassimilable. (p. 272) Le sentiment commun concide donc avec le mode rationnel de la raction sociale; mme, peut-tre inconsciemment, il ne tend qu obtenir le mme effet. Il importe, cependant, de remarquer quil nest pas directement le produit dun raisonnement, comme celui de lutilit sociale de llimination, en tant que celle-ci prserve dun dlit probable et futur de la part du mme malfaiteur, quoique souvent cette ide, comme celle de rendre la peine exemplaire, excite le sentiment et en renforce lexpression. Le dsir de la socit dextirper un individu inassimilable peut ne pas driver apparemment daucune considration directe dutilit. En voici quelques exemples : Un homme ayant reu, ou ayant cru recevoir une offense, ayant subi, ou cru subir un tort, - prmdite longuement le meurtre de son ennemi, et laccomplit sous la seule impulsion de sa haine implacable. Il est probable que, une fois sa passion perverse satisfaite, il ne rpandra plus dautre sang de tout le reste de sa vie, car aucune autre personne ne pourra tre autant hae par lui que celle qui a t sa victime. Une autre homme qui, faute de richesse, se sent mal laise dans le milieu social o il est forc de vivre, presse la mort de son vieil oncle millionnaire dont il sait tre lunique hritier. Son but une fois obtenu, la fortune, il ne tuera pas probablement une seconde fois.
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On peut en dire autant de linfanticide et du parricide. Dans tous ces cas, la crainte de lavenir ne semble pas tre le mobile direct du sentiment commun, quand il invoque des peines trs graves, plus svres mme que celles quil rclame contre les voleurs, les incendiaires et les faussaires, (p. 273) qui pourtant sont pour tous les citoyens un danger permanent. Donc la conscience publique exige la raction contre le dlit, mme quand elle nest pas proccupe de la pense de lavenir. Elle veut que lon punisse non seulement ne peccetur, mais aussi quia peccatum. Il faut maintenant se demander : ce sentiment indiscutable est-il rationnel pour marcher daccord avec notre thorie ? Ou bien doit-il tre cart comme une aberration de lesprit humain quil faut corriger, et non pas imiter ? En vrit on pourrait nous dire : selon votre thorie, llimination est le mode rationnel de la raction contre le dlit, parce que celui-ci indique le dfaut dadaptation. Mais, cette ide dfaut dadaptation ne saurait se rapporter qu lavenir, parce que si lindividu que lon croyait inassimilable, montre son aptitude la vie sociale, llimination na plus raison dtre. Sans doute : mais cest bien autre chose daffirmer quun individu est devenu apte la socit, que de dire quil ne commettra probablement pas un second crime semblable celui quil a dj perptr. Nous avons signal au sommet de la criminalit, des individus totalement dgnrs au moral, des natures exclusivement gostes, et en mme temps actives et nergiques, lorsquil sagit de la satisfaction de leurs passions. Mais, du moment quun caractre de ce genre a t constat, il faut dclarer que lindividu na pas daptitude la vie sociale, quoiquil y ait peu de probabilit de rptition dun dlit identique. Ce qui reste, cest la dcouverte dun homme qui a des instincts pervertis ou des impulsions (p. 274) criminelles, et qui na pas contre ces instincts ou ces impulsions la rsistance du sens moral. Or, la socit dit cet individu : Mon existence, dans mes conditions actuelles est fonde sur le sentiment de la piti et sur celui de la justice. Toi qui es priv de ces sentiments, tu ne saurais mappartenir. Cest en vain que tu me dis, assassin de ton pre, que je nai rien craindre de toi, parce que tu ne pourrais commettre un second parricide; car ce que ton crime a dcouvert, cest que tu es totalement dpourvu de sentiment de piti; cest quil ny a rien qui puisse retenir
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tes impulsions sauvages. Quiconque te verra, croira que sa vie, son honneur, sa proprit, sa tranquillit, sont menacs. Ton anomalie est trop grande pour que tu puisses jouir du sentiment de sympathie, qui unit tous les hommes, prcisment parce que cette sympathie tu ne saurais lprouver. Les hommes ne voient plus en toi leur semblable; tout lien est rompu entre eux et toi. Tu dois donc tre supprim. Tout cela est strictement logique; le mode de la raction sociale est analogue celui de toute autre agrgation ayant un but dtermin. En effet, comme je crois lavoir dtermin plus haut, dans toute association plus restreinte, la violation des principes fondamentaux, entrane naturellement avec soi lexpulsion de celui qui les a viols. Si la socit ne ragissait pas dune manire analogue, la dfense du crime aurait, proportionnellement, moins de force que celle de la dfense de tout autre action immorale, parce que, tandis que la violation de ces rgles, amne la perte de la participation aux jouissances de lassociation, le dlit par contre, comme violation (p. 275) des rgles de toute la socit, namnerait pas la perte de la participation toute la vie sociale. La petite association dcrte lexpulsion aprs avoir jug de linaptitude ou du dclassement du coupable, et fonde ce jugement sur le dfaut du caractre qui est exig pour lui appartenir. La grande association, dite, par antonomase, socit, nagit pas diffremment en liminant ceux qui ont fait preuve que le plus commun, le plus lmentaire, le plus ncessaire des sentiments humains leur manquait. Cest pourquoi un parricide, qui ne peut pas tre ici pour la deuxime fois, une mre infanticide, qui na plus denfants touffer, un homme qui a tu avec guetapens son ennemi mortel et qui nen a pas dautres, sont ncessairement des tres incompatibles avec la socit, parce quils sont dnus dun des sentiments fondamentaux de la moralit publique, celui de la piti, et parce quil a t prouv quen labsence de cette rsistance morale, leurs impulsions criminelles nen rencontrent pas dautres. Rsumons-nous : la raction dans la forme de llimination est leffet socialement ncessaire de laction de mfait (quia peccatum). Cest donc un effet naturel, sil est vrai que lorganisme social a, comme tout organisme physique, des lois invariables, qui sont la condition de son existence.
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Cest un principe biologique que lindividu disparat aussitt que ses imperfections lui empchent de supporter laction du milieu ambiant. La diffrence entre lordre biologique et lordre moral cest que la slection dans le premier a lieu spontanment par la mort des individus, (p. 276) qui manquent daptitude, tandis que, dans le second cas, lindividu, tant physiquement apte la vie, et ne pouvant pas vivre en dehors du milieu social auquel, pourtant, il ne saurait sadapter, la slection doit avoir lieu artificiellement, cest--dire par le pouvoir social, qui doit oprer comme la nature opre dans lordre biologique 192. Le but de llimination est la conservation de lorganisme social, par lextirpation des membres qui nont pas laptitude voulue (ne peccetur). Il ny a donc pas contradiction entre les deux formules que les champions de deux coles contraires 193 ont lhabitude dopposer lune lautre. Nous ne saurions accepter lide de Romagnosi qui dit : Si aprs le premier mfait, on avait une certitude morale quil ne pourrait en arriver un autre, la socit naurait aucun droit de punir 194. Car une pareille hypothse, daprs notre conception du dlit naturel, renferme une contradiction dans les termes. Tout dlit signifie le dfaut dadaptation la vie sociale tout entire ou un seul ct de celle-ci; cest lui qui met jour lanormalit morale (curable ou incurable), (p. 277) en dautres termes, il indique, que lindividu a la capacit du crime, capacit que lon ne reconnat pas chez les autres hommes, ou que lon ne saurait affirmer, ou que lon suppose ne point exister. Donc, quand on se trouve en prsence du vrai dlit naturel, la certitude que son auteur ne puisse en commettre dautres est tout fait inadmissible. Cette certitude ne pourrait
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La nature ne se soucie gure de limmoralit. Elle distribue indistinctement la force vitale dans tout lunivers, sans se demander si elle sert ou non les intrts de la morale. Il lui est indiffrent de donner la vigueur et le gnie lenfant naturel ou lenfant lgitime. Elle ne demande que des conditions normales de dveloppement, un terrain propice PRINS, Criminalit et rpression, p. 72, Bruxelles, 1886. 193 LISTZ, Der Zweckgedanke im Strafrecht, dans le Zeitschrift fr die gesammte Strafrechtswissenschaft, 1882. 194 Kant disait au contraire : Si la socit civile tait la veille de se dissoudre, le dernier meurtrier dtenu dans une prison devrait tre mis mort au moment o cette dissolution aurait lieu, pour que chaque coupable porte la peine de son crime.
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exister que lorsque le coupable est un tre normal. Mais dans ce cas son action naurait pas t un dlit, parce que celui-ci est incompatible avec lnergie du sens moral. Sil y a dfaut ou faiblesse du sens moral, il y a toujours possibilit de nouveaux crimes. Or, cette capacit, une fois reconnue, nest pas tolrable. Elle brise le lien entre individu et socit, puisque le seul lien commun entre tous les membres cest la prsomption que tous possdent cette mesure minime de certains sentiments dans la violation desquels rside le fait dlictueux. Il est vrai que malgr le fait dun dlit, il nest pas toujours ncessaire dliminer le dlinquant; la rpression peut, comme nous lavons dit, prendre parfois la forme dune simple contrainte la rparation de loffense. Cela arrive dans le cas o lanomalie psychique est peu sensible et loffense assez lgre pour que la socit puisse se donner le luxe dune exprience, avant de dclarer le manque daptitude du dlinquant la vie sociale et partant den dbarrasser la communaut. Dans le dernier chapitre de cet ouvrage, nous essayerons de dterminer avec plus de prcisions les cas dlimination et ceux de simple contrainte la rparation. (p. 278)
III
Retour la table des matires
On nous a reproch de ngliger le point de vue de lintimidation, de nous proccuper seulement dempcher la rptition du fait dlictueux par le dlinquant lui-mme, et non par autrui, en cartant la considration de lexemple : Comme si les habitudes vicieuses taient seules redouter, scrie M. Tarde, et comme si les contagions et les modes dangereuses devaient rester trangres aux prvisions du lgislateurs 195 ?
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TARDE, Positivisme et pnalit, dans les Archives de lAnthropologie criminelle, p. 55, t.II, 1887.
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Pour rpondre cette critique, il me faut rsumer dabord quelques ides gnrales sur leffet de prvention quon peut sattendre des peines, ensuite montrer que cet effet de prvention ne serait pas moindre en remplaant le systme actuel de la pnalit par celui de llimination et de la rparation. Il faut remarquer, avant tout, que la rpression pnale fournit des motifs la conduite en excitant et en soutenant le sentiment du devoir. On ne saurait nier que le sens moral commun est quelquefois lentement modifi dans le cours de plusieurs gnrations par une loi qui vient reconnatre le caractre criminel dune action, ou bien qui le lui enlve. Si lon dcouvrait les actions mprisables sans les punir, leur nombre ne sen accrotrait immdiatement pas dune manire sensible, mais seulement dune (p. 279) faon indirecte et lentement par une srie dautres motifs, parce que si lon voyait que des actions autrefois dfendues sont aujourdhui permises, le sentiment de lhonneur et celui de la justice, par rapport ces actions, serait dtruit peu peu dans lesprit des hommes 196. Tous les sentiments peuvent tre ramens des raisonnements primitifs devenus instinctifs, ou bien des expriences dutilit faites par nos premiers pres. Or, au nombre de ces expriences, on a eu celle de la raction douloureuse provoque par limmoralit et par le crime, raction individuelle dabord, puis sociale quand ltat se forma. Ces expriences ont conduit au raisonnement et, par suite, au sentiment nous a t transmis par lhrdit psychologique. Llment de la coercivit tire son origine de lexprience des formes particulires de retenue, qui se sont tablies dans le cours de la civilisation Le sentiment de la coercivit sest associ indirectement aux sentiments considrs comme moraux. La reprsentation des rsultats futurs produit le motif politique, le motif religieux, le motif social; la crainte sy associe cest ainsi que par association encore le sentiment moral sy joint La pense des effets intrinsques dune action dfendue excite une crainte qui persiste quand on songe aux effets intrinsques de cet acte, et la crainte qui accompagne ainsi ces effets intrinsques, produit un vague sentiment dincitation morale 197.
196
HOLTZENDORFF, Das Verbrechen des Mordes und die Todesstrafe, ch. Vll. 197 SPENCER, Les bases de la morale, ch. v.
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(p. 280) Mme chez les individus psychiquement plus dvelopps et dont le sens moral est organique et trs dlicat, celui-ci est renforc et accompagn, pour ainsi dire, de lide de lobligation ou du devoir que la menace dun mal pour le violateur entrane toujours aprs soi. Sans doute beaucoup de personnes sabstiennent de la mdisance, du mensonge, de la sduction des jeunes filles, seulement parce que la conscience du mal faire dtruirait en eux tout plaisir. Mais ceux-l mmes pensent involontairement la raction provoque par ces vices : la dfiance, lisolement, lexclusion des maisons honntes et cette pense renforce en eux la rsolution de sabstenir. Ces sanctions relatives furent peut-tre celles qui formrent le sens moral chez nos anctres, desquels nous lavons reu par hrdit; mais ces mmes sanctions sont toujours l pour exciter et rveiller en nous ce sentiment qui nous est inn, et qui autrement saffaiblirait et pourrait mme steindre avec le temps. Et lon peut dire de mme, que la rpugnance instinctive pour les ides criminelles est toujours accompagne de lide des effets pernicieux dune arrestation, dun procs, dun chtiment. La reprsentation de ces effets est donc encore aujourdhui, mme chez les individus non dgnrs, une force qui contribue la conservation du sens moral. La loi, drive de celui-ci, le soutient, le raffermit, le cre son tour. Les motifs sensibles de la peine ne sont pas trangers cette volution lente, sculaire, inaperue, du raisonnement en sens organique. La rpugnance quinspire le mot galres est prsent intimement lie celle que lon a pour le voleur et pour le faussaire, et accrot sans doute laversion quon a pour le crime. Lide de la chane (p. 281) et celle du bonnet jaune, rendent le condamn plus odieux. Assurment, le lgislateur na pas le pouvoir de donner la caractre dinfamie une action que lopinion publique considre comme indiffrente ou honorable 198. Il ne peut agir dans un sens entirement oppos la moralit publique, mais il peut bien en aider le dveloppement, la raviver, empcher quelle saffaiblisse, quelle steigne.
198
Lopinion publique, qui doit tre rectifie par la science, corrige par lexprience mais jamais violente, jamais avilie par les lois, est celle qui peut seulement dterminer linfamie. FILANGIERI, Scienza della lgislazione, liv. III, ch. xxx.
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Bref, la reprsentation du mal caus par la peine renforce le motif moral de conduite dans lesprit des honntes gens : cest une nouvelle rsistance, un soutien du sens moral. Outre cela, elle a, dans beaucoup de cas la valeur dun prix vritable pour les curs droits. Et voici comment : Il ny a pas dhonntet qui nait t mise lpreuve par les tentations. Bien des fois, le pauvre courb sous le poids du travail, est attir par quelque grain illicite, qui lui procurerait quelque douceur. Celui qui se sent outrag est tent de se procurer le plaisir des Dieux, la vengeance. Mais la morale touffe les impulsions mauvaises, non pas sans lutter dabord, ni sans quelque regret. Or, ce qui produit un sentiment de complaisance pour sa propre vertu, sentiment qui est la meilleure rcompense de leffort pnible que lon a fait pour triompher de ses mauvais instincts, cest de voir que celui qui na pas su trouver en soi-mme une force de rsistance suffisante, subit la douleur et la honte du jugement et de la peine. Cest l, sans doute, un sentiment goste, mais son utilit est (p. 282) incontestable. Il nous est rvl par cette satisfaction avec laquelle on accueille la nouvelle dune condamnation mrite. videmment le sens moral tant devenu dsormais organique pour la majorit des hommes, lhonnte homme resterait toujours tel, quand mme la peine serait abolie. Nanmoins son effort pour rprimer la tentation serait plus pnible, et sa satisfaction beaucoup plus faible aprs la victoire. Lide de lutilit dune bonne conduite diminuerait, et dans la suite des gnrations, le sens moral saffaiblirait de jour en jour. Lenthousiasme pour le bien disparatrait; car, quel serait lavantage dune conduite irrprhensible, si une conduite plus mauvaise ne devait pas rendre lhomme malheureux ? Cest ainsi que le mal du dlinquant cteros meliores reddit, comme le monde classique la toujours pens. Mais, cet effet bienfaisant de la rpression serait-il par hasard perdu dans notre thorie ? Non sans doute, car pour quil existe, il suffit que la peine place loffenseur dans une position dinfriorit sociale. Les moyens dlimination ne sont-ils pas tels ? Ne doivent-ils pas produire ncessairement une souffrance ? Et la contrainte mme la rparation, telle que nous lavons propose pour les dlits moins graves, ne reprsente-t-elle pas un vrai chtiment ?
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Rien ne saurait donc perdu pour la moralit publique en substituant notre thorie celle aujourdhui dominante
Passons maintenant un motif de conduite encore plus direct, celui de la crainte du chtiment, pour ceux qui sont prdisposs au crime. (p. 283) Lantiquit nous a lgu un autre dicton : Oderunt peccare formidine pn, qui nest pas toujours aussi exact que le prcdent. Nous avons dj dit plus haut quelles sont les limites dans lesquelles la science exprimentale a rduit leffet de prvention que peut avoir la menace dune peine (voir IIe partie, chap. v) : Les grands criminels ou assassins ne sauraient tre effrays parfois que par lapplication pas trop rare de la peine de mort; les malfaiteurs de profession encourent bravement tous les risques inhrents la profession mme, et il ny a tout au plus que des peines perptuelles qui pourraient en dcourager une partie : les criminels impulsifs ou nvropathiques ne sauraient songer aux consquence de leurs crimes moins quelles ne soient graves et immdiates; enfin ce nest que la criminalit endmique qui pourrait tre influence par des chtiments svres, quoique non cruels. Tout en ngligeant lobservation directe des criminels, on sest imagin pouvoir tablir un critrium de lintimidation, et on a formul la rgle suivante : Le mal dont on est menac cause du dlit doit, pour devenir un motif dterminant de la conduite, tre quelque peu suprieur au plaisir quon espre se procurer par lacte criminel (FEUERBACH et ROMAGNOS) Cest ce quon a appel la thorie de la coaction psychologique. Cette formule suppose trois conditions : 1 Que les criminels soient des gens prvoyants, dous dun esprit calculateur, et capable de mesurer exactement le plaisir que leur causera le dlit (ce qui est pour eux encore une incognita), et le mal que leur causera (p. 284) la peine (ce qui est souvent une incognita); 2 Que le dlinquant considre la peine comme un mal certain, la consquence invitable du dlit; 3 Que la prvision dun mal loign suffise pour empcher un homme de se procurer un plaisir immdiat, dassouvir un dsir violent et instantan.
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Est-il ncessaire, aprs tout ce que nous avons dit jusqu prsent, dajouter que ces trois propositions sont galement dmenties par lexprience ? Ce ne serait quune rptition. Sans doute la crainte est un des motifs les plus puissants de la dtermination, mais il impossible den calculer leffet, mme par une simple approximation, sauf pour la criminalit endmique et pour les dlinquants infrieurs, les plus rapprochs des hommes normaux. Veut-on essayer de fonder un systme pnal par lintimidation ? On retombera tout de suite dans lempirisme le plus vulgaire, car tout critrium scientifique y fera dfaut. Comment sy prendra-t-on pour savoir si cinq ans de prison suffisent pour prvenir le vol domestique, sil en faut dix, ou si mme les cinq ans ne sont pas excessifs ? Et dailleurs pourquoi renoncer alors aux peines corporelles et infamantes, aux verges et au carcan, la mutilation mme, ou la marque au fer rouge ? On a exagr, dans la rigueur, jusquau commencement de ce sicle; on a exagr depuis dans la douceur; lune et lautre ont t nuisibles. Au sicle dernier, par exemple, Naples, le vol domestique tait puni de mort. Cela tait cause que le matre ne dnonait jamais le domestique qui lavait vol ; au contraire, il sefforait de cacher le mfait 199. De sorte que la (p. 285) cruaut de la peine amenait limpunit du coupable. Il peut mme arriver que ce soit l la cause de plus graves mfaits, comme en France, au sicle dernier, quand les voleurs taient punis par la corde. Le voleur, disait Filangieri, devient presque toujours assassin, parce que le second crime, sans lexposer une peine plus svre, le dlivre dun tmoin important, dont la dnonciation peut le conduire au supplice. Et pourtant, si lon ne veut dterminer la peine que daprs son effet dintimidation, il est trs facile de retomber dans le draconisme, du moment que lon saperoit de linefficacit des peines adoucies. Car, enfin, on ne saurait douter que si le dernier supplice neffraye pas tout le monde, il effraye du moins beaucoup plus de monde que tout autre sorte de peines. Au XVIe sicle, un grand nombre de vagabonds infestaient lAngleterre. Ils descendaient, en grande partie, selon Charles Marx, de ces paysans injustement dpossds la fin du sicle prcdent, par suite des abus de la fodalit, ou des
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lois faites dans lintrt des bourgeois capitalistes 200. Or, il fut dcrt, par Henri VIII, en 1530, que les vagabonds robustes seraient pour la premire fois fustigs, et obligs de rentrer dans leur pays pour se remettre au travail. Des lois postrieures infligeaient pour la premire rcidive la coupure dune oreille, et pour la seconde, la peine de mort. En 1547, un statut ddouard VI ordonnait que les vagabonds ou mendiants valides seraient adjugs comme esclaves leurs dnonciateurs. lisabeth dcrta, en 1572, que ces individus seraient fustigs et, en cas de (p 286) rcidive, pendus, moins quil ne se trouvt quelquun qui voulait les prendre son service au moins pendant deux ans. Daprs Marx, qui cite Hollingshed, soixante-douze mille oisifs ou vagabonds furent pendus sous le rgne de Henri VIII 201. Que dirait-on de semblables mesures avec la thorie de la coaction psychologique ? Il ny a aucun doute que loisivet et le vagabondage ne doivent tre considrs comme des dlits sociaux, puisquils font prsumer tous les autres; et il est certain aussi que lhabitude de loisivet est une de celles dont on ne peut facilement triompher. Dans lacception rigoureuse de la logique, les lois sanguinaires de lAngleterre au XVIe sicle seraient donc justifies. Et malgr cela nos sentiments les plus intimes protestent contre lhomicide lgal de celui qui nest convaincu que doisivet ou de vagabondage. Ces malheureux, pendus par Henri VIII et lisabeth, sils avaient plus de chance, nauraient pas t insusceptibles dadaptation. Cela a t prouv par leurs successeurs du XVIIIe sicle qui, sous des rois plus humains furent dports en Amrique, et par ceux du XIXe qui ont cr lAustralie. Pendant que la thorie de lintimidation ne faisait que dtruire, la thorie dadaptation donnait naissance des colonies utiles qui bientt devinrent riches et puissantes. Le respect des sentiments moraux, sil justifie, dun ct la raction violente contre le dlit, dun autre ct, il dfend lexcs de cette raction mme. Lexcs arrive tout de suite, lorsquon napplique pas une peine approprie au (p. 287) dlinquant pour le danger qui en drive, une peine qui reprsente un obstacle matriel ses entranements ou un remde son manque de sociabilit; lorsque
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Charles MARX, Le Capital, ch. xxv. Charles MARX, ouvrage cit; ch : xxv :
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cette peine est mesure, au contraire, par le danger qui drive de la part des autres dont on craint lesprit dimitation et quon tche deffrayer, en se servant du criminel lui-mme comme dun instrument; de son supplice, comme dun pouvantail. Cest la conception de la peine comme une raction naturelle qui en limite lusage quant lintimidation. Celle-ci ne doit en tre quun effet utile, dont la socit se sert tout en infligeant au coupable cette exclusion totale ou partielle qui est exige par son dfaut dadaptation. Si elle ne considre plus la peine comme un moyen dintimidation, on pourra enlever la vie un dlinquant qui serait encore susceptible dadaptation; ou bien on pourra lui faire subir des tourments inutiles, en violant ainsi son droit de ne pas supporter un mal plus grand que celui qui est la consquence naturelle du mal quil a commis. Ou mme la peine natteindra pas son but rel, comme il arrivait quand, pour terroriser le coupable, on le soumettait la bastonnade, ou on lexposait au pilori, et puis on le renvoyait reprendre librement sa vie habituelle; ou encore, comme on fait aujourdhui, quand on inflige aux malfaiteurs habituels, quelques mois ou quelques annes demprisonnement. En somme, quand on sefforcera dagir sur la conscience des individus dshonntes, par la terreur du chtiment, formidine pnae, on soumettra le coupable des tourments plus ou moins durs, mais presque toujours inutiles, sans obtenir son exclusion totale de la vie sociale, ou des ces conditions de la vie sociale auxquelles il nest pas adapt. (p. 288) Mais une chose incompatible avec la conception positive du dlit, expose ci-dessus, cest de croire quun dlinquant puisse, aprs, avoir subi un chtiment, rentrer libre et de plein droit dans la vie sociale. Si le dlit est, selon nous, une action qui rvle le dfaut dadaptation, la raction logique de la socit devra consister rparer ce dfaut. Il ne faut donc pas poursuivre la recherche dune peine apte lintimidation; celle-ci se produit delle-mme par leffet de la menace dlimination, par le mal inhrent cette dernire. Cela est vident pour la forme dlimination absolue, la mort; et pour celles qui peuvent, en certains, la remplacer : la dportation et la rclusion perptuelle. Mais leffet dintimidation ne manquera pas non plus aux formes de llimination partielle et conditionne, si elles sont exactement le moyen
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ncessaire, dans un cas donn, en considration du dfaut dune aptitude sociale particulire. Si la dtermination de ce moyen est faite avec prcision, il produira, par la nature des choses, lintimidation. Pour donner quelque exemple qui claircisse cette ide, que lon suppose quun habitant dune petite bourgade insulte ou menace publiquement et plusieurs reprises un individu, par suite de vieilles rancunes de famille, ou bien que, prtendant tre aim dune jeune fille qui a pour lui de la rpugnance, il lui tende continuellement des piges, en se rendant ainsi intolrable et dangereux pour la tranquillit de lendroit. Ce dlit, selon lheureuse expression de Filangieri, peut tre appel local, tellement il est vident que le dfaut dadaptation est relatif aux circonstances du milieu ambiant o loffenseur a conu sa haine ou son amour incurable. Or (p. 289) on peut prsumer quen loignant cet individu de lendroit o il a des mtifs pour mener cette conduite anti-sociale, ces motifs une fois carts, ladaptation du coupable sera possible ailleurs. Tel est donc le mode rationnel de ragir de la socit dans un cas semblable. Mais ce moyen pourra-t-il bien en imposer ? Assurment, parce que si la crainte dtre banni de sa propre maison ne triomphe pas des motifs qui poussent lhomicide ou quelque dlit grave, elle est du moins suffisante pour dtourner des injures et dautres offenses de moindre importance. Que lon ne dise pas, une fois ce principe tabli, que les rigueurs et les austrits des maisons de force nauraient plus raison dtre. Ces rigueurs, ces austrits sont imposes par la ncessit de la discipline, si difficile faire respecter par une population de dlinquants. Et une grande partie de la rigueur dpend aussi du but mme que lon se propose datteindre, la sgrgation complte du condamn. Nous nous croyons donc autoriss conclure que quand le moyen dlimination est bien celui que la circonstance exige, cest--dire quand il rpond au but vritable de la rpression, leffet rflexe de lintimidation se produit toujours par la nature des choses, sans quil soit ncessaire de sen proccuper dune faon particulire. On pourra faire remarquer cependant que nous avons indiqu plusieurs espces de dlit pour lesquels nous avons dclar quil est inutile dliminer le coupable. Nous avons mme propos de supprimer dans ces cas toute sorte de
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chtiment corporel, mme un emprisonnement de courte dure (Voir ci-dessus 1). Sans doute, car les quelques jours darrts ou les quelques mois demprisonnement sont des peines absurdes, (p. 290) presque autant que la fustigation des sicles derniers. Pourtant nous avons propos de rendre la rpression beaucoup plus forte par une contrainte la rparation du mal moral et matriel caus par le dlit, en employant des moyens bien autrement nergiques que ceux de la procdure actuelle, des moyens tels quil soit impossible de se soustraire lobligation. Et alors, du moment que le coupable saura quil devra largement indemniser loffens, et quil ne se recouvrera sa libert quaprs lavoir ddommag, soit en payant sil a de largent, soit en travaillant pour gagner la somme due par lui, ne voit-on pas que cette sorte de coercition aura sur la prvention des dlits, un effet bien plus sensible que la dtention dans une maison de dpt, ayant son terme fix lavance et nemportant que lobligation de rester oisif tout en mangeant le pain de ladministration ?
Nous arrivons enfin cet effet de llimination quelle possde en propre, et qui ne se rencontre que par hasard dans les autres sortes de pnalits : je veux dire la slection. Nous avons donn plus haut un aperu rapide de lhrdit psychologique et nous avons montr que le crime ne saurait se soustraire ses lois inflexibles. (Voir 2e partie, chap.1) Il sensuit de l que la suppression des lments les moins aptes la vie sociale doit produire une amlioration morale de la race, parce quil natra un nombre toujours moins grand dindividus ayant des penchants criminels. Lcole individualiste du sicle a beau scrier quentre pre et fils il ny a pas de solidarit et que le fils (p. 291) nhrite pas des mrites ni des fltrissures paternelles. Le fait est que sil nest pas prcisment lhritier des vices ou des vertus de ses parents et de ses aeux, il lest assurment de leurs instincts vertueux ou pervertis, de leurs sentiments, de leurs passions, de leur temprament, de leur
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caractre. Tout nous dit que lhrdit psychologique nest quun cas de lhrdit physiologique 202. Ce quon dit ainsi en gnral est encore plus vident pour les criminels ; lhrdit psychologique et lhrdit physiologique sont dmontres dune manire irrcusable ; comme nous lavons vu, les instincts criminels sont associs frquemment une structure diffrente, une conformation anthropologique particulire, qui forme des grands malfaiteurs des monstruosits quelquefois atypiques, souvent rgressives. Lantiquit punissait implacablement les fils cause des fautes de leurs pres. Notre poque plus civilise devrait seulement empcher la procration dindividus qui, suivant tout probabilit, seront des tres mchants et abrutis. Notre poque ne doit pas punir les enfants des dlinquants, mais elle devrait empcher quils naissent; elle devrait produire par la mort des dlinquants ou par lisolement perptuel de leur sexe, une slection artificielle par laquelle la race serait moralement amliore. Lombroso ne craint pas dattribuer la plus grande humanit de notre sicle, par rapport aux sicles passs, lpuration de la race moyennant la peine de mort 203. Lchafaud auquel on conduisait chaque anne des milliers de malfaiteurs, a (p. 292) empch que la criminalit ne soit, de nos jours, plus rpandue dans notre population. Qui peut dire ce quil serait advenu delle, si cette slection ne stait pas opre, si les dlinquants avaient pu prolifier, si nous avions parmi nous la descendance innombrable de tous les voleurs, de tous les assassins des sicles passs ? Notre race est aujourdhui plus douce, moins passionne, elle rsiste mieux aux instincts brutaux. Mais pourquoi ce progrs, dont on est redevable en grande partie la slection, devrait-il tre interrompu ? Pourquoi cette uvre sculaire dpuration ne se poursuivrait-elle pas ? Tout arrt dans le progrs est un pas en arrire, et les gnrations futures pourront reprocher amrement la ntre davoir fallu extirper, et qui auront produit de nouvelles et plus nombreuses lgions de dlinquants.
202 203
RIBOT; Lhrdit psychologique, Paris, 1882. LOMBROSO; Lincremento del delitto in Italia; Turin; 1879, p. 30.
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Mais est-ce que, dans un milieu civilis, une slection narriverait pas naturellement, mme si le pouvoir social ne jugeait pas propos de sen mler ? Le dlinquant qui est tel par leffet dune constitution physique vicieuse, reprsente le plus souvent un produit de la dgnration, ou bien un dangereux commencement de la dviation humaine. Dans les deux cas, la nature, en agissant dans lintrt de la production de lespce, cherche liminer promptement, ou bien elle empche quil ait une longue descendance 204. Cela est vrai pour quelques varits de criminels : ceux chez qui il y a un caractre biopathologique marqu, les (p. 293) pileptiques, par exemple, les fous, les nvropathiques. Mais on ne saurait douter quun nombre infiniment plus grand, tout en ayant des caractres de dgnrescence et dinfriorit morale, ne manquent pourtant daucune aptitude la vie physique. Ce sont ceux qui nont au physique que des caractres rgressifs qui les rapprochent des races infrieures de lhumanit, ou encore ceux qui ont des caractres atypiques mais non pathologiques. Ces gens-l peuvent tre parfaitement sains, plus sains mme que les hommes civiliss, dont le dveloppement moral a souvent lieu aux dpens du dveloppement physique. Au point de vue de lanimalit cest le sauvage qui est suprieur par la force des muscles et des sens 205. Les criminels non infirmes peuvent donc se reproduire linfini tout comme les hommes normaux, mieux que ces derniers mme. Cela est prouv, dailleurs, par les gnalogies de certains criminels qui, par leur prolification, ne craignent pas de rivalit. Du reste, comme le Dr Venturi le dit lui-mme, la socit condamnant mort favorise, en lacclrant, luvre de la nature dans le but dobtenir la ralisation de lintrt social. Les ncessits de la vie civile et linfluence du milieu ambiant ont altr les conditions naturelles de la lutte pour lexistence parmi les membres de la socit; aux forces de la nature ont t substitues celles
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Discours de M. Venturi sur la Peine de mort Actes du congrs dAnthropologie criminelle, p. 312. Rome, 1887. 205 Le dveloppement intellectuel amne les nvropathies et comme leur consquence, la dgnrescence de lextinction de la race. JACOBY, tudes sur la slection, prface. Paris, 1881. Le Dr Albrecht a soutenu que pour lanatomie compare, lhomme est morphologiquement infrieur au singe civilis lhomme sauvage. Voir Actes de congrs dAnthropologie criminelle, p. 105 III. Rome 1887.
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des conventions sociales. Il serait dangereux pour la socit de ne pas se dlivrer, (p. 294) du moins par approximation, des lments criminels qui linfectent . Il ne faut pas croire dailleurs, que la peine de mort soit, parmi les moyens dlimination, le seul capable dacclrer et de favoriser la slection naturelle. Lmigration force des vagabonds anglais aux colonies na pas t pour rien sans doute dans lpuration de cette race, qui a aujourdhui, du moins dans la haute criminalit, des chiffres infiniment plus petits que ceux de lEurope centrale et mridionale. Si les supplices dHenri VIII et dlisabeth ont ralis une slection considrable, la dportation du XVIIIe sicle et de la premire moiti du XIXe sicle, na pas interrompu cette uvre. Cest quil sagit de distinguer les criminels typiques insusceptibles de toute adaptation, de sorte que, pour ces derniers, une limination relative ralise de mme la slection, par rapport au milieu do ils ont t arraches.
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(p. 295)
La criminologie tude sur la nature du crime et la thorie de la pnalit. (1890) Troisime partie. LA RPRESSION
Chapitre 2
CRITIQUE DU SYSTME PNAL SELON LES JURISTES
Je pense que les principes tablis dans le chapitre prcdent seraient accepts facilement cause de leur simplicit et de leur vidence, par tous les gens dune intelligence et dune instruction ordinaire, quoiquils ne soient pas verss dans les sciences naturelles ou sociales. Il se peut mme quaprs avoir lu ce chapitre, on dclare ny trouver rien de nouveau; car, il en est ainsi de ces ides dont la simple nonciation suffit pour persuader de leur vrit. On croit avoir toujours eu des ides pareilles, quoiquon ne les ait pas exprimes; du moins on croit que si lon stait occup du sujet en question, il naurait pas t possible quon et pens diffremment. Et pourtant, il existe dj un science du droit pnal, et malheureusement, elle est tout autre que la doctrine enseigne dans cet ouvrage. Cette diffrence, il faut donc la rendre sensible ceux de nos lecteurs qui ne sont pas initis aux mystres de Thmis, pour quils soient en mesure (p. 296) dapprcier notre travail. Cest pourquoi nous allons faire une courte analyse de la thorie pnale gnralement
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accepte de nos jours en Europe, et chacune de ses maximes nous mettrons en regard celle qui drive logiquement de nos principes. Nous avons dj dit (Ire partie, chap. e), que, pour les juristes, le criminel nest pas comme pour nous, un tre anormal, et plus ou moins insusceptible dadaptation la vie sociale; quil est tout simplement un homme ayant dsobi une loi de ltat mritant le chtiment qui en est la sanction. La signification du chtiment varie, il est vrai, selon les deux principales coles qui ont domin jusqu prsent; celle des idalistes le regarde comme la compensation morale du mal caus par le dlit; celle des juristes proprement dits (devenue classique surtout en Italie et en Allemagne), dclare quil reprsente la dfense de lordre juridique. Jai dj parl des idalistes propos de la thorie de lexpiation (v. chapitre prcdent) Jajouterai ici que par lide de la justice absolue, il est impossible de rsoudre le problme de la pnalit, car on ne dcouvrira jamais la peine absolument juste pour un dlit quelconque. Cette thorie, dailleurs, manque dun critrium lui appartenant en propre, et cest au systme pnal dune nation et dune poque donne quelle est oblige demprunter le punctum ubi sistat. Quelle trouve dans le systme de pnalit la peine de mort mise en regard de lassassinat, elle dclarera que, pour le simple meurtre, la peine de mort ne serait pas juste, et quune peine infrieure, la rclusion perptuelle, le serait. (p. 297) Mais, que la peine de mort disparaisse du systme, et voil quil faudra la remplacer prcisment par cette rclusion perptuelle, qui, partant, du jour au lendemain, cessera dtre juste pour le simple meurtre, et ainsi de suite. On voit dj, par cet exemple, que la thorie de la justice na dabsolu que le nom. Quant celle que nous avons appele classique, elle justifie la peine par la ncessit de dfendre les droits du citoyen, mais elle ajoute cette ncessit sociale un rgulateur ou modrateur, la justice, comme un lment tranger, venu du dehors, quelque chose de suprieur la ncessit sociale elle-mme. Les juristes glissent ainsi dans la mtaphysique, car ce rgulateur ils le cherchent ailleurs que dans la ncessit sociale elle-mme. Dire que la peine juste est la peine ncessaire, cela signifie prcisment quune peine non ncessaire serait injuste. Cest le critrium de la ncessit quil faut pouvoir tablir, afin dviter
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tout excs; et ce nest pas par des hypothses mtaphysiques, mais par le mthode exprimentale quon obtiendra ce critrium. Et alors, plus de besoin dun lment tranger quelconque car la ncessit sociale, prise dans son vrai sens et loin de toute exagration, sera elle-mme la meilleure garantie de lindividu 206. Mais il nous faut examiner de plus prs cet lment de la justice qui, pour lcole classique, est la limite de la dfense sociale. Deux principes en drivent qui, introduits dans leur science par les criminalistes, lui ont donn ce caractre strictement juridique quelle a eu jusqu prsent. (p. 298) Ces deux principes, pivots du systme, sont les suivants :
1 Il nexiste pas de dlit lorsque lagent nest pas moralement responsable de son action. Do il sensuit que la gravit du dlit varie selon que cette responsabilit morale est plus ou moins grande. 2 La quantit de la peine doit tre en raison directe de la gravit du dlit.
Or, la mesure de responsabilit morale et la proportion de la peine au dlit sont deux postulats dont la science a dmontr limpossibilit, mais qui, malgr tout, continuent tre la clef de vote du droit pnal. Une brche y a t faite, mais ces ides sont lies trop intimement aux prjugs philosophiques les plus communs, pour quon puisse esprer de les draciner bientt de la thorie. Ce sera une rude besogne que dy parvenir, mais le succs final ne pourra manquer dans un temps plus ou moins loign; car ces principes, qui sont tort considrs comme la sauvegarde de lindividu, ne sont en ralit que la cause de la faiblesse et de limpuissance de la loi pnale.
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I
Retour la table des matires
On pourrait demander, en effet, ceux qui, tout en considrant la peine comme un moyen de dfense sociale, nadmettent pas de dlit sans libre arbitre, quelle est la raison dliminer la dfense sociale, lorsque le criminel a t entran au dlit par un tat pathologique permanent, (p. 299) ou par une impulsion intrieure, violente, irrsistible mme, mais dont on peut prvoir la reproduction chez le mme individu. Ne faudrait-il pas dire, au contraire, que dans ces cas pareils, o labsence totale du libre arbitre nest pas douteuse, la socit rclame une protection encore plus nergique contre un individu tout fait incapable de se dominer, de rsister ses folles impulsions ? Mais ce nest rien encore, car enfin, pour les fous avrs, il y a le remde des Petites-Maisons. Le malheur est que, par le principe de la responsabilit morale, considre comme lment ncessaire de dlit, il y a impunit presque totale, mme lorsquil ne sagit pas de vraie folie. Sans nous engouffrer dans la question du libre arbitre, remarquons que la conscience de notre libert morale ne va pas jusqu nous faire croire que nous sommes les matres de sentir et de penser dune manire diffrente de ce que nous faisons un moment donn. On comprend que le moi ne peut tre la cause de luimme, et que le caractre se trouve form par une srie de faits antcdents, ignors pour la plupart par la conscience linstant de la dtermination. Sans quoi il faudrait dire quil arrive chez nous chaque instant, un vrai miracle, cest--dire qui nest pas leffet de conditions prexistantes ou survenues, et par lequel lhomme est parfaitement le matre de dcider sil doit tre bon ou mchant, juste ou injuste, mcontent ou rsign, doux ou colre. De sorte que ce que nous appelons le libre arbitre serait une force qui cre le moi, tous moments 207, (p. 300) ce qui nest pas, ou du moins nous nen avons aucune preuve. Si, au contraire, nous considrons le libre arbitraire ce point de vue, qui est le seul
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Voir ce sujet une trs importante tude de M . PIPERNO, La nuovo scula di diritto penale in Italia, Rome, 1886.
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raisonnable, cest--dire comme la conscience, un moment donn, du moi qui veut et qui dcide, nous comprendrons aussitt quil est impossible de fonder le systme pnal sur la responsabilit morale. Car elle serait toujours borne par les circonstances, intrieures ou extrieures, qui ont pu agir sur la volont de lindividu. Elle serait toujours relative, aurait des degrs infinis, et pourrait descendre jusqu un minimum inapprciable et insignifiant. Lhrdit, latavisme, lducation, le milieu, les vnements particuliers de la vie, le climat, lalimentation, la profession, les infirmits, circonstances dont on ne saurait mconnatre linfluence, restreindraient donc, sans parvenir le supprimer ENTIREMENT (paroles dun juriste) ce cercle de mouvements spontans quil est donn lhomme dexcuter dans un but 208 . Mais alors le problme de la pnalit ne deviendrait-il pas tout fait insoluble ? Car, comment sy prendrait-on, pour distinguer dans chaque criminel la part qui revient son libre arbitre ? Comment faire pour dterminer une responsabilit par un nombre infini de circonstances ? Supposons toutefois que la vie de lhomme se dvoile au juge dans toutes ses particularits les plus intimes, dans tous ses rapports avec le monde extrieur, depuis le premier vagissement jusquau moment o le crime a t (p. 301) commis. Cela serait insuffisant. Qui est-ce qui nous donnerait lhistoire de sa famille et de ses anctres pour montrer dans quelle mesure lhrdit et latavisme ont pu influencer sur ses tendances ? Et en admettant que cette recherche ft possible, comment pourrait-on dterminer le rle qui appartient aux anormalits psychiques, dont lhomme nest point coupable, celles qui dpendent de la structure du cerveau, et que lautopsie seule peut nous faire connatre ? Le principe de la responsabilit relative ou borne est donc insusceptible dapplication aux thories pnales. Il conduirait un diagnostic dun simple intrt scientifique, toujours incomplet, et des conclusions incertaines. Il y a dans la lgislation italienne un article qui prvoit le cas de la demiresponsabilit. Eh bien ! lapplication de cet article devrait devenir la rgle; il devrait sappliquer tous les dlinquants, mme ceux chez lesquels les circonstances qui limitent la responsabilit seraient les moins apparentes; car
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quelques-unes dentre elles devraient se retrouver dans chaque accus, et pourtant il faudrait les rechercher, ou au moins en prsumer lexistence. Si lon agissait diffremment, on en viendrait tablir le rgne de linjustice, en tenant compte de ces circonstances seulement quand, par hasard, elles seraient videntes. Cest pourquoi larticle concernant la demi-responsabilit deviendrait applicable dans tous les cas, de sorte que la loi tablirait inutilement des peines qui ne seraient jamais appliques dans la mesure prescrite. Mais, quel serait dailleurs le critrium pour mitiger les peines dans les diffrents cas ? Le problme, loin dtre rsolu, se reprsente dune manire identique. Le principe (p. 302) de la responsabilit relative, une fois admis, comment pourrait-on affirmer quelle soit gale chez tous les individus, tandis que les circonstances qui circonscrivent le libre arbitre peuvent varier linfini ? En somme, ce principe de la responsabilit morale nest quun cueil jet par le lgislateur au-devant de la peine pour lui empcher datteindre le dlit. Mais, il ya mieux que cela. Les lgislations modernes ont admis le principe de la force irrsistible intrieure, principe considr comme un progrs immense dans le monde des doctrinaires. Or, il est facile de voir, avant tout que ce principe place la lgislation sous lempire de la philosophie dominante un moment historique donn. Pour le dterministe (et quiconque a lu les pages prcdentes devrait en tre convaincu), tout mfait, de mme que toute action mauvaise, bonne ou indiffrente, est un effet ncessaire, une manifestation de la volont, sous lempire dun motif qui prvaut sur les autres pour dautres causes prexistantes. La force qui fait agir lhomme dans les occasions les plus ordinaires de la vie, nest pas moins irrsistibles que celle qui le pousse aux actions les plus tranges. Si tout est dtermin, tout est galement ncessaire. Limpulsion rsistible est celle laquelle on en oppose une autre plus valide. Limpulsion irrsistible est celle qui a domin toutes les autres. Donc, le fait mme de laction prouve lirrsistibilit de limpulsion; si celle-ci avait t rsistible, laction naurait pas eu lieu. Telle est la thorie dterministe, sur laquelle beaucoup de penseurs sont daccord, et que le progrs du naturalisme rpand chaque jour davantage.
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(p. 303) Or, grce un semblable principe, quel juge pourrait prononcer une condamnation, si un lment essentiel du dlit est la responsabilit morale, ou en dautres termes, le libre choix, cest--dire arbitraire, ou non dtermin, de la volont ? Ce danger, dira-t-on, nest pas grave, car le dterminisme nest pas encore, et peut-tre ne sera pas de longtemps, une doctrine suffisamment populaire pour faire que les magistrats ou les jurs, afin dtre cohrents leurs ides, absolvent systmatiquement les coupables. Soit; nanmoins, dans des cas particuliers on pourra voir, et on a vu rellement lacquittement de sclrats dont limpulsion criminelle a t prsente sous la forme de force irrsistible. Cette formule contredit, de faon la plus manifeste, le but de la dfenses sociale, parce que les pires malfaiteurs et les plus craindre sont ceux chez lesquels limpulsion au mal est la plus imprieuse. Les juristes, il est vrai, marquent des limites dtermines la force irrsistible. Plusieurs parmi eux, enseignent que cette impulsion, tout aveugle quelle est, drive toujours pourtant dun motif plausible, et que les mobiles les plus bas et les plus vils ne peuvent jamais la justifier. Mais ce sont l des opinions qui pourraient varier, tandis que la formule est l, dans toute sa nudit, stendant partout o bon lui semble. Cest une force laquelle on ne saurait rsister ! Et que savez-vous si la cupidit du caissier, excite par la vue de lor qui ne lui appartient pas, mais qui est commis sa garde, soit plus rsistible quune passion damant non partage ? Et qui vous dit que cette dernire soit plus rsistible que lamant trahi ! (p. 304) Et comment vous y prendrez-vous pour mesurer le degr de rsistance que limpulsion aurait d avoir dans chaque individu diffrent, mais quen ralit, elle na pas eue ? Les faits viennent lappui de ces ides. En Italie, o dans le nouveau code pnal on a fait enfin disparatre la force irrsistible, les jurs lavaient admise, non pas une fois, mais des centaines de fois, en faveur de tous genres de meurtriers. On a vu mme que ce principe a t appliqu un sicaire pay pour dfigurer la matresse infidle de son patron. Cest l-dessus quont t motivs les acquittements de faussaires et mme de voleurs. En un mot, il ny a pas de dlinquant qui ne puisse se rfugier sous lgide de cette formule. Et si lon ny
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avait pas toujours recours dans certains mfaits trop atroces, cest parce que les dfenseurs taient convaincus que, dans de pareils cas, ils auraient trouver peu de crdit auprs des jurs. Il est un sentiment universel qui interdit tout indulgence pour certains criminels. Donc, tandis que la loi veut que celui qui a agi en vertu dune impulsion irrsistible ne soit pas puni, les jurs condamneront toujours un meurtrier dont le mobile na t autre chose que la brutalit, le plaisir de voir couler le sang, chez lequel videmment limpulsion est aveugle et pathologique. Ils condamneront dautant plus svrement le voleur quil sera un plus grand nombre de fois rcidiviste. Mais un voleur de mtier, fils de dlinquant, auquel on a appris voler ds sa premire enfance, qui, repouss par les honntes gens, se voit recherch par dautres malfaiteurs, ses compagnons et amis, cet individu, priv de toute crainte et de toute retenue, sans aucune possibilit, sans aucun dsir de changer sa manire dexistence, nest-il pas, peut-tre, le (p. 305) spcimen le plus parfait de lhomme qui ne saurait rsister limpulsion criminelle ? Et si, dans de pareils cas, lirrsistibilit est mal accueillie au point que le dfenseur nose pas la proposer, est-ce que, peut-tre, en conscience, on pourrait la refuser ? Cest quun conseil suprieur cette considration simpose, savoir de ne pas laisser en libert, des malfaiteurs dangereux. Et, pour ne pas les laisser en libert, il faut les dclarer responsables, il fait affirmer quils pouvaient rsister leurs impulsions perverses; mais, comment rsister, par quelle force, sil ny a dans leur me aucun bon instinct, aucun amour-propre, aucune crainte ni des hommes, ni de Dieu ? Est-il ncessaire dtre dterministe pour dire que dans de telles conditions le dlinquant ne peut tre que dlinquant ? Il nest donc point responsable; donc, selon la thorie, il devrait rester impuni ! Grand merci, pour le salut de la socit, messieurs les jurs qui nentendent pas la chose de cette oreille-l ! La force irrsistible nest pas admise par eux dans la centime partie des cas o lon devrait forcment ladmettre ! On dit que lon en fait abus, eh quoi ! cest peine si lon en use quelquefois dans les cas les plus vidents ! Et pourtant ces quelques cas suffisent pour soulever contre les jurs lindignation publique. Ils ont rpondu, daprs leur conviction, leur question qui leur tait faite; ils ont dit la vrit. Cela nempche pas quils ont mal fait, parce que la consquence de leur verdict cest lacquittement dun sclrat. Pour tre honntes, ils devaient donc mentir ! Peut-on imaginer une situation plus fausse ?
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Telle est la situation cre par un principe absurde, celui de faire dpendre de la possibilit de rsister (p. 306) aux passions et aux impulsions criminelles; principe qui est la consquence de lautre non moins absurde, daprs lequel le dlinquant nest dlinquant que sil a voulu ltre de propos dlibr !
II
Retour la table des matires
La science pnale des juristes ne soccupe pas des alins; aussitt lalination constate, elle sempresse de dclarer son incomptence. Voil encore une question qui se rattache immdiatement celles que nous venons de discuter. Llment de la responsabilit morale tant cart de notre dtermination du criminel, ne sensuit-il pas que la socit devrait ragir contre le crime de lalin, sans tenir compte de lalination qui en est la cause ? On pourrait rpondre tout de suite : Oui, sans doute, la socit doit ragir, et elle ragit, en effet, en plaant lalin dangereux dans une maison de fous, ce qui nest autre chose quune manire de lliminer du milieu social. Cette mesure est mme prise par le seul fait de la folie, indpendamment de tout acte nuisible commis par lalin, car cet tat pathologique fait prsumer toutes sortes dactes nuisibles, de mme que loisivet, tat de pathologie morale, fait prsumer toutes sortes de dlits. Mais cela est bien diffrent que de punir lalin auteur dun acte nuisible qui, pour toute autre personne, serait un crime. Oui sans doute, si les mots dlit et peine avaient pour (p. 307) nous le mme sens que pour les juristes, mais nous rappellerons la signification que nous leur avons donne dans la premire partie de cet ouvrage. Il nest pas douteux que lacte dun alin peut avoir la forme extrieure dun crime sans tre pourtant tel substantiellement. On ne songera jamais appeler criminelle cette femme dont parle Maudsley, qui en proie une hallucination pendant son sommeil, a vu sa chambre entoure de flammes, et qui, pour sauver ses enfants, les a jets par la fentre. Non, certainement, car lacte doit toujours tre mis en rapport avec lintention, sans quoi lon ne saurait parler de crime. Mme chose serait dire de tous les actes qui sont leffet dun accs pileptique,
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dune folie impulsive, enlevant la conscience de lacte. Mais lintention elle-mme peut-elle suffire pour que nous affirmions lexistence du crime ? Car, bien des fous ont rellement lintention de causer des dgts, dincendier, de tuer mme. Non, parce que le crime nexiste pour nous que comme la rvlation dun caractre, leffet dune improbit ou dune cruaut, congnitale ou acquise, mais en tout cas devenue instinctive, de sorte quon peut toujours sattendre de nouveaux faits du mme genre de la part des mmes individus; cest--dire que leur tat pathologique lui-mme aurait d produire chez eux labsence du sens moral, tout en ne les privant pas de leurs facults didation, sans quoi leur caractre se trouverait non pas modifi, mais aboli, de sorte quil ny aurait plus en eux dindividualit psychique, comme dans la manie, la dmence, la paralysie progressive. Pour ce qui est des autres phrnoses ou des nvroses qui ne dtruisent pas la facult didation tout en la troublant, (p. 308) plus ou moins profondment, le caractre du malade sen trouve trs souvent modifi jusqu devenir mconnaissable. Cest bien lalination qui est la cause dune telle transformation morale, mais cela nempche pas quelle produise un caractre persistant, comme dans les cas dhystrie et de mlancolie. Maintenant, si de tels alins ont des impulsions criminelles, sils ont rvl des inclinations au meurtre, au vol, lincendie, au viol (lypmanie impulsive et pilepsie homicide, rotomanie, pyromanie, cleptomanie), ou en gnral, au crime par une forme quelconque de monomanie dtruisant ou affaiblissant le sens moral, il faudra bien dire quun caractre sest form en eux, et quon peut toujours sattendre de nouveaux dlits de leur part. trouve donc dcide : ce sont bien des criminels, seulement des La question se criminels-alins, cest--dire dune espce part. En effet, leur anomalie morale peut suivre les phases de lalination ; leur caractre pourra devenir meilleur ou redevenir ce quil tait; leurs sens moral affaibli pourra reparatre ou au contraire se trouver compltement dtruit. Il rsulte de l que les criminels-alins doivent tre soumis un traitement spcial adapt la maladie qui est la cause de leur crime. Il ny a rien dillogique, rien de contradictoire avec nos principes; nous ne faisons que rpter notre ide fondamentale. Navons-nous pas toujours dit que la rpression doit varier selon la spcialit de la nature des criminels, selon leur degr dinsociabilit, ou leur possibilit dadaptation ?
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La consquence la plus importante qui drive de cette spcialit de traitement pour les criminels-alins, cest (p. 309) que, dans notre thorie (sur ce point nous sommes daccord avec les juristes), la peine de mort ne saurait tre applique aux alins. Au premier abord on nous accusera peut tre de contradiction. Mais nous croyons au contraire que nous navons jamais t aussi consquents avec nos principes. En effet, si le caractre dun homme a t gt par une maladie, si le sens moral sen trouve affaibli, la perversit de cet homme ne pourra pas tre considre comme celle de toute autre personne. Si le malade na plus didonit la vie sociale, ce manque didonit aura lair dun accident malheureux; quoiquil soit dangereux tout comme un assassin, il ne sera pas dtest comme ce dernier.peine de mort ne saurait convenir au dlinquant alin, parce quune La condition ncessaire pour pouvoir lappliquer, cest que tout lieu de sympathie entre la socit et le criminel soit rompu; or une infirmit ne saurait rompre ce lien; elle ne peut donc abolir la piti, quelle renforce, au contraire, car le malade est secourable et a droit tre secouru. Ce qui fait que dans ce cas, la socit ne doit pas ragir en dtruisant lindividu; si llimination est ncessaire, elle ne doit tre ralise que par la rclusion perptuelle dans un asile pour les criminels de cette espce. Voil donc que la logique la plus stricte ne saurait nous amener aux consquences excessives quon reproche notre thorie. Jai rpondu ainsi M. Paulhan, qui crivait en 1880 : Si dailleurs, nous ne voulons que suivre le principe de M. Garofalo, je me demande comment on pourra faire une distinction entre un criminel et un fou incurable, et pourquoi on ne guillotinerait pas un fou (p. 310) dangereux, dont la maladie est incurable 209? La distinction se trouve toute faite par les principes mme que jai tablis, en commenant par la conception du crime et en finissant par les conditions dans lesquelles la peine de mort peut tre applique. On ne peut concevoir que la peine de mort soit applique un individu dont le caractre nest pas perverti dune faon permanente, cest--dire un criminel non typique mais fortuit. Or lalination nengendre pas un caractre moral permanent ; de sorte que la perversit nest que passagre et modifiable. La rpression des dlinquants alins fait partie de 209 Revue philosophique de la France et de ltranger. Juillet, 1880, Paris.
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notre systme de pnalit, dans lequel le mot peine na pas la mme signification quil a pour les juristes; mais cette rpression doit avoir des formes diffrentes et appropries aux modification quune maladie peut apporter au caractre et qui suivent les phases de la maladie elle-mme. Sans doute, au point de vue dterministe, le monstre nest pas plus coupable dtre monstre que linfirme ne lest dtre infirme. Sans doute, lun et lautre sont galement dangereux la communaut. Aussi, y aura-t-il une forme de rpression dans les deux cas; seulement, le sentiment social doit tre respect, et si la violation du sentiment de la piti constitue le crime, on ne pourra pas la rprimer par une violation du mme sentiment, ce qui arriverait si lon tuait le criminel infirme, et ce qui narrive pas lorsquon tue le criminel monstre. Je prvois une objection : le sentiment social, dont je parle, nest-il pas modifiable par le progrs des lumires ? Lorsquon aura su que la frocit dun assassin nest que (p. 311) leffet dune malheureuse organisation psychique, ny aura-t-il pas lieu de lenvisager avec plus de compassion, et nen viendra-t-on pas alors mettre cette sorte danomalie sur le mme rang que les troubles nerveux, que lpilepsie, que lalination ? Je ne le pense pas ; car le sentiment social dont jai parl est en parfait accord avec le raisonnement. Dans le cas o il ny a pas dalination, le progrs mme de lanthropologie montrera une individualit malfaisante par elle-mme, et qui ne cessera jamais dtre telle, dans lautre cas, une individualit devenue malfaisante par un accident, et qui, dun jour lautre, ne le sera plus, du moins au mme degr. Un mouvement de la volont, en dpendance du caractre moral, est choses bien diffrente dun mouvement de la volont, par effet dune erreur intellectuelle ou dune dcharge nerveuse. Cest la diffrence entre le moi, qui se manifeste tel quil est, et le moi en proie un ennemi, une force non inhrente lorganisme, mais en lutte avec lui, et qui tche de le dtruire. Pour justifier la peine de mort, il y a dailleurs bien dautres arguments; ce que jen dit ici nest pas fait pour entreprendre cette justification, mais seulement pour lui assigner des bornes infranchissables, daprs les principes mmes qui ont t mon point de dpart, cest--dire les sentiments moraux de lhumanit. Les dlinquants alins forment donc pour nous comme pour tous, une classe part. Sur ce point, la seule diffrence entre les juristes et nous, cest que les
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premiers, aussitt lalination reconnue, croient que la science pnale ne doit plus sen mler, et que la loi doit dclarer, en ce cas, linexistence du crime. Nous croyons au contraire que le (p. 312) crime existe, tout en tant dune espce part, cest--dire leffet non pas dun caractre moral dtermin par une cause permanente, mais dun caractre moral dtermin par un tat pathologique passager, susceptible damlioration, dempirement ou de transformation; et que, par consquent, selon la marche de la maladie, le criminel peut devenir plus ou moins dangereux, ou mme tout fait inoffensif. Ce qui fait que la rpression doit avoir une forme part; non llimination absolue, mais une rclusion indfinie dans une asile pour les alins criminels; si, par exemple, comme cela arrive souvent, la dmence succde au dlire de perscution, qui a t la cause dun meurtre, cette rpression ne sera plus ncessaire, et le malheureux pourra tre soign ailleurs, ou rendu sa famille. Cest donc une forme dlimination approprie au cas de lalination criminelle, ni plus ni moins que les autres formes dlimination sont appropries au cas de la criminalit ordinaire. La socit prendra ses prcautions; elle se dfendra par les moyens quelle jugera convenables contre les dlinquants alins, comme par des moyens diffrents, elle se dfendra des dlinquants non-alins. Pourquoi donc faudrait-il exclure lalination du code gnral de la criminalit ? Dailleurs quon le remarque, linternement de lalin dans une asile est une vraie forme de rpression selon notre thorie, cest--dire quelle est agissante pour la dfense sociale immdiate et future, moyennant la slection quelle opre. Un seul effet lui manque, dit-on, dans lequel lcole classique fait consister le vrai caractre pnal, cest lintimidation, car ne devient pas fou qui veut . Mais dabord, lintimidation nest pour nous quun effet accessoire (p. 313) et subordonn, dont il ne faut pas soccuper directement. Ensuite, ce nest pas la folie quil sagit de prvenir mais le dlit quun fou peut commettre. Or, si lalin nest quun monomane, la menace de la rclusion indfinie pourra ne pas lui tre inutile ; car, comme la dit Maudsley, le fou considre la perte de sa libert comme le torture la plus cruelle, et les chtiments exercent sur lui un effet prventif trs sensible 210 211. Enfin, dans la pratique, les simulations de la folie
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211 Il nest pas douteux que les malheureux htes dune prison sont, en quelque sorte, forcs se bien conduire, par la crainte de ce quils pourraient
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natteindront pas leur but lorsque les alins criminels eux-mmes pourront, en certains cas, tre jugs et condamn une rclusion indfinie, car, il ne faut pas oublier que de telles simulations sont bien plus frquentes quon ne le pense. Le Dr Taylor nous assure avoir examin un grand nombre de vrais criminels, noffrant aucun symptme dalination, et qui, pourtant avaient t acquitts par le Jury 212. En Italie, il y a eu des cas de meurtriers dclars lipmaniaques, et qui, se croyant dsormais srs de limpunit, dclaraient hautement quils navaient rien craindre de la Justice. Il y en a eu un qui, ayant t acquitt trois fois aprs avoir tu deux personnes et tch den tuer un troisime, se vantait de pouvoir ter la vie qui bon lui semblait sans courir le risque du bagne 213. (p. 314) Lextension de la rpression pnale lalination criminelle nobligerait plus les juristes rtrcir dune manire tout fait arbitraire le domaine de la folie, pour ne pas donner limpunit aux monomanes 214. Sans faire violence la science, on peut rassurer la socit en considrant les monomanes criminels comme des dlinquants dune espce part et on indiquant le mode dlimination quil faut employer leur regard, cest--dire une rclusion indfinie dans une maison moiti prison, moiti hpital, en confiant au pouvoir judiciaire le jugement, la condamnation et le soin de libration lorsque tout danger aurait cess. Ce qui est absurde, coup sr, cest de considrer la demi-folie comme une circonstance attnuante, de sorte que la peine tablie par la loi soit inflige, mais que la dure en soit rduite de beaucoup. Cest ainsi que lon a vu et que lon voit tous les jours des meurtriers et des incendiaires, monomanes peut-tre, mais trs dangereux sans doute, qui en sont quittes pour quelques annes de prison. Si lon se dcidait hardiment admettre quils sont rellement alins, on les enfermerait
souffrir, sils perdaient tout droit lindulgence ou par la crainte dune rclusion plus svre, sils sabandonnent leurs penchants. MAUDSLEY, La responsabilit dans la folie, Introduction. 212 A.-S. TAYLOR, Trait de mdecine lgale, traduit par le Dr H. Coutagne, p. 893 et 911, Paris, 1881. 213 Voir LOMBROSO, Incremento del delotto in Italia, page 107. Turin, 1881. 214 Voir ce sujet Ad. FRANCK, Philosophie du droit pnal, ch. v, p. 140. Paris 1880.
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pour toujours, ou du moins sans aucune dtermination de temps, ce qui sans doute serait bien plus pratique.
Notre doctrine diffre encore de la thorie dominante pour ce qui regarde ltat de livresse, pour lequel plusieurs formules ont t essayes, dont quelquesunes, malheureusement, sont devenus des articles de loi (p. 315) certaines lgislations. On a prtendu dcider la question de la responsabilit par des articles applicables tous les cas ; on a mis ltat de livresse sur le mme plan que lalination, de sorte que, selon le degr de lintoxication alcoolique, le coupable est puni plus ou moins gravement, mais toujours plus lgrement que sil navait pas t ivre. Le criminaliste positiviste, au contraire, ntablira pas de rgle gnrale : il distinguera livresse, qui ne fait quexagrer le caractre, de lalcoolisme, une vraie infirmit, capable de le changer tout fait. Le coupable, dans le premier cas, sera considr comme sil avait agi dans son tat normal, car lexcitation cause par le vin nest que la cause occasionnelle, qui rvle linstinct criminel. Un homme dun caractre doux peut boire tant quil veut ; il ne tuera jamais son camarade coups de couteau dans une querelle de cabaret. Livrogne sera donc comparable lhomme colre, qui fait dans un accs, ce quon autre naurait pas fait de sang-froid; mais qui pourtant, est incapable de commettre un vrai crime, quoiquil ne soit pas incapable de crier, de sagiter, de faire des extravagances, moins que linstinct criminel ne vienne sassocier la colre; il sera alors meurtrier dans son accs, comme lhomme sang-froids le sera dans son calme apparent. Il ne sagit donc pas de responsabilit augmente ou diminue; il sagit de prserver la socit des meurtriers sang-froid, comme des meurtriers colres, fous et ivrognes, par des moyens diffrents peut-tre, mais qui marchent directement ce but sans sgarer en route par la dtermination prcise du degr de responsabilit. Un homme ivre a-t-il commis un crime ? Il faudra voir si (p. 316) le genre du crime commis rpond au caractre de lindividu; si linhumanit ou limprobit de lacte est en rapport les penchants du dlinquant, de sorte que livresse nait fait que les dterminer et les manifester dune manire qui nest plus douteuse. Les
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cas abondent de criminels ivrognes ayant t condamns plusieurs fois auparavant pour des attentats dun mme genre, et dautres, qui nayant pas encore subi de condamnations, taient connus pour leur mchancet. Que fera-t-on de ces criminels-l ? Il ne faudra tenir aucun compte des bouteilles quils ont vides et les condamner comme sils ntaient pas ivres. Mais le cas peut arriver, surtout ailleurs que dans les meurtres et les vols, dune incompatibilit dmontre lvidence entre lacte punissable et le caractre de lindividu; de sorte que cest lexcitation alcoolique, elle seule, que le dlit doit tre attribu. Cela se voit le plus souvent dans les cas de coups et dinjures, dincendie, dattentats la pudeur, de diffamations. Sil se trouve alors que lacte punissable na pas t voulu prcdemment et que le dlinquant nest pas all puiser une nouvelle nergie dans la liqueur alcoolique, il faudra considrer cet acte comme un dlit naturel. Autre chose est dire du dlinquant impulsif, form par un alcoolisme chronique. Nous avons ici une cause permanente du crime, jusqu ce que les causes permanentes de ce vice ne disparaissent. Partant ce quil faut ces dlinquants, cest non pas une responsabilit gale ou minore, cest un traitement spcial. Ils seront enferms dans un asile, la fois hpital et prison, tout comme les dlinquants alins, et ils nen sortiront que lorsquils (p. 317) auront t guris, si cest possible encore, du vice funeste de lalcoolisme. Que dirons-nous de la suggestion hypnotique ? Nous ne connaissons encore que trs peu de cas o lon se soit servi de lhypnotisme comme dun moyen pour commettre un crime, et encore ne sont-ils pas dment avrs. Toutefois, en supposant que lart dhypnotiser se rpande davantage, et que les criminels sen emparent, il nest pas douteux, daprs une thorie pnale quelconque, que lauteur de la suggestion devra tre puni comme le vrai auteur du crime ; pendant que lhypnotis ne devra tre considr que comme linstrument passif, ou ne devra encourir tout au plus la responsabilit dun dlit involontaire, pour stre imprudemment soumis cette opration. Il y a pourtant un cas dans lequel les criminalistes de lcole classique devront dclarer limpunit du vrai coupable : cest lorsque lagent aura demand lui-mme dtre suggestionn afin dtre bien sr de pouvoir commettre son crime sans dfaillance, et sans probabilit de repentir au dernier instant. En effet quel que soit son projet prcdent, si au moment du viol, du meurtre ou de lincendie, il ny avait pas de libert morale, et
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par consquent ne pouvait plus sabstenir de la ralisation de ce projet, la logique des juristes devrait dclarer quil nest pas punissable. Notre logique nous conduit la conclusion oppose, car la ncessit de la dfense sociale est loin dtre amoindrie dans un pareil cas, o la suggestion ne reprsente quun moyen pour rendre irrvocable lintention criminelle et pour fournir au malfaiteur une nouvelle nergie. Cest un cas semblable celui du malfaiteur qui se grise exprs (p. 318) avant de frapper. Il parat dailleurs que lhypnotis nobit la suggestion que lorsquon lui ordonne daccomplir ne rpugne pas son caractre son caractre moral, sans quoi il se rvolte et rend la suggestion inutile. Dailleurs les donnes sont encore trop incertaines pour quon puisse tre fix sur ce point : savoir si, dans lacte suggestionn, il faut exclure toute participation volontaire de lhypnotis, et si la suggestion ne fait que lui donner une simple impulsion faire ce quil dsire. Il nous reste considrer lapplication du principe de la responsabilit lge du dlinquant. Les codes, daccord avec les ides thoriques qui les ont dicts, marquent dans la vie humaine, une limite la responsabilit complte, quils fixent, pour la plupart dix-huit ans. Lenfance, ladolescence, la premire jeunesse ont une responsabilit limite, qui se traduit par des peines rduites dun ou de deux degrs, ou mme de moiti ou des trois quarts. Cette thorie grossire, qui est tout fait muette lgard du sexe, de lge mr et des infirmits, comme si ces circonstances navaient pas leur importance, ne saurait tre accepte par la science pnale positive. Je rappellerai ce propos que la psychologie et lanthropologie criminelle nous donnent le moyen de reconnatre dans lenfant le criminel-n, dans le jeune homme corrompu par les mauvais exemples de sa famille, ou par ceux de sa socit quil frquente, le dlinquant incorrigible. Une certaine quantit de dlinquants, disent les docteurs Marro et Lombroso, remontent jusquaux premires annes de leur naissance, que les causes hrditaires interviennent ou ninterviennent pas; ou, pour tre plus clairs, sil y en a quelques-uns qui on t (p. 319) forms par une mauvaise
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ducation, chez la plupart la bonne ducation na opr rien de bon 215. Les exemples fourmillent lappui de cette opinion. Le penchant aux actions violentes ou sanguinaires se rvle parfois, ds la premire jeunesse, par une srie de violences, de coups, de blessures, de peu dimportance si lon veut, mais qui ne sont justifis par aucune provocation. Ce sont ordinairement ces faits-l que nos lois punissent de quelques jours ou de quelques mois demprisonnement, et qui se rptent quelquefois avec une frquence qui parat invraisemblable pour quiconque na pas eu loccasion de prendre connaissance des casiers judiciaires des criminels. Il est bon de remarquer encore que ceux-ci ne mentionnent quune partie de ces faits, ceux pour lesquels la justice a eu son cours rgulier. Il sagit souvent dun sanguinaire qui rvle tout coup son instinct par un meurtre brutal, mais qui aurait pu tre devin depuis longtemps par lanthropologiste. Et pourtant, ces dlits prcdents, on est toujours prt les excuser par le seul fait de leur jeune ge; on ne sen proccupe pas dune faon particulire, car on les attribue toujours lexcitation des passions, tandis que bien souvent il y a l la manifestation dune perversit inne et indomptable, qui ne fera que saccrotre avec lge. Or, lanthropologie, en compltant au physique et au moral la physionomie typique de lhomme sanguinaire ou du voleur par instinct, pourrait rendre, ici surtout, de trs grands services. Le criminaliste, convaincu quil sagit dun individu (p. 320) n pour le crime, et qui sera pour la socit un danger toujours plus grand, devra demander la sgrgation perptuelle ou du moins indfinie de ce jeune dlinquant qui, daprs nos lois, ne sera condamn qu quelques mois de rclusion, dans une soi-disante maison de correction, qui mriterait plutt dtre appele maison de corruption . Les auteurs que je viens de citer croient que pour combattre les penchants criminels chez les enfants, on peut essayer dabord le systme dducation de Frobel avec des rgles hyginiques particulires; mais, lorsque ces penchants
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Les germes de la folie moraleet du crime chez les enfants. Arch. Di psichiatria, scienze penali, etc., vol IV, 2e fasc. Turin, 1883. Voir aussi PEREZ, Lducation morale ds le berceau, p. 110, Paris Flix Alcan, 1888.
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sont tenaces et invincibles, ils nhsitent point proposer une maison de refuge perptuel pour les jeunes gens au-dessous de vingt ans . Combien la science sloigne des codes, qui infligent pour les crimes les plus atroces, quelques annes demprisonnement ou de surveillance aux enfants audessous de 14 ans et de 16 ans, et qui attnuent la peine des mineurs pour la responsabilit limite 216 ! Est-ce quil nest pas permis de conclure, daprs cet examen sommaire de la thorie, quil existe une contradiction (p. 321) manifeste entre le but de la dfense sociale, et la condition de la responsabilit morale ? Ceux-l mmes qui admettent, dans une certaine mesure, le libre arbitre du criminel, ne devront-ils pas convenir de cette contradiction ? Nous verrons plus loin comment la lgislation fonde sur cette thorie classique, qui prtend avoir le but de la protection de lordre social, en ralit, elle ne protge rien. Labsurdit de la thorie se traduit par une impuissance pratique.
III
Retour la table des matires
Il nous faut examiner maintenant lautre pivot du systme classique : La proportion de la quantit de la peine la quantit du dlit. Lnonciation de ce principe paratra peut-tre satisfaisant au premier abord; mais une observation tant
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Lancien Code pnal italien, qui fixait vingt-un ans lge de la responsabilit complte, nadmettait pas au bnfice de la rduction de la peine les jeunes gens qui avaient pass dix-huit ans, sans avoir atteint vingtun ans, sils staient rendus coupables de mfaits qui rpugnent le plus aux sentiments humains, tels que parricide, vol main arme accompagn de meurtre, etc. Les juristes taient scandaliss de cette exception qui blessait leur ide duniformit, et ils ont russi la faire disparatre dans le nouveau Code. Par consquent, il y aura des btes froces quon enfermera pour un certain nombre dannes et quon lchera ensuite dans la socit pour y faire des victimes. Il faut dire que le projet ministriel avait fix 18 ans lge de la responsabilit complte pour toutes sortes de dlits; mais on a t forc de cder aux vux des deux chambres qui ont insist pour la limite de 21 ans.
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soit peu approfondie en montrera vite le peu de solidit, car il suffira de considrer les deux termes pour sapercevoir aussitt de limpossibilit dtablir entre eux un rapport quelconque tendant au but de la dfense sociale. En effet, le premier terme, la gravit du dlit, ne saurait tre dtermin dune manire absolue, parce quil manque dun critrium exclusif. Cest tantt le dommage, tantt lalarme cause par lacte dlictueux; quelquefois, cest limportance du devoir quon a viol. Selon les auteurs, lun ou lautre critrium est dominant; les Italiens, par (p. 322) exemple, donnent la prfrence aux deux premiers; lcole franaise, fonde par Rossi, au troisime; mais ce quil y a de sr, cest quaucun dentre eux ne peut lui seul rsoudre le problme de la gravit des dlits Il est vrai quon en est arriv des conclusions pas trop dissemblables, parce que, pratiquement lalarme dpend trs souvent de limmoralit en mme temps que du dommage; mais pourtant lchelle gradue des dlits, avec la distinction des espces et des sous-espces, nest que le rsultat des transactions rciproques des juristes. En effet, ceux qui font du dommage le critrium de la gravit relative des dlits, sont obligs de labandonner lorsquil sagit de la tentative, ou de crer leur usage une espce diffrente de dommage, quils appellent indirect, et qui consiste dans le danger que lon a encouru, cause du dlit, sans expliquer pourquoi ce danger, une fois pass, doit servir mesurer limportance du dlit. Comment faire, dailleurs, pour comparer entre eux des faits htrognes, tels que la douleur dune blessure et celle dune calomnie, la perte dun objet et le dshonneur ? Qui nous dira quel est le mal le plus vivement ressenti, le plus irrparable, le plus terrible pour ses consquences ? Il nous semble impossible de pouvoir parvenir fixer la gravit du dommage direct produit par chaque espce de mfait, de telle sorte quon puisse dterminer, sur cette base, la gravit relative des dlits. Il faudra en venir ncessairement lvaluation du mal indirect ou social, cest--dire lalarme et le mauvais exemple. Mais, alors, on retombe de suite dans lempirisme le plus vulgaire, car la gravit relative des dlits dpendrait de mille circonstances de temps et de lieu, et limportance du dlit serait mesure selon (p. 323) lapprciation populaire du danger, lalarme, non pas selon la quantit vraie du danger, quil est impossible dvaluer sans connatre la biographie et la psychologie du dlinquant. Le danger social nest pas celui que lindividu a encouru ; cest celui qui persiste ; le danger pass na par lui seul
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aucune importance sociologique ; il nen a que comme un des lments qui nous permettent de dterminer le danger futur. Quant ceux qui prfrent le critrium de limportance du devoir viol, il faut remarquer que, loin de donner la solution du problme, ils crent un nouveau problme 217. Que lon interroge, nous dit-on, la conscience humaine qui se prononce mme sur les lvres dun enfant, dont les sentiments de justice nont sans doute pas t puiss dans la loi 218. Mais jusqu quel point cette conscience nous donnera-telle des rponses prcises et uniformes ? Rossi lui-mme est forc de convenir que le fait de conscience ne saurait tre tudi dans chaque dlit, et que sa mthode ne peut fixer que les catgories principales. Mais ici encore le doute reprend le dessus. Il peut exister un critrium moral constant pour dire que certaines actions sont mauvaises; mais il ny a pas, bien sr, de critrium moral universel et constant pour dire quune de ces actions est plus mauvaise quune autre 219 . Car, a-t-on ajout, il est impossible daffirmer, quau point de vue moral, en toutes circonstances, une espce donne de dlit soit plus grave quune autre 220. (p. 324) Les diffrentes espces de devoirs sont trop diffremment apprcis, non seulement par les individus, mais par les classes sociales mmes, prises dans leur ensemble. cela il faut ajouter que les termes de la comparaison ne sont pas homognes. Sans doute la conscience publique nhsitera pas dclarer que labus de pouvoir, le vol, le viol, lescroquerie et la concussion sont des dlits, mais elle restera muette si on linterroge sur le degr dimmoralit intrinsque de chacun de ces actes. La vrit est que, par une mthode quelconque, il sera toujours impossible de dterminer dune manire absolu la gravit. Relative des dlits, car il y a concours de trop dlments divers : la gravit du mal matriel, celle du mal immatriel,
Voir CARRARA, Programme del Diritto penale 181. ROSSI, Trait de droit pnal, liv.III, ch. v. CARRARA, Op. cit., 184. Voir HOLTZENDORFF, Das Verbrechen des Mordes und die Todesstrafe, Kap. 10
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celle de limmortalit intrinsque de lacte, celle du danger, enfin celle de lalarme. De quel droit pourrait-on choisir un seul de ces lments en laissant les autres de ct ? Malgr ces obstacles, on sest efforc de former une chelle gradue des dlits, selon leur gravit, du moins pour les grandes espces, afin de pouvoir construire vis--vis, une chelle semblable des peines. On sest imagin davoir rsolu le problme pnal en faisant concider le degr le plus lev et le plus bas de lchelle des dlits. Et voil ce quon a appel la proportion pnale . Il est vrai que les plus grands penseurs ne sont pas entrs dans cette voie sans quelque hsitation. Rossi, par exemple, dclare que cette mthode noffre pas assez de jalons pour tre sr de ne pas sgarer en route . Mais il ne savait pas en indiquer dautre. En plaant vis--vis les deux catalogues des peines et des dlits on pourra (p. 325) SE HASARDER dit-il, reconnatre, en descendant, les rapports de chaque peine, ou des divers degrs de peine avec un dlit . Il avoue mme plus tard que le point de dpart lui manque, et que, partant, le problme nest point rsolu 221. Seulement, si ce grand crivain a pu se plier cette mthode, cest quil tait persuad de la justice absolue et de la ncessit de la rparation du mal pour le mal. Il ne pensait pas que la dfense sociale, moyennant la prvention des dlits, soit le vrai but de la peine. Ce qui est tonnant, par contre, cest que la mme mthode soit adopte par ceux pour qui la peine a prcisment ce dernier but. Car la logique semble nous amener dire que pour raliser la prvention il faudrait avant tout examiner le degr de prvention dont la menace de chaque peine serait susceptible, plus que dtablir une proportion idale qui pourrait navoir aucune utilit de ce genre. La seule thorie de Romagnosi et de Feuerbach se place un point de vue plus rationnel, en proportionnant la peine au degr du dsir ou de limpulsion criminelle de sorte que la menace de la peine puisse agir comme une contreimpulsion et quelle soit suffisante pour triompher. Mais, cette thorie, comme nous lavons dit plus haut, aboutit lintimidation, qui fait de lindividu coupable un instrument dans les mains de la socit, dont celle-ci se sert comme dun exemple terrorisant. 221 ROSSI, Op. cit., liv. III, ch.v.
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En effet, la peine, selon ces auteurs, devrait saccrotre en rapport direct de limpulsion criminelle, parce que cest limpulsion la plus forte qui est la plus dangereuse (p. 326) pour la socit. Mais, ce danger peut ne plus exister ou tre bien moindre de la part du coupable. La vivacit de limpulsion a pu tre leffet de circonstances exceptionnelles, qui ne se reproduiront pas; de sorte quune impulsion future serait bien moins nergique. On ne punirait pas lindividu pour le danger qui vient de lui-mme, mais pour celui qui vient de la part des autres, sils ne sont pas assez effrays par le chtiment. Au contraire, si limpulsion criminelle a t faible, ce nest pas une raison pour quune deuxime fois elle ne devienne pas plus violente. La faiblesse de la raction peut mme lenhardir. Labsence du sens moral peut assurer le triomphe du mobile criminel dans une occasion quelconque, sans que le dsir soit trs vif, ni la passion trs excite. Donc, dans ce cas-l, la contre-impulsion pnale serait insuffisante, pendant que dans le premier cas, elle serait excessive. La peine ne serait donc inflige au coupable quen vue de la prvention indirecte; il ne serait pas chti pour ce quil peut faire, mais pour ce que les autres, pousss par son exemple, pourraient faire sa place. Il est inutile de rpter, ici, les considrations que nous avons dj faites ce sujet, et qui nous empchent dadopter la thorie de lintimidation. Nous croyons quon ne peut infliger un mal un individu quautant que ce mal est ncessaire pour le danger social, qui drive de cet individu mme. La prvention spciale doit tre le but direct de la peine; la prvention gnrale en sera leffet occasionnel, et qui, comme nous lavons remarqu, ne manquera pas de se produire lorsque le moyen de rpression sera bien appropri lindividu. Ce quil faut mesurer ce nest donc pas la force du dsir (p. 327) criminel, cest plutt la force de rsistance cette impulsion : cest, en dautres termes, le sens moral du dlinquant. Il ny a que cette recherche qui pourra nous faire connatre ce quon peut sattendre de lui. Si cela possible, un grand pas se trouvera fait pour la solution du problme. Il ne restera plus qu adapter le moyen de prvention au degr de la perversit constante de lagent. Mais, alors, la recherche du critrium pour dterminer la gravit relative des dlits devient tout fait inutile. Je viens de faire remarquer la difficult dune recherche de ce genre, cause du peu dhomognit des termes comparer. Jajouterai maintenant que la solution mme du problme naurait pour nous aucun but pratique : en effet la
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dtermination de la gravit relative, daprs le critrium du dommage matriel, ne saurait entraner logiquement que la mesure de la rparation matrielle, ou pcuniaire, due loffens; quant aux autres critriums daprs lesquels plusieurs auteurs ont essay de dterminer le quantum du dlit, ils nont dimportance pour nous autant quils reprsentent les lments de la perversit constante du dlinquant. Lchelle gradue des dlits ne nous sert donc pas du tout. Il sensuit quil ne nous sert donc pas du tout. Il sensuit quil ne saurait plus tre question pour nous de proportion pnale du moment que lun que lun des termes de ce rapport a compltement disparu, la recherche de la proportion pnale, nous en avons substitu une autre : La recherche de lidentit du coupable la vie sociale dans les diffrents cas de dlit. Cest dire, en des termes diffrents quau lieu de mesurer la quantit de mal quil faut infliger au criminel, nous (p. 328) essayerons de dterminer le genre de frein adapt la spcialit de sa nature. Comment ! va-t-on scrier, prtendez-vous quil ne faut pas punir diffremment celui qui a vol pour mille francs que celui qui a vol pour vingt centimes ? Je rpondrai que je ne sais pas; car rationnellement, cette question ne peut tre rsolue in abstracto. Ce quil importe la socit de savoir cest lequel de ces deux voleurs est le plus dangereux. Il se pourra bien que le premier soit dclar plus dangereux que le deuxime; mais, le contraire pourrait arriver galement. Le but vers lequel nous marchons nest pas dtablir la quantit de douleur pour laquelle nous aurons tarif le vol daprs la valeur; cest de dsigner le moyen rpressif exactement appropri, cest--dire lobstacle capable dloigner le danger. Nous ne saurions donc noncer le problme que dans les termes suivants : Quel est le moyen de dterminer la perversit constante du dlinquant et le degr de sociabilit qui lui reste ? Pour cela, il faudra rappeler dabord les distinctions que nous avons faites dans le chapitre sur lanomalie des criminels. Nous aurons devant nous les diffrents groupes que nous avons analyss, et nous rapprocherons de lun ou de lautre le dlinquant dont il sagit. Nous garderons bien de donner, de parti pris,
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lexclusion aux circonstances dites objectives, du dlit, celles qui, daprs les lois existantes, rendent un dlit plus ou moins grave; mais nous choisirons, parmi ces circonstances celles qui sont un vrai indice de perversit, ou celles qui peuvent nous amener ranger dans lune ou lautre classe (p. 329) le cas qui nous est prsent. Par exemple, les circonstances qui, daprs la lgislation, caractrisent le vol qualifi, seront examines par nous, sans doute, mais seulement comme un des lments qui nous serviront dterminer si lauteur du vol doit rentrer dans la catgorie des voleurs par instinct, par oisivet, par suite dune enfance abandonne et vicieuse, et dune mauvaise compagnie, ou par le simple effet de limitation des exemples quil a reus dans sa propre famille. Pour en arriver l, la vie prcdente du dlinquant doit nous tre connue et, autant que possible, il faudra examiner ses rapports de parent et ses liaisons. Lge du dlinquant est la circonstance le plus importante; il faudra savoir ensuite quelle est sa famille, lducation quil a reue, quelles ont t ses occupations, quel tait le but quil poursuivait dans la vie. On nous a reprsent la difficult de pareilles recherches. Je remarquerai, au contraire, que ces recherches on les fait dj, peu prs, dans chaque procs, mais quon nen tient pas compte suffisamment dans le jugement. Car, daprs lois existantes, lexamen de ces circonstances naboutit qu influencer sur la mesure de la peine; pendant que, pour nous, cest la dtermination mme du moyen rpressif ou du genre de pnalit qui en drive. Le moyen rpressif se trouve dsign, en effet, par la possibilit dadaptation du dlinquant, cest--dire par les conditions du milieu dans lesquelles on peut prsumer quil cessera dtre dangereux. Cest ainsi que, daprs les caractres subjectifs, nous verrons dabord sil faudra appliquer lauteur dun vol un moyen dlimination, ou si lon peut se contenter de la (p. 330) simple rparation; et si, dans le premier cas, cette limination doit tre perptuelle ou indfinie, si elle doit consister dans la relgation ou dans lassignation une colonie agricole, ou un tablissement industriel, lorsquil sagit de jeunes gens dont on peut esprer la rforme morale. M. Poletti, tout en admettant le critrium que jai propos, a essay de le mettre daccord avec celui de la responsabilit, qui dailleurs, est pour lui toujours
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relative. Cette conciliation, dit-il peut avoir lieu, pour ce qui regarde la prvention, lorsquon ajoute au sentiment de la responsabilit de lacte la crainte de la peine, que lon juge suffisante dans les cas ordinaires pour empcher le dlit; elle a lieu, pour ce qui regarde la rpression, lorsqu ces deux sentiments, qui nont pas suffi pour empcher le dlit, on ajoute la ralisation de la menace de la peine, en linfligeant dans la mesure que la loi juge suffisante pour la dfense du droit, et pour ter au dlinquant lenvie de commettre de nouveaux dlits. Mais, est-ce que la loi trouvera donc suffisant ce dont linsuffisance nous est prouv par lexprience ? Telle ne peut pas tre assurment lide de notre auteur, car pareille fiction naurait pas de but raisonnable. Il faudra donc que la peine menace par la loi soit rellement suffisante pour prvenir de nouveaux dlits de la part du mme individu. Ne sera-t-on pas forc alors par la logique, admettre le critrium que jai propos, et quon ne veut pas reconnatre comme le seul utile et pratique ? Du moment que lon voit dans le phnomne du crime, le manque dadaptation aux rapports juridiques de lassociation, et quon nen voit que le remde dans al pnalit (p. 331) ce que M. Poletti admet lui aussi 222, pourquoi faudrait-il se refuser aux consquences rigoureuses de ce systme ? Pourquoi ne pas viser droit au but lorsquil sagit dtablir un critrium de la pnalit ? Pourquoi donner, par exemple, lexclusion la peine de mort et affirmer que la pnalit ne doit avoir quun seul type, la rclusion pour un temps fix lavance ? On rpond que la personnalit humaine a des droits quil faut respecter, mais on oublie quune peine quelconque ne peut ne pas violer quelques-uns de ces droits. Ce sont des limites arbitraires, qui ne reprsentent quune transaction de lindividualisme avec les ncessits sociales. Mais lindividualisme na pas de sens dans la science pnale; car elle ne saurait vivre sans pouvoir porter quelque atteinte aux droits de ces individus, qui, en devenant criminels, ont foul aux pieds ceux des autres citoyens. quoi bon soccuper donc mettre des entraves la raction sociale ? Nous ne cherchons pas directement un moyen plus ou moins douloureux ; nous ne demandons quun peu de cohrence entre le but quon a en vue et les moyens pour latteindre. Tout se ramne donc la dtermination de la
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POLETTI, Il sentimento nella scienza del Diritto penale, p. 126-127, Udine, 1882.
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vraie ncessit sociale. Cest sur ce point que tous les efforts doivent se porter, afin de la prciser avec exactitude : tout ce qui est au dehors ne peut engendrer que des erreurs scientifiques, qui traduites dans la lgislation, produisent des effets dplorables.
Nous sommes donc persuads quun critrium didonit (p. 332) doit remplacer, dans la science pnale, lancien critrium de la proportionnalit. Sous une forme un peu diffrente, javais fait lnonciation de ce critrium dans un de mes premiers ouvrages 223. Pour dsigner la perversit constante et agissante du dlinquant et la quantit du mal prvu quon peut redouter de sa part, javais forg le mot temibilit , qui na pas dquivalent en franais. Il ny a l quun complment logique de la thorie de la dfense sociale moyennant les peines ; sil y a quelque chose dtonnant, ce nest pas, coup sr, lnonciation dun pareil critrium; cest bien plutt le fait que les partisans mmes de cette thorie, naient jamais song sen servir ! Car, lorsquil a fallu tablir les rgles de la pnalit, ils ont eu recours, les uns la gravit objective du dlit, mesure selon le dommage ou lalarme, les autres la force qui a pouss le dlinquant laction, le tout limit par le principe de la responsabilit morale et sans se proccuper dexaminer la valeur intrinsque de la peine dans les diffrents cas en rapports du but quil fallait atteindre. Mais il ne sera pas facile davoir raison des prjugs qui se rattachent certains mots, tels que le mrite, ou le dmrite des actions humaines, la justice de la rcompense ou du chtiment. Faudra-t-il supprimer ces mots du dictionnaire de lhumanit ? Non, ces mots ne disparatront jamais, car ils exprimeront toujours quelque chose du rel. Le mrite ou le dmrite des actions humaines indiquera la dpendance de ces actions du caractre et de la volont, des individus, quels que soient le processus de formation (p. 333) du caractre, et la drivation des instincts et de penchants dont il est constitu, quelle que soit la causalit des motifs qui dterminent la volont. On a toujours accord, du reste, un mrite lusage de certaines qualits morales quon na jamais pu attribuer au libre choix
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de lindividu, parce que leur dpendance du temprament est visible : telles sont le courage, la fermet, le calme, le sang-froid. Pourquoi faudrait-il cesser de louer un vaillant soldat, lorsquon aura su que le mpris du danger est hrditaire dans sa famille ? Pourquoi faudrait-il retirer le blme au dserteur parce quon aura appris quil na pas pu rsister la triste impulsion de la peur ? On a dit de quelques personnes que, par des efforts constants, elles ont russi former leur caractre. Cela est vrai, mais do leur vient une volont si fortement trempe ? On ne saurait en trouver lorigine ailleurs que dans les qualits naturelles de lorganisme psychique. Mais quimporte pour le philosophe que le motif soit dune vidence palpable ou quil reste envelopp de mystre, du moment que lon est convaincu de lexistence dun motif, quoiquon ne puisse le dcouvrir ? Pour les dons appels naturels, autant vaudrait dire pour les mrites physiques, tels que la force, la beaut, la grce, le talent, il y a lieu ladmiration; pour les dfauts opposs, cest la rpugnance ou le dgot. Or, lexpression de ces sentiments se traduit ncessairement en un accroissement, ou en une diminution de bonheur, pour lindividu qui en est lobjet, et qui pourtant ntait pas libre de ne pas avoir ces qualits ou ces dfauts. Mme chose arrive pour lloge des actes vertueux, pour le blme des actes mchants. Il suffit quils nous appartiennent en (p. 334) propre, cest--dire quils soient une drivation de notre caractre, de notre individualit vraie, pour que le monde qui nous entoure doive nous donner cet accroissement ou cette diminution de bonheur quil donne pour les actes dans lesquels il ny a pas videmment de mrite moral. Pourquoi ne pourrait-on pas reconnatre un mrite ou un dmrite lacte dtermin, lorsque la force dterminante nest autre que le moi 224 ? Voil la seule chose que lon tient savoir pour pouvoir admirer ou blmer, rcompenser ou punir; on sinquite peu de tout le reste, cest--dire de la raison pour laquelle le moi est ce quil est. Oui, sans doute, pour nous, le mchant, le vicieux, labruti, le malfaiteur, ntaient les matres de se mtamorphoser en vertueux et honntes gens, pas plus que le reptile ne lest de ne plus ramper et de voler comme un oiseau. Mais, le monde, lui aussi, il nest pas le matre de ne pas avoir de
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Resterait donc savoir si le sentiment moral ne peut pas sexpliquer tout aussi bien nous faire louer ou blmer un acte dtermin. Je crois quil en est ainsi Fr. PAULHAN dans la Revue philosophique (juillet 1880), sur ma brochure Di un criterio positivo della penalit .
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sympathie ou de rpugnance, de ne pas louer ou blmer, de ne pas rcompenser ou punir. Ncessit dun ct ncessit de lautre. Le mrite ou le dmrite se rapporte aux actes dpendant des qualits morales : ces mots sont bons; pourquoi les changer, lorsquil suffit de sentendre sur leur vraie porte ? Oui, mais la justice, scrie-t-on, la justice proteste contre une souffrance que la socit inflige lindividu, si cet individu nest que la victime de la fatalit de son organisme ! Eh bien, si la souffrance inflige est ncessaire pour le (p. 335) salut de la socit, que la justice abstraite proteste, nous ny pouvons rien. Le monde entier ne prsente quun spectacle continuel de semblables injustices. Car dans ce triste monde, on ne fait que souffrir causes des dfauts du corps ou de lesprit, cause du manque dnergie ou dintelligence, cause dune situation malheureuse o lon se trouve plac, et quon a pas le pouvoir de changer. Cest ainsi quun enfant mal dou quant la mmoire et lattention naura jamais de bons points lcole; il sera humili, son amour-propre en saignera, mais il restera toujours le dernier de la classe. Un employ peu intelligent naura pas de carrire devant lui; ladministration, tt ou tard, finira par sen dfaire. Est-ce quon appelle cela des injustices ? Et la loi est-elle injuste lorsquelle rduit la misre des enfants, cause des dettes de leurs pres ? Llgance est-elle injuste lorsquelle repousse la salet ? Est-ce quon crie linjustice lorsque le thtre hue un mauvais tnor, ou le peuple un gnral incapable ? Oui, sans doute, le spectacle de la vie est affligeant. On voit de pauvres qui souffrent et des riches qui jouissent, des malheureux solitaires, et des Don Juan enivrs damour, des jeunes filles dont on implore un sourire, et dautres, qui nont jamais t lattention dun seul homme, des jeunes gens plein de force et des malades incurables, des intelligents qui dominent et des faibles, qui obissent. Pourquoi faut-il quil en soit ainsi ? Pourquoi du moins nont-ils pas tous la possibilit de jouir de ces quelques annes dexistence ? Pourquoi la nature ou la socit, qui est si prodigue lgard de mon voisin, est-elle si avare pour moi ? (p. 336) Oui, le monde est ainsi fait. Il y des climats o lon gle, dautres o lon brle; il y a des plantes entoures de brillants anneaux, il y en dautres inondes de lumire et de chaleur, dautres qui sont arides et dsoles. La nature na pas cr deux feuilles semblables; elle a horreur de lgalit : comment
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pourrait-on y prtendre, au sein dun seul des organismes terrestres, la socit humaine ? Mais si lgalit nest pas de ce monde, il faut quil y ait des heureux et des malheureux sans leur faute. Et cette injustice-l est invitable. La justice humaine ne peut quimiter la nature, en donnant lexclusion ceux qui ne sont pas adapts lexistence sociale. Mais, comme lon ne mesure pas lhpital les soins aux infirmes en raison de la possibilit quils auraient eu dviter les causes de leur maladie, de mme on ne mesurera pas la rpression la possibilit que les criminels auraient dviter les causes du crimes. On nous dit que cela blesse la justice ! Mais, si cela est vrai comment la contenter cette justice ? Ah ! Ce nest pas bien sr la lgislation prsente qui devrait la satisfaire. Car, cette lgislation, qui accorde limpunit pour les impulsions irrsistibles, ne veut pas admettre, parmi ces dernires, les plus fortes de toutes, la dgnrescence inne, ou la corruption de lenfance, qui a touff tout sentiment vertueux, dracin les bons instincts et dtruit la possibilit du remords. Elle inflige la mme amende au richard, qui paye en riant, et au pauvre diable, qui navait que peu dpargnes fruit de longues annes de travail. (p. 337) Elle renferme dans la mme prison lhomme pour qui le cachot reprsente une fortune invraisemblable, et le vagabond, qui sy trouve comme dans un htel en bonne compagnie Elle ensevelit dans le mme bagne celui qui a commis un crime exprs pour y tre log et nourri, et celui qui le regarde comme un tombeau dtres vivants. Et, pourtant, cela sappelle la justice ! Mais, nest-elle pas mille fois plus loin de lidal que celle qui ressort de notre systme ? Car nous ne prtendons pas que le juge mesure une quantit qui lui est inconnue : la possibilit quavait lindividu de rsister aux impulsions criminelles; nous demandons seulement quil value, daprs les donnes de lexprience, la probabilit de lavenir. Nous ne voulons pas quil inflige un chtiment inutile, proportionn cette quantit hypothtique et indfinissable du libre arbitre, mais quil adapte le moyen prventif, dans les limites de la ncessit sociale, ni plus ni moins. Cest alors que le coupable subira vraiment la peine quaura mrite, non pas une facult douteuse de son esprit, mais tout ce qui forme sa personnalit, cest--dire son organisme psychique, ses instincts et son caractre. Ce nest pas le malheureux quil sagit de frapper, cest la socit quil sagit de prserver de nouveaux malheurs, quon peut aisment prvoir. Le sentiment
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humain de la sympathie intervient pour sauver la vie ces dlinquants dont la mort nest pas ncessaire, ceux dont on peut esprer ladaptation la vie sociale; les autres, ceux qui, cause dune monstruosit morale, ne pourront tre que des ennemis perptuels, aucun lien ne les rattache la socit ; leur mort ne sera pas dplore. Car on peut dire avec Shakespeare :
(p. 338) Mercy but murders, pardoning those that kill 225. ou avec le Dante : Qui vive la piet, quando ben morta 226
La justice ne put avoir se voiler la face, que lorsque, pour prvenir les dlits des autres, on fait succomber un individu dont la perversit nest pas grande. Cest la peine inflige pour lexemple, qui peut tre injuste, comme cela se voit en temps de guerres et de rvolutions, ou dans le gouvernement despotique dun autocrate ou dune dmocratie effrne. Mais la peine est toujours juste lorsquelle ne vise qu dsarmer un ennemi de la socit, lorsquelle nest quun moyen de prvention directe et spciale, lorsquelle est approprie lindividualit du coupable. Elle sera sans doute exemplaire, mais seulement par un effet naturel, dont la considration ne doit pas la dterminer. Voil la vraie justice, voil ce qui met des bornes la rigueur du principe : Salus populi suprema lex Que chacun ne souffre, ni moins de ce que son INDIVIDUALIT na mrit ; voil la maxime qui doit rendre impossible toutes les exagrations : celles de lindividualisme aussi bien que celles de lutilitarisme.
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La clmence est meurtrire lorsquelle pardonne aux meurtriers. La piti ne peut exister quen faisant taire la piti.
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IV
Retour la table des matires
Il nous faut passer maintenant quelques autres thories juridiques, qui font suite celles de la responsabilit et de (p. 339) la proportion pnale, et qui nous serviront complter la critique de la partie philosophique de la doctrine pnale de nos adversaires. Celle que nous dabord, et qui est en mme temps la plus importante, cest la thorie de la tentative, qui ne se rattache que fort difficilement aux principes de lcole juridique dominante. En Allemagne et en Italie il existe une doctrine objective de la tentative, qui prtend quelle ne soit punissable que lorsque lintention a t ralise en partie, de sorte que la tentative ne soit quun fragment du dlit quil sagissait de commettre, en ayant comme celui-ci, un ct objectif (Osenbrggen, Geyer). Une thorie plus rcente a dfini la tentative : une action capable de produire la consquence dsire, et qui, et qui matriellement, a le caractre dun dlit (Cohn) 227. En France et en Italie on veut que lintention criminelle soit manifeste par des actes dexcution ayant par leur propre nature, la possibilit de produire le crime. Cela empche de poursuivre toutes les tentatives criminelles, lorsque, par erreur, lagent a employ des moyens insuffisants ou incapables de lui faire atteindre son but. On a distingu tout au plus entre linsuffisance absolue et linsuffisance relative des moyens; et il est reu que la tentative existe lorsque, en thse gnrale, le moyen aurait t suffisant, mais quil ne la pas t dans le cas spcial. (Carrara). On a tabli, en outre, quil ny a pas de tentative punissable, lorsque le moyen choisi par lagent (p. 340) aurait t bon, mais que par une circonstance ignore par lui, il sest trouv quil en a employ une autre
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Voir ce sujet des controverses trs approfondies et trs subtiles dans le Zeitschrift fr die gesammte Strafrechtswissenschaft (1881) et dans le Gerichtsaal (1880).
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insuffisant. Ainsi donc, celui qui croyant tenir un fusil charg, en presse la dtente pour tuer un homme, nest pas punissable sil se trouve que le fusil ntait pas charg. Mme chose serait dire lorsque, linsu de lagent, le mcanisme de larme aurait t dtraqu de telle sorte quil et t impossible de sen servir. Ces ides sont cohrentes au principe que le tentative soit une ralisation partielle de lintention, ou si lon veut, une partie matrielle du fait qui aurait form le crime. Car, dit-on la dfense de la loi ne peut stendre des actes, qui par leur activit naturelle, nauraient pu produire aucun mal. Peu importe que lagent soit immoral, dangereux mme; ce quil faut voir, cest si le danger tait inhrent lacte. Il ne peut exister de dlit sans lexistence dun acte ayant efficacit criminelle 228. On ne punit pas la criminalit de lagent rvle par ses actes extrieurs ; ce quon punit cest le fait accompagn par la criminalit de lagent (Carrara). Pour nous, cest prcisment la formule inverse qui est la vraie. Sur ce point donc lopposition entre lcole juridique et la ntre ne pourrait tre plus marque. Notre doctrine sur la tentative se rapproche de la thorie dite subjective, soutenue par plusieurs crivains allemands (Herz, Schwarze, Von Buri, Liszt). Comme le droit romain lavait tabli, dans la tentative, ce nest que lintention qui a de la valeur; le fait matriel nen a aucune. Du moment quil nexiste pas de dommages, on ne peut frapper que la (p. 341) volont ; peu importe, donc, que celle-ci se soit servie dun moyen qui navait pas de probabilit de russite. Il serait dailleurs impossible dvaluer, en mme temps, la volont et le fait, parce ces lments ne se runissent que dans laccomplissement de lacte; dans la tentative ils sont spars, et la quantit objective, cest--dire la partie raliste du fait est compltement indiffrente, du moment que le projet na pas t ralis. Le fait na dimportance que comme lexpression de la volont de lagent. Or, le rsultat non obtenu indique toujours une impossibilit spcifique ou relative. Inutile de rechercher si le moyen que lagent croyait suffisant aurait t considr comme insuffisant par les autres. Celui qui marche vers un endroit dont le chemin se trouve interrompu par la chute dun pont, a, ds le commencement, agi inutilement. Et pourtant, pour lui et pour tous ceux qui ne connaissent pas
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GEYER, Ueber die so gennannten untauglichen Versuchshandlungen, dans le Zeitschrift cit plus haut. Erster Band, E. H.
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lexistence dun tel obstacle infranchissable, la marche quil a faite ne pouvait paratre que le moyen le plus direct pour atteindre son but; vice-vers, cette marche aurait dclare infructueuse par ceux qui avaient dj reu la nouvelle de la chute du pont. Or, cette partie ralise dun projet ne peut avoir aucune valeur objective. Quon simagine un voyageur altr, au milieu dun grand dsert, ayant devant lui, lhorizon, une colline verdoyante surmonte de maisons. Si malgr tous ses efforts il ne peut rejoindre que la moiti du chemin et quil tombe dfaillant et sans secours, il y prira sans doute, parce que la moiti du chemin qui la rapproch de loasis na pas pu tancher sa soif moiti 229 230. (p. 342) Il ny a dailleurs, aucun acte humain quon peut, ds le commencement, dclarer absolument improductif; il ny en a pas, par contre, qui doive ncessairement produire leffet dsir par lagent. Une action nest jamais la cause dun effet qui na pas eu lieu; chaque moyen qui na pas pu produire leffet quon en attendait a t par l dmontr insuffisant pour la ralisation du projet. On peut dire, dune manire gnrale, quil ny a de moyens absolument insuffisants dans tous les cas, de mme quil ny en a pas dabsolument suffisants Or, toutes les fois quun projet a manqu, la faute en est lagent, lequel na pas prvu la circonstance qui en a empch laccomplissement. quoi bon distinguer alors les circonstances sur lesquelles lagent sest tromp, voir, par exemple, si lobstacle existait ds le commencement, ou sil survenu pendant laction, si lagent na pas bien calcul ses forces, sil na examin, quant lespce et la quantit, le moyen dont il sest servi, sil na pas su choisir linstrument le plus apte, ni lemployer de la manire la plus sre 231 ? Il est presque inutile dajouter que cette thorie, rejete par la majorit des juristes italiens et franais, et qui, en Allemagne mme, est vivement combattue, est la seule qui se rapproche de la ntre.
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VON BURI, Versuch und Causalitt dans le Gerichtssaal, B. 32, Heft. 5. S. 367-368. Stuttgart, 1880. Arrt de la Cour suprme de lEmpire germanique. Voir aussi VON LISZT, Das felgeschlagene Delikt, und die Cohnsche Versuchstheorie dans le Zeitschrift, etc., p. 102
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La question de la tentative par des moyens insuffisants nen est plus une du moment que, pour nous, cest la perversit du criminel qui doit mesurer la pnalit. Si la tentative suffit pour rvler le criminel, tout comme laccomplissement laurait fait, il ny a pas de diffrence entre les (p. 343) deux ; que les moyens soient ou ne soient suffisants, ce quil faut rechercher, cest dabord si la volont criminelle a t manifeste dune manire non douteuse ; ensuite si cette volont criminelle est dangereuse, parce que la perversit incapable daction nexige aucune rpression de la part de la socit. Voil une limitation que nous apportons la thorie dite subjective; car, ce dernier point de vue, lobservation des moyens dont on sest servi peut, , dans quelques cas, ntre pas inutile. En effet, le choix des moyens peut dmontrer le manque dnergie ou la btise de lagent, comme dans le cas o celui-ci simagine quil peut empoisonner un homme, moyennant du sucre ou du sel de cuisine, ou de pouvoir tuer dun coup de fusil en tirant une distance invraisemblable. Il ny aurait pas ici de crimes, non pas cause de linsuffisance du moyen, mais parce cette insuffisance est un preuve vidente de linaptitude de lagent. Ce dernier na donc que des vellits de crime, dans le fait il est inoffensif; la rpression pnale serait donc absurde 232. Mais le cas est bien diffrent lorsque lagent a fait usage du sucre quil croyait tre de larsenic, ayant t tromp par le pharmacien auquel il sest adress. Le cas est bien diffrent encore lorsque le dlinquant a press la dtente dun fusil charg par lui-mme et dcharg son insu par un autre, ou encore lorsque la distance laquelle il a tir sest trouv, par hasard, tre un peu plus grande (p. 344) que celle de la porte dun fusil quelconque. Il nen sera pas moins un criminel cause de son erreur, puisque cette erreur ne prouve pas le moins du monde son inaptitude. Lacte nest pas dangereux en lui-mme, je le veux bien; mais cela nempche pas que lacte mme ne rvle le danger. Mme chose dire lorsque le moyen est de ceux dont linsuffisance naurait pu tre connue sans des tudes spciales ; cest le cas dune erreur sur la qualit ou sur la dose dun poison. Une erreur de ce genre ne prouve pas du tout le manque daptitude de la
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Les anciens codes de Hanovre, Brunswick, Nassau et Bade dclaraient que la tentative avec des moyens insuffisants ntait pas punissable, lorsque le choix de ces moyens avait t leffet de superstition ou dimbcillit.
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part de lagent. Il ne faut pas qu cause dun faux calcul, un empoisonneur soit dclar inoffensif. Quant aux jeunes dlinquants, il est un peu moins facile de tracer les rgles pour les diffrents cas, parce que souvent leur ignorance des choses les plus connues ne suffit pas pour prouver quils sont inoffensifs. Lenfant pourrait tre un criminel-n, tout en agissant si maladroitement quil serait dclar inoffensif sil tait plus g. Ce quil faut exiger cest seulement que son discernement et la fermet de sa dcision soient prouvs; cela suffit pour quil soit dangereux pour lavenir, lorsque son ignorance aura cess. Mais malgr la diffrente valuation des faits dans ces cas particuliers, on peut toujours avoir raison de toute difficult laide de cette rgle gnrale : Quon examine laptitude ou linaptitude de lagent, rvle par le fait pris dans son ensemble, non pas seulement par la suffisance ou linsuffisance du moyen employ. Car le choix des moyens na quune importance relative, dans le cas o il pourrait prouver que lagent est inoffensif ; il na pas de valeur absolue, parce quun moyen insuffisant peut ntre pas (p. 345) incompatible avec une volont nergique et persvrante 233. Ayant ainsi dtermin les cas dans lesquels la tentative est punissable, il sagit de voir dans quelle mesure elle doit ltre. On sait que les anciens combattants ont marqu les tapes de liter criminisis. Ils ont distingus les actes simplement prparatoires, le conatus remotus, et la tentative proprement dite ; plus rcemment on y a ajout le dlit manqu. En gnral, ces deux dernires figures sont dclares punissables; les autres ne le sont que dans des cas dtermins. Et encore, presque tous les lgislateurs modernes saccordent pour punir la tentative et le dlit manqu bien moins svrement que le dlit accompli. Il ny a peut-tre que le code pnal de la France qui considre toute tentative de crime, comme le crime lui-mme (art. 2). Mais cette disposition a t vivement blme par presque tous les thoriciens, et dans la pratique elle est constamment lude par les circonstances attnuantes, quon ne manque pas daccorder pour adoucir la peine du crime accompli. On prtend que le dlinquant doit tre puni plus svrement mesure quil se rapproche du dernier acte dexcution; ce qui
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Voir ce sujet, ma brochure : Il tentativo criminoso con mezzi inidonei. Torino, 1882, Ed. Loescher.
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fait que, dans la lgislation italienne, strictement logique sur ce point, en punit le dlit manqu plus svrement que la simple tentative. On donne pour raison de cette graduation de la peine que, dans la tentative, lagent ntant pas arriv au bout de liter criminis, aurait pu sarrter avant davoir accompli (p. 346) le dernier acte dexcution; cest ce quon ignore, parce quil a t forc de sarrter par un obstacle quil a rencontr avant den tre arriv l. Il est plus malais de justifier la pnalit adoucie du dlit manqu, parce que, dans ce dernier cas, un doute pareil nest plus possible, lagent ayant fait tout ce quil fallait pour laccomplissement de son projet. Mais explique Rossi , on ne peut ngliger ni la distinction, si naturelle lesprit humain, du mal rparable et du mal irrparable, ni le penchant de notre esprit, juger de limportance des actions humaines, selon leur russite 234. Nous croyons, au contraire, que cette considration ne doit pas avoir de linfluence sur la peine. La diffrente importance donne la russite ou lchec dun projet, ne dpend que dune sensation pnible, ou dune sensation de soulagement; lorsquun crime a t accompli, nous prenons part sympathiquement la douleur de notre semblable; par contre, lorsque le crime a manqu, la joie succde lanxit chez celui contre lequel lattentat tait dirig, et nous prouvons tous un sentiment pareil. Mais limportance du fait peut-elle varier, lorsquon lvalue selon le danger qui drive de lagent, que le crime ait t manqu par un heureux hasard ? Elle ne peut varier que lorsque cette circonstance tait aisment prvoyable et que lagent ne layant pas prvue, cesse, cause de cela, dtre un sujet dangereux, un vrai criminel. Ce nest pas autre chose, notre avis, quil sagit dexaminer. La distinction des tapes du dlit nous parat (p. 347) inutile, si lon prtend, daprs elle, mesurer la pnalit. Je ne puis pas mme accepter la critique que M. Tarde ma faite un diffrent point de vue 235. Tout en dclarant quil ne sinquite pas de la petite logique des juristes et que, mme inexcute, la tentative ou la suggestion qui rvle une tendance criminelle signale un pril social, il affirme que ce pril double sil y a
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ROSSI, Op. cit., liv. II, ch. xxx. TARDE, Positivisme et pnalit, dans les Archives de lAnthropologie criminelle, p. 35-37, t. II, no 7, Paris-Lyon, 1887.
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eu excution, puisque lhabitude criminelle naissante sajoute lexemple criminelle naissante sajoute lexemple criminel naissant, lun et lautre comprimer. vrai dire, je ne vois pas quun vol accompagn dun assassinat manqu soit dun exemple dcourageant pour les criminels, lorsque lagent a pu galement atteindre son but qui tait celui de dvaliser la victime. En quoi lexemple criminel est-il moindre si la victime a survcu ses blessures ou si elle a t miraculeusement sauve ? Peut-tre parce que cela a permis de dcouvrir et didentifier lassassin ? Mais il ny aura l quune leon profitable pour les autres brigands, qui apprendront agir avec plus de prcautions, mieux frapper et sassurer de la mort de leur victime. Cest ce quon a toujours vu dans de pareils cas. On renonce un moyen qui na pas assez de chance de russite ou qui peut amener la dcouverte du malfaiteur. Lexprience nest pas perdue pour les disciples assistant en dbat de la Cour dassises; bien loin de renoncer au mtier, ils ne se tromperont pas, comme leur matre. vrai dire ajoute M. Tarde cette distinction ne donne pas la vraie raison de la difficult (p. 348) quil y a se mettre dans lesprit et mettre dans lesprit des juges et des jurs lidentit tablie par Garofalo et par plusieurs lgislations entre certains crimes ou dlits et leur tentative avorte par hasard. Cette raison se rapproche de celle donne par Rossi : le sentiment inconscient que nous avons tous de limportance majeure quil faut accorder laccidentel, au fortuit dans les faits sociaux. Nous nous sommes habitus admettre que rien nappartient aussi lgitimement un homme que sa chance bonne ou mauvaise Lorsque lauteur dune tentative dassassinat empch par une circonstance involontaire est traduit devant les Assises, cest semble-t-il, une bonne fortune pour lui et non pas seulement pour sa victime, que la mche allume de sa main pour faire clater la dynamite sur le passage dun train royal, se soit teinte en route . Il est vrai que notre auteur ne semble pas justifier ce sentiment populaire. Sa criminalit poursuit-il, a beau tre la mme que sil et accompli son projet, sa bonne fortune est, ou pourrait tre, aux yeux de tous, sa proprit incontestable. On se dit vaguement en vertu dune sorte de symtrie constante, quoique inconsciente, injustifiable mais inextirpable, que lui nier cette proprit-l conduirait logiquement nier aussi bien la plupart des proprits les mieux tablies. Cest peut-tre absurde, mais lirrationnel a de telles racines dans
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Cest peut-tre absurde, mais lirrationnel a de telles racines dans lessence mme de notre raison ! Oui, sans doute, il en est et il en sera toujours ainsi, tant que les jugements criminels seront des jugements populaires. Ce nest pas sur un sentiment injustifiable, irrationnel, absurde, que doit tre fond un systme rpressif (p. 349) visant la dfense sociale. Un jury, nous dit-on, aura toujours de lindulgence pour lauteur dun assassinat manqu dun vol non russi. Eh bien, ce nest pas la loi quil faut mettre en rapport de cette tendance irrationnelle ; cest un jugement rationnel quil faut substituer celui des masses. Crez des juges ayant linstruction ncessaire pour examiner la perversit du criminel et pour prvoir le danger qui en drive ; dites-leur dtre logiques, dtre cohrents; chargezles dinfliger des peines suffisantes, non pas pour apaiser lalarme vulgaire, mais pour empcher rellement le mal qui a t prvu; vous verrez alors sils seront indulgents pour lauteur dun assassinat ou dun vol manqu par une circonstance fortuite ! Notre conclusion ne peut donc tre que la suivante : La tentative dun crime doit tre considre comme le crime mme lorsque le danger qui drive du dlinquant est identique. Cela fait quil y aura toujours lieu de vrifier si le criminel est vraiment un criminel, ou si, tout en rvlant son intention malfaisante, il manque de laptitude ncessaire. Dans le dlit manqu il sagira donc de voir seulement si la manire dont il sest mis luvre ne rvle pas une complte impuissance, que les moyens employs soient ou ne soient pas insuffisants de leur nature, comme nous lavons dit plus haut. Dans la tentative, il faut voir en outre sil est vident que lagent ne serait pas arrt mi-chemin sans la circonstance fortuite et imprvue. Au lieu dune pnalit adoucie dans tous les cas, il faut infliger la mme que celle exige par le crime, ou la supprimer tout fait, selon que le juge est ou nest pas persuad de lirrvocabilit de la rsolution criminelle. Des (p. 350) actes simplement prparatoires peuvent mme acqurir parfois ce degr dvidence ; pourquoi ne faudrait-il pas les considrer alors comme une vraie tentative ? Que nous importe le fait dune ou de plusieurs tapes parcourir, si nous savons que le criminel les aurait galement parcourues ? Plusieurs juristes appartenant lcole classique, ont admis du reste que des actes simplement prparatoires peuvent tre punis comme tentatives. (Ortolan, Geyer, Rossi.) Pour les romanistes il y a un conatus remotus, dans quelques-uns
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de ces actes, cum quis exempli gratia gladium strinxerit. La peine capitale pouvait tre inflige, daprs la lex Cornelia, dans des cas dtermins : Qui furti faciendi causa noctu, cum telo ambulaverit. Qui in alienum cnaculum se dirigunt, furandi animo. Is qui cum teto ambulaverit, hominis ne candi causa. Qui, cum vellet occidere, id casu aliquo perpetrare non potuerit. Qui emit venenum ud patri daret; quamvis non potuerit dare. Il est clair que dans tous ces cas, le dlinquant tait bien loign encore du dernier acte dexcution; malgr cela, sa rsolution et son aptitude ont t manifestes par des signes non douteux; on est persuad que, si on ne lavait empch, le coupable serait all jusquau bout. Pourquoi distinguer alors entre un acte dexcution directe et un acte dexcution indirecte ? Pourquoi graduer la peine selon le rapprochement de lacte terminatif ? La loi romaine ne le faisait pas : Pari sorte leges scelus quam sceleris puniunt voluntatem. Lorsquil sagit dun acte simplement prparatoire il y a donc deux choses claircir : dabord sil est vraisemblable que lagent et vis autre chose qu un dlit, ou si la rsolution (p. 351) du dlit est incontournable ; ensuite, si la direction de lacte ntant pas douteuse, on peut se convaincre que lagent y aurait persist jusquau bout. Cette dernire recherche est la seule ncessaire dans le cas dune vraie tentative. Oui, nous dira-t-on, mais commet faire pour atteindre ce degr de certitude ? Dans la pratique, cest--dire vis--vis dun cas spcial, la difficult nest pas grande, quoiquil soit difficile de tracer des rgles gnrales. Supposez quon surprenne de nuit deux voleurs de profession, pourvus de crochets et cachs prs de la porte dune maison isole contenant des valeurs. Pourra-t-on douter raisonnablement de leur intention criminelle ? pourquoi ne sera-t-il pas permis de dire en langage juridique ce que dans le langage du bon sens on nhsitera pas dire, savoir, quil y a eu tentative de vol ? Lintention cesse dtre douteuse lorsque lagent est un dlinquant habituel et que lacte tait ncessaire pour le genre du dlit dont il a la spcialit. Cest sans doute une hypothse, mais dans une science quelconque on ne dtruit pas un principe en disant quil est fond sur une hypothse. Ce quil faudrait prouver pour cela cest que lhypothse mme nest pas srieuse, et quelle nglige une probabilit contraire assez grande pour mriter dtre calcule.
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En gnral, dans les actes simplement prparatoires, la rsolution criminelle peut difficilement tre prouve. Mais si elle lest, dans ces actes aussi bien que dans toute sorte de conatus remotus, il faut examiner le sujet; et si lon dcouvre un criminel instinctif, totalement dpourvu de sentiments altruistes, et sous lempire dune (p. 352) convoitise ou dune passion ardente, ou un dlinquant sans amour-propre, insensible lopinion publique et aux chtiments, il est certain, autant que chose humaine peut ltre, quil naurait pas dsist volontairement de son projet; le danger existe donc comme si le dlit avait t accompli. Toute distinction dans le moyen rpressif est simplement absurde. Si par contre lon peut constater que lagent subissait une influence passagre et qui ne se reproduirait probablement pas, si malgr une moralit infrieure, il nest pas tout fait dpourvu de sens moral, on peut admettre alors la possibilit qu un certain point de son entreprise criminelle, il se serait arrt de lui-mme cause de la rsistance de ses bons instincts, ou de la crainte de la dcouverte et du chtiment. Cest pourquoi le danger, quoique vraisemblable, nest pas certain, mais alors pour une simple possibilit, la socit ne saurait avoir le droit de le frapper. La loi existante est irrationnelle lorsquelle dclare dans tous les cas limpunit de la tentative par des moyens insuffisants; elle est absurde lorsquelle frappe plus doucement la tentative que le dlit consomm; elle est injuste en ne punissant jamais les actes prparatoires et en punissant toujours la tentative dun crime. Cette thorie na t quun faux progrs, aux dpens de la dfense sociale. La doctrine positiviste, qui, dans ce cas, se trouve bien plus rapproche du droit romain que lcole moderne des juristes, doit affirmer au contraire : que la tentative est punissable malgr linsuffisance des moyens, lorsque ceux-ci ne prouvent pas linaptitude de lagent ; que les actes prparatoires peuvent dans de certains cas, tre considrs comme une vraie tentative ; que le dlit manqu par hasard, doit tre puni comme le (p. 353) dlit mme ; que la tentative plus loigne doit, en certains cas, tre punie comme le dlit, dans dautres cas ntre pas punie du tout.
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Nous avons enfin jeter un coup dil sur quelques autres thories de nos juristes, celles de la complicit, de la rvlation des dlits, de la rcidive, des circonstances attnuantes ou aggravantes.
Dans la thorie de la complicit on ne saurait nier quun vrai progrs ait t accompli par le principe que les circonstances personnelles ne doivent pas stendre aux complices et que les circonstances matrielles ne le doivent quautant que les complices en avaient eu connaissance. Mais nous allons plus loin, car nous ne comprenons pas pourquoi le genre de la peine devrait tre identique, lorsque lauteur du dlit et son complice ne sauraient tre rangs dans la mme classe de criminels. Celui qui, pour venger sa famille dun outrage sanglant, paye un sicaire afin den tuer lauteur, est un criminel bien diffrent du sicaire assold qui excute le meurtre. Pourquoi devraient-ils tre frapps dune peine du mme genre ? Pourquoi le mme traitement au voleur de profession et au voleur novice entran la suite du premier ? Lcole juridique contre laquelle nous luttons, a tabli (p. 354) un autre principe que nous ne pouvons pas admettre; limpunit du mandat accept, lorsque le mandataire a recul devant lexcution. Car, dit Rossi aucun raisonnement ne peut faire que ce qui nest pas mme commenc existe, et il serait aussi inique que ridicule de dclarer un homme coupable dun crime dun qui na pas eu dexistence 236. Toutefois cet auteur mme admet que le fait du mandat criminel, pris en lui-mme comme un dlit spcial, pourrait tre punissable en quelques cas dtermins 237. Je pense que cette question devrait tre rsolue par les principes que nous avons tablis en parlant de la tentative par des moyens insuffisants. Car le mandataire qui faiblit et recule reprsente prcisment le moyen insuffisant. Il
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ROSSI, Op. cit., liv. I, ch. XXXVI. Le code pnal sarde punit lauteur du mandat inexcut, comme sil avait commis une tentative de crime (article 99). Le code pnal germanique, le projet du nouveau code italien et dautres codes sont muets ce sujet.
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sagit donc de voir si le criminel avait de bonnes raisons pour croire que son agent aurait t un instrument apte la consommation du crime. Supposez que dans ces malheureux pays o le mtier de sicaire existe encore, on ait dment pay par un de ces brigands connus pour ses exploits prcdents, et quil sagisse dune opration facile et qui ne ferait presque par courir de risques lagent. Si largent a t compt et la parole engage, ne faudra-t-il pas convenir que lauteur du mandat a fait pour sa part tout ce quil fallait ? Quimporte alors pour ce qui regarde sa criminalit, que la tentative nait pas russi ou quelle nait pas mme un commencement dexcution ? Comment ! Laction ou lomission dun autre homme peut me rendre (p. 355) coupable ou innocent ! Comment ! lorsque je nai plus rien ajouter pour quun crime saccomplisse, ce que jai fait peut tre tout ou peut tre rien, selon ce quun autre en aura dcid sans le porter ma connaissance ! Voil donc que par un trange contraste, les idalistes du droit criminel en sont venus le matrialiser en ralit, pendant que notre militarisme, en reconduisant lexamen du lgislateur sur le criminel plutt que sur le crime, et en donnant ainsi une valeur bien plus grande au ct intentionnel, relve et anoblit cette science.
Passons une matire diffrente : le concours de plusieurs dlits, qui se distingue de la rcidive parce que, dans le premier cas, aucune condamnation na encore eu lieu, pendant que dans le deuxime cas le dlinquant a dj subi non seulement un procs, mais une condamnation, et quaprs cette dernire, il a commis un nouveau dlit. La doctrine prsente nous apprend que le criminel est plus coupable dans le dernier cas que dans le premier, parce quil avait dj t averti par une ou plusieurs condamnations, et que malgr cela il a persist dans la rvolte la loi. La socit nayant pas su trouver le moyen quil fallait employer, elle dclare que la faute en est au dlinquant; cest comme si un mdecin dclarait le malade responsable du mauvais effet dune mdecine non approprie ou dont on ait constat la mauvaise qualit ! Dans le cas du concours de plusieurs dlits, la mme cole prche au contraire lindulgence, parce que dit-elle avec une gravit humoristique le coupable
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nayant (p. 356) pas encore t averti par un premier chtiment, il est moins coupable pour ses dsobissances rptes. Voil donc le critrium de cette distinction, qui pourrait passer tout au plus dans un collge de petits enfants, mais qui prte sourire lorsquon le transporte dans le domaine de la criminalit naturelle ! Selon la mme thorie, accepte dans la plupart des codes, lorsquil y a ritration sans rcidive, le juge na pas le pouvoir de changer le genre de la peine; il ne peut infliger lauteur dun grand nombre descroqueries ou de fraudes quautant de peines correctionnelles sans pouvoir franchir une limite dtermine; il ne peut condamner une rclusion perptuelle un homme deux ou trois fois meurtrier, si pour chacun de ces meurtres, celui-ci naurait pu subir quune peine temporaire. Bref, il ne faut traiter le dlinquant que comme novice. Voil le grand enseignement de la doctrine juridique ! Il est presque inutile de faire ressortir ici les conclusions totalement diffrentes auxquelles nous entranent nos principes. Nous croyons que lauteur de plusieurs meurtres non prmdits peut, en certains cas, tre bien plus perverti et bien plus dangereux que lauteur dun seul meurtre avec prmditation; nous ne voyons donc pas pourquoi le premier doive toujours tre puni plus lgrement que le dernier. Nous croyons quun escroc de profession peut tre dclar un dlinquant habituel quoiquil nait encore subi aucune condamnation. Pourquoi donner une telle importance au fait dune condamnation prcdente, sil est prouv quil sagit dun malfaiteur habituel ou dun incorrigible ? Cela ne dpend que du prjug de lefficacit des peines pour la correction du coupable. (p. 357) Il est plus tonnant encore que quelques-uns parmi les auteurs de lcole strictement juridique, aient commenc battre en brche la rcidive mme comme une circonstance pour laquelle il soit ncessaire de dterminer une pnalit diffrente. Elle ne peut autoriser le lgislateur dit Haus substituer une peine criminelle une peine correctionnelle, ni une peine perptuelle une peine criminelle, et encore moins sanctionner le peine de mort, parce que la rcidive ne saurait changer la nature du fait punissable 238. Cest toujours le mme ordre dides, incompatibles avec les ntres, parce que ce qui nous importe, nous, ce nest pas de voir si la rcidive change la nature de laction, mais si elle
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doit faire passer lagent dune classe de dlinquants une autre. Par le simple guide du bon sens, on avait cru, aux sicles passs, quil en tait ainsi 239, avant que les thoriciens de lcole juridique neussent donn une importance donne au ct objectif du dlit. Nos rformateurs sont alls mme plus loin. Non seulement ils dfendent de changer la nature de la peine, mais encore ils prtendent que celle-ci ne doit tre inflige dans une mesure plus grave que lorsque la rcidive est spciale, cest--dire lorsque le deuxime dlit est du mme genre que le premier. Cette thorie a triomph en (p. 358) Allemagne, dont le Code pnal est tout fait muet sur la rcidive, hors le cas de rechute dans les crimes ou dlits contre la proprit, et elle est prte de triompher en Italie, o les juristes ont dcid quil ny a de vraie rcidive que lorsque lagent retombe dans une mme faute. Pour nous, au contraire, un homme qui aprs avoir t voleur, devient meurtrier, prouve en thse gnrale, quil ne possde pas plus le sentiment de piti que celui de probit, cest--dire quil est dpourvu de tout sentiment altruiste fondamental, quil est donc tout fait insociable, et que, par consquent, llimination doit tre absolue. Nous admettons pourtant quil y a des cas o la rcidive dans une genre diffrent de dlit ne prouve rien ou bine peu de choses; mais ce qui sensuit de l, cest limpossibilit dtablir des rgles priori en cette matire, et la ncessit de faire plusieurs distinctions. La rcidive, quelle soit spciale ou gnrale, nest pour nous quun lment de la classification des dlinquants, mais elle en est lun des plus importants et qui peut rendre les plus grands services. entr dans lordre de nos ides, on ne peut plus concevoir que la Lorsquon est peine infliger au rcidiviste ait la mme nature que celle infliger au dlinquant novice. Car le nouveau dlit est la meilleure preuve que le premier moyen na pas atteint son but. Je comprends jusqu un certain point une deuxime exprience,
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Au moyen ge, la deuxime rcidive pouvait donner lieu une condamnation trs grave, mme si le dlit ne ltait pas : Si tamen reiteratur tertia vice, patest pro tribus furtis, quamvis minimis pna mortis imponi (FARINACCI, Praxis et Thocrim. Questio XXIII).Henri VIII et lisabeth punissaient en Angleterre les vagabonds rcidivistes par la mort. Le code de Napolon avait sanctionn la peine de mort pour les rcidivistes ayant commis un crime punissable par les travaux forcs perptuit.
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en augmentant dune manire trs sensible la quantit du remde, mais que dirait un mdecin qui, aprs le deuxime insuccs, sentte dans la mme mthode, lorsquil na pas encore fait lexprience des autres moyens thrapeutiques conseills dans ce cas par la science ? (p. 359) Nos juristes ont enfin tabli le principe que la rcidive ne doit avoir deffet lgal que dans un laps de temps dtermin lavance : cinq ou dix ans par exemple, selon quils sagit de dlits ou de crimes. Car, a-t-on dit, , lorsquon sest bien conduit pendant plusieurs annes, on a prouv par l que la rpression na pas t inefficace 240. Il y a dabord une de ces fictions lgales, dont on a toujours fait un abus dplorable, cest--dire que les dlits dcouverts, jugs et pour lesquels il y a eu condamnation sont les seuls quon ait vraiment commis, pendant quen ralit ils nen reprsentent que la moindre partie. Qui pourrait nous dire le nombre des escroqueries dune coquin dj condamn pour un dlit de ce genre, et qui pourtant ne serait pas dclar rcidiviste, parce que depuis quil a subi son dernier procs, cinq ans se sont couls ! Admettons toutefois une fiction pareille. Supposons donc que le dlinquant se soit bien conduit pendant cinq ou dix ans. Eh bien, si aprs cette priode, cet individu retombe dans un dlit du mme genre, naurons-nous pas, par l, un indice trs grave de ses instincts criminels puissamment enracins, dont la manifestation, rare peut-tre, ne manque pas loccasion favorable ? Le mauvais penchant reparat tout coup, lorsque chacun aurait cru quil tait dtruit pour toujours. Faut-il donc remercier le dlinquant pour la bont quil a eu de ne pas commettre de crimes pendant quelques annes; faut-il pour len rcompenser, mettre de ct la recherche de cet lment de criminalit quon aurait trouv dans sa vie (p. 360) prcdente, et qui aurait t dun aide puissant pour le classer et pour indiquer le meilleur moyen rpressif ? La rcidive a pour nous trop dimportance pour que dans un cas quelconque on puisse la ngliger; elle est parfois un des rvlateurs les plus srs du dlinquant instinctif et incorrigible. Mais pour pouvoir lapprcier sa juste valeur, comme nous le verrons dans nos conclusions, au dernier chapitre de cet ouvrage, il ne faut
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Voir le rapport de M. MANCINI sur le projet du nouveau code pnal italien, p. 227. Rome, 1877.
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pas ltudier isolment, il faut lexaminer dans les diffrentes espces de criminalit, parce que, selon ces espces, la signification en varie immensment. Il faut pourtant louer le bon sens du gouvernement et des Assembles lgislatives de la France, qui, en dpit des sophismes juridiques, ont commenc rprimer la rcidive dune manire nergique. Dj, en 1854, on avait promulgu une loi par laquelle les condamns aux travaux forcs pour huit ans au moins devaient aprs lexpiation de leur peine, tre relgus pour toute leur vie la Nouvelle-Caldonie. Cela produisit naturellement une grande diminution dans la rcidive criminelle. En effet, de 1200 en 1851-55, cette rcidive tombe 864 en 1861-65; en 1870, parmi 1710 accuss, il ny en avait que 80 ayant dj subi une condamnation criminelle 241. Mais on ne sest pas arrt l. On a dernirement vot la relgation perptuelle pour les rcidivistes dans les dlits, mme les moins graves, en dterminant pour cela un nombre diffrent de rcidives selon lespce du dlit. Dans dautres pays, cest malheureusement le courant contraire qui lemporte, cause de linfluence toute puissante (p. 361) des juristes thoriciens. On y crit des livres pour prouver que le rcidiviste nest pas plus responsable moralement que le dlinquant pour la premire fois, ce qui est sans doute vrai ; que partant, et voil la consquence fautive de la doctrine dominante, le premier ne doit pas tre plus gravement puni que le dernier 242. Malheureusement il ne sagit pas seulement des passe-temps de quelque logicien solitaire, qui samuse dduire les corollaires de ses principes; le mal est que les Assembles lgislatives o llment juridique est prdominant, sempressent de les traduire dans des articles de loi, faits pour rassurer les ennemis de la socit et les encourager la lutte !
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REINACH, Les Rcidivistes, p. 58, Paris, 1882. Voir ORANO, La recediva nei reati. Roma, 1883, ouvrage dontM. BARZILAI a fait une critique trs personnelle dans sa brochure : La recidiva e il metodo sperimentale. Roma,1883.
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Disons un mot en passant des circonstances attnuantes introduites dans la lgislation en cohrence du principe de la responsabilit morale. En effet, la consquence logique de ce principe, cest quun acte est dautant moins punissable que la passion a t plus forte et irrsistible chez lagent, ce qui en contredisant le but de la dfense sociale, en montre une fois de plus lincompatibilit avec le principe de la responsabilit morale. Quon remplace cette considration par celle de la perversit du dlinquant, et lon sapercevra alors que plusieurs circonstances que lon est accoutum dappeler attnuantes, deviennent tout fait indiffrentes, ou exigent un traitement diffrent. Les mots de douceur et de rigueur devraient mme disparatre du dictionnaire des criminalistes, (p. 362) car de pareilles considrations sont trangres au but de la pnalit. Une des institutions les plus absurdes qui drivent des circonstances attnuantes, cest la correctionnalisation des crimes. Par exemple, un vol qualifi par leffraction peut perdre sa nature de crime et devenir un dlit, si lon pense que la valeur insignifiante des objets dont le voleur a russi semparer est une circonstance attnuante. Le fait que lon ait retrouv lobjet est souvent considr comme une circonstance de ce genre. Lge du dlinquant est une raison trs frquente pour correctionnaliser des crimes trs graves. La distinction des crimes et des dlits perd ainsi toute raison dtre. Elle ne serait justifie quautant que lon range parmi les dlits des simples violations de la loi, des offenses sans une grave immoralit intrinsque, des actes nuisibles drivant de mouvements irrflchis, ou enfin des fautes commises par mgarde. Les rformes faites au code Napolon, et lusage de la correctionnalisation, loignent de plus en plus de cette conception la distinction entre crimes et dlits. Et lon voit aujourdhui des violations des sentiments humains les plus profonds, baptises comme simple dlits et soustraites ainsi aux peines criminelles qui seules, dans la lgislation prsente, ralisent une sorte dlimination, quoique incomplte et temporaire.
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Pour ce qui regarde le choix des peines en elles-mmes, nous navons pas nous en occuper longuement ici, car (p. 363) dans les chapitres prcdents nous avons montr linefficacit de la prison temporaire ayant une dure fixe dtermine lavance. Or, cest prcisment ce type de peine qui est devenu prdominant de nos jours, et qui, daprs lcole juridique, devrait lemporter entirement sur les autres. Quon lappelle maison de force, rclusion, travaux forcs, prison cellulaire ou prison correctionnelle; cest toujours au fond la mme chose, varie par de simples modalits rglementaires. ct de ce type, il en survit, dautres, la peine de mort, la rclusion perptuelle, lexil, la relgation, lamende. Mais cette dernire se transforme pour les insolvables en une mesure fixe demprisonnement; la relgation nest applique que sur une petite chelle et pour quelques tats seulement ; lexil ou le bannissement nest possible que pour les dlinquants politiques ; enfin, presque partout, la peine de mort nest excute que dans les cas extraordinaires. Maintenant pour en finir avec lexamen critique de la lgislation, il faudrait montrer les rapports tablis par la loi, entre les diffrents dlits et les peines. Mais, dabord cela nous conduirait trop loin, ensuite cela serait inutile, au point de vue des rsultats. Car les lois reconnues par un peuple ne sont pas celles qui sont crites dans un code, mais celles qui quil voit appliquer par les juges. Or, le principe de la responsabilit morale qui domine tout le systme, et les circonstances attnuantes dtermines par la loi mme ou laisses par elle au bon soin du juge, ont fait en sorte que les peines tablies ne sont presque jamais appliques. fait inutile, par exemple, quel le code franais et le code italien Il est tout punissent le meurtrier sans prmditation (p. 364) ni guet-apens pour les travaux forcs perptuit, du moment que ce mfait nest puni gnralement par les Cours dAssises que par sept ou dix ans de rclusion. Lefficacit de la peine doit tre attribue ces sept ou dix ans que le peuple voit infliger aux meurtriers; non pas la perptuit de la rclusion, inutilement menace par le code et connue seulement par ceux qui en ont fait ltude. Un condamn 20 de travaux forcs pour meurtre dit le procureur du roi Cosenza dans un discours dinauguration, navait pas le moindre doute que cette peine ntait illgale, car jusqualors tous les meurtres commis dans son pays navaient t punis que par quelques annes demprisonnement. Une condamnation de 25 ans de travaux forcs pour
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meurtre et tentative de meurtre a produit un tel tonnement sur le public qui navait pas lide de pareilles condamnations, que presque tous ont cru que ctait une erreur ou un abus. Pour combattre le dlit, il ne reste donc en ralit, on peut bien le dire, que la sgrgation dure fixe, excdant rarement cinq ou dix ans; encore cette sgrgation nest-elle que relative, car dans ces tablissement pnitentaires maintenus par le gouvernement, lisolement absolu et continuel nexiste jamais, et le rgime cellulaire perfectionn selon les enseignement de lcole correctionnaliste permet le contact entre les dtenus, qui sils ne dorment plus en commun, travaillent ensemble. Pourtant, malgr leffet nul pour le dlinquant lui-mme de ses trois, cinq ou dix ans de rclusion, on ne saurait nier quil en ressort quelque bnfice pour la socit, car cette sgrgation signifie un nombre plus ou moins grand (p. 365) de maux qui lui sont pargnes ; cinq ans demprisonnement infligs, par exemple, un voleur de profession, signifient cent ou deux cents vols de moins. Cest toujours quelque chose et lapplication svre des lois existantes auraient du moins cette utilit relative. Malheureusement, ct de la loi, il y a la jurisprudence qui parat ne poursuivre quun but : lattnuation de la peine autant que faire se peut. Cela arrive cause de certains principes enracins dans lesprit des juristes, entre autres, celui que la loi doit toujours recevoir une interprtation favorable au prvenu. Dans les cas douteux, dit le magistrat que nous venons de citer, les jurisconsultes anciens dcidaient les questions desclavage pro libertate parce quils sentaient que lesclavage, quoique permis par la loi, ne ltait pas par lhumanit et la justice ; on pourrait penser que nous avons la mme ide de cette haute fonction sociale qui sappelle la punition des criminels, parce que nous ne faisons que modrer ou dtruire toutes les consquences lgales qui paraissent trop dures pour les criminels. Il mest arriv dassister lacquittement dun accus, parce quun des jurs avait donn par distraction une rponse ngative la question principale, ce qui devenait par les votes donns sur les autres questions; or, ce jur stant empress de dclarer son erreur, tout le jury insistait pour rectifier le verdict. On nen fit rien, parce quon dcida que laccus avait acquis son droit lacquittement. Cela me fit souvenir du droit la libert acquis, selon les jurisconsultes romains, par le fils dune esclave cause du fait que celle-ci, pendant sa grossesse, avait eu, par erreur, quelques jours de libert. Il
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est donc humanitaire pour nous de dlivrer un malfaiteur, (p. 366) comme il ltait pour nos pres de rendre la libert celui qui en avait t priv par une institution barbare ! Qui est-ce qui ne rit pas aujourdhui de lusage quil y avait Rome de gracier un condamn ayant rencontr par hasard un cardinal ? Eh bien, de nos jours un cas fortuit na pas une moindre importance ; car on a acquitt un accus cause dun peu dencre tomb sur le vote dun jur et le rendant illisible ! Il ny a pas de subtilits, pas de sophismes quon ne voit accueillis parfois par les cours de justice, lorsquil sagit dadoucir une peine que lon croit tant soit peu dure. Les circonstances attnuantes, qui devraient former lexception, sont devenues la rgle; il y a des tribunaux qui les admettent, comme nous lavons dit plus haut, pour les raisons les plus frivoles, par exemple, lorsque le dlinquant a avou, quoiquil lui aurait t tout fait inutile de nier! Dans les rares cas o lon ne juge pas propos dattnuer la peine, cest presque toujours le minimum qui est inflig. Enfin, la rcidive nest presque pas considre; jai vu des casiers judiciaires invraisemblables; des rcidivistes condamns jusqu dix fois auxquels on accorde les circonstances attnuantes; des voleurs et des escrocs leur cinquime ou sixime opration quon a condamns trois ou six mois demprisonnement; des hommes sanguinaires, ayant plusieurs fois tir des coups de feu ou bless avec le couteau ou le poignard, et qui, pour un nouvel exploit dans ce genre, en sont quittes pour quelques semaines de dtention. Pour viter un trop grand nombre de dbats aux cours dassises dans le pays o les coups de poignard et de revolver, on a lusage de (p. 367) correctionnaliser ces crimes, soit en accordant des circonstances attnuantes, soit en dclarant que ce ne sont pas des tentatives de meurtre, mais de simple dlit de blessures. Un nombre infini de criminels ayant plong leur couteau dans le ventre dun homme ou lui ayant tir un coup de pistolet la tte, ne figurent pas parmi les meurtriers; ils sont de libres citoyens, ayant pleins droits et dont on a tout de suite oubli la faute. Pour citer un seul fait entre mille, on a dit quil ny avait pas eu tentative de meurtre dans lacte dun homme qui avait appliqu son pistolet contre la bouche mme de son adversaire et dans cette position en avait press la dtente ; le coup ayant rat, lhomme miraculeusement sauv montra tous les prsents sa lvre portant encore la trace de larme qui y avait t appuye. Eh bien, lon trouva que
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lintention meurtrire ntait pas assez vidente, et quil ny avait l que le dlit de menace main arme ! Lorsquun meurtre a t consomm et quil est impossible de nier quon ait voulu tuer, la circonstance la plus futile devient une excuse; si le fait sanglant a t prcd dune querelle, on se hte de dire que le prvenu a t provoqu, sans quon se donne pas mme la peine dexaminer lorigine de cette querelle, afin de voir de quel ct en tait le tort. Dieu ne plaise quun homme audacieusement outrag se soit permis de porter la main sur lauteur de cet outrage, de le frapper lgrement dun coup de canne; le misrable a par l conquis le droit daller chez lui prendre un pistolet, de revenir aprs une demi-heure et de tuer raide son homme qui ne se doutait plus de rien. Les magistrats, ou, sils ne lont pas fait lavance, les jurs se hteront dcarter la prmditation parce quils (p. 368) remarqueront que laccus tait encore sous limpression du soufflet ou de ce lger coup de canne ; ils ajouteront que par la mme raison, il y eu provocation; ils accorderont, en outre, des circonstances attnuantes, lorsquils ne jugeront pas propos de dire que laccus a t pouss laction par une force laquelle il na pu rsister ! Sil ny a pas eu acquittement, la peine quon inflige dordinaire dans ces cas, en Italie du moins, nest que de trois cinq annes de rclusion. Cela explique quun mme individu peut se donner le luxe de trois quatre meurtres, de courts dlais; les assassins savent si bien que le fait dune petite dispute prcdant la boucherie suffit pour les sauver, quils la prparent exprs, poussant leur adversaire bout, afin de sen laisser souffleter. Aprs cela ils peuvent faire ce que bon leur semble, et lorsquon les arrte le couteau encore fumant dans la main, ils scrient : Cest bien, jen aurais pour dix-huit mois de prison, mais jai fait ce que je dsirais depuis si longtemps ! Cest ainsi quon tolre le meurtre au milieu de nos soi-disantes civilisations ! Il ny a rien dans ces pages qui ne soit un souvenir de quelque procs dont jai dirig linstruction. Je nai eu besoin de rien emprunter aux autres, encore moins ai-je laiss flotter mon imagination; je garde des notes o les faits sont enregistrs; je puis, loccasion, en donner la preuve ceux qui, trangers la magistrature ou au barreau, pourraient supposer quil y ait ici quelque exagration. va-t-on remarquer, la faute de tout ceci nen est pas la loi; elle en Pourtant, revient ceux qui lappliquent de travers. Cest peut-tre vrai, mais il ne faut pas sen tenir l, car cette mauvaise application de quoi dpend-elle, (p. 369) si ce
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nest des principes mmes de la thorie pnale dominante qui a donn naissance une jurisprudence toujours favorable aux criminels ? Du moment que le juge doit dterminer la culpabilit daprs le degr de responsabilit morale, comment peut-on prtendre quil ne recherche pas ces circonstances attnuantes qui le plus souvent existent rellement, qui mme sont parfois ngliges tort ? Car, lorsquon se donne la peine de rechercher si un homme est vraiment responsable de ce quil a fait, on finit toujours par dcouvrir quil ne lest pas ! Cest ce quil ya de fauss dans le systme tout entier qui est la cause de linefficacit de la rpression. Cest ces deux principes que revient tout le tort : La responsabilit morale, la proportion de la peine au dlit. Car ces principes dsarment le juge et lui rendent impossible une lutte nergique contre la criminalit. Comment, par exemple, le juge peut-il dclarer que le rcidiviste soit plus coupable quun autre, lorsquil sait qu cause dun triste pass, ce malheureux na plus trouv douvrage, quil a t fui et mpris par tous les honntes gens, de sorte que, comme la dit M. Tarde il ny a eu que sa petite patrie criminelle qui lui ait ouvert les bras ? Comment le juge peut-il penser que cet homme pouvait rsister au penchant dlictueux plus facilement que celui qui est retenu par la crainte de perdre une rputation sans tache ? Le juge a plus de logique que la loi. Ce nest pas lui qui pche, car la thorie est l pour le justifier, lorsquil applique des peines ridicules, et qui on lair dune ironie, tellement elles sont inutiles pour la socit.
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(p. 370)
La criminologie tude sur la nature du crime et la thorie de la pnalit. (1890) Troisime partie. LA RPRESSION
Chapitre 3
LOIS PROTECTRICES DU CRIME
Que la thorie pnale dominante et la jurisprudence, daccord avec elle, paraissent faites exprs pour protger le criminel contre la socit, plutt que cette dernire contre le premier, le lecteur la dj vu dans les chapitres prcdents. Mais, cest dans une loi de ltat tablissant les rgles de linstruction criminelle et des jugements, que cette protection a sa plus haute expression, car cest la loi elle-mme alors, qui se charge de rendre difficile lapplication des peines tablies par une autre loi, en suggrant au malfaiteur les moyens dy chapper ou den retarder longtemps lexcution.
I
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Commenons par la distinction entre laction publique et laction prive, qui est souvent fonde sur la nature (p. 371) objective du dlit, sans aucun souci de la perversit de lagent; et qui quelquefois lest sur le genre de peine menace ou
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rellement inflige. Par exemple, les attentats la pudeur ne sont pas pour la plupart, daction publique; ou ce qui revient au mme, la plainte de loffens est absolument ncessaire pour quon puisse poursuivre le coupable; mme chose pour les menaces, les coups et les blessures, lorsque le juge naurait infliger que des peines de simple police; et pour les escroqueries quelle quen soit la peine, dans les codes de certains tats. En Italie, on parle de limiter encore plus les cas de laction publique. Tout cela, en oubliant compltement lagent, en ne se demandant pas le moins du monde sil nest pas rcidiviste, si la manire dont il a prpar et accompli le dlit nest pas lindice dun malfaiteur dangereux, sil na pas rpar le dommage, etc. Un simple citoyen offens devient ainsi larbitre de la fonction sociale de la rpression. Cest lui de juger sil est convenable de faire subir une peine un violateur dune loi sociale; cest lui de dcider si, pour la sret sociale, il faut enfermer un dlinquant ou le laisser libre. Ltat lui demande : Voulez-vous quon empche cet escroc de profession de dvaliser dautres personnes, ou bien souhaitez-vous quil fasse aux autres ce quil vous a fait vous-mmes ? Cela a quelque chose de tellement trange quon peut se demander si nous nallons pas en revenir ces temps, o la peine ntait que la vengeance de loffens ou de sa famille. Pour nous, le mot dlits daction prive na pas de sens, du moins pour ce qui est de ces offenses que nous (p. 372) avons appeles dlits naturels . Pour des coups et blessures, pour des menaces de mort, pour des viols avec violence, pour des escroqueries ou des faux, quil y ait ou quil ny ait pas eu de plainte, la socit lorsquelle a eu la nouvelle du dlit, ne peut rester inactive. Cest ainsi quelle rendra inutiles les menaces de loffenseur, qui souvent effrayent et paralysent le plaignant, et sont la raison pour laquelle la plainte est retire. Peu importe que le dlit considr objectivement nait pas lair dtre particulirement grave; il faut savoir ce que cest que le dlinquant, il faut le connatre, pour en dterminer le type, pour voir sil nest pas de ceux qui ne sont pas adaptables au milieu social, et contre lesquels il faut recourir aux moyens dlimination. Lorsquon a pu sassurer que le dlinquant nappartient pas aux vrais criminels, et que, malgr un cart, il nest pas trop loign du commun des hommes, cest alors seulement que, comme nous lavons dit dans le chapitre
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prcdent, la rpression, toujours ncessaire, peut prendre une forme diffrente, je veux dire la contrainte la rparation du dommage matriel, aussi bien que du dommage moral.
Sur ce point du ddommagement nos ides sont encore bien loignes de celles des juristes. Ceux-ci ont arrt en principe que la condamnation du prvenu entrane lobligation des dommages-intrts. Ce principe tabli, ils ont cru navoir pas autre chose faire, car la manire dont loffens se fera payer la somme qui lui est due cause du dlit, rentre dans les rgles ordinaires de la procdure : il sagit dune obligatio ex delicto, tout comme sil sagissait (p. 373) dune obligatio ex contractu ; ce nest plus laffaire des criminalistes ! Dans la pratique, cette condamnation du coupable aux dommages-intrts nest, le plus souvent, quune cruelle ironie pour le plaignant, mme dans le cas que loffenseur ne soit pas insolvable. Car, aucune saisie ne peut tre ordonne quaprs un arrt dfinitif; cest dire que pendant linstruction, et mme aprs une sentence contre laquelle on sest pourvu, le dlinquant peut faire disparatre tous se biens mobiliers. Il est vrai que daprs la lgislation de quelques tats on peut ordonner la saisie des biens immobiliers, la suite dun mandat darrt, mais il ny a maintenant quun petit nombre de procs, les plus graves, dans lesquels on croit quil est ncessaire de sassurer pendant linstruction de la personne du prvenu. De sorte que, dans la plupart des cas, la crance du plaignant nest pas privilgie; elle na mme aucune garantie. Le condamn ne paye donc quautant que son bon plaisir, ce qui arrive rarement. Les rgles de la procdure ordinaire tant applicables pour la liquidation des dommges-intrts aussi bien que pour lexcution du jugement, des annes se passent quelquefois en oppositions, en pourvois, et en dlais de toutes sortes. Cela explique quon ait vu offrir la somme de trois cents, de deux cents et mme de cent francs en ddommagement dun meurtre ! Il est mme arriv que les frres dun homme assassin, las de plaider ont accept en transaction CINQUANTE FRANCS de la main du meurtrier. Quant aux insolvables, inutile mme den parler, disent les juristes : Nemo dat quod non habet ! Limmense (p. 374) majorit des dlinquants est pourtant
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dlivre de lobligation du ddommagement, et ceux qui ne peuvent sy soustraire ne le font que dune manire drisoire. Les juristes trouvent quil ny a pas de remde tout cela, car selon eux, la rparation des dommages-intrts est une obligation civile, qui nest donc exigible que par les moyens ordinaires. Une coercition diffrente serait un abus digne dun pays barbare, incompatible avec les progrs du droit, etc. Quant nous, il nous semble quil y une diffrence incommensurable entre une dette produite par un contrat, o lon a pu prvoir le cas du dfaut de payement, et une dette cre par une offense, qui nest pas la violation dun pacte convenu entre deux personnes, mais la violation dune rgle de conduite universellement adopte dans la socit humaine. On ne prte pas un insolvable, on ne prte pas sans quelque garantie; si on la fait, cela signifie quon a t imprudent, et il faut bien en supporter les consquences. Mais tout le monde est expos une agression dlictueuse de la part dun insolvable. Pourquoi donc ce privilge pour linsolvabilit ? Et en gnral, puisque lorigine et la nature de la dette sont si diffrentes dans les deux cas, pourquoi la contrainte au payement aurait-elle une seule et mme forme ? Le lecteur connat dj nos ides en cette matire (chap. Ier, 1er). Pour nous, la contrainte la plus svre est juste pour le dlinquant solvable; quil soit dtenu, tous frais tant mis sa charge, jusqu ce quil ait pay sa dette, sans quon lui accorde le moindre sursis. Comme je lai dit ailleurs, il vendra sa maison, sa boutique, son atelier, il trouvera de largent, cote qui (p. 375) cote 243. Lessentiel cest quon rpare le dlit, et pour y obliger les dlinquants il faut tre impitoyable. Pour les insolvables, quon les oblige payer, sur le gain de chaque journe de travail, cette partie qui excde le pur ncessaire, en calculant, sans tenir compte de la diffrence des conditions, ce quil faut strictement un homme pour se nourrir. Cette contrainte dure indfiniment si le condamn est rcalcitrant au travail, ou si lon peut supposer que son insolvabilit nest que simule ; dans les autres cas, on fixera un terme plus ou moins long, selon limportance du dommage produit par lacte dlictueux, afin que pour une somme impossible amasser, cet esclavage ne se prolonge pas pour toute la vie dun homme.
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Je reviendrai sur ces propositions dans le chapitre suivant, qui sera le dernier de cet ouvrage, afin de montrer quelles sont trs susceptibles dtre mises en pratique. On peut voir cependant la diffrence immense quil y a entre notre thorie et celle des juristes, sur la question du ddommagement. Les rgles svres que nous professons tant adoptes, on pourrait se passer de toute espce de peine pour les dlits dont les auteurs ne sont pas assez dangereux pour que la socit doive les liminer. De sorte que les soi-disantes peines correctionnelles disparatraient entirement, et avec elles lencombrement des prisons et la dpravation de milliers dindividus, qui une fois souills par cette honte, ne redeviendront jamais des citoyens paisibles. Dailleurs, lide quon ne pourra pas jouir en paix du produit de lindustrie malfaisante, comme on le fait (p. 376) maintenant aprs les quelques mois ou les quelques annes de prison correctionnelle (pendant lesquels largent vol est confi des mains amies ou des parents), sera un moyen de dsarmer les ennemis de la socit, bien autrement puissant que les ridicules chtiments par lesquels on espre corriger les fripons 244.
II
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Passons linstruction des procs, que les doctrinaires voudraient faire faire au grand jour, en prsence du prvenu et de son dfenseur, en prtendant que par ce moyen seulement limpartialit serait assure, mais en oubliant que cest le plus souvent par le secret le plus rigoureux que lon parvient connatre la vrit et empcher le prvenu de briser ce fil si subtil quon laperoit peine, et qui pourtant est le seul guide dans le labyrinthe des indices.
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Voir ce sujet les Actes du congrs dAnthropologie criminelle, p. 23, 24 et suivantes, 306, 363 et suiv.; Actes du congrs pnitentiaire international, Rome, 1885, p. 185 et suiv., p. 200 et 201, et mes deux brochures : Ci che dovrebbe essere un giudizio penale. Torino, Loescher, Ed. 1882, et Riparazione alle vittime del delitto. Torino, Bocca, Ed. 1887.
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Dailleurs, mme dans les cas les moins compliqus, il nest pas sans danger de faire connatre au prvenu les charges qui psent sur lui, et les noms des tmoins. Fort heureusement les lois de la procdure sont assez sages en France et en Italie sur ce point; il est esprer quon ne fera aucun cas de dclamations rhtoriques rclamant linstruction quasi publique des crimes. (Note C la fin du volume.) (p. 377) Mais le point le plus dbattu est celui de la dtention prcdant larrt dfinitif du pouvoir judiciaire. On prtend que cest une mesure souvent injuste, et quil ne faudrait sen servir que dans les cas les plus graves, lorsquon peut supposer que le prvenu prendrait la fuite. Ces choses sont dites et rptes par des professeurs qui nont aucune expriences des procs criminels; elles deviennent presque des lieux communs, la presse sen empare, et un beau jour les voil traduites dans des articles de loi rdigs la hte par des personnes qui nont aucune comptence, ou qui, cause de leur profession, ont des intrts opposs ceux de la rpression svres des actes dlictueux Dabord, il nest pas du tout exact que lemprisonnement prventif nait dautre but que celui dempcher la fuite du prvenu. Cette mesure est souvent ncessaire pour lui empcher de faire disparatre les traces matrielles du crime; pour lui empcher de se mettre daccord aves ses complices, ou avec des amis qui confirment les circonstances quil a dclares; pour lui rendre plus difficile de faire menacer les tmoins ou de les corrompre; pour le dcider avouer, ce qui arrive trs souvent; enfin pour le dfendre lui-mme, le prvenu, contre la vengeance de loffens ou de sa famille. Dailleurs, quant la probabilit de la fuite, qui est-ce qui ne voit pas quelle existe, hors des cas exceptionnelles, toutes les fois quil sagit dun dlit entranant un peine tant soit peu dure ou qui serait ou qui serait pour le prvenu la cause dun dsastre conomique ? Il est sans doute difficile dnoncer des formules prvoyant tous les cas, mais je pense que, tout en laissant (p. 378) au juge la libert de faire une exception dans les cas qui la mritent, on pourrait prciser que la dtention prventive est ncessaire :
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1 Lorsquon peut prvoir que le prvenu sera condamn une peine assez dure pour quil se dcide sy soustraire par un exil volontaire ou en vivant cach de la police, parce que cette peine reprsente pour lui un mal plus grave ; 2 Lorsquil sagit de coups et blessures produisant une maladie, et jusqu ce que loffens nen soit parfaitement guri ; 3 Lorsquon peut prvoir que la partie lse voudra tirer une vengeance sanglante de loffenseur ; 4 Lorsquil sagit de rcidivistes, ou de dlinquants habituels, des gens sans aveu, sans domicile fixe, nexerant aucun mtier honnte ; et 5 De voleurs ou descrocs surpris en flagrant dlit ; 6 Enfin, dans tous les cas o lon peut supposer que le prvenu agira par des menaces ou par la corruption sur la partie lse ou les tmoins, ou pourra, dune manire quelconque, embarrasser ou dpister linstruction.
Les cas du mandat darrt ainsi dtermins, linstitution de la libert provisoire naurait plus raison dtre; elle devrait disparatre compltement, sauf lorsque le juge dinstruction croit lui-mme linnocence du prvenu. Telle quelle est maintenant, cette institution offre les plus grands dangers; elle parat faite exprs pour encourager le monde criminel; elle tmoigne de lingnuit des lgislateurs, qui paraissent ignorer les nouvelles armes prtes aux malfaiteurs par la civilisation. Dans les petites cits anciennes, ou dans celles du moyen-ge, on comprend (p. 379) que linculp dun dlit, voire mme dun crime, pouvait tre mis en libert provisoire pendant son procs; la difficult de voyager tait grande en ce temps-l ; celle de vivre hors de son pays ltait encore plus; la fuite, ctait le bannissement volontaire, ce qui tait considr comme une des peines les plus graves, une peine capitale selon le droit romain 245. Et pourtant on prenait des prcautions, on naccordait pas de libert provisoire sans lengagement de quelques personnes honorables qui devaient prsenter le prvenu la justice : Si fidejussores habere non potuerit, a ministris comitis custodietur
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et ad mallum perducatur 246. Le droit romain faisait toujours une exception pour les crimes les plus graves 247 et les lois dAngleterre elles-mmes, le pays de lhabeas corpus, naccordent la libert provisoire que lorsque le cautionnement fourni par linculp est suffisant pour quon soit sr quil se prsentera au juge et se soumettra la peine. Dans les pays de racine latine on a cout les morceaux oratoires de quelques professeurs et surtout on sest laiss impressionner par quelques romans sensation, montrant les tortures morales dun malheureux souponn tort et enferm dans un horrible cachot. Cest pourquoi on a tabli, dans plusieurs cas, le droit de linculp la libert provisoire : on a laiss dailleurs au juge les facults les plus tendues pour laccorder, mme dans les crimes les plus graves, on a exempt les indigents de tout cautionnement, ce qui ressemble aux anciens privilges de caste, un vrai privilge du proltariat ! On a admis la libert (p. 380) provisoire mme aprs le jugement, pendant les dlais des pourvois en appel et en haute cour, de sorte quun individu dj dclar coupable et condamn par un tribunal une peine simplement correctionnelle, peut sortir tranquillement de sa prison, se garant bien dy rentrer lorsque son pourvoi aura t rejet ! On peut mme dire que la facilit dtre mis en libert augmente en raison directe de la certitude acquise de la culpabilit du prvenu ; car le mme individu, qui sur de simples indices a t retenu en prison, se voit dlivr aussitt quun jugement la solennellement dclar coupable. Nest-ce pas agir rebours du bon sens et de la logique ? Il y aura de bonnes raisons pour justifier un pareil systme, mais on ne peut nier quil nest pas naturel, quil a en soi quelque chose de faux, quil est incomprhensible pour lintelligence populaire, et surtout pour celle dune nation du midi. Comment peut-on simaginer quun peuple peu prvoyant, peu sensible ce qui nest pas prsent et immdiat, pourra tre impressionn par la menace dun emprisonnement qui ne se ralisera que dans un temps indfini, aprs un an ou deux, ou mme plus, dans le cas dun renvoi ? Les menaces lointaines de ce genre peuvent avoir quelque effet sur des esprits froids et calculateurs; om les comprend dans le nord jusqu un certain point, mais pour le midi, comme le dit Spencer,
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Cap. Karoli, II anno 873, jan. 4, 229, dit. Pertz, Hannover, 1835. D. lib. XLVIII, tit. 3, 1, 3, De custodia reorum.
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il faut des peines svres, prcises appliques immdiatement, capables de frapper vivement limagination 248 . Naples, ds que les nouvelles lois de 1865 ont fait (p. 381) admettre la libert provisoire les inculps de blessures mme graves, le peuple sest persuad que ces dlits ne sont plus punis, ou quils le sont tout au plus par la perte du cautionnement, qui le plus souvent ne dpasse pas la somme de 50 francs. Ce qui fait quon entend rpter tous les jours dans cette ville que moyennant 50 francs, on peut se payer le plaisir de donner un bon coup de couteau. Cela signifie que lon ne se proccupe pas de la peine qui sera inflige par le juge et qui ne sera excute que longtemps aprs ; il ny a que les 50 francs qui frappent limagination mridionale, parce quil faut les dbourser tout de suite 249. Quant limpression que cette institution fait sur le public, on peut dire sans exagration quelle est toujours dplorable, car on a beau tcher de sexpliquer un pareil systme; ce qui est sr, cest quun coupable qui tait au pouvoir de la justice, ne lest plus maintenant; et que cest la justice mme qui lui a donn la clef des champs. Quon simagine ce que doivent en penser les voisins, les amis, les parents de loffens, du bless, qui gmit peut-tre encore, de lestropi pour la vie, ou de lhomme rduit la misre par un habile escroc, lorsquils voient quaprs quelques mois darrts, le dlinquant, quoique dclar coupable par le magistrat et renvoy au tribunal qui doit le juger, est provisoirement mis en libert, une libert pleine et absolue et qui va durer aussi longtemps que laffaire trane devant la Cour dAppel et la Haute Cour. Cela signifie que le criminel peut recommencer son premier train de vie, cte cte avec ses victimes, dans (p 382) la mme maison si bon lui semble. Pour choisir un exemple entre mille, je citerai le procs dun paysan qui a tir un coup de feu sur son voisin, pour se dfaire dun concurrent une ferme; le bless ne sest plus guri depuis dix-huit mois; pendant ce temps le meurtrier qui na t inculp que de blessures, habite tranquillement sa maison dont la porte souvre sur une cour commune; en face est la porte du malheureux malade, de sorte que celui-ci, de son lit de douleur aperoit son assassin qui prend le frais en vidant son verre et en fumant sa pipe. Et voil le progrs des institutions judiciaires !
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SPENCER, Essais de politique. La morale de la prison. TURIELLO, Governo e Governati, vol. I , cap. , Bologna, 1882.
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Mais les plus grands maux peuvent arriver et arrivent en effet. Les coupables se vengent souvent des tmoins leur charge, ou bien ils renouvellent lattentat qui a chou. Ici encore il y aurait des histoires douloureuses raconter, et par centaines. Jen choisirai quelques-unes : Un homme ayant t repouss par une jeune fille quil aimait, lui tira un coup de fusil sans latteindre. La libert provisoire lui fut accorde; or, pendant les dlais de linstruction et du jugement, il assassina le frre de la jeune fille. Un cammoriste dfendit un garon de caf daimer un personne sur laquelle un de ses amis avait des prtentions. La premire dsobissance fut punie dun coup de rasoir la figure. Le jeune homme porta plainte, mais continua sa cour; quelques mois aprs, le mme traitement lui fut inflig sur lautre joue, de sorte que le malheureux resta compltement dfigur par deux horribles sillons. Le coupable, condamn quatre demprisonnement, sest pourvu en appel, puis en cassation. Pendant les dlais, quatre annes se sont coules et le cammoriste allait se promener tous les jours devant le (p. 383) caf ou lautre gagnait honntement sa vie, en lui jetant la figure des bouffes de son cigare. Le pauvre garon qui avait plusieurs fois refus des offres dargent, aprs de si longues annes, se croyant tout fait abandonn par la justice, finit par accepter une somme. Il y eut jugement de renvoi, la plainte fut retire, de nouveaux tmoins attestrent une provocation imaginaire, et le sclrat ne fut condamn qu quelques mois de prison qui lui furent mme pargns par une amnistie souveraine. Quelquefois la patience de loffens se lasse et sa colre clatant tout coup dune manire terrible, est la cause dun nouveau crime. On en a eu la preuve dans une tragdie rcente, Paris, qui a ensanglant le Palais de justice; je veux dire les coups de revolver tirs par Mme Clovis Hugues sur son calomniateur, quelle tait fatigue de poursuivre depuis plusieurs mois devant les tribunaux et quelle voyait toujours libre, quoiquil et t condamn lemprisonnement. Quant la criminalit endmique et imitative, leffet pernicieux de la libert provisoire y est incommensurable. Dans un village du midi de lItalie un homme ayant dfigur coups de rasoir une jeune paysanne qui ne voulait pas de lui , obtint la libert provisoire, cest--dire que deux ans aprs il ny avait pas encore de sentence excutive. Un autre amant malheureux suivit aussitt cet exemple que comme je lai dit plus haut (v. p. 206), les plus belles jeunes filles, effrayes, en taient rduites subir le premier venu; elles pousaient contre-cur les plus
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mchants garnements de lendroit. Na-t-on pas le droit dattribuer tout le mal cette institution de la libert provisoire ? Car, si le premier (p. 384) drle qui avait donn le mauvais exemple navait pas t relch pendant linstruction, sil tait rest en prison avant et aprs le jugement, jusquau terme de ses cinq ou six ans de peine, il est probable quil net pas trouv dimitateurs. Cest ce que lun de ces derniers dclara, lorsquenfin on jugea propos de lui refuser la libert provisoire, quon avait accorde tous ses prdcesseurs. Il avoua que sil avait pu prvoir un traitement si diffrent des autres, il naurait pas commis ce crime. (Note B.) Tous dbats sur cette institution devraient tre clos, du reste, par cette seule considration : La libert provisoire laisse linculp libre de subir la peine laquelle il a t condamn, ou bien de sy soustraire. Car de nos temps, on voyage librement travers le monde; les passeports mmes sont presque partout inutiles, et dailleurs, est-il ncessaire de sexiler, ou mme daller un peu plus loin ? Il suffit de se mler au tourbillon dune grande ville; si lon y demeurait dj, il suffit de dmnager, pour que les agents de la sret dclarent dans leur procsverbal que les recherches ont t infructueuses. Ils ne se drangent que pour les crimes clatants qui mettent en moi tous les tlgraphes dun tat. Et ils nont pas tort du reste, parce que quils avaient dj rendu la socit le service quon leur demande pour la premire fois, ils avaient dcouvert le dlinquant, ils lavaient arrt, qui sait travers combien dobstacles ! Eh bien, au nom des grands principes, au nom du droit sacr de la libert individuelle, on a relch sur parole un filou ou un meurtrier comme on faisait autrefois pour les gentilshommes. Et maintenant, deux ans aprs, voil quon sadresse encore une fois la police, pour quelle retrouve, dans un coin perdu dune de nos (p. 385) Babylones modernes, un obscur coquin dont la mmoire est oublie depuis longtemps, afin quil subisse ses trois ou six mois de prison. Cela nest-il pas simplement ridicule ? Encore, lorsquil sagit de peines aussi courtes, le dlinquant ne se gnera pas beaucoup pour se cacher de la police; que lui importent ces quelques semaines de repos forc, que les paysans acceptent mme avec beaucoup de joie, en hiver, car cest autant pargn dans une saison o leur travail nest pas productif ! Mais un homme condamn deux ou trois ans demprisonnement, moins quil ne soit invalide, ne se souciera pas daller frapper la porte du cachot, surtout sil a
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quelque argent dans sa poche. Que dire alors de la libert provisoire accorde des auteurs de grandes escroqueries ou de vols pour des centaines de milliers de francs, qui, nayant t condamns, daprs le verdict du jury, qu des peines simplement correctionnelles (le cas est arriv plusieurs fois en Italie), ont t relchs pendant leur pourvoi ? Peut-on avoir la simplicit de croire quils reviendront pour obir la loi ? Ne sait-on pas quavec deux ou trois cent mille francs on se moque de toute poursuite, on prend le nom quon veut, et lon vit paisiblement et entour de respect ? Bref, nous trouvons que la libert provisoire est la plus mauvaise entre toutes les institutions de notre lgislation, et quelle agit dans un sens diamtralement oppos celui de la rpression. Elle te la justice tout son srieux, elle change les tribunaux en thtres bouffonneries et pochades, elle encourage directement la partie lse et les tmoins, elle dmoralise la police. Labsurdit atteint son comble, lorsquun premier jugement a t prononc tablissant la culpabilit ; (p. 386) laberration devient inexplicable, lorsque le coupable, dont lappel a t rejet, se pourvoit en haute cour pour gagner du temps. Enfin, le systme pnal que nous proposons dans ce livre est tout fait incompatible avec une pareille institution. Comme nous avons dfini, selon la ncessit, des cas de dtention prventive, il ne saurait y tre question de libert provisoire, hormis le cas que les preuves soient juges dfaillantes par le magistrat charg de linstruction. Si linculp ne pouvait tre condamn qu un ddommagement, il ne sagirait pas non plus de libert provisoire, mais seulement de payement de lindemnit, ce qui, de plein droit, ferait relcher le prisonnier. Mais lorsquon prvoit quil y a lieu llimination du criminel, car ce quil faut la socit cest de se dfaire de cet lment nuisible; elle ne peut atteindre pour cela son bon vouloir, elle ne peut compter sur son esprit dobissance et de rsignation. Quant aux cas trs rares dune dtention injuste, linnocence du prvenu ayant t compltement prouve, je nhsite pas munir ceux qui rclament pour ces victoires de trompeuses apparences, un ddommagement de la part de ltat. Ce droit une fois reconnu, il ny aurait pas lieu de jeter les hauts cris pour quelque erreur judiciaire de ce genre. Dabord, il ne sagit pas dun mal intolrable ou irrparable, mais dun accident dsagrable qui, pour un vrai honnte homme, est rpar aussitt quon lui fait amende honorable. Ensuite, la cause de ces erreurs cest le plus souvent limprudence de linculp lui-mme, ou sa lgret, ou sa
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conduite excentrique, ou la mauvaise compagnie quil frquentait ; il narrive que trs rarement que la faute en soit uniquement la police. Il est donc (p. 387) juste que lindemnit soit en rapport de la part que linculp a prise lui-mme aux circonstances qui ont fait tomber sur lui les soupons. Ce quon ne comprend pas, cest que pour quelques cas isols, pour des erreurs facilement rparables, on ait propos rien moins que labolition de la dtention prventive, cest--dire laffaiblissement de la rpression et limpunit de bien des criminels.
Disons quelques mots du jugement en matire pnale. Le caractre strictement juridique donn la fonction rpressive, a produit une ressemblance artificielle et fausse entre les jugements en matire pnale et ceux en matire civile. Dans ces derniers il y a un acteur et un convenu ; dans les autres, le premier est remplac par le ministre public qui agit en crancier ; il exige le payement de la dette sous forme de chtiment; le juge affirme la validit de la crance; il dclare ce que le prvenu doit payer la socit pour en tre quitte envers elle. Des progressistes la vue myope ont affirm quil ny a rien de plus beau que ce systme daccusation, et ils voudraient mme le perfectionner, en faire compltement une lutte oratoire, en remplaant par les armes de la parole celles dont on se servait aux sicles les plus barbares du moyen-ge. Comme un auteur la remarqu, cest dans la nature du systme daccusation quil y ait un antagonisme de deux parties, de sorte quon ne sy propose pas la recherche de la certitude, ni lhommage la vrit ; on ne sy demande pas sil y a un innocent et un coupable, mais quel a t le vaincu. On a chang le gage de la lutte en un cautionnement, le perscuteur en accusateur, celui qui poursuivi en accus, les pairs en jurs, les luttes en altercations, (p. 388) mais le caractre primitif dun duel reste toujours le mme. Tout cela a plutt lair dune question prive que dune fonction sociale Le systme denqute introduit au moyen-ge par les juridictions ecclsiastiques, et adopt en France par Louis XII, avait t un
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progrs indniable, parce quon marchait par l au vrai but dune procdure rationnelle, cest--dire la recherche critique et impartiale de la vrit 250. Sans doute on a abus de ce systme, surtout en matire politique, et il aurait fallu le complter par des garanties pour laccus et des bornes pour lautorit du magistrat. Au lieu de cala on est revenu, peu de choses prs, au systme obsolte daccusation, en mettant sur pied linstitution baroque du jury et en donnant loralit des dbats une importance exagre. Toutes les charges les plus concluantes, tous les rapports des autorits, tous les tmoignages les moins suspects qui forment le dossier de laccus, disparaissent en un clin dil devant une impression soudaine que le jeu dun avocat habile sur lesprit des jurs. Tout le monde convient du reste, les avocats les premiers, quun jugement en cour dassises ne dpend que du hasard. Et pourtant, quoique lopinion publique, en Italie du moins, soit dcidment hostile cette institution prudhommesque du jury, comme M. Tarde la appele en louant les positivistes italiens qui laccablent de leurs sarcasmes 251 ), pas une voix ne sest leve dans le parlement pour rclamer son abolition. (p. 389) Cela tient ce quon simagine quelle serattach dune manire indissoluble la libert politique dun pays, ce qui peut tre vrai pour lAngleterre, o cette institution est indigne et traditionnelle, mais ce qui na pas de sens commun pour les autres pays, qui ont une magistrature cre exprs pour administre la justice. En Angleterre, dailleurs, le caractre des habitants, peu ports la sympathie pour les criminels, durs mme et impitoyable pour toute transgression la loi, y rend le jury encore possible : sans dire quil y est organis dune manire toute diffrente que dans les autres pays du continent, car il nest appel juger que ces accuss qui veulent soutenir leur innocence complte, ou ce qui revient au mme ceux contre lesquels il ny a que des indices; ensuite il dcide lunanimit de voix, ce qui donne un seul homme raisonnable la facult de paralyser une majorit ignorante, sauf dclarer quon ne peut russir se mettre daccord, ce qui fait remettre le jugement un autre jury ; enfin, il ne lui plus permis de se sparer ds que le procs a commenc, ce qui empche la corruption librement essaye dans nos
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P. ELLERO, Delli origini stroriche del diritto di punire, p. 18. Bologna Ed. Zanichelli. Voir aussi SUMMER MAINE, Lancien droit, ch. X. 251 TARDE, Positivisme et pnalit, dans les Archives de lAnthropologie criminelle, Paris-Lyon, 1887.
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pays sur le jur qui rentre chez lui ou va dner au caf pour aller le jour aprs, la seconde sance dun procs qui en aura peut tre une dizaine. La plus grande partie des injustices commise par le jury, drive la vrit de son ignorance, soit cause de son incapacit de saisir le sens de plusieurs termes juridiques, et de comprendre la vraie signification et le lien qui relie entre elles les questions souvent trs nombreuses quon leur soumet (encore une diffrence avec le jury anglais qui ne doit se prononcer que sur la culpabilit en gnral par les simples mots : Guilty ou Not guilty) : soit (p. 390) cause du manque daptitude ou dexercice ncessaires pour le labeur critique des indices, des preuves et des arguments pour et contre, dans les procs o la culpabilits nest pas vidente au premier abord. Quelquefois, le jury acquitte pour protester contre le gouvernement; cela est arriv souvent en Italie dans les procs de soustraction des caisses de ltat, de sorte que des voleurs sont acquitts pour faire enrager le Ministre des Finances ! Dans les cours dassises des petites villes, les jurs arrivent de diffrents endroits; ils demeurent dans la mme auberge; ils subissent toutes sortes dinfluence. Lorsquun orateur clbre, un dput-avocat jouissant de la sympathie populaire prend la dfense dun accus, les jurs, mme les plus intelligents et les plus honntes, subissent une contagion dadmiration pour lart; sans avoir bien compris, sans avoir eu le temps de rflchir, ils finissent par ressentir une sorte de pudeur ou de respect pour ce qui, dans le milieu, a lair dtre du talent; par oublier le procs pour le spectacle, et par applaudir lorateur moyennant le verdict, comme au thtre ils applaudiraient lacteur en battant des mains, au lieu dexaminer les faits et de les juger, ce qui paratraient peu courtois. Bref, par sensibilit nerveuse ou par impressionnabilit artistique, je ne vois pas comment lhomme du midi peut ne pas se passionner la place du juge, moins quon ne ly ait dress par une ducation spciale 252. cela, il faut ajouter que, bien souvent les avocats emploient toutes sortes de moyens pour jeter le trouble dans lesprit des jurs, pour faire poindre le doute l o il y a vidence; et que parfois ils ne sabstiennent pas (p. 391) daffirmer des faits compltement imaginaires. Il nest pas dfendu chez nous, comme en Angleterre, davoir recours au jeu des motions, et du faire apitoyer le jury sur le sort de laccus ou de sa famille. Un avocat peut donc avoir gain de cause en
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reprsentant la misre dans laquelle seraient plongs la femme ou les enfants du malheureux condamn, peu importe quils naient jamais exist ou quil les ait depuis longtemps abandonns; un autre vous dira avec laccent le plus sincre, que la mre de laccus est devenue folle de douleur, quelle est sur le point den mourir, pendant quelle se porte merveille et que depuis nombre dannes elle na eu aucun rapport avec son gredin de fils. Lavocat a la larme dans la voix, il tord ses bras en signe de dsespoir; le prsident sourit, mais la simplicit des jurs sy laisse prendre, elle voit la tragdie o il ny a quune farce des plus ridicules. Ce nest pas tout. un nombre immense de verdicts, dus labsence desprit et de rflexion, ou lmotion du moment, il sen ajoute dautres, qui dpendent de la mauvaise foi, de la timidit, ou de la corruption du jury en lui-mme. Naples, par exemple, la terreur des cammoristes est telle quil est presque impossible dobtenir dun jury quelconque laffirmation de leur culpabilit ! En Espagne nous dit M. Manuel Sivela lors de la dplorable exprience quon a faite de cette institution en 1873-1875, il ya eu des provinces o lon na jamais pu faire condamner un accus ayant des relations influentes lors mme quil sagit de dlits les plus graves 253. En Sicile le jury obit (p. 392) toujours la mafia. En Romagne, la haine contre le gouvernement fait souvent acquitter les assassins des carabiniers. Partout enfin les acquittements frquents des prvenus riches, faussaires, des faux-monnayeurs, ou banqueroutiers, produisent un effet sinistre sur la moralit publique, parce quils ne sont dus videmment qu la toute-puissance de lor. Sans doute les juges permanents ne sont pas toujours incorruptibles, ils peuvent eux aussi tre accessibles la peur et aux influences. Pourtant, ils ont un nom sauver, une situation honorable garder; le calcul, la ncessit leur donnent du courage et de la fermet, car un simple soupon pourrait suffire pour les perdre. Cest pourquoi les scandales ne seront pas frquents, ils ne seront jamais si clatants que ceux auxquels le jury nous fait assister tous les jours. Il y a dans quelques provinces des jurs qui ont leur tarif o le prix varie selon quon dsire lacquittement ou des circonstances attnuantes. Un jur sicilien sest plaint un dput de ce quun certain procs navait rien rendu aux membres du
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jury 254. On a assist souvent la condamnation de complices pauvres, pendant quon acquittait les vrais auteurs du crime, qui avaient de largent. Dans le midi de lItalie, o parfois des vengeances sanglantes sont commises par des richards, le public prvoit quils ne seront pas condamns; il se trompe bien rarement. Polenta le 16 dcembre 1879, on sattendait lacquittement dune femme adultre et de son amant qui avaient (p. 393) gorg le mari et avaient avou leur crime. Un festin avait t prpar une htellerie; et, en effet, on y a vu riboter le soir, les accuss, les tmoins et les jurs, tous ensemble 255. Mais je ne veux pas mengager dans la voie des exemples, jen aurais par milliers et il me faudrait des volumes. Sans doute il y a quelquefois des verdicts justes et quitables, mais ce qui devrait tre la rgle est devenu lexception; de sorte que, mme dans les cas dune vidence frappante, il y a lieu de craindre pour limpunit dun sclrat. Lanxit avec laquelle on attend le verdict nest pas moindre dans de pareils cas; on tremble lide de quelque bvue, de quelque normit. Cela prouve quon na pas la plus petite confiance dans la rectitude ou lintelligence du jury ; or, on manque de confiance ne signifie-t-il pas une probabilit dimpunit, par consquent un encouragement pour les malfaiteurs ? Lorsque le jury na pas t gagn par des moyens illicites, une surveillance attentive jusquau bout des dbats, laptitude et lintelligence du prsident, la clart des termes dans lesquels il posera les questions, sa patience les expliquer dans leurs moindres dtails, tout cela amnera souvent un verdict raisonnable. Mais un jugement criminel devient ainsi un travail dHercule ! Il faut scrier alors avec un publiciste italien : Quelles est donc cette nature de juges quon est oblig, avec un mcanisme de formes si compliques, et avec une si grande perte de temps, de surveiller, de clotrer, dinstruire, dadmonester, afin quils ne fassent pas fausse route, quils se penchent (p. 394) pas droite ni gauche, quils ne se laissent pas sduire, quils ne se rendent pas ridicules 256 ? On a prtendu que cest une excellente cole pour les citoyens. Mais cela je rpondrai avec les paroles de D. Manuel Silvela dans son admirable discours
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Relazione della Giunta parlamentare per linchiesta sulle condizioni della Sicilia, Rome, 1876. 255 TURIELLO, Op. cit., p. 388. 256 PAVIA, Studii sulla criminalit italiana nel 1881, dans lArchivio di Psichiatria, Scienze penali, etc., vol IV, fasc 1, Torino, Bocca Ed.
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contre le jury criminel en Espagne : Avouer que le jury est une grande cole, nest-ce pas avouer que cest lui qui va sinstruire, se former, se perfectionner, en se trompant quelquefois ? Quelle estime mrite une institution par laquelle on reconnat et on avoue quau lieu daller au temple de la justice, on va lcole du citoyen ? Est-ce que les jurs apprennent en condamnant parfois injustement ? Quel malheur pour les accuss ! Est-ce quils apprennent peu peu, en acquittant imprudemment ds le principe ? Quel malheur pour la socit ! Que dire enfin de lide que le jury soit une garantie pour le citoyen contre les abus de lautorit ? Cest une raison quon pourrait prendre en considration tout au plus en matire politique, mais en fait de dlits communs elle prte rire. Il faut en effet un grand effort dimagination pour supposer quun Ministre de Justice sacharne aprs des honntes gens et gagne des magistrats, afin quils condamnent, au lieu des voleurs, des incendiaires et des meurtriers, ceux qui nont pas commis ces crimes ! Aucun gouvernement ne sest jamais servi de pareilles armes, mme contre ses pires ennemis. Parfois, sous des gouvernements despotiques, on a poursuivi des conspirations imaginaires, inventes par une police trop remuante, (p. 395) mais on na jamais vu quon ait calomni des citoyens, par de fausses accusations de crimes infamants. Quel serait ltat moderne qui voudrait avoir recours des moyens si honteux, et qui dailleurs seraient aussitt dcouverts ? Mais quon veuille admettre un instant cette trange possibilit. Croira-t-on que les douze citoyens inconnus du jury ne pourraient tre sduits par le gouvernement tout aussi bien que les magistrats ? Lhistoire du jury en matire politique est l pour nous montrer le contraire. En Angleterre au XV1e et au XV11e sicles, en France pendant la Rvolution et la Restauration, le jury a presque toujours t le serviteur du plus puissant; il sest pli toutes les tyrannies, celle du trne, aussi bien que celle de la populace 257.
En demandant labolition du jury criminel, nous ne voulons pas non plus quon en revienne des juristes dont lducation scientifique est compose principalement des maximes du Digeste, connaissances trs apprciables en matire civile, mais qui sont peu prs superflues lorsquil sagit de juger et de
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classer les criminels. Les juges actuels sont peut-tre, parmi tous les fonctionnaires du gouvernement, les moins aptes ce travail. Accoutums par le genre de leurs tudes faire abstraction de lhomme, ils ne soccupent que de formules. Car le droit est compltement indiffrent tout ce qui regarde le physique et le moral des individus; la bont ou la mchancet dun crancier ne saurait avoir la moindre influence sur la validit de sa crance. Ce caractre strictement (p. 396) juridique est trs loign de la science pnale, qui a pour but de lutter contre une infirmit sociale, le dlit. Les points de contact sont rares entre les deux branches, qui sont pour nous deux sciences tout fait diffrentes. Pourquoi donc se servirait-on des mmes fonctionnaires dans deux services essentiellement trangers lun lautre ? Le membre dun tribunal civil appel juger en matire pnale, garde toutes ses habitudes; ce nest pas un individu qui attire son attention; cest la dfinition lgale du fait qui le proccupe. Il ne pense qu lintrt de la loi, lintrt social lui chappe. Lopration quil excute pour infliger la peine est presque mcanique. Cest de larithmtique quil se sert. Il dnombre les circonstances, les additionne ou les soustrait les unes des autres, et applique au rsultat le tarif quil trouve tout prt; celui du code, trop gnral, a t dtaill parce quon appelle la jurisprudence dun tribunal, un moyen fort commode pour viter lennui dexaminer et dvaluer en soi chaque nouveau fait. Enfin, le juge oublie facilement que la peine quil infligera doit, avant tout, servir quelque chose ; quon atteint lutilit par des moyens divers selon les individus et que, partant, cest prcisment lexamen des individus qui doit dterminer lespce et la mesure de la peine. Le renouvellement scientifique invoqu par nous, et qui consiste principalement dans la classification des criminels au point de vue psychologique, entrane naturellement une distinction encore plus fondamentale entre les deux carrires de juges civils et de juges criminels. Les connaissances que ce derniers devraient possder surtout, sont celles de la statistique, ltude des systmes (p. 397) pnitentiaires, de lanthropologie et de la psychologie des criminels. Ils devraient donc former un ordre de fonctionnement entirement spar des juges civils. Car lanalogie entre ces deux fonctions nest quapparente et superficielle et ce nest pas dune pareille extriorit quil faut se servir pour dterminer le vrai caractre dune fonction.
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III
Retour la table des matires
Un autre bienfait accord aux criminels par la loi, cest la prescription de laction pnale. On comprend la raison de cette institution en matire civile; lorsquon na pas fait valoir ses droits pendant un temps plus ou moins long, il faut admettre une renonciation tacite qui empche de troubler, aprs de longues annes, de nouveaux droits, dont on jouit en bonne foi. Mais, lorsquil sagit dun malfaiteur, est-ce une bonne raison pour ne plus le troubler quil ait russi pendant quelque temps se cacher de la police ? Cest cependant ce que font toutes les lgislations en sanctionnant la prescription de laction pnale aprs cinq, dix ou vingt ans, selon quil sagit de dlits, de crimes de moyenne gravit, et de crimes graves. Voyez donc comme la loi se charge de protger les dlinquants contre la socit ! Un habile escroc change de nom, il va dans une autre ville continuer ses exploits ; dcouvert enfin, si cinq ans se sont couls depuis le premier dlit, il ne pourra tre poursuivi que pour les autres ! Si pour ces derniers il (p. 398) y a dfaut de preuves, le voil rendu par la loi sa noble industrie. Est-ce dire pourtant quil ne faudrait reconnatre aucun cas de prescription ? Telle nest pas notre ide, mais nous ne pouvons ladmettre que dans certains cas o lagent a donn lui-mme, par sa conduite, la preuve quil nest pas un tre insociable, et que le dlit naura plus loccasion probable de se manifester, par le changement survenu dans les conditions qui lavaient dtermin. Si, par exemple, la pauvret oisive a t la cause dterminante dun dlit contre la proprit; mais le dlinquant ayant su se soustraire toute recherche, nest dcouvert quaprs cinq ou dix ans, moralement transform comme le Valjean des Misrables, et devenu un honnte travailleur, dont la probit est partout reconnue ; si ce cas arrive, par hasard, une fois entre mille, ne dira-t-on pas que la peine ne serait plus ncessaire, quelle ne serait quune cruaut et que tout ce quon doit prtendre cest la rparation du dommage ? Mme chose serait dire peu prs pour certains attentats, tels que coups et blessures, outrages la pudeur, etc., lorsque la
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conduite sans tache de largent aprs un seul de ces dlits et son ge mr sont une garantie quil ne recommencera pas; on pourrait dire la mme chose encore de tous les dlits dont les auteurs ne sont pas des malfaiteurs habituels et quils appartiennent cette classe intermdiaire, dont nous avons parl, entre le monde criminel et la socit pacifique. Cest un principe reconnu dailleurs par quelques lgislations que la rcidive interrompt la prescription de la peine; il sagit donc de semparer de ce principe, ou plutt de son esprit, pour en tirer parti lorsquaucune peine na encore t prononce, en substituant (p. 399) llment ngatif (labsence dun nouveau dlit), un lment positif (la preuve dune transformation morale chez le dlinquant). Cela empcherait naturellement dadmettre la prescription dans un laps quelconque, lorsquil sagit de grands criminels instinctifs, dont la perversit agissante nest pas susceptible damendement. Et lon nassisterait plus au spectacle rebutant de malfaiteurs vivant effrontment dans lendroit mme quils ont ensanglant, labri dune justice dsormais impuissante par le seul fait quune dizaine dannes se seraient coules aprs le crime. Par des considrations semblables nous pouvons donner la solution de lautre problme : la prescription des peines, que certains codes admettent et que dautres ne reconnaissent pas. La thorie positiviste ne peut accepter ici non plus une rgle absolue; elle veut que chaque cas soit dcid selon que la dfense sociale lexige, daprs le principe que lorsque le temps a produit une transformation morale qui a fait du dlinquant un tre sociable et utile, la peine na plus de but; et que, partant, on doit donner lexclusion de la prescription tous les criminels qui, par leur conduite postrieure, ont confirm le diagnostic de leur incorrigibilit.
IV
Retour la table des matires
Un autre moyen dont ltat ses sert pour protger les criminels, cest la grce, acte de gnrosit qui naurait de signification quautant quil sagirait de tout ce qui est dfendu par le Gouvernement et dont le Gouvernement (p. 400) mme pourrait pardonner la transgression; ainsi, des dlits politiques, des contraventions
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aux lois des finances ou aux rglements de ladministration. Mais comment concevoir que le gouvernement peut pardonner ce quil na pas dfendu, mais ce qui est dfendu par les lois naturelles de lorganisation sociale dont il est appel tre le dfenseur ? Il est presque invraisemblable que ce droit de grce ait pu survivre toutes ces autres prrogatives irrationnelles abolies graduellement par le progrs des institutions. Rien de plus trange que lamnistie pour les dlits commun, cest--dire la grce faite en masse toute une classe de dlinquants, auxquels on dit : Ce qui tait hier un dlit et qui le sera demain, ne lest pas pour aujourdhui seulement. Car lamnistie abolit le dlit lui-mme; une formule assez humoristique, mais qui sert cependant dtruire dans les casiers judiciaires toute trace du mfait, de sorte que le rcidiviste nen est plus un parce que le gouvernement en a dcid ainsi ! Fort heureusement, de nos jours, dans les tats les plus clairs on abuse trs peu de ce droit damnistie et il faut esprer que dans quelques temps il nen sera plus question. Il nen est pas de mme pour la grce faite individuellement et qui nest agissante que pour ce qui regarde la peine. On trouve ce droit tabli dans toutes les rpubliques aussi bien que dans les monarchies, mais dans les premires il a plutt lair dune rvision du procs fait dans les cas les plus graves par le chef de ltat, afin dempcher lexcution de la peine de mort lorsquil nest pas invraisemblable que le jury se soit tromp ou lorsquon croit quil sest montr svre. Ainsi limit, le droit de grce (p. 401) pourrait tre conserv, car enfin il ne sagirait que dun nouveau rouage judiciaire, utile peut tre dans les cas trs graves. Ce qui est inexplicable, cest quon ne lentend pas ainsi dans plusieurs tats o le droit de grce a gard tout son ancienne signification ; cest un acte de clmence, de gnrosit de pardon, quon ne croit pas incompatible avec le but de la peine, du moment quon ne veut pas comprendre que celle-ci nest pas un acte de vengeance, mais quelle est tout simplement un des moyens dont il faut se servir pour combattre la criminalit. En bonne justice, le gouvernement devrait tre responsable de nouveaux dlits commis par les malfaiteurs gracis par lui. Il devrait du moins rparer le dommage qui, sans cet acte de clmence mal place, aurait t sans doute pargn; mais en supposant quil le veuille, comment pourra-t-il rparer un nouveau meurtre ? Car le cas nest pas rare que des assassins gracis, tuent
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quelque malheureux gardien de prison, quelque gendarme charg de les transporter, ou quelque dtenu moins coupable queux, sans compter les cas dvasions, trs frquents dans certains pays. Et pourtant il ya des tats, tels que la Belgique et lItalie, o le gouvernement nautorise jamais lexcution dune condamnation capitale, dans la premire depuis 1863, dans la deuxime depuis 1876. Une pareille procdure a t blme par le roi Oscar de Sude, qui, en 1875, repoussa le demande de grce de deux condamns mort pour vol accompagn de meurtre, en disant que dans un tel cas, lexercice du droit de grce ne signifierait pas autres chose que labolition mme de la peine de mort qui (p. 402) est table par la loi. Or , ajoutait-il, indpendamment de mes ides sur lquit et sur lopportunit de la peine de mort en gnral, jai la conviction profonde que je ne peux pas, en exerant le droit de grce en un pareil cas, supprimer une loi table daccord par le Roi et le parlement 258. Nous najouterons rien ces nobles paroles. Il est vident que le droit de grce, fltri par plusieurs grands penseurs tels que Rousseau, Beccaria, Filangieri, est tout fait incompatible avec notre thorie. Pour nous, le jugement pnal cest la dsignation du type du dlinquant quon examine, la peine cest le moyen de dfense sociale exig par le cas. Or, quil y ait lieu une rvision du procs dune haute cour de justice ou de la part du chef de ltat lui-mme, lorsque lopinion publique est persuade de linnocence du condamn rien de plus juste; quil y ait mme lieu une rvision lorsque la peine parat excessivement svre, cela pourra tre quitable et utile; mais comment admettre que le chef de ltat ait le droit de priver la socit de ses moyens de dfense contre ses ennemis naturels ? La grce dun grand criminel, cest la violation du droit des citoyens den tre dlivrs pour toujours. Un individu a t reconnu insociable, et voil que le gouvernement lui a fait cadeau de la sociabilit ! De pareils actes de gnrosit ne sont-ils pas quelque chose de pire que cette bienfaisance publique organise par ltat, et, qui, comme Spencer la si bien prouv, naboutit qu encourager des vagabonds en appauvrissant dhonntes travailleurs ?
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(p. 403)
La criminologie tude sur la nature du crime et la thorie de la pnalit. (1890) Troisime partie. LA RPRESSION
Chapitre 4
LE SYSTME RATIONNEL DE PNALIT
Il ny a pas que des devoirs de douceur dans la vie sociale Espinas.
I
Retour la table des matires
Dans les trois chapitres prcdents nous avons expos les corollaires de nos principes pour tout ce qui regarde la culpabilit, la tentative, la complicit, la rcidive, la procdure et la prescription; nous navons plus qu montrer pratiquement la manire dont le critrium de lidonit remplacerait ceux de la responsabilit morale et de la proportion de la peine au dlit, en indiquant les moyens de rpression adapts aux diffrentes classes des criminels. Je prie le lecteur de se souvenir pour cette classification du chapitre sur lanomalie des criminels et de celui sur la loi dadaptation. En suivant le mme ordre, nous trouverons dabord les (p. 404) grands criminels instinctifs dnus de sens moral et partant du sentiment de piti sa plus simple expression. Ce caractre fondamental saperoit de prime abord par la nature de certains crimes, qui, elle seule, suffit pour indiquer lanomalie
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psychique congnitale de lagent, le rendant un tre inassimilable pour une agrgation humaine. Ce sont ces meurtres qui sont impossibles sans une cruaut inne et instinctive, toujours anormale dans une classe sociale ou dans un milieu quelconque. Nous en dsignerons les auteurs par un mot tabli par lusage, celui dassassins. Cest tantt le mobile du crime, tantt la manire dont le meurtre a t excut qui sont les principaux indices de la monstruosit morale de ces dlinquants. Ainsi tous les meurtres commis pour un but purement gostique, tels que lassassinat pour le dsir dun gain, dun avantage ou dun plaisir quelconque, quil sagisse dargent, de satisfaction sexuelle, de cacher une faute prcdente, ou daspirations au pouvoir, une faveur, etc., sont des actes qui au milieu dune dpravation quelconque prouvent une perversit exceptionnelle, ou labsence la plus complte des sentiments altruistes. Sont placer ct les meurtres dont le mobile est lassouvissement dun dsir pathologique, tels que lassassinat accompagnant le viol, ou lassassinat pour jouir de la vue du sang et des chairs dchires. Ensuite le meurtre dans tous les cas o la victime navait rien fait pour mriter la haine ou la colre du meurtrier, ou lorsque ce quelle avait pu faire naurait pas eu dimportance pour un homme normal cause des liens de sang, ou en rapport des bienfaits quil en avait (p. 405) reu. Tel est en gnral le parricide, parce que le tort mme dun pre ne pousse pas une vengeance sanglante un homme qui na pas une constitution psychique anormale. Tel est encore le meurtre dun bienfaiteur ou dune personne laquelle on doit soumission et obissance. Et enfin le meurtre dun inconnu inoffensif, pour faire parade de force musculaire ou dadresse au maniement des armes. Un fait qui rapproche toutes ces espces de brutalits humaines, communes encore parmi les sauvages, mais rares dans un milieu civilis, cest labsence dune action de la part de la victime telle quelle et provoqu une raction de la part de lhomme normal, cest--dire labsence dune injure ou dune injustice sensible pour ce dernier. Une deuxime catgorie est caractrise par la manire dont le meurtre a t excut. Les tourments dont on sest servi pour tuer, la longue dure du supplice dnotent toujours une cruaut inne, car un homme normal se serait arrt en
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entendant les gmissements ou les cris de la victime, en voyant son corps frmir et se tordre dans le paroxysme de la douleur. Des tourments atroces et prolongs suffisent eux seuls pour indiquer labsence totale du sentiment de piti, quand mme lintention de tuer ne serait pas certaine. Cest pourquoi japprouve sur ce point le code Napolon (imit par le code sarde, et excommuni par nos juristes contemporains) donnant le nom dassassinat un crime quelconque, lorsque pour lexcuter on a svi sur le corps de la victime. (p. 406) Il nest pas inutile de remarquer que nous navons pas distingu des autres les meurtres les plus graves, daprs le critrium de la prmditation devenu dominant dans la thorie de lcole juridique. Le caractre du meurtrier instinctif ne dpend pas de la rflexion plus ou moins prolonge. La rapidit de lacte n a aucun rapport avec la nature corrigible ou incorrigible de lagent; elle nest pas incompatible avec labsence la plus complte du sentiment de piti. Au contraire, un meurtre commis avec prmditation pourrait ne pas indiquer toujours un grand criminel. Un juriste minent a dmontr que la prmditation ne signifie pas lexclusion de la passion qui, selon le temprament de lindividu, se manifeste par une action plus ou moins immdiate 259. Il peut arriver quun homicide non prmdit soit lindice certain dune cruaut instinctive, comme quand il ny a pas eu de provocation de la part de la victime. Les grands criminels violent dit le docteur Despine, sont autant dnus de sentiments moraux que les criminels de sang-froid 260. Un homme dj connu pour son caractre violent, qui, dans un cabaret, en un moment de mauvaise humeur cherche querelle au premier venu, peut-tre mme un compagnon de table, linsulte, le frappe, le pousse bout et lorsque le malheureux ragit en lui lanant un verre la figure, sempresse de lui plonger son couteau dans le ventre, pourrait bien prsenter les caractres psychologiques de lassassin, quoique le fait soit (p. 407) instantan et irrflchi. Par contre, une injure atroce, une clatante injustice ayant empoisonn la vie dun homme peut le pousser une vengeance tragique; il y aura eu prmditation, nais il se peut que le coupable ne soit pas un grand criminel. Il est arriv pourtant, que, daprs nos lois existantes,
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VON HOLTZENDORFF, Psychologie des Mordes, Berlin, 1875. Voir aussi : Das Verbrechen des Mordes und die Todesstrafe, du mme auteur. 260 DESPINE, De la folie au point de vue philosophique et plus spcialement physiologique, p. 39.
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un vieillard ayant tu lassassin de son petit-fils chri a t condamn au bagne; quun mari ayant tir un coup de pistolet sa femme dont lamant avait quitt depuis quelques heures le lit conjugal, a t condamn perptuit, pendant quil suffit que le meurtre le plus cruel ne soit pas prmdit pour quon inflige une simple point temporaire. Ce qui est pourtant indniable, cest que le la circonstance dune offense grave et non mrite rapproche la manire de sentir du meurtrier de celle du commun des hommes, et lui enlve dans la plupart des cas, son caractre danormalit excessive. Le fait de la prmditation nest donc pas toujours un indice de cette anomalie psychologique qui distingue les grands criminels. Elle peut tre absente de plusieurs meurtres dont les auteurs sont de vrais assassins, pendant quelle peut se retrouver l o le meurtrier ne mrite pas ce nom. Notre conclusion est donc que la cruaut avec laquelle le meurtre a t excut et labsence dune grave injure de la part de la victime, sont les deux critriums qui doivent remplacer celui de la prmditation pour faire distinguer des autres meurtriers les assassins, cest--dire les grands criminels instinctifs, quon peut regarder comme des tres moralement dgnrs lextrme et perptuellement insociables. (p 408) Il est vident que limpossibilit dadaptation de ces individus tant reconnue, il faut les liminer absolument de la socit. Il nest pas possible que le pouvoir social laisse subsister une seule probabilit, si difficile quelle soit, dune rcidive dans un pareil genre dactes monstrueux. Il ny a donc que la peine de mort pour tous ces grands criminels, sauf les cas avrs de folie intellectuelle, pour les raison que nous avons donn plus haut (voir ch. 1er), ces cas dans lesquels il faudra enfermer lagent dans un asile pour les alins criminels, do il ne pourra sortir quautant quil y aura pleine certitude de sa gurison. Quant la peine de mort, nous en avons assez dit en plusieurs endroits de cet ouvrage pour quil ne soit pas ncessaire ici den entreprendre formellement la dfense. On prtend quau point de vue de llimination, elle se trouve toute remplace par la rclusion perptuelle qui empche le retour du criminel dans la socit et en rend la prolification impossible. Nous dirons que ce nest pas exact : dabord parce que le chiffre annuel des vasions prouve que llimination nest pas
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absolue 261 ; ensuite parce quil y a bon nombre de probabilits, telles que les rvoltes, grces, amnisties, etc. qui peuvent rendre le prisonnier la socit; enfin, parce quil narrive pas trop rarement que les condamns perptuit assassinent les malheureux gardiens ou des gendarmes chargs de les transporter dune maison lautres 262. (p. 409) La maison de force nest donc pas un moyen dlimination absolue et irrvocable; mme si elle en tait un, du reste, cela ne suffirait pas pour lui donner la prfrence, parce quon ne voit pas quelle est lutilit de garder en vie des tres qui ne doivent plus former partie de la socit, on ne comprend pas le but de cette vie purement animale, on ne sexplique pourquoi les citoyens, et par consquent les familles mmes des victimes, doivent payer un surcrot dimpt pour donner un logement et la nourriture des ennemis perptuels de la socit 263. (Note D la fin du volume) En cartant mme toutes ces considrations, il y en a un autre encore plus dcisive. Puisquil sagirait de choisir entre deux moyens dlimination absolue supposs galement bons, la mort et lisolement perptuel, pourquoi faudrait-il donner lexclusion au premier qui a sur lautre lavantage incommensurable de lintimidation ? Il est vrai que nous avons repouss lintimidation comme critrium de la pnalit, dans le sens que nous avons dclar injuste de faire souffrir un homme un mal plus grand que son individualit ne lexige, pour le seul but de lexemple ou de la terrorisation. Nous avons dit qu chaque dlinquant il faut adapter le moyen rpressif qui convient sa nature individuelle, en raison de son manque plus ou moins grand didonit la vie sociale, de la
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En Italie en 1870-80 il y a eu une moyenne de 15 vasions par an, des bagnes et de 110 vasions, peu prs, des autres prisons. 262 Un homme deux fois condamn mort pour assassinat et deux fois graci, commit un troisime meurtre; un autre, condamn mort et graci, tua un carabinier la gare dAlessandria; un troisime tua le directeur du bagne de Favignana (BELTRANI-SCALIA, La riforma penitenziaria in Italia, p. 250, Roma, 1879). Un dtenu, ayant commis, dans la mme prison, une tentative de meurtre, fut condamn perptuit; au moment de la lecture de la sentence, il jura haute voix de tuer un gardien (Discours du procureur gnral Parme, 1880). 263 En Italie, il y a 5363 condamns perptuit; on peut valuer la dpense de leur entretien deux millions par an environ, que les citoyens honntes payent pour maintenir en vie cette lgion dassassins !
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plus ou moins (p. 410) grande possibilit quil devienne assimilable; sans quoi daffreuses injustices et cruauts pourraient tre commises en vue de la prvention des crimes. Mais dans le cas dont il sagit, le criminel est inassimilable, il a donc mrit dtre limin dune manire absolue, la peine de mort ralise cette limination absolue; il ny a point dexcs, point dinjustice. On propose de remplacer ce moyen par un autre quon prtend dgale valeur. Soit mais alors, avant de renoncer au premier, il faut voir si lautre offre encore les avantages indirects, des avantages qui ne sont pas dterminants, mais qui, touts autres conditions gales, doivent avoir leur poids dans la balance. Telle est lintimidation, un effet naturel de la peine de mort, et qui, dans les peines restrictives de la libert nexiste quen une mesure incomparablement plus petite. Sur ce point il ny a pas de doute possible. Quoique la potence neffraye pas tous les malfaiteurs, elle en effraye un assez grand nombre, qui seraient insensibles la menace dune rclusion plus ou moins prolonge. Elle na pas une influence limite la seule classe des grands criminels ou assassins quelle menace directement, mais comme nous lavons remarqu plus haut (voir page 210) elle agit puissamment mme sur la criminalit infrieure, parce que lhomme qui penche vers la carrire du crime, ne se rend pas un compte exact de ce quil pourra faire, ni du chtiment quil pourra mriter; or, le fait quil existe un pouvoir capable de priver de la vie une partie des malfaiteurs (il ne sait pas bien lesquels) peut devenir un motif assez fort pour paralyser le penchant criminel 264. (p. 411) Lhistoire et la statistique sont l du reste pour prouver la vrit de ces assertions. Un procureur gnral a dit que depuis 1850 en Belgique, ds que la pratique de quelques annes avait donn aux masses la conviction quil ny avait plus dchafaud, le nombre des grands crimes sest accru, et que depuis 1863, o lon revint la pratique de la grce systmatiquement accorde, les grands crimes se sont multiplis dune manire effrayante mesure que la croyance labolition de la peine de mort a pntr de plus en plus dans tous les esprits 265 . En effet, de 1865 1880, les accuss de meurtre staient accrus de 34 120.
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TURIELLO, Op. cit, ch. III. Cit daprs BELTRANI-SCALIA, La riforma penitenziara in Italia.
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On sait que dans le midi de lItalie, le brigandage, qui y clata dune manire terrible en 1861, ne put tre dompt que par la fusillade. LAngleterre o lon a constamment pendu les assassins, est le seul pays dEurope dont la criminalit dcrot dune manire sensible (voir page 215). La Prusse, o pendant de longues annes il ny a presque pas eu dexcutions, prsenta dans la mme priode, un nombre toujours croissant de meurtres : de 242 en 1854, ils arrivaient par une progression non interrompue, 518 en 1880. En Suisse, la suite de labolition de la peine de mort en 1874, on avait constat un accroissement dans les meurtres, valu en raison de 75 pour 100 environ, en cinq annes seulement 266. En France, les grands crimes avaient t en dcroissance tant que la peine de mort tait rgulirement excute. En 1877 il y avait eu 31 condamnations capitales ; (p. 412) M. Grvy a voulu faire une exprience in anima vili; il ne laissa excuter que 7 criminels en 1878, 2 en 1880, un seul en 1881. Ds que le monde criminel sen aperut, les assassinats furent plus frquents. On compta 35 condamnations capitales en 1882, et les parricides qui avaient t de 8 en 1878, slevrent 14 en 1882; les assassinats saccrurent de 36 dans le mme laps de temps. Les grces de M. Grvy, vivement blmes par lopinion publique, ont diminu depuis ; en 1883 on guillotinait 4 criminels et 7 en 1884. Quant lItalie, o il ny a plus dexcution depuis 1876, sauf pour les militaires, la haute criminalit y a atteint des chiffres invraisemblables. Pendant quen Angleterre il ny a quune moyenne de 250 meurtres par an, lItalie avec une population peu prs gale, en a eu 3,626 en 1880, dont 1,115 taient des assassinats. Ds lors, la progression parat stre arrte; la raison en est peut-tre pour employer un mot du prof. Errico Ferri, que la saturation criminelle y est parvenue son maximum. Sans doute, mme sans peine de mort, les citoyens dun pays ne samusent pas tous gorger leurs semblables; seulement ceux qui dsirent se procurer ce divertissement nont plus de raison pour hsiter. Quelques exemples particuliers ne seront pas inutiles. Naples, un pompier assassinat froidement son commandant dont il avait reu des bienfaits. Il tait tellement persuad quil navait pas craindre la mort, quil dclara avoir fait cela afin davoir un logement et du pain pour toute sa vie sans tre oblig de travailler.
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En 1884, dans une caserne, le soldat Misdea fit feu pendant un quart dheure sur ses camarades endormis. (p. 413) Il en tua une dizaine; le tribunal militaire layant condamn mort, il ne prit jamais cela au srieux, parce quil tait convaincu quon ne faisait pas dexcutions en Italie. Quelques jours aprs ce massacre, dautres soldats avaient tu leurs sergents. Ils furent tous fusills; pas un exemple de ce genre ne sest depuis rpt dans larme italienne. Comment peut-on penser que la frayeur de la mort, capable dinfluer sur la conduite de ces hommes qui par leur tat sont accoutums la braver frquemment, serait inefficace pour le reste de la population ? On ferait enfin de vains efforts, comme Beccaria la rv, pour terroriser par le bagne perptuit, en en rendant le sjour effroyable 267. Dabord, on se lasse la longue de svir sur des tres humains, du moment quil faut les garder en vie; et puis, tout ce quon pourrait faire pour donner ces lieux un caractre lugubre ne ferait une impression sinistre qu ceux qui iraient les visiter par curiosit, car le dsespoir du prisonnier na pas de retentissement au-del des murailles du cachot.
II
LE SYSTME RATIONNEL DE PNALIT Nous passons la deuxime classe de criminels : ceux dont le crime est d principalement la couche superficielle (p. 414) du caractre, portant lempreinte des prjugs, dides fausses sur lhonneur, sur le devoir de la vengeance, ides souvent traditionnelles dans une classe sociale ou dans une famille; ce sont les auteurs de meurtres dont le mobile nest pas la recherche dune pure satisfaction goste mais qui sont leffet dune goaltruisme, lamour-propre, le point dhonneur; ou mme dun vrai altruisme dplac, comme lorsquil sagit de prjugs politiques ou religieux. Comme nous lavons dj dit, lanomalie du dlinquant diminue dautant que la provocation a t plus grave, parce qualors sa manire de sentir sloigne
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Celui qui a vu un bagne peut se flatter davoir rencontr un tableau du crime heureux. LAUVERGNE, Les forats, cit par le Dr Aubry, La contagion du meurtre, Paris, 1888.
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moins de ce qui est normal. Le dlit prend laspect dune raction lgitime en principe, mais excessive ; et cest prcisment dans cet excs quon trouve lanormalit. Les sentiments du criminel, quoiquils ne soient pas lunisson de ceux de la majorit, ne sont pas pourtant inexplicables pour cette dernire; le fait que la raction, admise en gnral, ait t pousse jusquau meurtre, devient une diffrence non incommensurable. Mais pour que cela arrive, il faut que la provocation soit apprciable, quelle constitue elle-mme une offense aux sentiments moraux. Tout ce qui regarde exclusivement la manire de sentir du criminel ne doit pas tre pris en considration, car cest prcisment son anomalie psychique qui lui fait ressentir les impressions extrieures dune manire exagre, de telle sorte quun fait peu prs indiffrent pour les autres devient pour lui seul une injure trs grave, une injustice criant vengeance. Il faut donc que la provocation soit considre comme relle par le commun des hommes, du moins par ceux qui appartiennent la mme classe sociale ou au (p. 415) mme pays; cest alors que de dlinquant sen rapproche plus ou moins, selon la gravit de linjure ou de linjustice quil a subie. Ainsi donc la vivacit universelle du sentiment dhonneur fait excuser partout un mari qui tue sa femme surprise entre les bras dun sducteur. Le sentiment damour-propre est la raison pour laquelle en trouve excusable celui qui fait usage de ses armes au moment o il vient de subir un affront intolrable. Dans ces deux cas, nous sommes tout prs de la frontire du dlit naturel. Lanomalie de lagent sentrevoit peine, quelquefois mme est-elle douteuse, ce quon pourrait dire encore dans quelques autres cas, tels que lhomicide commis en repoussant une attaque avec lintention de la dfense personnelle, qui cependant a t pousse trop loin, lorsque de danger pressant tait pass ; ou enfin, la participation au suicide comme moyen de sauver lhonneur dun homme ou de lui abrger de cruelles souffrances en cas dune maladie incurable. Le moyen rpressif le plus rationnel devrait consister dans lloignement, du dlinquant de lendroit o vit la victime ou sa famille, avec dfense dy retourner avant un certain temps, pour quon puisse penser que le ressentiment en soit apais; et, en tous cas, avant quil lui ait pay lindemnit qui lui est due.
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Un problme plus difficile rsoudre, cest le traitement pnal convenable lauteur dun meurtre dont le mobile est la vengeance dun tort trs grave ou dun affront lhonneur de sa famille. Lorsque linjure exige une rparation sanglante daprs les prjugs dun pays ou dune classe (p. 416) sociale, le crime peut tre appel endmique, mais il ne diffre pas essentiellement du meurtre excusable par provocation. Nous appelons rel un affront qui est considr comme tel daprs les ides de notre entourage ; peu importe donc que cet entourage soit le monde entier ou le petit monde dans lequel nous vivons et qui seul nous est connu. Il est impossible de ne pas apercevoir ce caractre dans la vengeance du sang, selon les murs primitives survivant encore dans quelques pays du midi, tels la Corse, la Sicile, la Calabre. Le meurtrier ne pourra pas y tre considr comme un assassin, quoiquil ait prmdit son crime. Il est pourtant indniable quil y a l une lsion plus grave du sentiment de piti que lorsquun homme na fait que ragir immdiatement et sans avoir eu le temps de rflchir, contre un injuste offenseur. La prmditation dun meurtre, quel quen soit le mobile, est insparable dune nature cruelle; Hamlet, qui navait pas cette nature, na fait quhsiter toute sa vie, sans pouvoir jamais se rsoudre une action qui rpugnait la douceur de ses instincts ; seulement linfluence du milieu ambiant, lide superstitieuse du devoir de venger le sang de son pre ou lhonneur dune fille, limitent de beaucoup la part quil faut attribuer au caractre individuel, cest--dire lanomalie morale du meurtrier. Cest le motif extrieur, un motif non goste qui a prdomin, qui a t dterminant ; on peut ne pas tre sr, moins que dautres faits ne viennent lappui, de linsociabilit permanente du coupable. Il faut sans doute employer un moyen dlimination, car il y a lieu de supposer lexistence dune anomalie morale, consistant dans une mesure du sentiment de piti infrieure (p. 417) celle qui est rclame pour la sociabilit ; il faut surtout exiler lindividu dun milieu qui, par ses prjugs, justifie presque son crime; mais cette limination ne doit tre absolue ni perptuelle, ni dtermine lavance, parce quon ne peut affirmer que le degr de la perversit soit trs lev, et quil y ait lieu de craindre pour de nouveaux dlits; parce quon ne peut pas mesurer la part qui revient lentranement du milieu, et celle qui revient lanomalie de lindividu.
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Cest pourquoi, dans de pareils cas, le traitement rpressif convenable, cest la relgation soit dans une le ou dans une colonie, soit dans tout endroit o il sera possible de concilier la libert des mouvements du condamn avec la surveillance qui lui empche de svader. La dure ne devrait pas tre tablie lavance ; elle devrait dpendre de plusieurs circonstances, parmi lesquelles lge et le sexe sont les principales. Car, si le dlinquant tait trs jeune lpoque du crime, on peut penser que lge mr aura apais la sensibilit excessive avec laquelle il ressentait les offenses, et lui aura enlev lnergie dont il avait fait un si mauvais usage. Pour les femmes, le mariage, la naissance des enfants, pourrait tre une garantie suffisante. Pour ceux dont lge tait dj mr lpoque du crime, la snilit. Ce sont autant des de priodes de transformation de la vie, dans lesquelles les passions jadis dominantes steignent ou saffaiblissent pour tre remplaces par dautres. Enfin, la douceur du caractre dont le relgu aurait donn pendant plusieurs annes une preuve constante et certaine devrait avoir leffet de le rendre plus vite la socit. De sorte quil faudrait une priode dobservation, variable selon les cas, de cinq dix annes; aprs quoi, (p. 418) sur des rapports minutieux des faits pouvant donner quelque indice du caractre du relgu, le magistrat dciderait de la continuation ou du terme de la peine.
III
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Dautres crimes de la mme nature, cest--dire dautres violations du sentiment de piti, devraient tre soumis un traitement bien diffrent des peines afflictives ou correctionnelles de nos lois prsentes. Tels sont les blessures faites avec intention de dfigurer, de rendre aveugle ou malade, les mutilations, le rapt et le viol avec violence, les svices sur une personne incapable de se dfendre, la calomnie, la squestration prolonge dune personne. Il arrive parfois que linstinct criminel soit persistant chez lauteur de lun de ces crimes; ce qui pourrait devenir certain par lexamen de ces caractres de dgnrescence dont nous avons parl dans le chapitre sur lanomalie des criminels, mis en rapport de
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ses habitudes et de son caractre, quune longue observation permettra dtudier dans tous leurs dtails. Il se peut que, surtout lorsquil sagit de calomnie ou de svices sur des enfants, le sujet soit hystrique; quil soit pileptique, ou abruti par lalcoolisme, lorsquils sagit de blessures ou de vol, ce qui obligera de lenfermer dans un asile pour les alins criminels dont nous avons parl. Il se peut encore que, sans aucun indice de phrnoses ou de nvroses, lauteur dun acte cruel continue dployer une perversit brutale, sans quil (p. 419) ait eu encore loccasion dassassiner. Pour concilier alors la ncessit de la dfense sociale avec lhumanit qui, de nos temps, ne permet pas dappliquer la peine de mort celui qui na pas tu, on pourrait le transporter dans quelque contre dserte ou habite par des sauvages, et ly abandonner avec des armes, des provisions et des instruments de travail et en compagnie dautres condamns de la mme espce, sans sinquiter ensuite de leur sort. Cest une sorte de dportation la Selkirk qui, en certains cas, est la seule rationnelle, comme elle est la plus simple, la moins coteuse pour ltat, et que les innombrables petites les ocaniennes et les immenses dserts de lAfrique rendront possibles pour plusieurs sicles encore. Enfin, lorsque les crimes dont nous venons de parler se prsentent comme un cas isol dans la vie de lhomme, sans quils en prouvent linsociabilit absolue, la relgation dans une colonie de ltat sera le remde le plus adapt, et elle ne devra pas cesser avant la priode de cinq ou dix ans, fixe pour lobservation, moins que le condamn nai donn la victime ou sa famille de ddommagement fix par le magistrat et nen ait eu obtenu le consentement de revenir dans son pays.
IV
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Cest encore une priode dobservation quil faudra soumettre les jeunes gens auteurs de crimes de sang non excusables, ou de viols, lorsquil est possible que leur (p. 420) dveloppement intellectuel et moral en modifie les instincts, ce quil faut laisser apprcier au juge, sans fixer un ge invariable de minorit lgale.
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Il arrive parfois que linstinct sanguinaire se manifeste ds lenfance par une srie dactes de violence, et de brutalits, dont les consquences ne sont pas graves cause de la faiblesse physique de lagent, mais qui pourtant devraient srieusement proccuper le juge ; cependant ce dernier se hte dinfliger une soidisante correction consistant dans quelques jours ou quelques semaines darrts. Cependant, ces petits dlits se rptent avec une frquence quelquefois invraisemblable, et la fin le grand crime tonnant, monstrueux ; cest alors seulement quon rflchit aux prcdents du coupable; ctait un sanguinaire par instinct, caractre que lanthropologue et reconnu depuis longtemps si on lui avait montr le sujet. Le genre et la frquence des petits dlits, la psychologie du coupable, ses caractres anthropologiques dune part; de lautre ce quon pourrait appeler la reine des preuves lhrdit du vice, de la folie ou du crime, eussent lobservateur de deviner lassassin dans lenfant violent, emport et cruel. Il aurait pu suggrer alors des mesures qui auraient pargn une ou plusieurs victimes, en mettant obstacle en mme temps la prolifration de lindividu dgnr. Une premire priode devrait avoir lieu dans un asile pour les alins criminels, o lon dcouvrirait probablement lexistence dune forme psychopatique. Si cela narrive pas et quil y a espoir dune transformation des instincts amene par la pubert, une deuxime priode dexprience devrait avoir lieu dans une colonie agricole, (p. 421) pour un temps indfini, cest--dire jusqu ce quil y ait de bonnes raisons pour croire que tout danger a disparu. Dans le cas de rcidive, et lorsquon acquiert la certitude dune absence complte de sens moral et dun instinct cruel persistant, qui tt ou tard, clatera par un assassinat, la dportation avec abandon, dont nous avons parl tout lheure, est le seul moyen quon peut suggrer pour pargner des vies innocentes, en mme temps que la vie du coupable qui nest pas encore un meurtrier.
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V
Retour la table des matires
Nous arrivons enfin une classe de dlinquants qui se trouve place la limite infrieure de la criminalit naturelle, ou, si on le veut, dans un espace intermdiaire entre les criminels et les hommes normaux, parce que leurs dlits sont des violations moins graves du sentiment de piti, et ont lair de ne dpendre gure dune vraie cruaut, mais plutt de ce quon pourrait appeler rudesse, ce manque dducation et de retenue. Tels sont les coups ports de part et dautre dans une chauffoure, lorsque videmment on na pas eu dintention meurtrire et quon a pargn son adversaire aprs lavoir abattu ; lhomicide et les blessures quil faut attribuer directement limprudence et la ngligence, ce manque de prvoyance pour la vie des autres qui est presque toujours un indice de peu de dveloppement des sentiments altruistes ; enfin, les injures, les menaces (p. 422) nayant pas une gravit particulire. On pourrait y ajouter le viol dune jeune fille sans violence mais moyennant sduction. Cest ici que la peine de lemprisonnement pourrait tre avantageusement remplace par la seule contrainte rigoureuse au ddommagement du mal matriel et moral dont on a t la cause, en obligeant le coupable au payement de deux amendes, lune au bnfice de ltat, comme rparation du trouble, et ddommagement des frais, lautre au bnfice de la partie lse par le dlit, dont la mesure devrait varier selon la fortune de dlinquant et sa possibilit de la payer moyennant les gains du travail. Une svrit extrme serait ncessaire lgard des dlinquants solvables. La partie lse devrait avoir hypothque sur les biens immobiliers et une crance privilgie sur les autres biens du coupable, cela, dater, non pas de la prononciation de la sentence dfinitive, mais de lordonnance de renvoi au jugement, afin que le coupable nait pas le temps de faire disparatre son argent. Ensuite, en cas de refus de la partie lse, on obligerait le dlinquant payer la somme qui lui sera due une caisse des amendes charge de faire des anticipations aux personnes indigentes qui ont souffert cause dun dlit.
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Quant aux insolvables, on les obligerait verser au bnfice de ltat et de la partie lse, ou en cas de refus de cette dernire, la caisse des amendes, une partie de leur gain excdant ce qui est absolument ncessaire pour les premiers besoins de la vie, cest--dire le logement et la nourriture calcule strictement dans la mesure qui empche de mourir de faim. Lorsquil sagit douvriers employs dans une usine, cest la direction de la manufacture (p. 423) qui devrait tre oblige de retenir sur le salaire de louvrier condamn par la partie excdant le strict ncessaire. Enfin, tous ceux qui se montreraient rcalcitrants ou ceux qui nauraient aucun moyen de faire des pargnes, les vagabonds, les fainants, les gens sans domicile, seraient enrls dans une compagnie douvriers pour compte de ltat. Ils travailleraient pour un salaire nominal non infrieur celui des ouvriers libres; seulement ltat ne leur en donnerait quautant quil le jugerait ncessaire pour subvenir leurs besoins; le reste serait pay au fur et mesure la caisse des amendes qui ddommagerait la partie lse. Cest par de pareilles mesures que dun ct, le ressentiment de cette dernire serait plus vite apais; que dun autre ct, le budget ne serait pas surcharg de linutile dpense que ncessite lentretien dinnombrables dlinquants, qui sans cesse renouvels, peuplent les prisons correctionnelles; et quenfin les coupables eux-mmes ne seraient pas encore plus dmoraliss et avilis par la prison et abrutis par son oisivet force 268.
VI
Retour la table des matires
Nous allons nous occuper du traitement pnal convenable la troisime grande classe de criminels : (p. 424) ceux qui sont totalement ou partiellement dpourvus du sentiment de probit (voir IIe partie, chapitre Ier, pages 112 et suivantes, jusqu 116).
268
Jai dvelopp ces propositions dans mon ouvrage, Riparazione alle vittime dei delitti, Turin, 1887, et dans mon rapport au Congrs pnitentiaire international tenu Rome en 1885. Actes du congrs, p. 18 et suiv. Consulter encore, dans les Actes du premier congrs dAnthropologie criminelle, le rapport trs remarquable de M. Fioretti. Rome, 1887.
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Nous savons qu ct de la forme nosologique dite cleptomanie, il peut exister un penchant au vol chez des hommes non alins, cause dhrdit ou datavisme, qui est souvent rvl par des signes anthropologiques extrieurs et surtout par une physionomie spciale. Lorsquon remarque de tels caractres chez un individu qui nest pas dans un tat dextrme dtresse ou de complet abandon, et lorsquil y a eu rcidives, on peut tre sr quil sagit dun voleur-n et incorrigible. Mme chose est dire pour les escrocs qui, eux aussi, prsentent souvent des caractres particuliers. Comme je lai dit ailleurs (Ire partie, chapitre Ier), la forme la plus absolue dlimination ne doit pas tre tendue dautres quaux assassins, parce que lorsque le sentiment de piti na pas t viol par le dlit de la manire la plus grave et irrparable, cest le mme sentiment qui soppose la mort du criminel. Pour dfendre la socit contre de tels ennemis, une forme dlimination moins absolue est bien suffisante. Nous carterons dabord les cleptomanes, auxquels on peut ajouter les pyromanes, et les voleurs et les incendiaires pileptiques, qui doivent tre enferms et traits dans des asiles pour les dlinquants alins. Les voleurs, incendiaires, escrocs et faussaires non alins, mais ayant un instinct criminel (soit une nvrasthnie morale selon M. Benedikt), et avec eux tous les dlinquants habituels de cette espce, que leur improbit soit congnitale, ou que, ayant commenc par tre fortuite (mauvaise ducation, mauvais exemples, mauvaises (p. 425) compagnies), elle soit devenu instinctive et incorrigible, doivent tre transports dans une terre loigne, une colonie naissante, o la population soit encore espace, et o le travail soit la condition absolue de lexistence. La persuasion du dport quil devra y passer toute sa vie, et la maxime impitoyablement applique : Qui non laborat, non manducet lui feront faire peut-tre des efforts; il tchera de rendre son existence moins prcaire et moins dsastreuse. Mais si la nvrasthnie est insurmontable et que le relgu trouve le moyen dexercer dans la colonie son activit malfaisante, une nouvelle limination devient ncessaire ; on le conduira dans une contre sauvage, et on ly abandonnera; il y deviendra lesclave des indignes, moins que ceux-ci ne le transpercent de leurs flches. On a prtendu que la dportation a fait son temps, parce que la colonisation envahit tout le reste du monde; de sorte que, dans quelque temps, il ny aura plus de terres vierges ni dle dsertes.
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Cependant les tats-Unis dAmrique ont achet dernirement les les Galapagos presque dpeuples, la France a la Nouvelle-Caldonie, dont la colonisation commence peine, et o elle envoie ses rcidivistes, malgr lopposition du gouvernement australien (proccup sans doute dune future concurrence commerciale bien plus que de la crainte purile que les dports franais, fuyant la Nouvelle-Caldonie, infestent lAustralie), la Russie possde les immenses rgions sibriennes, o la population est excessivement clairseme ; le gouvernement des Indes Anglaises continue dporter les criminels aux les (p. 426) Andamans. Dans le congrs pnitentiaire tenu Calcutta en 1877, on a fait des vux non pour labolition de la relgation, mais seulement pour ne soumettre cette mesure que les dlinquants habituels, ce qui saccorde parfaitement peut-tre, lespace viendra manquer; les mines de houilles pourront Un jour, nos ides. spuiser aussi ; on a mme calcul les centaines de sicles quil faudra pour en arriver l. Faut-il, pour une vague probabilit, cesser de tirer parti du monde tel quil est prsent ? Aprs les grandes les de la Polynsie, de lAustralie et de la Malaisie, il restera dinnombrables groupes madrporiques dont lOcan Pacifique est parsem et qui pour la plupart sont tout fait dserts. Lorsque leur tour sera venu, il y aura toujours le Sahara, le centre de lAfrique Quon se rassure, il ne manquera pas, de plusieurs sicles encore, des terres incultes o les nations civilises pourront verser leurs lments les plus impurs. Il y a sans doute une question conomique rsoudre, les frais de transport, de surveillance, de dfense dune population vivant aux antipodes 269. Mais il faut calculer que si linstallation est coteuse, il ny a l quune simple anticipation, cause des pargnes toujours plus sensibles que lon fera sur le budget des prisons, lorsquon lui aura soustrait tout la criminalit habituelle qui reprsente presque la moiti du total des dlits; car le relgu devra se procurer sa propre subsistance par le travail agricole qui ne lui fera pas dfaut, pendant quil est fort (p. 427) difficile dans les prisons demployer les dtenus un travail utile 270.
269
Voir, sur la question de la transportation, le travail si intressant de M. LEVEILL, La Guyane et la question pnitentiaire coloniale, Paris, 1886. 270 En Italie, par exemple, les trois septimes des condamns au bagne demeurent compltement oisifs, et le travail des autres est trs peu productif. BELTRANI-SCALIA, La riforma penitenziaria in Italia, p. 307. En France, sur 25,231 dtenus au 31 dcembre 1881, il y en avait 10,087 de dsuvrs.
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VII
Retour la table des matires
cette premire sous-classe de criminels dont limprobit est congnitale, on est par lhabitude, devenue presque instinctive, et qui, en mme temps, par la gravit ou par le nombre de leurs crimes sont un danger pressant pour la socit, il faut en faire suivre une autre compose de ceux dont la dpravation nest pas complte, et qui ne sont pas devenus encore habituels ni extrmement dangereux. Cest une classe trs nombreuse : lindividu dont le sentiment de probit nest pas trs profond devient coupable cause dun mauvais exemple quil a suivi par esprit dimitation. Souvent une premire faute en entrane une autre ; car il y a des conditions sociales trs humbles, mais o cependant une bonne rputation est une ncessit de lexistence; un domestique ou un ouvrier dont un vol aura t dcouvert, ne trouvera pas facilement se placer; une carrire nouvelle souvre alors lui, celle du malfaiteur ; et il y entrera sans broncher, car le frein le plus rsistant est maintenant bris; il ny aura plus craindre que son improbit soit dcouverte. Le seul remde possible serait alors le changement de pays, (p. 428) dhabitudes, de genre de travail, une nouvelle existence commencer. Or, pour que la peine inflige par ltat puisse venir en aide au lieu dempirer les choses, comme elle le fait aujourdhui, il faut distinguer diffrents cas daprs les causes qui on dtermin le dlit.
Occupons-nous dabord des jeunes gens qui ont t pousss au vol par de mauvais exemples reus dans leur milieu, voire mme dans leur propre famille. La ncessit de les soustraire ce milieu immdiat est vidente; car il y aura espoir alors quils ne deviennent pas des voleurs habituels.
DHAUSSONVILLE, Le combat contre le vice, dans la Revue des DeuxMondes, 1er janvier 1888.
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Il y a longtemps dj que cette ncessit a t dmontre par presque tous les crivains; on a hsit seulement entre les maisons de corrections, les asiles industriels et les colonies agricoles, mais il ne parat pas douteux, selon dOlivecrona, que ces dernires ne soient bien prfrables 271 272. La France a, ds 1850, des colonies agricoles pour les jeunes gens acquitts par dfaut de discernement et pour les mineurs condamns plus de six mois et moins de deux ans demprisonnement. Quelques-unes avaient fondes par des particuliers, mais elles ont perdu aujourdhui leur autonomie. Elles navaient eu que le 6,42 pour 100 de rcidivistes, pendant que les colonies du gouvernement en donnaient un chiffre un peu plus grand (le 11,29 pour 100). La dure varie de 3 6 ans. Le travail agricole y est dominant, mais dautres ouvrages sont admis, tels que la (p. 429) serrurerie et la menuiserie. Jamais largent public na t plus utilement dpens, parce que ltat fait redevenir aptes la socit 93 individus sur 100, dont la plus grande partie iraient peupler les bagnes pour le reste de leur vie, aux dpens de la nation. Lorsque le terme arrive, le directeur de la colonie place les jeunes gens chez quelque fermier, ou il les fait entrer dans la marine ou larme. Lindividu se trouve ainsi tout fait loign de son ancien milieu. La Belgique, la Hollande, lAngleterre, lAllemagne, les tats-Unis dAmrique et la Suisse ont des colonies semblables. Il est inutile de remarquer que des colonies de ce genre peuvent tre tablies dans un pays civilis sans aucun danger pour les habitants, parce quil sagit de jeunes gens dont la surveillance est facile, et qui, mme sils arrivaient parfois svader, ne seraient pas trs dangereux. Il ny a donc ici de difficults comparables celles de ltablissement de colonies agricoles composes de condamns aux travaux forcs, comme on a essay de faire en Italie, ce qui, mon avis, est une grave erreur.
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Passons aux individus sortis de ladolescence. Une grande classe de voleurs novices ont t entrans au dlit par le dsuvrement, lignorance dun mtier quelconque, labandon, lesprit de vagabondage. Quelle que soit alors la nature du vol, hors le cas de constatation dun instinct congnital irrductible, il y aurait toujours une exprience faire. Elle consiste dans lenrlement du dlinquant dans une compagnie douvriers pour compte de ltat, avec un salaire nominal non infrieur lordinaire, mais qui (p. 430) serait retenu pour le payement dune amende ltat et pour le ddommagement la partie lse. Louvrier naurait droit la nourriture quautant quil aurait dment gagn sa journe de travail. Il naurait ainsi que lalternative de travailler ou de mourir de faim. Il ne devrait pourtant pas tre relch aprs avoir rempli lobligation de ddommagement, mais il devrait auparavant trouver un emploi dans une usine ou dans une industrie quelconque, en dposant un cautionnement qui serait aussitt confisqu en cas dun nouveau dlit, et qui lui serait rendu quaprs un certain nombre dannes de bonne conduite. Les tats qui ont des colonies peupler pourraient exempter du cautionnement ceux qui partiraient pour ces colonies. En cas de rcidive, cest la relgation perptuelle quon devrait passer directement, toute autre exprience damlioration tant inutile, puisquil y a la preuve dune cause persistante individuelle : laversion pour le travail. Mme traitement pour les escrocs et faussaires novices.
Il arrive assez souvent que le dlinquant nest pas un dsuvr ni un vagabond; il exerce un mtier, une profession, il a de quoi vivre, il est mme dans laisance, et pourtant, par une trange aberration, il commet un vol, ou par pure cupidit il sempare de largent quil sest fait confier, il devient tout coup escroc ou faussaire ou banqueroutier. On a la preuve par l de limprobit, mais comme il nexiste pas de motif constant pour dterminer un nouveau dlit, il se pourrait que le coupable ne retombe pas dans une pareille faute, si sa culpabilit a t compltement dsappointe, de sorte quil ne comprenne quune conduite honnte vaut beaucoup mieux pour ses propres (p. 431) intrts. Pour cela il ny a rien de mieux que la contrainte au payement de lamende et du ddommagement la partie lse par des moyens entirement semblables ceux que nous avons indiqus au v de ce chapitre. Cela produirait encore dautres avantages la socit. Imaginez quun caissier infidle, un banqueroutier frauduleux soit sr,
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cit. Imaginez quun caissier infidle, un banqueroutier frauduleux soit sr, une fois dcouvert, quil ne pourra jouir de la moindre partie de la somme soustraite, quil devra tout rendre, jusquau dernier centime, sans quoi il devra travailler pendant un temps indfini pour celui quil a drob. Est-ce quon ne pense pas que cest un moyen fort capable de faire reparatre tout coup la somme quon croyait disparue et qui avait t confie des mains amies ? Cela nest-il pas bien plus utile que la condamnation du coupable lemprisonnement pour une dure fixe, qui nest profitable personne et ne fait quajouter, au dommage du dlit, la dpense pour lentretien du prisonnier ? Si la somme a t rellement dissipe, le coupable travaillera sans rpit pour ddommager la partie lse. Sil ne le fera pas volontairement, il sera oblige de le faire dans une compagnie douvriers de ltat o il naura pas de pain sans travail. Si, malgr les plus grands efforts, il ne pourra russir gagner quen partie la somme drobe, on pourra aprs un certain nombre dannes, avoir quelques gards pour son ge, pour sa bonne volont ; on pourra mme fixer 10 ou 15 annes le terme de cette contrainte, mais ce terme devra tre recul indfiniment aussitt quon sapercevra de son manque dassiduit. Supposons que le dlinquant ait entirement ddommager la partie lse et pay lamende ltat. Il sera relch et priv seulement de ses droits politiques avec (p. 432) interdiction de toute fonction publique, ou dexercer le commerce si ctait un banqueroutier. Maintenant, dans les cas de rcidive dans un dlit dune genre pareil, il devrait tre soumis au traitement indiqu plus haut pour les dsuvrs ou les vagabonds, et en cas dune deuxime rcidive, comme ces derniers, il devrait tre relgu perptuit, la rcidive indiquant suffisamment quil ne sagit pas dun cas isol, mais qu limprobit du caractre, sajoute un motif constant de conduite dshonnte.
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VIII
Retour la table des matires
On voit que la dtention temporaire pour une dure fixe lavance, la peine typique de notre lgislation prsente, a entirement disparu du systme que nous venons de proposer. Nous navons pas rpter ici les raisons qui nous ont fait combattre et rejeter cette peine. Nous en avons assez dit dans tout le cours de cet ouvrage. Nous avons essay de donner aux peines ce but dutilit sociale qui leur manque aujourdhui, et nous avons fait cela en suivant, de la manire la plus logique, le principe de la raction rationnelle au dlit. Cest tantt llimination qui est ncessaire et qui est ralise, absolument, par la peine de mort, relativement, par la rclusion dans un hospice dalins criminels, par la dportation avec abandon, par la relgation perptuelle, par la relgation indfinie et dont le terme dpend de plusieurs circonstances; dans dautres (p. 433) cas, cest le simple ddommagement avec payement dune amende, que lon obtiendra spontanment par le coupable, ou par une contrainte un travail public, dont il ne touchera pas le salaire et qui pourra se prolonger indfiniment. Il ny a que peu despces de dlits pour lesquels il faudrait entraver les mouvements physiques du dlinquant, comme seul moyen pour lui en empcher la rptition. Tel est par exemple la fabrication de fausses monnaies ou de faux papiers-monnaies. Le relgation ne suffit pas pour dtruire cette industrie criminelle; la contrainte au ddommagement nest pas un moyen suffisant non plus, parce que les criminels de cette espce sont toujours associs et quils ont des capitaux qui leur permettraient de payer lindemnit tout de suite et de recommencer de plus belle. Il faut donc, ncessairement, emprisonner les fauxmonnayeurs et les faire rester isols assez longtemps pour quon puisse supposer quils naient plus dassocis. Mais il y a que peu de cas de ce genre dans lesquels un obstacle physique est absolument exig par la dfense sociale, et cest alors que la peine de lemprisonnement, ou de la rclusion, ayant une dure fixe lavance, devrait tre exceptionnellement employe. Cest encore la peine convenable tous ces dlits que nous avons laisss en dehors de notre cadre de la criminalit (voir premire partie, pages 44 et 45), dans lesquels il y a eu une immoralit spciale non compatible avec ces sentiments altruistes qui sont de nos
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compatible avec ces sentiments altruistes qui sont de nos jours la base de la moralit. Limmoralit de ces actions consiste principalement dans une rvolte contre lautorit ou dans une dsobissance la loi. Si cet lment politique est prdominant, il faut (p. 434) que la pnalit, au lieu dtre dtermine par le critrium de lidonit la vie sociale, ait la nature dun chtiment capable dassurer le respect la loi. Il ne sagit pas ici de vrais malfaiteurs, il sagit de rvolts. De mme que notre tude de criminels ne sest pas tendue ces derniers, nous ne saurions y tendre nos conclusions. Cest pourquoi nous nous arrtons cette limite o la raison dtat remplace les lois naturelles de lorganisation sociale.
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(p. 435)
NOTES
A. Page 111.
On peut offrir comme des exemples frappants de la persistance des caractres moraux dune race, les descriptions faites par Csar des Gaulois et par Tacite des Germains, dans lesquelles on retrouve parfaitement les Franais et les Allemands de notre poque, sauf les diffrences produites par la civilisation, qui dailleurs na altr que la surface ne laissant identiques les qualits et les dfauts substantiels de ces peuples. On ma donn des renseignements fort intressants sur les habitants des les Asp (Sude), qui contrastent dune manire frappante, au physique et au moral, avec la race Scandinave blonde et tranquille. Leurs cheveux sont boucls et dun noir bleut, leurs yeux noirs, leur nez est en bec daigle, leur taille petite mais robuste ; enfin, leur type est tout fait mridional; avec cela leur temprament est toujours en bullition ; dans leurs querelles, ils se servent tous moments du couteau. Ils gardent la tradition de leur origine mridionale, espagnole ou arabe; ils seraient arrivs, il y a plusieurs sicles, sur un navire et, aprs naufrage, ils se seraient maris avec les femmes des ctes ; ensuite ils ne se sont plus mls avec les populations environnantes. La corse est un autre exemple de persistance des caractres de race; la criminalit endmique, comprime parfois par une main de fer, clate de nouveau ds que la rpression se ralentit (BOURNET, La criminalit en Corse, 1887, Lyon).
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En Autriche, les provinces o les meurtres, coups et blessures sont plus frquents sont celles habites par les Slaves du midi, telles que la Dalmatie et la Syrie. En Belgique, cest la Flandre; on sait que la race flamande se distinguait par son caractre vif et querelleur (BOSCO, Gli omicidii in alcuni stati, Roma 1889). (p. 436) M. COLAJANNI ma oppos la transformation des cossais qui encore, au sicle dernier, vivaient dincendies et de brigandages, mais il oublie quil ne sagit que des Highlanders, forms en clans, et se considrant comme un peuple belligrant. Ils dvastaient les contres voisines, ils tuaient leurs ennemis; ceci na rien voir avec la criminalit intrieure dun pays. Il nest pas prouv du tout que les Highlanders se volaient ou se tuaient entre eux. Quant aux Anglais, si le meurtre est rare parmi eux, il y a toujours des traces de lancienne brutalit saxonne dans leur penchant rsoudre les questions par la force musculaire; la boxe fleurit toujours dans le bas peuple. Je ne nie pas, aprs tout, que la civilisation soit bien capable de radoucir le caractre dun peuple, mais cet effet ne devient sensible quaprs bien des sicles, et il reste toujours au fond du caractre national, quelque chose des anciens instincts de race.
B. Page 125.
M. PEREZ qui, en gnral, ne se montre pas trop pessimiste, confirme avec sa grande comptence le fait quil y a des natures denfants rebelles toute sorte dducation. La bonne volont et la vertu mme des parents ne garantissent pas toujours une ducation heureuse. Des parents sains de corps et desprit, dge bien assorti, vivant dans de bonnes conditions hyginiques, nont pas toujours des enfants moraux. Il y a, pour eux aussi, compter avec les affligeants retours de lhrdit. Quant aux surmens de toute sorte, aux excessifs, aux intemprants, aux vicieux, quils ne le soient ou nom de naissance, ils prparent infailliblement une race voue aux vices, la folie, au crime. Sans doute des tendances violentes ou malsaines se montrent chez beaucoup de jeunes enfants, mais elles sont souvent si accuses, quoique parfois intermittentes, chez plusieurs, quil faut voie en eux de pauvres victimes des lois fatales de lhrdit et de la dgnrescence.
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(PEREZ, Lducation morale ds le berceau, p. 109-110, Paris, Flix Alcan, d., 1888)
Pour M. MAGNAN (rapport de 2e Congrs danthropologie criminelle) il ny a pas de prdisposition naturelle au crime chez lindividu normal. Il admet pourtant la dgnrescence (p. 437) drive du fait de lhrdit nerveuse ou vsanique ou de lalcoolisme des ascendants. M. TAVERNI, dans son rapport au mme congrs, admet linaptitude lducation par dfaut naturel irrmdiable, quels que soient les procds pdagogiques, et constituant la prdisposition naturelle au crime. Voir sur la mme question les intressantes remarques de MM. MOTET et HERBETTE, dans le compte rendu des sances du congrs. Mme Pigeon sest crie quil ny a pas denfants rfractaires lducation ; mais cest l un mot de tendresse fminine plutt quun rsultat dexprience.
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Cest ainsi que le commandeur Bodio, directeur gnral de la statistique en Italie, a pu parvenir comparer les meurtres, les coups et blessures et les vols entre lItalie, la France, lAllemagne, lEspagne, la Belgique, lAutriche, lAngleterre, lcosse et lIrlande. Jextrais de sa dernire communication (juin-juillet 1889), les tables ci-aprs.
Il en ressort que lItalie et lEspagne occupent le premier rang pour les meurtres, la premire ayant eu 12,67 accuss en 9,86 condamns pour crimes, pour 100 000 habitants en 1887, la deuxime ayant eu 12,10 accuss et 8,55 condamns sur 100 000 habitants en 1883. Viennent ensuite lAutriche avec 3,11 accuss et 2,28 (p. 439) condamns en 1885 ; la Belgique avec 2,52 accuss et 2,01 condamns; la France avec 2,30 accuss et 1,55 condamns la mme anne. Le troisime rang est occup par lAllemagne, qui, en 1886, navait 1,14 accuss et 0,94 condamns en 1887. On trouve au dernier rang lAngleterre, qui en 1886, avait 1,08 accuss et 0,60 condamns, et lcosse, ayant eu la mme anne 0,94 accuss et 0,66 condamns. La Hongrie ne figure pas dans ce tableau, mais daprs les donnes recueillies par M. Bosco, elle devrait occuper une des premires places, car, en 1886, elle a eu 1,477 condamns pour meurtre, cest--dire plus de 8,50 pour 100 000 habitants. Pour les coups et blessures, il na t possible dtablir une statistique compare quentre lAutriche, lItalie, lAllemagne et la France. Cest lAutriche cette fois qui occupe le premier rang; lItalie suit une distance assez considrable, mais la diffrence est encore plus grande entre lAllemagne, qui occupe le troisime rang, et la France qui se trouve au dernier. En 1885, lAutriche avait 439,10 prvenus et 294,79 condamns sur 100000 habitants pour coups et blessures, lItalie avait 298,88 prvenus et 226,88 condamns en 1887 ; lAllemagne avait la mme anne 197,65 prvenus et 75,703 condamns; la
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mme anne 197,65 prvenus et 75,703 condamns; la France enfin, 74,60 prvenus et 69,37 condamns. Pour les vols de toutes espces, la place la plus honorable est tenue sans contredit par lItalie : elle na eu, en 1887, que 88,83 pour 100000 habitants accuss de ces crimes ou dlits parmi lesquels 70,55 ont t condamns ; cest en Allemagne que les proportions sont les plus fortes, car elle a eu la mme anne 215,68 accuss et 183,91 condamns. La Belgique ne sloigne pas sensiblement des proportions de lAllemagne; lAngleterre suit de prs et la France une assez grande distance. Cette dernire a eu pourtant, en 1887, le 125,79 de prvenus et 112,87 de condamns, plus dun tiers de plus que lItalie. Il se peut encore, comme le remarque M. Bodio, que de telles diffrences seraient moins grandes si lon pouvait calculer la facilit avec laquelle on dnonce et on poursuit les vols dans chaque pays, et la plus ou moins grande indulgence pour les (p. 442) vols commis par les domestiques ou des commis. Il est possible que les chiffres de lItalie et de la France devraient tre grossis de quelque peu par rapport ceux des pays du nord o lon est un peu plus dur pour les dlinquants. Mais tout en faisant leur part des considrations de ce genre, lItalie qui occupe la premire place dans la statistique du meurtre, ne peut occuper que la dernire dans celle du vol.
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AJOUTS. la page v :
Nous avons cit plusieurs auteurs qui se sont dclars pour nous. Il faut y en ajouter dautres plus rcents : M. Clarck-Bell, en Amrique, directeur du Medicallegal Journal de New-York ; M. Havelock-Ellis, auteur dune revue fidle des travaux et des conclusions de la nouvelle cole (The Criminal, London, 1890) ; M. Dorado-Montego, agrg de luniversit de Salamanca (La anthropologia criminal en Italia, Madrid, 1890) ; M. P. Blanchemanche (Considrations sur un avant-projet de rvision du code pnal).
la page xx :
Nous avons affirm que des centaines de millions sont annuellement dpenss par les tats dans la lutte contre le crime. On a calcul, en effet, que sept nations dEurope (la France, lAllemagne, lAngleterre, lAutriche-Hongrie, lItalie, la Russie et lEspagne) dpensent elles seules 221,481,174 francs par an, rien que pour lentretien des prisonniers et pour ladministration des prisons. Ce que les dtenus produisent ne reprsente que la neuvime partie de cette somme : 25,893,232 francs. Si on ajoutait ces frais ceux des agents de sret, on atteindrait des chiffres normes.
339
(p. 443-446)
C B Bagebot Balzac Barzilai Beccaria Beltrani-Scalia Benedikt Bentham Berenini Beret Bertault Bertillon Blanchemanche Bled (du) Block Bodio Carnevale Caro Carrara Chauveau Clarck-Bell Cohn Colajanni Corre Cosenza Coutagne
E Ellero Espinas
F Farinacci Fr Ferri Ferrus Feueebach Filangieri Fioretti Foley Fouille (Alfred) Franck (Adolphe)
D Dante Darwin
340
Freuler
Lauvergne Laveleye (E. de) Le Royer Leveill Lvy-Bruhl Liszt Lombroso Lozano Lucchini Lucas
Ottolenghi
P Paulhan Paulus Pavia Perez Pessina Piperno Platon Plutarque Po (Edgar) Poletti Porto Prins Paglia Q Quetelet
M H Haeckel Hamel (van) Haussonville (d) Hans Havelock-Ellis Heger Heil Hlie Herbette Herz Holtzendorff (von) Magilot Magnan Majno Mancini Manouvrier Marro Marx (Charles) Maspero Maudsley Mayr Minzloff Mittelsdt Mittermair Moleschott Moreau Morel Motet
J Jacoby Jeanvrot
N K Kant Kirchenheim Knecht Kraepelin Nicolson Nordau (Max) S Sabinus Sarraute Sciamanna Schaeffe Semal Sergi Setti Shakspeare Sighele (Scipion)
L Lacassagne
341
W Willeri
X Xnophon
342
1881 1882 1883 1884 1885 1886 1887 1881 1882 1883 1884 1885 1886 1887 1881 1882 1883 1884 1885 1886 1887
Annes
708 785 655 704 694 * * 82,373 92,476 91,518 96,035 97,193 * * * * * * * * *
3,20 3,55 2,96 3,18 3,11 * * 372,15 417,79 413,46 433,87 439,10 * * * * * * * * *
403 566 464 518 504 * * 55,059 60,839 62,038 64,374 65,239 * * * * * * * * *
2,21 2,55 2,10 2,34 2,28 * * 248,75 274,86 280,28 290,83 294,74 * * * * * * * * *
131 140 123 130 139 * * * * * * * * * 11,567 12,362 12,264 10,584 11,130 * *
2,37 2,54 2,23 2,36 2,52 * * * * * * * * * 209,55 223,95 222,17 191,74 201,63 * *
343
Recensement: 1886 Accuss ou prvenus Chiffres absolus Pour 100,000 habitants Condamns Chiffres absolus Pour 100,000 habitants
Recensement: 1885 Accuss ou prvenus Chiffres absolus Pour 100,000 habitants Condamns Chiffres absolus Pour 100,000 habitants
Recensement: 1881 Accuss Condamns ou prvenus Chiffres absolus Chiffres absolus Pour 100,000 habitants Pour 100,000 habitants
Recensement: 1881 Accuss ou prvenus Chiffres absolus Pour 100,000 habitants Condamns Chiffres absolus Pour 100,000 habitants
Recensement: 1881 Accuss Condamns ou prvenus Chiffres absolus Pour 100,000 habitants Chiffres absolus 12 28 24 14 14 25 * * * * * * * * * * * * * * * Pour 100,000 habitants 0,32 0,75 0,64 0,37 0,37 0,66 * * * * * * * * * * * * * * *
1881 1882 1883 1884 1885 1886 1887 1881 1882 1883 1884 1885 1886 1887 1881 1882 1883 1884 1885 1886 1887
27,710 26,707 29,275 28,833 29,596 28,510 45,939 46,??9 46,?99 46,407 46,127 46,174 48,075
2,17 2,18 2,17 2,29 2,30 2,15 2,13 69,75 72,34 69,88 76,60 75,44 77,44 74,60 120,20 122,16 121,40 121,42 120,69 120,81 125,79
557 581 560 610 593 556 570 24,537 24,535 24,666 26,983 26,752 27,430 26,512 41,661 42,389 42,118 42,157 41,936 41,819 43,139
1,46 1,52 1,47 1,60 1,55 1,45 1,49 64,33 66,81 64,54 70,60 69,70 71,77 69,37 109,01 110,91 110,20 110,00 109,72 109,42 112,87
* 573 598 523 581 562 535 * 68,792 72,184 82,236 87,148 90,855 92,609 * 120,690 116,809 114,114 106,701 105,209 101,057
* 1,22 1,28 1,12 1,21 1,20 1,14 * 146,81 154,56 177,64 185,99 193,90 197,65 * 257,58 249,30 243,54 227,73 224,54 245,68
* 493 490 432 479 484 441 * 55,577 58,755 67,576 70,883 73,898 75,703 * 103,889 100,423 97,522 91,109 89,562 86,174
* 1,05 1,05 0,92 1,02 1,03 0,94 * 118,61 125,39 144,22 151,28 157,71 161,56 * 221,72 241,32 208,13 194,45 191,14 183,91
52 66 57 45 67 33 56 * * * * * * * * * * * * * *
302 301 275 277 277 280 * * * * * * * * 53,917 56,421 53,915 52,599 49,580 48,898 *
1,16 1,16 1,05 1,07 1,07 1,08 * * * * * * * * 207,58 217,22 207,57 202,50 190,88 188,25 *
1,63 161 135 149 154 157 * * * * * * * * 38,557 40,671 39,321 38,336 36,267 35,982 *
0,63 0,62 0,53 0,57 0,59 0,60 * * * * * * * * 148,44 159,58 151,38 147,59 139,62 138,53 *
29 47 45 47 25 35 * * * * * * * * * * * * * * *
FIN