Rachik Hassan Lesprit Du Terrain Etudes
Rachik Hassan Lesprit Du Terrain Etudes
Rachik Hassan Lesprit Du Terrain Etudes
Hassan Rachik
http://books.openedition.org
Référence électronique
RACHIK, Hassan. L'esprit du terrain : Études anthropologiques au Maroc. Nouvelle édition [en ligne].
Rabat : Centre Jacques-Berque, 2016 (généré le 14 juin 2016). Disponible sur Internet : <http://
books.openedition.org/cjb/752>.
Au début des années 1980, il était impudique et ascientifique de parler de soi, de son parcours, de
son expérience. À partir des années 1990, on abandonne la dogmatique du détachement de
l’observateur pour s’engouffrer dans une autre faisant de l’engagement, de la réflexivité, de la
maladie du journal, le credo du chercheur postmoderne. Hassan Rachik opte pour une solution
médiane, ne retenant de son expérience que ce qui est susceptible de jeter un éclairage sur ses
travaux de recherche. Dans ce livre, il revient sur les traces de son parcours anthropologique et
sur les stations qui l’ont jalonné durant trois décennies.
HASSAN RACHIK
Hassan Rachik est anthropologue, professeur à l’Université Hassan II, Casablanca (depuis
1982), professeur visiteur dans des universités américaines, européennes et arabes.
Auteur de plusieurs ouvrages dont Le sultan des autres, rituel et politique dans le Haut Atlas
(1992). Comment rester nomade (2000). Symboliser la nation. Essai sur l’usage des identités
collectives au Maroc (2003). Le proche et le lointain. Un siècle d’anthropologie au Maroc (2012).
Anthropologie des plus proches, retour sur le temps de mes parents (2012).
2
SOMMAIRE
Système de transcription
Prélude
Esquisse d’un parcours
Introduction
Sacrifice sanctifiant et sacrifice politique
Sacrifice humiliant
Sainteté, perfection spirituelle, extravagance
Une vingtaine d’années après
Introduction
Chapitre 9. Espace pastoral et conflit social dans une vallée du Haut-Atlas occidental
Organisation pastorale
Contestation du pacte pastoral
Conclusion
Introduction
Introduction
Orientation théorique
Position sociale
Rencontre ethnographique
Durée du séjour et taille du groupe
Ressource linguistique
Le rapport aux observés
Chapitre 29. Chose et sens : réflexions sur le débat entre Geertz et Gellner
Croyances et situation segmentaire
Nisba comme construction culturelle
Sainteté et notions culturelles
Chose ou sens ou le piège des dilemmes
Bibliographie
Index
7
Système de transcription
Gh : r grasseyé
R : r roulé
Prélude
Esquisse d’un parcours
1 Le présent livre retrace un parcours qui a commencé au début des années 801. Il regroupe
des textes publiés entre 1989 et 2013. Mais il ne s’agit pas simplement d’un recueil de
textes. J’ai été amené pour la première fois à relire, sans interruption, l’ensemble de mes
textes et à réfléchir à mon parcours, évitant de leur imposer, après coup, une cohérence
qui leur fût étrangère. Je n’ai pas retenu les contributions qui me paraissent redondantes
et celles parues dans des livres où je suis co-auteur (Bourqia et al., 2000 ; Rachik, dir.,
2006 ; El Ayadi et al., 2007).
2 J’ai distingué quatre grandes étapes correspondant à des ensembles d’objets et de
questionnements qui ont été au centre de mes recherches. Le premier abrite le rituel, le
sacrifice et la sainteté ; le second l’action collective, les structures sociales et le
changement en milieu rural. Ces deux ensembles correspondent largement aux travaux
de terrain que j’ai menés dans le Haut-Atlas entre 1983 et 1992 et dans l’Oriental entre
1989 et 1992.
3 Suite à mes travaux de terrain, je me suis intéressé à des problématiques liées aux
idéologies et aux identités collectives (troisième ensemble). En même temps, j’ai engagé
des débats avec des anthropologues qui ont marqué les sciences sociales au Maroc et à
l’échelle internationale : Jacques Berque, Edmond Doutté, Ernest Gellner, Clifford Geertz,
Robert Montagne, John Waterbury et Edward Westermarck.
4 Au début des années 80, il était impudique et ascientifique de parler de soi, de son
parcours, de la dimension quotidienne de son terrain, des raisons ordinaires qui ont
orienté le choix de ses thèmes et d’autres idées similaires. Depuis les années 90, il est
devenu quasi normal que le chercheur s’inscrive dans son texte, l’emploi du « je » est
même érigé en un rite quasi obligatoire. On sort de la dogmatique du détachement de
l’observateur pour s’engouffrer dans une autre faisant de l’engagement, de la maladie du
journal et de son inscription narcissique le credo du chercheur post-moderne. J’opterai
pour une solution médiane qui consiste à ne retenir de mon expérience que ce qui est
susceptible de jeter un éclairage sur mes travaux de recherche.
5 Après plus de trente années de pratique de la recherche, j’ai été tenté de revenir sur mon
expérience et d’en expliciter le parcours. J’ai commencé la rédaction d’un livre dans
lequel j’essaie de rendre compte aussi bien de la partie visible, celle publiée, que de la
9
partie cachée, celle qu’un chercheur ose rarement dévoiler dans un travail académique
sous prétexte qu’elle est personnelle, voire intime. Ce qui m’intéresse le plus dans la
description d’un parcours, c’est cette partie, souvent occultée, que je considère comme le
moteur théorique et éthique de mes recherches. Mais à présent, je serai plus proche des
textes ici réunis pour les situer par rapport aux principales phases de mon parcours.
Conversion
6 J’avais l’habitude, au début de ma carrière, de m’identifier comme juriste de formation et
anthropologue de conversion. Sur le plan international, ce type de conversion était
devenu, depuis plus d’un siècle, normale. L’histoire de l’anthropologie est riche
d’anthropologues formés dans d’autres disciplines comme la géographie, la psychologie,
la philosophie ou le droit. Au Maroc, c’est différent. Toute conversion semble insolite. La
norme est de rester ce qu’on est devenu à la fin de son cursus. Seuls les initiés savaient
que Paul Pascon avait été formé en biologie avant de devenir sociologue. Mais dans ce cas
et dans d’autres, la conversion à la sociologie était perçue comme un acte militant.
Devenir anthropologue était plus pénible, moins désirable, dans un pays à peine
décolonisé. C’était souvent perçu comme une hérésie commise par un renégat nostalgique
du folklore et de l’ère coloniale.
7 Dans toute conversion, dans tout passage (les rites de passage fournissent des
symbolisations variées de ce processus), nous pouvons distinguer une phase liminaire,
transitoire, où l’intéressé est « entre les deux » (between & betwixt », « bine ou bine » en
darija). A ma formation juridique succéda cette phase liminaire. Dans d’autres systèmes
d’idées, religieux et idéologiques, la conversion est consacrée par des rites manifestant
clairement le passage instantané d’une religion à une autre, ou d’une idéologie à une
autre : la chahada en islam, le baptême en christianisme, le serment pour certaines
organisations politiques.
8 La conversion disciplinaire peut être sanctionnée par un diplôme, c’est le cas de Pascon
qui eut, en plus d’une licence en biologie, une licence en sociologie. Dans mon cas, la
conversion s’est faite sans abandonner l’espace de ma formation initiale. Le sujet de mon
diplôme d’études supérieures par lequel j’entamai ma conversion portait sur la
modernisation de trois tribus zemmours (1980-1982). Celui de ma thèse de doctorat ès-
sciences politiques, par lequel je consacrai ma conversion, portait sur des repas
sacrificiels observés dans une tribu du Haut-Atlas (1983-1986).
9 Faire du terrain n’était pas inscrit dans ma formation universitaire. Le seul fait de se
déplacer pour collecter des données de première main était alors considéré comme une
rupture. Cependant, sur le plan thématique, la rupture n’était pas aussi brutale. J’ai traité
l’histoire juridique et institutionnelle tribale, la modernisation du droit comme le passage
de la coutume au droit positif et la création d’un espace juridique national au détriment
d’espaces juridiques locaux. François-Paul Blanc, privatiste et historien du droit, qui
encadra mon mémoire, était fort passionné par le sujet de ma recherche qu’il enrichit à
maints égards. C’était aussi mon garant, devenir un juriste défroqué aurait été
insupportable au début de ma carrière.
10 Par contre, choisir le sacrifice comme sujet de thèse était plus audacieux. C’était une
déclaration explicite d’autonomie par rapport à ma discipline de formation. Blanc, qui eut
la gentillesse de siéger au jury de soutenance de ma thèse, exprima de façon sympathique
10
son éloignement par rapport à une étude sur les rites, sur la gauche et la droite, etc. Il
commença par dire qu’il interviendra en « bon père de famille ». Il fit certainement
davantage, mais il formula ainsi sa position à l’égard du contenu de ma thèse qui n’était
pas familier dans nos facultés de droit.
11 Je disais juriste de formation, mais mon identité de départ était, en fait, ambiguë. En 1974,
je me suis inscrit dans la section Sciences politiques. Mais sous ce label, nous étions
davantage initiés au droit public, et nous nous identifiions comme publicistes par
opposition aux privatistes (département du droit privé). L’identité des privatistes et des
économistes paraissait claire. Les premiers étudiaient le droit privé, les seconds les
sciences économiques. Pour moi et mes pairs, la discontinuité était d’abord d’ordre
terminologique, nous étions des publicistes (et non des politistes, par exemple) censés
apprendre les sciences politiques. En fait, je n’ai guère étudié ni les sciences politiques, ni
le droit en tant que discipline. J’avais plutôt affaire à un compartimentage rigide de
matières en droit public et en droit privé, agrémentées de cours inclassables, comme
l’économie politique, la géographie économique et l’histoire des idées politiques, mais qui
auraient pu être, comme on le répétait dans les manuels, des disciplines voisines ou
auxiliaires du droit. Il manquait terriblement à notre cursus, et c’est toujours le cas, des
disciplines comme la sociologie et la philosophie du droit. Mais le tableau n’est pas si noir.
J’ai appris beaucoup de choses, notamment une certaine rigueur dans la définition des
concepts juridiques.
12 C’est lors de mes études doctorales que j’ai commencé à me familiariser avec le
vocabulaire des sciences sociales. J’ai été marqué par deux séminaires de Bruno Etienne
(1978-1979), l’un en sciences politiques sur le thème « Tradition, modernité et identité
nationale dans les systèmes politiques internes : quelques exemples maghrébins »,
l’autre une sorte d’initiation aux méthodes des sciences sociales.
13 Etienne voulait à la fois nous initier aux différentes théories de la tradition et de la
modernité, relever les problèmes de méthode qu’elles posaient dans l’étude des systèmes
politiques nationaux et fournir une illustration de ces problèmes à propos des cas
algérien et marocain (notes du séminaire, 1979). Pour moi, c’est plus le volet théorique
qui m’importait. Et c’est sur cet aspect-là que portaient mes notes. Une partie du
séminaire analysait différents couples : statut prescrit et statut acquis (ascription /
achievement, Ralph Linton), fusion et différentiation, lien personnel et lien impersonnel,
enchantement et désenchantement du monde, communauté et association, solidarité
mécanique et solidarité organique, societas et civitas (Henri Morgan), statut et contrat.
14 Mon apprentissage vertigineux s’était fait dans une sorte de souffrance et de frustration
que je trouve, avec le recul, positives. Ce qui accentuait ma perplexité, c’est l’abondance
des suggestions. Je n’exagère pas en disant que chaque séance du séminaire était pour
moi une sorte d’avalanche de concepts, de noms d’auteurs, de livres, de questions. Mes
notes en témoignent. En peu de temps nous avions reçu une quantité d’idées qui dépassait
notre capacité d’assimilation. Gemeinschaft et Geselschaft, ethos, paradigme, statut social,
potlash, segmentarité, policy, politics et polity, ethnocentrisme, « emic et etic analysis » et
bien d’autres termes que j’écoutais pour la première fois. Mais le problème aurait été
simple si je n’avais eu affaire qu’à des termes nouveaux. Le questionnement concernait
également des termes que je croyais savoir : dialectique, classes sociales, rôle social,
féodalité, théorie, hypothèse, concept, notion, politique, pouvoir…
15 Par quoi commencer et quoi choisir ? Avec Mohamed Tozy et Mohamed Mahdi nous
avions formé un petit groupe de travail où on lisait ensemble quelques textes suggérés
11
par Etienne. Le fardeau était si lourd qu’il était pratique de se mettre à plusieurs pour le
porter.
16 Etienne m’a aidé à remettre en question à la fois le « juridisme » et la « vulgate
marxiste ». C’était, psychologiquement, ardu et éprouvant. J’étais déboussolé. Il ne s’agit
pas d’un passage clair et simple d’un rivage à un autre : j’étais ceci et je suis en train de
devenir cela. Je n’avais qu’une idée vague de ce qu’il fallait abandonner et adopter.
17 Etienne a également contribué à me sensibiliser à des questions théoriques et
méthodologiques nécessaires à la formation d’un chercheur. Devenir chercheur était une
chose que je n’envisageais guère. Il nous a orientés vers un nouveau style de pensée, vers
un nouveau domaine de lecture et, surtout, vers la découverte du métier du chercheur.
Nos facultés de droit préparaient pour plusieurs métiers, mais pas pour celui de
chercheur. Pour la première fois dans l’histoire de notre faculté, des étudiants ont opté
pour des thèmes relativement originaux : le champ religieux, le cinéma, le changement
social, l’histoire politique, la morphologie sociale. Quant à moi, la problématique de mon
mémoire, qui portait sur la modernisation de trois tribus zemmours, était directement
inspirée du séminaire animé par Etienne sur la tradition et la modernité et de celui de
Blanc sur l’histoire de l’administration marocaine. J’ai pu ainsi rapprocher ce que je
savais des théories de la modernisation de mes incursions dans l’histoire des instituions
administratives traditionnelles comme le makhzen et la jma’a.
Sur le terrain
18 J’ai découvert et traversé avec passion la littérature coloniale sur le droit tribal, la
coutume, les pactes tribaux, l’arbitrage. Et comme je pensais avoir assez lu sur la
confédération des Zayanes (région de Khenifra), je projetai de mener mon terrain parmi
eux. Mais pour des raisons de commodité et de proximité, je choisis les Aït Zekri des
Zemmours, situés à 160 kilomètres environ de Casablanca.
19 Alors même que je m’apprêtais à entreprendre mon premier terrain, Pascon, qui
enseignait à l’Institut vétérinaire et agronomique Hassan II à Rabat, proposa à un groupe
de doctorants de participer à une enquête sociodémographique au sud du Maroc. Nous
étions une huitaine d’enquêteurs et d’enquêtrices, majoritairement de la faculté de droit
de Casablanca2. Le rapport de Pascon avec notre faculté fut fortuit. Il vint en 1980 en tant
que membre du jury de soutenance présidé par Bruno Etienne, à l’occasion de la
soutenance du mémoire de DES de Mohamed Tozy.
20 Le 27 mars 1981, nous avons quitté Casablanca en direction d’Agadir. La Land Rover, que
je prenais pour la première fois, n’était pas du tout confortable. Après une nuit à Agadir,
nous avons pris la route vers Tazerwalt. Juste avant d’y arriver, Pascon nous a réunis au
sommet d’une colline qui offrait une vue panoramique sur Tazerwalt et sa région. Il nous
a livré un aperçu sur la géographie du lieu, son histoire, les lignages existants, le moussem
de Sidi Hmad ou Moussa. J’ai découvert pour la première fois sa générosité intellectuelle.
J’ai apprécié fortement son souci du partage avec de jeunes étudiants et surtout sa
volonté de ne pas nous réduire à des enquêteurs sommés de remplir des questionnaires.
C’est une leçon que j’ai retenue et que j’ai essayé d’appliquer avec mes étudiants.
21 Nous avons visité Illigh, la capitale de l’ancien royaume de Tazerwalt, et la grande
Maison, siège du pouvoir. Le fait de savoir qu’il y avait un royaume dans ce « coin perdu »
du pays m’a fortement impressionné. Le lendemain matin, Herman van der Wusten, un
12
cette phase d’initiation, Hammoudi m’a amicalement accompagné par ses suggestions et
ses encouragements. L’une de ses réactions écrites à mon texte de projet de recherche
dépassait une quinzaine de pages. Mes séjours sur le terrain étaient devenus plus
fréquents et avec une durée qui dépassait souvent deux semaines. Plus important encore,
je pouvais mener mes entretiens et mes conversations en tachelhit, ma langue maternelle.
Ce qui est un atout crucial pour une approche qui prend en compte les interprétations
locales.
33 J’ai commencé par la vallée de Sidi Fares (à une cinquantaine de kilomètres au sud de
Marrakech) où je suis resté trois semaines. Je l’ai abandonnée à cause d’une réticence
ferme de la majorité des habitants à parler des rituels qu’ils considéraient comme
hétérodoxes (bid’a). C’est dans la vallée Aït Mizane, à quatre heures de marche plus loin,
où j’étais agréablement accueilli, que j’ai pu mener mon terrain entre 1983 et 1992. C’est
dans cette petite tribu que j’ai étudié le ma’rouf, un repas sacrifié et consommé en
commun (Rachik, 1990), le moussem de Sidi Chamharouch (Rachik, 1992) et d’autres
actions collectives (voir infra chapitres, 2, 3,4, 8, 9 et 10).
34 Au départ, je voulais réaliser une monographie des rituels locaux. Mais je me suis limité à
l’étude du ma’rouf qui est l’objet de ma thèse soutenue sous un titre qui devait consacrer
ma conversion anthropologique : Les repas sacrificiels : essai sur le rituel du ma’rouf dans une
tribu du Haut-Atlas. Je l’ai remaniée et publiée en 1990 sous un autre titre : Sacré et sacrifice
dans le Haut-Atlas.
35 Dans mes études initiales du rituel, j’étais fasciné par l’interprétation structurale
développée notamment par Claude Levy-Strauss et Edmund Leach. J’ai approché le
sacrifice comme un discours sur la société et le monde (voir infra chapitre 2). Je partais
d’une conception du rituel comme une source d’informations sur les groupes sociaux et
leur culture. Je me rappelle avoir été obnubilé par la mise en cohérence de mes données,
recherchant des oppositions (salé/fade, cru/cuit, droite/gauche, etc.) et leurs principes
structurants (culture/nature, humains/esprits, privé/collectif).
36 En fréquentant d’autres traditions anthropologiques et sociologiques s’inspirant de la
phénoménologie et des théories de l’action, j’ai pu dépasser progressivement l’approche
hermétique de la culture. Mohamed Cherkaoui joua discrètement un rôle important dans
cette nouvelle orientation. J’étais de moins en moins convaincu par la construction de ces
systèmes symboliques impeccables sur le plan formel, mais sans rapport avec des actions
sociales concrètes. L’analyse en termes de compréhension, d’action sociale, de situation
sociale et de processus social a mûri dans mon travail sur le nomadisme chez les Béni Guil
(Rachik, 2000 ; voir infra chapitres, 12 et 13).
37 Pour examiner les changements sociaux, je suis parti de « groupements concrets », ces
réseaux de relations effectives dans le cadre desquels la mobilité spatiale et la production
pastorale ont été traditionnellement organisées. Il s’agissait de communautés pastorales
dépassant rarement une dizaine de foyers et qui n’apparaissaient ni dans les généalogies,
ni dans les divisions normatives tribales (Rachik, 2000, p. 21-23). L’analyse du
changement, de la désagrégation des communautés nomades à partir de 1970, est
ramenée à des actions individuelles et collectives telles que la fixation des tentes,
l’abandon des chameaux, l’adoption du transport motorisé et de la charrette. Pour
comprendre ces actions, j’ai réuni des informations pertinentes sur les motivations des
nomades, leurs situations, leurs ressources et leurs contraintes quant à la mobilité
spatiale.
15
Loin du terrain
38 A partir de 1992, j’ai décidé d’atténuer mes déplacements de terrain et d’expérimenter
d’autres styles de recherche. Mes séminaires sur la culture et la politique m’ont
encouragé à approfondir mes recherches sur les identités collectives et les idéologies, et
inversement. J’ai commencé par travailler sur la manière dont l’idéologie nationaliste a
symbolisé la nation marocaine à partir des années 20. Profitant de mon expérience
d’anthropologue, j’ai mis l’accent sur les manifestations culturelles et festives du
nationalisme tels que le costume national et la fête du trône (Rachik, 2003a).
39 Quitter le terrain, lieu par excellence des relations de face à face, pour travailler sur le
passé m’a permis d’affronter de nouvelles questions théoriques. Pour un chercheur qui
avait l’habitude de travailler sur des communautés restreintes, comment décrire des
processus observés à l’échelle nationale ? Toutefois, j’ai tenu à ce que la rupture avec
l’esprit du terrain ne soit pas totale. Certes, je ne suis plus dans la logique des interactions
interpersonnelles, mais j’ai essayé de maintenir, partant des mêmes orientations
théoriques, des mêmes exigences que sur le terrain. J’ai besoin d’être proche des acteurs,
d’avoir le maximum d’informations sur leurs parcours, leurs motivations, leurs situations,
l’espace de leurs actions. Pour ce faire, je dois dire que le travail sur le passé, même
récent, est plus pénible que le travail de terrain. Disposer de documents qui soient de
première ou de seconde main exige un autre type de patience, différent de celui requis
sur le terrain. J’ai ainsi apprécié la différence entre restituer la fête du trône célébrée
dans les années 30 et décrire des rituels directement observables. Où trouver l’usage ou le
sens de tel ou tel symbole ? Sur le terrain, il faut seulement que le chercheur soit accepté
et que les gens soient disponibles. Pour avoir des informations sur la fête du Trône, il faut
tâtonner et prier que le hasard soit à ses côtés. J’ai voulu aussi m’inspirer de mon
approche des contestations tribales pour étudier les contestations du « dahir berbère ».
Afin de dépasser les narrations linéaires désincarnées où les acteurs sont voilés par une
série d’événements et de dates, je suis parti des témoignages de certains nationalistes qui
m’ont permis de décrire les lieux, les enjeux, les tensions, les discussions, les hésitations
quant aux actions à entreprendre (Rachik, 2003).
40 Je suis en train de développer cette démarche microscopique – si l’on veut – dans mes
travaux sur l’idéologisation de la religion et la routinisation des idéologies (Rachik, 2009).
41 Parallèlement à mes recherches sur les idéologies et les identités collectives, j’ai engagé
une réflexion sur la connaissance anthropologique du Maroc. L’idée centrale est de
mettre en rapport l’œuvre de certains anthropologues qui ont travaillé sur le Maroc avec
leurs situations ethnographiques (Rachik, 2012). Le concept de situation ethnographique
déborde l’expérience du terrain proprement dite. Il comprend plusieurs composantes qui
orientent la connaissance anthropologique, à savoir l’orientation théorique de
l’anthropologue, sa position sociale, les déterminants de son travail de terrain tels que la
durée du séjour, le contenu social et éthique du rapport aux groupes étudiés ainsi que la
maîtrise de leur langue. Dans les textes réédités dans le présent livre, j’ai étudié ces
aspects, mais de façon sporadique et inégale. J’ai insisté sur l’orientation théorique des
auteurs et, dans une moindre mesure, sur leurs expériences de terrain. J’ai étudié le
sacrifice du ‘ar chez Westermarck (chapitre 4), la conception du sacré chez Berque
(chapitre 5), la chefferie et les structures politiques chez Montagne (chapitre 27), l’usage
du modèle segmentaire par Waterbury (chapitre 30), la généralisation chez Geertz
16
(chapitre 33). J’ai comparé Gellner, qui accorde plus d’importance aux structures sociales,
traite les croyances religieuses, les idéologies et d’autres systèmes culturels comme des
épiphénomènes, à Geertz, qui privilégie la culture, les systèmes de sens, le point de vue de
l’indigène (chapitre 29). J’ai comparé l’approche de terrain de Doutté inspirée par
l’antipathie à l’égard des indigènes à celle de Westermarck fondée sur le respect (chap. 31
et 32).
42 Casablanca, juillet, 2014
Entrées Description
Tribu (taqbilt)
Aït Mizane
étudiée
Confédération
Ghighaya
tribale
Province Marrakech-Haouz
Première rangée : habitants ; deuxième rangée : Hassan Rachik, Boukhari, fils du chef de la Maison
d’Illigh, Mohamed Khattabi, Mohamed Mahdi, Abderrahim Abdelilah, Rachida Najib, (nom oublié),
Keltoum Mousdik, Paul Pascon, Dominique Verdugo ; troisième rangée : habitants, Mohamed Tozy.
Cliché : Daniel Schroeter.
NOTES
1. Ce prélude ainsi que les introductions aux quatre parties sont inédits.
2. Mohamed Khattabi, Mohamed Mahdi, Rachida Najib, Abderrahmane Rachik, Abdelilah
Abderrahim. La mission comprenait d’autres jeunes chercheurs, Ahmed Arif, Mohamed Tozy,
Daniel Schroeter, Keltoum Mousdik, Dominique Verdugo.
19
1 Tout d’abord, je regrette de ne pas pouvoir être physiquement parmi vous1. Rendre
hommage à Bruno Etienne, l’un des rares professeurs qui a tenu une place exceptionnelle
dans ma vie de chercheur n’est pas chose aisée. Bruno Etienne ne supportait ni les idées
reçues, ni la pensée toute faite et prête à porter. Pour ne pas décevoir sa mémoire,
j’éviterai la rhétorique et les idées interchangeables souvent associées à ce type
d’occasion. Je me contenterai d’évoquer quelques moments forts de son passage à
Casablanca tels que je les ai vécus.
2 J’ai connu Bruno Etienne en tant qu’étudiant en 1979-1980. Je pense avoir assisté à tous
ses séminaires en science politique et en méthodes des sciences sociales. Pour apprécier
son passage à Casablanca, je dois dire un mot sur l’ambiance universitaire de l’époque.
Dans la majorité des cas, l’enseignement, en général, et celui du droit public, en
particulier, faisaient appel à la mémoire. Pour les rares qui sortaient des sentiers battus,
être étudiant intelligent à l’époque, c’était être marxiste ou essayer de le devenir. A ce
titre, nous avions une double série de lectures : d’une part, les livres en rapport avec les
cours de droit et, d’autre part, la littérature marxiste, notamment celle relative à
l’économie et au sous-développement. Ces lectures militantes pour ainsi dire étaient aussi
mobilisées dans le ciné-club Al-Azaim, une expérience que j’ai partagée avec d’autres
amis dont certains continuent leurs recherches en sciences sociales, je veux parler de
Mohamed Tozy et de Mohamed Mahdi. Ce rappel de l’ambiance de l’époque, je le redis, est
important pour mesurer l’impact positif de Bruno Etienne.
3 Pour dire les choses promptement, il nous a aidés à remettre en question à la fois le
juridisme et le marxisme. De plus, il a fortement contribué à nous sensibiliser à des
questions théoriques et méthodologiques nécessaires à la formation d’un chercheur.
Devenir chercheur était une chose qu’on n’envisageait même pas, une ou deux années
avant son arrivée. Avec d’autres professeurs, notamment Paul Pascon, il nous a orientés
vers un nouveau style de pensée, vers un nouveau domaine de lecture et surtout vers la
découverte du métier du chercheur. Nos facultés de droit préparaient certes pour
d’autres métiers, mais pas pour celui de chercheur. Pour la première fois dans l’histoire
de notre faculté à Casablanca, des étudiants ont opté pour des thèmes relativement
originaux : le champ religieux, le cinéma, le changement social, l’histoire politique. Quant
à moi, la problématique de mon mémoire de DES, qui portait sur la modernisation de trois
tribus zemmours, était directement inspirée de son séminaire en science politique :
20
8 Enfin, je prie les proches de Bruno Etienne, ses amis et collègues de bien vouloir trouver
en ces mots notre sincère reconnaissance pour tout ce qu’il a fait pour nous, en si peu de
temps.
9 14 avril 2009
NOTES
1. Un hommage posthume à Bruno Etienne (1937-2009) eut lieu le jeudi 8 mai 2009 à Rabat. J’étais
à ce moment-là à Berlin pour améliorer mon allemand, ce qui m’a permis de moins écarquiller les
yeux en lisant Verstehen, Weltanschauung, Geistzeit, etc.
22
Introduction
jnoun revient, sur le plan des représentations, à leur assigner un mode de consommation
différent et, par conséquent, ne jamais partager avec eux une nourriture humaine. Et
comme le sel est le symbole du repas pris en commun et de la solidarité sociale, il ne peut
figurer dans la nourriture dédiée aux jnoun. Le sel, qui renforce le lien entre des humains,
exclut tout rapport avec les jnoun.
5 J’ai appliqué une approche comparative similaire à l’ensemble des rites du ma’rouf, qui
montre que celui-ci associe aux jnoun les notions de fadeur, de silence, de gauche, de cru
et d’inhabité. Dans une seconde étape, j’ai dégagé des principes structurants. Par
exemple, les hommes s’opposent aux jnoun comme la culture à la nature. La nourriture
dédiée aux jnoun est crue, insipide et sans apprêt. Par contre, la nourriture humaine est
transformée par la cuisson, additionnée de sel et d’épices. A l’opposé de la main droite, la
main gauche n’est pas désignée pour accomplir les actes techniques et rituels humains,
etc. (Rachik, 1990, p. 55-96).
6 L’approche structurale est séduisante. Elle fait appel aux connaissances de
l’anthropologue, mais aussi à son imagination et à son intuition qui risque de transformer
l’effort interprétatif en un jeu intellectuel. Je veux dire que le biais d’une approche
structurale est d’élaborer une interprétation qui progressivement s’éloigne des données
ethnographiques et se réduit à un jeu de fiches, à la composition de tableaux impeccables
séparant de façon artificielle et tranchée les colonnes associées à telle ou telle série de
rites. C’est grâce à Jack Goody que j’ai pris conscience de l’effet de l’écriture sur le travail
descriptif et du risque de rapprocher, de comparer et de rendre cohérent et précis des
actes et des paroles disparates et vagues. Goody prévient de l’effet des techniques
graphiques (généalogie, liste, tableau) dans l’étude d’une culture basée sur l’oralité. Il
montre que les rites ou les mythes, lieu d’une activité intellectuelle et donc du
changement, ne deviennent immuables et détachés des conditions sociales de leur
production que lorsqu’ils sont transcrits dans des textes élaborés par l’ethnographe. La
réduction du rituel à un discours serait une conséquence de la mise en texte d’une
culture. L’écriture transforme le statut de l’objet que l’ethnographe cherche à étudier. Et
grâce aux opérations telles que le découpage et la comparaison, qui ne sont concevables
qu’au moyen d’un texte écrit, l’interprétation tendrait à substituer à la pensée locale des
catégories artificielles de l’observateur (Goody, 1970, p. 71-79). Réduire le rituel à sa
dimension culturelle, c’est lui imposer, le désir et la volonté du chercheur qui est
davantage intéressé par l’interprétation. Les gens ne se réunissent pas seulement pour
dire ce qu’ils pensent des jnoun. Le rituel est inscrit dans des relations sociales et des
processus sociaux avec leurs enjeux, tensions et conflits. C’est ainsi que dans mes études
ultérieures, j’ai approché le sacrifice en tant qu’enjeu politique (Rachik 1992, voir infra
chapitres 3 et 8).
7 J’étais aussi influencé par le modèle ternaire d’Hubert et Mauss fondé sur l’opposition
entre le profane et le sacré. Ce modèle distingue trois moments : les rites d’entrée qui
assurent la consécration du sacrificateur, du sacrifiant, de la victime, du lieu, des
instruments et d’autres éléments du sacrifice ; l’immolation qui est le point culminant du
rituel ; et les rites de sortie qui permettent aux acteurs du sacrifice le retour, sans
dommage, au monde profane (Rachik, 1990, 1992). Mais ce modèle n’épuise pas les
sacrifices observés chez les Aït Mizane. En décrivant des sacrifices pris en charge par des
communautés, j’ai pu dégager un autre modèle que j’ai appelé « sacrifice politique »,
parce que les règles qui y président relèvent de la gestion politique des biens
communautaires.
25
minutieuse des liens entre le pouvoir politique et le sacrifice. Il montre, par exemple,
comment la pratique du sacrifice manifeste l’inégalité politique des habitants de la cité.
Le droit de sacrifier, à l’instar des droits politiques, est un privilège accordé aux citoyens.
L’étranger n’a pas le droit d’approcher les autels, non pas parce qu’il est profane, mais
parce qu’il n’est pas citoyen. C’est le rapport à la politique, et non au sacré, qui détermine
qui peut sacrifier et approcher les autels. Les marginaux du sacrifice sont des personnes
exclues de la scène politique. L’étranger est tenu à l’écart des autels et ne peut sacrifier
sans la médiation officielle d’un citoyen. Le métèque a également besoin d’un médiateur.
Toutefois, à la différence de l’étranger, il peut être admis dans la communauté large des
commensaux (Détienne, 1979, p. 9-11).
13 Concernant le partage de la victime, Détienne montre comment il est aussi
manifestement lié à la structure politique de la cité. Il distingue deux types de partage,
aristocratique et isonomique. Le premier est centré sur le privilège, en ce sens que des
morceaux de choix sont donnés à des acteurs qui occupent des positions élevées, tels le
roi et les prêtres. Le second, proche du modèle homérique du « repas à parts égales »,
souligne l’égalité des citoyens devant la viande. L’animal est entièrement découpé en
morceaux de poids égal dont la distribution est faite par tirage au sort. Les repas
égalitaires, que connaissent les sacrifices et les banquets publics, manifestent aussi la
figure isonomique de la cité. Détienne conclut que « les pratiques alimentaires renvoient
le sacrifice à sa texture politique et au type de rapport social qui s’y trouve impliqué »
(Détienne, 1979, p. 23-24). Les manifestations rituelles de l’égalité des citoyens sont
nombreuses. Le sacrifice du bœuf, dans l’histoire de Sopratos, est suivi d’un festin où
l’animal est réparti, dans le cadre d’un groupe civique, suivant un principe égalitaire
(Durand, 1986, p. 57-61, 65).
14 Détienne utilise l’expression « sacrifice politique » lorsque le sacrifice réfère à la cité
(Détienne, 1979, p. 195, 205). Durand parle de « sacrifice civique » par opposition au
« sacrifice religieux ». Dans son analyse des Bouphonia (sacrifice du bœuf de labour)
d’Athènes, il met en évidence les liens entre le sacrifice et la politique. Ce sacrifice civique
se caractérise par la négation de la mise à mort et, par conséquent, du sacrificateur qui l’a
causée. Chaque participant renvoie la culpabilité sur d’autres. Cette question de la mort
de la victime se pose uniquement dans le sacrifice du bœuf de labour. Dans les sanctuaires
grecs, les animaux sont quotidiennement immolés sans se préoccuper de la culpabilité du
sacrificateur. Ceci laisse à penser, selon Durand, que la question est d’ordre plutôt
politique que religieux. Le bœuf est lié à la cité, son sacrifice ne peut être attribué à un
seul citoyen. En niant le meurtre, toute la cité est érigée en sacrificateur collectif
solidaire. Contrairement au sacrifice religieux où le sacrificateur est au centre du rituel,
le sacrifice civique estompe la désignation rituelle du sacrificateur. Tous ceux qui ont
participé à l’action sont appelés à répondre de leur participation au sacrifice (Durand,
1986, p. 57-61).
15 Pour comprendre la différence entre le sacrifice sanctifiant et le sacrifice politique, nous
avons mis l’accent sur la structure de pouvoir entre les médiateurs religieux et les
communautés politiques. Suivant la domination des uns ou des autres, la division du
travail rituelle tend à référer soit au sacré soit à la politique. Le sacrifice sanctifiant a plus
de chance d’être observé dans des sociétés où des groupes religieux dominent la vie
cultuelle. Ce serait le cas du sacrifice védique et du sacrifice hébreu qu’Hubert et Mauss
ont privilégiés. Ce qu’ils définissent comme étant le modèle général du sacrifice serait
plus fréquent chez les groupes sociaux qui connaissent une stratification religieuse
27
favorisant le monopole du sacrifice par des spécialistes. Les rites de consécration auront
plus de chance d’être appliqués, voire amplifiés, si un corps d’officiants et
d’entrepreneurs religieux se charge exclusivement du sacrifice. D’autre part, le sacrifice
politique suppose des structures sociales qui permettent à une communauté politique de
gouverner directement son rapport au sacré et de se passer de médiateurs religieux. La
référence au sacré n’est pas pour autant absente, mais elle ne détermine guère la division
du travail rituel.
Sacrifice humiliant
16 Mon approche des sacrifices a débouché sur une classification qui rompt avec la
recherche d’un modèle général et universel du sacrifice. J’ai distingué entre le « sacrifice
sanctifiant » proche du modèle élaboré par Hubert et Mauss et le « sacrifice politique »
proche du sacrifice civique décrit notamment par des historiens hellénistes.
L’ethnographie du ‘âr a enrichi mon stock empirique en y intégrant un sacrifice marginal
que j’ai baptisé « sacrifice humiliant » et qui est l’opposé même du sacrifice sanctifiant,
qui reste, sur le plan local, le modèle dominant sur le plan normatif.
17 Le sacrifice ‘âr accompagne une demande, une supplication souvent adressée à une
personne influente. Sa principale caractéristique consiste dans l’humiliation qui
l’accompagne et le définit. Le nom même du rituel signifie la honte et le déshonneur. Sur
le plan rituel, l’humiliation concerne le sacrifiant et la victime (voir Bonte, 1999,
p. 139-261). Si on emploie les mots « sacrifice » et « consécration » dans leur sens
étymologique de « rendre sacré », le ‘âr serait à l’antipode du sacrifice tout court. Au lieu
des rites de consécration, ce sont des gestes avilissants et des objets usés, sales et impurs
qui sont mis en scène.
18 La principale caractéristique du sacrifice humiliant réside dans le fait qu’il engage
essentiellement des relations sociales inégalitaires et subSidiairement des relations entre
les humains et les êtres sacrés. Le modèle du sacrifice sanctifiant n’est pas indiqué pour
des situations de pouvoir impliquant un protecteur et un protégé ou un vainqueur et un
vaincu. Dans ce contexte, le but n’est pas d’approcher, par l’intermédiaire du sacrifice,
des êtres sacrés, mais de manifester ou d’amplifier rituellement l’écart social qui sépare le
sacrifiant du destinataire du sacrifice. Venir avec des vêtements neufs, accomplir des
rites purificatoires, parer la victime seraient considérés comme un affront, un défi par les
personnes ou les groupes supplées.
19 Le sacrifice serait une forme rebelle à toute définition fondée sur un seul principe (sacré,
don, rachat...). Car il a cette qualité, comme tout rituel, d’épouser des contenus religieux
et non religieux hétérogènes. Le rapport au sacré ne peut définir un sacrifice qui met en
avant-scène des relations politiques inégalitaires. Le sacrifice ne peut garder la même
« nature » quelles que soient les structures de pouvoir et des logiques sociales qu’il
implique : pris en charge par des acteurs religieux ou politiques, il met l’accent sur les
relations tantôt entre des humains et des êtres sacrés, tantôt entre des humains (chapitre
4).
28
actes concrets les valeurs centrales à diffuser. Par exemple, marcher pieds nus sur les
épines de l’acacia pour se rappeler la souffrance du Christ (Brown, 1987, p. 7-12).
25 Entre les VIe et XIIe siècles, la majorité écrasante des saints chrétiens étaient des évêques
ou des moines. Sous l’influence de la spiritualité monastique, le fait de vivre dans le
monde était incompatible avec la perfection chrétienne. Le chrétien vivant dans le monde
ne pouvait pas échapper à la souillure que la condition laïque impliquait : l’effusion du
sang par la pratique de la guerre, les relations sexuelles, l’usage de l’argent. A partir du
XIIe siècle, ces handicaps tendent à s’atténuer. C’est en Italie que le peuple et les
bourgeois eurent les premiers la possibilité de devenir saint (Vauchez, 1987, p. 79-80).
Mecklin montre que les trois types de saint, à savoir les martyrs, les ermites et les saints
vivant en société, correspondent à des étapes du développement du christianisme
(Mecklin, 1941, p. 1-16). Le saint ascète vit une tension entre l’éloignement du monde du
péché et la proximité de l’Eglise. Saint Bernard illustre cette tension. Il regrette que ses
prières soient interrompues par les appels aux devoirs quotidiens. Le saint était en
quelque sorte obligé par l’Eglise à renoncer à l’idéal ascétique (Mecklin, p. 51-59, 81-88).
Au début du XIIe siècle, les Franciscains et les Dominicains et d’autres ordres mendiants
ont contribué à l’émergence d’une sainteté fondée sur l’action. Contrairement aux moines
cloîtrés, le mendiant travaille avec la population laïque (Kieckhefer, 1988, p. 17-19).
26 La conception de la sainteté est affectée par les structures sociales. Le saint ascète est
libre de toute attache institutionnelle et spirituelle. Cette liberté est nécessaire au mode
de sainteté basé sur le renoncement, l’éloignement de la société et une séparation
tranchée entre le sacré et le profane, entre l’ici-bas et l’autre monde, entre la cité
terrestre et la cité de Dieu. A l’opposé, le saint laïc, également détaché de l’Eglise,
contribue à la valorisation de l’action comme mode d’accès et trait principal de la
sainteté. Mais dans les deux cas, vie active ou vie contemplative, nous sommes toujours
dans le sillage d’un paradigme de la sainteté fondé sur l’idéal de la perfection spirituelle.
27 Au Maroc, l’hagiographie nous renseigne amplement sur les différents modèles de
sainteté, y compris les marginaux. Mais les chercheurs ont davantage étudié les modèles
dominants. Gellner approche le saint comme un arbitre charismatique. Pour lui, la vie
rurale tend à favoriser une religiosité différente de celle des villes. Les ruraux ont besoin
d’une religion « personnalisée », d’un personnel religieux non seulement comme
intermédiaire avec Dieu mais aussi comme médiateur entre les groupes sociaux. Dans une
société segmentaire où le pouvoir central est marginal, le saint contribue au maintien de
l’ordre. Être saint, c’est accomplir un certain nombre de rôles sociopolitiques tels que la
supervision des élections des chefs de tribu, la résolution de conflits sociaux et la
protection des voyageurs (Gellner, 2003). De son côté, Geertz part de légendes relatives au
saint Lyoussi (d. 1691). Celui-ci est décrit comme étant actif, mobile, fanatique et rebelle à
l’autorité du sultan. La sainteté n’est pas définie en termes de rôles ou de fonctions, mais
en termes de notions culturelles qui la fondent, le miraculeux associé au charisme et à
l’effort individuel, et le généalogique associé à l’idée de patrimoine familial (Geertz, 1992 ;
voir infra chapitre 29).
28 L’hagiographie est pleine de saints actifs (mahdi, combattant...) et de saints ascètes. Aba
Ya’za (d. en 572) est un prototype du saint ermite. Il était au début berger. Son maître lui
donnait quotidiennement deux pains qu’il offrait à deux ascètes. C’est ainsi qu’il a
commencé à manger des plantes, puis il s’est aperçu qu’il pouvait se passer de la
nourriture des humains. Il est resté vingt ans à errer en montagne. On l’appelait l’homme
à la natte (bou wajartil). Comme plusieurs saints ermites, il a terminé sa vie parmi les gens,
30
faisant un compromis entre la vie en société et la vie dans la nature, entre la vie en
groupe et la vie solitaire. L’éloignement du monde n’est qu’une phase transitoire menant
à la sainteté. La vie contemplative n’implique pas nécessairement la fuite de la société.
Plusieurs saints ont associé une vie contemplative intense à une proximité active de la
société. Notre ermite se retirait pour prier, continuait à manger des plantes, mais
s’occupait des pauvres en leur offrant la nourriture (Ibn Zayate, 1984, saint n° 77).
29 La séparation entre le sacré et le profane prend d’autres formes. Pour un type de saint, ce
qui prime c’est la crainte amplifiée de confondre le halâl et le harâm (le licite et l’illicite).
A ce sujet les récits abondent. Tel saint ne mangeait que les céréales qu’il avait lui-même
cultivées. Des jeunes ont décidé, à son insu, de moissonner son champ. Lorsqu’il s’en est
aperçu, il leur a demandé d’arrêter les travaux. Malgré l’insistance des jeunes qui
affirmaient avoir œuvré volontairement, il a mis à part ce qu’ils avaient moissonné et en a
fait aumône. Il a refusé de consommer des céréales provenant d’un travail sans salaire
(Ibn Zayyate, saint n° 14, sur le thème du halâl et du harâm, voir les saints n° 13, 25, 26,
103, 144).
30 L’hagiographie insiste aussi sur la frugalité. Tel saint avait le teint blême, tel autre ne
prenait que du pain d’orge et de l’eau. Manger naturel, manger halâl ou manger frugal
sont des comportements assez fréquents qui témoignent de l’élévation spirituelle du
saint. D’autres saints sont plus réputés pour leurs actions. Abu al-Abbas Sebti (d. 591)
représente ce type de saint. Il recueillait les aumônes qu’il distribuait aux pauvres. Pour
lui, « la justice (‘adl) consiste dans le partage en deux parties égales, alors que la
bienfaisance (ihsâne) est ce qui va au-delà » (Ibn Zayyate, p. 451-475 ; trad. française,
p. 326-333 ; Ferhat, 1992, p. 181-198)1.
31 Rappelons que les traits que nous venons de citer rapidement (renoncement au monde,
contemplation, générosité, etc.) sont associés au paradigme dominant de la sainteté. Mais
la vie des saints déborde, et de loin, ce paradigme. Il faut revoir les définitions de la
sainteté fondées sur la perfection spirituelle, la renonciation et l’exemplarité. Ces
définitions ne sont pertinentes que pour un modèle de sainteté. On voit mal, par exemple,
comment la notion de perfection spirituelle ou d’exemplarité s’appliquerait aux saints
fous, sales, pouilleux. C’est pour cette raison que nous avons consacré une étude à la
sainteté du majdoub réputé pour son extravagance (chapitre 6).
32 Mon objectif général a été de monter que, aussi bien pour le sacrifice que pour la sainteté,
les gens sont engagés dans une vie si riche et si complexe que les emprisonner dans un
seul modèle voile la palette des options et des stratégies qui leurs sont offertes. Le modèle
fréquent de la sainteté implique le respect de la séparation entre les différentes classes
d’objets. Dans ce sens, la sainteté représente l’ordre. Elle s’oppose à la confusion, à la
souillure (Mary Douglas, 1981). Mais la sainteté du majdoub montre que cette conception
dominante est réductrice, que la sainteté n’est pas interdite à ceux qui transgressent les
règles sociales et religieuses, confondent le profane et le sacré, la rue et la mosquée, etc.
Nous pensons que lorsque des saints rejettent toute obédience, personnelle et
institutionnelle, et cherchent à se distinguer des saints établis, il y a de fortes chances
qu’ils adoptent une stratégie fondée sur la transgression du modèle dominant de la
sainteté. A la pureté des ascètes le majdoub oppose l’impureté (sperme, fèces, crachat,
morve) ; aux prières et aux litanies, les malédictions et les paroles obscènes ; à la vie
contemplative, le bavardage ; à la retraite, une vie intensive en société.
31
NOTES
1. Ces idées sur la sainteté ont été développées grâce au séminaire « Modèles de la sainteté au
Maroc » que j’ai animé à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, Paris, 1997. Je saisis
l’occasion pour remercier Hassan El Boudrari pour son invitation, Lucette Valensi, Jocelyne
Dakhlia et Hassan El Boudrari pour leurs remarques et critiques.
32
1 La production des biens ne se réduit pas, dans certaines sociétés, à une série d’actions
techniques. Elle comprend aussi des actes dont les finalités avouées ne sont pas, d’un
point de vue empirique, adéquates aux moyens employés. C’est le rapport entre ces actes
– qualifiés d’irrationnels (Max Weber), de non logiques (Wilfred Pareto), de magiques
(Bronislaw Malinowski) ou simplement de rituels (Edward Evans-Pritchard) – et la
technique que nous proposons d’étudier. Les faits analysés, relatifs à des activités
agricoles et pastorales, ont été observés dans une tribu du Haut-Atlas, les Aït Mizane. Les
limites du texte ne permettent de décrire que quelques fragments qui font injure à la
richesse et à la complexité des faits, mais qui suffisent à notre propos.
certains répondent qu’ils ont lieu « au moment où les noyers fleurissent » (igh a
tnewwarent tiqqayine). Cette expression et d’autres telles que « lorsque l’orge couvre la
terre » (igh detnt toumzine akal), « la période de l’épiage » (igh a tsabbalent toumzine) ou
« lorsque l’orge jaunit » (igh a twarraghent toumzine) indiquent une grande affinité entre le
cycle agricole et le calendrier rituel. Ceci expliquerait pourquoi la plupart des rituels ne
connaissent pas de dates fixes mais des périodes plus ou moins déterminées. Au mois de
mars, les femmes inaugurent à leur tour le désherbage des champs en consommant avec
les enfants un ma’rouf. Là aussi le commencement des travaux est consacré par une
femme qui appartient au lignage de bon augure.
4 L’irrigation connaît le même acte inaugural. En plus, le groupe voisin dédie des victimes à
un saint local (Sidi Fares). La peau de l’une des victimes est ramenée au village. Elle est
remplie d’eau qui est utilisée pour arroser les sources. Ce rite passe pour rendre l’eau
abondante (ar ttgouten amane). La victime, le saint, la peau sont autant de moyens qui
assurent l’efficacité du rite.
5 Les rites agissent aussi sur la croissance des cultures. Dans plusieurs villages, l’orge au lait
(tizeimine) constitue l’aliment de base d’un repas pris en commun. Une partie de cette
nourriture est donnée aux grenouilles pour les empêcher de manger l’orge en pleine
croissance.
6 « Au moment où l’orge jaunit », un ma’rouf, dont le nom ne cache pas le lien avec les
moissons, est célébré. La finalité du « ma’rouf de juin des moissons » (ma’rouf n younyouh n
tmegriw) est la même que celle du rituel précédent. Le dépiquage ne connaît que des rites
privés. A la fin d’un dépiquage, la personne qui a conduit les bêtes les arrête un moment
puis les fait tourner dix tours en foulant lentement les grains. Selon l’exploitant, ces dix
tournées sont dédiées à l’aire et sont dites « dîmes de l’aire » (ama‘chour n’ounrar). Le
dépiquage en tant que série d’actes techniques est terminé avant même que le paysan ait
dédié les tournées symboliques. Celles-ci ci n’ont aucun effet technique. Juste après le
sacrifice à l’aire, notre paysan donne l’ordre d’orienter les bêtes en direction de la
Mecque (sseqbel lebhaym).
7 Pendant les vannages, les paysans sont préoccupés par les directions du vent. On dit que
le vent de l’est n’est pas souhaité, qu’il mélange et brouille la paille. Aussi, pour
provoquer le vent de l’ouest, place-t-on un petit tas de pierres (kerkour) dans la direction
voulue. Après le vannage, on dépose du sel et un objet en fer au sommet du tas de grains
pour conjurer les jnoun. Le mesureur doit observer un tabou de parole. La première ’abra
(unité de mesure) est séparée et partagée en autant de saints et de ma‘roufs concernés.
Généralement, ils sont au nombre de huit, et chacun reçoit le huitième d’une ‘abra. La
dixième est la seule qui est posée à gauche : elle représente la dîme (‘chour) donnée aux
nécessiteux et aux parents pauvres. Elle est appelée par euphémisme « celle de l’ombre » (
tine oumalou), le mot ‘chour ne doit pas être prononcé sinon toute la récolte serait ‘chour.
Fonctions et significations
8 Les rites décrits ont des fonctions manifestes, c’est-à-dire des finalités que leur attribuent
les acteurs eux-mêmes. Elles sont comparables à celles que visent les actes techniques.
Selon l’exégèse locale, ne pas accomplir un rite produit aussi des effets objectifs néfastes.
Il y a une vingtaine d’années, raconte-t-on, certaines personnes ont labouré avant le
sacrifice collectif, leur orge est devenue dure comme les feuilles du palmier nain.
34
9 Parce qu’ils visent des fins pragmatiques, les rites qui accompagnent les activités
techniques sont considérés comme magiques. Et comme toutes les actions magiques, ils
seraient une mauvaise application des associations d’idées. Selon Laoust (qui s’inspire des
idées de James Frazer), les rites des labours qu’il a décrits relèvent de la magie imitative.
Avant les semailles, on distribue et on consomme toute sorte de choses « douces »
(figues, raisins secs...) pour que l’année soit douce c’est-à-dire prospère. La grenade est
manipulée avant les labours parce que sa structure (une multitude de grains dans une
seule capsule) symbolise l’abondance et la fécondité. Associé à celle-ci, le passage des
femmes dans les blés en herbe augmente la fertilité des champs (Laoust, 1920, p. 308-311,
331). Les fins sont déjà inscrites dans les objets rituels. Le lien entre le rite et la technique
serait d’ordre métaphorique, et c’est dans la métaphore que résiderait l’efficacité du rite :
par exemple, le semblable (la grenade et l’abondance de ses grains) produit le semblable
(l’abondance de la récolte).
10 La magie est approchée comme une fausse science, aussi son étude se réduirait-elle à la
recherche des représentations de la causalité et des lois qu’elle implique (loi de similarité,
de contiguïté, de contraste : le semblable provoque le semblable, le contraire agit sur le
contraire, etc.). Le rite serait, en dernière analyse, une technique imaginaire de cette
science fallacieuse.
11 L’interprétation de Laoust se fonde davantage, pour ne pas dire uniquement, sur des
principes et des lois universels que sur l’exégèse et les données locales. Quelques rites
sont choisis pour illustrer les lois sympathiques, le reste est passé sous silence : les
esprits, la qualité des acteurs, les prières, etc. qui sont aussi en rapport avec l’efficacité du
rite.
12 D’autres théories psychologiques ont cherché à expliquer pourquoi, dans certaines
situations, les hommes recourent au rite pour seconder leur technique. Les informateurs
et les paysans observés ne confondent pas le travail technique et les rites. Ceux-ci sont
désignés par le terme l’ada. Les techniques agricoles sont tellement complexes que leur
description déroute souvent le chercheur. Mieux encore, parfois les considérations
techniques passent avant la rigueur rituelle. Des habitants qui décrivent le sacrifice
inaugural précisent bien que ce dernier ne concerne pas l’aglas (orge en herbe) qui doit
être cultivé avant octobre. Mais que peut faire l’agriculteur émérite contre le vent, la
grêle, la sécheresse et toutes sortes d’intempéries ? Le rite agit-il sur le fortuit,
l’incontrôlable ? (Malinowski, 1974, p. 74-76). Serait-il irrationnel par rapport aux moyens
employés mais rationnel dans ses finalités ?
13 Au cours d’un entretien, un informateur a comparé les rites de son village avec ceux
observés chez les groupes voisins de la plaine. Là on coupe la dernière gerbe en disant :
« Meurs, meurs, ô notre champ ; après ta mort Dieu est capable de te ressusciter. » J’ai
demandé si son groupe observait les mêmes rites. Il a souri et a dit : « Nos champs sont
irrigués tout au long de l’année. Ils ne meurent pas... Les gens de la plaine pratiquent ces
rites, il n’y a pas d’eau. » Il faut mentionner que l’eau est relativement abondante chez les
groupes étudiés. Il faut aussi rappeler que c’est le groupe voisin, Aït Souka, où l’eau est
sensiblement rare, qui consacre ses sources. Les activités ritualisées seraient les moins
contrôlables sur le plan technique. La réaction de notre informateur est alors
compréhensible : pourquoi recourir au rite là où l’action technique se suffit à elle-
même ? Un jeune chef de famille a été le seul à s’écarter de l’exégèse locale et à expliquer
le ma’rouf des moissons par l’angoisse des paysans. Selon lui, on célèbre le rituel parce
qu’on a peur (ar ttiksaden) pendant les jours qui précèdent les moissons.
35
14 Malinowski a remarqué que seules les activités techniques qui ne sont pas contrôlées par
la connaissance sont entourées de rites magiques. Les Trobriandais pratiquent la magie
lorsqu’ils pêchent en pleine mer et non lorsqu’ils restent dans les lagunes. Le rite est lié à
l’incertitude, il a pour fonction d’apaiser l’anxiété de ceux qui l’exécutent (Malinowski,
1979, p. 41). « La magie est une activité de substitution dans les situations où l’on manque
de moyens pratiques pour atteindre le but, elle a une fonction apaisante ou stimulante et
donne aux hommes courage, soulagement, espoir et ténacité. » (Marett, cité par Evans-
Pritchard, 1971, p. 42.)
15 Selon ces interprétations, les groupes étudiés distinguent le rapport de cause à effet
magique et le rapport de cause à effet mécanique. Le recours au rite est fonction du degré
de contrôle de la nature. Toutefois, on s’explique mal, de ce point de vue, pourquoi des
gens qui continuent à pratiquer les mêmes techniques ancestrales recourent moins au
rite que les générations précédentes. Dans plusieurs villages, des ma’roufs sont délaissés,
le rite de l’initium agricole n’est plus respecté, les « noces des semences » ne sont qu’un
souvenir d’enfance...
16 Les explications par l’incertitude et l’anxiété se limitent aux fins attribuées par les
intéressés eux-mêmes aux rites. Les distinctions entre les motivations conscientes et les
conséquences objectives, entre les intentions et les effets fonctionnels de l’action ou, en
d’autres termes, entre les fonctions manifestes et les fonctions latentes ont fourni une
autre clé pour interpréter les rites en question. Le but même avoué de ces distinctions est
d’éclairer l’analyse des pratiques qui paraissent irrationnelles, des activités où le rite est
converti en outil. Les rites peuvent remplir des fonctions sociales qui sont éloignées du
but jamais atteint, celui de seconder la technique. Le concept de fonction latente conduit
donc à étudier les conséquences des rites non sur les divinités ou les intempéries mais sur
les groupes célébrants (Winter, 1978, p. 138).
17 Les sacrifices, les repas pris en commun et d’autres rites dont le but est d’agir sur la grêle,
l’eau, les grenouilles, etc. peuvent être rapprochés dans leurs rapports avec la structure
des groupes. Ils définissent les limites des groupes, manifestent la division sociale du
travail, mettent en scène les tensions sociales et d’autres aspects de la structure sociale.
Par exemple, les Aït Mizane célébraient ensemble le rituel inaugural des labours. Depuis
quelques années, à la suite de conflits relatifs au partage de la viande entre les chefs de
foyer, chacun des trois groupes dédie séparément ses sacrifices. Les femmes
n’accompagnent pas la procession formée aux confins du sanctuaire, et quelques phases
concernent davantage les jeunes hommes, notamment la phase des enchères des restes
des sacrifices qui connaît une forte émulation. On peut s’interroger aussi sur le statut des
sacrificateurs, des lignages qui inaugurent les travaux et d’autres acteurs rituels.
18 En distinguant la vérité de l’utilité, l’importance fonctionnelle du rite est soulignée : un
rite, aussi absurde ou irrationnel soit-il d’un point de vue empirique, peut avoir des
rapports et des effets objectifs sur la société. « Quand les hommes considèrent certaines
situations comme réelles, elles sont réelles dans leurs conséquences. » (Thomas, cité par
Winter, 1972, p. 169.) Tout se passe comme si on cherchait à remédier à l’irrationalité
technique par une rationalité sociologique. Le repas commun est irrationnel lorsque, par
son intermédiaire, on cherche à agir sur le monde, mais il est rationnel lorsqu’il est
approché comme moyen qui assure la cohésion sociale (le rapport entre le rituel et ses
effets est objectif). L’illusion se volatilise ; en accomplissant des rites, les gens ne savent
pas ce qu’ils font ! En voulant agir sur le monde, ils agissent sur eux-mêmes !
36
19 L’approche sociologique semble négliger le rapport qu’établissent les rites avec le monde
dit imaginaire. Elle tend à réduire le rituel à son aspect social ou à une activité mondaine
où le rôle, le statut, le conflit, etc. constituent l’essentiel. La technique, élément de
l’interaction étudiée, est purement et simplement écartée. Les rites décrits sont riches en
significations. Nous nous limiterons à celles qui renseignent sur les représentations
locales de la technique. En travaillant, les hommes cherchent, dans certaines situations, à
concilier ou à conjurer des êtres invisibles. Ceci peut être lié aux emplacements des lieux
du travail. Pendant le dépiquage et le vannage, on manipule le sel pour éloigner des
récoltes les jnoun. Le premier jour de la transhumance, le berger doit dédier à ces mêmes
êtres une nourriture (farine + eau) qui ne doit pas être salée. Le sacrifice est répandu à
tous les coins de l’abri (la’zib) et aux alentours. Il a pour finalité la protection des bêtes
(éviter les pertes, les accidents...). Signalons que le même sacrifice (appelé isgar) constitue
la première phase du sacrifice d’octobre.
20 Le sacrifice aux jnoun hors des espaces habités indique les limites du contrôle juridique ou
matériel du territoire par le groupe. Sur le plan rituel, certains espaces appartiennent aux
jnoun appelés, par euphémisme et dans ce contexte, « Aït lemkane » (propriétaires des
lieux). La domination de cette partie de la nature ne peut donc être ni absolue ni totale. La
même attitude est observée envers des moyens de production privés. La mise bas d’une
vache est entourée de plusieurs rites accomplis par les femmes. La première motte de
beurre (tassendout izwarn) doit être sacrifiée à une sainte locale, ensuite la femme qui
s’occupe de la vache doit garder le beurre des dix premières barattées et ne rien en
consommer. Dans le cas contraire, la vache tombera malade. Le beurre gardé est cuit et
salé puis donné à la vache (et à son veau selon d’autres personnes). Il est considéré
comme la part due à la vache (lhaqqens) ou son droit (lwajibens).
21 Le sacrifice des tournées à l’aire et l’orientation des bêtes face à la Mecque ne sont pas
associés à des fins techniques. Ils renferment des représentations relatives à l’aire, à la
récolte, au travail... L’aire est plus qu’une chose, plus qu’une parcelle de terre qu’on
foulerait n’importe comment. Les femmes ne doivent pas s’en approcher, et les hommes
doivent y entrer pieds nus. Même les bêtes sont soumises aux rites. Les parcours, la vache
et l’aire, pour ne prendre que ces exemples, ne sont pas réduits à leurs fonctions
productives. Ce sont des partenaires pour lesquels on renonce à une partie de son labeur.
Ces rites et d’autres traduisent l’attitude envers la nature que Habermas oppose à la
technique occidentale : « L’alternative proposée à la technique existante, c’est-à-dire le
projet de la nature comme partenaire et non plus comme objet, renvoie à l’alternative
d’une autre structure d’action : elle renvoie à l’interaction médiatisée par des symboles,
par opposition à l’activité rationnelle à une fin. » (Habermas, 1978, p. 15.)
37
NOTES
1. Paru dans Signes du présent, n° 6, Rabat, 1989.
RÉSUMÉS
Cet article a été publié dans une revue destinée à un large public. Y sont discutées les fonctions
psychologique et sociologique du rite. Dans des situations incontrôlables et incertaines, le rituel
seconde la technique et apaise l’angoisse et l’anxiété des intéressés. Le rituel est également
approché en termes d’effets sur le groupe célébrant (cohésion sociale…). En plus de ces fonctions,
les rituels agraires étudiés renferment des représentations relatives à l’aire à battre, aux
animaux, aux champs, etc. Ceux-ci ne sont pas réduits à leurs fonctions techniques et
productives. On leur offre des sacrifices. Ils sont perçus comme des partenaires pour lesquels on
renonce à une partie de son labeur. Ces rites traduisent l’attitude envers la nature que Habermas
oppose à la technique occidentale : faire de la nature un partenaire et non un objet.
38
1 Au cours des rituels célébrés par les Aït Mizane et les collectivités voisines (Aït Souka et
Aguersiwal), les hommes et les femmes n’exécutent pas indifféremment les mêmes gestes,
ne profèrent pas les mêmes paroles, ne manipulent pas les mêmes objets, ne dédient pas
les mêmes sacrifices, ne sacrifient pas aux mêmes êtres, etc. Partant de cette observation
triviale, la division sexuelle des tâches rituelles est considérée comme une occasion et un
moyen privilégiés pour accéder aux représentations collectives associées aux relations
sociales entre les deux sexes. En d’autres termes, l’approche du rituel comme un
ensemble de rôles distribués suivant le sexe permettra de mettre à jour les définitions
locales du masculin et du féminin. Toutefois, l’interprétation ne se limitera pas aux
rituels qui voient la collaboration des deux sexes, elle prendra également en
considération les rituels célébrés exclusivement par les hommes ou par les femmes.
2 Les rituels dits ma’rouf sont célébrés, suivant le calendrier local, soit par tous les membres
de la collectivité, soit par les hommes uniquement, soit par les femmes et les enfants 2. La
préparation du ma’rouf qui implique les deux sexes est assumée en grande partie par les
hommes. Ce sont eux qui collectent les sacrifices (orge, beurre...) et récupèrent les
créances que certains chefs de famille doivent au ma’rouf précédent. Les femmes nettoient
les grains d’orge sacrifiés que les hommes transportent ensuite au moulin. L’immolation
des victimes, qui inaugure le rituel, est assurée par un sacrificateur de sexe masculin. Ce
dernier doit égorger les victimes en observant les rites musulmans qui président à tout
abattage d’animaux : il doit tenir la gorge de la victime en direction de la qibla (la
Mecque), invoquer le nom de Dieu (tasmiya), prononcer le takbir (Dieu est le plus grand)
puis égorger avec la main droite.
3 Au moment où les hommes dépouillent les victimes et dépècent les carcasses, les femmes
allument les foyers, épluchent les légumes et roulent le couscous. Une partie de la viande
destinée à la cuisine est donnée aux femmes ; le reste est vendu aux enchères qui ont lieu
après le repas commun. Lorsque les marmites commencent à bouillir, l’une des
« anciennes » (tiqdimine) prend un peu de farine qu’elle malaxe avec de l’huile et de l’eau
bouillie. La pâte obtenue est appelée en berbère isgar ; elle est préparée et dédiée aux
jnoun3 avec la main gauche tout en observant un tabou de parole. En plus, il est interdit de
39
saler et d’épicer la sauce des marmites avant le sacrifice d’isgar, la nourriture démoniaque
ne devant être ni salée ni épicée. C’est une fois ce sacrifice offert que les femmes peuvent
commencer la cuisson des repas destinés à la collectivité. Les hommes sont servis les
premiers, les femmes mangent après. On peut dire que pour celles-ci le ma’rouf se termine
avec la consommation du repas. Les hommes, en revanche, restent pour assister aux
enchères et réciter les prières qui clôturent le rituel.
soutenu une interprétation similaire. Leur analyse des métaphores magiques révèle que
les idées liées à la chasse (réservée à l’homme) et celles associées au jardinage (imparti à
la femme) constituent les termes d’une opposition fondamentale entre « donner la vie » (
life-giving) et « ôter la vie » (life-taking). La femme représentée comme le sexe qui donne la
vie ne peut tuer, chasser ou faire la guerre (Michelle Rosaldo et Jane Atkinson, 1979,
p. 125, 140).
9 Selon cette interprétation, les vieilles femmes ménopausées, qui seraient de ce fait plus
proches des hommes, devraient égorger, chasser et partir pour la guerre. Or, Détienne,
qui note cette exception dans le rituel grec des Thesmophories, montre que les vieilles
femmes n’assument le rôle de victimaire qu’exceptionnellement, au cours de cérémonies
d’où les hommes sont exclus (Détienne, 1979, p. 207-214). Par ailleurs, il est difficile
d’interpréter, en partant de l’opposition « vie-mort », la hiérarchie des gestes accomplis
par les deux sexes. Comment rendre compte du fait que les actes et les objets liés à la
femme, à la vie, sont hiérarchiquement inférieurs à ceux associés à l’homme, à la mort ?
10 Chez les groupes étudiés, la chasse et la guerre sont des activités masculines. Mais les
données recueillies ne révèlent que des associations faibles entre la femme et la vie, d’une
part, l’homme et la mort, de l’autre. Tout d’abord, la femme ne doit pas accompagner les
cortèges funèbres et visiter les tombes au cimetière. Elle ne doit pas non plus assister à la
circoncision de ses fils ou d’autres garçons. En plus de ces contextes rituels macabres ou
sanglants, les rites qui accompagnent la naissance soulignent un statut ambigu de la
mère. Le chef de famille dédie deux sacrifices sanglants : en tant que père, il immole une
victime à l’occasion du sbou‘ (fête du septième jour de la naissance), et en tant qu’époux il
est obligé d’offrir à l’accouchée un sacrifice appelé taskift. Dans ce cas, le sacrifice n’est
pas uniquement symbolique, la mère dispose de la victime comme elle l’entend.
11 Le mot taskift désigne aussi le fait que la chatte qui vient de mettre bas mange l’un de ses
petits. A travers ce double contexte d’emploi du terme taskift, la pensée locale assimilerait
la chatte qui engloutit ses petits à l’accouchée qui mange la victime que le père substitue
à l’enfant. Cette idée d’une mère dévorante et anthropophage est manifeste dans un autre
contexte. La mère qui surprend son enfant battu par un adversaire lui crie : « Est-ce-que
je te les ai mangées (les mains s’entend) pendant taskift (makh chikhakten gh taskift) ? »
12 La femme donne effectivement la vie, mais elle est représentée comme un être qui
cherche à la détruire. C’est l’homme, le père, qui, grâce à la destruction d’une vie animale,
rachète la vie de son enfant. Etre naturel, comme la chatte gloutonne, la mère donne la
vie que le père a le privilège de perpétuer. Il faut souligner que lorsque la femme a la
possibilité de tuer (au niveau des représentations), l’homme se substitue à elle en mettant
fin à une vie animale (au niveau des actes). Symboliquement, le sacrifice de taskift évite le
retour de l’enfant au ventre maternel et maintient la femme dans son rôle de « donneuse
de vie ». Mais, n’est-il pas paradoxal, du point de vue de l’interprétation qui associe la
femme à la vie, de donner au sacrifice dédiée à l’accouchée un nom qui réfère à la mort et
d’évoquer des actes macabres dans un rituel de naissance ?
13 La taskift peut être rapprochée du sacrifice de tafaska. Cette comparaison est d’abord
suggérée par le fait que d’autres tribus lointaines (plaine du Sous) appliquent le mot
tafaska au « cannibalisme » de la chatte 4. Selon la tradition, c’est l’homme (le prophète
Ibrahim) qui rachète lui-même son fils en sacrifiant une victime. En répétant le geste du
prophète, les chefs de famille croient racheter chaque année leurs fils.
41
Tafaska Taskift
Le père n’égorge pas son fils La mère ne mange pas son enfant
Le père sacrifie une victime et rachète son Le père sacrifie une victime et rachète son
fils enfant
14 Deux différences principales doivent être notées. Le sacrifice de tafaska rachète l’enfant
mâle alors que la taskift est indifférente quant au sexe des nouveau-nés. Cette différence
peut être rapprochée de la fonction que jouent le garçon et la fille dans la généalogie de la
famille. Le sacrifice de tafaska souligne l’importance, dans une société patrilinéaire, du fils
qui représente pour le sacrifiant la continuité du nom et de la lignée. Mourir sans
postérité est conçu comme un grand malheur. Par contre, le sacrifice offert à l’accouchée
ne définit pas le nouveau-né puisque, quel que soit son sexe, la position généalogique de
la mère ne change guère. Celle-ci, dans une société où la descendance se transmet par les
mâles, ne fait aucune place au sexe féminin.
15 La seconde différence concerne la manière de tuer attribuée à chaque sexe :
– l’homme allait égorger son fils à l’aide d’un couteau ;
– il ne s’agit pas d’un infanticide mais d’un sacrifice dédié à Dieu.
16 Les éléments qui accompagnent tafaska (égorgement, sacrifice, Dieu, couteau...) sont du
côté de la culture comparés à ceux associés au sacrifice dédié à la mère :
– celle-ci aurait commis un acte cannibale ;
– en mangeant directement, comme un animal, son enfant, c’est-à-dire sans user d’un
instrument culturel (le couteau, par exemple).
17 Pour simplifier, l’homme qui renonce à son fils est du côté de la culture, alors que la
femme qui veut dévorer son rejeton est du côté de la nature. Ceci peut être rapproché du
fait que l’homme se réserve les travaux où des outils de fer sont employés (la faucille,
l’araire, la houe) et que la femme n’accomplit que des activités agricoles qui excluent
l’usage de tels outils. Le désherbage, par exemple, se fait directement à la main. Au cours
de certains travaux où les deux sexes sont appelés à coopérer, l’homme fauche l’herbe (
afaynou) que la femme ramasse avec ses mains.
18 L’opposition « culture-nature » est également sous-jacente aux fonctions sacrificielles de
l’homme et de la femme. Le sacrifice sanglant met l’accent sur la « droite » et sur la
« parole » par opposition au sacrifice démoniaque qui exige la gauche et le silence. En
outre, la nourriture sacrifiée par la femme est fade et crue, tous ces rites féminins et les
notions auxquelles ils réfèrent (la gauche, la fadeur, le cru, le silence) ont pour trait
commun d’être hors culture. Non seulement l’homme abandonne et la femme reprend,
mais aussi, lorsqu’ils sacrifient ensemble, ils ne renoncent pas aux mêmes choses et de la
même façon.
19 Les femmes n’égorgent pas et souvent n’assistent pas au sacrifice sanglant. Lors des
ma’roufs observés, elles sont restées à l’intérieur des sanctuaires pendant que les hommes
égorgent et dépouillent les victimes. Pendant le sacrifice de Sidi Chamharouch, les
femmes sont présentes mais se tiennent manifestement à distance du lieu sacrificiel.
Seules les femmes citadines auxquelles, semble-t-il, les règles locales ne s’appliquent pas
s’approchent de la place de la mise à mort.
42
20 Selon la religion musulmane, la femme peut égorger. Des hadiths rapportent que le
prophète Mohammed a autorisé de manger des animaux égorgés par des femmes (al-
Bokhary, 1964, p. 149-150). L’exégèse de l’école malékite distingue les personnes dont les
victimes égorgées sont illicites (haram, il s’agit du fou, du renégat, du mage, etc.) de celles
dont l’égorgement est licite mais « non recommandable » (makrouh). La femme appartient
à cette classe qu’elle partage avec l’enfant impubère, l’hermaphrodite, l’homme non
circoncis ou châtré, le gaucher (al-Ttatai al-Malili, 1886).
21 Deux catégories de conditions peuvent être distinguées : la première est relative au statut
religieux, à la pratique et à la connaissance religieuse, la seconde est définie par référence
aux représentations de la virilité :
– la puberté est signe de virilité ;
– l’homme émasculé est un homme dépouillé de tout caractère viril ;
– l’hermaphrodite est à moitié viril, il est plutôt inclassable ;
– l’homme non circoncis porte encore le prépuce qui le rapproche des femmes.
22 La femme musulmane peut théoriquement égorger, la ségrégation n’est pas fondée sur
l’opposition halal/haram (licite-interdit, illicite) mais sur celle entre le halal et le makrouh
(acte licite mais non recommandable).
23 Chez les collectivités étudiées, l’égorgement ne tombe jamais en quenouille. De surcroît,
la discrimination rituelle dépasse l’égorgement : les femmes sont tenues également à
distance de la viande. Ce sont les hommes qui dépècent les carcasses, désignent les parts
de viande destinées à la cuisine et celles réservées aux enchères. En plus, ils partagent la
viande cuite entre les plats de couscous dressés par les femmes. Cette ingérence
masculine dans le domaine culinaire de la femme rend évident l’apanage exclusif de la
viande par les hommes depuis l’immolation jusqu’au dernier geste précédant la
consommation du repas commun.
24 Un autre monopole masculin, l’achat de la viande vendue aux enchères. Toutefois, c’est
plutôt l’acte de surenchérir et de dépenser de l’argent qui distingue dans ce cas l’homme
de la femme ; à côté de la viande, d’autres objets sacrifiés sont convoités (beurre,
farine...). En outre, puisque le paiement n’est exigible que l’année suivante, l’homme
n’achète pas seulement mais contracte une dette vis-à-vis de la jma’a. Tous les noms des
débiteurs sont inscrits dans un registre (rsem) détenu par le moqaddem du ma’rouf. L’année
suivante, ce dernier consulte le registre et prend contact avec les débiteurs pour qu’ils
s’acquittent de leurs dettes. Celles-ci constituent le fond (rasmal) du ma’rouf qui sert
notamment à l’achat des victimes. Seuls donc des noms masculins figurent dans le
registre, et seuls les hommes ont la capacité juridique de passer des contrats avec la jma’a.
Celle-ci n’implique pas les femmes. La même position du sexe féminin est observée au
cours des rituels de partage de la viande.
25 La victime, dédiée chaque été pendant le moussem de Sidi Chamharouch, est partagée le
surlendemain de son sacrifice. Seuls les hommes chefs de takat (foyer) ont droit aux
grands lots appelés tasghart. Les femmes, à condition qu’elles soient chefs de famille
(généralement des veuves dont les fils ne sont pas encore mariés), n’obtiennent que de
petites parts nommées oumagour (les restes). En plus, ces femmes-là, qui ne sont pas
nombreuses (deux ou trois par village) ne se présentent pas pour prendre leurs parts de
viande. Des hommes, parents ou voisins, se chargent de les leur apporter. Comme pour le
sacrifice sanglant, le cortège funèbre et les enchères, le partage de la viande exclut la
femme. Ce rituel définit la jma’a comme l’ensemble des chefs de takat qui ont droit aux
43
grandes parts. Seuls les bénéficiaires de ce droit assument les obligations collectives
(entretien de la mosquée, préparation collective des repas pour les invités du village...).
La femme écartée du partage rituel, c’est de la jma’a qu’elle est exclue. Statut politique et
statut rituel vont de pair (voir infra chapitre 4 pour une autre catégorie d’exclus).
26 En revanche, la distribution des sacrifices du ma‘rouf de la sainte Mit‘azza ne connaît
aucune discrimination sexuelle. Les mêmes règles du partage sont appliquées aussi bien
pour les hommes que pour les femmes. Chaque groupe de quatre personnes se partage un
tas de noix et deux pains. Toutefois, il faut remarquer que l’égalité entre les sexes n’est
retrouvée que parce qu’il s’agit de sacrifice alimentaire. Celui-ci, dédié ou distribué, est
généralement associé aux femmes pendant que l’égorgement et la viande sont affaires
d’hommes.
27 Les ma‘rouf célébrés par les femmes ignorent la nourriture carnée. Les repas consommés
en commun par les femmes et les enfants se préparent – même en dehors du rituel – sans
viande. Par exemple, lors du ma‘rouf de younyouh n tmegriw (juin des moissons) célébré à
Aremd, les assistants mangent une bouillie d’orge (tagoulla). A Aguersiwal et à Aït Souka,
la bouillie consommée est faite à base d’orge en lait (tagoulla n tzelmine).
31 Dans la vallée de Sidi Fares, à quatre heures de marche du groupe étudié, la femme donne
à la vache qui vient de mettre bas trois barattes de beurre. Ce rite a pour finalité
l’amélioration de la santé de la vache. La quatrième baratte est dédiée à une femme qui
appartient aux descendants du saint (tagourramt) en contre-partie de la première coupe
de cheveux (assgourm) qu’elle assure pour les familles sacrifiantes. Enfin, si l’outre est
neuve, la femme doit lui sacrifier trois barattes de beurre.
32 Au mois de mars, le moqaddem du sanctuaire de Sidi Fares dépose dans cinq villages des
marmites de la zaouïa (tikint n zaouit) dans lesquelles les femmes viennent déposer du
beurre. En contre-partie, elles reçoivent de la femme du moqaddem un peu de sel destiné à
être mélangé avec la nourriture de la vache.
33 La distribution des rôles rituels ne peut être fondée sur un principe unique et réduite à un
simple reflet de la division sociale du travail. Plusieurs principes, dont le nombre est
certes limité, la régissent, et ces principes peuvent être contradictoires quoique
complémentaires. Dans certains rituels, ce sont les hommes qui exécutent des tâches
féminines telles que le ramassage du bois, la cuisson du pain, la cuisine des repas ou le
partage de la viande entre les plats de couscous.
34 Le bois des principaux ma’rouf est coupé au cimetière du village que la femme ne peut
approcher. Selon l’exégèse, les femmes ne sont autorisées à visiter les tombes que le jour
du ‘achoura, fête des morts célébrée le 10 du premier mois du calendrier musulman. Le
même jour, les femmes sacrifient auprès du cimetière le couscous et distribuent aux
enfants la tamehdart (fruits secs et gâteaux). Pendant le ‘achoura de l’an dernier (samedi
5 septembre 1987), les femmes de Mzik ont mangé le couscous au bord du cimetière.
Après le repas, des jeunes filles et quelques femmes ont chanté. En même temps, des plats
de couscous ont été apportés par des hommes à la mosquée. Seuls des hommes et
quelques garçons ont pris part à ce repas. L’occupation de l’espace par les deux sexes est
fort significative. De la terrasse de la mosquée qui donne directement sur le cimetière et
qui le domine, on a une vue plongeante sur le lieu où les femmes sont groupées. Sur le
plan spatial, les femmes, en dessous, sont entre la mosquée et le cimetière.
35 Comme ce dernier, la mosquée et surtout la talmaqsourt (pièce où les prières ont lieu) sont
présentées et représentées comme un espace masculin interdit à la femme. Le bois du
cimetière que la femme ne peut pas couper concrétise le lien entre les deux espaces
masculins. En plus de la cuisine du ma’rouf, il n’est utilisé que pour chauffer l’eau de la
mosquée destinée aux ablutions et au lavage rituel des morts.
36 Ainsi, l’opposition « sacré-profane » l’emporte dans ces contextes rituels sur le principe
de la division sociale du travail. Le sexe masculin ne s’abaisse pour accomplir une tâche
féminine que pour manifester sa supériorité dans un autre domaine, celui des choses
sacrées5. Des actes tels que la cuisson du pain et la cuisine, qui relèvent du domaine
domestique et féminin, deviennent rituellement l’apanage des hommes du moment où ils
sont en contact avec le sacré. Lors du ma’rouf de Mit’azza, ce sont des hommes qui cuisent
le pain et les différents repas dont les ingrédients sont gardés au dépôt de la Sainte.
37 Mais l’interprétation serait incomplète si, en partant des actes et espaces sacrés interdits
à la femme, elle concluait que l’opposition « sacré-profane » est sous-jacente à celle entre
le masculin et le féminin. La femme n’égorge pas, n’entre pas à la mosquée, au cimetière,
à l’aire ; mais le sacré n’est pas pour autant le monopole des hommes. En sacrifiant isgar,
elle exécute un acte religieux : le sacrifice féminin est officiel et public, il est dédié au
nom du groupe sacrifiant pour conjurer les maux et les malheurs. L’exégèse est plus
45
explicite : la femme qui sacrifie l’isgar du village d’Achayn mentionne qu’elle fait ses
ablutions avant d’accomplir ce sacrifice (ces mêmes ablutions que tout musulman doit
accomplir avant les prières)6.
38 Deux catégories de sacré doivent être distinguées : un sacré masculin et un sacré
féminin ; mais la première est, sur le plan rituel, plus valorisée que la seconde. La
distinction des deux classes du sacré et leur hiérarchie vont ensemble. Les jnoun, divinités
déchues et ambiguës, que tantôt on prie tantôt on conjure, sources du bien et du mal
(certaines maladies leur sont attribuées), occupent au niveau des représentations
rituelles une position similaire à celle imposée aux femmes sur le plan des relations
sociales. La tasmiya (au nom de Dieu), les versets du Coran, lus ou écrits dans des
amulettes, chassent les jnoun. Inversement, l’omission de la tasmiya au début des repas ôte
la baraka de la nourriture parce que ces derniers « mettent leurs mains dans les plats ».
D’autres rites soulignent l’infériorité des jnoun dans le système des représentations
locales : le sang des victimes de tafaska dédiées à Dieu leur est refusé ; la nuit, ils ne
hantent pas la talmeqsourt, lieu des prières, mais la pièce contiguë, la takhourbicht, lieu des
souillures où les hommes se purifient et où on lave les morts.
39 Tenant compte du lien entre la hiérarchie des sexes et la hiérarchie du sacré, notre
interprétation a davantage mis l’accent sur la position que tient chaque élément dans le
système des valeurs que sur la qualité des destinataires des sacrifices ou sur des contenus
rigides et universels des gestes et des objets rituels.
40 Il serait, par conséquent, fallacieux d’assimiler le fqih qui se sert des jnoun comme des
serviteurs (a’wan) à des fins religieuses ou profanes avec la femme qui les prie ou les
chasse en se fondant sur le simple fait que les deux entrent en contact avec les mêmes
esprits. D’un côté, nous avons le savoir magique et graphique du fqih qui est valorisé
même s’il est pratiqué en secret, de l’autre, les pratiques féminines moins valorisées en
dépit de leur caractère public. La question n’est pas seulement de savoir quel est le sexe
qui est en rapport avec les jnoun mais de déterminer en plus la nature de ce rapport.
41 Il en va de même pour les autres oppositions analysées (sacrifice sanglant - sacrifice
alimentaire, droite - gauche, nourriture carnée - nourriture non carnée...). Ce sont les
valeurs hiérarchiques liées aux termes des différentes oppositions qui rendent compte
des principaux aspects de la division sexuelle du travail rituel plus que les contenus
attribués aux gestes et aux objets, qui peuvent varier selon les contextes rituels.
42 Par exemple, la signification de l’opposition « droite - gauche » n’est ni fixe ni universelle.
Elle a été associée à différentes oppositions telles que « sacré - profane », « magie -
religion » (Robert Hertz, 1970, p. 85-109) ; « politique - religieux » (Rodney Needham cité
par Serge Tcherkezoff, 1985). Aucune de ces oppositions ne peut être privilégiée de façon
exclusive, car il s’agit d’un schème classificatoire qui peut épouser les divers contenus
que traverse une signification commune relative à la hiérarchie des termes : la supériorité
du sacré sur le profane, du religieux sur le magique, du politique sur le religieux, du
masculin sur le féminin, etc. Chez les groupes étudiés, le même schème est appliqué
lorsque les hommes mettent le ’chour (céréales qui représentent la dîme donnée aux
pauvres) à gauche et les grains sacrifiés aux saints et aux ma’rouf à droite.
43 Un autre aspect de la hiérarchie, qui a trait aux principes sous-jacents à la division
sexuelle du travail rituel, doit être mentionné. La distribution des rôles n’est pas rigide :
dans certains contextes rituels, les hommes sacrifient l’isgar. Les trois groupes Aït Mizane
dédient séparément, au mois d’octobre, des victimes au sanctuaire de Sidi Chamharouch
46
(situé à deux heures de marche des villages). Ce rituel qui a pour finalité explicite
l’inauguration des labours, débute par le sacrifice d’isgar (farine + eau) accompli par un
homme qui assure régulièrement ce rôle. Par ailleurs, le berger dédie, le premier jour de
la transhumance, le même sacrifice aux jnoun dits, par euphémisme, « propriétaires des
lieux ». C’est également un homme qui offre le même sacrifice aux différentes sources
d’eau situées à l’extérieur du village, afin d’apaiser le vent qui menace de détruire les
maisons du village. Il faut souligner que les spécialistes d’isgar accomplissent les mêmes
rites observés par les femmes. La manipulation du sel et les sacrifices alimentaires ne sont
pas non plus des rites exclusivement féminins. Avant le dépiquage, les hommes jettent du
sel dans l’aire pour chasser les jnoun. Les labours sont précédés par un sacrifice appelé
« noces des semences » (tameghra n wamoud) qui consiste dans la distribution aux enfants
de fruits secs et d’une grenade.
44 Ces exceptions s’expliquent d’abord par le lieu des sacrifices qui est situé loin des
habitations. Les femmes sacrifient à l’intérieur du village, les hommes à l’extérieur. Dans
ces contextes, c’est une classification de l’espace (extérieur-intérieur) qui rend compte de
la distribution des fonctions sacrificielles plutôt que la qualité des destinataires des
sacrifices. En outre, les rites féminins sont exécutés par les hommes lorsqu’ils sont liés
aux espaces des activités agricoles représentés comme incompatibles avec la présence de
femmes.
45 Toutefois, en tant que principe exceptionnel, l’opposition « extérieur-intérieur »
s’estompe à son tour, dans certains contextes, au profit d’autres principes qui relèvent de
la division domestique du travail. Le bois employé dans le foyer domestique et dans la
cuisine de certains ma’rouf est ramassé par les femmes dans des forêts qui sont souvent
plus loin que les lieux des sacrifices démoniaques réservés aux hommes.
46 Une grammaire de la division sexuelle du travail rituel ne peut être uniquement fondée
sur des règles fixes mais sur des régularités qui n’excluent pas les exceptions. En fait, il ne
s’agit pas d’exceptions si l’on admet qu’il est improbable qu’un seul principe organise la
répartition des rôles rituels sans tomber dans des contradictions réelles ou apparentes.
Il faudrait donc saisir les principes dégagés à partir des pratiques régulières comme une
combinaison où, selon les contextes, l’un des termes l’emporte sur les autres. Cependant,
il faut noter que les exceptions peuvent être à sens unique : les hommes exécutent des
rites accomplis de façon générale par les femmes, alors que celles-ci se trouvent dans
l’impossibilité d’assumer des rôles rituels exclusivement masculins. Il n’existe pas de
Thesmophories locales où des femmes, peuvent exceptionnellement verser le sang. Il
semble qu’une grammaire des rites, qui tient compte de la hiérarchie des sexes, ne puisse
se passer de règles absolues : seul l’homme égorge, circoncit…
48 L’interprétation locale de la bid’a ne retient pas cette nuance et condamne les rites locaux
parce qu’ils n’ont aucun fondement canonique. Un autre terme, lasnam, est invoqué par
des personnes souvent illettrées pour désigner les mêmes rites condamnés par les fqihs
(Jacques Berque, 1978, p. 138). En arabe, al-Asnam (sing. Sanam) désigne les idoles que les
Arabes adoraient avant l’avènement de l’islam. Appliquer ce mot à une pratique locale
revient à l’assimiler aux pratiques antéislamiques. Bref, les deux notions permettent aux
intéressés de classer les rites et de bannir certains d’entre eux parce que non conformes à
(une interprétation de) l’islam.
49 Le rapport entre le savoir global dont les réformateurs prétendent puiser leurs arguments
et le savoir local est inégalitaire. Ces personnes qui se sont instituées gardiennes de
l’orthodoxie musulmane aspirent à effacer les différences locales en imposant des
comportements représentés comme étant pratiqués par la communauté musulmane.
Souvent ces attitudes dépassent les condamnations verbales et se traduisent par des
interdictions effectives. C’est l’exemple de certains fqih qui approuvent le sacrifice de
nourriture lorsqu’il est exécuté devant la maison du sacrifiant et non auprès des
sanctuaires. L’autre exemple est celui de deux étudiants en ville qui ont interdit à leur
mère d’appliquer à la victime et à son sang des rites locaux.
50 Il faut noter, par conséquent, que lorsque nous parlons de pensée locale nous y incluons
l’interprétation locale de l’islam. Contrairement à la discontinuité établie par les
réformateurs entre pratiques orthodoxes et bid’a, il arrive que les gens les perçoivent
souvent comme un tout homogène. C’est le cas de l’officiante qui, avant d’exécuter le
sacrifice d’isgar (rite local), a fait les ablutions prescrites par l’islam. Il en est de même
pour les femmes qui noircissent les yeux de la victime lors de la fête musulmane du
sacrifice.
51 Ces attitudes réformistes ont des effets sur la division sexuelle des tâches rituelles.
Plusieurs rituels que les hommes ne célèbrent plus sont récupérés par les femmes. Depuis
1985, les femmes des Aït Takhsan se sont substituées aux hommes pour organiser les deux
grands ma’rouf du groupe. L’année dernière (mars 1987), les « anciennes » se sont
chargées de la collecte de la farine et de l’argent (cinq dirhams par foyer). Contrairement
aux ma’rouf traditionnellement féminins, deux boucs ont été sacrifiés. Cependant, l’une
des victimes a été immolée par un étranger. Celui-ci, qui habite le village depuis
longtemps sans accéder aux grandes parts de viande (tasghart) auxquelles tout membre de
la jma’a a droit, n’aurait jamais assumé le rôle de sacrificateur si le rituel en question était
resté une affaire d’hommes. Le ma’rouf, qui commence à être abandonné et dévalorisé par
les hommes, deviendra-t-il le rituel des marginaux, des femmes, des enfants et des
étrangers ? L’opposition entre les pratiques réputées orthodoxes et celles jugées
hétérodoxes tendrait à recouper la répartition des tâches rituelles entre les deux sexes.
Appendice
52 Une question dont les termes peuvent paraître paradoxaux mérite d’être soulevée :
comment interpréter le fait que dans de telles sociétés, où « l’autre sexe » est relégué au
second plan, des femmes aient pu accéder à la sainteté ? Excepté le saint et roi des jnoun,
Sidi Chamharouch (qui n’appartient pas au monde des humains) et des tas de pierres qui
portent des noms masculins (Sidi S’id Imni, Aït Souka), les collectivités étudiées ne
connaissent aucun saint de sexe masculin. Il y a la sainte Mit‘azza à laquelle les Aït
Mizane et les Aït Souka continuent à dédier chaque année un ma’rouf et la sainte Jadda
48
Mammas Hammou dont le ma’rouf n’est célébré, depuis deux ans, que par les femmes des
Aït Takhsan. Il est également remarquable que la plupart des tribus voisines abritent les
sanctuaires des saintes dont la réputation dépasse souvent le cadre local (Mizzara dans la
vallée d’Imnane, Sti Fadma à Ourika, Jadda Mammas Mbarek à Azzaden et, plus loin au
sud, Lalla Aziza chez les Seksawa).
53 L’interprétation du rapport entre la féminité et la sainteté se limitera aux données
fournies par les légendes locales. Les deux légendes recueillies relatives à Mit’azza et celle
rapportée par Brives au sujet de Lalla Aziza nous permettent d’avancer l’hypothèse
suivante : les femmes ne peuvent acquérir la sainteté qu’en intégrant des valeurs
masculines. Mit’azza est tantôt présentée comme bergère (une femme qui vaque à une
activité masculine en conduisant le troupeau loin de l’espace assigné à l’activité pastorale
de la femme : le village et ses environs), tantôt comme une guerrière qui conduit des
harka, c’est-à-dire des expéditions militaires (une femme qui verse le sang). Mit’azza
représente un modèle inverse de celui de la femme qui se dégage de l’interprétation des
rôles rituels : non seulement en tant que guerrière elle ôte la vie, mais comme elle n’a pas
de descendant, elle ne l’a probablement pas donnée. Les desservants prétendent être
seulement les descendants qui ont accueilli la sainte étrangère.
54 Concernant le statut matrimonial de la sainte, la légende de Lalla Aziza est plus explicite :
« Comme elle était parmi les plus belles jeunes filles du village, elle fut recherchée
pour le mariage, mais elle refusa tous les prétendants. Un jour qu’elle était seule
[...], elle fut poursuivie par un jeune homme qu’elle avait repoussé. Elle ne pouvait
fuir puisque le chemin n’avait pas d’issue, et elle allait être saisie, lorsque tout à
coup elle disparut dans la montagne, aux yeux étonnés du jeune homme. La
réputation de sainteté de la jeune fille en grandit et s’étendit au loin. »
55 Le même récit mentionne que la sainte était bergère, mais, contrairement aux bergers,
elle allait tout en haut de la montagne. Le degré de sainteté va de pair avec la nature de
l’espace fréquenté :
« [...] Au lieu de rester avec les autres bergers et de faire paître son troupeau le
long de la rivière, où l’herbe est belle et abondante, Lalla Aziza allait tout en haut de
la montagne, là où il n’y a que rochers. Ses chèvres étaient aussi grasses que celles
des autres bergers. » (Cité par J. Berque, 1978, p. 190-191.)
56 Ajoutons enfin que la sainte Mizzara était aussi bergère et sans descendants 7. Partant de
ces fragments de données, nous ne pouvons qu’esquisser une hypothèse de travail pour
une étude plus approfondie sur l’hagiographie féminine.
Guerrière + ? +
Bergère + + +
Sans descendance + + +
49
NOTES
1. Paru dans Le Maghreb : approches des mécanismes d’articulation, Rahma Bourqi et Nicholas
Hopkins (éd.), Al Kalam, Rabat, 1991, p. 119-136.
2. Le ma‘rouf est un repas sacrifié et consommé en commun. Notre description n’a retenu, pour le
besoin de l’analyse, que les traits communs. Pour une ethnographie détaillée du ma’rouf, voir
notre livre Les Repas sacrificiels : essai sur le rituel du ma‘rouf dans une tribu du Haut-Atlas, à paraître
[paru en 1990 sous le titre Sacré et sacrifice…].
3. Êtres invisibles, esprits, dont le nom ne doit pas être prononcé. Pour les désigner, on recourt à
des euphémismes tels que « les autres », « ceux que le sel cache ». Nous utiliserons, faute de
mieux, l’adjectif « démoniaque » pour signifier un rapport aux jnoun.
4. Je remercie ma mère qui, au cours d’une description des rituels de son village natal (tribu
Indawzal) m‘a révélé que le terme tafaska désigne aussi le fait que la chatte mange l’un de ses
petits. [Mon livre Anthropologie des plus proches : retour sur le temps de mes parents, 2012, trouve ses
sources dans mes premiers entretiens avec mes parents durant les années 80.]
5. Ce sont les garçons, les célibataires en âge de se marier (i’azriyn) ou les afroukh qui coupent le
bois et non les hommes (irgazen).
6. Je remercie vivement mon épouse, Rachida Najib, qui a recueilli ces informations auprès de
Khadija Bouredda, qui sacrifie l’isgar des ma’roufs d’Achayn.
7. Je n’ai pas pu consulter les descriptions faites par mon ami Mohammed Mahdi concernant la
sainte de la vallée d’Imnane, aussi je me contente de ces deux informations communiquées
oralement. A lui vont mes plus vifs remerciements.
50
RÉSUMÉS
Hommes et femmes n’accomplissent pas les mêmes rites. L’homme verse le sang au nom de Dieu
avec la main droite en prononçant des paroles sacrées, la femme offre des aliments aux jnoun
avec la main gauche en observant un silence rituel. L’incapacité rituelle de la femme à égorger, à
chasser et à faire la guerre et d’autres aspects de la division des rôles offre une occasion pour
accéder aux représentations locales du masculin et du féminin Des principes sous-jacents à cette
division du travail sont dégagés : hiérarchie du sacré, destinataires des sacrifices (Dieu, jnoun),
extérieur/intérieur. Certaines règles varient selon les contextes : la femme sacrifie aux jnoun,
mais lorsque ce sacrifice est accompli à l’extérieur du village, c’est l’homme qui s’en charge.
D’autres règles sont absolues : seul l’homme verse le sang (égorgement, circoncision...). Dans ce
contexte discriminatoire, plusieurs femmes du Haut-Atlas ont accédé à la sainteté, mais en
intégrant des valeurs masculines. Elles étaient guerrières ou bergères.
51
1 Nous proposons de décrire et d’interpréter un sacrifice dédié par une tribu du Haut-Atlas
au saint Sidi Chamharouch (Doutté, 1984, p. 154 ; Westermarck, 1926, vol. 1, p. 270, 328,
391, 5212). Ce sacrifice ne sera pas étudié comme un procédé qui consiste à établir une
communication entre le sacré et le profane par l’intermédiaire d’une victime (Hubert et
Mauss, 1968), mais comme un système de représentations locales articulées à des
éléments de la structure sociale. Nous n’insisterons donc pas sur l’opposition entre le
sacré et le profane, pour concentrer notre réflexion sur les oppositions sociologiques que
le rituel met en jeu entre les lignages et les statuts sociaux. En effet, aux discriminations
entre les lignages quant à l’exercice des fonctions sacrificielles succèdent, lors du partage
de la victime, d’autres ségrégations sociales : les parts de viande inégales sont distribuées
selon les statuts sociaux des chefs de famille.
2 C’est en partant de la composition du groupe sacrifiant par rapport à l’objet central du
rituel, la victime sacrificielle, que nous essaierons d’étudier comment des actions simples
(porter le drapeau du moussem, par exemple) ou des objets concrets (les parts de viande)
deviennent, lorsqu’ils sont intégrés dans un rituel, des éléments pleins de significations et
d’informations sur le groupe sacrifiant.
3 L’interprétation des rites observés dégagera les représentations locales des principaux
groupes sociaux (la takat, le foyer et la jma’t, l’assemblée du village), des statuts (le chef du
foyer, l’autochtone, l’étranger, etc.) et des rapports sociaux (entre le père et le fils, entre
l’homme et la femme). C’est dans ce sens que le rituel peut fournir un modèle local, un
modèle made home (Lévi-Strauss, 1973, p. 309) de la structure sociale ou de certains de ses
aspects. Cependant, le rituel étudié ne sera pas réduit à un système de représentations
abstraites : nous chercherons, en outre, à montrer comment les représentations rituelles
s’articulent dans la pratique aux relations sociales.
Ethnographie du sacrifice
4 Le moussem de Sidi Chamharouch, qui constitue le contexte général du sacrifice étudié, est
célébré chaque année au village d’Aremd et non au sanctuaire3. Il commence le mardi qui
suit la date du 20 août filahi (calendrier julien) et prend fin le samedi avec le partage de la
victime sacrifiée le jeudi. L’organisation du moussem incombe, à tour de rôle, aux trois
52
groupes qui composent la tribu Aït Mizane. Pour le financer (achat de la victime,
préparation du repas offert aux autorités locales, etc.), le « village qui a le tour » (Aït twala
) a droit à la propriété des sacrifices dédiés pendant quatre mois à Sidi Chamharouch
(deux mois avant le moussem et deux mois après). Le lignage Id Bel’id, qui administre le
sanctuaire, accapare les sacrifices apportés par les pèlerins (immzeyrne) durant le reste de
l’année.
5 Comme tous les moussems du Maroc, celui de Sidi Chamharouch voit l’installation d’un
marché. Les objectifs séculiers coexistent avec les attentes religieuses ; la majorité des
pèlerins vient dans l’espoir de mettre fin aux maladies attribuées aux jnoun, Sidi
Chamharouch étant leur roi ; d’autres reviennent témoigner par des sacrifices leur
gratitude au saint à la suite d’une guérison qui lui est imputée. A ces pèlerins se mêlent
les touristes, Marocains et étrangers, qui sont là pour jouir de la montagne, prendre des
photos avec la victime immolée, etc. Le moussem est également une occasion de
réjouissance collective (danse, chants).
6 Parmi ces éléments et d’autres qui constituent le moussem étudié, nous avons isolé deux
fragments rituels assez autonomes pour justifier leur étude indépendamment des autres
rites : il s’agit du sacrifice de la victime et de son partage. La description de ces rites est le
résultat combiné d’enquêtes intermittentes menées en 1984-1985 et d’une observation
systématique du moussem en 1985 (du mardi 4 au samedi 9 septembre).
L’immolation
7 Cette année-là, la victime a été sacrifiée par le village d’Aremd. Certaines conditions
rituelles relatives à la couleur et au sexe doivent être observées : le saint exige, selon
l’exégèse (explications données par les informateurs), une vache noire. En outre, la
victime doit passer la nuit qui précède son immolation au village d’Aremd dans un lieu
rituellement désigné à cet effet, un enclos qui appartient à un membre du lignage
desservant (frère du sacrificateur de la vache). Tous ces rites ont été respectés.
8 Après sa retraite rituelle, la victime a été conduite, le jeudi, à la tête d’une procession, au
lieu sacrificiel désigné « mosquée d’Aremd » (timezguida ou Aremd). A l’instar des sacrifices
sanglants dédiés au roi des jnoun, la vache noire doit être immolée un jeudi. Car, selon
l’exégèse, c’est le jour de la semaine où le saint prend le pouvoir et commande les jnoun.
Comme pour le temps du sacrifice, le lieu de l’immolation est également valorisé par
l’exégèse : il est fréquenté chaque jeudi par Sidi Chamharouch en compagnie de douze
cavaliers, ses vizirs et ses amis. Tout au long du chemin qui sépare l’enclos rituel du lieu
de l’immolation, la victime, conduite par des membres du lignage desservant, a été
parfumée et touchée par des pèlerins. Le « drapeau » du moussem (la‘lam) a été arboré par
un autre parent du sacrificateur qui a également le privilège de le garder chez lui durant
toute l’année (voir ci-dessous la généalogie du lignage desservant).
9 Au lieu sacrificiel, le sacrificateur, moqaddem4 du sanctuaire de Sidi Chamharouch,
attendait l’arrivée de la procession. Au moment où il s’apprêtait à égorger la vache, les
assistants s’agitaient, se bousculaient afin de s’approcher du lieu de l’immolation. Des cris
désordonnés accompagnèrent le sacrifice, ils devinrent stridents et perçants lorsque la
victime, le cou ensanglanté, se mit debout. C’est un bon présage, me dirent de jeunes
hommes qui, naguère, me malmenaient. Le sacrificateur ne versa que le sang, la victime
53
fut dépouillée par des personnes volontaires. Deux bouchers de Marrakech proposèrent
leurs services.
10 Avant d’enlever la peau à la victime, l’un des fils du propriétaire de l’enclos (Hmad ou
Bihi) immola un petit mouton dédié par une femme et le jeta sur la vache. Ineffable fut
l’expression du visage de la sacrifiante lorsqu’elle vit son modeste sacrifice confondu avec
la victime du moussem. Une autre femme donna au jeune sacrificateur une poule qu’il
égorgea et lança entre le mouton et la vache.
11 Ce furent les derniers gestes accomplis par les membres du lignage desservant ; après son
sacrifice, la vache fut contrôlée par des personnes volontaires qui appartiennent au
village d’Aremd. Ce fut ce groupe, dont les membres changeaient sans cesse suivant leurs
disponibilités, qui surveilla les deux bouchers. La carcasse, découpée en quatre, fut portée
au village et gardée dans une maison n’appartenant pas au lignage desservant. Cette
action enfreignit la coutume selon laquelle la carcasse doit être gardée dans l’une des
pièces attenantes au lieu sacrificiel. La viande devait être partagée le surlendemain du
sacrifice.
Le partage de la victime
12 Le samedi matin, le village d’Aremd retrouva enfin son intimité. Les derniers pèlerins et
touristes étaient partis la veille. Quelques volontaires appelèrent les chefs de famille afin
de procéder au partage de la viande. Le lieu du partage est situé à l’extérieur du village, à
l’extrémité opposée au lieu de l’immolation. Il n’est pas consacré par des rites, ni valorisé
par l’exégèse.
13 Six hommes commencèrent le débitage de la carcasse. Trois grands tas de viande furent
formés, chacun constitué de morceaux de viande (ibri) égaux et de qualité similaire, de
sorte que les parts fussent composées des mêmes parties de viande. Cette opération est
technique et n’a pour objectif que l’équité. Les tripes furent également découpées suivant
les mêmes règles5.
14 La seconde étape, après le dépeçage, consistait dans la distribution de la viande aux
familles du village. Les assistants (une trentaine) décidèrent de compter les foyers (takat,
pl. takatine). Un groupe de jeunes hommes se mit à l’écart et recensa soixante-neuf foyers.
De peur d’omettre un foyer, plusieurs assistants formèrent des petits groupes séparés afin
de vérifier le nombre de foyers avancé. Citant de nouveau et à haute voix les noms des
chefs de foyer, tous les groupes confirmèrent le recensement initial.
15 Ensuite, d’autres familles furent recensées à part. Les mêmes groupes se mirent à les
compter en énumérant, cette fois, les noms des pères (les trois fils de Bihi n’Id Bel‘id, le
fils de tel, etc.). En dernier lieu, deux noms de femmes furent mentionnés. Après de
longues délibérations et de multiples modifications, tous les assistants se mirent d’accord
sur le nombre de seize.
16 Les deux catégories de familles comptées à part n’ont pas droit aux mêmes parts de
viande. Les foyers ont droit à une tasghart 6 (un lot), alors que les familles comptées à part
n’obtiennent qu’un oumagour (pl. imougar, les restes, les bribes). La différence entre les
deux types de part est d’abord quantitative, la tasghart est de loin plus grande que l’
oumagour.
54
17 Une fois connu le nombre des lots de viande à constituer, le répartiteur amorça, aidé par
deux personnes, l’étalage des morceaux de viande et forma des rangées de lots parallèles.
Ensuite, il aménagea un espace remarquablement restreint où furent entassés, dans un
désordre manifeste, les seize oumagour. Les différents lots ne furent pas constitués d’un
seul coup ; afin de les ajuster, le répartiteur ajouta à plusieurs reprises des morceaux de
viande aux tasghart et rarement aux oumagour.
18 D’un tas de viande non encore entamé le répartiteur prit au hasard des morceaux qu’il
donna à ses assistants, à l’élu communal (mourachih) qui accepta après des réticences
formelles, à un vieil homme et à moi-même. Le fqih, qui n’était pas présent parce qu’il
considérait les rites locaux comme des innovations hérétiques (bid‘a), fut servi du même
tas. Il faut noter que les assistants et l’élu communal avaient droit aux tasgharts.
19 Le responsable du « cahier des comptes » du moussem proposa de procéder à la
vérification des dépenses et à la vente aux enchères. Après avoir rendu compte de toutes
les dépenses (achat de la victime, repas des autorités locales, « salaire » des cuisiniers,
etc.), il déclara un déficit de 5 400 rials (20 rials = 1 dirham). Ce déficit fut supporté par
tous les chefs de foyer groupés suivant une ancienne organisation : le village est divisé
par trois, chaque tiers (telt) comprend trois lignages. Ainsi, chaque « tiers » est débiteur
de 1 800 rials. Il faut ajouter que si l’argent n’est pas totalement dépensé, le reliquat est
partagé selon les mêmes règles.
20 Après la vérification des dépenses, les oumagours ont été vite distribués. Aucun des
bénéficiaires n’assista au partage, quelques proches se sont chargées de leur ramener
leurs parts.
21 Quelques instants après, l’élu communal ouvrit les enchères en commençant par la tête
de la victime. Après deux surenchères seulement (1 000 et 1 400 rials), elle fut vendue à 1
500 rials. L’élu communal avait déjà pris les pattes, il donna son prix, personne ne
surenchérit. Les trois peaux des moutons égorgés pour le déjeuner du caïd furent vendues
à 1 700 rials et leurs têtes à 300 rials. Remarquons que l’émulation n’était pas forte et que
contrairement aux enchères du ma‘rouf (repas sacrificiel), le paiement doit être effectué
sur place.
22 Après les enchères s’ensuit une délibération sur la manière de distribuer les tasgharts.
L’élu communal suggéra de distribuer la viande par lignage. Il se mit devant les rangées
de viande et indiqua successivement les lots attribués aux foyers. Comme pour les
oumagours, les tasgharts des absents furent confiées à des parents ou à des voisins.
23 La distribution des tasgharts clôtura le moussem.
33 [....]
34 La femme peut accéder à la propriété de la viande sacrée. Deux femmes ont obtenu l’
oumagour. Comme pour l’afroukh, la disparition du mari, argaz, en est la condition sine qua
non. Cependant, à la différence de l’afroukh, la femme ne peut jamais accéder au lot de
viande. [...]
35 L’interprétation doit également prendre en considération ceux qui sont exclus du rituel
du partage. [...] La femme (tamghart), le « célibataire en âge de se marier » (a‘ezri) et le
garçon (arrad) se contentent de consommer la viande que les chefs de famille leur
apportent. [...]
36 Le fqih, maître de l’école coranique, originaire d’un village voisin (Aguersiwal), occupe
une position ambiguë entre les exclus et les bénéficiaires. Cette ambiguïté s’explique par
son double statut de fqih et d’étranger :
– en tant que fqih, il reçoit une partie de la viande ;
– mais parce qu’il est étranger, les morceaux qui lui sont offerts ne sont assimilés ni à la
tasghart, ni à l’oumagour.
37 Le répartiteur, on s’en souvient, servit le fqih du tas de viande. Ne pas prendre la viande
des rangées des lots ou de l’ensemble d’oumagour est une manière de l’exclure de la
communauté du village. Un vieil homme et moi-même étions dans la même situation
puisque nous étions également servis de l’amas de viande non encore classé.
38 Le fqih est un argaz au sens que le rituel analysé donne à ce statut, mais cette condition
nécessaire est insuffisante. Pour aspirer à la propriété de la tasghart, il faut être en plus
originaire du groupe. L’étranger, qui n’est pas encore assimilé par le groupe, ne peut
obtenir ni la tasghart ni l’oumagour. A travers le rituel sont déterminés les statuts des
chefs de famille ainsi que l’originaire et l’allogène.
Le foyer et l'assemblée
39 Considérons maintenant comment, parmi les originaires, les deux catégories de parts de
viande traduisent aussi une inégalité juridique et politique. Ces inégalités sont examinées
en rapprochant le rituel étudié du chart conclu entre la jma‘t et le fqih. Il s’agit d’un
contrat qui définit les obligations respectives du fqih (guider les cinq prières
quotidiennes, « assurer » la prière et le prêche du vendredi, l’éducation religieuse des
enfants...) et de la jma‘t (rémunération en nature et en argent, nourriture à tour de rôle).
[...]
40 Seuls les chefs de foyer ayant droit à la tasghart ont la capacité juridique de conclure le
chart et de s’acquitter des obligations qui en découlent ; les afroukhs, et a fortiori les
femmes, sont exclus de la gestion de l’institution collective par excellence, la mosquée.
Toutefois, certains afroukhs aisés donnent de l’argent ou de la nourriture au fqih, mais ces
actes relèvent de la charité (sadaka) et non du droit. L’un d’entre eux m’a expliqué qu’il
n’est pas obligé de le faire (our igui hakkak). [...]
41 L’afroukh ne participe pas à la gestion des biens collectifs (achat de la vache, contrôle des
dépenses, etc.). Il ne peut être membre de la jma‘t. Il n’en a pas la personnalité juridique ;
il n’est pas un sujet du droit communautaire10, il ne peut ni engager la jma‘t, ni s’engager
envers elle. Il faut toutefois préciser que cette incapacité juridique n’est pas absolue et
57
qu’elle ne concerne que la chose publique locale ; l’afroukh peut conclure des contrats
privés pour son propre compte (contrat d’association, de vente, etc.).
42 Le partage de la victime définit périodiquement le contenu et les confins de la jma‘t en
définissant ceux qui la composent : l’ensemble chefs de foyer qui ont droit à tasghart 11.
43 Cependant, l’argaz ne constitue pas seulement l’élément focal dans la définition de la
jma‘t ; la takat (foyer) elle-même se définit par rapport à lui : est takat la famille dont il est
le chef. La takat peut éclater en maisonnées, mais c’est la maisonnée du père argaz qui est
considérée comme takat.
44 Le rituel du partage est pour ainsi dire un recensement triennal. Les tasghart nous
renseignent sur le nombre des takat, l’oumagour sur celui des maisonnées des afroukh ou
des veuves.
45 La famille de l’afroukh est une takat virtuelle qui peut devenir une takat, au sens local du
terme, après le décès du père, tandis que la famille de la veuve est une takat déchue du
fait de la disparition du chef. La famille de l’afroukh peut aspirer à manger la tasghart, à
assurer à tour de rôle la nourriture du fqih, alors que la famille de la veuve est dépossédée
de la tasghart qu’elle a l’habitude de consommer, du privilège de participer aux
obligations collectives, etc.
46 Récapitulons. L’afroukh ne peut pas acquérir la tasghart, ni fonder la takat, ni participer à
la jma‘t. Il ne peut accéder à ces honneurs, charges et droits du vivant du père. L’hérédité
ne comporte pas seulement le patrimoine matériel (mobilier et immobilier), elle
comprend aussi la succession à la tasghart ou plutôt à ce qu’elle représente : la supériorité
du père, la personnalité juridique (la citoyenneté ?), le statut de takat. Comment, du point
de vue de l’afroukh, aspirer au statut de l’argaz, aux privilèges et droits qui en découlent,
sans souhaiter (consciemment ou inconsciemment) la mort du père ?
47 Plusieurs faits justifient cette question. L’oumagour est perçu comme
une honte. Un chef de famille afroukh fut très gêné lorsqu’il voulut me révéler la part qui
lui revenait dans le partage. Il ajouta, comme pour compenser, qu’il donnait la nourriture
au fqih. Dans une autre maisonnée d’afroukh, c’est l’épouse qui répondit vite à ma question
en me disant qu’ils avaient droit à une tasghart. L’époux auquel je m’adressais n’osa pas la
contredire.
48 L’analyse des représentations des statuts sociaux nous conduit à considérer l’argaz comme
la « dominante » du système social local. Nous empruntons le concept de « dominante » à
la théorie formaliste russe. Il est défini par R. Jakobson comme « l’élément focal d’une
œuvre d’art : elle gouverne et transforme les autres éléments. C’est elle qui garantit la
cohésion de structure12 ».
49 Risquant cette analogie, nous envisageons l’argaz comme un statut qui joue, sur le plan
social, le rôle de dominante : il est pour les statuts et les groupes sociaux ce que la rime
est pour le vers mesuré. C’est par rapport à l’argaz, à sa vie et à sa mort, que s’élaborent
les définitions locales de l’afroukh, de la femme (veuve ou non), de la takat et de la jma‘t.
plusieurs rôles rituels : traite de la vache, fumigation de l’enclos et contrôle des visites
des pèlerins, immolation, conservation du couteau, conservation, confection et port du «
drapeau » du moussem (voir infra généalogie des Id Bel’id).
51 Juste après l’immolation, la jma‘t retrouve son contrôle initial. Les privilèges du lignage
desservant, parce que fondés sur des fonctions sacrificielles, ne dépassent pas la mise à
mort de la victime. Ce lignage réintègre, après une séparation éphémère, l’ensemble des
lignages du village.
52 Demandant à quelques informateurs si la carcasse est gardée par le lignage sacrificateur,
ils m’ont répondu – certains d’entre eux sur un ton ferme – que la vache appartient à la
jma‘t. En effet, l’achat de la victime comme le débitage et la distribution de la viande
échappent complètement au lignage desservant.
53 [...]
54 Le sacrifice étudié, pris dans son ensemble, révèle deux notions différentes de la
hiérarchie : le sacrifice, la vache qualifiée, distingue le lignage sacrificateur des groupes
« laïcs », tandis que le partage, la vache quantifiée, exprime la hiérarchie à travers
l’inégalité d’accès aux lots de viande. Aux inégalités entre lignages fondées sur les
fonctions sacrificielles le partage substitue l’inégalité entre l’argaz, l’afroukh et la femme.
55 Toutefois, au sein de chaque catégorie de statuts, le rituel met en évidence une autre
notion, celle de l’égalité. Le débitage et toutes les règles techniques qu’il implique
montrent comment les statuts de la même catégorie sont considérés comme égaux. Selon
le partage, tous les chefs de takat, quels que soient leurs lignages, ont droit aux mêmes
parts. Il en est de même pour les afroukh et les veuves. Aussi les chefs de famille que les
fonctions sacrificielles discriminent sont-ils considérés comme égaux pendant le partage.
Le sacrificateur, par exemple, n’est pas traité comme tel mais en tant que chef de takat qui
a droit à une tasghart. Il y a plus, le sacrificateur du mouton et de la poule n’a droit, au
même titre que les afroukh, qu’aux bribes. La supériorité qui lui est conférée sur le plan
rituel s’estompe sur le plan socio-politique. [...] Capacité rituelle et capacité juridique ne
vont forcément pas de pair.
56 Il faut remarquer, enfin, que le rituel estompe également le privilège des lignages de bon
augure (aneflous) qui ont pour fonction d’inaugurer les labours et l’irrigation des champs.
Lors du partage, les chefs de famille qui appartiennent à ces lignages (Aït Tboullit et Aït
Mbarek) acquièrent, selon leurs statuts, les bonnes parts ou les restes.
57 [...]
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Du masculin au féminin
58 Considérons maintenant les relations entre les principaux termes du modèle
précédemment définis, leur structure. Commençons par une lecture du schéma relatif à
59
les femmes : bilmawn, acteur qui donne son nom à la mascarade, n’est-il pas d’après les
mythes locaux un ravisseur de femmes ?
66 La mascarade ne représente pas l’opposition entre les hommes mariés et les célibataires
en âge de se marier (a‘ezri, pl. ia‘ezrine), même si ces derniers fournissent la majorité des
acteurs et des assistants. Hammoudi montre que certains rôles sont joués par de jeunes
hommes mariés et pères d’enfants. La catégorie d’a‘ezri, que l’exégèse avance, est
manifestement restreinte pour définir tous les acteurs. Hammoudi explique la présence
de jeunes hommes mariés par le souci qu’ont les hommes adultes à contrôler les
célibataires et leurs excès (Hammoudi, 1988). De notre côté, nous supposons que les
acteurs mariés ne représentent pas les adultes mais seraient, comme les détenteurs des
bribes et les jeunes mariés qui se chargent de la coupe du bois, des afroukh. Nous
supposons également (faute d’une description orientée selon notre hypothèse) que les
personnes exclues de la place publique sont des argaz.
67 L’afroukh qui coupa le bois révéla des informations importantes concernant le rapport
entre la mascarade et le statut de l’afroukh. Je voulais savoir qui joue bilmawn dans son
village :
« N’importe qui, iferkhan (pl. d’afroukh) comme moi.
— Mais, es-tu afroukh ? Tu es marié, tu as un fils.
— C’est vrai, mais on m’appelle toujours afroukh. »
Arrivés chez lui, je reposai la même question de façon directe :
« Quelle est la différence entre l’arrad, l’afroukh et l’argaz ?
— Arrad, c’est celui-là (montrant son frère qui a trois ans) ou l’autre (son frère
berger qui a douze ans). L’afroukh est une personne qui n’est pas encore mariée.
— Mais toi, tu es marié, tu es afroukh ou non ?
— Si, on dit que je suis afroukh.
— Ton père est-il vivant ?
— Oui, il travaille à [...] Mais quand tu n’as pas de barbe (me montrant son visage
jeune et lisse)... Si mon père était mort et si « je portais la takat » (igh oussikh takat),
on m’appellerait argaz. »
68 Notre hypothèse est que l’opposition argaz - afroukh et a‘ezri détermine la distribution des
rôles rituels. Si les hommes exclus du village sont des argaz, la mascarade sera interprétée
comme une prise éphémère du pouvoir par les afroukhs et les célibataires. Elle joue la
liberté (lhourrit comme disaient les informateurs à Hammoudi) qui n’est autre que la
négation du pouvoir de l’argaz.
avait emprunté les bêtes à leurs propriétaires (en tant que chargé des affaires extérieures
de la takat), n’a pas une seule fois mis les pieds dans l’aire. Dans ces trois exemples,
l’organisation du travail est, en partie, fonction des deux statuts analysés. L’argaz
n’exécute pas les mêmes travaux que l’afroukh. La tasghart représente le pouvoir du pater
familias : elle n’est pas seulement bonne à manger et bonne à penser, mais aussi bonne
pour dominer.
NOTES
1. Paru dans Pratiques et résistances culturelles au Maghreb, Noureddine Sraieb (éd.), Paris, CNRS,
1992. p. 113-135.
2. La description du sacrifice dédiée à Sidi Chamharouch est sommaire :
« [...] In the district of the Aït Mizan, belonging to the tribe Igigain, there is a cave which is the
shrine of Sidi Semhârus, the sultan of the jnun. Every year the tribes of the neighborhood make
there sacrifices of black cattle, which induce the ‘afaret to come out of the cave and drink the
blood and dance and predict what is going to happen during the year ; and people listen to what
they are saying. » (Westermarck, 1926, vol. 1, p. 283.)
3. Le sanctuaire se trouve à deux heures de marche d’Aremd, sur le chemin du fameux sommet
Toubkal, Le « mausolée » récemment construit n’abrite pas le corps du sultan des jnoun. Il s’agit
d’une grotte que le saint, selon un récit, indiqua aux ancêtres du lignage desservant comme étant
le signe de sa présence.
4. Le moqaddem désigne ici une personne qui s’occupe de l’administration du sanctuaire et assure
souvent la fonction de sacrificateur.
63
5. Louzi’t (partage) a souvent pour fonction de venir en aide à un membre du groupe dont la bête
est malade. Dans ce cas, il ne s’agit pas d’un sacrifice, la bête est égorgée et non pas immolée. Le
partage de la viande est effectué selon les parts achetées. Selon J. Berque, « l’uzict offre un rappel
de l’antique vedine communautaire. D’où un caractère complexe qui l’apparente d’un côté au
fameux sacrifice communiel, de l’autre à la boucherie coopérative et au crédit municipal » (J.
Berque, 1950, p. 383).
6. Le mot tasghart dériverait de « asghar » qui désigne l’arbre et le tirage au sort. Ceci laisse
supposer que les branches d’arbre utilisées dans le tirage au sort ont donné leur nom à celui-ci.
Les arabophones disent « frapper le bois » qui signifie « tirer au sort ».
7. Le mot afroukh dériverait de la racine arabe « F.R.KH » qui signifie « éclore », sortir de l’œuf. La
même racine est localement employée pour désigner le même sens qu’en arabe. L’afroukh serait,
par analogie, une personne, un homme qui vient d’éclore.
8. L’ argaz (pl. irgazen) désigne couramment l’« homme » et dans certains contextes l’homme
courageux.
9. Il est tentant de comparer, sans a priori évolutionniste, le droit local tel qu’il se dégage du
rituel et certains droits écrits antiques. De ce point de vue, l’analogie entre l’afroukh et le « fils de
famille » en droit romain est frappante : « Les pouvoirs du pater s’exercent sans contrôle... Ils ne
cessent pas par une majorité ni par le mariage des enfants ; même devenu le premier magistrat
de Rome, le « fils de famille » retombe dans sa famille sous la puissance absolue du pater. »
(Gaudemet, 1974, p. 16-17.)
10. Mauss étudie la notion de personne en tant que droit à un nom, à un masque rituel, «
l’acquisition de la persona par le fils, du vivant même de leur père qui constitue un dépassement
des anciens droits du pater » (Mauss, 1980, p. 350-354).
11. L’analogie est également saisissante entre la composition de la jma‘t et celle du sénat romain.
Celui-ci ne comprend que les pater (Mauss, 1980, p. 353 ; Gaudemet, 1974, p. 53).
12. Le vers, par exemple, est un système de valeurs hiérarchisées, parmi lesquelles une seule
constitue la valeur maîtresse, la dominante. La rime peut assurer cette fonction de dominante
lorsqu’elle constitue l’élément impératif dans la définition d’un vers. Cependant, la rime en tant
que dominante peut changer et devenir un élément facultatif ; une autre dominante peut se
substituer à elle dans la définition du vers, le schéma syllabique par exemple (Jakobson, 1977,
p. 77 et s.).
RÉSUMÉS
Le sacrifice du moussem de Sidi Chamharouch est approché comme un système d’idées qui, à
travers des rôles rituels et des objets concrets (différentes parts de viande), définit les statuts des
chefs de famille, la personnalité juridique, la takat (foyer), la jma’t (assemblée du village),
l’étranger...
64
1 Westermarck reste le seul auteur à avoir consacré une étude détaillée aux rites et
croyances relatifs au ‘âr. « [Ce mot] signifie littéralement « honte », mais qui s’emploie au
Maroc pour désigner un acte impliquant le transfert d’une malédiction conditionnelle à
quelqu’un que l’on veut obliger d’accorder une requête. Lorsqu’une personne dit à une
autre : « voici l‘âr sur vous », il faut entendre que la seconde, si elle ne fait pas ce qu’exige
d’elle la première, sera frappée de quelque malheur dû à la malédiction conditionnelle
contenue dans l‘âr. Dire « je suis dans votre ‘âr » [...] équivaut à dire : vous êtes maudite si
vous ne m’aidez pas. » (Westermarck, 1935, p. 87-88 ; 1968 vol. 1, p. 518.) Les finalités du
‘âr sont multiples : par exemple, obtenir la protection et l’assistance d’une personne
influente ou le renoncement à la vengeance de la part des parents de la victime, imposer
les fiançailles au père de la jeune fille (Westermarck, 1968, vol. 1, p. 530 ; 1935, p. 92).
2 Le ‘âr peut être infligé sous plusieurs formes. Le rite oral « voici le ‘âr sur vous » peut être
accompagné d’autres gestes visant à établir un contact matériel entre le suppliant et la
personne invoquée. Les exemples abondent : toucher son turban ou le cheval qu’elle
monte, toucher ou sucer le sein de son épouse, pénétrer dans la maison et s’emparer du
moulin à manivelle, etc. Le ‘âr est généralement accompagné d’un sacrifice sanglant.
« Une méthode des plus efficaces et – partant – des plus employées pour l’infliction de l‘âr
, c’est l’égorgement d’un animal sur le seuil de la maison habitée par la personne que l’on
vise, ou à l’entrée de sa tente. » (Westermarck, 1968, vol. 1, p. 518-521, 527 ; 1935,
p. 88-91).
3 Nous mettrons l’accent sur la dimension sacrificielle du ‘âr en le rapprochant d’autres
sacrifices étudiés par Westermarck, notamment le sacrifice de la grande fête musulmane.
Ces sacrifices sont étudiés en détail par notre auteur, mais séparément. Nous disposons
d’informations détaillées sur les différents éléments du sacrifice, le sacrificateur, le
sacrifiant, la victime, les instruments, etc. La méthode de Westermarck fondée sur
l’induction énumérative (Berque, 1950, p. 395) consiste à comparer chacun des rites
étudiés avec d’autres, similaires ou différents, observés dans d’autres régions du Maroc.
Nous proposons, en partant des descriptions de Westermarck, d’emprunter une direction
comparative différente, en rapprochant de façon systématique les rites du sacrifice ‘âr du
65
La grande fête
4 Dans son analyse du sacrifice de la grande fête, Westermarck distingue trois catégories de
rite :
- les rites ayant pour finalité la sanctification et la purification, ils concernent les gens, la
victime, l’instrument du sacrifice et l’immolation ;
- les rites au moyen desquels les gens cherchent à utiliser la baraka de la victime
sacrifiée ;
- les rites au moyen desquels les gens cherchent à éviter pour eux-mêmes les mauvaises
influences liées à la fête et au sacrifice ; cette dernière catégorie coïncide en partie avec la
première.
Les gens
La victime
7 La victime fait aussi l’objet de rites visant sa sanctification. A Aglu (sud du Maroc), la
veille du sacrifice, on enduit avec du henné des parties de la victime, entre ses yeux ou
sur son dos. On applique également des racines de noyer sur ses dents, et on noircit ses
yeux avec de l’antimoine. En plus, il est indiqué de laisser la victime à jeun le jour
précédant le sacrifice. La rupture du jeûne se fait juste avant le coup fatal. On donne alors
à la victime un mélange d’orge, de sel et de henné en disant : « Ô Dieu, santé et
tranquillité. » Ensuite, le sel est répandu à l’endroit où le sang est versé. Westermarck
affirme que donner la nourriture sanctifie la victime alors que manipuler le sel conjure
les mauvais esprits (Westermarck, 1968, vol. 1, p. 116-117).
66
Immolation et consommation
8 Le sacrificateur doit remplir certaines conditions. Chez le même groupe, il est interdit à
toute personne qui a commis un meurtre ou a tué un chien d’égorger la victime de la
grande fête. Une telle personne est considérée comme impure. C’est le fqih3 qui doit
immoler la première victime. A Anjra (Jbala), il se noircit les yeux avec de l’antimoine.
Chez les Aït Yûsi (Moyen-Atlas), il égorge toutes les victimes de son village et choisit un
homme des villages proches qui n’ont pas de fqih. Les hommes choisis ont l’habitude de
faire la prière, sont honnêtes et n’ont jamais commis un meurtre, ni tué un chien.
9 Font également l’objet de rites les couteaux du sacrifice. Chez les Aït Yûsî, les
sacrificateurs choisis doivent tremper leurs couteaux dans le sang du mouton immolé par
le fqih. Chez les Aït Nder, ce sont les couteaux des chefs de foyer qui sont trempés dans le
sang de la victime égorgée par le fqih ou tout autre victime qui a été égorgée avec le
couteau consacré. Des rites similaires sont observés chez d’autres groupes. Par exemple,
le jour du sacrifice, les chefs de foyer apportent leurs couteaux avec eux au msalla et les
posent ensemble par terre. D’autres enfoncent le couteau dans le cairn qui marque les
limites du msalla.
10 Le sacrificateur doit observer les rites de l’égorgement prescrits en Islam. Il doit tourner
la tête de la victime vers l’est et dire avant d’égorger : « bismillâh, allâhu akbar » (Au nom
de Dieu, Dieu est le plus grand). La sacralité de la victime se manifeste immédiatement
dans l’usage qui est fait de son sang. On barbouille le linteau de la porte d’entrée tout en
faisant attention à ce qu’aucune goutte de sang ne soit versée. Enjambé, le sang tombé
gerce la peau des pieds et attire les jnoun. Dans certaines régions, le sang est appliqué aux
mains et aux pieds afin de guérir ou de prévenir les gerçures et les crevasses de la peau.
Les rites liés à la consommation manifestent aussi la sacralité de la victime. Des parties de
la viande sont conservées pour être consommées lors d’autres fêtes (‘achoura, mouloud) ou
lors de certaines occasions rituelles (l‘ansra). Les gens souhaitent ainsi transférer la
sacralité du sacrifice de la grande fête à d’autres contextes rituels. En outre, on confère au
sang et à d’autres parties déterminées de la victime des vertus thérapeutiques. Contre les
maux de tête, par exemple, on brûle une partie de l’estomac séché, et on fait inhaler la
fumée au malade. Enfin, d’autres parties de l’animal sont employées dans des rites de
divination.
11 Westermarck souligne que, à l’instar des choses sacrées, la victime est en même temps
une source d’influences malfaisantes. La chair et la peau, qui sont perçues comme
dangereuses au début, sont laissées pendant trois jours sur le toit de l’habitation. Durant
cette période, on ne doit pas les prendre à l’intérieur de l’habitation. Les os de la tête,
notamment la mâchoire inférieure et les os des pattes, sont enterrés en dehors du village.
Les laisser près des habitations constitue une source grave de danger. II est aussi d’usage
de jeter ces os, appelés dans un autre contexte bouharrous, près de l’habitation d’un
ennemi ou d’une personne appartenant à un autre groupe (Westermarck, 1968, vol. 1,
p. 109, 118-133).
Sacrifice humiliant
12 Retournons au sacrifice ‘âr pour le comparer avec les rites qui précèdent. Chez les Igliwa
(Haut-Atlas), un homme qui tue un membre de son groupe se réfugie dans la tribu alliée
67
et voisine. Après une année, les gens qui l’ont accueilli l’accompagnent chez la famille de
la victime à qui ils sacrifient un animal à titre de ‘âr. Les gens de la tribu voisine laissent
apparaître leur protégé devant eux, les mains liées et le couteau entre ses dents. Si le
crime est pardonné, un parent de la victime retire le couteau de sa bouche et libère ses
mains. A Westermarck, des gens ont dit que garder le couteau dans la bouche signifie que
le meurtrier est, métaphoriquement, mort. Aussi il peut être pardonné. Les mêmes rites
sont pratiqués par les Aït Warain (Moyen-Atlas). Le meurtrier, en plus du prix du sang (
diya), doit exprimer son repentir en se présentant le couteau dans la bouche et les mains
derrière le dos. Il pose ensuite le couteau par terre devant les membres de la famille de la
victime (Westermarck, 1968, vol. 1, p. 525-526).
Le sacrifiant
- Une femme qui ne trouve pas, dans son propre groupe, de l’aide pour une affaire
sérieuse porte sur ses épaules une pièce d’une ancienne tente et une autre pièce plus
petite sur sa tête, comme s’il s’agissait d’un foulard, et se noircit le visage avec de la suie.
Ensuite, elle se dirige vers un autre village et entre dans la mosquée. Aussitôt vue, les
gens la font sortir, ôtent ses sales vêlements et lavent son visage puis l’habillent
correctement. Accepter la demande revient à effacer toutes les traces de l’humiliation. Un
homme qui veut jeter le ‘âr met sur sa tête une couverture de bât et porte une pièce d’une
ancienne tente. On met aussi une pièce d’une ancienne tente autour du cou d’un cheval.
Ce rite est particulièrement utilisé par les vaincus.
- Une femme se coupe les cheveux très court, s’enduit le visage, le corps et les vêtements
de bouse de vache (cette coutume est également observée par les femmes lorsqu’un
membre de la famille est décédé). Il arrive aussi que l’homme s’enduit le visage de bouse
de vache ou se rase la tête laissant uniquement une rangée de cheveux sur les côtés (garn)
ou sur le devant (goussa).
- Lorsqu’une femme mariée est enlevée et « que l’époux offensé n’est pas assez fort pour
se venger, celui-ci fait un trou dans un poêlon, puis s’en va de côté et d’autres, avec son
poêlon autour du cou, appeler à l’aide... »
- Le suppliant se met par terre ou s’incline, les mains derrière le dos et baise le sol dans
quatre directions (Westermarck, 1968, vol. 1, p. 522-524 ; 1935, p. 88-90).
16 Les rites qui précèdent le sacrifice de la grande fête s’opposent manifestement à ceux qui
accompagnent le ‘âr. D’un côté la préparation au sacrifice sanctifie les [171] intéressés en
les mettant en contact avec des choses sacrées, de l’autre elle amplifie l’humiliation du
sacrifiant. D’un côté le henné, l’antimoine, le swak (racine du noyer), les habits neufs, de
l’autre la suie, la bouse de vache, les loques. D’un côté des gestes sanctifiants et des objets
purificateurs, de l’autre des gestes avilissants et des objets salissants et impurs.
La victime
17 L’humiliation ne se borne pas au sacrifiant, elle s’étend à la victime à qui on impose une
posture de suppliant. « Il y a une forme de ‘âr terrible entre toutes et qu’on appelle
t’arguiba : elle comporte comme victime un bouvillon, un chameau ou un cheval auxquels
on a coupé les tendons du jarret pour leur donner l’apparence du suppliant. On ne recourt
à ce mode de ‘âr qu’en des occasions très solennelles : quand, par exemple, une tribu
invoque l’aide d’une autre, ou encore quand un appel est adressé au sultan, à quelque
haut fonctionnaire du gouvernement, à un village entier ou à un grand saint. » Le
paiement du prix du sang peut être précédé aussi de la t’arguiba (Westermarck, 1935, p.
92 ; 1968, vol. 1, p. 528, 532).
18 Le nom du sacrifice résume parfaitement l’intention du rituel. Le ‘argoub (pl. ‘ragueb) est
le « tendon du jarret ; éperon, hauteur allongée ». Le verbe ‘argueb signifie « trancher le
jarret à un bovin, en signe de soumission ou d’imploration ; procéder à la même opération
sur le tombeau d’un saint, pour solliciter sa protection ; attaquer l’ennemi par derrière, le
tourner, l’envelopper » (Loubignac, 1952, p. 273, 194, 495). De la comparaison des rites
appliqués aux victimes des deux sacrifices jaillit une énorme différence. A la victime
maquillée et sanctifiée du sacrifice de la grande fête s’oppose la victime mutilée et
humiliée de la t‘arguiba.
69
Immolation et consommation
19 En partant des rites accomplis par les gens et ceux appliqués aux victimes, le sacrifice ‘âr
peut être considéré comme une inversion du sacrifice de la grande fête. D’autres rites
confirment l’hypothèse d’inversion au sens d’attribuer à un rite un sens opposé. Le plus
manifeste est celui qui préside en islam à tout abattage. Il arrive que le rite de la basmala
(au nom de Dieu) soit sciemment omis dans le sacrifice du ‘âr. « Quand un animal est
immolé comme ‘âr, la bismillah « au nom de Dieu », formule d’usage en pareille occasion,
est omise, et l’animal ne doit pas être mangé par la personne que vise le ‘âr.
(Westermarck, 1935, p. 91 ; 1968, vol. 1, p. 527). Westermarck développe ce rite négatif en
comparant deux sacrifices destinés aux saints :
« Quant au saint trépassé, l'âr qui le vise consiste de même, très fréquemment, dans
le sacrifice d’un animal. Ce sacrifice comporte, en maints cas, la promesse de
récompenser le saint s’il accorde la requête du sacrificateur, et cette récompense
pourra être elle-même un sacrifice, lequel sera offert alors comme lwa‘da, non plus
‘âr. Ces deux sortes de sacrifice sont, théoriquement, tout à fait distincts. Le
sacrifice ‘âr, dont la victime ne consiste ordinairement qu’en un simple oiseau de
basse-cour, est un moyen de contraindre le saint ; si le requérant tue lui-même
l’animal, il le fait sans prononcer la bismillah ; et l’animal – à la différence des
victimes offertes en don dans le sacrifice lwa‘da, lequel comporte la formule
consacrée « au nom de Dieu » – ne doit pas être mangé sauf par les pauvres ou les
scribes : encore la plupart d'entre eux ne le tiennent-ils pour mangeable qu’après
avoir pris la précaution de réciter quelques mots du Coran. Il arrive néanmoins
qu’en pratique ces deux sortes de sacrifice ne se puissent distinguer l’un de l’autre :
il en est ainsi quand le sanctuaire a un gardien et que l’animal amené comme ‘âr lui
est remis et qu’il le tue « au nom de Dieu », ce qui le rend utilisable comme
nourriture. » (Westermarck, 1935, p. 99-100.)
20 Ce rite négatif a de graves conséquences sur la consommation de l’animal. Il faut d’abord
noter que tout abattage en Islam est rituel. Rien ne doit, en principe, distinguer, sur le
plan rituel, l’immolation rituelle de la boucherie. [...] Toute personne rituellement
habilitée doit tenir la gorge de l’animal en direction de la Mecque (la qibla) et prononcer
la basmala et le tekbir (Dieu est grand). Ces rites oraux constituent des conditions
impératives sans quoi l’animal est illicite (harâm) et donc immangeable 4. Ne pas
prononcer le nom de Dieu réduit le sacrifice à une simple mise à mort excluant toute
intention de consommation de l’animal. Généralement, la victime égorgée comme ‘âr ne
doit être consommée ni par le sacrifiant, ni par le destinataire du sacrifice (Westermarck,
1968, vol. 1, p. 532). Le refus de la sanctifier et le refus de la consommer sont deux aspects
d’une même intention. Alors que la victime de la grande fête est consacrée et sanctifiée,
celle qui est ‘âr est soit mutilée soit réduite à une charogne (jifa).
21 Si on emploie les mots « sacrifice » et « consécration » dans leur sens étymologique, de «
rendre sacré » (Hubert et Mauss, 1968, p. 237), le ‘âr, qui comprend la mise à mort d’un
animal, serait à l’antipode du sacrifice. Car les rites de l’égorgement ne consacrent pas la
victime, mais la rendent impure et illicite (harâm). Nous sommes loin de la mise à mort
comme point culminant du sacrifice, qui « sépare le principe divin qui se trouve à présent
dans l’animal de son corps qui appartient toujours au monde profane » (Hubert et Mauss,
1968, p. 233).
70
Sacrifice et contrainte
22 Contrairement au sacrifice dit lwa‘da (qui signifie « promesse »), le sacrifice ‘âr est, selon
Westermarck, un moyen de contraindre le saint. D’autres rites consistant dans l’infliction
du ‘âr à un saint manifestent l’idée de la contrainte : jeter un caillou sur un cairn qui se
trouve dans un sanctuaire, nouer des chiffons, des cheveux ou d’autres objets5. Le ‘âr peut
comporter « la promesse d’offrir au saint un sacrifice, s’il fait ce qu’on lui demande ; et
quand le requérant constate l’exaucement de sa requête, il ne se borne pas à tenir sa
promesse, il renverse le tas de pierres ; mais il le laisse intact dans le cas opposé, et garde
l’espoir qu’il finira par contraindre le saint » (Westermarck, 1935, p. 100). Dans d’autres
contextes, le requérant dont le souhait est exaucé offre le sacrifice et dénoue le nœud
qu’il avait fait. La protection d’un réfugié par le saint, le droit d’asile dont un criminel
peut bénéficier s’expliquent moins par la crainte du lieu sacré que par la contrainte qui
pèse sur le saint du fait que le réfugié s’est placé dans son ‘âr (Westermarck, 1935, p. 101,
106 ; 1968, vol. 1, p. 552-553). L’étude du ‘âr a permis à Westermarck de fonder le sacrifice
sur l’idée de la contrainte et de critiquer ainsi les théories qui assimilent le sacrifice à un
contrat ou à une communion entre Dieu et l’homme.
« Les Hébreux, comme le remarque Robertson Smith, tenaient que la religion
nationale avait été instituée par un sacrifice formellement contractuel offert au
Mont de Sinaï [...], voire même par un rite contractuel encore antérieur, dans
lesquels les parties furent Iahvé et Abraham ; et l’idée d’un sacrifice comme moyen
d’établir un contrat entre Dieu et l’homme transparaît dans les Psaumes. [...]
Robertson Smith et ses disciples ont vu dans ces pratiques des actes de communion.
[...] Ce que j’ai dit de l‘âr et de l‘ahd autorise à conclure que les méthodes adoptées
pour engager la divinité dans des pactes ne paraissent pas impliquer l’idée d’établir
une communion avec elle, mais bien celle de transférer des malédictions
conditionnelles tant aux hommes qu’à Dieu. » (Westermarck, 1935, p. 109-110).
23 Selon Westermarck, le sacrifice ‘âr est un acte purement magique dans le cas où le but est
directement réalisé grâce au pouvoir mystérieux inhérent à la malédiction elle-même. Il
est une sorte de prière lorsqu’un être surnaturel est invoqué. Mais aucune distinction
nette ne peut être établie entre les deux. Le nom d’un saint peut être invoqué simplement
pour donner à la malédiction plus d’efficacité (Westermarck, 1968, vol. 1, p. 479). Dans
tous les cas, Westermarck fonde le sacrifice ‘âr sur l’idée de la contrainte. Aspect
paradoxal du sacrifice qu’on tient pour religieux, qu’on rapproche généralement de la
prière et de la conciliation.
24 Le ‘âr est un « moyen par lequel une personne peut en contraindre une autre de céder à
ses désirs » (Westermarck, 1935, p. 92). Westermarck interprète les rites accompagnant le
‘âr comme les véhicules de la malédiction conditionnelle. Celle-ci est supposée – par les
gens – résider dans la couverture de bât, dans la suie, dans le poêlon, dans la selle
renversée, etc. Le sang versé pour engager le ‘âr est également interprété comme véhicule
de la malédiction.
« … Le ‘âr passe pour devoir son efficacité au sang. Trait significatif : l’efficacité
d’une malédiction ne dépend pas uniquement de sa puissance initiale (par exemple
de certaines qualités propres à son auteur), mais encore du véhicule servant à la
transmettre, tout de même que la force d’une secousse électrique ne dépend pas
uniquement de l’intensité originelle du courant mais encore de la nature de l’agent
de transmission : or, comment imaginer un meilleur conducteur que le sang ? Car le
sang est supposé contenir une énergie surnaturelle, et l’on en déduit qu’un médium
71
chargé d’une telle énergie confère une puissance particulière à toute malédiction
par lui transférée. » (Westermarck, 1935, p. 89-91 ; 1968, vol. 1, p. 524, 528).
25 La malédiction et ses véhicules sont autant d’éléments qui rendent compte de l’efficacité
du rite. Tout se passe comme si l’explication de cette efficacité devait trouver des
chaînons matériels, des véhicules, qu’emprunteraient des notions aussi abstraites que le
désir et sa contrepartie, la malédiction. Nous allons montrer que l’efficacité du ‘âr dépend
des relations sociales préexistantes entre les intéressés et des croyances dans les procédés
rituels créant ou renforçant ces relations.
26 Selon Kenneth Brown, le ‘âr serait pour Westermarck une preuve que la magie et la
religion sont en fait inséparables. Il existe donc un sacrifice pour la prière et un sacrifice
pour transférer la malédiction (lbâs yamchî m‘a ddem, le mal s’en va avec le sang), un
moyen magique pour contraindre Dieu. La différence réside dans la présence ou l’absence
de la basmala. Sa prononciation supprime la malédiction inhérente au ‘âr. Le sacrifice
devient alors un acte pieux, et la viande une nourriture bénite. Le sacrifice peut être alors
un moyen magique, un acte religieux ou les deux à la fois (Brown, 1982, p. 9-11).
27 Les notions de malédiction et de contrainte ont largement influencé l’étude du ‘âr. La
définition et la classification des rites par Westermarck sont construites autour de deux
pôles fondamentaux : la baraka, la bénédiction et la sainteté, d’une part, la malédiction, le
malheur et le danger, d’autre part. Les jnoun , le mauvais œil, la malédiction sont
considérés comme une cause de malheurs.
28 Avec une telle opposition binaire, le ‘âr est classé et défini en référence uniquement à la
sanction surnaturelle qu’il impliquerait. Westermarck ne motive pas le glissement
sémantique du concept de honte à celui de malédiction. Westermarck a négligé des faits
essentiels qu’il a décrits en détail et qui sont plutôt en rapport avec des sanctions sociales.
Brown a déjà montré à travers l’étude des usages passés et présents du ‘âr que ce dernier
demeure ambigu. Le champ sémantique qu’il a par ailleurs construit et qui englobe des
idées telles que la protection, la réputation, l’honneur, la honte, et la famille l’a conduit
loin de l’idée de malédiction chère à Westermarck (Brown, 1982, p. 34).
29 Westermarck aurait pu comparer le sacrifice de la grande fête et le sacrifice ‘âr s’il ne les
avait pas rangés dans deux catégories opposées : le premier est mis du côté de la baraka et
le second du côté de la malédiction. En tout cas, notre comparaison révèle que la
principale caractéristique du sacrifice ‘âr consiste dans l’humiliation qu’il exprime. Le
sacrifiant la vit et la met en scène. Les personnes ou les groupes sur lesquels le ‘âr est jeté
subiraient également l’humiliation. Nous insisterons sur la honte et l’humiliation qui sont
plus proches de l’exégèse (le ‘âr signifie d’abord la honte) et des rites. Ces mêmes rites que
Westermarck a réduits à des véhicules de la malédiction conditionnelle.
tue l’animal à sa place. C’est en renonçant symboliquement à sa vie qu’il porte gravement
atteinte à son honneur.
31 En plus de la notion de malheur éventuel, Doutté a rapproché le ‘âr de la honte, de la
déconsidération et de l’honneur. Il a abordé le ‘âr en parlant d’un notable qui a invoqué sa
protection en criant « ‘ala ‘arkûm, ‘ala ‘arkûm » (sur votre honte, sur votre honte) : « Cette
honte, ce ‘âr, c’est la mise en jeu de notre propre responsabilité, c’est l’obligation pour
nous de répondre de la sécurité de son fils, sous peine non seulement de déconsidération,
mais de malheurs qui pourraient nous être suscités par la divinité. » (Doutté, 1914,
p. 252-53.) Selon Bruno et Bousquet, le mot ‘âr « exprime la déconsidération, l’humiliation
qui rejaillit sur quelqu’un qui manque à sa parole, à ses engagements ou à ce à quoi
l’obligent son rang, son honneur ou les démarches faites auprès de lui. » (Bruno et
Bousquet, 1946, p. 354.)
32 Pour comprendre le ‘âr et sa force contraignante, Coon le compare à l’hospitalité. La
honte contraignante (shame-compulsion) explique pourquoi il est impensable qu’une
personne refuse de la nourriture à l'hôte qui pénètre dans sa maison, comme elle
explique pourquoi il est impensable de refuser de céder aux désirs du suppliant (Coon,
1931, p. 162). Hart trouve que l’idée de honte (hashûma) rend mieux compte du ‘âr que
celle de malédiction. Le ‘âr est, selon lui, une forme particulière de supplication dans
laquelle le requérant, à travers le sacrifice d’un animal, met en jeu la honte et l’honneur
de la personne visée ou même la contraint à lui venir en aide contre sa volonté (Hart,
1976, p. 306).
33 Même lorsque l’accent est mis sur des notions liées à la honte, celles-ci, comme la
malédiction chez Westermarck, restent souvent reliées au destinataire du sacrifice et
rarement au sacrifiant. Nous suggérons de rester proche des rites du ‘âr qui expriment
davantage le statut du requérant. Selon Jamous, qui examine le ‘âr dans son rapport à
l’honneur, l’homme qui recourt à ce genre de sacrifice n’a pas « un comportement digne
d’un homme d’honneur ; au contraire, il avoue son infériorité par rapport à celui qui
satisfera sa demande. Le jeu de l’honneur suppose que l’agnat du prisonnier ou de l’otage
utilise les mêmes moyens que le geôlier et lui capture un fils ou un parent. De même, le
meurtrier fugitif doit affronter les agnats de sa victime avec l’aide de son groupe plutôt
que de fuir ses responsabilités en obtenant la protection d’un homme puissant. »
(Jamous, 1981, p. 213.) Pour le sacrifiant, le ‘âr est un acte déshonorant. Car il met un
terme à l’échange de violence. Cette honte est mise en scène par le rituel (mains liées,
couteau entre les dents). Les rapports entre les intéressés deviennent inégalitaires après
le sacrifice. La personne sur laquelle le ‘âr est jeté se trouve dans la position d’un shérif ou
d’un père par rapport à la personne requérante (Jamous, 1981, p. 214).
34 Le sacrifice humiliant n’est qu’une version extrême du ‘âr. L’humiliation connaît des
variantes. Le sacrifice ‘âr n’est pas exigé dans le cas où le meurtre est accidentellement
accompli par un ami intime. Ce dernier se contente de téter le sein de la mère de la
victime (Westermarck, 1968, vol. 1, p. 532). Les rites du ‘âr sont fonction des relations qui
existent entre les intéressés. Le sacrifice, qui n’est exécuté que dans des occasions
solennelles, est écarté grâce aux relations sociales qui lient le meurtrier et la famille de la
victime. Plus la relation sociale entre les intéressés est intime, plus l’humiliation liée à la
supplication est atténuée. Inversement, l’humiliation est d’autant plus exagérée que
l’écart social (appartenance à des groupes ou à des statuts sociaux inégaux) est
considérable.
73
35 A l’opposé extrême du sacrifice humiliant, on trouve le ‘âr qui tend vers le ‘ahd, pacte
caractérisé plutôt par l’égalité entre les parties contractantes. Dans certains cas de
moindre importance, la personne qui jette le ‘âr apporte de la nourriture chez la personne
invoquée. Celle-ci l’accepte si elle compte répondre à la demande du requérant
(Westermarck, 1968, vol. 1, p. 520). En revanche, lorsque le ‘âr est important et lorsque la
demande est faite auprès d’une personne influente, toute idée de partage de nourriture
est généralement exclue. L’omission de la basmala ou l’interdiction explicite aux
intéressés de manger l’animal égorgé indiquent cette intention de maintenir séparé ce
que, dans d’autres contextes, le sacrifice rapproche. Cela ne veut pas dire que le sacrifice
humiliant rejette toute communication, sa finalité principale étant de créer ou de recréer
un lien social. La différence réside plutôt dans la nature de la communication qui, fondée
sur la réserve, exclut toute familiarité (voir de Heusch, 1974, p. 680-683).
36 Westermarck remarque qu’il existe des procédés de ‘âr auxquels on ne recourt que dans
des cas sérieux. Par exemple quand une personne exige de venger un parent assassiné,
quand son lit conjugal est violé, quand un groupe est vaincu (Westermarck, 1968, vol. 1,
p. 523). Il remarque aussi qu’on emploie le ‘âr « pour obtenir toutes sortes de choses,
même des bagatelles : preuve en est qu’une certaine femme qui, voulant me forcer à vêtir
de neuf son petit garçon, vint égorger un coq devant ma tente. » La femme fut empêchée
à temps par les domestiques de Westermarck (Westermarck, 1935, p. 92 ; 1968, vol. 1,
p. 530). On imagine mal que la femme en question salisse son visage et porte des loques
pour exiger de Westermarck des habits neufs. Inversement une femme déshonorée ne
peut se contenter de l’égorgement d’un coq. Le degré de réserve et de familiarité est aussi
fonction de l’importance de la requête.
37 Le sacrifice ‘âr – et le ‘âr en général – emprunte la logique qui préside aux relations
sociales. Le contexte social du sacrifice (défaite d’une tribu, vengeance d’un parent, etc.)
explique dans une large mesure la dépendance du rituel de la structure des relations
sociales que ce dernier implique. Le ‘âr crée, ou recrée en les renforçant, des liens sociaux.
Le ‘âr se présente comme une inversion du sacrifice sanctifiant lorsqu’il met
essentiellement en cause des relations sociales inégales. Dès que le ‘âr implique les
humains, d’une part, les génies et saints, d’autres part, il devient « imprécis » : à plusieurs
reprises, Westermarck rappelle que dans ces cas le ‘âr peut être assimilé en partie au
sacrifice-don et en partie au sacrifice ‘âr (Westermarck, 1935, p. 17, 99). Il y a très peu de
chance de voir fonctionner le modèle du sacrifice-don ou le schéma ternaire de Hubert et
Mauss pour des sacrifices qui s’inscrivent exclusivement dans des relations sociales
inégales. Il ne s’agit pas d’approcher, grâce aux rites, des êtres sacrés, mais de manifester
et d’amplifier l’écart qui sépare le suppliant de la personne invoquée. Dans ce sens, le ‘âr
est plus proche du cérémonial que du sacrifice.
38 D’autres traits du sacrifice sont liés au fait qu’il est au centre des relations sociales. Dans
certains contextes, le sacrificateur de la victime est un proche parent de la personne tuée.
Il n’est pas choisi en vertu de ses qualités religieuses (comme le fqih dans le sacrifice de la
grande fête). Son rôle est déterminé au niveau des relations qui le lient au sacrifiant et à
la personne que celui-ci a tuée. Tout se passe comme si le sacrificateur disait au
sacrifiant : « Tu m’as humilié en versant le sang de mon parent, à mon tour de t’humilier
en versant le sang de ton animal. » Tenant compte des relations sociales que ce sacrifice
implique, il ne peut être, à la différence de la majorité des sacrifices ‘âr, accompli en
cachette. Son exécution, scellant la fin des hostilités, doit faire l’objet d’une négociation
préalable entre les parties en conflit.
74
39 Considérons un autre trait insolite du sacrifice ‘âr. Parmi tous les sacrifices décrits par
Westermarck, le sacrifice ‘âr est le seul qui peut être rejeté. Ce sacrifice engage
socialement, il ne peut être fatalement accepté. Westermarck mentionne la possibilité du
refus du sacrifice :
« [...] Le père du jeune homme, accompagné d’un autre homme, de préférence le
fqih du village ou le chef des chasseurs [chikh rma], va le matin de très bonne heure
devant la maison de la famille de la jeune fille et y sacrifie secrètement un animal.
Celui-ci n’est pas offert comme présent, mais comme moyen de contrainte. Aussi
l’animal est-il abandonné par le père de la jeune fille, qui en devine la provenance.
Si enfin il accepte de donner sa fille au jeune homme, sa femme en informe la
famille de ce dernier et les préparatifs du mariage commencent sérieusement. »
(Westermarck, 1921, p. 37, 41, 43.)
40 Il serait inconcevable, du point de vue social, que la demande qui accompagne le sacrifice
engage ipso facto la personne invoquée6. La requête peut être repoussée en ordonnant à de
tierces personnes d’enlever le corps de l’animal égorgé et d’effacer toute trace de sang.
C’est pourquoi les gens pensent qu’il faut surprendre en exécutant le sacrifice en cachette
(Westermarck, 1935, p. 90-91 ; 1968, vol. 1, p. 527, 529, 532). Jamous précise que « celui qui
veut imposer le ‘âr court toujours un grand risque : il peut être surpris avant de pouvoir
faire le ‘âr, et tué ». Pour éviter le refus de sa requête, qui n’est pas précédée par des
négociations entre les intéressés (en cas de versement du prix du sang par exemple), une
personne doit se cacher pour accomplir son acte sacrificiel (Jamous, 1981, p. 213).
41 Le sacrifice ‘âr varie suivant la requête et surtout suivant les relations sociales qui lient le
sacrifiant au destinataire du sacrifice. Sa principale caractéristique réside dans le fait
qu’il engage des relations sociales et non pas des relations entre des humains et des êtres
sacrés. Elle explique pourquoi il se présente comme une inversion du sacrifice sanctifiant.
Plus les relations sociales entre le sacrifiant et le destinataire du sacrifice sont
inégalitaires, plus les chances d’être en présence d’un sacrifice humiliant sont fortes. Si le
sacrifice sanctifiant tend à réduire, par l’intermédiaire d’une victime, la distance qui
sépare le sacrifiant des êtres sacrés, le sacrifice humiliant, par contre, vise à exagérer
cette distance et à accentuer la hiérarchie sociale qui définit les statuts des intéressés.
Inutile alors dans ce cas d’approcher le sacrifice et d’en définir la structure et les
variantes dans son rapport au sacré. Le sacrifice serait plutôt une forme rebelle à toute
définition fondée sur son contenu. Car il a cette qualité d’épouser des contenus religieux
et des contenus non religieux aussi divers qu’hétérogènes. En résumé, nous pouvons dire
que le rapport au sacré et les intentions du sacrifice (sanctification, purification, etc.) ne
peuvent définir un sacrifice qui met en avant-scène des relations sociales. Je dis bien en
avant-scène, car tout sacrifice engage forcément des relations sociales. Mais ces relations
ne sont pas toujours au centre du rituel. Dans le cas du ‘âr, c’est plutôt le contenu de ces
relations qui rendrait compte de la signification du sacrifice et de ses variantes.
42 L’efficacité du ‘âr devrait être également recherchée au niveau des structures sociales qui
le précèdent et l’accompagnent. Un suppliant choisirait en fonction de ses relations
sociales antérieures et des conventions culturelles en vigueur la personne ou le groupe
sur lesquels il jettera le ‘âr. Ainsi, comme il apparaît dans les descriptions de
Westermarck, il demanderait l’aide à un chérif, à une personne influente ou à un membre
d’une tribu alliée. Nous avons noté, chez les Zemmour, que le sacrifice de t‘arguiba ne peut
être destiné qu’aux tribus avec lesquelles le groupe sacrifiant est déjà lié par un pacte
militaire dit lkhawa (fraternité). Ces tribus sont dites « khoute f-lbaroud » (frères dans la
poudre) (Rachik, 1982, p. 39).
75
contrairement à ce que nos prédécesseurs ont pensé, ménage et/ou restitue l’honneur de
la personne sur laquelle il est jeté. N’est-ce pas un grand honneur de voir dans votre
maison un chérif qui vous embrasse les épaules et vous présente un don ?
46 Le ‘âr ne peut être étudié sans avoir analysé le réseau des relations dans lequel il s’insère.
En discutant les limites des cadres normatifs pour l’explication des actions sociales, Rosen
reconstitue le réseau des relations sociales effectives d’un certain Mohand. Celui-ci a
répudié sa femme qui a saisi le tribunal pour demander une augmentation de la pension
de sa fille. Il a gagné le procès. C’est alors que son beau-père a sacrifié un animal devant la
porte d’un ami intime et parent de Mohand. Ce parent a réussi à influencer Mohand à
verser le montant de la pension demandée. Rosen montre que Mohand n’avait pas intérêt
à perdre les relations avec son parent qui était un grand commerçant et un allié utile
(Rosen, 1979, p. 44). Si le ‘âr produisait des effets sûrs, le père de la femme aurait saisi
directement son ancien beau-fils. Mais il a préféré le faire auprès d’une personne
influente et proche de son adversaire.
47 L’accent doit être mis sur la dimension sociologique du ‘âr sans le réduire à une simple et
profane requête. Nous sommes en présence de rites et de croyances. Et le ‘âr est d’autant
plus efficace que les croyances le concernant et le code culturel engageant l’honneur sont
partagés et admis par les intéressés. Que peut-on espérer, toutes les malédictions et
toutes les hontes du monde réunies, d’une personne qui ne croit pas dans le moyen à
l’aide duquel on cherche à le contraindre à accomplir un acte ? C’est le cas de ces gens qui
n’accordent aucune attention au ‘âr jeté sur eux. Westermarck a écouté dire que le ‘âr ne
fait de mal qu’aux gens qui en ont peur (Westermarck, 1968, vol. 1, p. 519). Un exemple
montre comment l’efficacité d’un rite dépend aussi de l’accord des intéressés sur sa
signification. Un homme, victime d’une injustice commise par le représentant du
gouverneur, est allé voir, accompagné de sa femme et de sa fille, un ami influent du
gouverneur. Devant la maison de ce dernier, et afin de le contraindre à intervenir, il
coupa la gorge de sa fille. Malgré le recours à cette forme puissante de ‘âr, le suppliant
échoue. Le gouverneur ordonne de le mettre en prison en disant que « c’était une chose si
horrible que même un chrétien ne l’aurait pas fait » (Westermarck, 1968, vol. 1, p. 529). Ce
‘âr fut donc inefficace. La personne saisie était soigneusement choisie, le ‘âr aurait abouti
si la coutume berbère de jeter le ‘âr n’avait pas été jugée excessive par un citadin.
77
NOTES
1. Paru dans Westermarck et la société marocaine, édité par Bourqia, Rahma et Harras, Mokhtar,
Publications de la Faculté des Lettres et des Sciences humaines, Rabat, 1993, p. 167-183.
2. En ce jour, les pèlerins musulmans visitent le mont ‘Arafa.
3. Le fqih chargé essentiellement de guider les prières quotidiennes à la mosquée du village.
4. « Lors de l’égorgement par dabh, on place la victime en direction de la qibla, et le sacrificateur
dit : Bismillah et Allah akbar. [...] L’oubli de la formule bismillah lors de l’égorgement des victimes
dahiya [sacrifice de la grande fête] ou autres n’entraîne pas l’interdiction de manger la chair
desdites victimes. Mais si le sacrificateur s’est abstenu intentionnellement de prononcer cette
formule, la chair des victimes ne pourra être consommée. » (Al-Qayrawani, 1952, p. 155.)
5. Doutté rapporte une forme de ‘âr similaire. Il assistait, en tant que fonctionnaire, dans le
département de Constantine, à une séance de la jma‘a « lorsqu’un vieillard [...] traversa le plus
naturellement du monde les rangs de l’assemblée qui était assise par terre sous un olivier.
« D’un autre cette incorrection eût été relevée, mais il jouissait de quelque considération, car tout
le monde se tut. Il se tenait devant moi debout et sans parler ; puis élevant ses mains à la hauteur
de sa tête il se mit à nouer gravement son turban. Ensuite l’ayant ôté et restant tête nue, il se
baissa, le déposa à mes pieds et sans rien dire retourna s’asseoir à trois pas de là.
« J’appris alors que cet homme avait été gravement insulté par un habitant du village et qu’il
venait de demander satisfaction pour son honneur outragé ; le geste qu’il venait de faire était une
des formes habituelles du ‘âr. La grandeur de cette attitude par laquelle le plus misérable force
l’attention et sollicite la justice du plus puissant m’avait ému : j’écoutai gravement la requête du
vieillard. » (Doutté, 1914, p. 255.)
78
6. Rosen mentionne une autre manière de repousser le ‘âr lié au mariage. Le père de la fille ne
voulait pas marier sa fille à un homme sous prétexte qu’elle était encore jeune. Lorsqu’il sut que
l’homme qui avait demandé la main de sa fille allait accomplir un sacrifice ‘âr, il fit connaître
qu’il pourrait demander une dot dont le montant serait élevé pour que le mariage n’ait pas lieu
(Rosen, 1979, p. 46).
RÉSUMÉS
Le rituel du ‘âr est un défi pour une théorie du sacrifice fondée sur l’idée du sacré. Au lieu de la
consécration, il met l’accent sur l’humiliation du sacrifiant et de la victime. Dans ses versions
extrêmes, le sacrifiant est associé à des objets sales et impurs, et la victime est réduite à une
charogne. En filigrane, nous discutons l’idée de la malédiction conditionnelle par laquelle
Westermarck et d’autres définissent le ‘âr, et nous montrons que l’efficacité de ce rituel dépend
autant des croyances que des relations sociales préexistantes entre les intéressés.
79
1 C’est en décrivant une frairie rituelle (ma’rouf), chez les Seksawa (Haut-Atlas), que Berque
parle d’épicerie du sacré. Ayant étudié, chez d’autres tribus du Haut-Atlas, des rituels
similaires et le rapport de ces rituels à l’organisation socio-politique et ayant revu à
l’occasion de ce colloque [1995, en hommage posthume à Jacques Berque] les réflexions de
Berque sur l’organisation des rituels communautaires, j’ai trouvé dans la notion
d’« épicerie du sacré », un autre point de départ pour considérer les rapports entre le
sacré et le profane, en l’occurrence l’organisation communautaire et la politique locale.
ma’rouf) est caractérisé par une orientation profane. Ce qui domine dans les frairies
rituelles des cantons « ce n’est pas l’aspect communiel, c’est l’aspect contractuel.
Enchères, vente à terme, enregistrement notarié : le profane déborde de toutes parts
l’antique rite sacrificiel. Un débat individualiste, une gestion communale, des opérations
purement juridiques se font déjà jour... Le droit et la religion vont désormais faire route à
part. » (Berque, 1978, p. 310-312.)
5 Pour expliquer ce débordement du profane à l’occasion même d’activités religieuses,
Berque recourt à la notion de « l’étagement du sacré ». Cette notion lui permet de ne pas
apporter une réponse catégorique à la nature du rapport entre le sacré et le rituel, d’une
part, et le politique et le communautaire, d’autre part. Il distingue les différents niveaux
étagés de la vie religieuse et apporte une réponse nuancée selon le palier considéré. « En
bas, le sacré naturiste anonyme..., lieu de profonde vibration collective » ; de l’autre, « la
sainteté des grands individus et des espaces ». L’étagement du sacré recoupe deux
catégories de sacré : celui « qui se précise en noms, légendes, personnes, et celui qui
demeure sans contour ni appellation. Le second, on le pressent déjà, est de beaucoup le
mieux fourni. Il touche, à vrai dire, toute une part de la vie de ces ruraux, la part la plus
profonde. » Berque distingue deux niveaux extrêmes, d’une part, le sacré figuratif, le
saint individualisé, d’autre part, le sacré non figuratif et le lieu rituel anonyme (Berque,
1978, p. 251, 256).
6 C’est au niveau inférieur dominé par le sacré anonyme que la gestion communautaire, le
politique et le profane débordent le religieux et le sacré. On ne trouve chez Berque une
notion du sacrifice et du sacré équivalente à celle développée par Durkheim, Hubert et
Mauss que lorsqu’il s’agit de l’étage supérieur du sacré, comme celui qui se rapporte aux
grands saints (Benaceur, Hmad ou Moussa).
7 Berque met l’accent sur la variation du rapport du sacré et du profane en fonction du
pallier religieux de la société considérée. Cela lui évite de donner une définition rigide et
essentialiste du sacré. S’il y a « épicerie du sacré », c’est parce que le sacrifice à laquelle
elle est associée est situé au rez-de-chaussée du sacré : « Le social presque pur [qui]
s’observe au rez-de-chaussée de cette vie religieuse... »
par une communauté politique [voir supra introduction de la première partie]. Nous
avons également montré que ces règles et normes ne se limitent pas seulement à la phase
des enchères mais aussi à d’autres phases. Ce sont davantage les structures politiques qui
déterminent le statut du sacrificateur et les règles du partage des victimes. Dans la même
tribu où j’ai étudié le sacrifice, les normes du sacrifice varient selon qu’il est
traditionnellement organisé par le lignage desservant un saint local (acteur religieux) ou
la jma’a (assemblée, acteur politique). Ceci peut être illustré par une brève présentation
comparative du statut du sacrificateur et des règles du partage des victimes (Rachik,
1992).
11 Dans le premier cas, le rôle du sacrificateur est hérité, les victimes dédiés au sanctuaire
par les pèlerins et qu’ils contrôlent sont partagées entre tous les assistants quels que
soient leur âge, leur sexe ou leur origine. J’ai toujours eu droit [au même titre que le reste
des assistants], à la même part de viande. Les desservants se contentent de la peau et de la
tête des victimes.
12 Dans le cas du ma’rouf organisé par la jma’a du village, personne ne monopolise le rôle de
sacrificateur. La règle ici est l’interchangeabilité des rôles. Mieux encore, lors des rituels,
j’ai observé comment les membres du village se dérobent à cette tâche, perçue non pas
comme un privilège rituel mais comme une corvée, en avançant chacun une raison que
les autres regardent comme un prétexte insoutenable. C’est dans ce type de rituel que les
enchères sont organisées. Cependant, il ne faudrait pas réduire cette phase aux
préoccupations comptables. Le plus important à retenir, pour une étude du sacrifice, est
que le ma’rouf réfère au sacré lorsqu’il s’agit de sacrifices consommés en commun et à la
politique pendant la vente aux enchères des restes des sacrifices. Ici, la viande n’est pas
partagée en parts égales en se référant à leur caractère sacré (comme c’est le cas dans les
sacrifices contrôlés par le lignage desservant), la part qui revient à un membre dépend de
son statut social, de sa richesse et de ses rapports avec le reste des villageois. Certains ne
surenchérissent que lorsque la part est convoitée par des émules. L’issue du sacrifice lors
des enchères est politique. Cet aspect politique est plus explicite lors du partage de la
victime (une vache) d’une fête locale où les parts sont distribuées selon les statuts
politiques : une « grande part » revient au citoyen chef de foyer et une « petite part » aux
chefs de famille dont le père est encore vivant. Lors de ce rituel, j’ai toujours eu droit à la
petite part. Les étrangers vivant dans le village ne reçoivent rien. L’adoption d’un
étranger se manifeste sur le plan rituel par l’octroi de la « grande part » de viande [voir
supra chapitre 4].
13 Le sacrifice peut être dominé par des considérations profanes lorsque c’est une
communauté politique qui le prend en charge. La familiarité avec le sacré comme
principe de la spécialisation rituelle ne peut être appliquée par une communauté
politique faiblement stratifiée, par une communauté où les actions collectives sont
souvent l’objet de négociations publiques. Au rituel on applique les mêmes règles de
gestion qu’à d’autres biens collectifs (canaux d’irrigation, parcours collectifs), c’est-à-dire
que tout bien, profane ou sacré, doit être soumis au débat politique public. C’est pourquoi
l’étranger qui n’a aucun droit politique n’a pas non plus accès à la viande sacrifiée. Celle-
ci étant plus perçue comme une chose collective et politique que comme une partie d’une
victime consacrée. Ceux qui ne perçoivent que la « petite part » de viande, n’assistent pas
aux réunions publiques du groupe et ne s’acquittent pas des obligations collectives.
82
14 Pour revenir à Berque, nous pouvons rapidement dire que l’épicerie du sacré n’est pas
possible parce qu’elle est située au rez-de-chaussée de la vie religieuse mais parce que le
sacré est pris en charge par une communauté politique.
NOTES
1. Paru dans Études maghrébines, n° 8, 1998, p. 22-25.
RÉSUMÉS
Berque observe chez les Seksawa que les normes qui régissent le sacré ne s’appliquent pas à
toutes les phases du rituel du ma‘rouf, certaines sont dominées par des préoccupations
comptables profanes. Il explique cette « épicerie » du sacré en la ramenant à l’étagement du
sacré que connaissent les communautés étudiées. Nous pensons de notre part que l’application
de règles politiques/profanes au sacrifice est possible chaque fois qu’une communauté politique
prend en charge ses sacrifices.
83
1 Syméon d’Émèse (Syrie, VIe siècle) renonce à sa solitude érémitique pour faire l’idiot en
ville. Il n’hésite pas à ôter devant tout le monde son habit monastique, à entrer tout nu
dans un bain de femmes, à danser avec les prostituées... Bref, « il s’efforce de passer pour
un mauvais chrétien autant que pour un être sans mœurs » (Grosdidier de Matons, cité
par de Certeau, 1982, p. 593). L’hagiographie maghrébine aurait rangé le saint Syméon
parmi les majdoub-s4, personnes pittoresques et fameuses par leurs comportements
extravagants5. En dépit de (ou grâce à) cette extravagance, plusieurs majdoub-s sont
considérés comme des saints (wali-s) et font l’objet d’un culte public.
2 A ces saints « insolites » les définitions de la sainteté fondées sur des notions telles que la
perfection spirituelle, l’ascèse et l’exemplarité ne font aucune place. Une définition
générale de la sainteté devrait inclure ce que Peter Brown appelle, en parlant du saint
Syméon, le paradoxe de la sainteté (Brown, 1982, p. 184 ; 1985, p. 131). Il faudrait alors
déterminer le statut du « rebut » (une sainteté fondée sur l’extravagance, l’impureté, la
saleté, etc.) dans la définition de l’ensemble (la Sainteté)6.
3 Le majdoub, chez les mystiques musulmans, est « celui que le Dieu de vérité Très Haut a
attiré à lui, qu’il a choisi pour compagnon et qu’il a purifié avec l’eau de sa gloire. Le
majdoub reçoit, dans les divers rangs, toutes sortes de bienfaits et de grâces, et cela sans
aucun effort ni fatigue de sa part » (al-Kashani mort en 730 H/1329, p. 43) 7. Le majdoub est
opposé au sâlik (« cheminant » [vers Dieu]), qui fournit un effort pour atteindre l’union
avec Dieu. D’un autre côté, le majdoub est présenté comme un « fou mystique saisi par la
jadhba (attraction), perdu dans son extase et devenu irresponsable » (Dermenghem, 1978,
p. 346, 29). C’est un « homme caractérisé par des états de transe extatiques (ahwâl) » (de
Prémare, 1986, p. 53)8.
4 Au lieu de comparer et d’abstraire les éléments communs aux différentes acceptions du
majdoub, nous proposons, tout en prenant celles-ci en considération, d’esquisser une
définition fondée sur la description de majdoub-s particuliers9. Il ne s’agit pas seulement
de dégager les caractéristiques du majdoub mais d’interpréter celles-ci par rapport à
d’autres modes de sainteté.
5 Nous empruntons les données de description à Muhammad Ibn Ja‘far Ibn Idris al-Kattani
(1274-1345 H/1857-1927) et plus précisément au premier volume de son livre Salwat al-
84
anfâs10. Nous avons retenu une trentaine de saints qui ont vécu entre 997 et 1308 H/1588
et 1890. Seize d’entre eux au moins font l’objet d’un culte public (voir liste des majdoub-s ;
celle-ci permettra de nous référer à la Salwat en indiquant uniquement les noms des
saints).
Sans maître
6 Al-Maqrizi rapporte au sujet de Yûnus Ibn Yûnus al-Chaybani, le fondateur de la confrérie
Younousiya : « il n'a pas de cheikh mais était majdoub, attiré au chemin du bien » (I, II,
435, 18, cité par Goldziher, 1958, p. 264). Deux agences influentes sont généralement
mentionnées lorsqu’il est question des intermédiaires et des voies de la sainteté : une
personne spécifique (un cheikh ou maître spirituel) et une institution spécifique (zaouïa,
confrérie...) (voir Sorokin, 1950, p. 138-145).
7 Sur la nécessité du cheikh pour le mourid (celui qui a la volonté de s’engager dans la voie
mystique), les mystiques divergent. Indispensable, selon certains, en raison des difficultés
imprévisibles du voyage initiatique ; superflue, selon d’autres, grâce à la possibilité de se
guider soi-même en se fondant sur les livres des maîtres (voir Perez, 1991, p. 14 et suiv.).
Concernant le majdoub, cette controverse serait, selon Ibn Khaldoun, sans objet. Car celui
qui a atteint le plus élevé des états n’a besoin de recourir à aucun moyen, celui qui
aperçoit les lumières (divines) et perd la raison ne connaît ni le Livre, ni la foi, ni le savoir
transmis (al-naql) (voir Ibn Khaldoun, Chifa, p. 10711). La majorité des majdoub-s n’a pas de
maître12. Pour un majdoub, l’acquisition de la sainteté n’est fondée ni sur l’initiation ni sur
la généalogie (voir Dermenghem, 1978, p. 26 ; Geertz, 1971, p. 45-55). Imprévisible, son
itinéraire échappe à toute contrainte institutionnelle. Du point de vue de la mystique
musulmane, le majdoub est celui que Dieu a attiré à lui. Cependant, être ravi par Dieu
devrait être compris, sur le plan sociologique, comme ne devant la sainteté à personne.
Un majdoub peut devenir saint en dehors des lieux du pouvoir spirituel et notamment
sans se mettre sous l’autorité d’un cheikh ou d’un ordre. Il s’institue en tant que pouvoir
parmi d’autres pouvoirs (les mystiques, le sultan, les cadis, les câlim-s ou savants). Sa
légitimité est, pour ainsi dire, intrinsèque.
Environnement
8 Le majdoub va de pair avec la foule. Sa scène préférée, c’est la place publique. Il erre dans
les rues et les marchés (yasîh fîl-aziqqa wal-aswâq)13. Fuir la société, vivre à l’écart du
monde, se cloîtrer dans un lieu de culte (mosquée, zaouïa, mausolée, etc.) ne conviennent
pas à sa vocation grégaire14. Il se distingue ainsi à la fois de l’ermite qui renonce à la vie
en groupe, du saint errant, et du saint qui, demeurant en société, intègre une institution
particulière (zaouïa, confrérie)15.
9 Les majdoub-s étaient en quelque sorte « pris en charge par la communauté ». Ils n’avaient
pas de métier16. Vivaient-ils, pour autant, d’aumônes comme l’affirment certains
auteurs ? (Dermenghem, 1978, p. 29 ; Denny, 1988, p. 87)17. Le mot sadaqa (souvent traduit
par aumône) n’est utilisé qu’une fois par al-Kattani. Et, même dans le contexte décrit par
lui, ce mot désignerait plutôt l’offrande ou le don : au nom d’al-Waryagli, reclus chez lui,
un préposé (mubashir) recevait les sadaqate (offrandes, dons) offertes par les gens.
Ailleurs, Al-Kattani emploie le mot ziyara (littéralement, visite, pèlerinage) qui est le plus
85
Extravagance
11 Vivant avec et grâce à la foule, les majdoub-s essayaient par plusieurs moyens de s’en
distinguer. Certains comme al-Sqalli, al-’Aqra et al-’Ajjâli se promenaient la tête
découverte (‘àriya al-ra’s). Comportement jugé hérétique dans une société où le port du
turban (‘amama) est considéré par al-Kattani, qui consacra un livre à cette question,
comme un signe distinctif du musulman. Se découvrir la tête pour un majdoub est un rite
qui manifeste son statut particulier. Lorsque Omar ibn al-Khattab consacra Abd al-
Rahmane al-Majdoub, il déclara : « Désormais il n’y aura plus de majdoub que al-Majdoub »
et ordonna aux autres de se recouvrir la tête (Muhammad al-Mahdi al-Fâsi, Mumti’ al-
Asma’, cité par de Prémare, 1986, p. 145, voir aussi p. 63, 56 et la couverture du livre) 18.
D’autres majdoub-s se couvraient la tête, mais à leur manière. Ils respectaient la tradition,
tout en la bafouant. Al-’Alami portait un énorme turban. Msa al-Khir enroulait autour de
sa tête, en guise de coiffe, un grand hayek (pièce d’étoffe légère et mince).
12 Des majdoub-s (al-’Aqra‘, al-‘Ajjâli et al-Zanbour) marchaient pieds nus. Ce comportement
peut exprimer le respect d’un lieu sacré, l’humilité et la pauvreté (religieuse) volontaire.
Cependant, rapproché de l'aspect vestimentaire du majdoub, être un va-nu-pieds est aussi
un signe d’extravagance. Al-Zanbour marchait pieds nus et portait dans ses mains et sur
ses épaules les os et les mâchoires des charognes. Al-Raggal ne portait qu’un tillis (sac à
céréales en étoffe de laine) pour se couvrir les parties honteuses (al-‘awra). Pour d’autres
saints, c’est la nudité et donc le rejet absolu de tout vêtement19.
13 Le majdoub est prodigue d’extravagance. Ses paroles sont souvent malveillantes, voire
obscènes. « Jalloul était absent de façon permanente (dâ’im al-ghayba), un grand idiot (
bahloul), irresponsable (sâqit al-taklif). » Tantôt il poussait des cris. Tantôt il disait « un,
un » (wahid, wahid) et s’évanouissait, puis disait « wah, wah » (première syllabe de wahid,
un). Ou encore, il répétait en criant « glorifiez Jalloul », puis « glorifiez Moulay Jalloul »,
enfin il criait « puisse Dieu glorifier le sultan Jalloul... ». Mannana insultait brutalement
les gens (Salwat, p. 308). Al-Aqra' appelait des malheurs (la cécité) sur les personnes qui le
croisaient et leur crachait au visage. Al-‘Ajjali proférait des paroles obscènes (yaqoul al-
86
khabâi’ith). Bou Kammoussa faisait de même chaque fois qu’il rencontrait le sultan («
youwâjih al-Sultâne bi al-fouhsh haythou mâ ra’âh, wa lâ yaknî bal yusarrih bi alfâz bashî‘a
jiddane »)20. ‘Abd-Allah Yazrour fréquentait les mosquées au moment des prières. Pendant
que les gens priaient, il faisait mine de se disputer et exprimait à haute voix des vœux
malveillants. « Al-Waryagli subit le grand attrait (al-jadhb al-‘azîme). Il ne faisait plus de
différence entre le froid et la chaleur, ni entre donner et prendre. Il était irresponsable
(sâqit al-taklif). Il accomplissait des actes dont l’apparence est contraire aux préceptes
religieux tels que fumer21. Il déféquait dans ses vêtements, sur ses pieds et entrait ainsi
dans les mosquées et au mausolée du saint Moulay Idris. Il frappait avec ses pieds les
nattes des mosquées sur lesquelles tombaient ses fèces [...]. Il tenait son pénis avec sa
main gauche et se masturbait dans les rues et dans les mosquées. [...] »
14 De la tête nue au corps nu, de l’insulte à la profanation des lieux sacrés, il existe une
grande variation dans l’extravagance des majdoub-s. Le comportement vestimentaire
manifeste la défaillance de l’autorité du maître. Le majdoub ne s’écarte pas seulement du
commun des mortels mais aussi des saints et des mystiques adeptes des confréries. Il ne
porte ni khirqa (vêtement que reçoit le disciple du cheikh), ni dirbala, ni muraqqa’a (froc
rapiécé), ni tout autre habit ou insigne distinguant les mystiques ou les saints selon leurs
cheikhs et leurs ordres. Il en est de même pour les paroles et les actions. Les majdoub-s
sont rebelles à tout ce qui est uniforme et répétitif. Pas de comportements standardisés,
pas de rites communs (prières, dhikr, litanies). C’est le jadhb (état extatique), métaphore
mystique de la liberté du majdoub, qui lui dicte les mots à dire et les gestes à accomplir. On
dirait qu’un majdoub ne peut être perçu comme tel que s’il s’évertue à être ou à apparaître
singulier22.
Prodiges
15 Cependant, être majdoub ne se réduit pas à des qualités négatives et au renversement des
vertus établies ; ne serait pas perçue comme majdoub toute personne qui, sans turban,
erre dans la rue, prend aux marchands sa nourriture, insulte les gens, etc. Aux propos
insensés, impudiques ou hostiles, il faudrait ajouter les paroles et les signes à travers
lesquels le majdoub dévoilait les choses cachées (al-moughayyabâte), le futur (voir Mediano,
1992, p. 238-240). Des paroles insensées, partiellement ou totalement incompréhensibles,
s’avèrent, remarque al-Kattani, pleines d’allusions (ichârâte, kinâyâte) qui devenaient
intelligibles aussitôt réalisés les événements prédits (al-Kattani, p. 215, 240, 247, 285).
16 Parfois, la prédiction est explicite. Le khalifa du sultan (fils de Moulay Ismael) emprisonna
puis convoqua le majdoub Msa al-Khir qui se présenta avec son fameux hayek en guise de
turban. Il lui demanda s’il était réellement un saint (murâbit) :
« Si Dieu le veut.
— Et connais-tu Dieu ?
— Oui.
— Comment ? (Par quelle chose le connais-tu ?)
— Je le connais parce que c’est Lui qui ordonnera ton meurtre sans diya (prix du sang). »
17 Le lendemain, le khalifa fut assassiné par un inconnu.
18 Afin d’appuyer leur requête, les gens de Fès demandèrent à Jalloul et Mas‘oud al-Charrate
d’intercéder auprès du sultan Moulay Muhammad al-Chikh (al-Wattassi) qui leur
87
reprocha : « Vous n’avez trouvé personne que ces “merdeux” (kharrâ’ine). » Furieux,
Jalloul fit le serment que Fès vivrait dans l’anarchie pendant quarante ans. Sa malédiction
frappa le sultan qui, l’estomac renversé, rendait ses excréments par la bouche (voir aussi
Doutté, 1900, p. 78 ; sur l’incident historique, voir Mezzine, 1986, p. 222).
19 En plus de la prescience, d’autres prodiges sont attribués aux majdoub-s. On vola à Bou
Kammoussa de l’argent offert par le sultan. Le malfaiteur voulut rendre la bourse (
kammoussa, d’où le nom du saint) au majdoub qui, pour le châtier, rejeta sa rétraction. Il
mourut le même jour. On rapporte aussi que lors d’un pèlerinage, le sultan, voulant se
recueillir loin de la foule, ordonna la fermeture du sanctuaire. Bou Kammoussa resta,
comme tout le monde, dehors. Mais pas pour longtemps. Le sultan fut surpris et étonné
de le découvrir à ses côtés. Il lui dit : « Je sais que tu fais partie des saints mais tu es
l’impudent parmi eux (‘alimtou annak min al-mourâbitne ay al-awliyâ wa lakin anta al-safalî
mtâ‘houm). »
20 Al-Waryagli (qui entrait dans la mosquée dans un état d’impureté) fut emprisonné dans
un asile (maristane) par le cadi de Fès. Le lendemain, le cadi le rencontra devant sa maison
tapant, comme à l’accoutumée, ses pieds contre le sol. Ni lui, ni les gardiens ne surent
comment il s’était évadé, la chaîne n'avait pas été brisée. Par la suite, le cadi abandonna
ses poursuites contre le majdoub (d’autres récits montrent comment le majdoub
l’emportait sur le cadi ou le savant (Salwat, p. 213, 352).
21 Il semble hasardeux, pour le moment, d’affirmer une régularité entre un type de saint et
une catégorie de miracle. Cependant, nous supposons que certains prodiges ne sauraient
être attribués au majdoub. Par exemple, il ne vole pas, ne marche pas sur l’eau, ne dompte
pas les animaux sauvages. Ces prodiges seraient cohérents avec un saint ermite ou un
saint errant (sayeh) d’une région à une autre (voir Sebti, 1992, p. 167-178). Comment
attribuer ce type de prodige à des majdoub-s qui ont rarement quitté la ville de Fès et qui
sont, dans la plupart des cas, en contact permanent avec les gens ? Les miracles des
majdoub-s n’ont pour contexte ni l’air, ni la mer, ni la forêt, ni le désert. Au contraire, ils
reflètent une présence intense et démesurée des majdoub-s dans la société. Ils ont comme
cadre social des relations ordinaires avec un voleur, un sultan ou les gens de Fès.
L’extraordinaire, présenté dans un cadre banal, n’exprime que le triomphe des majdoub-s
sur leur entourage : les gens du commun mais aussi et surtout l’élite intellectuelle et
politique.
Sainteté
22 Al-Kattani emploie souvent l’expression « sâqit al-taklîf » pour rendre compte des
comportements de certains majdoub-s (Salwat, p. 108, 145, 150, 198, 207, 271, 308). Cela
veut dire que le majdoub , comme l’imbécile et l’idiot, n’est pas considéré comme
« capable » et « responsable » (moukallaf) sur le plan juridique et religieux. Fait défaut au
majdoub la raison (‘aql) qui est le fondement de la capacité légale (taklîf) en Islam. En
distinguant les majdoub-s des wali-s, Al-Kattani ne fait pas de la raison une condition de la
sainteté.
23 Ibn Khaldoun écrit à ce sujet :
« Parmi les adeptes du mysticisme, il y a des imbéciles et des idiots qui sont plus
près des fous que des êtres raisonnables. Ils ont pourtant atteint les degrés de la
sainteté et les états (mystiques) des Véridiques. Ceux qui ont connu la « gustation »
(dawq) (de l’expérience mystique) savent qu’il en est ainsi, encore que des imbéciles
88
gens qui lui attribuent la sainteté, qui viennent le consulter, lui offrir des dons, ne sont
pas tous fous. Pourquoi alors considèrent-ils comme saints des majdoub-s qui cultivent le
désordre ?
29 La sainteté n’est pas uniquement fondée sur le tabou. Elle peut aussi avoir comme mode
d’expression la transgression des règles et l’obscénité. Lorsque des saints rejettent toute
obédience (personnelle et institutionnelle) et cherchent à se distinguer des saints établis,
il y a de fortes chances qu’ils adoptent une stratégie opposée, c’est-à-dire basée sur la
violation et l’inversion du modèle dominant de la sainteté. À la pureté (tahara) des
ascètes, des majdoub-s opposent l’impureté et la saleté (sperme, fèces, crachat, morve) ;
aux prières et aux litanies, les malédictions et les paroles obscènes ; à la vie
contemplative, le bavardage ; à la retraite, une vie intense et excessive en société, etc.
30 En décrivant les comportements obscènes et scandaleux (dans le double sens religieux et
courant) des majdoub-s, Al-Kattani estime qu’il s’agit d’actions dont seulement
l’apparence (al-zâhir) par opposition à l’essence (al-bâtin) est contraire à la religion (af‘âl
younkirou al-shar‘ zâhiraha, Salwat, p. 150, 175, 212)25. Trouver un sens caché (bâtin)
conforme à la religion, à des comportements en apparence (zâhir) répréhensibles, est un
compromis qui évite le bannissement du majdoub. Un ‘âlim orthodoxe comme Al-Kattani
ne peut pas accepter en tant que tels les comportements du majdoub. Des comportements
similaires avaient été jugés par des savants comme hérétiques (zandaqa). En laissant de
côté cette distinction entre le zâhir et le bâtin, il est aisé de constater, avec Al-Kattani lui-
même, combien les actions sociales des majdoub-s sont contraires au modèle dominant de
la sainteté. Le sultan qui a parlé à Bou Kammoussa a bien résumé la position du majdoub :
la population des saints accepte parmi elle des saints impudents.
31 Au Moyen Âge, les auteurs chrétiens distinguaient entre imitanda (choses qui devraient
être imitées) et admiranda (choses qui devraient émerveiller). Les éléments de la vie des
saints classés dans la catégorie de l’admirable servaient davantage à démontrer le pouvoir
de Dieu, alors que les éléments appartenant à l’autre catégorie étaient perçus comme des
leçons morales en acte (Kleinberg, 1992, p. 134). De Certeau emploie la notion
d’admiration à propos du saint Syméon26.
32 Vu ses comportements (réels ou apparents), un saint majdoub n’est pas présenté et ne se
présente pas comme un modèle, un exemple à imiter. Abd al-Rahman al-Majdoub
« accomplissait souvent des actes qui écartaient de lui les gens ; ceux-ci le fuyaient et le
désavouaient pour cette raison, alors que ses actes, en réalité, étaient justes et
provenaient de la « vision totalisante ». Il recommandait à ses compagnons de ne pas
l’imiter (‘adam al-iqtidâ’ bihi) dans ce qui, venant de lui, s’écartait de ce qu’ils
connaissaient du sens manifeste de la loi religieuse, choses auxquelles le contraignait
l’irruption de la Vérité (al-haqiqa) » (Muhammad al-Mahdi al-Fassi, mort en 1109/1698,
Mumti’ al-Asmâ’, cité par de Prémare, 1986, p. 149, 211).
33 Le majdoub n’est pas considéré comme un exemple de vertus qui résument l’idéal d’une
religion. Transgressant les valeurs centrales d’une société, il serait plutôt perçu comme
un anti-exemple, un saint à admirer et non à imiter.
NOTES
1. Paru dans L’Autorité des saints en Méditerranée, Mohammed Kerrou (éd.), ERC, Paris, 1998,
p. 107-119.
2. Le présent article s’inscrit dans un projet d’étude des modes de sainteté qu’a connus le
Maghreb dans son histoire, projet que j’ai pu approfondir lors d’un séjour effectué en 1993 à
l’université de Princeton. Je suis redevable d’une subvention personnelle au Fulbright Program et
reconnaissant à tous ceux qui ont facilité mon séjour, la Moroccan-American Commission for
Educational and Cultural Exchange à Rabat, le département d’Anthropologie de l’université de
Princeton et plus particulièrement Laurence Rosen et Abdellah Hammoudi.
3. Je remercie Aline Rousselle pour ses indications bibliographiques concernant le saint Syméon.
4. « Majdoub ou majdhûb, du verbe jadhaba : tirer à soi, attirer (inconnu du Coran) ; jadhb :
traction, tirée, tirage à soi ; akhadhathu al-jadhba : il tombe en extase ; majdhûb, adj., attiré,
séduit par quelqu’un ou quelque chose, adj. subst. pl. majâdhib, mystique, ravi en extase, possédé,
aliéné. » (Blachère et al., 1970, p. 1379.)
5. Le même saint peut être qualifié de bahloul (idiot, simple d’esprit) ou de malamati, adepte de la
malamatiya, courant mystique fondé sur l’exposition volontaire au blâme (malâma).
Contrairement au simple d’esprit, le malâmâti adopte sciemment des comportements non
conformistes, voire provocateurs Toutefois, la terminologie n’est pas toujours claire. Dans
l’hagiographie marocaine, un majdoub est souvent qualifié de bahloul ou de malamati (voir pour la
malamatiya au Maroc, de Prémare, p. 91-113).
6. Nous avons appliqué une démarche similaire à la définition du sacrifice en étudiant un rituel –
le câr – fondé sur l’humiliation, l’impureté et la saleté (Rachik, 1993 [voir supra chapitre 4]).
7. Traduction empruntée à Houdas, Daouhat An-nachir de Ibn ‘Askar, traduction française de
Houdas, Archives marocaines, 1913, p. 219.
8. The majdhûb « (attracted) denotes in the terminology of the sûfis a person who is drawn by the
divine attraction (djadhba), so that without trouble or effort on his part he attains to union with
God. The majdhûb [...] is thereby distinguished from salik (traveler), who makes the journey to
God, stage by stage, with conscious endeavour and purpose » (Nicholson, 1986).
« The majdhûb, ‘charmed’ or ‘captivated’ individuals whom God has selected for the ranks of
saintliness without their having had to exert the usual forms of effort by means of spiritual
92
discipline. This phenomenon of being enraptured is sometimes associated with a certain kind of
madness, which comes and goes » (Denny, 1988, p. 86).
9. Fernando Mediano avait adopté également une démarche inductive. Les caractéristiques
analysées du majdoub se rapportent aux dons divinatoires, à la manière brusque dont il accède à
la sainteté et à ses comportements extravagants. Quant à la baraka, bienveillante et malveillante
(baraka fertile et baraka terrible), nous supposons qu’elle ne définit pas particulièrement le
majdoub. (Je remercie Layla Ajana pour avoir traduit le texte de Fernando Mediano, et Abdelahad
Sebti pour me l’avoir indiqué.)
10. Al-Kattani termina la Salwat en 1313. Le livre, qui comprend trois volumes, est consacré aux
savants et saints enterrés à Fès. Il passa quinze années à l’écrire. Sur l’auteur et son œuvre, voir
Lévi-Provençal, 1922, p. 379-385.
11. « Sache que l’extatique [al- majdoub] n’a pas de directives à suivre. En effet, d’après eux,
l’extatique est celui qui a été ravi à lui-même (al-mukhtataf) lors du regard plongeant sur le
monde invisible, comme Buhlûl et tant d’autres, qui furent les fous (majânin) qui comptèrent
parmi eux ceux qui s’engagèrent dans le cheminement de la voie mystique ; c’est celui qui a
perdu la raison [condition] de la responsabilité religieuse, et définitivement, et à qui il ne reste
plus de directives à suivre, puisque l’aboutissement (al-wusûl) a déjà été réalisé [pour lui] et que
les directives ne sont que des moyens pour parvenir à l’aboutissement. Or cet extatique, qui a
déjà atteint le terme, qui a contemplé les lumières surnaturelles, qui a été ravi à son âme et à sa
raison, ne sait plus ce que c’est que le Livre saint, ni que la foi, ni que la transmission du savoir : il
nage tout simplement, et continuellement, dans la mer de la connaissance et de la confession de
l’Unicité divine, transporté hors du sens et du sensible. » (Perez, trad., Ibn Khaldoun, Shifâ’,
247-481, concernant la position d’Ibn Khaldoun sur la nécessité du cheikh, voir Shifâ, 1957,
p. 70-108.)
12. Sur 33 majdoub-s, seuls 12 avaient un cheikh. En outre, parmi ces derniers, certains sont
qualifiés de majdoub-salik. Car la frontière entre le jadb (attrait) et le soulouk (cheminement
spirituel) n’est pas toujours tranchée : il arrive qu’un saint soit à la fois majdoub et salik avec une
prédominance du premier aspect (al-jâmi’bayn al-sulük wal-jadhb wal-jadhb aghlabwalayh, Salwat,
p. 285 ; c’est le cas notamment d’al-Sufyani et d’al-Zanbour). Pour le reste des majdoub-s, al-
Kattani ne mentionne aucun cheikh. Parfois, il précise que le majdoub n’a pas de cheikh. Par
exemple : « la yurafu lahu shaykh... kâna min ahl al-hâl al-qawiyy ghayr ma‘rrouf bi al-taslik wa al-
tarbiya » (Salwat, p. 109, voir aussi, p. 198, 247).
13. Huit majdoub-s sont explicitement signalés comme errant dans les rues et/ou dans les
marchés (al-Aqra‘, al-Tazi, al-Wazzani, al-Ramous, al-Raggal, al-Mandhar, al-‘Ajjali, al-Sharif).
Pour d’autres (Jalloul, Msa al-Khir, al-‘Alami, al-Sqalli, Yazrour), on peut déduire des faits
rapportés qu’ils étaient constamment en public. Leurs actions se passaient devant les mosquées,
les sanctuaires, voire dans les bains maures. D’autres n’avaient même pas de domicile fixe (la
qarâra lahu).
14. Il faut noter que deux majdoub-s (al-Soussi, al-Waryagli) seulement choisirent de vivre à
l’écart des gens à la fin de leur vie et que deux autres (al-AjjaIi et al-Raggal) alternaient retraite et
vie en société.
15. Voir Sorokin au sujet des types d’adaptation des saints à leur environnement ( ermetic
retirement from the world ; the creation of a special environment by a monastery, convent... ; the method of
wanderer or pilgrim ; remaining in society) (Sorokin, 1950, p. 169-176).
16. Il faudra excepter Yazrûr qui était en même temps bûcheron et majdoub. Pour quelques
saints, al-Kattani mentionne leurs professions antérieures. Quatre avaient été artisans (Yazrour,
al-Qawwas, al-Malahifi, al-‘Alami). un commerçant (al-Waryagli), un étudiant, « tàlib ’ilm » (al-
Sqalli). Seul al-Raggal avait appartenu aux « gens de l’opulence ».
17. Voir, au sujet de la mendicité chez les Haddawa, Brunel, 1955, p. 184-195. La mendicité chez
les mystiques est un moyen pour dompter l’âme. Elle peut constituer une étape dans l’initiation
93
mystique. Junayd ordonne à Chibli de mendier. C’est un exercice d’humilité. L’argent rapporté
par Chibli est redistribué par Junayd aux pauvres (Attar, 1990, p. 279).
18. Dans un quatrain, Sidi Abd al-Rahman al-Majdoub dit : Si sur la tête vous interrogez : la tête
est nue, toujours (de Prémare, p. 151, texte arabe, p. 213).
19. Hammadi marchait souvent nu dans les rues de Fès (voir aussi Westermarck, 1968, i. 49). Al-
Mandhar se promenait nu dans les souks.
20. Abd al-Rahman Sers (contemporain du sultan Moulay al-Hassan) se déshabillait incontinent
et se mettait à danser devant les dignitaires de l’Empire. Al-Malik al-Nattaf découvrait
irrévérencieusement son postérieur devant le sultan Moulay Hafid (Brunel, 1955, p. 276).
21. D’autres majdoub-s (al-Waryagli, al-‘Alami et al-Raggal) fumaient ou se droguaient. Le nom
al-Raggal signifie « fumeur de rgila (narguileh) », voir Brunel, 1955, p. 287.
22. Concernant dix-neuf majdoub-s, al-Kattani affirme qu’ils avaient accompli des miracles (
karâmâte, khawâriq). Cependant, seuls huit récits décrivant ces miracles sont rapportés.
23. À cet égard, plusieurs majdoub-s rappellent des personnages carnavalesques.
24. D’autres mystiques ont fondé leurs pratiques sur la transgression et la licence. Les
hermétiques gnostiques de l’Antiquité montrent « dans leurs rapports avec la loi deux sortes de
conception : les uns préconisent une vie indifférente et libre en face de la loi, les autres exagèrent
l’abstinence et prêchent une vie de renoncement. La diversité des systèmes soufis offre quelque
chose d’analogue » (Goldziher, 1958, p. 139 ; voir, concernant cette tendance antinomiste chez les
malamatiya et d’autres, p. 139-147).
25. Abderrahman al-Majdoub porta des vêtements féminins, but du vin et vola un bœuf (de
Premare, p. 168-167).
26. « Excentrique, débraillé, jovial et brutal ; ce provocateur veut « renverser l’édification »,
d’après le narrateur. Il porte hardiment la transgression dans le camp des bien-pensants. Il irrite,
il amuse, il s’attire l’admiration ou les coups (de Certeau, p. 59).
RÉSUMÉS
Dans les chapitres précédents, nous avons montré en quoi la définition du sacrifice par les idées
du sacré et de consécration n’englobe pas d’autres modèles du sacrifice, le sacrifice politique ou
civique et le sacrifice humiliant. Nous avons appliqué la même démarche à la sainteté et avons
montré que la définition de la sainteté par la perfection spirituelle et la pureté ne s’applique qu’à
un mode de sainteté. La sainteté des saints fous, des majdoub-s est fondée sur des idées
différentes, voire opposées : l’’extravagance, l’impureté, la saleté… Pour eux, la sainteté
n’implique pas le respect de la séparation entre le sacré et le profane, le respect excessif des
tabous. Elle est au contraire associée à la confusion et à la transgression. A la pureté des saints
exemplaires, le majdoub oppose l’impureté et la saleté, aux prières et aux litanies, les
malédictions et les paroles obscènes, à la vie contemplative, le bavardage, à la retraite, une vie
intense en société. Ils y a des saints à imiter, d’autres, comme le majdoub, à admirer.
94
rapport durant un peu plus d’un siècle3. Pour plus de clarté, la méthode d’exposition sera
davantage chronologique que thématique. Commençons par l’époque précoloniale.
Profusion du sacré
8 Il est trivial de dire que la théorie du sacré adoptée par un chercheur oriente l’analyse
qu’il fait du rapport entre le politique et le sacré. Les théories inspirées des travaux
d’Emile Durkheim, de Marcel Mauss ou de Mircea Eliade exagèrent la séparation entre le
sacré et le profane. Les êtres et les choses sacrés sont mis à l’écart et protégés par des
interdits religieux. Communiquer avec le sacré exige le recours à des rites. Les rois-dieux,
qui ont fait le bonheur de pas mal d’anthropologues, fournirent des illustrations à cette
conception du sacré.
9 Au début du siècle passé, c’est Doutté qui se chargea d’appliquer l’approche
durkheimienne à la monarchie marocaine et aux phénomènes religieux en général. Il
parla même du « caractère magique de la royauté, survivance de vieilles croyances aux
hommes-dieux ». Dans cette perspective, décrire la sacralité du sultan revient à décrire la
façon dont il est séparé de ses sujets et du monde ordinaire en général. Mais comme il
existe rarement de séparation absolue, comme il est nécessaire de communiquer avec le
sultan, il faut aussi décrire les rites observés à son égard. La séparation et la
communication sont réglées par des rites négatifs (tabous) et positifs. Autrefois, le sultan
vivait seul, il ne devait pas être vu. Il ne voyait que le hajib (chambellan, littéralement
celui qui voile) qui servait d’intermédiaire. Il devait éviter le soleil, ce qui explique l’usage
du parasol. Doutté mentionna aussi quelques aspects du protocole royal en rapport avec
la sacralité du sultan : Ba Hmad (premier vizir) se prosternait et se présentait pieds-nus
devant le sultan Abdelaziz (Doutté, 1909, p. 187-188)4.
10 La sacralité ne se réduit pas à l’accomplissement de rites. Pour les gens qui y croient, elle
se manifeste, dans la vie quotidienne, de façon bénéfique ou maléfique. Il y a la baraka du
sultan mais aussi sa malédiction (da’wa, sakhth). Le roi est une source de baraka pour tout
le pays. Selon Doutté, ce que le peuple cherchait, ce n’était pas un bon gouvernement,
mais la baraka du sultan. Cette notion de baraka explique le fait que le sultan ne devait ni
voyager par mer, ni sortir du pays (Westermarck, 1968, vol. 1, p. 92). Le sultan Abdelaziz
voulait aller à Paris, mais il ne pouvait pas (Doutté, 1909, p. 188). Depuis les Almohades,
aucun sultan ne traversa la mer (Bidwell, 1973, p. 67). C’est même cette représentation
magique du pouvoir, qui associe la conduite du sultan à la bénédiction du pays, qui
explique largement, selon Doutté, la chute du sultan Abdelaziz. En s’ouvrant sur l’Europe
et ses objets (bicyclettes, automobiles, billard...), il s’attira le mépris et le
mécontentement de ses sujets (Doutté, 1909, p. 167-168). Westermarck souligne aussi la
baraka du sultan. Il parle de « royal holiness » (sainteté royale) :
« Cette baraka lui est conférée par quarante saints qui passent chaque matin au-
dessus de sa tête... Je me suis laissé dire que Mouley Abd-el-Aziz avait perdu son
trône parce que l’aide sainte lui avait été retirée. C’est de la baraka du sultan que
dépend le bonheur du pays tout entier. Quand elle est forte et sans souillure, les
récoltes sont abondantes, les femmes mettent au monde des enfants bien
conformés, le pays prospère à tous égards. Pendant l’été de l’année 1908, où la
pêche des sardines fut exceptionnellement bonne, les indigènes de Tanger
attribuèrent cette circonstance à l’avènement de Mouley Hafid ; en revanche sous le
règne de son prédécesseur, c’est à la détérioration ou la perte de la baraka du sultan
que furent imputés les troubles et les soulèvements, la sécheresse et la famine. Le
97
fait est que tous les fruits tombaient des arbres avant d’être parvenus à maturité.
Bien mieux : même dans les parties du pays qui n’avaient jamais été soumises au
régime politique du sultan, les habitants croyaient que leur bien-être, et
spécialement leurs moissons, dépendaient de sa baraka. » (Westermarck, 1935,
p. 113 ; 1926, vol. i, p. 38-39.)
11 Mentionnons, en passant, que les croyances de l’époque furent prises en considération
par les rédacteurs du projet de la Constitution de 1908 qui déclare dans son article 7 :
« Tout sujet du Royaume doit obéissance à l’Imam chérifien et respect à sa personne
parce qu’il est l’héritier de la baraka. »
12 Nous reprochons aux anthropologues de l’époque d’exagérer la sacralité et la baraka du
sultan. Ceci s’expliquerait par le postulat selon lequel les causes des phénomènes
politiques, dans les sociétés traditionnelles, doivent être recherchées dans la religion
supposée dominer tous les aspects de la vie sociale. Dans ce paradigme et pour ce type de
société, rechercher une explication politique à des faits politiques était hors question. On
sait que le roi ne gouverne pas seulement avec sa baraka, mais aussi avec une armée, une
administration, le soutien des élites, des tribus, etc. Le sultan ne peut être réduit à un
saint. Car contrairement à celui-ci, il est contraint d’user, le cas échéant, de la violence.
Mieux, la croyance dans la baraka du sultan peut être aussi une conséquence de sa
réussite militaire (cf. Jamous, 1981, p. 221-230).
13 Traditionnellement, deux conceptions majeures résument l’accès des gens à la sainteté et
à la sacralité. La plus ancienne souligne les qualités personnelles acquises par des
pratiques extraordinaires manifestant la sainteté : l’ascèse, la science, la charité, le jihad,
etc. La seconde est fondée sur la généalogie (descendance du Prophète, d’un compagnon
du Prophète, d’un saint). Dans ce cas, la sainteté est liée à un statut prescrit (hérité des
ancêtres). La notion de baraka, qui dépasse le monde des humains, s’applique à plusieurs
statuts (chérifs, agourram, wali, çalih, salik, majdoub). Mais le domaine de la baraka du saint
est délimité. En principe, le saint ne fait de la politique que s’il y est invité par les gens du
commun. Ceux-ci peuvent faire appel à lui pour résoudre leurs conflits et sceller leurs
décisions politiques. Il existerait une division du travail entre le saint et le politique
ponctuée par une compétition plus ou moins déclarée. Cette division du travail ne
s’applique pas au sultan qui ne se contente pas d’être fort, mais fonde sa force et sa
violence sur des notions similaires à celles définissant le mode prescrit de la sainteté : la
baraka liée à l’ascendance chérifienne. Nous sommes devant une combinaison de deux
aspects du pouvoir, l’un fondé sur la force et la violence et l’autre fondé sur la sacralité.
Mais le discours traditionnel de légitimation insiste sur la baraka.
14 Selon l’historien Naciri (1834-1897), le sultan Abderrahmane Ibn Hicham conféra, suite à
sa bay’a, la baraka au pays qui connut la paix et la prospérité. La pluie tomba et les prix
aussi (Naciri, 1956, vol. 9, p. 4, 143, 128). La pratique rituelle populaire manifeste aussi la
sainteté du sultan : « La population implore sa clémence ou son pardon par les moyens
coutumiers de la dabiha (sacrifice) et du ‘âr ; on se réfugie sous le canon devant la tente
du souverain comme devant n’importe quel sanctuaire. » (Laroui, 1977, p. 112 ; voir
Bourqia, 1999, p. 246-248.)
15 Nous sommes en présence d’une conception cumulative de la sacralité. Sous la dynastie
alaouite, les prétendants au pouvoir doivent être des chérifs alaouites. Mais c’est le plus
fort qui sera présenté comme étant choisi par Dieu. La bay‘a, modèle institué par le
Prophète Mohamed et consacré par le Coran, référant aux notions de serment et de
contrat, est la consécration d’une victoire politique. Le sultan n’est pas seulement un
98
cadre de ses nouveaux rôles que le sultan Moulay Youssef transgressa l’un des tabous les
plus anciens. En juillet 1926, il traversa la mer à l’occasion de sa visite à Paris où il
inaugura une mosquée (Bidwell, 1973, p. 65-67). Son fils Mohamed V, qui lui succéda en
1927, partira en France chaque année (Dubois-Roquebert, 2003, p. 67).
20 Ce processus de « réforme » du sultanat sera presque abandonné après le départ de
Lyautey en 1925. Lors des premières années de son règne, Mohamed ben Youssef, un
jeune de 17 ans, était souvent reclus dans son palais. Quelques années plus tard, il se
trouvera porté et supporté par les jeunes militants et intellectuels nationalistes. Depuis la
fin des années 20, ceux-ci ont élaboré un discours de légitimation politique inédit. Ils ont
entamé, à leur manière, un processus de désenchantement de la royauté en insistant plus
sur sa dimension politique que religieuse.
21 L’une des innovations majeures consistait dans l’institution de la fête du trône comme un
contexte politique inédit permettant l’usage d’un vocabulaire politique et la performance
de rites séculiers. Elle fut célébrée pour la première fois le 18 novembre 1933 dans
quelques villes (Salé, Fès, Marrakech). Elle fut proposée quelques mois auparavant (juillet
1933) dans la revue Majallat al-Maghrib :
« Nous demandons aussi à ce propos que le gouvernement prenne une décision qui
fait du jour de l’intronisation de Sa Majesté une fête nationale (îd watani). »
22 Dans la même revue (novembre 1933), Ibn Abbas recommandait aux notables et aux
intellectuels de mettre en place un programme de festivités. Tout d’abord, il fallait
composer un hymne sultanien (nachid sultani). Les associations littéraires devaient
organiser des meetings (mahrajanate) où seraient donnés des conférences et des discours
et où seraient lus des poèmes rappelant la vie du roi et son époque glorieuse. Il précisait
aussi qu’on devait également montrer aux gens que « le jour de la fête est le symbole
d’une nation qui a une civilisation séculaire ». La célébration de la fête de 1933 à Fès se
termina par la récitation en chœur d’un poème de Mohamed al-Qorri intitulé « le Sultan
des jeunes », à la suite duquel les assistants scandèrent des vivats au roi et des prières
pour la gloire du Maroc (Majallat al-Maghrib, décembre 1933). Par ailleurs, la fête du trône
était devenue une occasion où les nationalistes adressaient des télégrammes de
félicitation au Roi (cf. Rachik, 2003, p. 95-112).
23 Le 8 mai 1934, la visite royale à Fès constitua une date notable dans le renforcement de
l’image du roi par les nationalistes. L’hebdomadaire L’Action du peuple (4 mai 1934) invitait
les habitants de Fès à pavoiser et à venir acclamer le sultan. Ce sont des militants
nationalistes qui organisèrent un accueil populaire au sultan. C’était la première occasion
publique saisie par les nationalistes pour manifester leur soutien au roi. On scandait des
slogans nationaux (houtafat wataniya) : « vive le Roi » (« yahya al Malik »), « vive le
sultan », « vive le Maroc », « vive l’islam », « à bas la France ».
24 Durant la période allant de 1937 à 1943, les relations entre le roi et les nationalistes se
relâchèrent. Le roi s’écartait progressivement de l’élite nationaliste à laquelle il aurait
reproché son intransigeance, son caractère secret et son appel à l’action directe. C’est à
partir de 1944 que les liens entre le roi et les nationalistes se renouèrent et se
renforcèrent autour de l’idée de l’indépendance du pays. Plusieurs occasions furent
saisies par les nationalistes pour manifester leur soutien au roi (préparation du Manifeste
de l’indépendance en 1944, visites royales à Marrakech et au Sud du Maroc en 1945, à
Tanger en 1947 et surtout durant son exil).
100
séculières6. Nous pouvons parler dans ce cas d’un désenchantement normatif dont
l’importance ne peut être minimisée. S’agissant du volet pratique, nous allons voir
comment Hassan II fera de la Commanderie des croyants une sorte de cheval de Troie où
se cachent, mais prêts à sortir, divers registres traditionnels de la légitimité. Le
désenchantement normatif est vite rattrapé par un réenchantement effectif du pouvoir
royal, notamment à partir des années 80.
34 Vers la fin de son règne, Hassan II parla de la Commanderie des croyants en ces termes :
« En France, le roi, une fois sacré, devenait roi de droit divin. Chez nous, l’émir des
croyants est de mission divine, car il n’existe pas de droit divin. Il est considéré par
tous ses sujets comme le représentant de Dieu sur terre. Là encore, le hadith déclare
que l’émir est « le parasol et la lance de Dieu ». Le parasol sous lequel viennent
s’abriter tous ceux qui sont victimes d’injustices, la lance pour défendre les acquis
et combattre l’hérésie. Cette mission divine vous fait obligation d’être musulman
sunnite, de veiller à l’application de la religion et de régler les affaires civiles. »
Dans le même entretien, Hassan II rappelle : « On ne doit pas oublier que le Maroc
est un empire et qu’il faut le tenir par son seul dénominateur commun qui est la
monarchie à caractère religieux. » (Hassan II, 1993, p. 94, 172.)
35 En comparant le sens donné, ici, à la Commanderie des croyants avec celui de l’article 19
des différentes Constitutions, nous avons l’impression qu’il ne s’agit pas de la même
institution. L’article 19 n’emploie pas de vocabulaire religieux comme « mission divine »,
« représentant de Dieu sur terre », « parasol et lance de Dieu » ou « combat de l’hérésie ».
Le même décalage avec la terminologie constitutionnelle peut être observé concernant la
qualification du pays (empire vs royaume) et de la monarchie (à caractère religieux vs
constitutionnelle).
36 Comme pour tout autre institution ou notion, il serait erroné de définir la Commanderie
des croyants de façon univoque, définitive et claire. Nous évitons ce genre de définition
qui domine les sciences sociales et optons pour une définition où l’approche du chercheur
ne fait pas violence aux usages vagues, divers et contradictoires des notions suivant les
acteurs et les contextes, en leur imposant des contours clairs et fixes. C’est pourquoi nous
ne trouvons aucun intérêt à définir de façon figée la Commanderie des croyants comme
étant une institution religieuse ou une institution politique ou un mélange des deux. Nous
la définissons en partant de l’usage (ou du non-usage) dynamique qu’en font les acteurs.
Cependant, nous serons contraints, dans les limites de ce texte, de mettre l’accent sur la
pratique du roi. L’usage qu’en font les exégètes (notamment le ministère des Affaires
islamiques) et d’autres acteurs politiques, alliés ou concurrents, ne peut être traité ici en
détail.
37 Comme toute notion inscrite dans la pratique sociale, la Commanderie des croyants est
une notion malléable en ce sens qu’elle peut recevoir des sens différents, voire
contradictoires, suivant le contexte, les enjeux, la nature du partenaire, etc. Nous
proposons d’esquisser une interprétation de ces différents sens.
38 Durant les années 60, l’usage fait de la Commanderie des croyants est un usage politique
inscrit dans un champ et dans un contexte politiques. C’est en tant que Commandeur des
croyants qu’Hassan II décréta, conformément à la Constitution, l’état d’exception (décret
royal, 7 juin 1965). Aucune idée ni justification religieuse ne sont invoquées. Le
Commandeur des croyants agit en tant que garant de la continuité du fonctionnement
103
39 Nous avons distingué un deuxième type d’usage où le sens donné à la Commanderie des
croyants est religieux mais instrumentalisé dans un champ politique (« sens religieux/
champ politique »). Dans un discours royal adressé aux députés (octobre 1978), la
suprématie du roi est ainsi légitimée :
« [...] Dans son livre sacré, Dieu a dit : « Dis-leur d’agir car votre action sera
apprécié par Dieu, par son Prophète et par l’ensemble des croyants. » Je considère
que ce verset a été inspiré à notre Prophète comme s’il avait pour but de nous
indiquer la voie à suivre. [...] Vous les élus, vous avez une mission de contrôle, mais
qui a la charge de contrôler les contrôleurs, c’est Dieu, son Prophète et les croyants.
Le contrôle de Dieu, c’est celui de votre conscience. Votre action sera appréciée par
Dieu et par son Prophète, c’est- à-dire le représentant de son Prophète sur terre qui
est le responsable suprême dans le pays. »
40 La voie à suivre n’est pas indiquée par la Constitution, mais par un verset coranique qui,
de surcroît, est interprété sur mesure. La démonstration est simple : comme le roi est le
représentant du Prophète sur terre (notion non juridique), il dispose de la responsabilité
suprême. Comme le remarque Tozy, la Constitution ne chapeaute pas l’édifice normatif.
Le roi Commandeur des croyants, mobilisant la tradition, se place entre elle et Dieu (Tozy,
1999, p. 99).
41 L’usage politique de la Commanderie des croyants a pris une expression différente, plus
explicite et plus étoffée lors du différend qui opposa Hassan II aux députés de l’USFP suite
à leur décision de ne pas siéger au-delà de leur mandat (juin 1981). Ils ont respecté la
décision de leur parti qui ne reconnut pas l’allongement du mandat parlementaire
proposé par Hassan II et approuvé par référendum en mai 1980. Ils ont finalement
réintégré le parlement, à titre personnel, suite à une attaque militaire dans le Sahara
jugée menaçante pour l’intégrité territoriale du pays. Ce différend a fait l’objet d’un long
commentaire lors du discours de Hassan II à l’ouverture de la session parlementaire du 9
octobre 1981. Il estime que l’attitude des députés en question est « contraire à la
Constitution et constitue un geste d’hostilité à l’endroit de l’ensemble de la communauté
musulmane ». Les résultats du référendum doivent s’imposer à tous. Hassan II soulève un
problème qui renseigne de façon significative sur la manière dont il utilise le droit positif
et la tradition religieuse. Le problème pour lui réside dans le silence de la Constitution
quant aux sanctions à prendre dans de telles situations. Mais, explique-t-il, si le souverain
constitutionnel ne peut pas se prononcer, le Commandeur des croyants a la possibilité de
le faire en vertu du Coran et de la tradition du Prophète.
42 La dualité est explicitement et clairement exprimée entre le roi souverain constitutionnel
souhaitant s’appuyer sur le droit positif et le roi Commandeur des croyants transcendant
la Constitution et le droit positif en général. Nous savons qu’un rôle politique est un
ensemble de devoirs et de droits. Le devoir de référer à la tradition n’incombe pas au
104
45 La Commanderie des croyants peut être un rôle politique en vertu duquel le roi prend des
décisions politiques, elle peut être aussi un rôle religieux invoqué à des fins politiques, et
elle peut être encore un rôle religieux mobilisé dans un champ religieux. A partir du
début des années 80, ce troisième type d’usage va se renforcer suite aux dangers que
représentaient les courants religieux qualifiés officiellement d’extrémistes, de
déviationnistes, de subversifs, etc. Il faut noter qu’Hassan II commença par intervenir
dans le champ religieux sans invoquer la Commanderie des croyants. C’est le cas du dahir
portant création du Haut-Conseil des oulémas du Maroc (1er février 1980) qui est pris en la
qualité de « Notre Majesté Chérifienne ». Sur le plan du contenu, il est fortement similaire
aux dahirs ultérieurs pris en tant que Commandeur des croyants. Il invoque la grande
mission que Dieu lui « a confiée en vue de la conservation des valeurs sacrées de la
Nation ». Il mentionne les menaces que représentent les courants subversifs et
déviationnistes et le rôle dévolu au Conseil des oulémas pour préserver l’unité religieuse
des Marocains.
46 Depuis 1981, nous assistons au recours, de plus en plus fréquent, à la Commanderie des
croyants en tant que rôle religieux mobilisé dans un champ religieux, face à des
spécialistes du savoir religieux et contre des concurrents agissant au nom de la religion.
105
C’est ce rôle religieux qui prendra progressivement le dessus sur le rôle politique
mobilisant la religion à l’encontre de protagonistes politiques. Dans un dahir portant
création du Conseil supérieur et des conseils régionaux des oulémas (8 avril 1981), Hassan
II rappelle le thème de l’unicité du rite malékite qui fonde l’unité, la cohésion et la
stabilité de la nation marocaine. Puis, après avoir constaté « les dangers que les idéologies
étrangères font courir à l’identité de la nation marocaine et à ses valeurs authentiques »,
il décida de créer, en sa qualité de Commandeur des croyants, un cadre institutionnel, le
Conseil supérieur des oulémas, qui permet, sous son égide, à ces derniers de coordonner
leurs efforts et de parer aux idéologies étrangères.
47 Hassan II éprouvait la nécessité d’une orientation politique du religieux, mais elle devait
se faire dans un champ religieux clos où seuls les oulémas sont admis. Dans ce nouveau
contexte, où la religion est présentée comme menacée, la Commanderie des croyants a le
devoir de la protéger. Il s’agit là d’une mission millénaire. Et lorsque la Commanderie des
croyants tend à être fréquemment utilisée dans le cadre de cette mission, sa connotation
religieuse devient la seule visible.
48 Dans un discours prononcé lors de la séance inaugurale du Conseil supérieur des oulémas,
le roi esquisse une feuille de route déterminant le rôle des oulémas, ce qu’ils doivent faire
et ce qu’ils doivent s’interdire. Il veut que le savoir dispensé dans les mosquées soit
attirant, que la politique au sens vulgaire (parler de l’augmentation des prix) soit bannie
des mosquées. Celles-ci, qu’il ne faut pas transformer en tribunes, doivent être le lieu de
propagation de la science. Hassan II précise enfin son rôle et son devoir : « Dans le cas
contraire, notre devoir de défenseur de la religion nous fait obligation de la préserver
contre tout danger et même, le cas échéant, contre le comportement de certains
oulémas... » Il rappelle que « la mise en garde est un devoir du père, du roi et d’Amir Al
Mouminine... » (discours royal, 16 juillet 1982). Il détient aussi le pouvoir d’interpréter et
d’adapter la religion aux temps actuels. Ce rôle d’interprète est ainsi justifié : « ... Le
Coran et les hadiths du Prophète n’ont pas tout prévu. C’est donc à l’émir des croyants, en
compagnie des oulémas, les théologiens, de trouver l’interprétation voulue face aux
découvertes et aux évolutions nouvelles de la société... » (Hassan II, 1993, p. 96.)
49 L’usage politique de la Commanderie des croyants s’expliquerait par la nature de la
structure politique mettant en compétition des acteurs politiques, autour d’enjeux
politiques et utilisant un vocabulaire principalement séculier. Cette situation commença à
changer à partir des années 70 avec l’avènement d’acteurs « islamistes » sur la scène
politique. L’enjeu politique a pris des colorations religieuses. Hassan II n’est pas maître
absolu du choix des registres de légitimité et des références idéologiques à invoquer. Il est
amené à élaborer sa stratégie idéologique en fonction de la nature des acteurs et des
griefs à l’encontre de la légitimité de son pouvoir. Plus simplement, sa réaction face à une
gauche s’inspirant du socialisme et du marxisme ne peut être simplement reconduite à
l’encontre des courants islamistes mobilisant une tradition religieuse sur laquelle il
s’appuie lui-même. Pour une monarchie qui fonde son caractère sacré sur la tradition
religieuse, la compétition sur un plan religieux est plus ardue que la compétition sur un
plan politique séculier. L’insistance sur la mission divine (et autres notions similaires)
n’est pas seulement le résultat d’un penchant autoritaire solitaire, elle est davantage une
réponse et une réaction à un changement politique structurel. Ce qui était un usage
intermittent dans un champ politique majoritairement séculier deviendra plus
systématique dans le but de contrôler le champ religieux. C’est l’une des raisons pour
106
lesquelles, nous renonçons à donner une définition figée et a-historique à des notions et
des institutions qui se nourrissent de l’action.
50 Le problème qui se pose aux régimes politiques qui s’appuient sur un passé lointain est
que l’âge des institutions traditionnelles est de loin plus important que celui des
instituions constitutionnelles et modernes. La Commanderie des croyants est une
institution millénaire qui permet d’inscrire la légitimité politique de la suprématie royale
dans une continuité dynastique (les Alaouites) et historique, allant jusqu’au Prophète
Mohamed. Il s’agit d’une légitimité qui dépasse la durée courte d’une Constitution et qui
ouvre par ce fait-même la voie à une infinité d’interprétations, politiques et religieuses,
qui sont largement fonction du contexte politique. C’est la mobilisation de cette
profondeur historique qui fait de la Commanderie des croyants une institution ambiguë 9
en ce sens qu’elle repose sur diverses notions politiques et religieuses, traditionnelles et
modernes. Et c’est cette ambiguïté, faisant d’elle une institution passe-partout, pour ainsi
dire, qui permet au roi de l’utiliser dans divers domaines, politique et religieux, civil et
militaire (cf. Tozy, 1999, p. 77-81, 98 ; Darif, 2000, p. 79-85). Son ambiguïté la rend
malléable et adaptable à des structures et à des contextes politiques différents, y compris
le contexte de l’alternance politique souhaitée par le roi. Dans un discours appelant à
cette alternance, Hassan II associe la Commanderie des croyants à la « amana » (dépôt
sacré, selon la traduction officielle). Il assure que ses propos ne relèvent pas d’une volonté
de manœuvre. Le contexte étant marqué par l’ouverture du régime politique qui exige de
la confiance. La même institution, naguère utilisée pour forcer au respect et à la
soumission, est présentée plus tard comme un garant de la bonne foi du roi qui doit
rassurer les anciens opposants vis-à-vis de son régime (discours royal lors de séance
d’ouverture de la Chambre des représentants, octobre 1994).
51 L’ambiguïté ne consiste pas, ici, dans une incapacité intellectuelle à donner un sens clair,
elle est un moyen au service d’une action politique, elle est compatible avec un style
politique autoritaire où les partenaires et les concurrents politiques ne doivent pas saisir
le bout du fil. Dans un Etat de droit, un récalcitrant politique, par exemple, peut prévoir la
palette des sanctions qu’il encourt. A l’inverse, il aurait été impossible aux députés de
l’USFP, dont il était question plus haut, de prévoir ce que leur préparait le Commandeur
des croyants.
52 Le recours à une légitimité religieuse et transcendantale a limité le caractère désenchanté
de la politique et du droit qui la régit. Mohammed V et les nationalistes qui la soutenaient
ont vécu dans un contexte qui impliquait d’autres usages de la religion, notamment à des
fins de mobilisation populaire. Avec Hassan II, nous avons assisté à une élaboration
progressive d’une légitimité traditionnelle du pouvoir royal où le sacré était omniprésent.
53 Mohamed VI a hérité des mêmes registres de légitimité qu’il a rappelés dans ses premiers
discours : la volonté de Dieu, la volonté de son père, la Constitution, la bey’a et la
Commanderie des croyants10. Lors de la réforme du Code du statut personnel, il utilise la
Commanderie des croyants en tant que rôle religieux dans le but de réguler un conflit
politique au sujet du religieux. La mise en agenda de la réforme est manifestement
politique, l’enjeu l’est aussi, mais avec des implications religieuses soulevées et mises sur
la scène politique par les courants » islamistes ». Le Roi Mohamed VI résume ainsi son
action :
107
« [...] J’ai pris sur moi, en ma qualité d’Amir Al Mouminine, de donner suite à un
mémorandum qui m’avait été adressé par l’ensemble des organisations féminines
marocaines, tous courants politiques, culturels et régionaux. Et puisque l’objectif de
rendre justice à la femme est d’une telle noblesse, qu’il doit être placé au-dessus de
toute exploitation électoraliste et politicienne étroite, j’ai constitué une
commission consultative, pluridisciplinaire, pour l’examen d’un projet de réforme
fondamentale et globale du code du statut personnel. » (Roi Mohammed VI,
interview, revues libanaises Al Hawadith et al., 22 mars 2002.)
54 Nous sommes devant un cas d’arbitrage royal où le roi en qualité de Commandeur des
croyants est censé trouver une issue au conflit et en marge des groupes en conflit. A la
différence du règne précédent, la Commanderie des croyants est sollicitée et surtout
acceptée par la majorité des acteurs politiques. Son usage se démarque sensiblement du
style autoritaire de Hassan II. Cependant, le type d’usage le plus fréquent demeure le
recours au rôle religieux intervenant dans le champ religieux. Dans ce cas, le roi doit
déterminer la version officielle de l’islam indépendamment des situations conflictuelles.
Il rappelle que les « ouléma sont les représentants de Amir Al Mouminine dans la diffusion
des préceptes de la Chariaâ » (discours royal lors de la cérémonie d’installation du Conseil
supérieur des ouléma et des conseils régionaux des ouléma, vendredi 15 décembre, 2000).
55 Les deux rôles, interprète et régulateur de conflit à dimension religieuse, ne sont pas
séparés. Lors de la réforme du Code personnel, Mohamed VI a dû trouver les mécanismes
institutionnels pour sortir de l’impasse dans laquelle se trouvait le gouvernement et les
partis politiques, et en même temps défendre une conception de l’islam jugée plus
ouverte sur le monde moderne, plus tolérante, plus modérée, etc.11 Ce rôle d’interprète
légitime et exclusif de l’islam trouve son illustration la plus manifeste dans le discours du
Trône de 2003, qui vient deux mois après l’attentat terroriste de Casablanca (16 mai 2003).
D’ailleurs, à cause de cet événement tragique, le roi déroge explicitement à la tradition de
dresser, à cette occasion, le bilan des réalisations de l’Etat et d’esquisser les orientations
pour l’avenir. Vu les circonstances, il a tenu « à faire de ce discours un moment fort de
réflexion nationale collective et d’analyse qui transcende le souvenir cruel des actes
terroristes de Casablanca, pour en tirer les enseignements nécessaires... ». Le discours
consiste en une série de principes devant orienter l’interprétation de l’islam au Maroc. Il
affirme que les éléments fondateurs de la monarchie constitutionnelle marocaine sont
l’islam et la démocratie. Il rappelle l’ancienneté de l’islam au Maroc, l’indépendance de
l’Etat marocain à l’égard du califat de l’Orient, l’attachement à la Commanderie des
croyants, l’ouverture en matière de culte, l’exclusivité du rite malékite caractérisé par sa
souplesse et par son ouverture sur la réalité. Il ajoute que le peuple marocain n’a pas
besoin d’importer des rites et des doctrines étrangers à ses traditions et incompatibles
avec son identité spécifique. Le roi déclare qu’il va s’opposer à tous les promoteurs d’un
rite étranger à son peuple. Il rappelle : « Le Commandeur des croyants étant l’unique
référence religieuse pour la nation marocaine, aucun parti ou groupe ne peut s’ériger en
porte-parole ou en tuteur de l’islam. La fonction religieuse, en effet, relève de l’imamat
suprême d’Amir Al Mouminine, qui Nous est dévolu, assisté du Conseil supérieur et des
conseils régionaux des oulémas... »
56 La conséquence majeure du monopole de l’interprétation de la religion au nom de la
Commanderie des croyants basée sur l’unanimité religieuse (unicité de la doctrine et du
rite) consiste dans la séparation entre le domaine politique, où la diversité et les
divergences peuvent s’exprimer, et le domaine religieux, qui doit être officiellement
fermé à toute diversité et divergences doctrinales12. Cette protection, ou clôture du
108
champ religieux, qui avait commencé avec Hassan II, se consolide à mesure que le danger
de la diversité au nom de la religion se manifeste publiquement. Dans cette perspective,
tout débat religieux doctrinal risque de se transformer en désordre, en sédition (fitna). La
fatwa est l’un des domaines où se manifeste le désaccord, la compétition et le conflit entre
les diverses sensibilités religieuses. Au Maroc, elle relève de la compétence de la
Commanderie des croyants. En 2005, Mohamed VI créa au sein du Conseil supérieur des
oulémas une instance académique, la seule habilitée à lui proposer des fatwas. Le motif est
clair sur ce point : « Par cette démarche, Nous entendons parer aux velléités de dissension
et d’anarchie en matière religieuse. » (Discours royal à l’occasion de l’ouverture des
travaux de la première session du Conseil supérieur des oulémas, 8 juillet 2005.)
57 Mohamed VI n’a pas eu l’occasion d’utiliser la Commanderie des croyants pour contrôler
le champ politique comme l’avait fait son père. L’enjeu consiste de plus en plus dans le
monopole du champ religieux que le ministère des Affaires islamiques s’est efforcé de
structurer autour justement de la Commanderie des croyants. Mohamed VI a hérité les
ingrédients traditionnels de légitimation, mais il aurait changé de recette. On peut
utiliser les mêmes ingrédients (idée, symbole, institution) pour réaliser d’autres objectifs.
La majorité des partis politiques de l’opposition que Hassan II voulait contrôler par tous
les moyens, y compris religieux, est au gouvernement depuis une douzaine d’années. La
structure politique a changé. Les nouveaux compétiteurs de la monarchie ont basé leurs
idéologies sur la religion, et c’est au niveau de l’idéologie religieuse que le combat a été
mené. La Commanderie des croyants est devenue le pivot de l’idéologie religieuse
officielle et tend à n’être invoquée que dans des contextes religieux (prière du vendredi,
ouverture des travaux du Conseil supérieur des oulémas, message annuel adressé aux
pèlerins, etc.). Plus les interprétations religieuses concurrentes, pacifiques ou non, se font
jour, plus l’idéologie officielle, orientée notamment par le ministère des Affaires
islamiques, devient, comparé à un passé récent, prolixe au sujet de la Commanderie des
croyants13. Sa sacralité peut se renforcer dans un contexte où l’unanimité religieuse est
valorisé et exigée.
58 Le projet de Constitution de 2011 a été discuté dans le cadre d’une dynamique politique
inédite où les jeunes du Mouvement 20 février et quelques acteurs politiques ont critiqué
de façon directe plusieurs aspects du système politique, y compris l’article 19 et la
sacralité du roi. La nouvelle Constitution propose une nouvelle délimitation de la
Commanderie des croyants qui consolide et clarifie une tendance déjà entamée. Elle a
scindé l’article 19 en deux articles faisant la distinction entre le contexte religieux
(associé au roi en tant que Commandeur des croyants) et le contexte politique (associé au
roi en tant que chef d’Etat). Excepté la protection de l’islam, repris par l’article 41, le reste
des dispositions et prérogatives prévues par l’article 19 (représentant suprême, symbole
de l’unité de la nation, garant de la pérennité et de la continuité de l’Etat et du respect de
la Constitution, garant de l’indépendance du Royaume et de son intégrité territoriale...) et
d’autres nouvelles (arbitre suprême entre ses institutions, protection du choix
démocratique..) sont actuellement attribuées au roi en sa qualité de chef d’Etat.
59 La Constitution fait explicitement la distinction entre deux rôles du roi et surtout entre
les domaines d’intervention de ces rôles. Comment interpréter ce changement normatif ?
La restriction du domaine d’intervention de la Commanderie des croyants implique la
reconnaissance de l’existence de deux sphères, une sphère politique et une autre
religieuse, chacune avec ses acteurs et ses règles (présence ou absence de diversité, de
débat, de compétition, de monopole). Ce changement normatif peut être interprété en
109
63 On peut considérer le roi comme un acteur politique qui ne joue que des rôles politiques,
même lorsqu’il intervient dans le domaine religieux. Inversement, on peut le considérer,
suivant la perspective du ministre des Affaires islamiques, comme un acteur religieux qui
ne joue que des rôles religieux, même lorsqu’il intervient dans le domaine politique.
Cependant, nous pouvons aussi admettre, et je penche plutôt pour cette approche, qu’un
acteur puisse jouer des rôles différents de son rôle central qui peut être religieux ou
politique. Dans ce cas, il est intéressant de ne pas perdre de vue le rôle qui donne le ton à
l’ensemble des rôles et définit ainsi le statut de l’acteur en question. L’actuelle
Constitution a séparé les deux rôles majeurs du roi. Lequel des deux prime sur l’autre est
une affaire de justification. A cet égard, il faut noter que la sécularisation, en tant que
justification, est officiellement sans voix. On la fait sans la dire. A l’opposé, la justification
religieuse est plus explicite. Mais elle se développe souvent en marge des processus
politiques en cours et propose des modèles qui renvoient peu à la pratique politique
effective.
Interdits
critiquée. Au contraire, elle doit être l’exemple et le modèle à suivre. Même lorsqu’elle
semble s’écarter d’un comportement saint, les gens et les exégètes lui trouveront des
justifications. La sacralité est alors synonyme d’impeccabilité ou d’infaillibilité (même si
Hassan II reconnaît à plusieurs reprises s’être trompé). Elle s’étend aux actes et aux édits
royaux (dahirs, messages). Nous avons vu comment, au lendemain de l’Indépendance, la
Cour suprême s’est déclarée incompétente, dans l’affaire Rounda, à juger un acte émanant
du souverain. En 1970, la même Cour (arrêt du 20 mars) eut recours, pour la première fois,
à la notion de Commanderie des croyants : « Attendu que S.M. le Roi, qui exerce ses
pouvoirs constitutionnels en sa qualité d’Amir Al-Mouminine, ne peut être considéré
comme une simple autorité administrative… » L’argumentation va plus loin : il serait
paradoxal que le roi qui, en tant que Commandeur des croyants, détient le pouvoir
judiciaire soit contrôlé par les juges à qui il le délègue (cf. Essaïd, 1999, p. 186-187). La
Commanderie des croyants est prise dans le sens traditionnel d’une suprématie du roi sur
le pouvoir judiciaire et législatif. Selon une exégèse peu développée, le dahir est un acte
sacré (mouqaddas) (Achergui, 1983). Nous avons une nouvelle illustration des tensions et
des contradictions entre des éléments puisant dans des registres hétérogènes, voire
contradictoires. Ces tensions résultent de la multiplication des registres de légitimité.
Dire que le dahir est un acte sacré n’a pas de sens dans un dispositif juridique positif.
68 Toute sacralité s’exprime à travers des interdits. Le dernier né de ces interdits est relatif à
un sondage d’opinion portant sur le roi. Le premier août 2009, le ministre de l’Intérieur fit
saisir les numéros de Telquel et de Nichane à l’imprimerie et les fit détruire. Telquel
s’apprêtait à publier les résultats d’un sondage auprès d’un échantillon de la population
marocaine autour de Mohamed VI (protocole royal, le roi en tant qu’homme d’affaires, en
tant que personne sacrée, etc.).
69 L’argumentation officielle justifiant l’interdiction est laconique. Khalid Naciri, porte-
parole du gouvernement et ministre de la Communication, déclara que « la monarchie ne
peut être mise en équation, même par la voie d’un sondage », « la monarchie au Maroc
n’est pas en équation et ne peut faire l’objet d’un débat même par voie de sondage 15 ». On
invoque aussi le fait que « le roi n’exerce pas un mandat électif historiquement daté ».
Dans un entretien télévisé (France 24, 4 août 2009), il invoqua la Constitution qui « oblige
à s’en tenir au respect dû à la monarchie et au caractère sacré de la monarchie. Cela fait
partie de notre patrimoine. Il faut l’accepter. Que cela plaise ou ne plaise pas ». Il ajouta
que « le fait même d’effectuer un sondage dans lequel le pivot central est de demander
aux citoyens ce qu’ils pensent de leur roi est déjà en soi une atteinte au principe et au
fondement du système monarchique ». Nous trouvons ici une illustration du modèle
d’une sacralité légitimée par l’histoire (tout ce qui est patrimoine est sacré) et fondée sur
la séparation entre le sacré (le roi) et le profane (les citoyens). Là où les choses sont moins
cohérentes, c’est lorsque K. Naciri déclara ne voir aucun inconvénient à ce que Telquel
publiât des articles et des dossiers critiques sur le roi. Cela il l’acceptait et le considérait
même comme une preuve de liberté16. L’argumentation officielle réfère ici à la sacralité de
la monarchie mais n’en fait pas un argument unique. Toutefois, on ne peut en déduire de
façon non équivoque si le roi est critiquable ou non. On comprend, sans en être sûr, que le
roi peut à la limite être critiqué et évalué par quelques journalistes (ici la sacralité royale
n’est pas invoquée), mais il ne devra jamais l’être par son peuple (dans ce cas, la sacralité
royale est mise en cause). En d’autres mots, la critique du roi par des individus est
appréciée au nom de la liberté, alors que l’appréciation méthodique de ce que le peuple
pense de son roi est interdite au nom de la sacralité (mais pas seulement). Nous
112
retrouvons ici une idée qui revenait souvent chez Hassan II, celle d’avoir un lien direct et
sans intermédiaire (allusion à la gauche) avec le peuple. Personne, dans cette logique, n’a
le droit de faire parler le peuple au sujet du roi.
70 Il est notoire que les croyances informent et orientent des actions sociales. Aussi la
croyance dans la sacralité du roi peut-elle orienter des actions politiques. Mais en
politique, il faut souvent faire l’hypothèse inverse. On décide une action et on la
rationalise (justifie, légitime, argumente, explique) a posteriori. L’enjeu est souvent
politique avant d’être idéologique (on décide d’abord de noyer son chien, puis on l’accuse
de la rage). L’article sur la sacralité a disparu de la nouvelle Constitution, mais si on veut
interdire un nouveau sondage sur le roi, on trouvera une justification susceptible de
convaincre le public17. Sur le plan idéologique, le changement est significatif, on passerait
d’une interdiction au nom de la sacralité à une interdiction au nom de notions telles que
l’inviolabilité de la personne du roi, l’atteinte à l’ordre public ou le fait que le roi n’exerce
pas un mandat électif. Sur le plan politique, l’effet serait le même, l’interdiction. Les
justifications changeront, mais la personne du roi et ses décisions risquent de continuer
de rester à part, un euphémisme pour la sacralité.
71 L’aporie à résoudre continuellement, sur le plan idéologique et pratique, est relative à la
tension entre l’idée d’un roi citoyen et d’un roi à part, d’un roi proche et d’un roi distant.
Il est aussi fort possible d’accepter cette tension comme constitutive de toute royauté qui
exerce le pouvoir, de toute royauté qui abandonne son caractère sacré et se veut
citoyenne.
Proximité et distance
73 Durant le règne de Hassan II, le baisemain est devenu une règle contraignante. Ne pas s’y
conformer était interprété comme un signe de rébellion, d’insolence, d’inconvenance à
l’égard du roi et des rites du makhzen.
74 La critique du baisemain fut amorcée juste après l’intronisation de Mohamed VI. Dans un
entretien, Mohamed Sassi, un militant de gauche, discute les conditions de la
modernisation de la monarchie. Parmi ces conditions, l’adoption de nouvelles relations
entre gouvernants et gouvernés basées sur la citoyenneté et non pas sur la servitude et
l’abandon de rites inutiles comme le baisemain qui met les gens dans l’embarras 18. Depuis,
des journalistes19 et acteurs politiques20 ont commencé à critiquer le protocole royal et à
insister sur l’anachronisme et l’inadéquation du baisemain aux valeurs démocratiques, de
dignité et de citoyenneté. Certains appellent à son abolition par le roi. Approché comme
une dimension de la sacralité royale, l’abolir ramènera le roi à une dimension humaine
(Benchemsi, Telquel, n° 138, 2005). D’autres pensent qu’il s’agit d’une relation où le roi
n’est pas le seul responsable et « que le baisemain traduit largement une volonté de celui
qui l’accomplit » (Mohamed Ennaji, « Le scoop du baisemain », La Gazette du Maroc, 24
juillet, 2009).
75 Le protocole royal est un contexte politique où la position des acteurs doit être définie de
façon non équivoque. Le rituel politique a pour caractéristique de mettre en scène de
façon claire et spectaculaire les stratifications sociales et les liens de loyauté qu’elles
impliquent. Comme il s’agit d’un spectacle (au sens de donner à regarder), la liberté des
acteurs, dans des régimes autoritaires, est annihilée. On peut facilement repérer une
personne qui ne lève pas le bras en signe de loyauté à un dictateur. Dans un régime
autoritaire, le rituel politique est largement utilisé car il est une mise en scène simple de
la loyauté et de la soumission. Comparé au règne de Hassan II, le protocole du baisemain
est devenu relativement plus souple et plus ouvert. Nous avons deux situations limites.
Celle où on baise la main du roi à l’envers et à l’endroit, elle traduit une soumission très
forte et un témoignage fort de loyauté. A l’opposé, celle où l’on se contente de serrer la
main du roi. Entre les deux, diverses variante sont possibles : se courber et simuler le
baisemain, embrasser l’épaule droite, etc.
76 Cette variante s’applique aussi à l’autorité du roi. Des aspects de cette autorité se
rapprochent du concept citoyen de l’autorité. D’autres s’inscrivent encore dans une
culture de sujétion. Il est compréhensible que ce soit l’ultime petit cercle proche du
pouvoir royal qui résiste le plus à une conception citoyenne (civique, démocratique,
désenchantée) de l’autorité royale. Le protocole royal restera une bonne entrée, un bon
paramètre, entre les mains de l’observateur, pour apprécier la portée du passage d’une
culture de sujétion à une culture démocratique.
77 Il faut noter que, dans la majorité des cas, la question du protocole royal est souvent
résolue dans la pratique et non pas au niveau des discours. Et c’est là où réside la force du
rituel, celle de transmette des idées sans être obligé de les prononcer. Ceux qui ont
renoncé au baisemain ne l’ont pas crié sur les toits. Ils l’ont fait. Une illustration
supplémentaire, peut-être, de cette attitude que nous avons déjà mentionnée, et qui
consiste à plutôt faire les choses que de les dire publiquement. Plusieurs personnalités
(anciens militants de gauche, militants amazighs...), tout en manifestant du respect au
roi, ne se sont pas conformés au rite du baisemain. Ce non-conformisme n’est plus inscrit
dans une symbolique de l’insoumission, mais plutôt dans l’instauration d’un nouveau
rapport entre le roi et une nouvelle élite défendant des valeurs modernes (citoyenneté,
114
égalité, dignité…). Cette nouvelle élite veut montrer qu’elle peut servir le pays sans pour
autant être asservie.
78 La sécularisation et la démocratisation du protocole royal ne sont pas un processus
linéaire à contenu cohérent. On peut être très novateur sur le plan de l’action politique et
très conservateur sur le plan rituel et cérémoniel. La cérémonie d’allégeance (ou de
loyauté, al-wala’) en dépit des changements qu’elle a connus, constitue une mise en scène
traditionnelle du pouvoir royal. Elle était traditionnellement célébrée le jour qui suit les
fêtes religieuses les plus importantes, puis le lendemain de la célébration de la fête du
trône. C’est le cérémoniel royal le plus spectaculaire, au sens propre du terme. Il y a les
téléspectateurs mais aussi des invités qui suivent, du haut de gradins construits à cet
effet, le déroulement du cérémonial.
79 Au début de chaque cérémonie, c’est le ministre de l’Intérieur, les walis et les
gouverneurs qui présentent les premiers l’allégeance au roi. Ensuite, les différentes
délégations représentant les régions du Maroc avancent en rangées et présentent
successivement, devant le roi, leur allégeance. Au centre du cérémonial, le rapport entre
le roi et les différents participants. Le protocole met en scène de façon évidente une
grande distance entre le roi et les participants. D’abord le roi est à cheval, ensuite il est
entouré des serviteurs du palais avec leurs habits traditionnels (et ses gardes du corps en
costume moderne). L’un des serviteurs tient le parasol. Chaque délégation qui se présente
en rang est prise entre le roi entouré des serviteurs et une autre rangée de serviteurs qui
se tiennent juste derrière elle. Ce sont les serviteurs du roi qui ponctuent le cérémonial.
L’un d’eux nomme la région de la délégation qui se présente puis transmet à ses membres,
à haute voix, les prières et les vœux du roi dit Sidi (Monseigneur). Trois ou quatre prières
sont récitées à haute voix21. A la fin de chaque prière, les membres des délégations se
prosternent, et les serviteurs juste derrière eux scandent « Que Dieu bénisse la vie de
Sidi » (llah ybark f ‘mar Sidi). La même séquence se répète pour les seize régions.
80 La cérémonie met en scène clairement cette distinction entre les serviteurs personnels du
palais et les serviteurs impersonnels (élus, haut fonctionnaire). Mais ce sont les premiers,
qui n’ont aucune position officielle, qui deviennent les intermédiaires entre le roi et une
bonne partie de l’élite politique et administrative. Le titre de Sidi, que nous retrouvons
dans d’autres contextes dans la bouche de hauts fonctionnaires ou dignitaires (na’am
sayyidi a’zzaka Llah), est abondamment utilisé dans la cérémonie d’allégeance. Ce titre
disparaît dans les dépêches officielles et les commentaires des journalistes rendant
compte de la cérémonie, au profit de celui du roi, Commandeur de croyants. La cérémonie
d’allégeance met ainsi l’accent sur des aspects que le discours « moderniste » n’arrive pas
à relayer, notamment les formes culturelles d’obéissance et de soumission qui sont
manifestement en décalage avec la dynamique démocratique que le roi et la majorité de
la classe politique revendiquent dans d’autres contextes. Elle manifeste notamment le
décalage entre les principes modernes clamés par la monarchie (le roi est citoyen) et des
rites fondés sur la sujétion. Le roi reste silencieux pendant toute la cérémonie. Il se
contente de répondre aux acclamations par des gestes. Ceci rappelle une coutume très
ancienne, où le sultan chuchotait au chambellan qui transmettait à l’auditoire. C’était une
époque où la sacralité du sultan était fortement exprimée et totalement assumée. Là, nous
avons l’image d’un roi distant qui contraste fortement avec d’autres images exprimant sa
proximité avec le peuple : le roi des pauvres, le roi citoyen, le roi qui tend sa joue à un
autiste, qui embrasse des handicapés, etc. La tension entre ces deux images du roi
115
refléterait, non pas l’hésitation du roi entre le passé et le présent, mais celle de toute une
classe politique, à peine audible sur cette dimension idéologique de la monarchie.
81 Le baisemain met en rapport une personne avec le roi. La décision revient en partie à la
personne en question. De ce fait, la manière de saluer le roi peut varier. Ce qui ne peut
être le cas pour la cérémonie d’allégeance qui est une mise en scène collective. La
variation pourrait être assimilée au désordre (certains se prosterneraient, d’autres se
courberaient, d’autres encore resteraient debout).
NOTES
1. Paru Les Cahiers bleus, n° 18, Cercle d’analyse politique, Salé, 2012, p. 7-40.
2. L’exemple le plus ancien et le plus étudié est celui de la Grèce antique démocratique où des
catégories politiques comme celles de citoyen, de métèque et d’étranger ont été appliquées au
sacrifice et au rapport au sacré en général. Cette logique démocratique, au sens grec, s’est
substituée à celle aristocratique fondée sur la séparation entre les prêtres et les gens du commun
(voir introduction, partie I).
3. Mon intention de départ était de me limiter au règne de Hassan II et de Mohamed VI. Mais de
comparaison en comparaison (Hassan II et Mohamed V...), j’ai été conduit à élargir le cadre
temporel de l’étude.
4. Walter Harris, qui fréquentait la cour du sultan Abdelaziz, était témoin oculaire du protocole
royal. Il nous a laissé quelques brèves descriptions. Par exemple : « Sometimes His Majesty gives an
audience to an official, a local governor of a tribe, who, barefoot, approaches the Sultan, falls upon his
knees, and tree times touches the ground with his head... » (Harris, p. [1921], 1983, p. 55.)
5. Le médecin de Mohamed V rapporte : « Souvent, alors qu’il conduisait sa voiture, il lui arrivait
de répondre à l’appel d’un auto-stoppeur, de discuter avec lui sans lui révéler son identité. » «
Il lui arrivait d’entrer incognito chez un modeste épicier berbère. » (Dubois-Roquebert, 2003, p.
94.) Après l’Indépendance, plusieurs cas illustrant sa simplicité sont rapportés. En mai 1957, au
stade de Casablanca, il abandonna la tribune officielle pour les gradins populaires d’où il assista à
un match de football (J. et S. Lacoture, 1958, p. 100). Moi-même, petit, j’ai entendu dire qu’il
mangeait le couscous avec les gens devant les mosquées.
6. « Le Roi, Amir al Mouminine (commandeur des croyants), symbole de l’unité de la nation, garant
de la pérennité et de la continuité de l’Etat, veille au respect de l’islam et de la Constitution. Il est
le protecteur des droits et libertés des citoyens, groupes sociaux et collectivités. Il garantit
l’indépendance de la nation et l’intégrité territoriale du royaume dans ses frontières
authentiques (article 19, Constitution de 1962). » La Constitution de 1970 introduit une nouvelle
qualité du roi, celle de « représentant suprême de la nation », qualité reprise par les
Constitutions ultérieures, y compris celle de 2011.
7. Voici un autre exemple de cet usage politique de la Commanderie des croyants (type premier).
Le 9 juillet 1983, Hassan II annonce le report des élections législatives prévues pour septembre
(en prévision de la tenue du référendum au Sahara). C’est en vertu d’un dahir (publié le
14 octobre) que le roi a pu combler le vide constitutionnel et exercer toutes les prérogatives
entre la fin du mandat législatif, 13 octobre 1983, et la tenue d’élections législatives, le
15 septembre 1984.
116
8. La Constitution de 1962 remplaça le mot dahir par celui de décret royal. Le retour en 1970 à
l’appellation dahir est une manière de marquer la prééminence des décisions du roi sur celles du
parlement (Essaïd, 1999, p. 160).
9. L’adjectif « ambigu » n’a pour nous aucune connotation péjorative. Une idée ambiguë est une
idée « qui est à plusieurs sens et, par conséquent, d’un sens incertain » (Dictionnaire Littré).
10. « Dieu a voulu que nous accédions au Trône de nos Glorieux Ancêtres, conformément à la
volonté de Notre père, qui nous a fait Prince héritier, aux dispositions de la Constitution et en
application de la Baeïa [ bey’a] par laquelle les représentants de la Nation se sont engagés. »
(Discours du trône, 1999.)
« Nous demeurerons fidèle à la voie hassanienne, attaché à la Baïea, qui Nous engage et qui
t’engage, Baïea [bey’a] qui s’inscrit en droite ligne de celles qui l’ont précédée durant plus de
douze siècles, qui puise sa substance dans le Livre saint et la tradition du Prophète et qui est
intimement liée à la Constitution marocaine qui stipule que le Roi, Amir Al Mouminine, est le
représentant suprême de la Nation, le symbole de son unité, le garant de la pérennité et de la
continuité de l’Etat, de la sauvegarde de la religion, de la patrie et de l’unité du Royaume à
l’intérieur de ses frontières authentiques, celui qui veille au respect de la Constitution, qui assure
la défense des droits et libertés des citoyens et dont la personne est sacrée et inviolable. »
(Discours royal, 20 août 1999.)
11. « En ma qualité d’ Amir Al Mouminine, je suis convaincu que la charia et la tradition du
Prophète, mon aïeul, que le salut soit sur Lui, qui rend hommage à la Femme, peuvent, par les
temps présents, à travers l’ouverture de la voie à l’ijtihad et à la jurisprudence, et en rejetant tout
repli sur soi, toute étroitesse d’esprit, nous permettre de rendre justice à la Femme dans le cadre
de la charia et en conformité avec ses nobles finalités. » (Roi Mohammed VI, interview, 22 mars
2002, op. cit. ; voir aussi le discours royal à l’occasion de la remise au Roi du Code de la famille
adopté à l’unanimité par les deux chambres du parlement (3 février 2004).)
12. « S’il est dans l’ordre des choses que la gestion des affaires ici-bas donne lieu à des avis
divergents qui traduisent, du reste, un aspect de la démocratie et de la diversité des vues sur les
moyens d’assurer l’intérêt général, en revanche, la question de la religion exige que l’on s’attache
au référentiel historique unique qui est le nôtre, à savoir le rite malékite sunnite sur lequel s’est
construite l’unanimité de cette nation et dont la protection est un devoir et une mission dont
Nous sommes le dépositaire. » (Discours royal, 30 avril 2004, op. cit.)
13. Le ministère des Habous et des Affaires islamiques publia, en 2009, un « beau livre » en arabe
sous le titre de Mohamed VI, la Commanderie des croyants en dix manifestations. Toutes ses
manifestations se limitent au domaine religieux. Elles sont en rapport avec le Coran et la
tradition du Prophète Mohamed, les oulémas, les imams, les mosquées, l’enseignement religieux
traditionnel, le discours religieux et les médias, la célébration du culte (prière de vendredi,
sacrifice du mouton, fête de l’anniversaire du Prophète), la culture et le patrimoine, le
pèlerinage, le soufisme.
14. Le charisme est défini par Weber comme « la qualité extraordinaire [...] d’un personnage qui
est, pour ainsi dire, doué de forces ou de caractères surnaturels ou surhumains ou tout au moins,
en dehors de la vie quotidienne, inaccessible aux communs des mortels... » (Weber, 1971, p. 320.)
15. Le même argument fut utilisé quelques années auparavant : « Le Maroc est une monarchie
constitutionnelle et citoyenne, et celle-ci n’est pas un enjeu de pouvoir, elle ne saurait être « mise
en équation », quelle que puisse être la fantasmagorie nourrie ici et là par des journalistes en mal
de sensation. » [Allusion à Telquel et Nichane] (Hassan Alaoui, « Entre faux scoop et dérive, la
presse nationale et les avatars du racolage », Le Matin, 6 août 2007.)
16. On a aussi invoqué le code de la presse reprochant à Telquel de « manquer au respect dû au
roi » (article 41) et de « porter atteinte à l’ordre public » (article 37).
17. La Constitution de 2011 stipule l’inviolabilité de la personne du roi et le respect qui lui est dû
en tant que roi, Amir Al Mouminine et chef de l’Etat.
117
18. Mohamed Sassi, « Du besoin d’une monarchie parlementaire moderne » (entretien avec
Abderrahim Ariri, Ittihad Ichtiraki, 7 août 1999). Suite à cet entretien, Ariri fut sanctionné (8 jours
de suspension) par la direction de son journal. Des journalistes de « droite » ont reproché à Sassi
de ne pas respecter la période de deuil. Ils l’ont traité d’insolent (dçara) profitant d’une période
transitoire pour semer le trouble, la dissension (fitna, tafriqa) (Risalate al-Oumma : « Ma bine llah
yerhem ou llah yençer, ba’dh bnadem ka yedhçer », 9 et 10 août 1999).
19. Yousef Zerqaoui, un journaliste, écrit : « Messieurs, aujourd’hui, le baisemain n’est plus un
signe de respect comme au temps de nos aïeux, c’est plutôt un signe de léchage de bottes. Le hic,
c’est que notre jeune monarque n’a jamais rien demandé à personne, et seul l’excès de zèle de nos
responsables perpétue encore cette coutume féodale. » (Telquel, 2005, n° 129.) Pour Benchemsi :
« Le symbole du baisemain royal n’est minimisé que par ceux qui ont peur de le remettre en
question. Il y a de quoi : y toucher, c’est toucher à la sacralité. Hassan II en avait fait une sorte de
« sas » obligatoire entre l’incarnation de la divinité (lui) et le genre humain (nous autres). Son fils
n’en fait pas une fixation. Il arrive régulièrement que des Marocains osent serrer la main de
Mohammed VI, les yeux dans les yeux. » (Bilan, Mohammed VI : cinq ans de règne, de A à Z,
Telquel, n° 138, 2005.)
20. Abdelaziz Rebbah, alors Secrétaire général de la jeunesse du Parti de la Justice et du
Développement, déclara : « Je pense que le roi devrait abolir cette pratique [le baisemain]. Il fut
un temps où c’était un signe de respect. Aujourd’hui, je pense que le message n’est plus le
même. » (Telquel, 21 juin 2008.) A. Amine, ex-président de l’AMDH (Association marocaine des
droits de l’homme, critique dans une émission diffusée en direct « les rites makhzéniens » :
« J’espère qu’un jour on vienne nous annoncer que les rites makhzéniens sont abolis, que le
baisemain est aboli, que le baise-épaule est aboli, que les gens ne se courbent plus. Et que les gens
[devant le roi] regardent en haut le dos droit. Nous voulons que cela soit annoncé officiellement.
Nous voulons la dignité. » (Moubacharatan ma’akoum, 2M, 16 mars, 2011.)
21. Les prières récitées par l’un des serviteurs du palais : Puisse Dieu vous venir en aide, vous a
dit Sidi (Llah i3awnkoume, gal likoum Sidi). Puisse Dieu être satisfait de vous, vous a dit Sidi (llah
yeçlehkoum ou yardhi ‘likoum, gal likoum Sidi). Puissiez-vous rencontrer le bien, vous a dit Sidi (
Telgaw lkhire, gal likoume Sidi).
RÉSUMÉS
Dans le présent chapitre, j’ai repris le texte d’une conférence donnée en dehors de l’espace
universitaire (Fondation Abderrahim Bouabid, septembre 2011) sur la sacralité, dans un contexte
où le Mouvement du 20 février remettait en question, dans un contexte plus global (le Printemps
arabe), la sacralité du roi. Celle-ci est étudiée en la situant par rapport à des processus politiques
concrets au cours desquels elle est utilisée. Couper la sacralité de ses usages politiques aboutirait
au mieux à une exégèse du lexique sacro-politique. Dans cet aperçu sur les changements les plus
significatifs qu’a connus la sacralité royale durant un peu plus d’un siècle, nous avons analysé la
genèse du désenchantement du pouvoir du sultan avec Mohamed V, sa sacralisation avec Hassan
II et avec Mohamed VI, les tensions entre la sacralisation, d’une part, et la sécularisation et la
démocratisation, d’autre part, entre l’idée d’un roi citoyen et celle d’un roi distant.
118
Introduction
1 Travaillant sur des sociétés rurales, j’étais d’abord confronté aux modèles binaires
classant les groupes sociaux en traditionnel et moderne (Rachik, 1982). Les sociétés pré-
modernes sont caractérisées par la primauté du groupe sur l’individu et la valorisation du
passé. Les normes et les valeurs y sont claires et contraignantes et empêchent toute
velléité égoïste. Le système culturel y est homogène et ignore tout conflit entre les
normes et entre les valeurs. Durkheim illustre ainsi l’absence de l’individualité dans les
sociétés à solidarité mécanique :
« Dans l’Égypte supérieure, le marchand d’esclaves ne se renseigne avec précision
que sur le lieu d’origine de l’esclave et non sur son caractère individuel, car une
longue expérience lui a appris que les différences entre individus de la même tribu
sont insignifiantes à côté de celles qui dérivent de la race. C’est ainsi que les Nubas
et les Gallus passent pour très fidèles, les Abyssins du nord pour traîtres et perfides,
la majorité des autres pour de bons esclaves domestiques, mais qui ne sont guère
utilisables pour le travail corporel ; ceux de Fertit pour sauvages et prompts à la
vengeance. Aussi l’originalité n’y est-elle pas seulement rare, elle n’y a, pour ainsi
dire, pas de place. » (Durkheim, 1960, p. 105.)
2 A l’opposé, les sociétés modernes accordent plus de valeur à l’autonomie de l’individu, au
présent, à l’avenir et aux idées de progrès. L’individuation est un processus socioculturel
qui favorise l’émergence de l’individu en tant qu’être moral autonome. L’individualisme
est une revendication, une rationalisation, une légitimation du processus d’individuation.
Il en est le support idéologique.
3 Au Maroc, les approches de type holiste, qui dominaient les sciences sociales, ont mis
l’accent sur la société et la culture en tant que système et totalité irréductibles aux
acteurs sociaux. Des acteurs collectifs comme la tribu, le makhzen, la jma’a, la zaouïa sont
pris en bloc et présentés comme une réalité auto-suffisante. Dans une perspective
similaire, la campagne marocaine était approchée en termes de formation sociale, de
mode de production et de classes sociales.
4 Le modèle segmentaire a consolidé l’approche holiste et la réification des groupes
tribaux. Gellner commence son livre en précisant que ses protagonistes ne sont pas des
individus mais des communautés. Et les relations sociales et les alliances tribales sont
déterminées par les structures sociales. Dans un tel système, on ne choisit pas ses alliés,
ni ses ennemis. Ceux-ci sont déterminés suivant une tradition ancestrale qui s’impose à
120
tous. Les critiques du modèle segmentaire étaient aussi de type holiste. Par exemple, le
concept de segment est simplement remplacé par celui de stratification sociale
(Hammoudi, 1974, p. 147-180).
5 La difficulté de sortir des approches réifiant des groupes sociaux était double. D’abord les
théories qui ont critiqué les conceptions holistes n’étaient guère connues des chercheurs
et les enseignants universitaires des années 70 et 80. Ensuite, il semblait évident que les
approches inspirées de l’individualisme méthodologique ne pouvaient s’appliquer aux
sociétés rurales et traditionnelles où l’individu n’est pas autonome. Le biais de ce type de
position est de prendre un modèle abstrait sur un mode réaliste et le substituer aux
communautés étudiées. Il est clair que les différents modèles de la société traditionnelle
sont plus proches du rural que de l’urbain. Mais ceci ne doit pas nous empêcher, au moins
dans un contexte de changement, de ne pas confondre le modèle avec l’objet de l’étude, à
prêter attention aux situations où l’individuation peut être observée ainsi qu’aux
processus où la tradition est négociée, objectée transgressée, etc. (chapitres 8, 9, 10).
6 Dans les sociétés traditionnelles, les individus peuvent être aussi calculateurs et
sceptiques. Même chez Gellner, nous trouvons des exemples où des individus recourent à
des stratégies de défection. Le droit local des tribus étudiées prévoit une amende contre
les défaillants au serment collectif. Ceci montre que l’obligation de soutenir son clan n’est
pas automatique. La possibilité d’être corrompu par la partie opposée est souvent
invoquée. Et même le montant de l’amende, qui est en principe fixe, est négocié en
pratique (Gellner, 1969, p. 106, 118).
7 Ma critique de la tradition holiste remonte à mes premiers travaux sur le conflit social et
l’action collective :
« Partant des théories du conflit social et de l’action collective, l’étude de la
contestation tribale a permis de soulever des questions cruciales relatives à la place
des actions individuelles dans des processus sociaux collectifs. Nous mettons
l’accent, pour expliquer la contestation collective et le conflit qui s’est ensuivi, sur
les conditions structurelles déterminées au niveau des relations entre les groupes
opposés, d’une part, et sur l’environnement politique et social, d’autre part. Nous
montrerons comment ces conditions objectives du conflit, quels que soient leur
impact et leur importance, ne peuvent être actualisées que par l’action d’acteurs
socialement déterminés. Insister sur la dynamique des acteurs dans ses rapports
avec les conditions structurelles et contextuelles permet en outre de mieux définir
la tribu, ou tout autre groupe, et les actions qu’on leur attribue. Des propositions
telles que « la tribu Aït Mizane conteste... » ou le « village Imlil se mobilise
contre... » restent imprécises tant qu’on n’a pas ramené l’action collective en
question (contestation, mobilisation pour créer un bien collectif) aux actions
individuelles qui la constituent. Nous verrons quelle est la position et la fonction
des leaders dans l’intégration d’actions individuelles dans des structures collectives
telles que la contestation tribale ou l’aménagement des équipements collectifs.
Nous espérons par-là dépasser la « sociologie du nombreux » qui réduit les sociétés
(notamment traditionnelles) à des modèles théoriques où l’individu et le groupe
font un. » (Rachik, 1992, p. 15.)
8 Approcher des actions collectives comme un processus social, au cours desquelles des
acteurs socialement situés tentent de réaliser des intérêts individuels ou communs, m’a
aidé à saisir les divers contenus sociaux d’entités, souvent réduites à des boîtes noires,
comme la taqbilt, le douar ou la jma’a. Par exemple, le concept de formation des groupes en
conflit m’a permis de saisir des processus à travers lesquels des individus (leaders, grands
éleveurs…) mobilisent les membres de leur groupe. Aucune mobilisation collective n’est
121
gagnée d’avance. J’ai assisté à des débats vifs autour d’intérêts collectifs et individuels, à
des réticences, à des défections, à des innovations normatives, etc. (chapitres 8, 9 et 10).
9 Assister aux assemblées (jma’a) est une opportunité qui permet de saisir la dynamique
d’un groupe et la place des individus dans ce groupe. En voici un exemple. Le conseiller
communal du village Imlil annonce à la jma’a, une trentaine de chefs de foyer, le
commencement du bétonnage d’un canal d’irrigation. Il demande aux usagers de fournir
la main-d’œuvre, le reste étant pris en charge par la commune rurale. Il propose que les
« tiers » du village (latlate), une division traditionnelle, fournissent alternativement,
jusqu’à la fin des travaux, vingt travailleurs par jour. Le point essentiel du débat concerne
l’équité entre les usagers qui ne possèdent pas tous les mêmes parts d’eau. Certains
assistants défendent l’idée de la proportionnalité, d’autres considèrent que soulever de
telles questions complique les choses. Le conseiller essaie de calmer les assistants en
proposant : « Si je viens chez untel et je lui dis de donner trois travailleurs, et à d’autres
deux ou un travailleur..., personne ne refusera. » L’assemblée se disperse sans prendre de
décision. Quelques jours plus tard, elle se met d’accord sur la règle de la proportionnalité.
Un usager doit fournir autant de journées de travail que de parcelles possédées et
irriguées par le canal en question (chapitre 10).
10 Les chercheurs qui ont assisté à ce type d’assemblée savent que le consensus n’est jamais
automatique (chapitres 11 et 27). Notre assemblée était devant trois options : l’application
de la tradition des tiers, le principe de la proportionnalité et la détermination
discrétionnaire des contributions individuelles par le leader. Et il se trouve que ce sont
ceux qui détenaient le moins de parcelles qui ont imposé leur option, la règle de la
proportionnalité.
11 L’analyse de l’échec d’une action collective, un pacte pastoral régulant la transhumance
dans la haute montagne, m’a permis d’approfondir l’analyse des stratégies individuelles,
l’autonomie des acteurs, leurs intérêts et leurs motivations. L’échec de ce pacte est
essentiellement ramené à la contestation d’éleveurs qui avaient intérêt à conduire leurs
troupeaux à proximité des villages (chapitre 9).
12 Dans une perspective similaire, j’ai étudié la disparition de normes traditionnelles
essentielles au nomadisme en montrant l’inadéquation entre ces normes (chart et mniha)
et les nouvelles motivations des nomades engagés dans des structures et des processus
sociaux inédits (chapitre 12). J’ai ensuite examiné comment l’argent est devenu central
dans leur économie pastorale et comment ce changement a affecté la coopération entre
les éleveurs et les relations contractuelles avec le berger. Le calcul s’est substitué à
l’entraide et à la charité, le berger salarié célibataire est préféré au berger traditionnel
père de famille (chapitre 13).
13 La touiza (tiwizi en berbère) réfère à l’entraide et à la solidarité. Des villageois mettent
leurs efforts en commun pour aider un des leurs à moissonner ses champs ou à construire
sa maison. On peut continuer à expliquer la disparition de ce type d’institution par des
processus globaux comme l’exode rural ou la monétarisation des campagnes. Mais on
peut aussi la mettre en rapport avec la situation des acteurs et leurs intérêts. Il faut savoir
que lors de la touiza, ce sont les jeunes qui participaient, au nom des pères, à l’entraide
collective. Attirés par le travail salarié, notamment occasionnel, ces jeunes-là ont refusé
de continuer à travailler gratuitement. C’est ce type de mécanisme, restituant l’action, la
motivation et la situation d’individus socialement situés, que nous essayons d’identifier et
de décrire afin de saisir le lien entre deux processus macro-sociaux (chapitre 15).
122
14 Parmi les préjugés collés à la campagne, celui du passage direct de l’enfance à l’âge
adulte. Très tôt, l’esprit de l’enfant est façonné à l’image du groupe. Très tôt, il découvre
le monde du travail dans sa propre famille ou à l’extérieur en tant qu’apprenti. Le
leitmotiv de ces préjugés est que tout doit être simple dans une société rurale
traditionnelle. J’ai essayé de montrer que la classification des étapes de la vie est plus
compliquée que ne le laisse croire une division simple en enfance et âge adulte (chapitre
14).
15 L’homogénéité normative est essentielle à toute conception postulant la subordination de
l’individu au groupe. Pourtant, plusieurs études ont insisté sur le caractère flou, flexible,
vague ou malléable des normes traditionnelles. Tout n’est pas simple ni clair pour les
membres d’une société traditionnelle. Les normes ne sont ni comprises, ni respectées par
tous de la même façon. Si c’était le cas, les jeunes ruraux auraient obéi à leurs pères, et les
petits propriétaires de parts d’eau au chef du village et à la tradition qu’il invoqua.
16 Reprenons l’exemple du rite du ‘ar précédemment examiné (chapitre 4). Nous pouvons
mettre l’accent sur son efficacité automatique en ce sens que la personne suppliée n’a
d’autres choix que d’accepter la demande sous peine de sanctions surnaturelles. Dans ce
cas, les individus sont présentés comme prisonniers d’une croyance simple, uniforme et
contraignante. Mais nous pouvons aussi supposer le caractère complexe, malléable et
vague d’une croyance. Dans ce cas, le ‘ar n’implique aucune certitude quant à son issue,
car il est inscrit dans un processus de négociation entre les intéressés. Par exemple, dans
une région du Moyen-Atlas, un candidat aux élections locales sacrifie, en guise de ‘ar, un
animal auprès d’une personne influente lui demandant de pousser les membres de son
village à voter en sa faveur. Notre personne influente ne rejette pas le ’âr mais l’esquive
en s’appuyant sur une argumentation subtile. Il est prêt à voter en sa faveur, mais pour
que les membres de son groupe fassent de même, le candidat doit leur dédier chacun un
sacrifice (Rosen, 1984, p. 123 ; cf. aussi Waterbury, 1975, p. 113). Ceci montre que
l’application d’une norme n’est pas automatique, que les gens ont des options dont le
choix dépend de la flexibilité des croyances, des enjeux et des intérêts des acteurs. Tout
cela est négocié, et là où la négociation est possible, il y a place pour des individus
autonomes.
123
1 Le sanctuaire de Sidi Chamharouch est situé dans le territoire de la tribu (taqbilt) Aït
Mizane2. Le culte dont le saint fait l’objet est complexe. Localement, une distinction est
faite entre ziara, tighersi et moussem. La ziara, qui signifie « visite » en arabe, est considérée
comme une affaire privée. Elle consiste dans un ensemble de rites, accomplis au
sanctuaire, où se mêlent les usages locaux et ceux pratiqués par les pèlerins qui sont
souvent des étrangers à la tribu. La tighersi (littéralement sacrifice sanglant) et le moussem
sont des rituels collectifs qui engagent la tribu ou les villages qui la constituent.
2 Le cycle rituel – déterminé par le calendrier julien – débute par un sacrifice collectif dédié
à Sidi Chamharouch au mois d’octobre. Le moussem, qui porte le nom du saint, a lieu au
mois d’août, c’est-à-dire à la fin du cycle agricole. Le début et la fin du calendrier rituel
correspondent donc à deux sacrifices collectifs dédiés au saint3.
3 Précisons tout de suite que notre étude ne concernera pas le culte proprement dit mais
uniquement ses phases préparatoires qui impliquent essentiellement des actions
politiques, c’est-à-dire, du moins dans notre cas, profanes4. Nous commencerons là où
généralement les études anthropologiques s’arrêtent : notre objet n’est pas le sacrifice
comme ensemble de rites mais toutes les actions et les structures sociales que ces
sacrifices impliquent une fois abandonnés par les sacrifiants. On sait que le saint ne
s’approprie pas les sacrifices qui lui sont offerts, que tous les sacrifices ne sont pas
totalement détruits, mais on s’interroge rarement sur leur devenir.
4 Nous avons, ailleurs, étudié le sacrifice comme un acte sacré, et nous espérons
maintenant l’approcher comme un enjeu politique en considérant, par exemple, les règles
qui en déterminent l’appropriation, les actions et les relations sociales qu’il implique.
Dans ce sens nous proposons de centrer notre recherche sur un conflit qui a pour origine
la contestation, par l’un des groupes intéressés, des règles ancestrales du partage des
sacrifices dédiés au saint.
124
5 La tribu Aït Mizane se divise en trois villages (douars) : Imlil (appelé aussi Aït Takhsan),
Mzik et Aremd. Selon le recensement de 1982, les trois groupes avaient presque la même
importance sur le plan démographique :
Aremd 75 590
Imlil 75 480
Mzik 71 458
6 L’habitat de la tribu est assez groupé ; la distance entre les trois villages n’est pas grande,
une trentaine de minutes de marche suffit pour se rendre d’un village à l’autre.
Cependant, les habitations ne sont pas distribuées de la même façon dans l’espace. Aremd,
dont les maisons sont ramassées, contraste avec les deux villages éclatés en petites
agglomérations appelées tadchert (hameau).
7 Les groupes étudiés gèrent en commun plusieurs équipements collectifs, organisent des
activités économiques et rituelles. Une brève description des activités et choses
collectives permettra de donner une idée sur l’organisation sociale de la tribu. Chez les
Aït Mizane, la propriété des champs est privée, mais la propriété des conduites d’eau, leur
entretien, la répartition de l’eau et sa distribution concernent la collectivité. Les villages
ont leurs propres équipements hydrauliques dont l’entretien se fait dans le cadre du
village. Les travaux collectifs réguliers consistent essentiellement dans le curage annuel
des conduites d’eau. Celui-ci exige une mobilisation massive. Tous les usagers doivent,
sous peine d’une amende, y participer. D’autres activités, telle la garde des noyers avant
le gaulage, montre que le village constitue le cadre permanent pour l’organisation du
terroir agricole.
8 Concernant l’activité pastorale, la vie du troupeau est, d’une manière générale,
caractérisée par un double déplacement d’hiver et d’été. Les mouvements les plus
importants du point de vue du nombre des éleveurs et des animaux se font vers les
alpages. Ceux-ci sont situés entre les crêtes de l’Atlas (2 200 à 3 050 mètres) et les villages
dont l’altitude varie entre 1 750 (Imlil) et 1 900 mètres (Aremd). La transhumance d’été,
qui est de faible amplitude, commence à partir de juin. En principe, tout éleveur des Aït
Mizane a le droit de mener son troupeau dans les parcours d’été situés dans les limites du
territoire tribal. En fait, les éleveurs des trois villages exploitent séparément les parcours
qui sont proches. La propriété est déclarée au niveau de la tribu, alors que l’exploitation
se fait au niveau des villages. Pendant « l’hiver » (octobre-mai), les rapports entre les
groupes changent. L’exploitation ne se confond pas avec le cadre villageois, souvent des
éleveurs, appartenant à des villages différents, fréquentent les mêmes parcours.
125
9 En 1984, les trois villages ont conclu un pacte pastoral qui préconisait la mise en défens
des parcours d’hiver. Celle-ci devait commencer au mois de juin et prendre fin au mois
d’octobre. L’objectif déclaré était d’inciter tous les éleveurs à conduire leurs troupeaux
dans les hauts pâturages afin de conserver les parcours les plus proches pour la saison où
le froid et la neige réduisent l’espace pastoral aux environs des habitations.
L’organisation de la transhumance fut éphémère, le pacte fut annulé l’année suivante.
Actuellement, aucune organisation pastorale n’est observée à l’échelle de la tribu [voir
chapitre 9].
10 Concernant l’organisation des choses sacrées, la mosquée tient une place centrale. Il faut
distinguer entre la petite mosquée où se font uniquement les prières quotidiennes et la
grande mosquée à minaret destinée en plus à la prière du vendredi. A Imlil, il existe
quatre mosquées pour cinq hameaux (deux groupes ont une mosquée commune).
Cependant, la grande mosquée est considérée comme la propriété d’Imlil, tous les
hameaux confondus. Mzik ne connaît pas la même situation, il ne possède pas encore la
prestigieuse mosquée. Seuls les hameaux ont construit leurs petites mosquées qu’ils
gèrent séparément. Seul Aremd, village où les maisons sont groupées, possède une
mosquée à minaret où ont lieu toutes les prières. L’entretien de la mosquée, le salaire du
fqih (lettré et maître de la mosquée) et sa nourriture sont pris en charge, selon les cas, par
le village ou par les hameaux.
11 La célébration des rituels permet aussi d’identifier les niveaux d’organisation sociale.
Partant de l’étude du calendrier rituel, nous avons constaté que le village constitue le
cadre social permanent de la majorité des rituels. Excepté le ma’rouf de la Sainte Mit’azza,
organisé par les deux tribus Aït Mizane et Aït Souka, tous les ma’rouf fixes sont célébrés
par les villages5. En plus, certains rituels qui étaient accomplis par la tribu (le sacrifice
d’octobre) sont devenus une affaire de village.
12 L’organisation du culte de Sidi Chamharouch, qui nous concerne ici au premier chef,
implique la tribu Aït Mizane et le lignage Id Bel’id (désormais « Lignage »). Selon des
règles qui seront décrites, les sacrifices dédiés au saint, le sanctuaire et le culte en général
sont contrôlés par la tribu et le Lignage.
13 Le Lignage habite le village d’Aremd. Il compte 13 familles, soit 14 % des familles vivant
dans le village. Sa généalogie manque de profondeur historique, toutes les familles se
rattachent directement à deux frères qui auraient vécu à la fin du XIXe siècle. Sur ce plan,
le Lignage ne présente aucune particularité, comparé aux lignages de la tribu. La seule
différence est qu’ils se considèrent et sont considérés comme le lignage desservant de Sidi
Chamharouch. De ce fait, le moqaddem6 du saint, qui assume des fonctions rituelles,
appartient au Lignage. La transmission de ce rôle (tamqeddmite) s’effectue au sein du
Lignage, mais pas nécessairement de père en fils. Ainsi le moqaddem actuel a succédé à son
oncle paternel qui avait remplacé le père du précédent moqaddem. Le statut rituel du
Lignage repose sur une légende dont quelques versions ont été recueillies. Présentons
celle relatée par le moqaddem du Lignage :
« On raconte que la personne qui a rencontré la première fois Sidi Chamharouch
s’appelait Moussa ben Driss. Sidi Chamharouch est venu dans sa maison
métamorphosé – que les auditeurs excusent le terme – en chien noir. Il a demeuré
chez lui sept jours. Moussa s’occupait du chien mais ce dernier refusait de manger.
126
Ensuite, il avait un cheval qu’il chérissait. Le chien dormait dans la même étable que
le cheval... Un jour, Moussa a décidé de visiter l’étable, le chien l’intriguait. A l’aube,
il l'a vu sortir à cheval et se diriger vers le lieu où se tient le moussem. Là, d’autres
saints l’attendaient. Ils ont « joué » avec les chevaux avant de se séparer. Moussa a
tout vu. Il l’a supplié de lui dire qui il était. Le saint quitta sa forme animale et
apparut alors avec ses habits de roi et sa couronne. Il s’adressa à son hôte en lui
disant : « Je savais que ta maison est « celle de la paix ». Maintenant, va chercher la
tribu, je vais vous indiquer ce que vous devez faire. »
« Moussa a averti les trois villages, Mzik, Imlil et Aremd. Seul les Aït Souka sont
restés à l’écart jusqu’à nos jours... Les gens de la tribu sont venus. Le saint les a
conduits et leur a dit : « cette maison (située à l’intérieur du village et appartenant
au cousin paternel du narrateur), la victime du moussem doit y passer la nuit (qui
précède son sacrifice). Ensuite vous allez sacrifier au moussem. Timezguida ou
Aremd (lieu du sacrifice) est sacrée (twaharram). Tous ces endroits sont mes habous,
et personne ne doit y toucher7.
« Chamharouch a guidé les gens de la tribu (plus haut dans la montagne) et leur a
dit : « Voici où je suis, c’est moi Sidi Chamharouch. C’est Moussa qui est mon
héritier, j’étais son invité et j’étais reçu par lui et par ses enfants. Celui qui les
contestera, je lui « demanderai des comptes » devant Dieu et je lui révélerai mes
miracles. Les victimes doivent être distribuées aux pauvres et aux riches. La peau et
la tête et tous les dons, je les offre à Moussa et ses descendants. »
14 Trois séquences se répètent, avec quelques variations, dans les versions recueillies. La
première met en rapport l’ancêtre du Lignage avec le saint. Elle présente les membres du
Lignage comme administrateurs du culte et non comme descendants du saint. Le lieu mis
en évidence consiste dans le choix fait par le saint de fréquenter l’étable de l’ancêtre et de
monter son cheval. Ce privilège se transmet aux descendants de l’ancêtre. Dans ce cas, la
légende tient lieu des généalogies qu’exhibent les propriétaires d’un saint. Le statut du
lignage justifié, la deuxième séquence fait intervenir les villages. Le saint demande que la
découverte de son sanctuaire soit réalisée par l’ancêtre et des membres de la tribu. Par
contre, la troisième séquence, une sorte de charte rituelle, ne concerne que le Lignage. Ici
la légende fonde un droit et en précise quelques aspects. Héritier du saint, le Lignage a
droit à la totalité des sacrifices non sanglants et aux restes des offrandes. Dans d’autres
versions, les règles instituées par la légende ne se limitent pas à la propriété des
sacrifices, elles précisent quelques aspects relatifs au sacrificateur, au lieu du sacrifice et
aux offrandes.
15 Au sanctuaire, les chefs de foyer sont représentés par leurs fils ou frères cadets. Selon un
tour de rôle (tawala), ces représentants contrôlent les sacrifices, égorgent les animaux
dédiés au saint, les dépouillent, dépècent les carcasses et distribuent les parts de viande
aux assistants. Les mêmes règles qui régissent la propriété des sacrifices s’appliquent à la
distribution des rôles rituels.
16 Cependant, la légende et sa charte ne sont pas appliquées à la lettre. Le Lignage n’est pas
le propriétaire exclusif des sacrifices. Du 15 juillet au 14 octobre (du 1er juillet au 30
octobre du calendrier julien), le Lignage est hors-jeu. Pendant ces quatre mois, la tribu
contrôle le sanctuaire et s’approprie les sacrifices. Une organisation complexe à l’échelle
de la tribu et de ses diverses subdivisions accompagne l’appropriation des sacrifices.
17 La notion principale dans cette organisation est celle de « tawala » (l’alternance). Elle
signifie dans ce contexte le fait que, chaque année, les trois villages de la tribu s’occupent
à tour de rôle de l’organisation du moussem. Pour s’acquitter de cette obligation, le village
qui a le « tour » (Aït tawala) a droit aux sacrifices dédiés pendant les quatre mois. Le telt
(tiers) représente la deuxième notion importante pour décrire l’organisation du groupe.
127
Chaque village est divisé en trois parties au niveau desquelles s’effectue généralement
l’appropriation des sacrifices. En effet, le mois est divisé en trois phases pendant
lesquelles chaque tiers, suivant un ordre déterminé par tirage au sort, contrôle les
sacrifices. Ce contrôle se limite à l’organisation des enchères où le droit aux sacrifices est
cédé à des particuliers.
18 Pendant la période qui revient aux tiers, l’acquéreur dispose de certains droits. Ces droits,
auxquels le groupe renonce, ne sont pas conformes aux commandements de la légende.
L’acquéreur ne se contente pas des restes des victimes que le saint a autorisés au Lignage.
A l’issue d’un marchandage avec le sacrifiant (pèlerin), il prend au moins la moitié de la
victime. La viande, les « affaires » obligent, n’est pas distribuée aux assistants, mais
vendue aux bouchers d’Imlil. De plus, l’acquéreur a droit aux oboles déposées dans la
petite caisse du sanctuaire.
19 Dans les trois villages, l’organisation tripartite n’est pas reconduite pour le mois d’août
qui est mis en entier aux enchères. C’est le village, tous tiers confondus, qui organise les
enchères. Deux raisons sont avancées : d’abord le village a besoin d’une somme
considérable pour faire face aux dépenses du moussem qui a lieu au même mois. Ensuite,
comme ce mois connaît un flux irrégulier de pèlerins, il est impossible de procéder à une
répartition qui satisfasse tous les tiers. En effet, le nombre des pèlerins augmente au fur
et à mesure qu’approche la date du moussem. Après le jour de l’immolation, le flux
commence visiblement à décroître. Grâce aux enchères, la collectivité se décharge du
contrôle des sacrifices au profit de ses membres. Elle ne contrôle que l’argent provenant
des enchères.
20 Après avoir déterminé les processus relatifs aux recettes du moussem, poursuivons ces
métamorphoses des sacrifices, en décrivant comment l’argent des enchères est dépensé.
Les principales dépenses sont destinées au financement de l’organisation du moussem.
C’est le village organisateur qui achète la victime dédiée au saint et prépare le festin aux
autorités locales. Les autres rubriques de dépenses concernent d’autres affaires
collectives (en 1988, une partie de l’argent a couvert des frais engagés dans un conflit
opposant Aremd à une tribu voisine en 1989, l’achèvement des travaux d’un petit pont
reliant un hameau d’Imlil au reste du village).
21 L’organisation du culte que nous venons de décrire et notamment les règles du partage
des sacrifices entre les héritiers du saint et la tribu sont récentes, elles datent d’une
dizaine d’années. Cette organisation était dominée par le Lignage qui avait, jusqu’à la fin
des années 60, le quasi monopole des sacrifices dédiés au saint. La tribu n’avait droit qu’à
deux semaines durant lesquelles elle contrôlait les sacrifices. Depuis, le droit aux
sacrifices a été l’objet d’une série de changements qui sont liés au conflit entre les deux
protagonistes.
Déroulement du conflit
22 Lorsqu’on demande à savoir quelle est l’origine du conflit, plusieurs informateurs
commencent par la description plus ou moins détaillée de l’ancienne organisation du
culte qui a connu des changements à partir des années 60. Le village chargé de
l’organisation du moussem avait droit aux sacrifices dédiés au sanctuaire pendant quinze
jours. Une semaine avant la date du moussem, le village en question déléguait des
personnes qui avaient pour tâche de recueillir, de garder et de vendre les sacrifices. La
128
viande des animaux immolés était mise aux enchères ou cédée directement à des prix
modiques aux membres des villages. Après le moussem, le village continuait à s’approprier
les sacrifices pendant une semaine.
23 A l’argent qui provenait de la vente des sacrifices s’ajoutaient les dons collectifs des trois
villages. Toute la tribu était concernée, le village organisateur n’était pas le seul à
supporter les dépenses du moussem. Son rôle se limitait à la collecte des sacrifices dans les
trois villages et à l’achat de la victime. C’était grâce à l’argent qui provenait de la vente de
l’orge collectée et des sacrifices des pèlerins qu’était achetée la victime. Si l’argent se
révélait insuffisant, le reliquat était supporté par les foyers du groupe organisateur. La
quote-part était déterminée en divisant le reliquat par le nombre de foyers.
24 Il semble que l’origine du conflit remonte à la fin des années 50. C’était l’année où le
village de Mzik devait organiser le moussem. Quelques représentants du village sont allés
rencontrer le moqaddem du sanctuaire et l’ont prié de « grouper les deux semaines » de
telle sorte qu’ils puissent disposer de la totalité des sacrifices avant même la date du
moussem. D’après leur requête, le groupe avait besoin d’argent avant le moussem pour
pouvoir acheter la victime. L’année suivante, Aremd a adopté la même solution que Mzik.
Les villages ont commencé à retarder la date du moussem de telle sorte qu’ils puissent
rester au sanctuaire le plus longtemps possible et ainsi s’approprier les sacrifices qui
revenaient normalement au Lignage. Les années suivantes, les villages ont prolongé la
durée de leur droit aux sacrifices en contrôlant le sanctuaire avant les délais convenus
(c’est-à-dire quinze jours avant le moussem). Ainsi la durée qui revenait à la tribu était
passée successivement de 15 à 30 puis à 45 jours.
25 Pour expliquer le conflit, certains informateurs ont mis en rapport la contestation de
l’organisation traditionnelle du moussem et certains changements locaux. Ces explications
étaient mêlées aux événements qui ont déclenché le conflit. Cependant, d’autres
informateurs se sont contentés de rappeler les événements qui ont directement précédé
le conflit. Des membres du Lignage pensent que le conflit a eu lieu parce que le village
d’Aremd a voulu contrôler le sanctuaire cinq jours avant le délai convenu. Le tour de la
tribu était déjà de 45 jours. Le Lignage s’est opposé à ce nouveau prolongement. Les deux
groupes n’ont pas pu trouver un compromis. De vives brouilles individuelles et collectives
ont eu lieu avant de se rendre à l’arbitrage des autorités locales. Des représentants de la
tribu soutiennent le contraire. Selon eux, le délai était déjà passé de deux jours quand des
membres du village sont allés contrôler les sacrifices. Mais le moqaddem s’est opposé en
demandant d’appliquer l’ancien tour de deux semaines. Le moqaddem aurait même dit :
« Vous n’avez droit ni à un mois, ni même à un jour. Vous n’aurez rien. Sidi Chamharouch
m’appartient. »
26 Il était intéressant de développer, au cours des entretiens, les motivations de la
contestation des règles traditionnelles du partage des sacrifices. Nos interlocuteurs
appartiennent aux groupes en conflit. Parmi eux certains ont participé à la provocation et
à la résolution du conflit. Selon un notable d’Aremd (conseiller communal), « au début, le
tour de la tribu était de quinze jours... Mais tout était pris en charge par le makhzen. Les
pèlerins n’étaient pas nombreux et les dépenses n’étaient pas non plus considérables.
Après l’Indépendance, le village organisateur devait préparer le « déjeuner » aux
autorités locales. Les dépenses se multipliaient, et la querelle entre la tribu et le Lignage a
eu lieu (afellas tzine) ».
129
27 La question étant encore sensible, les réticences ou les réponses laconiques et évasives
étaient fréquentes. Des gens qui nous faisaient plus confiance ont développé plusieurs
allusions. Un habitant d’Imlil estime :
« Les dépenses du moussem étaient de plus en plus considérables. Au temps de la
colonisation, le contrôleur civil, le chikh et le caïd offraient des vaches et des
moutons8. En voyant les victimes entassées, on aurait dit une tour. Il y avait
abondance. De plus, la nourriture (lmount) des autorités locales incombait au chikh
et non à la tribu. Après l’Indépendance, c’est le village organisateur qui s’est chargé
des dépenses du moussem. Nous étions dépassés par les événements, et nous ne
pouvions plus supporter l’augmentation des dépenses. Nous avons proposé que
chaque village soit chargé exclusivement de son tour. Le village est libre de faire de
son tour ce que bon lui semble, le louer, le vendre... Il est anormal que le groupe (
jma’t) continue à dépenser alors qu’il y a l’argent du saint. Et le conflit a eu lieu pour
cela (tenker fellas Ima’raka). »
28 Un membre de Mzik (ancien élu communal) explique aussi le changement des règles du
partage des sacrifices par l’accroissement des dépenses collectives :
« Autrefois les pèlerins étaient nombreux. Le Lignage avait droit seulement à la tête
et à la peau des victimes. Mais lorsque le nombre des pèlerins a augmenté, le
moqaddem a commencé à revendiquer l’exclusivité des sacrifices. Il prétendait que
le saint lui appartenait à lui seul... Avant on ne dépensait rien. Il n’y avait que la
victime à acheter. Les trois villages mettaient leurs efforts en commun et
sacrifiaient ensemble... (Il décrit ici la collecte de l’orge). Avant, le prix des victimes
variaient entre 40 et 50 dirhams. (Selon lui, une ‘abra d’orge coûtait à ce moment-là
un dirham9. Il fallait donc une cinquantaine de ‘abra, c’est-à-dire une centaine de
foyers sacrifiants, pour acheter une victime). Par contre, la victime de l’année
passée (1987) a coûté plus de 3 000 dirhams. Il y a également les dépenses du
festin... Il faut s’adapter à son temps et aux dépenses.
« Avant, le mahkzen se prenait en charge, il apportait sa nourriture. Bien entendu,
le chikh de la colonisation prélevait du beurre, du poulet ; mais le jour du moussem il
offrait un veau ou plusieurs en sacrifice. Le makhzen actuel n’apporte rien. Avant,
les pèlerins venaient uniquement de la plaine voisine. Les gens de Marrakech et de
Casablanca ne venaient guère. Maintenant c’est de l’étranger (allusion aux
émigrés), d’Oujda... Sidi Chamharouch est devenu célèbre. »
29 Le moqaddem s’est contenté de défendre la cause de son lignage pendant tout l’entretien.
Aucune explication n’est donnée, il n’a pas arrêté de critiquer les actions des
représentants de la tribu. Il affirme :
« Seule la victime du moussem appartient à la tribu, elle est commune (tga tichourka).
Le reste des victimes (sacrifiées durant toute l’année) appartient aux pauvres. On
nous a contesté ces victimes. Pendant notre tour, on partage les victimes et on
distribue la viande comme à l’accoutumée à tous les pèlerins. Pendant leur tour
(celui de la tribu), ils ne font que voler... Ils essaient de tout nous enlever. »
30 Devant l’impossibilité de résoudre le différend relatif à la durée du tour, des
représentants d’Aremd sont allés exposer le problème aux membres des deux villages
concernés. Une délégation comprenant douze représentants, à raison de quatre par
village, s’est alors formée. Elle est d’abord allée rencontrer le chikh de la tribu qui habite
le village d’Aguersiwal (à une trentaine de minutes d’Imlil). Ce dernier leur a proposé de
se réconcilier et de trouver eux-mêmes une solution. En même temps, le moqaddem s’est
dirigé vers le caïdat de Tahennaout (à une trentaine de kilomètres d’Imlil). Les membres
de la délégation ont décidé de le rejoindre, mais le chikh leur a demandé de patienter et de
se présenter chez le caïd le lendemain.
130
31 Les tentatives de trouver une solution par l’intermédiaire du chikh, c’est-à-dire sans
quitter les frontières de la tribu, ont échoué. Et la délégation était obligée de recourir aux
mécanismes « légaux de résolution du conflit ». Le caïd a également suggéré aux
représentants du groupe en conflit de retourner et de trouver un compromis. Le cercle
est de nouveau bouclé, et le recours aux mécanismes locaux de résolution du conflit s’est
imposé. Cependant, en sortant du caïdat, l’un des représentants d’Aremd a trouvé
honteux de retourner bredouille et a proposé d’aller voir le président du conseil
communal qui résidait à Marrakech. Toute la délégation est partie. Au début, le président
ne fut pas convaincu par les allégations des membres de la délégation. Selon eux, le saint
n’appartient pas au Lignage mais à la tribu. Deux arguments sont souvent cités. Tout
d’abord, on raconte que les anciens moqaddems étaient originaires d’Imlil (et plus
précisément du hameau d’Achayn). C’est l’un de ces moqaddems qui, devenu vieux, a
proposé l’un des ancêtres du Lignage pour le remplacer dans ses fonctions. Selon eux,
c’est la tribu qui délègue la fonction du moqaddem à l’un des lignages qui la composent.
32 Le second argument est plutôt d’ordre juridique. La délégation a insisté sur le fait que le
Lignage n’a pas d’arbre généalogique (chajara) qui prouverait son statut rituel. Il n’a pas
non plus de dahir10. Lors des entretiens, ces arguments sont souvent repris :
« Ce saint doit avoir un dahir qui prouve que les membres du Lignage sont ses
descendants. Il n’y a pas de dahir ! Sont-ils des marabouts ? Sont-ils des chérifs ?
S’ils peuvent le prouver, on leur abandonne tout... Le moqaddem n’a pas de chajara 11.
C’est celle-ci qui « parle » (entendre l’arbre généalogique constitue une preuve)... »
33 Le raisonnement est clair. Comme le Lignage ne dispose d’aucun texte confirmant son
statut rituel et comme il a été investi par la tribu, il appartient à celle-ci de le contester,
voire, comme l’affirment certains membres de la délégation, le destituer. Le troisième
argument est relatif aux recettes du saint. Les adversaires du Lignage trouvent anormal
qu’une seule personne s’empare des rentrées en sacrifices, évaluées par eux entre 40 000
et 60 000 dirhams.
34 Pendant environ six mois, plusieurs audiences ont eu lieu au bureau du caïd. Au début,
certains membres influents de la délégation ont été intransigeants : ils demandaient
d’écarter purement et simplement le Lignage et d’organiser le culte exclusivement et
alternativement entre les trois villages. Le groupe organisateur pourrait s’approprier les
sacrifices dédiés durant toute une année. Ce fut une proposition brutale, estime encore
l’un des membres de la délégation. Il ajoute que « pour résoudre un petit malentendu
avec un ami, il faut savoir faire des concessions. Alors par la suite, on a essayé d’être
modéré ». D’ailleurs, selon des membres de la délégation les autorités locales n’ont jamais
approuvé l’idée d’une élimination totale du Lignage.
35 La solution adoptée arrangeait plus la tribu que le Lignage. Les membres de celui-ci
trouvent encore injuste la nouvelle répartition des sacrifices. Depuis 1979, la tribu
contrôle le sanctuaire pendant huit mois. Cependant, comme disent certains
informateurs avec fierté et parfois avec cynisme, la tribu a eu droit aux mois d’été (juin/
septembre), saison où les pèlerins sont nombreux et les sacrifices, par conséquent,
abondants. En revanche, comme le sanctuaire se trouve loin des habitations (une heure
de marche à compter du village le plus proche, Aremd) et à 2 500 mètres d’altitude, les
membres du Lignage décrivent le nouveau partage autrement : « quatre mois pour la
tribu, quatre mois pour nous et quatre mois pour l’hiver ». En effet, pendant cette saison
les pèlerins sont rares.
131
Conditions structurelles
Formation des groupes en conflit
36 Dans les sections suivantes, nous tenterons d’expliquer le conflit qui a abouti à la révision
des règles du partage des sacrifices. Commençons par les conditions sous lesquelles des
groupes organisés deviennent des groupes de conflit. Nous examinerons comment les
conditions structurelles, en l’occurrence la structure des relations entre la tribu et le
lignage, favorisent le déclenchement du conflit. Cette structure sera définie en la
rapprochant des relations sociales observées entre groupes laïcs et groupes desservants
dans d’autres régions du Maroc. La comparaison se limitera aux règles du partage des
sacrifices et aux rapports sociaux qui en découlent. Nous montrerons que si des rapports
similaires existaient entre les deux groupes étudiés, le conflit serait improbable, voire,
pour les différents acteurs, impensable.
37 Exemple 1. Commençons par le culte de Lalla Aziza (Seksawa, Haut-Atlas) tel qu’il a été
décrit par Berque (1978, p. 284-293, 300, 313-314). Le sanctuaire est administré par un
groupe de familles qui ne prétend avoir aucun lien avec la sainte. D’ailleurs, la tradition
rapporte que la sainte n’a pas de descendants. Mais trois dahirs anciens (1760, 1812, 1863)
consacrent des privilèges au groupe desservant. Ils leur reconnaissent des droits d’eau,
une exemption fiscale plénière et des concessions de droit d’asile. De plus, le moqaddem du
sanctuaire a pour fonction la résolution des litiges.
38 Les revenus du sanctuaire proviennent des sacrifices collectifs (prémices agricoles et
victimes) et individuels. Ils sont perçus exclusivement par le groupe desservant. Le
contrôle de la tribu se manifeste à un autre niveau. Berque cite un exemple où la tribu a
été sollicitée pour trancher un litige entre les membres du groupe desservant. « Un
conflit éclata en 1949 et dut être réglé par l’assemblée de tous les Seksawa, constituée en
cour suprême, en tant qu’intéressés au premier chef par les questions touchant la
sainte. » L’assemblée a pris la décision suivante : « Un prélèvement initial d’un dixième
fut affecté aux veuves et filles en état de besoin, le reste faisait l’objet d’une répartition
égalitaire entre tous les foyers [du lignage desservant], sous réserve d’un préciput pour le
moqaddem. » (Berque, 1978, p. 290.)
39 Deux remarques s’imposent. C’est le groupe desservant qui se soumet à l’autorité du
groupe laïc pour résoudre ses querelles intestines12. En second lieu, la tribu conserve un
droit de regard sur les revenus de la sainte. Elle n’a aucune part dans les sacrifices, mais
c’est à son niveau que se décident leurs règles de répartition. L’autorité de la tribu
apparaît aussi en matière rituelle. Pendant la fête de juillet, les bovins offerts par des
groupes Seksawa sont égorgés par les chefs de ces groupes. Le moqaddem se contente de
réciter des invocations. Dans une autre fête, le victimaire appartient également au groupe
sacrifiant. Ainsi des sacrifices et des rôles rituels importants échappent au lignage
desservant. Toutefois, quelle que soit l’importance de la tribu dans la gestion du culte, le
lignage desservant est ancien (au moins depuis 1760), dispose d’une généalogie et de
plusieurs dahirs attestant son statut rituel. De plus, les noms de foqra ou d’ agourram
(marabout) qui les désignent localement manifestent leur sainteté.
40 Exemple 2. L’organisation du culte du saint de Tazerwalt illustre le cas où un groupe
religieux contrôle exclusivement les revenus du saint13. Concernant les sacrifices qui lui
sont dédiés, deux sources principales sont distinguées :
132
— la grande caisse du saint Sidi Hmad ou Moussa où les pèlerins déposent leurs sacrifices
en argent ;
— les recettes qui proviennent de la vente des victimes.
41 L’ensemble des sacrifices est partagé de la façon suivante : un tiers est destiné à la medersa
(école traditionnelle) de la zaouïa du saint, et le reste revient à tour de rôle à cinq
lignages dont les ancêtres sont directement rattachés au saint14. Excepté les sacrifices
destinés à l’entretien et au fonctionnement de l’école traditionnelle, seuls les chérifs ont
droit aux sacrifices dédiés à leur ancêtre. Ce droit à la caisse est ancien. Déjà en 1645, un
dahir de Ali Boudmi’a, chef politique et petit-fils du saint, réglementait le partage des
revenus de son grand-père15.
42 Exemple 3. Il s’agit de l’organisation d’un culte que nous avons observé nous-même chez
la tribu voisine des groupes étudiés. Le sanctuaire et le culte de la sainte Mit’azza sont
administrés par deux lignages de la tribu Aït Souka. Comme les desservants de Sidi
Chamharouch, ils ne se considèrent pas comme descendants de la sainte. Leur statut
rituel est justifié par le fait que la sainte était bergère chez leur ancêtre. Comme eux
également, ils sont peu nombreux : les deux lignages ne comptent pas plus de onze
familles. L’administration du culte et l’appropriation des sacrifices se font à tour de rôle
entre les deux lignages. Il y a alors deux moqaddems qui assurent alternativement le rôle
de sacrificateur et d’autres rôles rituels (cuisson du pain, première coupe des cheveux).
43 Seuls ces deux lignages ont droit aux sacrifices. A aucun moment la tribu n’intervient, ni
dans le partage des sacrifices, ni dans la gestion du culte. Seules quelques règles limitant
l’appropriation des sacrifices par les desservants sont observées. Par exemple, une partie
des sacrifices collectifs doit être distribuée, pendant le ma’rouf de la sainte, à tous les
assistants. Les desservants ont droit aux peaux et aux têtes, à l’exception des victimes
dédiées à l’occasion du même rituel par les Aït Souka et les Aït Mizane. Elles sont vendues
aux enchères contre de l’orge qui ne sera remise et ajoutée aux sacrifices collectifs que
l’année suivante.
44 En considérant les règles du partage des sacrifices, nous constatons que, dans tous les cas,
le groupe administrateur du culte ne possède pas le monopole des sacrifices. Les limites,
comme nous l’avons vu, sont variées. Une partie des sacrifices est destinée aux
nécessiteux, à l’entretien des biens collectifs ou tout simplement consommée sur place
par les assistants. Toutefois, quel que soit le degré du contrôle de l’organisation du culte
par la tribu, aucun droit aux sacrifices ne lui est reconnu.
45 Revenons aux groupes étudiés pour rappeler que la tribu, non seulement fait concurrence
au Lignage desservant pour une partie des sacrifices, mais se considère comme
propriétaire légitime du saint. Sidi Chamharouch est cité parmi les biens collectifs, avec
les parcours et les canaux d’irrigation. L’importance de la tribu dans la gestion du culte se
manifeste même dans la légende fondatrice du Lignage. D’après celle-ci, le saint demanda
à l’ancêtre du Lignage de convoquer les représentants des villages pour chercher
ensemble le signe indiquant l’endroit du sanctuaire (voir supra). A cet égard, le récit tente
de concilier deux principes d’organisation difficilement compatibles. Tout d’abord, il
associe la tribu à la découverte du sanctuaire et donc à l’action fondatrice du culte.
D’autre part, il souligne l’origine mystique et non politique de la fonction du moqaddem et
du statut du Lignage. En un mot, c’est le saint et non la tribu qui a choisi l’ancêtre du
Lignage. Par contre, les membres influents de la tribu, qui assimilent la légende en
question aux balivernes de femmes, affirment le fondement politique du statut rituel du
133
Lignage. C’est la tribu qui a proposé l’ancêtre du moqaddem actuel. Bref, le Lignage situe sa
légitimité en dehors du groupe, alors que ses adversaires le réduisent à un bedeau au
service de la tribu.
46 La tribu considère donc le saint comme un bien collectif. Sur le plan de l’organisation, elle
se charge de la préparation du moussem. Pour ce faire, elle a droit à une partie des
sacrifices. Face à la tribu, un Lignage qui n’aurait pas eu le temps d’essaimer, d’accumuler
les biens matériels et d’asseoir sa légitimité. Le Lignage n’a pas de profondeur
généalogique. L’ancêtre éponyme aurait accédé à sa fonction de moqaddem vers la moitié
du siècle dernier. La taille modeste du Lignage et surtout le nombre réduit des parts (deux
parts étaient détenues par le père du moqaddem et son frère) dans le tour d’appropriation
des sacrifices indiquent que ses fonctions rituelles ne sont pas très anciennes. Suivant la
généalogie et les règles du partage des sacrifices, on peut dire que le grand-père du
moqaddem détenait seul le droit aux sacrifices qui revient actuellement au Lignage. En
outre, les membres du Lignage ne sont désignés par aucun terme qui qualifie dans
d’autres régions les groupes religieux (agourram, foqra, chérif). Un seul membre est dit
moqaddem de Sidi Chamharouch, mais ce terme désigne toute personne proposée par le
groupe pour se charger d’une affaire collective, religieuse ou laïque16.
47 Nous concluons en disant que la contestation collective des règles du partage des
sacrifices et le conflit qui s’est ensuivi seraient improbables si la tribu n’était pas
impliquée dans l’organisation du culte et le partage des sacrifices. Nous préciserons plus
tard la place de l’histoire des relations structurelles entre la tribu et le Lignage dans
l’explication du conflit.
48 Pour qu’une contestation collective ait des chances de se produire, des conditions
structurelles internes au groupe agissant doivent être réalisées. L’étude des conditions
(ou des contraintes) de l’émergence d’actions coopératives constitue l’une des questions
fondamentales de la théorie de l’action collective. Nous traiterons dans cette section des
caractéristiques structurelles de la tribu dans leur rapport avec l’habitat, la dimension du
groupe et le coût de l’action collective.
49 L’action collective dépend de la taille du groupe. « La possibilité qu’a un groupe de se
procurer un bien collectif sans mesures coercitives ou incitations extérieures dépend
donc à un degré considérable du nombre d’individus qui composent le groupe, puisque
plus le groupe est grand, moins il est probable que la contribution de chacun y soit
sensible. » (Mancur Olson, 1978, p. 68.) Au fur et à mesure que l’effectif d’un groupe
augmente, l’incitation pour chaque membre à coopérer tendrait à diminuer. Un membre
d’un grand groupe aurait facilement recours à la défection et à la stratégie du ticket
gratuit (free rider) parce qu’il penserait que sa contribution n’aurait aucun effet sur l’issue
de l’action collective. De plus, dans de tels groupes, les défaillants récoltent les fruits de
l’action collective qui sont généralement indivisibles17.
50 En revanche, la pression sociale et les motifs sociaux ne sont opérants que dans des
groupes de faible dimension, dans des groupes suffisamment petits pour que leur
membres aient des contacts directs les uns avec les autres (Olson, 1978, p. 83-84). Dans les
petits groupes, les actions et contributions individuelles peuvent être perçues par les
autres membres du groupe, ce qui limiterait les stratégies de défection. Cependant, même
un grand groupe a des chances d’être efficace s’il est fragmenté en groupes de petite
134
dimension. Dans le cas de ces groupes fédérés, « l’action collective a [...] toutes les
chances de se produire au niveau de chaque unité, et par conséquent d’impliquer
l’ensemble du groupe latent, bien que celui-ci soit de grande dimension » (Olson M., 1978,
p. 12, 85-98).
51 Nous savons déjà que la tribu étudiée est subdivisée en plusieurs sous-groupes, au niveau
desquels sont organisées des activités socio-économiques et rituelles. La tribu est une
structure fédérative en ce sens qu’elle constitue le cadre dans lequel les trois villages
organisent leurs biens communs (les parcours, le moussem...). Lorsque l’on dit que la tribu
conclut un pacte pastoral, célèbre un rituel ou conteste les règles du partage des
sacrifices, il faut entendre plutôt une coopération entre les villages qu’une action de la
tribu en bloc.
52 Dans le conflit qui nous intéresse, la mobilisation s’est faite au niveau des villages. La
collecte des contributions individuelles s’est faite au sein de chaque village, la députation
tribale qui a conduit la contestation comprenait quatre délégués par village... Durant le
conflit, on a assisté à un va-et-vient entre l’assemblée (jma‘t) du village et celle de la tribu.
Ce double processus d’accrétion et de fragmentation favorise les entreprises collectives.
Au lieu que la tribu soit constituée par la masse confuse de deux cents chefs de foyer, elle
est subdivisée en sous-groupes qui sont les noyaux effectifs de la contestation collective.
53 A cette structure fédérative il faut ajouter deux aspects de la morphologie du groupe qui
la favorisent : la dimension et l’habitat. La dimension du village reste modeste, elle varie
entre 70 et 90 foyers. Cependant, la taille d’un groupe ne peut se mesurer seulement sur
le plan démographique ou statistique. Elle ne peut être significative que dans la mesure
où elle a des effets sur les relations sociales et leur densité. Or, cette densité semble
dépendre davantage de la forme de l’habitat d’un groupe que de sa dimension. Un habitat
dispersé constitue une contrainte majeure à l’action collective (voir Marwell G., et al.,
1988, p. 50 et s. ; R. Dahrendorf, 1972, p. 190 et s.). Les habitations des villages étudiés
sont soit groupées (Aremd) soit distribuées en petites agglomérations très proches les
unes des autres (Imlil et Mzik). Même les distances entre les villages, comme nous l’avons
déjà mentionné, sont dérisoires. La disposition des villages dans le territoire tribal leur
permet de se rencontrer presque quotidiennement au petit centre d’Imlil (il s’agit d’une
petite place, appelée tassouqt, petit souq, où s’arrêtent les touristes pour faire leurs
dernières courses avant d’entamer leurs excursions et randonnées). Grâce à l’habitat, les
relations de face à face que connaissent les villages sont aisément observables à l’échelle
même de la tribu.
54 Pour obtenir un bien collectif, les membres d’un groupe latent doivent d’abord affronter
les frais d’organisation puis le coût d’obtention du bien collectif18. Mais un groupe comme
notre tribu, qui est déjà organisée en vue d’autres objectifs, ne fera face qu’au coût
d’obtention directe du bien collectif. Rappelons que les villages qui constituent la tribu
sont des groupes organisés et donc dotés de mécanismes de décision collective. Ceux-ci
concernent des activités vitales et permanentes. Ce sont les mêmes villages qui,
séparément ou ensemble, constituent les cadres sociaux pour l’obtention et l’organisation
des biens collectifs (bétonnage des canaux d’irrigation, gestion de la mosquée,
organisation des parcours, etc.).
55 Aussi, dans de tels groupes, le coût d’organisation pour une action particulière est-il
toujours nul. Les coûts de l’action collective se réduisent aux dépenses directement
engagées pour la réalisation du bien collectif. Il faut noter que celles-ci sont souvent
dérisoires. Par exemple, les coûts de communication, des réunions des assemblées, de
135
l’information des membres des groupes sont, d’un point de vue financier, nuls. La
mobilisation ne nécessite que des dépenses en temps. Compte tenu de la proximité des
agglomérations, les frais de communication que d’autres groupes peuvent affronter
(transport, correspondances..) ne sont même pas envisageables19.
56 Concernant la contestation du droit des sacrifices, le coût était réduit aux dépenses en
temps et en argent relatives aux déplacements de la députation. En répartissant ces frais
sur les deux cents foyers, on s’aperçoit de la dérision des contributions individuelles. La
morphologie et la structure des groupes étudiés ont pour effet la diminution du coût de la
contestation collective, condition primordiale qui rendrait compte de la fréquence des
actions collectives et des conflits en milieu rural.
61 Ces changements exogènes ont affecté les relations, en créant un déséquilibre entre la
tribu, dont les dépenses n’ont cessé de croître, et le Lignage qui a, presque exclusivement,
bénéficié de l’augmentation des revenus du saint. Devant cette situation, des membres de
la tribu ont engagé plusieurs actions pour créer un nouvel équilibre. La dernière fut la
contestation faite au Lignage en 1979 qui a permis de changer les rapports de force à leur
profit en augmentant les recettes de la tribu et en diminuant celles de leur adversaire.
62 Quelle est le statut de l’environnement social et politique dans l’explication du conflit ? Il
est tentant d’approcher l’organisation du culte comme un système stable dont les
changements ne peuvent être expliqués que par des facteurs exogènes (hypothèse
défendue par R. Nisbet, voir Boudon, 1979, p. 230). De ce point de vue, l’équilibre entre la
tribu et le Lignage serait demeuré constant s’il n’avait pas été affecté par les changements
qu’ont connus l’administration locale, le prix du bétail et le flux des pèlerins. Sans vouloir
trancher d’une façon absolue sur la prééminence des facteurs exogènes ou endogènes,
nous constatons que, dans le cas étudié, l’environnement était nécessaire au
déclenchement du conflit, quoique insuffisant pour son explication21.
63 Les chefs de foyer de la tribu avaient un intérêt commun dans l’action engagée contre le
Lignage. Tous devaient contribuer à l’organisation du moussem en sacrifiant une quantité
d’orge déterminée. Durant les années 60 et particulièrement les années 70, ces sacrifices
collectifs ajoutés à ceux des pèlerins s’avéraient de plus en plus insuffisants pour
l’organisation du moussem. Le déficit était d’abord comblé par les chefs de foyer, mais
devant l’augmentation incessante des dépenses (victime et festin), ces derniers avaient
tout intérêt à puiser dans la seconde catégorie de recettes, c’est-à-dire celle provenant
des sacrifices privés.
64 La solution appropriée était d’empiéter sur le tour du Lignage en prolongeant, de facto
puis de jure, la durée du contrôle des sacrifices par la tribu. Réviser donc les règles du
partage des sacrifices était une manière pour les chefs de foyer de maintenir à un niveau
supportable leur quote-part et d’éviter le déficit supporté à chaque moussem. Les chefs de
foyer sont individuellement intéressés à changer les règles du jeu. Ils le sont d’autant plus
que les gains attendus de la contestation collective, aussi infimes soient-ils, sont
largement inférieurs au coût de la coopération.
65 L’existence d’un intérêt commun ne constitue qu’une motivation virtuelle à la
participation à une entreprise collective. Les groupes ne peuvent pas compter sur la
participation volontaire de leurs membres. Des mécanismes de coercition et des
incitations sélectives sont mis en œuvre pour provoquer une adhésion obligatoire à
l’action collective (Olson, 1978, p. 22 ; Balme, 1990, p. 277 et s.) Cependant, tous les
groupes ne recourent pas à ces solutions. « Le critère déterminant si un groupe aura la
capacité d’agir en son propre intérêt sans coercition ou incitation extérieure [...] est de
savoir si les actions d’un ou plusieurs individus sont susceptibles d’être perçues par les
autres membres du groupe. » (Olson, 1972, p. 68.) La difficulté de la perception des actions
137
72 Ce n’est pas par hasard que l’appel à la contestation ait pour origine des notables
d’Aremd, village où habitent les membres du Lignage. C’est dans ce village qu’ont eu lieu
les premières brouilles individuelles avec le moqaddem du Lignage. Des informateurs
insistent, dans leur description du conflit, sur l’inimitié qui existe entre le moqaddem et
des notables qu’ils désignent par leur nom. Quatre personnes sont souvent citées
ensemble. Ce sont principalement ces personnes qui, après le malentendu avec le
moqaddem sur la durée du contrôle des sacrifices du moussem que le village devait
organiser, ont généralisé le conflit à l’échelle de toute la tribu. Elles ont rencontré les
notables des villages voisins pour demander leur soutien et leur participation26.
73 Au cours d’une étude récente (1990) sur l’aménagement des canaux d’irrigation [voir
chapitre 11], nous avons consulté un document sous forme de liste où figurent les noms
des usagers, le nombre des parcelles – irriguées par la séguia à aménager – et les quotes-
parts respectives. Cette liste nous permet de situer, sur le plan de la propriété foncière,
les leaders d’Aremd. Nous la comparerons avec les données d’une enquête effectuée en
1982-198327.
74 Leader A (Omar) possède le plus grand nombre de parcelles (56 parcelles). Selon l’enquête
de 1982, la même personne a déclaré 50 parcelles dont la superficie a été estimée à
2,4 hectares. Les trois autres leaders (Agafay, A’rab et Lhajj) possèdent respectivement
une vingtaine de parcelles (environ 1,3 hectare). Ces chiffres, qui peuvent paraître
dérisoires, prennent beaucoup d’importance en montagne. Le nombre moyen des
parcelles (à Aremd et selon la même liste) est de 13,5 alors que la moyenne des superficies
ne dépasse pas 0,55 hectare.
75 Concernant le petit bétail, Leader B (Agafay), malgré la sécheresse qui sévissait dans le
pays au début des années 80, détenait le plus grand troupeau jamais possédé (plus de 300
têtes). Les trois autres possédaient 60 et 70 têtes. La taille moyenne pour le village ne
dépasse pas 30 têtes. Suivant les classes de taille de troupeau adoptées, les leaders
détiennent de grands troupeaux. Concernant le gros bétail, Leader A, le grand
139
propriétaire des parcelles, est le seul à posséder 5 vaches, suivi par Leader C (A‘rab) avec
4 vaches.
76 Ces indicateurs, liés aux activités économiques traditionnelles, ne visent qu’à donner une
idée de quelques ressources des organisateurs. Être grand propriétaire est un atout
nécessaire pour figurer parmi les organisateurs. Toutes les députations qui ont
accompagné les différentes actions collectives comprenaient les quatre personnes en
question. Cependant, nous n’avons pas l’intention d’inférer du statut économique des
notables leurs rôles dans la contestation collective. Car les ressources décrites ne sont pas
nécessairement mobilisables dans telle ou telle entreprise collective ; on peut facilement
identifier d’autres notables ou membres du village qui, sur le plan de la propriété,
partagent le même statut que les organisateurs, sans pour autant participer de façon
régulière et active aux actions du groupe.
77 Être organisateur suppose d’autres ressources que les ressources matérielles et des
qualités personnelles que la richesse seule ne peut conférer. Leader D (Lhaj) est conseiller
communal et de ce fait maîtrise l’environnement administratif et politique qui joue un
rôle décisif dans l’issue des conflits. Cette ressource rare lui permet d’être d’une façon
permanente parmi les organisateurs. Rencontrer les autorités locales, parler leur langage,
les convaincre..., n’est pas donné à tous les notables ni, a fortiori, à tous les membres du
groupe.
78 Le même conseiller est actif depuis une quinzaine d’années dans un conflit avec la tribu
voisine ; il faisait partie de l’assemblée de la tribu qui a conclu le pacte pastoral de 1984 ;
c’est lui qui a tenu les comptes du moussem de 1988, notamment l’achat de la victime (ce
rôle consiste à garder l’argent qui provient des sacrifices, décider des dépenses du
moussem et en rendre compte à l’assemblée du village). Les autres leaders sont également
rompus à l’action collective. Ce fut le Leader C qui s’est occupé, en 1985, de la
comptabilité du moussem. Et c’est le Leader B qui s’occupe actuellement de la collecte des
140
contributions destinées à l’aménagement hydraulique (c’est lui qui détient la liste des
usagers que nous avons consultée).
79 D’après l’enquête de 1982, 135 pommiers et 111 cerisiers venaient d’être plantés à Aremd.
L’introduction de ces arbres constituait une innovation dans une tribu où dominait le
noyer. Il est intéressant de remarquer que nos leaders faisaient partie des sept
innovateurs du village. Plus que cela, les leaders A, C et D détenaient 155 arbres nouveaux
(soit 63 %). L’esprit d’initiative des leaders de l’action collective concerne aussi les
activités économiques ; ils sont également les agents des changements économiques. Il est
inutile de multiplier ici les exemples. Disons simplement qu’il y a de fortes chances de
trouver parmi les organisateurs l’un ou l’ensemble des acteurs cités.
80 Nous comprendrons mieux pourquoi la contestation attribuée à toute la tribu a été
déclenchée par des notables d’Aremd si on l’approche comme un processus qui a
empiriquement un début et par conséquent peut être analysé en plusieurs phases. Les
contributions individuelles à une contestation ne sont pas simultanées mais séquentielles.
Nous supposons que l’explication de la contestation ne peut être donnée en bloc, que son
déclenchement ne peut être nécessairement approché comme son déroulement, ni son
issue. L’analyse de la contestation (et du conflit) en plusieurs étapes s’impose au moins
pour la raison suivante : durant ses différentes phases, une contestation n’implique pas
les mêmes acteurs, ni les mêmes interactions.
81 La première phase de la contestation ne concerne que les notables d’un seul village
(Aremd). Le moqaddem de Sidi Chamharouch fait partie des notables du groupe, et il n’est
écarté de l’action étudiée que parce qu’il fait partie du camp adverse. Il a donc participé à
toutes les actions que nous avons déjà mentionnées. Il faisait partie de la délégation
chargée de résoudre le conflit avec la tribu voisine. C’est même lui qui a gardé les
documents des conventions conclues entre les deux tribus sous l’égide des autorités
locales. C’est lui qui a accompagné le Leader D (Lhaj) pour l’achat de la victime de 1988.
Rappelons qu’il occupe une position prépondérante dans son lignage et qu’il a le droit à la
moitié des sacrifices qui reviennent à son groupe.
82 De ce fait, à mesure que le sanctuaire prenait de l’importance et gagnait en célébrité, le
moqaddem seul recevait la part du lion 28. Nous pouvons imaginer que les notables
d’Aremd, qui ont toujours eu l’occasion de contrôler les sacrifices pendant le tour du
village et qui par conséquent peuvent s’apercevoir de leur accroissement, ne restent pas
flegmatiques devant une situation où l’un d’entre eux s’enrichit à outrance. D’ailleurs, on
se souvient que la députation, dans son argumentation, a souligné le fait qu’une seule
personne s’empare des recettes du sanctuaire.
83 Le conflit décrit comme opposant la tribu au Lignage ne concernait dans sa première
phase que les « têtes d’Aremd » et la « tête du Lignage ». Les Leaders d’Aremd ont d’abord
pris contact avec les notables des villages voisins (Imlil et Mzik). Ceux-ci ont soutenu la
contestation dont l’amorce leur a échappé. Leur adhésion s’est manifestée aussitôt dans la
composition de la délégation tribale chargée de résoudre le conflit. Le contrôle des
sacrifices constitue l’enjeu immédiat qui en cache un autre, non moins présent, celui de
l’équilibre des richesses entre notables. Les motivations des Leaders ne se réduisent pas à
celles attribuées au commun des villageois. Ces Leaders cherchent certes à diminuer les
dépenses du moussem (intérêt agrégé) mais aussi la richesse de leur adversaire (intérêt
spécifique). C’est ce que nous avons tantôt qualifié d’hétérogénéité des intérêts dans une
action collective.
141
84 Nous venons d’examiner la première phase où les Leaders d’Aremd se sont attelés à la
généralisation du conflit. La seconde phase consistait dans toutes les démarches visant à
intégrer le maximum possible de chefs de foyer dans la contestation. C’est pendant cette
étape que le groupe d’intérêt est constitué. Les théories du conflit social et de l’action
collective précisent les conditions dans lesquelles « des quasi-groupes viendront à
constituer des groupes d’intérêt » (Dahrendorf, 1972, p. 186). Dans notre cas, il s’agit de
groupes organisés autour de quelques intérêts manifestes et permanents qui sont la
raison d’être même de leur groupement. Cependant, d’autres intérêts récurrents autour
desquels s’organisent des actions ponctuelles demeurent latents. Notre question doit être
formulée comme suit : dans quelles conditions des groupes réels organisés deviennent,
par rapport à des intérêts latents, des groupes d’intérêt ?
85 Devenir un groupe d’intérêt, en l’occurrence un groupe qui revendique la révision des
règles du partage des sacrifices, suppose, comme nous l’avons vu, des conditions liées à
l’environnement et aux structures sociales. Mais ce sont les organisateurs qui sont les
agents dynamiques de ce changement. C’est grâce à leur action que des intérêts latents
deviennent manifestes. Pendant cette phase, il faut considérer les contraintes éventuelles
à la constitution des groupes d’intérêt, contraintes auxquelles les organisateurs doivent
faire face pour initier et maintenir la coopération. Si la première étape est fonction des
stratégies des leaders et des relations qu’ils entretiennent, l’aboutissement de l’étape
suivante, qui connaît la participation des membres du groupe, dépend des rapports entre
ces derniers et les organisateurs.
86 Lors de la contestation des droits du Lignage, la participation des chefs de foyer n’a
connu, d’après nos informations, aucun obstacle. L’adhésion à la cause de la tribu et la
contribution au financement de la contestation se sont faites sans problème. Les
contributions des membres du groupe ou leurs défections dépendent de leurs stratégies à
l’égard du bien à produire. Dans d’autres entreprises collectives (aménagement des
équipements hydrauliques à Imlil en 1989), où les intérêts des leaders étaient opposés à
une partie du groupe, le succès de la mobilisation a reposé sur les négociations et les
compromis au sujet des règles de coopération [voir chapitre 11]. Les négociations et les
marchandages constituent également des mécanismes sociaux fondamentaux qui
contribuent à l’intégration d’intérêts et de stratégies contradictoires. Concernant le
conflit contre le Lignage, les intérêts des leaders et ceux du reste du groupe étaient
différents mais convergents quant au bien à produire (amendement des règles du partage
des sacrifices). C’est pourquoi, semble-t-il, aucune négociation quant aux règles de
coopération n’a été mentionnée.
87 Nous avons noté que tous les conflits observés impliquent dans leur dernière phase des
institutions et des acteurs étrangers au groupe. Il s’agit de l’environnement politico-
administratif du groupe dominé par l’administration locale, et notamment par les
représentants du ministère de l’Intérieur. L’environnement ne se réduit donc pas à un
ensemble de conditions ou de facteurs exogènes favorisant ou limitant une action
collective. Selon les cas, le caïd détermine l’opportunité d’une action collective. Son aval
pour le pacte pastoral, par exemple, fut nécessaire. En principe, une action peut avorter
par simple décision du caïd, seul compétent pour en définir les conditions politiques.
Comme les autorités locales ont pour principe d’action le maintien du statu quo, il est plus
probable qu’elles rejettent toute entreprise qui renferme un risque de conflit ou de
violence.
142
NOTES
1. Paru dans Hespéris-Tamuda, 1992, vol. XXX, fascicule 1, p. 111-136.
143
2. Les Aït Mizane appartiennent aux groupes berbères du Haut-Atlas. Leur territoire (altitude
entre 1 700 et 1 900 m) est situé à une soixantaine de kilomètres au sud de Marrakech et à
quelques heures du fameux sommet Toubqal. Quant au sanctuaire de Sidi Chamharouch (à 2 300
m d’altitude), il faut compter, à partir du dernier village de l’amont, Aremd, une heure de marche
pour y arriver. Sur les mêmes groupes et leurs rites voir Abdellah Hammoudi, La Victime et ses
masques, Paris, Seuil, 1988 ; Hassan Rachik, Sacré et sacrifice dans le Haut-Atlas marocain, Casablanca,
Afrique-Orient, 1990.
3. Il existe un autre sacrifice dédié à Sidi Chamharouch au mois de mai ( tighersi n mayyou,
sacrifice sanglant de mai), mais ce sacrifice, déjà moins valorisé que les deux précédents, a perdu
de son importance.
4. Une étude du culte dans son ensemble est en cours de rédaction [il s’agit de Le Sultan des autres,
rituel et politique dans le Haut-Atlas, Casablanca, Afrique-Orient, 1992].
5. Le ma’rouf est un repas commun. Nous avons consacré une étude détaillée à ce rituel (Rachik,
1990).
6. Le moqaddem, dans un contexte rituel, désigne la personne qui s’occupe de l’administration
d’un sanctuaire, d’une mosquée ou d’un rituel collectif.
7. Habous, biens affectés à un lieu rituel (mosquée, sanctuaire...).
8. Le chikh, en berbère amghar, commandait, sous l’autorité d’un caïd, les tribus Ghighaya.
9. Unité de mesure traditionnelle (environ 13 kilos).
10. Ces dahirs sont accordés par le pouvoir politique en place. Ils recommandent le respect de
leurs titulaires et leur exonération de l’impôt.
11. Les marabouts (en berbère agourram, pl. igourramen) comme les chérifs peuvent avoir un arbre
généalogique qui remonte à un saint. Mais, pour être chérif, il faut en plus que le saint soit
descendant de la fille du Prophète Mohammed.
12. La littérature anthropologique est plutôt remplie d’exemples où ce sont les groupes religieux
qui ont pour fonction la résolution des conflits entre groupes laïcs.
13. Tazerwalt est situé au sud-ouest du Maroc. Voir Paul Pascon et al., 1984.
14. Ibid., p. 193-198.
15. Voir Ahmed Arif, dans Pascon et al., 1984, p. 193-98 ; Paul Pascon et Mohamed Tozy, dans
Pascon et al., 1984, p. 217-218.
16. Les mosquées et les ma’roufs (repas communs) ont leurs moqaddem-s. La fonction dans ces cas
n’est pas héréditaire.
17. Un employé, par exemple, bénéficie de l’augmentation des salaires, qu’il ait participé à
l’action syndicale ou non (Boudon et Bourricaud, 1982, p. 8-15).
18. Concernant la distinction entre coût d’organisation et coût d’obtention du bien collectif, voir
Olson, 1978, p. 47, 69-70.
19. Le coût de communication est fonction de la morphologie du groupe. On peut supposer que le
coût d’utilisation des liens sociaux soit plus élevé pour un groupe dont l’habitat est dispersé (voir
Marwell et al. 1988, p. 507-511).
20. Le dahir du 20 mars 1956 fixant le statut du caïd stipule : « Sont abrogées toutes dispositions
prévoyant le prélèvement sur le produit des impôts des sommes destinées à être réservées aux
caïds et aux chioukh-s. » (Voir R. Leveau, 1976, p. 26.)
21. Voir à ce sujet Boudon, 1985, p. 161-164. Je saisis l’occasion pour dire que la trame explicative
de notre étude doit beaucoup à ce livre.
22. La contrainte ne peut expliquer l’émergence de la coopération, car elle suppose un minimum
d’organisation (voir Balme, 1990, p. 277-279).
23. Selon Dahrendorf, la présence d’un noyau dirigeant est une condition empirique nécessaire à
la formation de groupes d’intérêt (1972, p. 188). La notion d’entreprise politique apporte
également une réponse à la question de l’émergence de la coopération (Balme, 1990, p. 279 et s.).
D’autres auteurs affirment que l’action collective renferme le développement du « critical mass »
144
(masse critique) c’est-à-dire « un petit segment de la population qui choisit de faire de grandes
contributions à l’action collective, alors que la majorité fait peu ou rien. Ces quelques individus
sont précisément ceux qui s’écartent le plus de la moyenne » (Marwell and Texeira, 1985, p. 524
et s.).
24. « Un groupe dont les membres ont des intérêts divers et qui désirent un bien collectif
extrêmement avantageux par rapport à son coût sera mieux en mesure de se le procurer que
d’autres groupes comportant le même nombre de membres. » (Olson, 1979, p. 68.)
25. Bourricaud et Boudon parlent de l’asymétrie entre les intérêts et les ressources des
participants comme condition renforçant l’éventualité d’une action collective (op. cit., p. 12). Voir
aussi Oliver, Marwell and Texeira, 1985, p. 529-530.
26. Il faut préciser que ces quatre personnes constituent le noyau des assemblées ( jma’t) du
village, des délégations officielles. D’autres membres du village sont souvent impliqués, mais
leurs contributions sont intermittentes, et même lorsqu’ils participent, comme il nous est arrivé
de l’observer, leurs initiatives, leurs interventions, leurs temps de parole sont insignifiants.
27. Enquête réalisée par Abdellah Hammoudi et qui a touché plus de 700 foyers habitant la
commune d’Asni (tribu Ghighaya). Seuls Aremd et l’un des hameaux d’Imlil (Fimlil) figurent dans
l’échantillon des villages enquêtés.
28. Cette part est facile à calculer : excepté les deux semaines qui revenaient à la tribu, le
moqaddem avait droit aux sacrifices dédiés pendant la moitié de l’année.
RÉSUMÉS
Que deviennent les sacrifices une fois abandonnés par les pèlerins ? Qui se les approprie ? Selon
quelles règles ? Ce type de question nous éloigne du sacrifice, en tant qu’un ensemble de rites liés
au sacré, pour nous introduire dans la vie politique de la tribu, groupe sacrifiant, avec ses
tentions, ses conflits... Le sacrifice est approché comme un enjeu politique et, dans ce texte,
comme un objet de conflit entre un groupe politique et un groupe religieux. Pour expliquer ce
conflit, nous l’avons ramené aux actions des groupes en conflit et notamment leurs leaders, aux
structures de la tribu et à son environnement politique.
145
1 La tribu Aït Mizane se compose de trois villages : Aremd, Mzik et Imlil qui comprenaient
respectivement 590, 458, et 480 habitants (recensement national de 1982). Elle faisait
partie de la confédération tribale Ghighaya, nom porté par plusieurs tribus
berbérophones (langue tachelhit) qui habitent le versant nord du Haut-Atlas occidental, à
une trentaine de kilomètres au sud de Marrakech. L’économie agro-pastorale des Aït
Mizane est dominée par la culture des céréales (orge et maïs), l’arboriculture
(traditionnellement le noyer et récemment le pommier et le cerisier) et l’élevage (voir
Hammoudi, 1988 ; Miller, 1984).
2 En 1984, les trois villages en question conclurent un pacte qui préconisait la mise en
défens des parcours d’hiver. Celle-ci devait commencer au mois de juin et prendre fin au
début d’octobre. L’objectif déclaré du pacte était d’obliger tous les éleveurs à conduire les
troupeaux vers les hauts pâturages afin de conserver les parcours les plus proches des
villages pour les saisons où le froid et la neige réduisent l’espace pastoral aux environs
des habitations2. Pour assurer le respect de la mise en défens, le pacte condamnait le
contrevenant à une amende (azzayn) de 100 dirhams ( = 13 US$). En cas de refus, celui-ci
devait être convoqué au bureau du caïd (l’autorité locale) où il devait verser le double de
l’amende. L’application du pacte reposait donc sur une double contrainte ; la jma’t
(assemblée du groupe) et les autorités locales garantissaient la réussite de l’action
collective. D’ailleurs, il faut noter que le pacte n’était entré en vigueur qu’après
l’approbation des autorités locales.
3 L’assemblée de la tribu désigna un mouqabil (« celui qui s’occupe de ») chargé d’identifier
et de sanctionner les contrevenants. Celui-ci appartenait au village d’Aremd où il était
moqaddem de la mosquée, c’est-à-dire chargé de son administration. En cas d’insoumission
des contrevenants, il devait les convoquer au bureau du caïd. C’est lui qui gardait l’argent
provenant des amendes. Considéré comme bien commun, cet argent devait contribuer au
financement d’un bien collectif.
146
4 La première année (été 1984), les éleveurs respectèrent le pacte. L’année suivante, le
consensus fut rompu. Des éleveurs violèrent la mise en défens, d’autres contestèrent le
pacte lui-même. Après maintes brouilles individuelles et contestations collectives, les
représentants des villages, en présence du caïd et des contestataires, annulèrent l’accord
tribal (infasakh). Ainsi, après une réglementation éphémère, les éleveurs retrouvèrent la
liberté de mouvement de leurs troupeaux.
5 La présente étude est une tentative d’expliquer l’échec du pacte pastoral. Chez les
groupes étudiés, la mise en défens ne se réduisait pas à une action traditionnelle
reconduisant une coutume ancestrale. Elle était l’aboutissement d’une action collective
instituant une nouvelle règle juridique. Les Aït Mizane ne connaissaient pas la mise en
défens mais étaient au courant de cette pratique pastorale que les tribus voisines
appliquaient depuis des temps immémoriaux. Quelques éleveurs fréquentaient même
l’Agdal d’Oukaymden, parcours mis en défens du 15 mars au 10 août et exploité en été par
deux confédérations tribales, Ghighaya et Ourika. Sept campements appartenant aux Aït
Mizane y furent identifiés en 1983 (Giles et al., 1986, p. 291).
6 Aussi expliquer l’échec du pacte revient-il en même temps à expliquer le rejet d’une
innovation et la faillite d’une entreprise collective. Pour l’heure, nous proposons de
décrire brièvement l’organisation pastorale qui nous permettra de déterminer par la suite
les situations et les stratégies des éleveurs et des groupes.
Organisation pastorale
7 D’une manière générale, la vie du troupeau est caractérisée par un double déplacement
d’hiver et d’été (la transhumance ne concerne pas les bovins). Les mouvements les plus
147
importants, du point de vue du nombre des animaux, se font vers les alpages (figure 2).
Ceux-ci sont situés entre les villages (dont l’altitude varie entre 1 750 mètres pour Imlil et
1 900 mètres pour Aremd) et les crêtes de l’Atlas (variant entre 2 200 mètres à 3
050 mètres). La transhumance d’été commence en juin. Elle est de faible amplitude, les
parcours les plus éloignés sont à quatre heures de marche du village. La durée de la
transhumance varie selon les éleveurs, mais tous sont obligés de descendre, à cause du
froid, au mois d’octobre. Pendant l’hiver, les moutons sont conduits, à partir de
novembre, vers l’azaghar (piémont et plaine). Les déplacements se font en dehors de la
tribu et dépassent facilement 30 kilomètres. Par contre, les caprins restent dans les
maisons. Lorsque le climat devient doux, ils sont conduits aux alentours des exploitations
agricoles ou vers des pâturages proches du village (assammer, pl. issoummar : versant
ensoleillé)3.
8 Le mot ’azib est fréquemment employé pour désigner les alpages. En fait, un ’azib
comprend aussi des campements de bergers et des enclos (asgoun) de pierres sèches. La
propriété des ’azib est collective. Nous entendons par « bien commun, collectif ou public,
tout bien qui, consommé par une personne xi dans un groupe ( x1, ..., xn), ne peut
absolument pas être refusé aux autres personnes du groupe (Olson, 1978, p. 36). A
condition qu’il soit de la tribu Aït Mizane, tout éleveur a le droit de mener son troupeau
dans tous les parcours situés dans les limites du territoire tribal. Les enclos, destinés à
abriter plusieurs troupeaux, sont utilisés par les premiers bergers qui les occupent (afin
d’identifier les troupeaux, les éleveurs marquent leurs bêtes, généralement à l’oreille,
d’un signe particulier dit afray). En fait, les parcours d’été sont exploités séparément par
les trois villages. Par contre, concernant les parcours d’hiver, il arrive souvent que des
éleveurs appartenant à des villages différents exploitent les mêmes parcours. Cette
situation est due essentiellement à la réduction de l’espace pastoral pendant l’hiver.
148
Source : Hassan Rachik, Weide-Aushandlungen kollektiver Zugangsrechter, in Jörg Gertel, Ingo Breuer
(dir.), Alltagsmobilitäten Aufbruch marokkanischer Lebenswelten, Transcript Verlag Bilelefeld, 2011, p.
57.
9 Au niveau des villages, aucune organisation des parcours n’est préconisée. La montée vers
les alpages n’est précédée par aucun ban d’ouverture. Après l’échec du pacte, seul le
climat détermine le début et la fin de la transhumance. C’est au niveau des éleveurs que
l’on observe une organisation du gardiennage du troupeau dit tawala (alternance). Il s’agit
d’un contrat en vertu duquel les parties contractantes (2 à 5 éleveurs) décident de
grouper leurs animaux et s’engagent à garder alternativement le troupeau commun. En
principe, le nombre de jours de travail imparti à chaque partie est fixé au prorata des
têtes de bétail apportées. L’unité de compte étant de 5 ou de 10 têtes (on dit « un jour
pour dix têtes »). Pour 40 caprins, par exemple, un éleveur doit assurer la garde du
troupeau, suivant la règle convenue, pendant 4 ou 8 jours. Des contrats effectifs montrent
que la norme n’est pas impérative et que des arrangements ont lieu entre les parties
contractantes. Ceux-ci s’expliquent par la nature des relations liant ces parties. Par
exemple, dans le troisième cas (tableau 1), nous constatons qu’à des tailles de troupeau
manifestement inégales correspond le même nombre de jours de garde. C’est un contrat
où un gendre rend service à son beau-père.
Contrat 1 A 25 0 25 3
149
B 50 20 70 8
C 35 18 53 5
D 0 14 14 5
Contrat 2
E 0 20 20 5
F 50 0 50 2
Contrat 3
G 25 0 25 2
10 Remarquons que les contrats analysés montrent que les parties contractantes
appartiennent toujours à un même village et éventuellement à un même hameau (petite
agglomération au sein du village). Ceci s’expliquerait par le fait que l’exploitation des
parcours s’opère au niveau des villages. D’autre part, les contrats entre éleveurs
appartenant au même lignage sont fréquents. Néanmoins, le lignage ne constitue pas une
unité de production, car les contrats ne concernent pas toujours l’ensemble des éleveurs
appartenant au même lignage. En plus, plusieurs éleveurs originaires de lignages
différents concluent des contrats pastoraux (tableau 2).
Tableau 2. Origine des éleveurs liés par le contrat de gardiennage alternatif (tawala)
2 Imerda
1 Aït Hmad
B 2 Aït Azeyyame
1 Id Rami Tagadirt
1 Id M’achou Imlil
2 Aït Hmad
C
2 Aït Azeyyame
F 5 Azeddour Mzik
1 Aït Lmoudden
I — Aremd
1 Aït Lqadi
11 Le contrat de gardiennage est considéré comme une solution appropriée aux difficultés
inhérentes à la transhumance (manque de bergers, navette entre le village et les alpages,
etc.) Il permet aux éleveurs de décharger provisoirement les membres du foyer pour les
employer dans d’autres travaux. Un éleveur peut être confronté, en même temps, à trois
situations : la transhumance, la simple remue et la « stabulation »4. Même lorsqu’une
famille dispose de trois bergers, elle ne peut les mobiliser constamment. Si on ajoute à
cela les exigences liées à l’exploitation agricole (récolte de l’orge, des pommes de terre,
irrigation du maïs, gaulage des noix, etc.) qui ont lieu pendant la période de la
transhumance d’été, on comprend pourquoi les agriculteurs s’ingénient à créer ou à
adopter de nouveaux cadres sociaux de coopération. Il arrive qu’un chef de foyer recoure
simultanément au berger salarié et au contrat de gardiennage. En attendant son tour, le
berger travaille dans les champs et s’occupe des brebis et des chèvres suitées.
de parcours étendus ; nous refusons de nous cantonner dans les alpages où il n’y a que de
la pierre ; nous ne voulons pas aller en haute montagne et renoncer à nos parcours les
plus proches ». A la question de savoir pourquoi les éleveurs d’Imlil ne conduisaient pas
leurs troupeaux vers les alpages exploités par Aremd, mais communs à toute la tribu, on
invoqua la crainte d’une surcharge ou le refus des bergers.
16 Ce conflit aurait été attisé par des incidents révélés par des habitants d’Imlil et niés par
tous les informateurs d’Aremd. En 1984, le premier jour de l’ouverture des parcours mis
en défens, les habitants d’Aremd conduisirent à l’aube leur bétail dans un parcours
exploité en commun avec Imlil. Ce que le bétail épargna fut fauché par les hommes et les
femmes. L’un des éleveurs d’Imlil se demande : « A quoi sert le pacte si, de toute façon,
nos parcours d’hiver seront secs ? Autant les exploiter pendant l’été alors que les éleveurs
d’Aremd sont dans les alpages. »
17 On comprend la divergence entre les villages en la ramenant à leurs emplacements dans
le territoire tribal. Aremd se trouve en amont et de ce fait accède facilement aux parcours
situés au-delà du sanctuaire de Sidi Chamharouch. Parce qu’éloignés les uns des autres,
les parcours d’hiver et d’été ne peuvent être exploités en même temps par Aremd. En
revanche, les éleveurs d’Imlil (et de Mzik aussi) ont la possibilité d’exploiter en même
temps, durant l’été, les parcours d’été et d’hiver. En fait, il s’agit de parcours continus où
les éleveurs, à cause de l’altitude, distinguent entre la partie exploitée l’été (« le haut ») et
celle exploitée l’hiver. Aussi passent-ils la nuit dans les enclos d’été après avoir déplacé
leurs troupeaux dans la partie du parcours la plus proche du village (voir tableaux 3 et 4
où des parcours importants sont cités comme étant exploités l’hiver et l’été). Du fait donc
de la distance qui sépare ses parcours, seul Aremd avait intérêt à exploiter
successivement les alpages et les parcours d’hiver. De ce point de vue, le pacte lui
permettait de gagner des parcours d’hiver. La divergence d’intérêt que renfermait le
pacte se résumait donc dans l’extension des parcours d’hiver pour Aremd et la réduction
des parcours d’été pour Imlil et Mzik. Compte tenu de sa richesse en bétail, Aremd avait
intérêt à gagner de nouveaux parcours. Concernant le petit bétail, il dispose de 2 400
têtes, nombre que les deux autres villages réunis n’atteignent pas.
18 On comprendrait mieux l’opposition des intérêts entre les villages en montrant comment
l’initiative de décider la mise en défens fut prise par Aremd. Plusieurs informateurs
expliquent la création du pacte par un conflit qui opposait la tribu étudiée à un groupe
voisin (Anmiter de la tribu Tifnout). L’enjeu du conflit concerne l’organisation d’un
parcours de haute montagne dit Isgane n wagouns. Ce parcours est situé sur le territoire
des Aït Mizane mais exploité périodiquement par le groupe voisin. Personne des Aït
Mizane n’a contesté l’ancienneté de ce droit d’usage6. Avant chaque transhumance d’été,
des informateurs s’en souviennent encore, les représentants du groupe voisin venaient
avec leurs cadeaux à Aremd (village le plus proche du parcours en litige) afin de
renouveler l’autorisation. Autrefois, dit-on, les éleveurs n’osaient pas dépasser les délais
fixés par le saint. Pendant la colonisation, ils commencèrent à prolonger leur séjour. Ils se
servaient de l’autorité du fameux caïd Glawi, qui avait plusieurs troupeaux chez eux, pour
menacer les propriétaires du parcours.
19 Apres l’indépendance du pays, les Aït Mizane réclamèrent le retour au traditionnel séjour
de quinze jours. Des brouilles et des bagarres eurent lieu entre des bergers et des éleveurs
des groupes en conflit. En 1962, sous l’égide des deux caïds concernés, les conseillers
communaux et les notables des groupes en conflit signèrent un accord limitant le séjour
au mois de juillet. Ces efforts n’ont pas mis fin au conflit, les hostilités entre les deux
153
groupes n’ont pas cessé. En mai 1989, une nouvelle tentative eut lieu à Tahennaout. Les
caïds et les représentants des groupes en conflit révisèrent la date de l’ouverture. Comme
c’est un parcours de haute altitude, les usagers exigèrent de reculer la date de la
transhumance de quinze jours. L’été suivant, la convention fut de nouveau violée : le 9
septembre, des éleveurs étaient encore dans le parcours. Ce prolongement était justifié
par le fait qu’ils ne pouvaient pas, à cause de la neige qui obstruait les chemins, monter à
la date convenue. Le 8 septembre 1989, une autre convention intertribale retarda la
montée vers les alpages ; la transhumance aura lieu au mois d’août.
20 Considérés par les Aït Mizane comme propriété tribale, les parcours devaient être
défendus par les trois villages. En principe, toute action collective menée à l’échelle de la
tribu doit impliquer les trois groupes au niveau des délégations et du partage des
dépenses. Lors d’un conflit opposant la tribu aux desservants de Sidi Chamharouch, une
délégation tribale de douze personnes rencontra les autorités locales. Chaque village était
représenté par quatre notables. Les dépenses engagées pour la résolution du conflit
étaient supportées par les trois villages. Or, concernant le conflit intertribal, la jma’t qui
était censée représenter toute la tribu ne comprenait souvent que les représentants
d’Aremd. Mieux encore, les dépenses (démarches administratives, déplacements des
représentants, etc.) étaient supportées en grande partie par Aremd. Seuls les éleveurs de
ce village contribuaient régulièrement au prorata des têtes ovines et caprines possédées.
Pendant l’hiver 1989, l’assemblée du village fixa les contributions individuelles à
5 dirhams par tête.
21 Des notables d’Aremd reprochent aux groupes voisins de ne pas les soutenir
suffisamment dans le conflit. A leur tour, des leaders d’Imlil et de Mzik reprochent à leurs
homologues d’agir seuls et de prendre trop d’initiatives : « Ils vont chez le caïd sans nous
consulter. Un représentant d’Aremd est allé seul retirer une copie de la convention
intertribale. Celle-ci, explique un ex-conseiller communal de Mzik, appartient à toute la
tribu. Il aurait fallu au moins trois représentants (un par village). » D’autres reprochent à
Aremd d’avoir décidé seul de l’argent provenant des amendes versées par les
contrevenants au pacte. Cet argent couvrait, en effet, une partie des frais engagés dans la
résolution du conflit intertribal.
22 Les notables et les habitants d’Imlil et de Mzik sont indifférents au conflit car, disent-ils,
leurs parcours d’été sont séparés. En effet, on s’en souvient, si la propriété des parcours
d’été est déclarée tribale, l’exploitation se fait au niveau villageois. Selon des habitants
des deux villages, le parcours en litige est exploité par les éleveurs d’Aremd. Que le conflit
soit tranché au profit d’Aremd ou à son détriment, les effets sur leurs parcours seront
nuls.
23 Des notables d’Aremd proposèrent de mettre en défens les pâturages les plus proches et
ainsi inciter tous les éleveurs de la tribu à monter aux alpages afin de mieux concurrencer
leur adversaire. Il s’agit de motifs que des notables, ayant pris part à la création du pacte,
ainsi que des informateurs de différents villages, mentionnèrent explicitement. L’un des
notables emploie même le mot « cause » (sabab) pour lier le pacte au conflit : « La cause
du pacte était de pousser les éleveurs à monter massivement aux alpages afin de mettre à
l’étroit (anzaham, ansnoukmou) les Aït Tifnout. Ceux-ci amènent plus de 3 000 têtes. » Un
autre éleveur exprime la même idée : le pacte fut conclu « afin que les animaux montent
en masse et commencent d’abord par les pâturages fréquentés par les Aït Tifnout, pour
descendre ensuite progressivement vers les parcours les plus proches ».
154
24 Les gains escomptés, après la fin du conflit, n’allaient pas être les mêmes pour tous les
villages. Devait-on alors s’attendre à ce que des éleveurs participassent à une entreprise
dont les fruits allaient être recueillis par d’autres, fussent-ils de la même tribu ?
25 Les stratégies collectives liées à la morphologie et à la structure des groupes sont
suffisantes dans le cas d’Aremd où tous les éleveurs ont effectivement adopté le pacte.
Concernant Imlil et Mzik, les réactions des éleveurs étaient divergentes. Ce fait impose
d’analyser l’échec du pacte, non pas uniquement à l’échelle du groupe, mais aussi au
niveau des éleveurs.
26 Nous avons commencé par identifier les contrevenants et les contestataires. Une liste,
établie à l’aide d’informateurs, nous a permis de distinguer la contestation du pacte de sa
violation. Certains éleveurs qui ne remettaient pas en cause la mise en défens furent
responsables des contraventions de leurs bergers. Quatre éleveurs, qui étaient obligés de
payer l’amende, faisaient même partie de l’assemblée des notables qui conclurent le
pacte. Parmi ceux-ci le moqaddem (représentant des autorités locales à l’échelle de la
tribu), qui a reconnu que les bêtes échappèrent à son fils et dépassèrent les limites d’un
parcours interdit. Ce cas est difficile à distinguer des situations où, selon les éleveurs, le
transhumant « vole », c’est-à-dire conduit subrepticement son troupeau au-delà des
limites consacrées par le pacte. D’autre part, des éleveurs furent sanctionnés parce que
leurs bergers quittèrent tôt les alpages, une dizaine de jours avant le délai fixé par le
pacte, pour se rendre sur les parcours d’hiver.
27 D’autres éleveurs contestèrent le pacte parce qu’ils refusaient de transhumer. Parmi
ceux-ci, certains violèrent la mise en défens. Quatre réactions négatives à l’égard du pacte
sont distinguées : le non-respect de la durée de la transhumance, la violation des limites
des parcours interdits, la violation avec contestation, la contestation sans violation.
28 Dans le premier cas, plusieurs éleveurs trouvent le pacte rigide. La durée de la
transhumance fixée à quatre mois est incompatible avec la souplesse que requièrent les
déplacements du troupeau. Par exemple, la durée de la transhumance dépend de la
composition du troupeau. Les bergers qui ne conduisent que les caprins ont tendance à
descendre les premiers. Car, expliquent-ils, les caprins ne supportent pas le froid. Celui
qui détient des troupeaux mixtes (caprins et ovins) doit, s’il veut prolonger son séjour,
trouver un abri (grotte) où passer la nuit.
29 Dans le second cas, des éleveurs qui voulaient continuer à transhumer estiment que le
pacte réduit sensiblement leurs parcours d’été. Ces éleveurs avaient l’habitude d’exploiter
dans leur intégralité des parcours qui sont, en vertu du pacte, divisés de façon artificielle.
Du point de vue de plusieurs transhumants, les règles du pacte sont rigides sur les plans
temporel et spatial.
30 Cependant, l’opposition la plus intransigeante vient des éleveurs qui rejettent la pratique
même de la transhumance. Ce choix est fonction de la taille du troupeau. Ceux qui ont de
modestes troupeaux (moins de 20 têtes) n’ont pas intérêt à transhumer pour quelques
bêtes. Les contestataires sont de petits éleveurs. Cette hypothèse est vite écartée. Le
contrat de gardiennage, que nous venons de décrire, apporte une solution appropriée à
cette catégorie d’éleveurs. Cependant, l’éleveur se heurte à une autre difficulté. Même
dans le cadre du gardiennage alternatif, la transhumance exige un berger expérimenté.
En revanche, la conduite des animaux aux environs du village peut être confiée à un
enfant. La taille de certaines familles et les conditions rudes de la transhumance que
fuient les jeunes ruraux (attirés par les métiers du tourisme qui se développe dans la
155
région) influencent les stratégies des éleveurs. Cette contrainte concerne aussi bien les
petits que les grands éleveurs. L’un des contestataires endurcis d’Imlil (éleveur n° 5,
tableau 5) déclare avoir perdu plusieurs chèvres lors de la transhumance imposée par le
pacte. Son berger (fils marié) ne disposait pas de toutes ses capacités mentales. Un autre
contestataire de Mzik conduisait l’été son troupeau dans un parcours (berdoun) proche du
village où il a construit son ’azib (celui-ci fait partie des ’azibs intermédiaires entre le
village et les alpages). C’est son fils (12 ans) qui gardait le troupeau. Notre contestataire
était contraint de faire la navette : il allait au ’azib le soir pour aider son fils, puis
retournait le matin au village.
31 Pour plusieurs éleveurs, cette situation est d’autant plus insurmontable que le
recrutement d’un berger salarié est devenu difficile. Selon eux, ce métier tend à
disparaître à cause de la modicité du salaire. Partant des cas observés, celui-ci varie selon
l’âge entre 1 000 dirhams par an (berger de 15 ans) et 1 800 dirhams (berger de 25 ans). En
plus, le contrat est souvent conclu par le père du berger qui reçoit le pécule. Certains
bergers déclarent ne percevoir que la moitié du salaire. Le contrat comporte d’autres
obligations incombant au propriétaire, mais le salaire en argent reste son élément
principal. En plus des obligations contractuelles (lwajib) de nourrir et de vêtir (djellaba,
akhidous, chaussures, bottes et deux couvertures), le propriétaire donne un « cadeau » (
tasekfedt ou lfabour, généralement une chevrette) au berger.
32 La taille modeste de certaines familles et le manque de berger ne favorisent pas le recours
au contrat de gardiennage alternatif. Mais la taille modeste du troupeau ne constitue pas
une contrainte majeure à la transhumance. D’ailleurs, ce ne sont pas les petits éleveurs
qui contestèrent le pacte. La liste des contrevenants et des contestataires, que nous avons
établie, ne comprend que des éleveurs détenant des troupeaux moyens (de 20 à 50 têtes)
ou grands. De grands éleveurs ne transhument pas afin de conserver le fumier qui est
souvent abandonné, en partie ou en totalité, dans les enclos. Il faut noter qu’en haute
montagne cet engrais est indispensable à l’agriculture intensive. Cette question nous a
amené à examiner les gains et les pertes des éleveurs selon qu’ils transhument ou pas. Le
transhumant perd la totalité du fumier lorsque le ’azib est loin ou inaccessible aux mulets
(’azib de Zawt et Adad Izgarne). Concernant les parcours proches, l’éleveur ne peut
transporter, à dos de mulet, qu’une partie du fumier. Dans tous les cas, les transhumants
savent que sur ce point ils sont perdants. D’autre part, des éleveurs ajoutent la perte du
lait pris par le berger et les chiens. En revanche, les transhumants citent plusieurs
avantages relatifs à l’alimentation du bétail. Dans les hauts parcours, le bétail se repaît, et
son prix devient plus intéressant que celui du bétail resté au village. En outre, les chèvres
sont pleines quelques jours seulement après la montée aux alpages.
33 Après l’expérience d’une année, certains éleveurs s’aperçurent de l’exiguïté de l’espace
pastoral et de la rigidité du calendrier des mouvements pastoraux imposés par le pacte.
Mais l’opposition la plus ferme émana de ceux qui refusaient de continuer le traditionnel
déplacement vers les alpages. Ce sont les éleveurs qui, pour différents motifs, refusèrent
de transhumer qui menèrent la contestation et réclamèrent auprès des autorités locales
l’annulation du pacte7.
2 35 1
3 60 50
Imlil
4 50 20
Contestataires, refus de transhumer
5 60 20
6 50 20
7 30 20
8 60 20
10 19 20
Mzik 11 15 10
12 150 20
13 70 30 Contestataires, refus de transhumer
14 ? ?
15 ? ?
Conclusion
34 A partir des faits précédents, nous pouvons déterminer les conditions de la réussite ou de
l’échec d’une action collective. La participation volontaire à une action collective ne
dépend pas uniquement de l’existence d’intérêts communs : « Que des membres d’un
groupe aient avantage à atteindre leur objectif commun ne veut pas dire qu’ils agiront de
manière à y parvenir, en admettant même qu’ils soient raisonnables et intéressés. En
réalité, le cas des très petits groupes mis à part, à moins de mesures coercitives ou de
quelque autre disposition particulière les incitant à agir dans leur intérêt commun, des
individus raisonnables et intéressés ne s’emploient pas volontairement à défendre les
intérêts du groupe. » (Olson, 1978, p. 22.) Ainsi, les grands groupes ne peuvent pas
compter sur la participation volontaire, des mécanismes de coercition sont mis en œuvre
pour réaliser une adhésion obligatoire à l’action collective. Toutefois, un grand groupe a
plus de chance d’être efficace s’il est fragmenté en groupes de petite dimension. Dans le
cas des groupes fédérés, « l’action collective a donc toutes les chances de se produire au
niveau de chaque unité et, par conséquent, d’impliquer l’ensemble du groupe latent, bien
que celui-ci soit de grande dimension » (Boudon et Bourricaud, 1982, p. 12).
35 A ces conditions relatives à la morphologie et à la structure sociale du groupe s’ajoutent
d’autres, conjoncturelles, relatives à l’entreprise collective elle-même. Celle-ci dépend des
coûts d’obtention directe du bien collectif et plus précisément du rapport entre le coût de
la participation individuelle et le bénéfice escompté de l’action collective. A cet égard, les
obstacles s’estompent à mesure que les coûts des contributions individuelles tendent à
être nuls (Olson, 1978, p. 69-70).
157
36 Concernant l’action collective étudiée, le pacte est présenté comme profitant aux éleveurs
qui ont tous intérêt à mettre en défens les parcours d’hiver. Cependant, pour prévenir
toute stratégie de défection, le pacte prévoyait une sanction garantie par le recours
éventuel aux autorités locales. La structure fédérative facilite la prise de décision et la
mobilisation des éleveurs. Celle-ci fut d’abord organisée au niveau du village, puis au
niveau de la tribu. Enfin, notons que le coût financier de la création du pacte est presque
nul (déplacements des notables au bureau du caïd). Ceci est dû au fait que les groupes
sociaux, en milieu rural, ne connaissent pas le coût d’organisation qui précède et
accompagne la création d’un groupe. Les villages étudiés sont déjà organisés autour de
biens collectifs vitaux (canaux d’irrigation, mosquée, etc.).
37 Partant de l’analyse des conditions de l’action collective, on peut mettre en rapport
l’échec du pacte avec l’existence, au niveau des villages et des éleveurs, d’intérêts
divergents, voire contradictoires. L’explication de la contestation du pacte tient compte
de la divergence d’intérêts dégagée par l’analyse, des situations et des conditions
d’élevage des contestataires. La situation étant définie comme un système de ressources
et de contraintes qui, respectivement, favorisent et limitent l’action des éleveurs, en
l’occurrence la transhumance. Le rejet du pacte est rapproché des différentes situations
des contestataires. Cependant, de même que l’existence d’intérêts communs est
insuffisante pour expliquer la mobilisation collective, de même l’existence d’intérêts
divergents ne peut expliquer, à elle seule, la résistance à une entreprise collective.
38 La situation des éleveurs est différemment affectée par des conditions déterminées au
niveau du groupe. A Aremd, aucun éleveur n’a contesté le pacte : vu le nombre des
parcours exploités par ce village, vu le conflit qui les oppose à la tribu voisine, vu la
concurrence inter-villageoise dont les parcours d’hiver font l’objet, tous avaient intérêt à
transhumer et à respecter le pacte.
39 D’autre part, en analysant la situation des éleveurs, on peut comprendre pourquoi
certains d’entre eux ne transhument pas. Mais ce manque d’intérêt ne suffit pas à
expliquer la contestation du pacte. D’autres conditions sont invoquées.
40 La première concerne le contenu du bien contesté lui-même et ses effets sur la situation
des intéressés. La contestation a plus de chance de se produire lorsque le bien collectif
non seulement ne présente aucun avantage pour un segment du groupe, mais, en plus, va
à l’encontre de ses intérêts (il faut transhumer de telle à telle date même si vous perdez
des animaux, même si vous n’avez pas de berger, même si les parcours d’été sont étroits,
etc.). Le rejet du pacte était la seule réaction concevable, car il ne laissait aucune
alternative aux éleveurs qui ne l’adoptaient pas.
41 Mais encore faut-il avoir la capacité d’agir contre un accord collectif. Le statut des
contestataires, qui sont pour la plupart de grands éleveurs, favorisa le rejet du pacte.
Tous les grands éleveurs n’ont pas contesté le pacte ; ils ne partagent pas la même
situation. Néanmoins, être un grand éleveur est un atout dans une contestation collective.
42 Enfin, signalons brièvement l’importance de l’environnement politique qui détermina la
fin de la contestation. Dans notre cas, l’annulation du pacte pastoral échappa
complètement à la tribu. Cette décision revint en dernier ressort aux représentants des
autorités locales. D’ailleurs, dans le contexte rural auquel appartient le cas étudié, ceux-ci
ont pour principe d’écarter toute initiative qui renfermerait un risque de violence. Le caïd
ne pouvait, sans compromettre sa situation, maintenir un pacte pastoral qui risquait de
perturber le statu quo. II était donc dans son intérêt et dans celui des contestataires,
158
même si les mobiles n’étaient pas les mêmes, de mettre officiellement fin au pacte
pastoral.
NOTES
1. Paru dans Montagnes et Hauts Pays de l’Afrique : utilisation et conservation des ressources, Abdellatif
Bencherifa (éd.), publications de la Faculté des lettres et des sciences humaines, Rabat, 1993,
p. 181-197.
2. Dans plusieurs régions du Maroc, le mot agdal désigne à la fois l’acte d’interdire
provisoirement un parcours à l’élevage et le parcours interdit lui-même. Selon Laoust, le mot
agdal « désigne un « pâturage », un fond de vallon où s’étalent des « prairies » gorgées d’eau,
terrain de pacage « interdit » (qqen) à certaines époques, « ouvert » (erzem ) à certaines autres,
à la fin du printemps et en été » (Laoust, 1939, p. 245). Chez les Seksawa (Haut-Atlas), la mise en
défens est appelée agmi. Berque la rapproche de la “devese”, « lieu soustrait à la jouissance
commune » (Berque, 1978, p. 111). Hart définit l’agdal de façon succincte : « Collective pasture
with rigidly fixed opening and closing dates » (Hart. 1984, p. xv). Chez les Aït Mizane l’agdal
désigne un petit pâturage irrigué privé, alors que l’idée de mise en défens est exprimée par des
expressions telles que « fermer les parcours de montagne » (qqen adrar) ou « appliquer
l’amende » (nesker azzayn).
3. Les éleveurs expliquent ainsi la non-transhumance des caprins vers la plaine : « Si les caprins
passent l’hiver en plaine, prennent du poids, retournent en montagne et boivent de l’eau froide,
ils s’étouffent (khsint) et meurent. » « Les caprins mangent de l’herbe sèche en plaine (touga
iqqourne), juste après ils broutent l’herbe « verte » (tzegzaw), boivent de l’eau froide, tombent
malades et meurent. » Parfois, la transhumance concerne les chevreaux qui, précisent certains
éleveurs, doivent être vendus en plaine. D’autres éleveurs pensent aussi que les parcours plats (
isetwa) de la plaine ne sont pas appropriés aux caprins. Ceux-ci s’accommodent des parcours de
montagne où ils trouvent leur alimentation préférée.
4. Simple remue : le bétail est déplacé dans des parcours proches et ramené au village le soir. La
stabulation ou l’embouche ne correspondent que partiellement à ce que les éleveurs désignent
par le mot « gli » qui signifie « borner, limiter, distinguer, séparer » (Jordan, 1934). Lorsqu’on dit
« nous les séparons » (ar ten guelli), on veut dire que les petits, les femelles gestantes ou suitées
restent à la maison ou dans l’exploitation.
5. En 1936, des géographes ont identifié 4 parcours d’été appartenant à la tribu étudiée (parcours
n° 7, 8, 10 et 11). Il faut ajouter un autre parcours indiqué sans nom qui est, d’après son
emplacement, le ’azib n Tighalline (carte du massif de Toubkal, 1936, carte (feuille n 1). Travaux
exécutés par Cap. Greuling, Cap. Delay, Adjt. Sudori ; toponymie mise au point avec la
collaboration de Dresch). Miller a repéré neuf parcours dont nous n’avons pu en vérifier que six
(n 2, 5, 7, 8, 10, 11). Concernant le parcours de Tamsoult qui se trouve dans le territoire d’une
tribu voisine (Azzaden), plusieurs éleveurs affirment ne plus l’avoir fréquenté depuis une
quinzaine d’années (Miller, 1984, p. xxvii, 105-115). Nous avons allongé la liste de trois parcours
dont deux sont essentiels dédiés à la transhumance (n° 1, 4, 14). Il faut noter que le parcours
Isgane n’wagouns (n° 11) appartient à Aremd, mais il est aussi exploité par un groupe de la tribu
Aït Tifnout. Les enclos bâtis dans ce parcours appartiennent à ce dernier. Les éleveurs d’Aremd y
159
RÉSUMÉS
Dans les communautés tribales, comme celles étudiées ici, l’explication des actions collectives
réifie souvent les groupes en conflit. La tribu, par exemple, est présentée comme un acteur
irréductible, une boîte noire insondable. Nous avons essayé dans différents textes de dépasser
cette approche en analysant les actions individuelles qui composent une action collective. Dans le
texte qui suit, nous avons tenté d’expliquer l’échec d’une action collective, un pacte pastoral
tribal, en le ramenant aux stratégies des éleveurs contestataires.
160
la houe (Ouhajjou, 1982, p. 95). Un même groupe peut, selon les contextes, recourir aux
deux types de mobilisation. Par exemple, les usagers s’occupent des travaux de routine,
mais en cas d’inondations et à la suite de graves dégâts la mobilisation générale est
imposée2.
4 L’irrigation, l’entretien de la mosquée du village, la construction d’un pont, les conflits
ayant pour enjeu des biens collectifs (parcours collectifs, sanctuaire...) sont associés, chez
les groupes étudiés, à des actions collectives. Partant de la description de l’organisation
de certains aménagements hydro-agricoles que connaissent deux tribus du Haut-Atlas,
nous proposons d’entamer quelques questions relatives à l’action collective en milieu
rural.
Tiers Lignages
3 Achayn, Tagadirt
10 A Mzik, la constitution des tiers se superpose à l’organisation lignagère qui est inscrite
dans l’espace. Mzik du haut et Mzik du bas réfèrent à la place qu’occupent les lignages des
deux sous-groupes dans le village. Le troisième tiers, Arghen, constitue une
agglomération séparée avec sa propre mosquée et son propre cimetière.
Tiers Lignages
11 Pour résumer, deux principes exclusifs président à la constitution des tiers. Le premier
est fondé sur le voisinage, le second sur la division en lignages. Suivant le premier
principe, tous les tiers sont égaux compte tenu des foyers qui le composent. Mais des
foyers qui appartiennent au même lignage peuvent faire partie de tiers différents, et
inversement. Dans le second cas, les tiers n’ont pas nécessairement la même taille. Mais la
confusion entre les lignages est évitée.
12 Chaque année, les trois villages composant la tribu Aït Mizane assurent alternativement
l’organisation d’un moussem célébré au mois d’août. Le village organisateur a droit aux
sacrifices dédiés, pendant quatre mois, au saint en l’honneur duquel le moussem est
organisé. Le mois de juillet, par exemple, est divisé en trois, et les tiers du village
organisateur s’approprient, suivant un ordre déterminé par tirage au sort, les sacrifices
durant les jours qu’ils contrôlent. Depuis 1982, chaque tiers organise des enchères où le
contrôle des sacrifices est cédé à l’un de ses membres. Les recettes financent totalement
ou partiellement des actions d’intérêt commun.
13 Quelle est l’importance des tiers relativement aux parts d’eau possédées par leurs
membres ? Les droits d’eau des usagers sont compris dans un tour d’eau (tawala) de sept
jours. Un jour d’irrigation commence vers 17 heures et prend fin le lendemain à la même
heure. La répartition de l’eau est faite par lignage. Neuf lignages sont concernés, auxquels
il faut ajouter les parts de la mosquée.
14 Il faut remarquer que les foyers des lignages irriguant le même jour suivent l’ordre
topographique des parcelles. Des informateurs disent taghant s taghant (champ par
champ) lorsqu’ils parlent de ce procédé d’irrigation continu dans l’espace mais discontinu
au niveau des lignages. Dans ce système, il n’existe pas de parts d’eau définies dans le
temps dont les usagers seraient propriétaires. L’eau, même si le tour est décrit en termes
lignagers, est attribuée à des parcelles. [....] L’achat de la terre est, dans ce cas,
inséparable du droit d’eau. [....] La question serait compliquée si des chefs de foyer
disposaient des terres sans droit d’eau ou inversement.
164
15 Pour mesurer l’importance des tiers par rapport â la possession des parts d’eau, nous
avons, à l’aide d’informateurs, établi une liste qui comprend le nom des usagers, leur
lignage, leur hameau et le nombre d’assder possédé (voir tableau 2).
16 Si nous comparons les tiers simplement sous l’angle du rapport entre l’effectif des usagers
et les assders possédés, nous remarquons que le tiers Achayn-Tagadirt est le plus
défavorisé : 19 usagers se partagent 68 assder, soit une moyenne de 3,5 assder par usager.
La moyenne pour les tiers confondus étant de 5,3. Fimlil se trouve dans une position
intermédiaire, avec 69 parcelles détenues par 12 usagers soit une moyenne de 5,7. C’est le
tiers de Targa Imoula qui est le plus avantagé avec 102 parcelles pour 14 usagers, soit une
moyenne de 7,2.
Id Hmad 1 12 2 10 1 6
Aït Idar 0 0 9 26 2 13
Azeyyam 1 9 2 11 0 0
Aït Bahamd 0 0 0 0 4 36
Aït Ifraden 3 14 0 0 2 18
Isouktane 2 16 1 3 3 18
Imerda 0 0 2 3 0 0
Id Rami 0 0 1 4 1 6
Imzilen 5 18 0 0 0 0
Id Ma’chou 0 0 1 4 0 0
Etrangers 0 0 1 7 1 5
Total 12 69 19 68 14 102
17 Il faudra imaginer comment auraient été définies les contributions des usagers si
l’organisation tripartite avait été retenue. Le budget serait divisé par trois et chaque tiers
s’acquitterait de ses obligations indépendamment des autres. Les charges seraient ensuite
répercutées sur les usagers. Quelle que soit la mesure de participation, des usagers ayant
le même nombre de parcelles s’acquitteraient, du fait de leur appartenance à des tiers
différents, de quotes-parts inégales. Un usager de Fimlil remarqua que « des tiers
supporteraient les mêmes dépenses alors qu’à Fimlil plusieurs n’ont pas de parcelle ».
18 Ce calcul est aussi présent dans l’organisation du culte précitée. L’organisation tripartite
est suspendue pour le mois d’août car, selon des informateurs, ce mois ne connaît pas le
même flux de pèlerins. En d’autres termes, partager le mois créerait des inégalités
considérables entres les tiers que le tirage au sort situerait loin de la date du moussem où
le nombre des pèlerins et des touristes atteint son maximum. Même si l’ordre des tiers ne
peut être connu d’avance, la décision est prise, dans les trois villages, de ne pas diviser le
mois qui revient en entier au village, tous les tiers confondus.
165
19 Partant du fait que les bénéfices tirés d’une action collective ne sont jamais ou presque
répartis de manière égale entre les membres d’un groupe, les intéressés s’ingénient à
trouver des critères, aussi divers que les contextes en question, pour mesurer le rapport
entre les bénéfices et les contributions. Deux exemples suffisent pour compléter
l’illustration de ce principe d’organisation collective.
20 Le contrat passé entre un fqih et un groupe est indispensable pour la marche d’une
mosquée, bien collectif par excellence. Tous les foyers doivent, à tour de rôle (tawala),
assurer la nourriture quotidienne du fqih. Ce principe égalitaire s’estompe lorsqu’il s’agit
des contributions financières. La quote-part de chaque foyer est fonction de sa taille et de
sa composition. A Targa Imoula par exemple, pour chaque homme adulte et pour chaque
garçon, un chef de foyer paie respectivement 40 et 10 dirhams. Les hommes sont censés
faire la prière à la mosquée, et les garçons y apprennent le Coran. Et chose importante
parce que souvent répétée, comme raison d’être du fqih au village : « Qui nous lavera si
nous décédons ? » Les femmes ne sont pas prises en compte dans la mesure des
contributions parce qu’elles ne sont concernées ni par la mosquée, ni par les services
publics du fqih.
21 Le second exemple concerne le gardiennage à tour de rôle des troupeaux, appelé aussi
tawala. Des éleveurs, généralement au nombre de 2 à 5, se mettent d’accord pour réunir
leurs efforts et former un seul troupeau dont la garde sera assurée, à tour de rôle, par
eux- mêmes, leurs parents ou leurs bergers. Là aussi, le principe est de s’acquitter de son
obligation au prorata des têtes d’ovins ou caprins possédés : « un jour (de garde) pour dix
têtes ».
22 Revenons à l’aménagement des canaux d’irrigation et restons imprégnés de cet esprit de
calcul pour noter que le conseiller communal qui proposa l’organisation tripartie
appartient au tiers le plus avantagé du point de vue de la propriété des parcelles
(irriguées par la targa à aménager). S’agit-il d’un calcul visant à ce que son tiers dépense
moins que les autres ? Sachant que le choix de l’une ou de l’autre solution n’aura pas
d’effets remarquables sur sa quote-part, il possède six parcelles.
23 L’échec de l’organisation tripartie, dans le cas étudié, peut être approché autrement. La
solution qui consiste à déterminer d’abord la quote-part d’un sous-groupe et ensuite celle
des usagers ne pourrait réussir que si le sous-groupe est un groupe d’irrigants. Or le tiers
ne l’est pas. Chez les Aït Souka, cette organisation qui combine les contributions des sous-
groupes et des usagers avait été adoptée, il y a quatre ans, pour aménager leur targa.
24 Le tour d’eau est de sept jours. Des groupements de foyers se partagent les nuits
d’irrigation. Le budget fut d’abord divisé par sept. Tous les usagers qui irriguent la même
nuit devaient supporter la quote-part collective. Ensuite, chaque nuit d’irrigation est
divisée par trois (moutalita) ou deux (mnass). Les usagers qui figurent dans un même tiers
ou une même moitié se sont arrangés entre eux pour s’acquitter de leurs parts tout en
tenant compte de l’importance des terres possédées. Prenons, pour illustrer cette
organisation, la nuit du jeudi :
- Tiers 1 : 3 usagers (4 heures).
- Tiers 2 : 1 usager (4 heures).
- Tiers 3 : 4 usagers (4 heures).
25 Ce groupe d’irrigants, composé de huit ayants droit, doit payer X/7 = Y. Et chaque tiers
Y/3 = N. La quote-part de l’usager du deuxième tiers sera de N dirhams, puisqu’il exploite
166
la targa à lui seul pendant quatre heures. Les deux autres tiers partagent au prorata des
parcelles irriguées.
Mzik Imlil
Jours et heures
Mzik Arghen Achayn Imzilen A. Ifraden
Sa 17h – Di 14h
+ +
Di 14h – 17h
Di 17h – Lu 14h
+ +
Lu 14h – 17h
Lu 17h – Ma 14h
+ +
Ma 14h – 17h
Ma 17h – Me 14h
+ +
Me 14h – 17h
Me 17h – Je 14h
+ +
Je 14h – 17h
Je 17h – Ve 14h
+ +
Ve 14h – 19h
167
Ve 19h – Sa 6h
+ + +
Sa 6h – 17h
30 Les motifs des usagers de ce village à qui j’ai demandé d’expliquer leur « défection »
étaient exposés sans ambages : « Puisse-t-elle (la targa Aït Souka) rester sans curage...
C’est lorsqu’elle est mal entretenue qu’elle nous est utile... Nous souhaitons même qu’elle
soit en mauvais état... Si l’eau est peu abondante (par défaut d’entretien), ce sont les Aït
Souka qui perdent ; pour nous l’eau est suffisante... » Un informateur d’Imlil affirme être
le seul dans son groupe à aider les Aït Souka. Cependant, il a été aussitôt interrompu par
un membre de ce dernier village : « Tu nous aides parce que tu as peur pour la parcelle
située tout près de la targa. C’est toi qui nous demandes de ne pas travailler de son côté.
Mais (s’adressant à moi) il ne touche que la partie de la targa proche de sa parcelle. »
31 Les propriétaires des parcelles riveraines ont intérêt à ce que la targa ne conduise pas
toute l’eau à destination, à ce qu’elle laisse échapper une quantité nécessaire à l’irrigation
des noyers et des agdals (petite parcelle où pousse l’herbe destinée au pâturage).
Entretenir la targa dans ce cas, c’est agir contre son intérêt. L’infiltration, considérée par
certains comme un gaspillage d’eau, constitue un grand enjeu ; elle est une perte pour
certains mais un gain pour d’autres. Dans la partie bétonnée de la targa Aït Souka, située
dans le territoire d’Imlil, plusieurs ouvertures sont aménagées pour laisser passer l’eau
vers les noyers. Les mêmes motifs expliquent aussi pourquoi seule la partie de la targa
Tisilay située loin du terroir agricole a été bétonnée. Nous avons deux intérêts divergents
et deux actions opposées : les usagers des villages de l’aval (Mzik et Aït Souka) cherchent
à conduire le maximum d’eau vers leurs exploitations, pour cela ils entretiennent la targa.
Par contre, ceux de l’amont (Imlil) ont intérêt à ce que l’eau se “perde” (ad jelloune amane),
ce qui explique leur indifférence aux travaux d’entretien. On pourrait s’attendre, suivant
l’idée dominante de communautés rurales valorisant l’entraide et la solidarité sociale, à
une coopération entre des villages appartenant à la même tribu. Or, ce que révèlent les
situations étudiées, c’est que l’action des usagers de l’amont est plutôt fonction d’intérêts
individuels et communs que la position de leur groupe dans la structure tribale.
32 Examinons, à titre comparatif, une action collective qui a pour enjeu des parcours
collectifs. Cette action s’inscrit dans un conflit qui oppose Aremd à une tribu voisine
(Tifnout). La fusion des trois villages (Aremd, Mzik et lmlil) au niveau supérieur, celui de
la tribu, devait se produire puisque le conflit est dirigé contre une tribu étrangère. En
d’autres termes, parce qu’ils appartiennent à la même tribu Aït Mizane, Mzik et lmlil
devaient soutenir Aremd dans son action contre la tribu adverse. Or, les faits se sont
passés autrement. C’est au niveau d’Aremd que l’action collective s’est organisée, et c’est
sa jma’a qui a supporté sur le plan humain et financier les conséquences du conflit. [...]
Quant aux dépenses (démarches administratives, déplacements des représentants...), seul
Imlil soutenait Aremd, mais sa participation, affirment des informateurs du même village,
était fort insuffisante.
33 Peut-on affirmer, pour tous les contextes, qu’une fusion des groupes est
automatiquement inscrite dans la structure segmentaire, sans prendre en compte
l’appréciation par les acteurs des coûts et profits attendus d’une action collective ? Le
conflit a pour objet les azibs (pâturages d’été) que fréquente Aremd. Les éleveurs, même
ceux appartenant à ce village, déclarent que tous les parcours appartiennent à la tribu. En
pratique, chaque village a l’habitude d’exploiter des parcours déterminés. Les éleveurs
168
d’Imlil et Mzik interrogés manifestent leur indifférence quant au conflit en disant que
leurs azibs sont distincts. Autrement dit, que le conflit soit tranché au profit d’Aremd ou à
son détriment, les effets sur leurs parcours d’été seront nuls. Comment alors s’attendre à
ce que des éleveurs participent à une action dont les fruits seront récoltés par d’autres,
fussent-ils de la même tribu ?
34 Cette question peut être posée même au niveau des lignages. La nuit du 24 mars 1990, un
glissement de terrain a détruit une section de la targa (20 mètres). Le lendemain, huit
hommes et deux garçons se sont rendus sur place pour réparer les dégâts. Il ne s’agissait
pas d’un curage de routine, le travail consistait à creuser une nouvelle targa. La position
et la nature des lieux rendaient la tâche difficile. Une telle réparation nécessitait la
mobilisation d’une grande partie du village.
35 Pour comprendre la coopération en question et ses limites, nous avons identifié les
participants ainsi que leurs propriétés situées dans le terroir irrigué par le canal détruit :
1 + 5 3 35
2 + 5 3 35
3 + 7 0 0
4 + 0 3 0
5 et 6 +- 0 1 10
7 et 8 -- 0 1 10
38 Il faut noter que la jma’a peut sanctionner les usagers qui sont défaillants en dépit de
l’intérêt manifeste qu’ils ont dans la réalisation ou l’entretien d’un bien.
39 Deux sanctions peuvent être prises : le paiement d’une amende (azzayn) ou l’exclusion de
la jma’a (et non du village) (concernant la logique de l’action collective, voir Olson, 1978 ;
Boudon et Bourricaud, p. 1-15).
40 Hormis cette réserve, la prise en compte des intérêts en jeu dans une action collective
nous a permis au moins deux choses :
– définir pour chaque action entreprise le contenu social du groupe : au niveau du même
village ou de la même tribu, le groupe des irrigants réunis pour aménager leur targa ne
coïncide pas nécessairement avec celui des éleveurs engagés dans un conflit ayant pour
enjeu les parcours collectifs ;
– approcher la tribu, le village et le lignage non pas comme des groupes agissants (comme
le ferait une personne) mais comme composés d’acteurs ayant des stratégies individuelles
et communes qui ne sont pas nécessairement convergentes.
41 Avril 1990
NOTES
1. Paru dans Abhat, 1994, p. 25-40.
2. Chez les Seksawa, l’ assder est une « prise » qui rattache le canal aux quartiers du terroir
(Berque, 1978, p. 149, voir aussi, 153-155).
RÉSUMÉS
Comme pour les deux textes précédents, le présent chapitre porte sur l’action collective en
milieu rural et plus exactement sur la mobilisation collective en rapport avec l’organisation
sociale de l’irrigation. Sont décrites les règles traditionnelles organisant la mobilisation mais
aussi et surtout la négociation autour de ces règles, négociations menées par des individus, des
irrigants, dans le cadre de la jma’a du village, pour défendre ou s’opposer à telle ou telle règle. La
mobilisation décrite était en rapport avec le bétonnage des canaux d’irrigation réalisé en 1989.
Notre analyse montre que, même dans un milieu supposé traditionnel, la mobilisation est le fait
d’un groupe composé d’acteurs ayant des stratégies individuelles et collectives qui ne sont pas
nécessairement convergentes.
170
décentralisation administrative. En juillet 1954, 1 021 jma’a sont créées dans la zone
française.
7 Les communistes français ont également tenté de créer des jma’as ouvrières. Lamoureux,
qui était actif parmi les ouvriers d’un grand barrage (Bin el-Ouidane), crée ainsi une jma’a
ouvrière afin d’attirer des adhérents marocains. Une autre similaire est créée dans le
centre minier de Jerada.
8 L’histoire des réformes de la jma’a n’est pas uniforme. La jma’a était une sorte de sésame
susceptible de résoudre les problèmes de l’administration indirecte, de la participation
paysanne, de la décentralisation administrative, voire de l’organisation syndicale. Dans
tous ces cas, les institutions créées n’avaient en commun que le nom jma’a. Les réformes
s’accrochent souvent au vocabulaire ancien et visent à créer ainsi une continuité entre le
passé et le présent. Ce conservatisme du signifiant est une des caractéristiques, des
réformes en général, il consiste à conserver un nom ancien pour une institution nouvelle
ou introduire une innovation sous une dénomination ancienne. Mais ce qui caractérise en
plus la réforme de la jma’a, c’est la disjonction entre l’action réformatrice et les
institutions réformées. Peu de choses rapprochent les jma’as officielles des jma’as dites
« naturelles » ou « clandestines » (Bidwell, 1973, p. 286). Il ne s’agit guère d’une
transformation mais plutôt d’une création de nouvelles institutions auxquelles est accolé
le nom de jma’a.
9 Les membres des jma’a officielles sont nommés par l’autorité coloniale sur proposition du
chef de la région pour une période limitée. Ils sont confinés dans des fonctions
consultatives, contrairement aux membres des jma’as traditionnelles qui, ayant le statut
d’associés, sont des chefs de foyer qui possèdent en commun des biens et décident, selon
leur rang social, de la gestion de ces biens. La population représentée par une jma’a
officielle doit être assez étendue pour satisfaire à des critères bureaucratiques. En 1930,
on comptait 72 jma’as judiciaires et en 1954 environ 1000 jma’as représentatives. La
population représentée par ces institutions variait entre 5 000 et 12 000 habitants
(Bidwell, 1973, p. 90, 273, 287). La jma’a traditionnelle est généralement de taille modeste,
car elle suppose des relations quotidiennes de proximité. Elle correspond à un village ou a
un ensemble de villages. Ce n’est pas cette jma’a effective, jugée inefficace du point de vue
de la rationalité bureaucratique, qui intéressait l’administration coloniale.
10 Dans une logique de réforme, c’est moins la logique (la nature, le contenu...) de
l’institution à réformer qui importe que celle du réformateur. Ici la réforme est une
tentative de changement que pondère le recours à la tradition ; ce changement s’inscrit
effectivement dans une logique de rationalisation administrative où le respect de la
tradition ne joue qu’un rôle symbolique. La réforme est souvent fondée sur un rapport
ambigu à l’égard de la tradition et de l’innovation. La jma’a traditionnelle est négligée (on
va jusqu’à la qualifier de clandestine) et même ignorée par les réformes administratives.
La jma’a nouvelle est une institution inédite qui n’a avec l’ancienne qu’un rapport
d’homonymie.
11 La réforme de la jma’a est caractérisée par un décalage entre le changement réalisé et les
institutions visées par le changement. L’administration ne s’intéresse pas à la jma’a,
structure politique effective, mais instaure des structures nouvelles inspirées à la fois
d’une interprétation particulière de la tradition de la jma’a et des exigences des acteurs de
la réforme, en l’occurrence celles liées à la rationalité administrative.
173
II
12 Les nationalistes marocains qui écartaient, souvent, tout ce qui sentait le tribal, ont
valorisé, à leur manière, la jma’a en y percevant le symbole de la démocratie locale. Allal
al-Fassi la présente comme le porte-parole des communautés rurales vis-à-vis du
gouvernement (al-Fassi, 1952). En 1956, juste après l’indépendance du Maroc, l’Istiqlal
projetait de créer des jma’as de village élues. Parlant de la commune rurale, en 1957,
devant les fonctionnaires d’autorité, Mehdi Ben Barka commença par rappeler la
démocratie marocaine traditionnelle : le Maroc « a eu, avec la jma’a, une institution à la
fois très vivante et originale. Avant le Protectorat, la vie démocratique était pleine de
force : elle était entretenue par les (150) jma’as, centres de guerre et de paix, dans les
campagnes. » La commune rurale « pourra comprendre une jma’a élue par les douars ;
chacun de ceux-ci envoyant deux représentants dont le total formera une assemblée
dirigée par un raïs, ou cheikh, élu, assisté d’un secrétaire et d’un trésorier... » (Ben Barka,
« La commune rurale », al-Istiqlal, 2 mars 1957).
13 D’autres ont vu dans la jma’a le symbole du socialisme. Le programme du Mouvement
populaire (parti défendant les ruraux et les Berbères) de 1959 déclarait « la djemaa, cellule
vivante de la communauté locale, et l’existence des terres collectives doivent être à la
base de nos efforts pour la construction du socialisme » (cité dans Waterbury, 1975,
p. 255).
14 La jma’a traditionnelle n’est pas un groupe autonome, un groupe à part. Elle n’a pas
d’existence en dehors du groupe social auquel elle est rattachée (voir Gellner, 1969,
p. 89-90). Aussi la jma’a n’est-elle pas nécessairement égalitaire. Elle peut être associée à
une gestion plus ou moins démocratique, oligarchique, voire despotique. La jma’a n’est
que la manifestation politique de la structure du pouvoir qui prévaut dans le groupe
concerné. Il arrivait qu’un chef puissant diminue son autonomie. Toutefois, les acteurs
politiques n’en ont souligné que l’aspect démocratique, cet aspect même qui pourrait être
invoqué pour contrecarrer les notables traditionnels dont le pouvoir a été consolidé
durant le Protectorat.
III
société civile. Cela s’explique peut-être par la nature de l’action exercée par les différents
acteurs. L’action de l’administration coloniale est homogénéisante et tend à s’appliquer à
un espace juridique de plus en plus large, alors que l’action des associations est
fragmentée, car elle se situe, à dessein, au niveau des groupes sociaux de taille modeste.
Aussi la taille de la jma’a et les procédures qu’elle peut mettre en œuvre constituent
certes un handicap pour une action centralisatrice mais deviennent un atout pour des
actions centrifuges. Impliquée dans les affaires de la société civile, la jma’a change
notamment pour ce qui est de son rôle politique et de la nature de son leadership. Ces
changements ne sont pas inscrits dans une logique de réforme. Une réforme à l’échelle
nationale serait incompatible avec les interventions ponctuelles des associations.
17 Depuis 1986, plusieurs villages se sont organisés en associations afin de prendre en charge
des biens collectifs aussi divers que les installations destinées à l’électrification ou à
l’adduction d’eau, les dispensaires médicaux et les ambulances et la voirie. La première
caractéristique qu’il faut souligner, c’est que l’initiative de créer des associations de
village est, dans la plupart des cas, exogène. Ce sont des émigrants, qui n’ont pas rompu
avec leurs villages, qui ont souvent eu une part active dans la création des associations,
bien avant même le climat qu’a créé la promotion de la société civile. L’association dont il
est question ici implique donc des émigrants et des membres de la jma’a. L’interaction
entre ces deux types d’acteur explique certains changements intervenus dans la jma’a.
Rapportée dans un livre de Fatima Mernissi, l’expérience des villages de la tribu des
Ghojdama vivant dans la commune rurale d’Abadou (wilaya de Marrakech) est
significative à cet égard. L’association culturelle est créée en 1994. L’un de ses fondateurs,
Ali Amahan, originaire de la tribu, est un anthropologue qui vit à Rabat. Dans cette petite
tribu (8 834 personnes, 1 288 ménages), plus de 40 associations ont été créées entre 1994
et 1997.
18 L’association du village Aït Itkel (121 foyers) a réalisé plusieurs projets. Un équipement
hydraulique entre mars et août 1995. La coopération japonaise a financé le projet (50
000 $) et le village a fourni la main-d’œuvre. Quelques mois plus tard, un projet
d’électrification du même village est réalisé en trois mois (avril-juillet 1996). L’opération a
coûté 750 000 dirhams (environ 80 000 $). L’Association Migration Développement a
financé 60 % du projet et les villageois le reste. Tous les mois chaque foyer paie en
moyenne 25 dirhams (3 $) pour l’eau et l’électricité.
19 Ne pas dépendre continuellement du gouvernement, avoir un espace de liberté pour
gérer ses propres biens collectifs, est une dimension essentielle de la société civile. En
milieu rural, là où l’État est réputé pour son inefficacité et où les communautés sont
contraintes de ne compter que sur elles-mêmes, raisonner en termes de société civile
peut permettre à ces communautés de conserver leur autonomie dans la gestion des
biens.
20 Cependant, les associations locales ne le sont pas complètement. Nous venons de noter
que leurs fondateurs sont souvent des « émigrants » qui ont gardé des liens avec leurs
villages. De plus, les associations des villages s’organisent en réseaux associatifs qui
permettent l’échange d’expériences et l’harmonisation des actions des associations. Les
leaders de réseaux tentent de dépasser l’atomisation des associations et leur
juxtaposition. Par exemple, les associations de la tribu Ghoujdama appartiennent à
l’Association Migration Développement-Local (AMD-L), créée en 1994, qui est une
fédération de plusieurs associations. Ce réseau permet de consolider le lien entre le
niveau local et le niveau national. Toutefois, ce sont les citadins, les émigrants, qui
175
IV
25 Peut-on après cette brève analyse des différents usages et conceptions donner une
définition simple de la jma’a ? Il est clair que c’est impossible. Pour elle, comme pour la
176
NOTES
1. Paru dans Hespéris-Tamuda, 2003, p. 147-155.
RÉSUMÉS
On ne peut lire un texte sur l’organisation sociale en milieu rural sans rencontrer le mot jma‘a ou
ses équivalents en berbère. Traditionnellement, la jma‘a, est un cadre sociopolitique qui permet
aux membres d’une communauté de gérer leurs affaires collectives. Mais depuis la colonisation,
elle a changé. Plusieurs acteurs politiques (administration coloniale, partis politiques, syndicats)
s’en sont emparé pour lui imposer de nouveaux sens. Ce texte est une esquisse des adaptations de
la jma‘a à différents projets politiques : colonial, nationaliste, moderniste...
177
1 Comme le capitaliste de Mannheim qui continuait à traiter ses ouvriers suivant des
catégories patriarcales et comme ces prêtres qui continuaient à interdire le prêt à intérêt
dans un nouveau contexte fondé non sur le voisinage et les relations de face à face mais
sur des relations impersonnelles, les nomades dont il est question ici continueraient eux
aussi à valoriser et à pratiquer des normes qui paraissent inadaptées (amour du cheval,
polygamie, etc.). Mais lorsqu’il s’agit d’élevage, la tendance générale consiste dans une
adaptation perpétuelle aux nouvelles conditions en adoptant de nouvelles normes et en
abandonnant les anciennes.
2 Comment rendre compte de l’abandon des normes qui étaient essentielles au nomadisme
et de l’adoption de nouvelles normes qui permettent sa survie ? Pour répondre à cette
question, je considère deux notions, deux normes structurelles, le chart et la mniha, qui
étaient au centre de l’organisation de la mobilité nomade. Ces normes seront d’abord
analysées dans leur rapport aux structures sociales qui fondaient leur existence et aux
acteurs qui avaient un intérêt à les appliquer. Puis nous considérons des processus
sociaux qui expliquent la disparition des normes en question. Dans un contexte de
changement social, nous insisterons sur l’inadéquation des anciennes normes avec les
nouvelles motivations des nomades.
4 La notion de douar ne réfère pas seulement à une morphologie temporaire des tentes, elle
désigne aussi un groupe social qui existe indépendamment des formes que les tentes
prennent au cours de l’année. Pour un nomade, le douar est un campement circulaire de
tentes et un groupe de personnes avec qui il a l’habitude de se déplacer. Ce n’est pas un
établissement précaire, un groupement éphémère de tentes fondé sur des faits
provisoires comme l’insécurité et l’émigration pastorale. C’est un groupe de foyers qui a
l’habitude de se déplacer et de camper ensemble. C’est la communauté pastorale de base.
Il faut donc examiner non seulement la double morphologie du douar, tantôt groupé
tantôt dispersé, mais surtout les raisons qui poussent des nomades à nouer des relations
plus ou moins durables et les processus sociaux qui expliquent le maintien de ces
relations.
5 La majorité des nomades possédait en moyenne 3 à 5 chameaux utilisés comme animaux
de bât. Le gardiennage des chameaux, réputé être une tâche délicate, nécessite un gardien
professionnel. On sait que les chameaux exigent une attention constante à cause de leur
tendance à l’errance (lbel tahmel). Leur gardiennage était l’objet d’un chart (contrat non
écrit). Le gardien avait droit annuellement à une douzaine d’agnelles. Le contrat
déterminait également ce qui est communément appelé ‘awla, c’est-à-dire la quantité
d’aliments mensuelle due au gardien (farine, blé, sucre). En plus, il avait droit à une mniha
, c’est-à-dire une dizaine de brebis ou une chamelle qu’il gardait provisoirement pour les
traire à son compte. Une fois par an, il avait droit à un vêtement (une djellaba et un
burnous), des bottes en hiver et des sandales en été. Le contrat était complexe dans la
mesure où la rémunération se faisait au prorata des chameaux possédés. Par exemple,
pour un chameau le propriétaire donnait une chevrette, pour quatre une agnelle et pour
dix deux agnelles.
6 Le douar correspondait à un groupe de chefs de foyer qui avaient un intérêt commun à
réunir leurs chameaux afin de former un troupeau assez grand (une soixantaine) pour
être confié à un gardien. Le recrutement d’un gardien commun constituait la motivation
principale, immédiate et explicite du douar. Troupeau et gardien communs étaient le
fondement principal du douar dont la taille était déterminée par le nombre de foyers
capables de réunir un troupeau de chameaux suffisamment grand pour justifier le
recrutement d’un gardien. La taille moyenne du douar était de six foyers.
7 Le groupement des tentes présentait d’autres avantages. Plusieurs tâches étaient
alternativement exécutées par les membres du douar. La recherche de nouveaux parcours
était accomplie par un ou deux éclaireurs (hawwas). Il n’était pas non plus nécessaire que
les membres du douar aillent au souk (marché hebdomadaire) pour l’achat des denrées
indispensables et pour la vente du cheptel (jliba). Le douar permettait ainsi une économie
de temps, d’efforts et d’argent.
8 Le douar correspondait rarement à un lignage. Ce n’était pas un groupe d’appartenance,
mais un cadre de coopération, un groupe constitué en vue d’une action collective
déterminée. Des nomades issus de lignages différents formaient souvent un douar. Il faut
également noter que contrairement aux groupes d’appartenance (lignage, fraction, tribu),
le douar n’avait pas de nom collectif. Il est un groupe sans emblème, sans identité
collective, ce qui souligne davantage son caractère d’association économique volontaire.
9 En établissant la liste des gens qui avaient l’habitude de camper ensemble, mes
interlocuteurs ne citaient, pour certains douars, que le nom d’une seule personne. Il
s’agissait de grands nomades, dits localement kbir (pl. kbar). Les grands ont tout intérêt,
179
vu le nombre de leurs chameaux (plus de 50) et la taille de leurs troupeaux (plus de 500
têtes), à ne pas s’associer à d’autres nomades mais à constituer leurs propres douars.
10 Deux types de douar sont donc à distinguer : le douar du grand et celui composé de petits
et moyens éleveurs. Au niveau terminologique, le mot douar s’applique aux deux types de
communauté. Le vocabulaire est par contre précis lorsqu’il s’agit de nommer leurs
gardiens respectifs. Les nomades distinguent entre boumhawech et moul lbel. Le gardien est
dit moul lbel, c’est-à-dire le « maître des chameaux » lorsqu’il garde le troupeau du grand.
Par contre, lorsqu’il « ramasse » les chameaux appartenant à plusieurs nomades, il est
appelé boumhawech (le ramasseur).
11 Le grand employait des bergers et un gardien de chameaux. Il admettait dans son douar
des indigents qui n’avaient pas de chameaux et qui comptaient ainsi sur lui pour se
déplacer. Le douar du grand pouvait atteindre, et des fois dépasser, une dizaine de foyers.
Les liens entre les grands et les indigents sont définis en termes de charité. Ceux-ci
pouvaient se déplacer grâce aux grands qui leur prêtaient des chameaux et leur
donnaient le nécessaire pour survivre. Voici comment un grand décrit ces liens :
12 « Celui qui ne possédait pas de quoi se déplacer, on l’aidait à le faire [en lui donnant des
chameaux]. Celui qui n’avait pas de bétail, on lui donnait quelques brebis laitières [mniha].
Celui qui n’avait pas de laine, on lui donnait de quoi confectionner sa tente. »
13 Le douar est principalement une association pastorale entre plusieurs nomades, le
gardiennage collectif étant généralement son pivot principal. Cependant, chaque fois que
la coopération est superflue, voire désavantageuse, le douar correspond au foyer d’un
grand autour duquel vivotent les familles des bergers, du gardien et des indigents. Le
douar réfère à la fois à la coopération pastorale, à l’autonomie des grands et à la
dépendance des infortunés. Il peut être approché comme une forme culturelle et
l’associer à des notions référant à la charité (mniha) et au droit (chart, contrat).
Cependant, ces notions ne sont pas homogènes. J’ai évité ce postulat, souvent implicite,
qu’un groupe tribal, parce que de dimension restreinte, ne peut être que socialement et
culturellement homogène. Les fondements culturels du douar ne sont pas seulement
hétérogènes mais également exclusifs. Nous avons distingué deux types de douar : l’un
fondé sur des notions d’égalité et de contrat, l’autre sur des notions de dépendance et de
charité. Le choix du douar dépend de la richesse du nomade, du nombre de moutons et de
chameaux dont il dispose : un grand n’a pas intérêt à s’associer à d’autres nomades et
fonder son douar sur le contrat ; un propriétaire moyen ne peut à lui seul recruter le
gardien des chameaux et former son propre douar, ni intégrer des indigents au nom de la
charité ; un indigent est contraint d'intégrer le douar du grand. A ce niveau, les
contraintes et les ressources liées à la richesse du nomade doivent être prises en
considération pour comprendre pourquoi certains nomades – petits et propriétaires
moyens – réfèrent au contrat, à l’égalité, à l’entraide, au sevrage mutuel, au gardiennage
des moutons à tour de rôle, etc. et d’autres, les grands et leurs clients, à la charité, à
l’aide, à l’inégalité.
Disparition du chart
14 La réduction de l’aire de nomadisation et la dégradation des parcours, que la sécheresse
des années 70 n’a fait qu’aggraver, désavantagent le déplacement en groupe. Cadre social
de mobilité et de coopération pastorale, le douar est devenu un souvenir de plus en plus
180
Disparition de la mniha
17 La majorité des grands n’a pas attendu la sécheresse pour rompre avec la pratique
ancestrale qui consiste à rechercher des parcours plantureux dans l’attente d’années
pluvieuses favorables à la reconstitution du troupeau. Leur réaction est inédite et touche
au fondement même du nomadisme traditionnel. La lente mobilité spatiale, associée au
chameau, est devenue inadéquate puis immédiatement désuète, dans un contexte qui
offre un moyen rapide de déplacement. Grâce au camion, les grands comptaient tirer le
maximum des parcours dégradés, en se déplaçant rapidement entre des parcours
éloignés.
18 Mais le camion n’est pas un simple substitut commode et rapide du chameau. Il n’est pas
seulement un moyen de transport. Comme le chameau, il est au centre d’un réseau de
relations sociales. Pour mieux gérer son troupeau et exploiter au maximum les
potentialités de son environnement, le nomade a tout intérêt à adapter son réseau social
aux nouvelles conditions de l’élevage. Le transport motorisé favorise de nouvelles formes
de coopération.
19 Le camion permet surtout de nouer de nouvelles relations sociales durables. Certains
grands forment des groupements pastoraux comprenant une dizaine de nomades. Comme
les déplacements sont de moins en moins fréquents, c’est moins la mobilité de la tente et
du troupeau que le transport quotidien de l’eau qui rend nécessaire le campement près
d’un propriétaire de camion.
20 Cette nouvelle unité pastorale rappelle l’ancien douar du grand. Le propriétaire du
camion occupe une position centrale, tous les membres du campement en dépendent.
Mais le statut de ces derniers et la nature des relations qui les lient au grand ont changé.
Il ne s’agit plus de pauvres nomades, et les relations sociales sont fondées moins sur la
charité que sur le service rémunéré. Les compagnons du grand sont tous des propriétaires
181
moyens (plus de 100 moutons). Prenant en compte ces nouvelles conditions de l’élevage, il
faut rappeler que l’accompagnement d’un grand est plus dicté par le besoin régulier du
transport de l’eau que par le déplacement de la tente et du troupeau qui devient de moins
en moins fréquent. C’est moins le transport de la tente que l’approvisionnement en eau
qui constitue la raison principale du nouveau campement. En été, le transport de l’eau
doit s’effectuer quotidiennement. Rien n’est plus gratuit. Pour un déplacement d’une
cinquantaine de kilomètres, il faut prévoir 350 à 400 dirhams (35 à 40 $). Au douar fondé
sur la charité se sont substituées des unités pastorales fondées sur la rétribution des
services.
21 Un grand pouvait se permettre, au nom de la charité, de prendre en charge quelques
indigents. Mais dès qu’il achète le camion, il se débarrasse des indigents qu’il ne peut plus
transporter. Il a le choix entre se déplacer seul ou former une unité pastorale, sur de
nouvelles bases, avec d’autres nomades ayant besoin de ses services (transport d’eau
principalement). Quand le grand possédait une cinquantaine de chameaux, il pouvait
adopter des clients à qui il prêtait au besoin deux ou trois chameaux. Le maintien de ce
type de relation n’est ni possible, ni rentable après l’adoption du transport motorisé.
Contrairement au chameau, le camion coûte cher au grand.
22 Les notions liées à la charité (mniha, sadaqa) disparaissent au profit de notions qui
impliquent la réciprocité et la rémunération (mouqabil, lakhlas). Ce n’était pas seulement
le sens que les grands accordaient à la charité (leurs attitudes ou dispositions) qui les
poussait à accepter des indigents dans leurs campements, c’était également le fait d’avoir
un excédent de chameaux et que ceux-ci étaient encore le seul moyen de déplacement des
tentes. La notion de charité peut guider l’action altruiste (ou justifier des relations de
dépendance) tant que se maintiennent les conditions sociologiques qui rendent possible
une action charitable. Un grand qui achète un camion ne devient pas, en tant que tel,
mauvais et moins charitable. Seulement, la notion ancienne de charité ne peut plus
« donner forme à son action » sans endommager sa richesse.
23 Contrairement au chart qui dépendait d’une collectivité, la mniha était le fait d’un seul
individu. Une norme ne disparaît pas suite à la disparition de l’acteur et des structures
qui la prennent en charge, elle peut également disparaître si l’acteur (ici le grand, mais
aussi le berger) n’a plus intérêt, vu les nouvelles conditions de l’élevage, à la perpétuer.
24 Ce sont les informations sur les contraintes et les ressources, les motivations et les
objectifs des nomades qui nous ont permis de comprendre comment des normes ont été
abandonnées et d’autres adoptées. Nous avons essayé de comprendre l’abandon de la
charité au profit de la rémunération en réunissant des informations à la fois sur l’ancien
douar du grand et sur sa nouvelle unité pastorale. On ne peut se contenter de dire que les
notions de charité et de réciprocité ont successivement guidé l’action des nomades. Il faut
préciser de quels nomades il s’agit, préciser leurs positions sociales et tenir compte de la
dimension sociologique de ces notions, c’est-à-dire restituer la situation sociale et les
relations sociales qu’elles impliquent. La mniha est liée au douar, au chameau et aux
relations de dépendance entre grands et indigents. La notion de réciprocité est liée aux
nouveaux groupements pastoraux et aux contraintes du transport motorisé.
25 Il faut enfin noter que la défection du grand ainsi que la rupture du contrat pastoral
collectif ont été aussi favorisées par le caractère lâche des structures sociales pastorales.
La liberté de quitter et d’abandonner le douar, un groupe social qui n’a même pas de nom,
est très grande. Aucune contrainte (sociale, morale) ne vient limiter les stratégies de
retrait et de défection des nomades.
182
NOTES
1. Paru dans Mutations sociales et réorganisation des espaces steppiques, Mohamed Mahdi (éd.),
Casablanca, Annajah al Jadida, 2004, p. 57-65.
RÉSUMÉS
La liste des institutions traditionnelles disparues est longue. Chez les nomades elle le semble
encore plus. L’enjeu est d’abord théorique : comment rendre compte de la disparition d’une
norme ? Nous avons essayé de répondre à cette question en analysant la disparition de normes
traditionnelles essentielles au nomadisme en montrant l’inadéquation entre ces normes (chart et
mniha) et les nouvelles motivations des nomades engagés dans des structures et de nouveaux
processus sociaux.
183
1 De riches nomades me révélaient qu’ils ne savaient pas compter l’argent qu’ils confiaient
aux commerçants de l’oasis de Figuig venus s’installer à Tendrara. Cette pratique était la
règle, au moins, jusqu’aux années 50. L’argent ne circulait pas dans les steppes, il n’était
pas nécessaire pour une économie pastorale reposant presque totalement sur les
ressources naturelles. Depuis les années 70, le rapport à l’argent a considérablement
changé. Nous allons brièvement examiner ces changements et leurs effets sur les
relations sociales. Les processus sociaux dont il est ici question ont été décrits sous un
autre angle dans un live consacré aux changements sociaux chez les Beni Guil, Maroc
oriental (Rachik, 2000). Les données réunies entre 1989 et 1991 ont été actualisées par une
courte visite en 2002 et une série d’entretiens conduits en 2006, sous notre direction, par
Mohamed Kadiri et Saïd Sbaï, à Tendrara et dans ses environs.
2 Les nomades avaient deux modes principaux pour se procurer l’argent. De nombreuses
razzias ont été rapportées par les autorités militaires françaises. En mai 1896, sept
cavaliers Beni Guil attaquèrent, loin de leur territoire, une caravane d’une tribu
algérienne composée de trois cavaliers et huit fantassins. Ils s’emparèrent de l’argent
provenant de la vente des moutons et 44 chameaux chargés de grains, d’épices et d’étoffes
2
. Par ailleurs, plusieurs faits indiquent l’importance du commerce caravanier chez les
Beni Guil. Leurs caravanes faisaient le lien entre Figuig, le Tafilalet et le Touat
(actuellement en Algérie). Les marchandises étaient variées : soie, lin, burnous,
couvertures en laine, etc. Des contrats conclus avec des commerçants de Figuig montrent
aussi que des nomades Beni Guil participaient au commerce caravanier. En 1903, une
caravane des Beni Guil, qui retournait dans le pays avec 250 chameaux chargés d’orge
achetée au marché de Maghnia en Algérie, fut razziée près d’Oujda3. Les troupes militaires
mobiles françaises contrôlaient le commerce caravanier. Au cours de la reconnaissance
venue de Berguent [décembre 1904], deux petites caravanes, l’une de 11 chameaux,
l’autre de 13 chameaux, ont été reconnues appartenir, l’une à des Oulad Hajji (Beni Guil)
revenant de la Gara de Debdou et portant des grains [...] sur le point de fuir dans l’ouest,
l’autre des Oulad Mbarek venant de Figuig et rapportant un approvisionnement de dattes
à leurs fractions qui s’étaient enfuies au mois de novembre du côté de Debdou pour se
184
5 Jusqu’aux années 70, on peut dire que l’argent qui provenait de la vente du bétail servait à
la satisfaction des besoins domestiques (nourriture essentiellement, ustensiles,
vêtements...). L’idée d’investir de l’argent dans le cheptel était, vu les conditions de
l’économie nomade, impensable. Tant que l’argent était en marge de la production
pastorale, son usage n’avait pas d’effets sur les structures sociales. Ceci nous amène à
examiner comment l’argent est devenu central dans le processus productif – et pas
185
de douar réfère donc à des structures sociales opposées, l’une fondée sur la coopération
pastorale, l’autre sur l’autonomie du grand et la dépendance des infortunés. Mais le point
commun, du point de vue de notre problématique, est que toutes ces relations sociales,
qu’elles soient basées sur le contrat ou sur la charité, sur l’échange de services ou sur la
rémunération, ignoraient l’argent.
11 Actuellement, de grands nomades (labkâre) forment, autour du camion, des unités
pastorales avec d’autres chefs de foyer. Compte tenu des déplacements devenus de moins
en moins fréquents, c’est moins la mobilité de la tente et du troupeau que le transport
quotidien de l’eau qui rend nécessaires les services d’un propriétaire de camion. Le
propriétaire du camion occupe une position centrale, tous les membres du campement en
dépendent. Mais le statut de ces derniers et la nature des relations qui les lient au grand
ont changé. Il ne s’agit plus de pauvres nomades, et les relations sociales sont fondées
moins sur la charité que sur le service rémunéré. Les compagnons du grand sont tous des
propriétaires moyens (120 à 300 ovins et caprins). Rien n’est plus gratuit. Voici les prix
approximatifs pratiqués au début des années 90 : 350 à 400 dirhams (40 à 45 dollars) pour
un déplacement d’une cinquantaine de kilomètres. En outre, il faut compter plusieurs
« voyages » (transport de la tente, du troupeau – une cinquantaine de têtes par
« voyage »). Les nomades modestes, qui se déplacent individuellement, se contentent de
transporter par camion la tente et les accessoires. Le troupeau est confié au berger qui le
conduit, souvent pendant quelques jours, au parcours choisi. Le coût de la mobilité ne
cesse d’augmenter, ce qui explique aussi la diminution de la fréquence des déplacements.
Quand le grand possédait une cinquantaine de chameaux, il pouvait se permettre, en se
référant à la charité, d’avoir des clients à qui prêter au besoin deux ou trois chameaux. Le
maintien de ce type de relations, caractéristique de l’ancien douar, n’est ni possible ni
rentable après l’adoption du transport motorisé. Contrairement au chameau, le camion
coûte cher au grand.
12 Cependant, c’est le transport d’eau, presque quotidien, qui constitue la fonction pastorale
principale du camion. Au début des années 90, pour une distance d’une quarantaine de
kilomètres, le transport d’une citerne d’eau coûtait 150 à 200 dirhams (18 à 23 dollars). En
hiver, pour un troupeau d’une centaine de brebis une citerne suffit pendant trois ou
quatre jours. En été par contre, le transport de l'eau doit s’effectuer quotidiennement.
13 Il faut savoir qu’une seule génération de nomades a vécu toutes ces mutations sociales. Ils
doivent payer de plus en plus pour des choses qui étaient naguère « gratuites », c’est-à-
dire qui n’exigeaient d’eux que leurs efforts et ceux de leurs animaux. Il faut cependant
noter que sur le plan sociologique, l’argent circule aussi entre les parents et les proches ;
il n’est plus limité au marché. Le grand nomade ne peut plus faire la charité, il est
contraint, dans les meilleurs des cas, à se faire rembourser. On parle de contrepartie (
mouqabil) et de paiement (khlas). Mais il ne peut pas non plus agir comme s’il était dans un
marché. Ce sont souvent des parents et des voisins auxquels il a affaire. Ainsi le prix fixe
est (encore) exclu. Parfois, le grand ne demande que le prix du fioul (ikhelleç lmazoute).
Même si l’argent intervient dans les relations sociales, celles-ci sont encore personnelles
et non pas, ou pas encore, anonymes. Les compagnons du grand (rfaga) doivent payer et
trouvent cela moralement juste car le propriétaire du camion engage des dépenses. Même
en recevant de l’argent, le grand continue à faire du bien.
3
188
14 Passons à un autre type de relations sociales plus formalisées que les précédentes. Le
contrat – non écrit – passé avec le berger (sareh) demeure à l’image de l’économie
pastorale traditionnelle. Jusqu’à présent, il ne stipulait aucune rémunération en argent.
Selon le contrat (chart), le berger a droit annuellement à un nombre d’agneaux (à peine
sevrés) déterminé à l'avance. En 1990, le nombre variait entre 12 et 16 agneaux. Une fois
par an, il a droit à des vêtements (keswa : djellaba et burnous..., des bottes en hiver et des
sandales en été). Comme les bergers sont en règle générale mariés et vivent séparément
dans leurs petites tentes, le contrat prévoit également ce qui est communément appelé
‘awla ou la‘wine, c’est-à-dire la quantité de nourriture mensuelle due au berger. Celle-ci
consiste généralement en farine, sucre et thé. De plus, il peut avoir droit à une quantité
de laine (jejja) pour remplacer les parties usées (flij) de sa tente, à une mniha, c’est-à-dire
une dizaine de brebis qu’il trait pour sa propre consommation. Lorsque le berger est
célibataire, ce qui était fort rare, il est nourri par son employeur. Un berger marié est
préféré au célibataire. L’idéal pour les propriétaires étant un pater familias (Berque, 1936,
p. 33). La présence d’un célibataire, dit-on, est suspecte, car le risque qu’il approche les
femmes et les filles du propriétaire est plus grand. Le fait que le berger possède son
propre troupeau est également considéré comme un avantage pour l’employeur, car il
sera motivé pour chercher la nourriture de l’ensemble du troupeau.
2 à 5 pains de sucre (4 à 10
Sucre 10/12 kg
kg)
15 La condition du berger était fort insupportable, du point de vue des intéressés eux-mêmes
ainsi que de leurs employeurs (sareh bekri yetmermed...). Citons un seul exemple : les
nomades ne connaissaient pas l’enclos (zriba), aussi le berger était-il obligé de dormir au
milieu du troupeau. Il devait ainsi endurer le froid et la pluie. La nuit, il attachait par une
sorte de laisse (lmers) sa main à une brebis déterminée – celle qui entraînait le troupeau –
qui le réveillait chaque fois qu’elle tentait de s’éloigner. Se présenter chez un employeur
avec un lmers à la main était pour le berger une manière de manifester sa volonté et sa
disposition d’être un homme de peine.
189
16 Comme le berger devient de plus en plus rare, les conditions du métier sont
continuellement révisées et améliorées. Le troupeau du berger, qui ne devait pas dépasser
40 têtes, peut aller actuellement jusqu’à 80. L’enjeu est très clair. Il faut savoir que le
troupeau du berger est pris en charge par l’employeur. La règle dans le passé voulait que
si son propre troupeau dépassait 40 têtes, le berger devait se retirer pour s’en occuper.
Les notions de peine et de repos changent aussi. Pour se reposer la nuit, le berger exige
une zriba (enclos sous forme de clôture grillagée). Il faut noter que l’adoption de l’enclos
est récente. Seuls quelques grands nomades en disposaient avant 1970. La raison
principale était la protection du troupeau contre le loup. Mais il a d’autres fonctions
secondaires : certains l’utilisent pour faciliter la complémentation ou pour séparer les
antenais de leurs mères. Plusieurs pratiques dures ont presque disparu. Suite à la
complémentation, la conduite du troupeau la nuit est peu pratiquée. De plus, grâce au
camion, le berger ne conduit guère le troupeau aux points d’eau.
17 Ces changements au niveau du contrat et des conditions du travail du berger sont des
changements d’équilibre et non de structure. En dépit de l'augmentation des
rémunérations et de l’amélioration relative des conditions du travail, plusieurs nomades
interrogés en 2006 prédisent la disparition des bergers. Ceux-ci sont devenus tellement
rares que le contrat commence à être conclu entre les pères et les fils. Le contrat est le
même. Un père interrogé déclare donner respectivement à ses deux fils 11 agneaux et 5
chevreaux, une djellaba, un burnous (selham) et deux paires de chaussures par an, et
chaque mois, 50 kilos de farine, 5 kilos de sucre et 5 petits paquets de thé. Devant
l’impossibilité de trouver des bergers (partis selon lui en Espagne) et le refus des fils de
garder sans contre-partie le troupeau, il a été contraint de faire appel à un moukari, qu’il a
rapidement congédié, trouvant son salaire très élevé (750 dirhams par mois, 85 dollars).
18 L’éventail des métiers était non seulement réduit comme c’est le cas actuellement, mais
quasi nul. Un démuni avait le choix entre devenir berger, s’il avait les qualités requises,
ou vivre de la charité des gens aisés. Même si le contexte de l’emploi est encore limité et
peu diversifié, il permet aux gens de voir dans le contrat avec le berger un résidu du
passé, le seul qui ignore encore l’argent. Depuis les années 80 se diffuse un nouveau
contrat de gardiennage qui bouleverse les relations sociales traditionnelles. Le nom
donné au « berger moderne », moukari, évoque l’idée de location, de louage de service
déterminé dans le temps. Il faut noter que souvent le changement d’une institution se fait
tout en gardant son ancienne appellation. Cependant, il semblerait que lorsque le
changement et le contraste entre le nouveau et l’ancien sont trop évidents, les gens
recourent à un nouveau vocabulaire pour désigner le nouveau phénomène. On oppose
donc le sareh (berger traditionnel, sareh laqdim be l’âme ou l’awla) au moukari (berger
moderne). La nouveauté consiste dans la nature de la rémunération et la durée du
contrat. Le moukari reçoit un salaire mensuel en argent. Celui-ci varie en 2006 entre 700 et
1000 dirhams (80 et 115 dollars). Il faut ajouter que le moukari est nourri par l’employeur
et qu’il revient nettement plus cher que le berger traditionnel.
19 Dans les années 30, Berque remarquait déjà que l’ouvrier agricole et le journalier
apparaissaient comme une dégradation du type khammès (métayer) et que le type de
berger salarié apparaissait lui aussi comme une dégradation du type archaïque (Berque,
1938, p. 126). Dans son étude des contrats pastoraux, Berque avait attiré l’attention sur
190
Conclusion
22 On voit que même dans les contrats traditionnels, le recours à l’argent n’était pas exclu.
La rencontre des communautés nomades traditionnelles avec l’agent est très ancienne, le
marché a été indispensable à leur survie. Cependant, la nature de l’échange était simple.
Exceptée la vente, le reste du processus productif restait, jusqu’aux années 70, à l’abri de
la circulation de l’argent. Depuis, le nomade vend ses bêtes non plus seulement pour
entretenir sa famille mais aussi et surtout pour entretenir son troupeau : transport de
l’eau, complémentation, déplacements, accessoires (citernes, enclos, fûts, mangeoires...).
Les attitudes changent : le calcul passe avant la coopération et la charité, le berger salarié
célibataire est préféré au berger traditionnel père de famille. L’argent facilite les relations
anonymes et éphémères et contribue à la dislocation des relations communautaires
basées sur une coopération permanente. Le nombre de services quotidiennement rendus
par un propriétaire de camion excède les relations traditionnelles restreintes basées sur
le clientélisme, l’échange de services, le don et le contre-don. Les relations sont devenues
tellement nombreuses, tellement complexes, tellement ponctuelles (non répétitives) que
le recours à l’argent, même au fond des steppes, reste l’ultime solution. Comparé aux
contrats agricoles similaires (khammasat, khobza, etc.), qui ont disparu depuis déjà
quelques décennies, le contrat du berger a longtemps survécu. Sa lente agonie s’explique
probablement par le fait que le métier de berger, qui est très dévalorisé (sareh est une
insulte) était l’ultime refuge des marginaux. Depuis quelques années, trouver des jeunes
ruraux qui acceptent ce genre de métier devient de plus en plus une mission quasi
impossible. Ce n’est pas seulement l’argent qui avance, ce sont aussi des statuts
marginaux qui reculent.
NOTES
1. Paru dans Développement rural : environnement et enjeux territoriaux, P. Bonte, M. Elloumi,
H. Guillaume, M. Mahdi (éd.), Tunis, Cérès éditions, 2009, p. 97-89.
2. Lettre du gouverneur général d’Algérie au ministre de la Guerre au sujet d’une « agression sur
notre territoire des indigènes des Beni Guil contre des indigènes des Hmyane », Alger, 24 mai
1896, Archives de Vincennes ; rapport du général Lyautey, Aïn Sefra, 16 juillet 1904, Archives de
Vincennes, Paris, 3H20.
3. L’Afrique française, 1903, n°12, p. 380.
4. Lettre du général Lyautey, commandant de la division d’Oran, 18 janvier 1905, Archives de
Vincennes, 1H1053.
5. L’Afrique française, 1904, n° 4, p. 119.
6. L’Afrique française, 1904, n° 5, p. 151 ; 1905, n°5, p. 221 et n°3, p. 117.
7. On trouve des expressions similaires dans d’autres sociétés : les nomades du sud de l’Algérie
résument leur situation tragique par cette formule : « l’orge mange le troupeau » (Bisson et
Callot, 1986, p. 372). D’autres nomades (Lokai Uzbek) expriment autrement la même idée : « The
192
food of stock is on the ground, if stock feed from human hands they will never be sated. » (Khazanov,
1983).
RÉSUMÉS
Chez les nomades Beni Guil, l’argent qui provenait de la vente du bétail servait à la satisfaction
des besoins domestiques. L’idée de l’investir dans l’accroissement du cheptel était, vu les
conditions de l’économie nomade, impensable. Depuis les années 70, l’argent est devenu au
centre de la production pastorale. Nous examinons ce processus ainsi que ses effets sur les
relations sociales, et plus précisément sur la coopération entre les éleveurs et les relations
contractuelles avec le berger. Le calcul s’est substitué à l’entraide et à la charité, le berger salarié
célibataire est préféré au berger traditionnel père de famille.
193
1 Il était courant de penser que l’enfant marocain passait directement de l’enfance à l’âge
adulte. La circoncision serait en effet un rite de passage où le garçon (entre 3 et 7 ans en
général) est arraché au monde féminin pour entrer dans celui des hommes. Louis Brunot
et Georges Hardy affirmaient qu’il y avait peu de différence entre la psychologie de
l’enfant marocain et celle de l’adulte. Très tôt, l’esprit de l’enfant est façonné à l’image du
groupe. Rapidement, il découvre le monde du travail dans sa propre famille ou à
l’extérieur en tant qu’apprenti (Hardy et Brunot, 1925, p. 7-8). Les exemples ne
manquaient pas :
Pour exprimer que son fils devient un homme, le citadin vous dira : « Il jeûne cette
année le Ramadan » ; le montagnard, pasteur ou guerrier, vous renseignera sur le
même sujet par ces mots : « Mon fils commence cette année à monter à cheval »
(Hardy, 1926, p. 83).
2 Ces stéréotypes, rarement confrontés à des processus sociaux et à la vie des gens, avaient
concerné d’abord les sociétés paysannes européennes et certaines couches sociales
urbaines. Parlant de la société de l’Ancien Régime (France), Olivier Galland remarque que
pour la très grande majorité de la population « la jeunesse n’a pas pour ainsi dire
d’existence pratique : la mise précoce au travail entre 8 et 13 ans selon les emplois – pour
garder le bétail, devenir servante ou chambrière, ou apprenti chez un artisan –
maintenait ces enfants ou adolescents dans un cadre étroit de soumission à l’égard du
père et du maître » (Galland, 1991, p. 9-15). Bourdieu écrit que les fils des ouvriers qui
découvrent tôt le travail ne connaissent pas d’adolescence et que c’est grâce à l’école
qu’une bonne partie des jeunes (biologiquement) vont découvrir cette étape
d’irresponsabilité provisoire, ce statut temporaire « ni enfant-ni adulte » (Bourdieu,
1984, p. 146).
3 A en croire cette vision de la société traditionnelle, la jeunesse, ou toute notion
équivalente, serait récente au Maroc, voire un trait caractéristique du Maroc moderne.
Avant, il suffisait à un garçon de jeûner, de monter à cheval, de porter un fusil, pour
devenir un homme. Je pense que l’idée que l’enfant soit « précocement » mêlé aux adultes
194
est fondée sur une observation hâtive. Par exemple, le critère du travail de l’enfant reste
vague. S’il est vrai que l’enfant est rapidement plongé dans le monde du travail, certaines
tâches demeurent exclusivement attribuées aux adultes. On ne confie pas l’araire à un
enfant, le labour est une activité sérieuse. De même, il existe des assemblées d’adultes
auxquelles les jeunes mêmes mariés ne peuvent assister, etc.
La norme
4 La classification des étapes de la vie est plus complexe que ne le laisse croire un simple
clivage entre enfance et âge adulte. Elle n’est pas exclusivement fondée sur le critère de
l’âge, elle est intimement liée à la question du pouvoir et à la conception de l’ordre
politique. Pour ne pas compliquer l’exposé, je présenterai séparément les résultats de mes
propres enquêtes en milieu rural que je comparerai à d’autres études. Mon point de
départ est le vocabulaire et le rituel d’une communauté du Haut-Atlas (Aït Mizane). Les
notions et les mots en rapport avec les étapes de la vie sont les suivants : enfant (arrad,
fém. tarradt), célibataire en âge de se marier (a‘ezri, fém. ta‘ezrit), jeune marié (mtahel),
adulte accompli (argaz, fém. tamghart).
5 Le passage de l’enfance au célibat est d’ordre physiologique : c’est la capacité de se marier
qui est ici retenue. Devenir « jeune marié(e) » est consacré par un rite de passage, le plus
important dans le cycle de vie d’une personne. Toutefois, le mariage a des effets
différents selon le sexe. Alors que la jeune fille devient une femme (tamghart), le jeune
homme, tant que le père est vivant, ne peut accéder au statut d’homme accompli. Ce
statut est défini sur le plan domestique et politique. L’argaz est membre de l’assemblée (
jma‘a) du village où les questions relevant de la gestion communautaire sont discutées. Il
est le seul responsable devant l’assemblée pour tout acte commis par les membres de sa
famille y compris par ses fils mariés. Il est citoyen (au sens de membre d’une cité) à part
entière. En tant que tel, il est bénéficiaire de certains droits et privilèges et astreint à des
obligations collectives. Pour l’organisation et l’entretien des biens communautaires
(mosquée, équipements hydrauliques, parcours collectifs...), les contributions incombent
aux hommes chefs de foyer. L’assemblée ne demande rien aux jeunes mariés. Pour les
travaux collectifs imposés aussi bien aux hommes qu’aux jeunes hommes célibataires ou
mariés (restauration des canaux d’irrigation par exemple), l’amende due en cas de
défection est exigée du père et non du jeune marié défaillant.
6 Les conditions socio-économiques qui ont permis cette rigidité dans la distribution des
responsabilités politiques et familiales viennent d’être ébranlées. La richesse était
essentiellement foncière (terrasses, champs, pâturages, arbres, droits d’eau) ; elle
appartenait au chef du foyer. Etre responsable politiquement était lié à l’accès à la terre,
qui n’était possible qu’avec la mort du père. Depuis les années 80, l’opportunité d’avoir un
revenu en dehors de l’exploitation familiale s’est multipliée et a favorisé l’indépendance
des jeunes et la formation de familles nucléaires autonomes. Ceci a eu des incidences sur
le plan politique mais aussi sur la division du travail entre jeunes et adultes au sein de la
famille. L’entraide collective (tiwizi), tant vantée comme forme de solidarité entre les
foyers, est perçue par les jeunes comme une corvée imposée par les pères. Des jeunes
reprochent aux pères de manger et de boire du thé en groupe pendant qu’eux travaillent
successivement les champs des membres du village. Le principe de l’entraide est
maintenu, chaque foyer contribue à l’action collective, mais ce sont les jeunes qui « se
tapent » le travail. Ceux-ci ne veulent plus travailler gratuitement et cherchent un emploi
195
occasionnel, parfois à 300 kilomètres du village (cueillette des olives, moissons dans le
Haouz, 60 à 70 dirhams par jour, 5 à 6 dollars). La situation est présentée comme tragique
par les pères qui trouvent insolite d’embaucher de la main-d’œuvre pour des tâches que
leurs fils pourraient accomplir.
7 Pour parer à la défaillance des jeunes quant à l’entretien des canaux d’irrigation
collectifs, l’assemblée du village donne le choix aux chefs de foyer d’assurer la part de
travail qui leur est impartie ou de payer 25 dirhams par jour de travail. Il est de plus en
plus difficile pour les pères d’envoyer leurs fils faire des travaux collectifs bénévoles. Les
jeunes, mariés ou non, cherchent l’autonomie grâce au travail rémunéré. Pour la majorité
d’entre eux, cette autonomie est encore lâche à défaut d’une source de revenu régulière.
8 C’est le développement du tourisme de montagne qui a multiplié les occasions d’emploi. A
partir des années 70, plusieurs métiers ont été introduits : guide, muletier, commerçant...
Ils drainent des revenus qui ne sont plus liés au patrimoine du père. Plusieurs jeunes
mariés ayant des revenus propres se sont établis indépendamment du père en
construisant leurs propres maisons. Une vingtaine de familles nucléaires s’est ainsi
constituée. Ce changement est consacré sur le plan du vocabulaire et sur le plan juridique
et rituel. Entre le « jeune marié » (mtahel) et l’« homme adulte » (argaz) apparaît une
nouvelle étape de la vie : celle du « jeune marié indépendant » nommé afroukh. Ce mot
dériverait de la racine arabe F.R.KH, qui signifie « éclore » et « sortir de l’œuf ». L’afroukh
serait une personne qui, sur le plan social, vient donc d’éclore. C’est sur le plan rituel que
le statut de l’afroukh est consacré. Durant le sacrifice de la vache qui a lieu chaque année,
le partage ne reconnaissait que les chefs de foyer, membres de l’assemblée, qui recevaient
chacun une part de viande dite un « lot » (tasghart, environ 3 à 4 kilos). Depuis quelques
années, les afroukh obtiennent une petite part dite oumagour, mot qui signifie les bribes,
les restes. Elle est environ trois fois moins grande que le lot donné au chef de foyer. L’
afroukh est ainsi défini dans le rituel comme un jeune chef de famille dont le père est
vivant et qui, de ce fait, a droit aux bribes. Son statut est supérieur au jeune marié
– dépendant d’un chef de foyer – qui ne reçoit rien, mais il demeure inférieur à celui de l’
argaz qui est aussi défini dans le rituel comme un chef de famille dont le père est décédé
et qui, de ce fait, a droit à un lot de viande2.
9 En principe, les conditions qui définissent l’entrée dans la vie adulte dans des sociétés
urbaines sont satisfaites : l’afroukh est marié, il travaille, dispose d’un revenu et possède
sa propre maison. En dépit de ce changement, le jeune marié indépendant ne peut
devenir un « homme » qu’après avoir enterré son père. Sa promotion n’est pas liée à son
cycle individuel (comme pour le mariage) mais à celui du père. L’invention du droit aux
« bribes » répondait à une réalité nouvelle, celle de la constitution de familles
indépendantes qui n’ont pas le statut de foyer (takat) du père. Lorsque l’assemblée
recense les foyers du village, elle ne compte pas les familles des afroukh qui restent
attachées au foyer originel. Mais celles-ci existent, elles constituent des unités de
consommation indépendantes. Et c’est en tant que telles qu’elles reçoivent une partie de
la viande sacrée.
10 La discrimination entre l’afroukh et l’argaz se manifeste surtout au niveau politique. Le
premier n’a pas le droit de participer aux assemblées du village, il ne s’acquitte pas des
obligations collectives qui incombent aux seuls chefs de foyer (prise en charge de la
mosquée, des invités du village, contribution à l’organisation des rituels, etc.). Dans les
faits, comme il s’agit de jeunes entrepreneurs relativement aisés, les organisateurs les
impliquent de façon informelle dans l’entretien et l’organisation des choses collectives. Il
196
faut noter que les chefs de foyer n’appartiennent pas forcément à la même génération.
Les gens maîtrisent les principes de leur organisation mais non la dynamique
démographique. De jeunes chefs de famille qui perdent tôt leurs pères accèdent aux
mêmes droits que la génération de leurs pères. Jeunes (imezzi) et vieux (imeqqour) peuvent
assister à l’assemblée. Le critère de l’âge n’est pas consacré sur le plan normatif.
Cependant, dans la vie quotidienne, c’est la cohorte qui est prise en compte. Un jeune
chef de famille qui devient argaz garde ses amis parmi les jeunes mariés.
11 Le travail indépendant crée un décalage entre la norme qui veut que les jeunes, même
mariés, soient irresponsables et les responsabilités effectives qu’ils assument : entretien
d’une famille, gestion d’un commerce, de petits cafés ou hôtels, de services (randonnée,
escalade...) pour touristes étrangers, etc. Les précurseurs qui ont réussi, qui ont appris tôt
des langues étrangères (en plus du français, l’anglais, l’espagnol et l’allemand) sont
surnommés Maurice, Schmidt, etc.
12 La classification des étapes de la vie n’est pas fondée seulement sur l’âge. Elle est
essentiellement liée au pouvoir et à la conception de l’ordre politique. L’assemblée,
instance politique, n’admet pas la cohabitation du fils même marié et du père. Statut
privé et statut politique sont souvent mêlés dans des communautés de face à face. Être
chef de foyer, c’est être citoyen. Cette équation exclut, à la fois, le jeune marié des
responsabilités du foyer et de celles de la cité. Prenant en compte l’ordre politique et les
relations de pouvoir au sein de la famille, il est maintenant facile de percevoir que l’étape
« ni enfant - ni homme » non seulement existe mais peut se prolonger jusqu’après le
mariage et tant que le père est vivant.
Manières d’être
13 Il existe des fêtes qui sont exclusivement célébrées par les jeunes du village. La mascarade
(bilmawn, homme aux peaux) qui suit la fête du sacrifice musulman est une affaire de
jeunes (Hammoudi, 1989 ; Lakhsassi, 1989). Elle offre l’occasion de définir les étapes de la
vie de façon précise. Les enfants sont exclus des lieux de préparation de l’accoutrement.
La majorité des protagonistes sont des célibataires en âge de se marier. Cependant, on
trouve aussi bien des jeunes mariés que des pères de famille. C’est en termes d’opposition
que la définition du groupe célébrant la mascarade est plus claire : les acteurs de la
mascarade s’opposent, d’une part, aux enfants qui n’ont pas le droit de jouer des rôles ni
même d’assister à la préparation de l’accoutrement, d’autre part, aux hommes (argaz) qui
sont provisoirement dessaisis de leur autorité et exclus de l’espace public du village. Tout
homme surpris par les acteurs de la mascarade est raillé en public. Ses secrets,
notamment sexuels, réels ou inventés, sont criés sur tous les toits.
14 La mascarade dont sont exclus les enfants et les hommes est célébrée par de jeunes
célibataires, de jeunes mariés mais aussi par des afroukh. On peut ainsi qualifier de
jeunesse l’étape de vie située entre l’enfance et l’âge adulte (argaz), mais il s’agit ici d’une
étape longue correspondant à trois statuts différents. D’ailleurs, même si les jeunes
mariés et célibataires célèbrent ensemble la mascarade, une vive compétition quant à la
division du travail les oppose. Le choix de celui qui incarnera le personnage principal
(l’homme aux peaux) est un enjeu considérable. Voici quelques joutes qui ont eu lieu lors
de la préparation d’une mascarade et qui illustrent l’opposition entre jeunes mariés et
célibataires :
« Un jeune marié lance aux célibataires un défi :
197
dépendent plus du père mais ne veulent pas non plus dépendre de son décès. Disons
quelques mots d’un des précurseurs de ce changement : Mohamed Bounacer. Son histoire
commence, comme dans un conte, par les malentendus consécutifs aux secondes noces du
père. La belle-mère ne s’entend pas avec l’épouse de Mohamed. Chassé de la maison
paternelle, sans terre, ni bétail, obligé de travailler de ses propres mains, il est devenu
aide-maçon, puis maître-maçon autonome. Ce métier lui permet de survivre. Il loue des
terres et prend des vaches en association. Considéré comme afroukh, il reçoit les bribes
pendant une quinzaine d’années. En 1978, âgé alors de 35 ans environ, il s’impose à
l’assemblée (jma’a) pour en devenir un membre. La même année, il reçoit pour la
première fois le lot de viande qui atteste sur le plan rituel de son nouveau statut d’argaz
membre de l’assemblée. La règle du décès du père n’était plus absolue. Une assemblée qui
comprend et le père et le fils reste localement une configuration politique insolite.
Depuis, il ne cesse de défendre le principe du « devoir » (l-wâjib) comme critère d’accès à
l’assemblée. Son frère cadet subit le même sort. Il est, lui aussi, père de famille et vit
indépendamment du père. Il est encore considéré comme afroukh. Posant la question à
celui-ci pour savoir pourquoi il ne s’acquitte pas des obligations collectives, il s’est
contenté d’un geste de la tête et d’un sourire timide signifiant qu’il n’en sait rien. Présent,
son frère pense simplement qu’il ne veut pas. Pour un jeune chef de famille, les charges
collectives seraient insupportables. Il est peut-être difficile de concurrencer à la fois le
père et le frère aîné. La bienséance imposant au frère cadet le respect du frère aîné. Il ne
faut pas oublier que Mohamed a accepté le statut de l’afroukh pendant une quinzaine
d’années. Il semble que la volonté d’accéder au statut d’argaz s’affirme à mesure que l’on
avance dans l’âge.
18 D’autres afroukh ont insisté auprès de l’assemblée pour participer aux charges collectives.
La règle du décès du père qui justifie le statut apolitique de l’afroukh est située sur un plan
privé ; par contre, celle du « devoir » situe l’accès au statut de l’argaz dans un espace
entièrement politique en ce sens que cet accès dépend de plus en plus de la négociation
entre l’afroukh et les membres influents de l’assemblée. Revendiquer les mêmes droits que
les pères est une manière de dépasser leur autorité traditionnelle et ce qui en découlait :
l’inégalité devant la chose publique3. Il existe des cas où l’accès au statut de l’argaz est
consécutif à la déchéance politique du père. Deux frères, qui sont restés afroukh pendant
six ans, ont accédé au statut de l’argaz du vivant du père. L’accès leur en a été facilité par
le fait que le père ne participait plus aux charges collectives. Dans d’autres cas, la
vieillesse du père, son incapacité à participer aux assemblées expliquent l’accès du fils
aîné au statut d’argaz. C’est lui qui devient responsable aux yeux de l’assemblée. Il s’agit
ici d’une mort, pour ainsi dire, politique du père. Dans d’autres cas, la négociation n’est
pas d’ordre politique. L’accès au statut d’argaz est justifié par l’accès à la terre. Citons
l’exemple d’un père qui trouve que vivre avec ses trois fils mariés, sous un même toit, est
ingérable et décide de céder à son fils aîné la part qui lui revient en héritage. Ici, c’est le
père qui renonce à une partie de ses biens et qui pousse son fils à fonder son propre foyer.
Possédant des biens immobiliers, celui-ci est contraint de participer aux charges
collectives.
entre dans la catégorie des jeunes par l’âge, on en sort par le mariage. » (Pascon et
Bentaher, 1969, p. 151.) La capacité de faire le jeûne, elle-même déterminée par un
changement physiologique, demeure un critère général en milieu rural pour définir la
sortie de l’enfance et l’entrée dans l’étape du célibat. Selon un principe local dit « hadd
sayem », tous les garçons qui ont la capacité de jeûner doivent, sous peine d’amende fixée
par l’assemblée, participer aux travaux collectifs.
20 La complexité des statuts que nous avons analysés ne peut être généralisée à l’ensemble
du milieu rural marocain. Elle est surtout liée aux communautés qui connaissent encore
une gestion collective des biens communautaires. La sortie de la « jeunesse », souvent
confuse, ne peut être traitée de façon homogène4. Le mariage constitue la fin d’une étape,
le célibat, mais n’implique pas automatiquement l’accès au statut d’adulte. Nous avons vu
que le fils, même marié, même autonome, peut continuer à participer aux activités et aux
rituels accomplis par les célibataires. Ce sont les extrêmes qui sont nettement définis :
l’enfant et l’homme. Au milieu, les frontières sont lâches.
21 Nous avons considéré la complexité des étapes de la vie en prêtant une attention
particulière au vocabulaire et aux différentes manifestations sociologiques (rituel, droit,
division du travail, etc.) où les différents statuts liés aux étapes de la vie sont exprimés,
représentés, mis en scène. Il faut à présent noter que le mot châbb (équivalent en arabe du
mot « jeune ») est progressivement introduit en milieu rural. L’usage de ce mot s’est
généralisé en milieu citadin à partir des années 30 grâce à la scolarisation et à l’action du
mouvement national. Les premiers protagonistes nationalistes s’identifiaient comme «
chabâb watani », « jeunes nationalistes ». Le mot chabâb n’était pas seulement associé au
sérieux, au combat nationaliste, aux intellectuels mais aussi à l’hérésie, à la frivolité, etc.
Des savants et des maîtres de confréries collaient aux jeunes nationalistes les défauts
attribués alors à la jeunesse solarisée. Lors d’une mobilisation collective (1930), on
propose à un maître d’une confrérie de soutenir les jeunes nationalistes. Le maître
répond : « Un proverbe soufi dit : « comment redresser l’ombre alors que le bois est
courbe ? » Ces gens-là [...] ils se rasent la barbe, urinent debout, laissent pousser les
cheveux. Ils ne font pas leurs prières, ils sont impurs. » (Brown, 1972.)
22 L’usage du terme chabâb par les ruraux n’est devenu fréquent et politiquement significatif
qu’à partir des années 90. La dynamique créée autour de l’idée de la société civile a généré
un contexte favorable au changement politique en milieu rural. Ce changement concerne
notamment le leadership et le rapport entre les jeunes et les « vieux » de la jmâ’a.
Plusieurs villages se sont organisés en associations (ONG) afin d’introduire des biens
collectifs « modernes » (électrification, eau courante, dispensaires, routes, ambulance...).
Ce sont de jeunes émigrants qui ont eu une part très active dans la création des
associations5. Ne pas dépendre continuellement du gouvernement, avoir un espace de
liberté pour gérer ses propres biens collectifs sont une dimension essentielle de la société
civile. En milieu rural, où l’Etat est réputé pour son inefficacité et où les communautés
sont contraintes de compter sur elles-mêmes, la société civile et les idées qui l’entourent
constituent une opportunité pour maintenir une autonomie dans la gestion des biens.
Toutefois, ce sont les émigrants et les jeunes cultivés du village qui maîtrisent la gestion
de l’association. La création et le fonctionnement de celle-ci exigent un savoir-faire qui
fait défaut aux membres de la jmâ’a, qui continuent de s’occuper des biens traditionnels
(mosquées, canaux d’irrigation, parcours collectifs...). Leur connaissance et leur
expérience en matière d’organisation collective sont toujours nécessaires dans la
réalisation de nouveaux projets. Mais pour créer une association, rédiger des rapports,
200
tenir une comptabilité, gérer des équipements électriques, etc. ils sont contraints de
compter sur la compétence des émigrants et des jeunes cultivés. La nature des nouveaux
biens collectifs est cruciale en ce sens qu’elle permet d’augmenter le pouvoir des jeunes
cultivés. Lorsque la nouvelle technologie, les procédures juridiques légales, etc. sont en
jeu, la jmâ’a recourt aux leaders des associations qui négocient pour eux et font le travail
à leur place. La nature des nouveaux biens collectifs, que les membres de la jmâ’a ne
peuvent maîtriser, crée une nouvelle structure de pouvoir et une nouvelle division du
travail au sein des villages. La jmâ’a demeure un espace public traditionnel, elle garde son
caractère paroissial, et ses membres s’occupent des biens traditionnels. Par contre,
l’association, occupée par les jeunes, est ouverte sur l’extérieur, sur l’administration, les
bailleurs de fonds, etc. Le leadership des communautés rurales n’est plus le monopole des
« anciens » ; à côté sont créées de nouvelles structures politiques dominées par les jeunes
qui sont en train de constituer de nouveaux fondements du pouvoir (savoir technique et
juridique, relations avec les bailleurs de fonds...). La promotion de la société civile, pour
certains militants, ne doit pas se contenter des actions de développement rural mais doit
être étendue aux processus de démocratisation. Aussi la jmâ’a est-elle louée en tant
qu’outil mobilisateur de groupes ruraux, mais elle est critiquée pour son inadéquation
avec les principes démocratiques. La jmâ’a devrait se conformer aux normes et valeurs de
la démocratie moderne (F. Mernissi, 1997, p. 139). La gérontocratie est progressivement
remise en cause par les jeunes. Les rapports de pouvoir sont de moins en moins fondés
sur la richesse locale mais sur le savoir, les relations publiques et le capital social qui
dépasse l’espace villageois, voire régional. Les jeunes leaders sont insérés dans des
réseaux situés à l’échelle nationale et internationale. Cette ouverture sur l’extérieur
permet aux jeunes de mieux négocier les enjeux politiques locaux. Grâce aux actions
destinées aux femmes rurales (alphabétisation, promotion des activités génératrices de
revenus, prise en charge des maladies de l’enfant), plusieurs associations ont fait place
aux jeunes filles en tant qu’animatrices. C’est, parfois, à l’issue d’un conflit ouvert que des
jeunes ont imposé que de jeunes filles accèdent au bureau de l’association villageoise.
C’est une nouvelle brèche qui s’est alors ouverte, car traditionnellement les femmes sont
exclues de l’espace public.
23 Les changements économiques et politiques permettent aux jeunes ruraux de dépendre
de moins en moins de l’exploitation du père, aux jeunes cultivés de faire valoir leur savoir
et leur capital social et ainsi de créer des domaines de leadership que les « porteurs de
turbans », comme les jeunes se plaisent à appeler leurs pères, sont incapables de
maîtriser. En milieu rural, la gérontocratie, ordre politique traditionnel jugé
discriminatoire, est de plus en plus concurrencée par les jeunes.
NOTES
1. Paru dans Jeunesse des sociétés arabes : par-delà les menaces et les promesses, sous la dir. de Mounia
Bennani-Chraïbi et Iman Farag, Le Caire/Paris, CEDEJ/ Aux lieux d’être, 2007, p. 79-92.
2. D’autres sociétés ont connu des normes similaires. « Le “jeune” ne devient adulte que lorsqu’il
prend la place de son père, ce qui peut survenir fort tard dans la vie. Le fils de paysan ne devient
201
maître qu’à la mort de son père. » Le principe de la puissance paternelle est issu du droit romain.
Cette puissance « dure, sauf décision d’émancipation, toute la vie du père quel que soit l’âge de
ses enfants » (Galland, 1991, p. 11, 13).
3. Il faut noter que les règles analysées ici ne concernent que la gestion des choses
communautaires. Tout ce qui est en rapport avec les collectivités locales et administratives est
soumis aux règles du droit public positif. Par exemple, le droit de vote, les conditions d’éligibilité
dans les instances représentatives locales ou nationales n’ont rien à voir avec le droit politique
local.
4. Le vocabulaire en milieu rural marocain n’est pas homogène. Ceci est dû à la diversité des
parlers : enfant : drari, ahechmi… ; célibataire : ‘ayel (dépendant), a’arrime… ; jeune fille en âge du
mariage : ‘ouitqa, ‘azba… ; homme : terrasse (fantassin), rajel, argaz, etc.
5. Rapporté dans un livre par Fatima Mernissi, l’expérience des villages de la tribu Ghojdama
(wilava de Marrakech) est significative. L’association est créée en 1994. L’un de ses fondateurs, Ali
Amahan, originaire de la tribu, est un anthropologue qui vit à Rabat. Dans cette petite tribu (8
834 habitants, 1 288 ménages), plus de 40 associations ont été créées entre 1994 et 1997 (F.
Mernissi, 1997, p. 139).
RÉSUMÉS
Parmi les préjugés collés à la campagne, celui du passage direct de l’enfance à l’âge adulte. Très
tôt, l’esprit de l’enfant est façonné à l’image du groupe. Très tôt, il découvre le monde du travail
dans sa propre famille ou à l’extérieur en tant qu’apprenti. Le leitmotiv de ces préjugés est que
tout doit être simple dans une société rurale traditionnelle. Nous avons essayé d’analyser, à
partir de cas concrets, les différents statuts qu’une personne peut traverser avant de devenir
adulte. Il s’avère à l’issue de cette analyse que la classification des étapes de la vie est plus
compliquée que ne le laisse croire une division simple en enfance et âge adulte.
202
chance d’être respectées. Ne pas célébrer les noces n’aura pas de conséquences directes
sur la reproduction du groupe. Ce n’est pas le cas pour le curage collectif, activité
primordiale pour l’économie locale. Le troisième critère permet de classer les traditions
selon que les gens sont guidés par des intérêts ou non. Pour revenir à notre précédent
exemple, un irrigant participerait au curage collectif pour trois raisons : le respect de
l’héritage des ancêtres, le respect du droit local et l’intérêt qu’il a à irriguer son champ.
En dépit de ces raisons, je peux assurer le lecteur que les défaillants, les resquilleurs n’ont
jamais manqué dans les communautés rurales que j’ai pu observées.
4 Cette classification simple nous permettra d’analyser les différentes dynamiques des
valeurs communautaires traditionnelles et d’éviter de réduire la tradition à une
soumission irrationnelle au passé que nous n’excluons pas, toutefois, en tant que cas
limite. Même dans le domaine rituel souvent associé aux notions de répétition et de
routine, le rapport au passé ne se réduit pas à une conformité absolue (Rachik, 1992).
[Voir supra chapitres 1, 4 et 8.]
5 Les valeurs sont des préférences collectives. Elles réfèrent à des manières d’être, d’agir et
de penser que des personnes ou des groupes sociaux reconnaissent comme idéales. La
solidarité, l’honneur, l’obéissance sont des exemples de valeurs traditionnelles. Dans leurs
vies quotidiennes, les gens établissent des préférences entre des idées, des objets, des
couleurs, etc. Cependant, dans le domaine des valeurs, l’idée de préférence est
normative : ce n’est pas ce que les gens préfèrent qui prime mais ce qu’ils doivent
préférer. La notion de valeur implique une distinction entre le préféré et le préférable,
entre le désiré et le désirable. Préférer la montagne à la plaine serait un jugement de goût
qui n’est pas forcément liée à une obligation normative. Par ailleurs, les valeurs ont des
fonctions pratiques en ce sens qu’elles orientent, justifient, légitiment les actions sociales.
Cependant, il faut rappeler que les valeurs ne sont qu’un élément dans la motivation de
l’action sociale. Il n’est pas exclu que les gens soient motivés par des intérêts financiers,
politiques ou autres qu’ils justifient à posteriori en invoquant telle ou telle valeur. Insister
sur les valeurs n’implique pas que les gens soient esclaves d’une tradition idéale coupée
du monde concret, du monde des intérêts et des compétitions sociales (cf. Cluckhohn,
1959 ; Firth, 1961, 1963).
6 L’analyse dynamique des valeurs traditionnelles ne sera pas menée sous l’alternative de la
continuité (permanence, résistance) ou de la rupture, de la vie ou de la mort. Entre ces
deux pôles extrêmes, d’autres formes de changement seront dégagées et examinées. Nous
savons que les valeurs ne sont pas directement observables, qu’elles sont exprimées à
travers des comportements verbaux et non verbaux, que leur inférence se base sur ce qui
est dit ou fait. Un énoncé comme « les gens du village doivent s’entraider » n’est pas une
valeur au sens strict du terme mais manifeste l’attachement à une valeur, la solidarité
villageoise. Les domaines d’observation des valeurs traditionnelles sont vastes et divers.
Celles-ci peuvent être dégagées à partir des déclarations des gens (entretien et
questionnaire), de la littérature orale (contes, mythes, proverbes) ou écrite, du rituel, des
discours politiques, des dogmes religieux, des manuels scolaires, etc. Dans la présente
communication, nous allons les considérer à partir de processus sociaux observés dans le
cadre de communautés rurales marocaines. Nous avons, à dessein, multiplié les cas
analysés pour illustrer différents aspects de la dynamique des valeurs traditionnelles
dans leur rapport avec les valeurs modernes.
204
avec insistance devant les délégations des fonctionnaires et devant nous qu’ils étaient
Marocains et citoyens (mouwatin).
10 Les étrangers dévalorisent les notions de tribu et d’étranger qu’ils qualifient de vétustes
et coloniales. Ils exigent en tant que citoyens que tous les Marocains jouissent des mêmes
droits abstraction faite de leurs origines tribales. Ici encore, les étrangers n’abandonnent
pas les valeurs traditionnelles au profit de valeurs modernes (nation, citoyenneté au lieu
de tribu) parce qu’ils sont des modernistes imprégnés de valeurs citoyennes ou
nationalistes. Disposant d’informations sur l’enjeu du conflit, sur les acteurs (originaires,
anciens, étrangers et administration) et leurs intérêts, nous pensons expliquer aussi bien
l’attachement aux valeurs tribales (éponyme, passé commun) que leur rejet par la logique
de la situation politique locale. Plus clairement, les étrangers adoptent des notions
modernes car celles tribales ne les arrangent pas3. Inversement, les membres de la tribu
refusent, dans ce contexte, la référence à la citoyenneté, par attachement à leurs intérêts
justifiés par la référence au passé tribal. Les valeurs sont sélectionnées en fonction de la
logique du conflit social. Sans la référence aux valeurs traditionnelles, la mobilisation
tribale serait un échec. Comment éliminer ses opposants, les étrangers, sinon en
invoquant l’identité tribale? Inversement, sans la référence aux valeurs de citoyenneté et
de nation, comment les étrangers auraient-ils pu contester la valeur, à leurs yeux,
obsolète de la tribu.
11 Nous retenons que le changement essentiel, parce que structurel, consiste dans la remise
en question des stratifications sociales traditionnelles, et dans l’émergence de la
compétition, du conflit entre des valeurs (locales) traditionnelles et des valeurs (globales)
modernes4. Il y a pour la première fois une possibilité structurelle de briser l’unanimité et
de contester des valeurs tribales. Chaque groupe social défendra ses intérêts en invoquant
des sources de légitimité différentes, et la référence au passé ne sera qu’une référence
parmi d’autres.
12 Cette nouvelle structure est rendue possible par la présence de l’administration publique
(changement contextuel) qui serait sensible aux arguments modernes des étrangers.
L’intérêt (latent) de ces derniers ne se serait pas manifesté si la structure sociale du
conflit était restée purement communautaire.
nombreuse. Lors des moissons, par exemple, les foyers d’un village mettent leurs efforts
en commun pour moissonner collectivement et successivement l’ensemble des champs
des foyers concernés. C’est une sorte de don (de travail) qui appelle immédiatement, dans
un cadre communautaire, un contre-don.
15 Dans plusieurs régions rurales, l’entraide collective n’est plus qu’un souvenir du passé.
Comment expliquer la disparition d’une institution que les chefs de foyer ont un intérêt
commun évident à maintenir ? Dans les villages du Haut-Atlas enquêtés, le changement
concerne d’abord le contexte économique. Au travail bénévole, au don et contre-don, à
l’échange de services se sont substituées progressivement de nouvelles formes de
rémunération du travail. A cela il faut ajouter le fait que l’entraide collective impliquait
des relations solidaires entre les chefs de foyer mais inégalitaires entre ces derniers et
leurs fils sur qui reposait effectivement le travail collectif. La majorité des fils refuse de
travailler gratuitement alors qu’ils ont l’occasion de vendre leur force de travail, souvent
loin du village. Les jeunes reprochent aux parents de festoyer entre eux pendant qu’eux
travaillent pour la collectivité. La situation est présentée comme tragique par les pères
qui trouvent insolite d’embaucher de la main-d’œuvre alors que leurs fils travaillent pour
leur compte5.
16 La disparition de la touiza ne signifie pas l’étiolement de la solidarité collective en tant
que valeur, mais l’inadéquation d’une forme de solidarité collective aux conditions
nouvelles du travail. Le nouveau contexte économique fait du travail bénévole une
activité indésirable, notamment pour les jeunes. Ici encore, le maintien des valeurs ne
réside pas dans une soumission au passé représenté, dans ce cas, par les parents et les
chefs de foyer. Les valeurs dépendent davantage du contexte social et de leur adéquation
à ce contexte. C’est ce contexte et les opportunités qu’il présente qui permettent aux
jeunes de percevoir comme une corvée ce qui était traditionnellement présenté comme
une valeur.
17 Considérons une autre institution, la mniha, qui est proche de la touiza qui mettait en
rapport un riche et un indigent [voir chapitre 13]. Elle est connue chez des populations
nomades (Oriental et sud du Maroc). Les grands éleveurs nomades n’avaient pas intérêt,
vu le nombre de leurs chameaux (plus de 50) et la taille de leurs troupeaux (plus de 500
têtes), de se déplacer en groupe mais à constituer leurs propres campements (douars). Un
grand nomade employait des bergers et un gardien de chameaux et admettait dans son
douar quelques indigents. Son campement pouvait atteindre une dizaine de foyers. Les
liens avec les indigents étaient définis en termes de charité : prêt de chameaux pour le
déplacement des tentes, de quelques brebis laitières (mniha), de la laine pour renouveler
les parties usées de la tente.
18 La réduction de l’aire de nomadisation et la dégradation des parcours, que la sécheresse
des années 70 a aggravées, ont désavantagé le déplacement en groupe. Cadre social de
mobilité et de coopération pastorale, le douar est devenu anachronique. Les nomades
lient la disparition du douar à l’abandon du chameau. Pour les grands, la lente mobilité
spatiale, associée au chameau, devient inadéquate dans un contexte qui offrait un moyen
rapide de déplacement. Grâce au camion, ils comptent tirer le maximum des parcours
dégradés. Ils forment des groupements pastoraux où, en tant que propriétaire du camion,
ils occupent une position centrale, en ce sens que tous les membres du campement en
dépendent. Mais le statut de ces derniers et la nature des relations qui les lient au grand
ont foncièrement changé. Il ne s’agit plus d’indigents, et les relations sociales sont
fondées moins sur la charité que sur le service rémunéré. Les compagnons (rfaga) du
207
grand sont tous des propriétaires moyens (plus de 100 moutons). Son accompagnement
est plus dicté par le besoin régulier de transport d’eau que par le déplacement de la tente
et du troupeau qui devient de moins en moins fréquent. En été, le transport d’eau doit
s’effectuer quotidiennement. Rien n’est plus gratuit. Pour un déplacement d’une
cinquantaine de kilomètres, il faut prévoir 350 à 400 dirhams (35 à 40 dollars). Au douar
du grand fondé sur la charité se sont substituées des unités pastorales fondées sur la
rétribution des services.
19 Quand le grand possédait une cinquantaine de chameaux, il pouvait adopter des clients à
qui il prêtait au besoin deux ou trois chameaux. Il pouvait se permettre, au nom de la
charité, de prendre en charge quelques indigents. Mais dès qu’il achète le camion, il s’en
débarrasse aussitôt. Le maintien de ce type de relation n’était ni possible ni rentable suite
à l’adoption du transport motorisé. Contrairement au chameau, le camion coûte cher au
grand (Rachik, 2000).
20 Les notions liées à la charité (mniha, sadaqa) disparaissent au profit de notions qui
impliquent la réciprocité et la rémunération (mouqabil, lakhlas). Un grand qui achète un
camion ne devient pas, en tant que tel, mauvais et égoïste, mais la notion ancienne de
charité ne peut orienter son action sans endommager son troupeau. La charité peut
guider l’action du grand ou justifier des relations de dépendance tant que se
maintiennent les conditions sociologiques qui rendent possible une action charitable. Là
aussi, c’est le désintérêt des grands, suite à l’inadéquation de la notion de charité au
nouveau contexte économique du nomadisme, qui explique la disparition de la mniha. On
peut à la limite perpétuer une valeur alors qu’on a aucun intérêt à le faire, mais il est
quasi impensable pour les gens de perpétuer une valeur qui endommage leurs intérêts et
leurs économies. Il serait incompréhensible, compte tenu des informations dont nous
disposons sur le changement de l’environnement social, que les grands nomades, les
jeunes ruraux et les étrangers s’accrochent respectivement aux valeurs communautaires
de la charité, de l’entraide collective et de l’identité tribale6.
21 Les valeurs traditionnelles dépendent de relations interpersonnelles régulières. Or,
l’argent permet de traiter individuellement avec son employeur, il favorise ainsi
l’autonomie des individus. Ceux qui refusent de travailler dans l’exploitation familiale
invoquent comme argument la liberté et l’argent : « Moi je veux un travail propre, bien
rémunéré, qui finit à telle heure, et après on est libre d’aller où on veut dépenser son
argent. » « Le travail sans argent n’a aucun sens. » « Si mon père veut me payer j’accepte
bien de travailler pour lui. » (Pascon et Bentahar, 1969, p. 195-196.)
22 L’argent est à présent au centre des contrats traditionnels qui ne connaissaient naguère
que la rémunération en nature. Le contrat avec le berger était annuel, et la totalité de son
salaire était en nature (12 à 16 agneaux, vêtements, sucre, thé). Actuellement, le salaire
est perçu mensuellement et totalement en argent. Ceci, les jeunes le disent, permet au
berger de quitter son employeur chaque fois que d’autres opportunités d’embauche se
présentent. D’ailleurs, le vocabulaire change aussi : on parle davantage, dans l’Oriental, de
« louage de service » (moukari) que de berger (sareh). C’est l’un des contrats traditionnels
qui a « résisté au changement », les contrats agricoles similaires (khammasat, khobza, etc.)
ont disparu depuis déjà quelques décennies. Ceci s’explique probablement par le fait que
le métier de berger, qui est dévalorisé (sareh est une insulte) était le dernier refuge des
marginaux de la marge. Depuis quelques années, trouver des jeunes ruraux qui acceptent
ce genre de métier est devenu une mission quasi impossible.
208
23 C’est l’individu qui décide de son métier. La famille et la communauté, qui étaient
naguère les principaux employeurs, sont marginalisées. L’insistance sur l’autonomie et la
liberté de l’individu est claire sur le plan économique. Le salaire en argent devient à la
fois le symbole et la condition de cette autonomie. Celle-ci est également valorisée sur le
plan familial. Le choix du conjoint est un indicateur qui permet d’apprécier l’autonomie
des jeunes, surtout si l’on sait que théoriquement les mariages, dans les sociétés
traditionnelles, sont arrangés par les parents. Concernant cette question, une enquête
nationale récente sur les valeurs nous apprend que 75 % des ruraux optent pour
l’autonomie du fils et 60 % pour celle de la fille.
24 La famille étendue est de moins en moins valorisée en milieu rural. La moitié des ruraux
(contre 61 % chez les citadins) ne valorise pas la communauté de logement avec les
parents7. L’exiguïté des exploitations familiales (lorsqu’elles existent) et l’opportunité
d’avoir des revenus, mêmes précaires, ont permis aux jeunes de fonder leurs propres
foyers. Des motivations de ces jeunes se dégagent une série de valeurs anciennes liées à la
« satisfaction attendue des parents » (rdha) ou à « la distance respectueuse » (tiqar) mais
aussi des valeurs nouvelles relatives notamment à l’autonomie, à la propriété individuelle
et à l’intimité du couple (entendre le fait que personne ne sache ce qu’on fait, ce qu’on
achète, ce qu’on mange...) Un jeune guide de montagne motive ainsi sa séparation d’avec
son père : « Si tu vis avec ton père, et si tu construis une maison même à New York, elle
ne t’appartient pas, et le jour où le père meurt, tous, frères et sœurs, héritent ce que toi tu
as construit de tes propres moyens. » (Rachik, 1992.)
Légitimation
25 Les valeurs traditionnelles communautaires constituent un enjeu qui dépasse leurs
contextes habituels. Les idéologies politiques les « perpétuent » en dehors des cadres
communautaires. Des acteurs politiques, des intellectuels ont trouvé dans certaines
valeurs traditionnelles une source de légitimité. L’idéologie nationaliste, comme toute
idéologie, est sélective. La tradition est en principe valorisée, mais certaines valeurs
traditionnelles sont jugées incompatibles avec les valeurs du nationalisme. L’idéal de
l’élite nationaliste, depuis les années 30, est de créer une société culturellement
homogène où tous les Marocains doivent partager des valeurs communes. Les valeurs
traditionnelles associées aux particularismes locaux, considérées comme un obstacle à la
création d’une nation culturellement homogène, étaient combattues et parfois
violemment. C’est contre les confréries religieuses, la tribu, les dialectes berbères que
s’est affirmée l’allégeance à la nation. Allal al-Fassi (leader nationaliste) critiquait l’esprit
tribal (al-rouh al-qabaliya) et reprochait à ses contemporains de continuer à penser « à la
villageoise » (tafkir al-qarya). Une pensée nationale (tafkir watani) exige la promotion d’une
pensée globale (al-tafkir chomouliyane) qui dépasse les anciennes frontières traditionnelles
(Allal al-Fassi, 1979).
26 Cependant, les nationalistes, qui écartent tout ce qui sent le tribal, ont valorisé la jma’a
(assemblée du village, de la tribu), présentée comme le symbole de la démocratie locale, le
porte-parole des communautés rurales (al-Fassi 1952). En 1956, juste après
l’indépendance du Maroc, le parti de l’Istiqlal projetait de créer des jma’as de village élues.
Parlant de la commune rurale, en 1957, devant les fonctionnaires d’autorité, Mehdi Ben
Barka (leader nationaliste) associait la jma’a à démocratie (Ben Barka, 1957). D’autres ont
vu dans la jma’a le symbole du socialisme [voir supra chapitre, 11].
209
27 La jma’a, jusqu’à présent, demeure un espace public traditionnel où seuls les hommes
chefs de foyer participent aux réunions. Souvent, comme nous l’avons mentionné plus
haut, les étrangers résidents au village n’y participent pas. La jma’a n’est pas
nécessairement égalitaire. Elle peut être associée à une gestion plus ou moins
démocratique, oligarchique, voire despotique. Toutefois, les acteurs politiques n’en ont
souligné que l’aspect démocratique. Ce sont des militants de la société civile, engagés
dans des actions de développement rural et inspirés par des approches communautaires
et participatives, qui ont rompu avec cette vision sélective et idéalisante des institutions
traditionnelles. Pour eux, la jma’a, qui demeure valorisée en tant qu’outil mobilisateur de
groupes ruraux dans la réalisation de projets de développement (adduction d’eau potable,
électrification, alphabétisation, etc.), doit abandonner les valeurs discriminatoires et se
conformer aux normes et valeurs des démocraties modernes. Contrairement à la jma’a
idéale des nationalistes et d’autres acteurs politiques, celle observée par les militants de
la société civile n’est pas démocratique. La condition pour que cette valeur traditionnelle
perdure est qu’elle épouse des valeurs universelles.
28 Avec les acteurs politiques, les militants et les intellectuels, nous assistons à un discours
explicite sur les valeurs traditionnelles. Après l’indépendance du Maroc, les nationalistes
voulaient donner une légitimité aux nouvelles institutions démocratiques (parlement,
communes) en les rattachant à des valeurs traditionnelles. Pour les militants de la société
civile, l’autorité du passé ne suffit plus, ce qui compte c’est l’autorité des valeurs
démocratiques. La conformité au présent est plus importante que la conformité au passé.
L’attachement à une valeur traditionnelle ne va pas de soi, il est discuté à la lumière des
valeurs universelles. Même lorsque la valeur traditionnelle est maintenue, ce sont des
raisons pragmatiques qui sont avancées : la jma’a , cadre de mobilisation et de débat
public, est utile pour l’initiation et le maintien du développement rural.
37 La relation entre les valeurs traditionnelles et les valeurs modernes sera de moins en
moins pensée sur le mode de la continuité. Le passé ne servira guère d’alibi. Aux valeurs
modernes que l’on souhaite adopter, on n’essaiera pas de trouver des équivalents (ou
supposés tels) dans le passé. On mettra plus l’accent sur l’incompatibilité entre les valeurs
traditionnelles et les valeurs modernes. Pour être légitimes, les premières devront être en
conformité avec des valeurs jugées universelles comme l’égalité entre les sexes, la non-
discrimination entre les originaires et les étrangers, etc. L’accès des étrangers aux
associations et des femmes à des postes de responsabilité sera un grand enjeu pour les
jeunes leaders ruraux (Jaidi et Rachik, 2002). Défendre l’égalité entre hommes et femmes,
entre originaires et allogènes était inconcevable en milieu rural il y a une vingtaine
d’années. Le processus est encore à ses débuts, et tout porte à penser qu’il se diffusera.
D’autres types d’association, en rapport avec le mouvement culturel amazigh, se
développent en milieu rural. Là aussi, c’est en référence à des principes universels (le
respect de la diversité linguistique et culturelle, le droit d’apprendre dans sa langue
maternelle…) que la langue et la culture berbères seront de plus en plus défendues. Ce
processus d’universalisation des valeurs gagnera du terrain à mesure que se renforceront
les intervenants situant leurs sources de légitimation non seulement dans le cadre d’un
pays, d’une tradition, mais à une échelle planétaire.
38 Dans un contexte rural qui sera dominé par les jeunes leaders travaillant dans un cadre
associatif et gérant des biens collectifs modernes, le contenu des valeurs communautaires
sera de moins en moins fondé sur la réinterprétation et le compromis avec le passé, mais
de plus en plus sur un discours pragmatique et à caractère universel. Par exemple,
l’approche communautaire sera adoptée non pas seulement par respect au passé mais
surtout par ce qu’elle permet de réduire les dépenses publiques, d’accroître le sens
civique chez les intéressés, d’assurer la transparence…
NOTES
1. Paru dans Prospective Maroc 2030 : Forum II, La société marocaine : permanences, changements et
enjeux pour l’avenir, Haut Commissariat au Plan, 2006, p. 202-211.
2. Nous ne partageons pas la distinction faite entre tradition et coutume, réservant à celle-ci la
dimension normative et réduisant la première à l’aspect rituel. Par exemple, le costume d’un juge
relève de la tradition, le contenu de sa sentence relève de la coutume (Hobsbawm, 1983, p. 2-3).
3. L’explication de la dynamique des valeurs traditionnelles par l’intérêt ne doit pas conduire à
des explications utilitaristes. Il y a une grande différence entre dire que les hommes sont guidés
par l’intérêt (qui est une constatation empirique) et que les hommes ne sont guidés que par
l’intérêt (qui est un principe théorique fondant le paradigme utilitariste). [Voir Boudon, 1986,
idéologie, 216-17.] Théoriquement, nous acceptons que les gens agissent pour des raisons autres
que leurs intérêts. Nous allons examiner des situations où l’attachement aux valeurs
traditionnelles est essentiellement affectif et symbolique. De plus, l’existence d’un intérêt
n’explique pas nécessairement l’adhésion aux valeurs. Dans le conflit analysé, tous les intéressés
(membres de tribu et étrangers) ne sont pas mobilisés, n’adhèrent pas et peut-être ne sont même
212
pas au courant des valeurs en compétition. Ce que nous venons de décrire, ce sont les valeurs des
élites agissantes.
4. Cela ne veut pas dire que les communautés traditionnelles, souvent présentées comme
culturellement homogènes, ignoraient les tensions, les conflits de normes et des valeurs
(tensions entre principes de définition du groupe par la généalogie ou le territoire, entre valeurs
communautaires et valeurs individualistes).
5. Déjà en 1969, Pascon et Bentahar mentionnent ce changement de valeur chez les jeunes ruraux
qui s’emploient chez des tiers en fuyant non seulement les corvées collectives mais aussi
l’exploitation familiale : « Il n’est pas rare de voir des moissonneurs adolescents faisant des
travaux à quelques kilomètres de l’exploitation familiale alors que leur père a dû engager des
moissonneurs salariés. » (Pascon et Bentahar, 1969, p. 185.)
6. Notre analyse risque de laisser croire que les communautés traditionnelles étaient
constamment fondées sur les valeurs de solidarité, de travail bénévole, de charité et autres
valeurs du même genre et que le calcul, l’intérêt individuel et l’égoïsme, associés aux sociétés
modernes, n’y ont été introduits que récemment. Parlant de communautés traditionnelles
concrètes (et non d’idéal-types), nous pouvons dire que l’égoïsme et le calcul non seulement y
étaient des principes d’action sociale mais qu’ils y étaient ritualisés. Plusieurs sacrifices collectifs
célébrant la solidarité du groupe (repas pris en commun) comprennent des phases où le calcul et
l’égoïsme des participants sont mis en scène (phase de la vente aux enchères consacrant
l’appropriation individuelle des sacrifices) [voir chapitres, 1, 4, 6].
7. H. Rachik, rapporteur, Enquête nationale sur les valeurs ; à paraître [parue en 2005].
8. Citons à titre d’exemples : le PAGER (Programme d’approvisionnement groupé en eau potable
des populations rurales, ministère de l’Equipement) ; le Programme rural (ministère de
l’Intérieur et UNICEF) ; PCIME (Prise en charge intégrée des maladies de l’enfant, ministère de la
Santé) ; Agence de développement social et, tout récemment, l’INDH (Initiative nationale pour le
développement humain).
RÉSUMÉS
Nous partons d’un examen critique du concept de tradition, au sens d’une soumission
irrationnelle à l’autorité du passé, pour analyser différentes dynamiques des valeurs
communautaires traditionnelles. Celles-ci sont en rapport avec la désagrégation des structures
traditionnelles et le renforcement de l’autonomie des individus. Nous avons analysé des
processus concrets en montrant comment des acteurs, qui étaient naguère contraints de
respecter des normes traditionnelles, en sont venus à les remettre en cause.
213
Introduction
1 J’ai commencé par étudier des conflits sociaux et des représentations en rapport avec
l’identité tribale et l’identité marocaine, mais loin de toute réflexion sur les identités
collectives (Rachik, 1982, 1988, 1997, voir supra chapitre 16). A la fin des années 90, j’ai
étudié la question des identités en élargissant le champ de mes recherches aux discours
idéologiques nationaliste, amazigh et religieux.
2 L’identité collective est un moyen de classification des individus et des groupes sociaux.
Les critères de classification sont multiples et divers : la tribu, l’ethnie, la religion, la
langue, la nationalité, le métier, la confrérie. En milieu tribal traditionnel, le nom par
lequel une personne est identifiée réfère souvent à des groupements tribaux. Il a souvent
la même structure. Il comprend le nom personnel et le nom du père suivi du nom porté
par un groupe social. Sa caractéristique est sa relativité en ce sens que son contenu
dépend du contexte social de son utilisation (chapitres 19 et 24). Dans un village, le
prénom suivi de celui du père peut être approprié. Dans une assemblée tribale large, dans
un marché ou en ville, le nom doit inclure le nom d’un sous-groupement tribal. Si celui-ci
est suffisamment petit pour être connu à l’extérieur, les personnes porteront le nom du
groupement le plus large, la tribu, la confédération de tribus, la région (Gellner, 1969,
p. 36-37 ; Geertz, 1979, p. 142-50 ; 1986, p. 83-88). Toutefois, il ne s’agit que d’options, et
les gens ne sont pas astreints à cette logique ascendante. Mohamed Khattabi choisit le
nom de son village, peu connu comparé à la région du Rif. Mokhtar Soussi opta pour sa
région, alors que son frère se contenta du nom de son village.
3 L’identité tribale ne sert pas seulement à identifier les individus. Elle ne dit pas seulement
ce qu’ils sont mais ce qu’ils doivent faire. Les droits et les obligations liés aux biens
collectifs (équipements hydrauliques, parcours collectifs, mosquée) sont définis en
fonction de l’appartenance aux groupes concernés. Les étrangers, par exemple, sont
exclus de toute gestion collective (chapitres 17 et 18).
4 En milieu urbain, à défaut de groupes tribaux structurés, la référence à l’identité est
lâche, et les gens l’utilisent davantage comme un système classificatoire selon lequel ils se
perçoivent et perçoivent les autres et accessoirement comme une ressource qui leur
permet d’organiser certaines de leurs relations sociales (transaction commerciale,
échange de services, choix du conjoint). Je n’ai pas eu l’opportunité d’étudier ce type de
relations, mais je me suis intéressé à un autre mode d’identification plus global, en
215
rapport avec les notions de beldi et de roumi. L’objectif étant de dégager à partir des
contextes où ce couple est utilisé, notamment l’ameublement et le costume, des
représentations de l’identité marocaine (chapitre 16).
5 C’est avec l’idéologisation des identités collectives que nous allons assister à des discours
explicites et systématiques valorisant telle identité et rejetant telle autre. L’idéologie, qui
n’est pas prise, ici, dans un sens péjoratif, est un système culturel nécessaire à l’action
politique. Elle est la partie la plus explicite, la plus systématique et la plus activée de la
culture en général. L’idéologisation de l’identité collective passe par l’élaboration d’un
discours explicite qui répond à des questions du type « Qui sommes-nous ? » « Quel type
de société devons-nous construire ou reconstruire ? » « Comment définir le rapport à
l’Autre ? » (chapitre 26). En réaction à la colonisation, l’identité marocaine était explicitée
par des intellectuels nationalistes qui la fondaient essentiellement sur l’arabité et
l’islamité. A partir des années 70, le Mouvement culturel amazigh a reproché à l’idéologie
nationaliste sa conception réductrice de la nation marocaine et a proposé de la fonder sur
la diversité et l’égalité des langues et des cultures (chapitre 23).
6 Deux perspectives peuvent être distinguées dans l’étude des identités collectives. Celle
que nous venons de présenter, où l’observateur restitue la conception que les acteurs se
font de leur identité, et celle où l’observateur détermine l’identité du groupe étudié.
Brunot définit le Marocain en termes de traits psychologiques et culturels tels que la
vanité, la cupidité, et l’excès (chapitre 20 et 21). Berque considère que la culture
marocaine (précoloniale et au sens savant du terme) était caractérisée par le réalisme et
le pragmatisme. Les juristes ne s’intéressaient pas à la partie spéculative du droit mais à
celle tournée vers la vie pratique (chapitre 22). Geertz trouve que l’islam marocain est
caractérisé par le fanatisme, l’agressivité et la sévérité morale (chapitre 33).
7 Au-delà des contenus (nationaliste, amazigh, islamiste) qui sont nécessaires aux identités
collectives, j’ai étudié leurs formes. J’ai montré que des conceptions de l’identité, qui
s’opposent farouchement sur le plan idéologique, peuvent partager des formes
identitaires communes. J’ai distingué l’identité collective molle et l’identité collective
dure. La première est fondée sur des idées diffuses et portée par une catégorie sociale
dont les contours sont vagues. La seconde est portée par un groupe social structuré dont
l’élite produit et diffuse une idéologie caractérisée par une classification univoque et
exclusive et par une conception essentialiste, uniformisante, purificatrice et totalitaire
(chapitres 24 et 25).
216
juste à côté) mais dans le salon traditionnel. Tout l’ameublement de la maison est
importé, sauf le salon marocain qui, nous l’imaginons, est l’œuvre des artisans de Fès.
4 Lorsque les gens ont un grand espace, le dilemme entre les deux modes d’ameublement
est résolu en adoptant le salon marocain et le salon européen. « Même chez le bourgeois
européanisé, la tradition résiste encore sur un point. On rencontre souvent des intérieurs
où toutes les pièces sont meublées à l’européenne, à l’exception du salon qui reste
conforme au vieil usage : divans bas, chargés de coussins brodés, tentures murales de
couleur, tapis de Rabat... Dans certaines maisons riches, il y a deux salons, l’un à la mode
européenne l’autre à la mode marocaine. De toute façon, s’il n’y a qu’une pièce qui
demeure conforme à la tradition, c’est toujours celle-là. » (Adam, 1968, p. 140). Parlant de
juifs marocains qu’il considère comme désireux d’« adopter jusque dans ses moindres
détails la vie européenne », Villème remarquait que la « seule concession à la coutume
ancienne est la coexistence très fréquente de deux salons : l’un meublé à l’européenne,
l’autre à la marocaine… » (Villème, p. 82).
5 Répondant à la question de savoir s’ils souhaitaient aménager leur intérieur
« entièrement à la mode traditionnelle, entièrement à la mode européenne ou de façon
mixte », 93 % de jeunes lycéens de Casablanca et de Fès (418 enquêtés) ont opté pour une
solution mixte, 4 % pour la mode européenne et 1 % pour la mode traditionnelle (Adam,
1963, p. 107-108). Le compromis entre les deux modes d’ameublement n’est pas exclusif à
la génération des pères. Même actuellement, et chaque fois que le budget domestique et
l’espace habité le permettent, les jeunes couples perpétuent le même compromis.
6 Comprendre la raison d’être de ce compromis, c’est saisir les significations et les usages
des deux modes d’ameublement. Le salon roumi est arrangé à l’occidentale, il est
généralement garni d’un canapé, de deux fauteuils et d’une table centrale
(occasionnellement des petites tables latérales, des coussins...). Le salon beldi reproduit de
façon ostentatoire l’ameublement traditionnel de la pièce principale de la maison ; il se
compose de banquettes couvertes de matelas et de coussins, le tout adossé au mur et
faisant le tour de la pièce. Le salon beldi est consommateur d’espace, il ne peut être en
avant d’un meuble et n’admet pas la concurrence d’autres meubles tels que l’armoire, le
buffet-vitrine ou la bibliothèque. Pour accentuer l’aspect beldi du salon, on ajoute du
zellige (mosaïques incrustés dans le mur 2). Parfois, l’usage du stuc constitue la touche
finale : il s’agit d’un travail en plâtre, soit au plafond, soit en frise entre le mur et le
plafond. Celui-ci peut être aussi en bois avec des motifs traditionnels.
7 Le salon roumi est généralement le coin intime de la famille où l’on regarde la télévision,
où l’on écoute la musique. C’est aussi le lieu où l’on reçoit amis et parents lorsqu’ils ne
sont pas nombreux. En principe, on n’y mange pas, tout au plus y sert-on des boissons. A
l’opposé, le salon beldi est souvent inoccupé, voire désolé. Il est ressuscité pendant les
fêtes et les réceptions cérémonielles où il est exhibé, admiré.
8 L’introduction du salon roumi a créé un redoublement d’objets (deux types de salon) et
par là même une adaptation du dispositif mobilier « traditionnel ». Celui-ci ne recevait
pas le nom de salon beldi, qui est récent et qui n’existe que par opposition au salon roumi.
Le dispositif précédent, composé des mêmes éléments, reçoit un nom qui ne réfère à
aucune dichotomie : bit diyaf, la chambre des invités. Nommer une pièce de la maison
était une manière d’indiquer sans ambages sa fonction. Ce qui n’est pas le cas de
l’expression salon beldi qui est équivoque. Elle est composée de deux mots qui
normalement doivent s’exclure. Au Maroc, un salon est forcément moderne. Derrière le
218
mot beldi, il faudrait identifier des changements dans les perceptions de l’Occident et du
patrimoine traditionnel.
9 Pourquoi alors adopter une nouvelle expression pour désigner un mode d’ameublement
ancien ? C’est que le salon beldi, contrairement à la « chambre des invités », n’est pas
solitaire, il partage le même espace, la réception, avec le salon roumi. La réception est
souvent « un espace semi-ouvert, sans cloisons mais avec des repères plus ou moins fixes
comme demi-murets, moucharabieh, différences de niveau... qui permet de voir ou
d’entrevoir deux ou trois sous-espaces différents : « un salon marocain » (beldi ou taqlidi
quant il est nommé en arabe) garni donc de banquettes faisant le tour de la pièce ; un
« salon moderne » (encore appelé européen) garni de canapés et fauteuils et un coin de
feu, espace petit, intime... » (Naves-Bouchanine, 1988, p. 287). La position spatiale
qu’occupe le salon beldi est nouvelle. Son nom et sa signification sont fonction d’une
contiguïté avec un mode d’ameublement occidental. C’est au moment où de riches
citadins avaient voulu meubler un grand espace (grands appartements et villas) qu’était
apparue l’idée d’un salon beldi, construit par opposition au salon roumi introduit au Maroc
par les Européens.
10 En fait, la nouvelle expression salon beldi ne désigne pas un mode d’ameublement ancien
et traditionnel mais une cohabitation récente entre deux modes d’ameublement
répondant à deux fonctions différentes. C’est une négociation délicate opéré par des
citadins qui ne peuvent ou ne veulent renoncer ni à la « tradition » ni à la « modernité ».
Mais la négociation et le compromis se font selon une nouvelle vision du traditionnel et
de l’occidental. On adopte l’ameublement occidental parce qu’il est quotidiennement
fonctionnel sans sacrifier la dimension esthétique et rituelle de l’organisation domestique
de l’espace.
11 Un cas-limite illustre mieux cette association entre l’européen et le fonctionnel, d’une
part, et le traditionnel et le cérémoniel, d’autre part. Un riche commerçant de Fès a
construit, au début des années 50, deux maisons dans son vaste jardin boisé. « L’une des
maisons est de style traditionnel flamboyant destiné à offrir, dans un cadre d’opulence
extrême, de brillantes réceptions tant aux industriels et commerçants européens... qu’aux
grandes familles marocaines à qui il convient d’affirmer sa puissance. L’autre maison,
d’une conception bien plus moderne, est européenne tant par sa forme que par son
ameublement. Habitée en permanence par le maître de maison, elle est, lors des grandes
réceptions, réservée aux femmes que ne gêne donc pas, grâce au jardin, la proximité des
étrangers. » (Villème, p. 80.) Ce n’est pas seulement la réception qui est divisée en une
partie traditionnelle et une autre moderne mais tout l’espace habité. (Notre commerçant
vit quotidiennement dans la partie européenne de sa villa. La maison traditionnelle
assure seulement une fonction cérémonielle.)
12 On assigne au roumi, à l’occidental, une dimension technique utilitaire, et au beldi une
dimension, cérémonielle, symbolique et affective. C’est comme si, par le mot beldi, on
tendait à assigner une limite à une occidentalisation intégrale. Il existe des domaines
auxquels le beldi, revu et repensé, est plus approprié. Le domaine rituel est tout indiqué.
Le salon marocain est un espace cérémoniel, un espace auxiliaire qui vient au secours du
salon européen pendant les fêtes et les cérémonies où le nombre d’invités excède la
capacité d’accueil de ce dernier.
13 Le couple beldi-roumi, comme d’autres couples classificatoires, induira en erreur si on
maintient séparés les éléments qui relèvent de chaque classe. Il ne s’agit pas d’une
juxtaposition de deux types d’ameublement mais d’une nouvelle structure
219
d’ameublement, même si les éléments qui la composent ont des fonctions et des
significations différentes dans des contextes antérieurs. Nous sommes en présence d’un
redoublement d’objets. Il est fort possible que lorsqu’il y a plusieurs exemplaires l’un des
objets se libère de sa fonction objective au profit d’un usage symbolique (Thysen, 1983).
Le salon beldi est souvent réduit à sa dimension rituelle et esthétique. La fonction
utilitaire quotidienne est assurée par le salon roumi.
14 L’ameublement en beldi et roumi nécessite un grand espace. Peu de gens en fait ont la
possibilité de posséder les deux types de salon3. Mais pour ceux qui en ont les moyens, le
choix de posséder plusieurs salons européens est une possibilité qui est rarement
observée. Le redoublement d’objets ne serait donc pas seulement motivé par des raisons
ostentatoires. Il n’est possible que dans la mesure où des objets anciens sont valorisés. Et
dans notre cas, valoriser un objet ancien, c’est lui assigner une fonction rituelle et
cérémonielle. Ceci est encore avéré sur le plan vestimentaire où le choix des pratiques est
largement plus grand.
15 Les femmes citadines portaient traditionnellement un hayek, vaste pièce de cotonnade
blanche dans laquelle la femme se drapait pour sortir. A partir des années 50, le hayek
commence à être sérieusement concurrencé avant d’être supplanté, dans plusieurs villes
du Maroc, par la djellaba. Celle-ci s’est imposée malgré la résistance des nationalistes et
des autorités marocaines qui la trouvaient non conforme à la tradition. Le pacha de Fès
prenait même des sanctions pénales contre les femmes qui persistaient à la porter
(Villème, s.d., p. 61).
16 La djellaba subit ensuite plusieurs changements. « D’abord absolument classique et
simplement empruntée à l’homme, la djellaba commence elle-même à évoluer ; en effet,
depuis deux ou trois ans, on assiste [fin des années 40] à la naissance d’une véritable
mode créée à Fès, et les élégantes se mettent à porter des djellabas à empiècement et
emmanchures montées avec épaulettes à la façon des tailleurs féminins modernes,
rangées de boutons sur le devant... C’est là quelque chose de très nouveau, un véritable
essai de modernisation d’un vêtement typiquement marocain. » (Villème, s.d., p. 61.) Le
changement le plus important, parce qu’il touche non seulement la forme mais aussi la
structure de la djellaba, se situe au début des années 60 : de jeunes femmes ont opté pour
une djellaba sans capuchon et sans voile4.
17 Parallèlement aux changements que connaît le costume traditionnel citadin, l’adoption
du costume européen se diffuse notamment chez les filles scolarisées et plus tard les
femmes travaillant en dehors du foyer (employées et fonctionnaires notamment). Le lbas
roumi s’applique à tous ces vêtements récemment introduits que seules des femmes
occidentales portaient (jupe, robe, etc.). Le lbas beldi s’applique aux vêtements
traditionnels qui sont produits de façon artisanale (djellaba, cafetan, qmiss, etc.). Le
costume des hommes le plus répandu était la djellaba (vêtement de dessus à manches
courtes muni d’un capuchon), le burnous (vêtement d’extérieur, cape très large et sans
manches munie d’un capuchon) et le haïk (Besancenot, 1988, p. 139, Laroui, 1977, p. 31). La
chaussure la plus répandue, notamment en ville, est la balgha (babouche). Comme
coiffure, le turban (rezza) était généralement utilisé. C’est une « longue pièce de tissu que
l’on porte enroulée autour de la tête en savantes torsades » (Villème, s.d. p. 58) 5.
18 A noter que, pendant la colonisation, même ceux qui adoptent le costume européen font
une concession au niveau de la coiffure. C’est le fez, nommé localement tarbouch, de
lainage rouge agrémenté d’un gland de soie noire (Besancenot, 1988, p. 143) qui devient la
coiffure du citadin moderne6. En portant le costume européen sans renoncer au fez, l’élite
220
tend à changer. » Le salon beldi « est plus carré que rectangulaire. D’inspiration très
largement traditionnelle, il s’éloigne pourtant souvent, en matière de décoration, dudit
modèle : choix des tissus, hauteur et largeur des banquettes, éléments de décoration
murale. » (Navez-Bouchanine, 1988, p. 287.)
25 Voici comment une grande maison de fabrication d’ameublement (Richbond) entend
adapter le salon traditionnel. L’une de ses pages publicitaires présente une vision plus
occidentale du salon traditionnel. Elle commence par en souligner les défauts :
« Votre salon marocain ne vous satisfait plus. Vous êtes las de ces divans si hauts où
l’on est plus perché qu’assis, si lourds qu’il faut se mettre à plusieurs pour en
déplacer un et si aisément déformables que l’on est obligé sans cesse d’en retendre
le tissu. Vous redoutez le moment inévitable où il faudra tout découdre pour laver
et sécher la laine. Enfin et surtout, vous en avez assez d’avoir dans votre maison un
espace perdu, une pièce si peu utilisée et déserte à longueur d’année. Il est peut-
être temps pour vous de découvrir la banquette à ressort « Impériale » de Richbond,
car dans bien des maisons déjà, elle a transformé le salon marocain en une pièce où
il fait bon vivre tous les jours en famille et avec ses amis. Pas trop haute pour un
confort maximum et très légère, elle est faite de ressorts en acier trempé
indéformable qui lui confère une tenue exceptionnelle et une longévité. »
26 Avec les grands fabricants d’ameublement, la frontière entre les deux modes
d’ameublement devient ambiguë. Avec des arguments fonctionnels, le salon marocain se
rapproche du salon européen. Le fabricant moderne entend enterrer la raison d’être du
salon traditionnel. On reproche au matelas traditionnel d’être si haut comme si notre
riche citadin pouvait mettre moins de laine. Le salon beldi est d’abord prestigieux, et la
chère laine en est l’élément principal, et plus il y a de laine plus on est perché. On
reproche au matelas traditionnel d’être lourd, mais dans la maison du riche, les femmes
et les domestiques ne manquent pas. On reproche aussi au salon traditionnel d’être
désolé, mais que faire des grands espaces qu’on ne peut pas totalement et
quotidiennement occuper ? On oublie que le salon beldi est associé à une logique
d’abondance et de fête. Avec la logique actuelle de la rareté et du calcul, on va
s’accommoder des matelas de série, mais on va continuer à leur appliquer le même nom
ancien.
27 Que reste-t-il de l’ameublement et des vêtements qualifiés de beldi lorsque de nouveaux
cadres spatio-temporels, de nouvelles fonctions et significations leur sont assignés ? Le
nom, certainement ; la joie, comme dans toute fête, d’accentuer l’aspect esthétique et la
séparation avec le quotidien dominé par l’utilitaire ; la jouissance du collectionneur qui
exhibe des pièces de sa chère collection ; l’illusion d’entretenir une spécificité et de
brandir une identité...8
NOTES
1. Paru dans Egypte/Monde arabe, n° 30-31, 1997, p. 293-301.
2. « Cette famille très évoluée, une des rares dont les jeunes filles aillent au lycée, sortent
dévoilées et assistent aux réceptions, habitent une vaste maison où l’on voit des salons
traditionnels aux murs couverts jusqu’à deux mètres du sol d’une surabondance de zelliges... »
222
« Les riches notables qui construisent des maisons à allure traditionnelle apprécient la
surabondance du décor : les zelliges, jadis limités aux côtés des portes ou au pourtour des
fenêtres, envahissent les murs, les sculptures de plâtre et recouvrent parfois des plafonds
entiers... » (Villème, s.d., p. 69, 71).
3. Chez les couches sociales modestes, « le mobilier est strictement traditionnel, l’armoire n’a pas
supplanté le coffre, le fauteuil ni la chaise n’ont fait leur apparition, la table à manger reste
petite, ronde, basse et de bois grossier, les ustensiles de cuisine et le service de table n’ont encore
rien emprunté aux mœurs européennes, la natte de jonc recouvre seule le parquet. » (d’Etienne,
1950, p. 29). Actuellement, le plus courant en ville est la pièce principale meublée modestement
comme un salon beldi. Personne n’ose l’appeler ainsi, c’est une pièce qui répond à plusieurs
usages (on y mange, on y dort et, faute de mieux, on est souvent obligés d’y recevoir).
4. La djellaba sans capuchon était présentée comme l’une des causes de la sécheresse du début
des années 60. Je me rappelle des manifestants qui scandaient dans la rue : « jellaba bla qoubb
(djellaba sans capuchon), ma khellat chta tsebb (empêche la pluie de tomber) ».
5. La taguiya, elle, était une coiffure qui semble avoir tardivement intégré le costume
traditionnel. C’est une calotte de laine tricotée à l’aiguille.
6. « Le tarbouch, introduit d’abord dans l’armée, ne gagnera les couches urbaines que tout à fait à
la fin du siècle. » (Laroui, 1977, p. 32.)
7. Nous venons de commencer une étude des images des manuels scolaires officiels en fonction
de nos questions relatives aux types de vêtement. Voici quelques résultats partiels. Nous avons
recensé, dans un manuel de lecture en arabe (4e niveau primaire) 81 images en rapport avec le
costume. Nous avons distingué trois catégories d’image :
a. image représentant une ou plusieurs personnes ne portant que des vêtements traditionnels ; b.
image représentant une ou plusieurs personnes ne portant que des vêtements modernes ;
c. image où les deux types de vêtement sont représentés.
On dirait que les rédacteurs du manuel n’ont pas laissé au hasard la fréquence des images
représentant les vêtements beldi et roumi. L’équilibre entre les deux types de vêtement est
presque parfait. La moitié des images (46 %) relèvent de la troisième catégorie, alors que les
première et deuxième catégories en représentent 24 % et 30 %. Toutefois, les enfants portent
souvent le vêtement occidental. Sur 52 images, seulement 4 représentent des enfants (dont 3 en
milieu rural) portant un vêtement traditionnel. Le seul enfant citadin habillé à la traditionnelle
est une fille impliquée dans la cérémonie du henné. Seul le cérémoniel justifie le recours au
vêtement beldi. Excepté le contexte cérémoniel, l’enfant est présenté comme occidentalisé sur le
plan vestimentaire. Par contre, les images représentant des adultes consacrent une large place au
vêtement traditionnel (47 images sur 91).
8. Ceci est proche d’un discours savant qui recommande d’adopter la technique occidentale
(conçue comme universelle) tout en sauvegardant la spécificité marocaine. La spécificité étant
réduite à des éléments de la culture (langue, religion, coutumes).
RÉSUMÉS
Le vocabulaire est une entrée pratique et précieuse pour l’analyse des représentations
culturelles. Au Maroc, plusieurs objets sont classés en beldi et roumi. Le premier désigne des
objets locaux, le second des objets originaires de l’Occident. Nous avons interprété comment ce
couple est appliqué au costume et à l’ameublement et comment il renseigne sur les places
223
respectives accordées au traditionnel et au moderne, sur les compromis que les gens font pour
leur assigner de nouvelles fonctions. Par exemple, l’association du fonctionnel au roumi, et du
cérémoniel au beldi.
224
1 Au Maroc, pour s’identifier, les gens peuvent se référer à la nation, à une tribu, à une
localité large qui regroupe plusieurs tribus, à un groupement linguistique (berbère,
arabe), à une religion (musulman, juif)… Je propose de considérer, dans leurs rapports
avec la question de l’identité collective et dans une perspective dynamique, les usages
politiques des notions de tribu (arabe : qabila ; berbère : taqbilt, taqbicht), de nation et de
patrie (arabe : oumma, watan).
2 Nous présenterons brièvement les caractéristiques principales de l’identité tribale
traditionnelle. Ensuite, nous montrerons brièvement comment, durant la période
coloniale, la référence à la tribu était bannie par les nationalistes au profit de notions et
de symboles référant à une idée plus abstraite et plus globale qu’est la nation. Cependant,
l’essentiel de cet essai est de savoir comment actuellement des Marocains socialement
situés combinent leurs loyautés à la tribu et à la nation. En d’autres termes, il est
intéressant de considérer l’usage politique qui est fait de l’identité tribale dans un
contexte où la loyauté la plus large est située au niveau de la nation.
3 La réponse à ces questions ne peut être générale. Nos propositions s’appuieront
principalement sur deux enquêtes de terrain. Seront étudiés deux conflits sociaux où les
notions de tribu, de nation et de citoyenneté… sont mobilisées. Nous essayerons de
montrer à travers l’étude de ces conflits que la hiérarchie des loyautés n’est pas toujours
la même pour les différents acteurs en conflit, que l’usage de telle ou telle notion
moderne ou traditionnelle dépend de la logique de la situation politique définie
essentiellement par la nature de l’enjeu et les stratégies des acteurs en conflit.
contenu dépendait du contexte social de leur utilisation. Dans le village, le nom personnel
suivi de celui du père peut être approprié. Dans une assemblée tribale large, dans un
marché ou en ville, le nom doit inclure le nom du clan (sous-groupement tribal constitué
souvent d’un ensemble de villages). Si le clan est suffisamment petit pour être connu à
l’extérieur, les personnes porteront le nom du groupement le plus large, la tribu ou la
confédération de tribus (voir Gellner, 1969, p. 36-37 ; Geertz, 1979, p. 142-50 ; 1986, p.
83-88 ). Pour résumer, une personne ne porte pas un nom unique et définitif, mais dispose
d’un stock de noms, dont la richesse dépend de la complexité des groupements auxquels
elle appartient et dont l’utilisation repose sur le contexte social.
5 L’identité tribale est relative et contextuelle. Mais elle ne sert pas seulement à identifier
les individus en identifiant les groupements auxquels ils appartiennent. Elle n’est pas
seulement utilisée (comme c’est le cas souvent en milieu urbain) comme un système de
classification de personnes et de groupes. Elle est essentiellement un ensemble de
principes et de règles selon lesquels des statuts et des rôles politiques sont définis et
attribués.
6 En milieu rural, une personne appartient souvent à plusieurs groupes emboîtés (par
exemple, le lignage, le village, la tribu). Chaque niveau de groupement correspond à
l’appropriation de biens communs et la défense d’intérêts communs. Les membres d’un
village posséderaient une mosquée, des équipements hydrauliques (bassins d’eaux,
canaux d’irrigation…). Les membres d’un clan, un groupe de villages, défendraient des
parcours pastoraux... Les droits et obligations liés à ces biens collectifs sont définis en
fonction de l’appartenance aux groupements concernés. Appartenir à un groupe, porter
ou revendiquer son identité, implique des droits (accès aux biens collectifs, aux
équipements hydrauliques, aux parcours) et des obligations politiques (participation dans
le financement et la gestion de ces biens).
7 Pour les groupements tribaux, les biens collectifs constituent le centre de l’organisation
sociale et politique. La résidence dans un village, par exemple, n’implique pas
nécessairement l’accès à ces biens. Seules les personnes identifiées, en termes politiques,
comme appartenant à ce village ont le droit et le privilège d’exploiter ces biens.
8 Il faudrait noter que l’identité tribale a un fondement politique (et, faut-il le répéter, non
biologique, appartenance à un ancêtre commun), et de ce fait, elle n’est pas immuable.
Suivant les contextes, on peut l’acquérir comme on peut la perdre. C’est le statut de
l’étranger qui illustre clairement le caractère et le contenu politique de l’identité tribale.
Il existe maints processus par lesquels un étranger intègre le groupe hôte.
9 Lorsque le réfugié est accepté par son protecteur, il ne peut pas porter immédiatement le
nom du groupe hôte. Les règles de l’adoption et de l’assimilation des étrangers sont
différentes et dépendent de l’ouverture du groupe, de sa taille et aussi du statut social de
l’étranger. Il arrive que le premier immigrant n’ait pas accès à l’identité du groupe hôte.
Ce sont ses descendants qui peuvent devenir progressivement des membres du groupe.
10 Dans tous les cas, intégrer un groupe, porter son nom, est un processus politique. Un
étranger peut venir d’une tribu voisine, parler la même langue, partager la même culture
que le groupe hôte, mais cela reste insuffisant car le contenu de l’identité est politique. Ce
qui est crucial, c’est moins ses attributs culturels ou linguistiques que son statut social et
le réseau social qu’il peut mobiliser pour intégrer le groupe hôte (protecteur, amis,
parents) (Rachik, 1992, p. 144-147).
226
Le temps de la nation
12 Durant le protectorat (notamment à partir des années 30), la notion de watan, qui signifie
la patrie, devait s’affirmer d’abord en niant les entités locales et autonomes telles que la
tribu ou la confrérie. Il va sans dire que cette période a favorisé l’émergence ou du moins
le renforcement de l’identité nationale. L’élite nationaliste devait mobiliser les Marocains
sur une base nationale impliquant des idées telles que le destin commun, la liberté et
l’indépendance. La tâche des nationalistes fut facilitée par la politique berbère coloniale
selon laquelle les Berbères sont supérieurs aux Arabes (Landau, in Bidwell, 1973, p. 60 ;
Ajeron, 1973). Le résultat majeur de cette politique berbère fut le Dahir berbère qui visait
à soustraire des communautés berbères du droit musulman et les soumettre à des
coutumes locales. Ce qui nous intéresse ici, c’est que le Dahir berbère a donné aux
nationalistes l’opportunité de renforcer l’unité des Marocains fondée sur la religion et
non sur la langue. Comme l’a précisé Allal al-Fassi, un leader nationaliste, « le Dahir
berbère nous a fourni une cible concrète d’attaque » (Bidwell, 1973, p. 275-276).
13 La politique de l’administration coloniale de renforcer les frontières tribales, le
gouvernement traditionnel, les seigneurs locaux, les particularismes linguistiques et
religieux a objectivement instauré le fondement politique de l’identité nationale. Les
nationalistes ont créé peu après (1934) le Bloc d’action nationale, le premier groupement
politique, à notre connaissance, à s’identifier en tant que groupement politique national (
watani). Ils ont ouvertement combattu les identités locales et tribales. La référence à la
tribu et à la confrérie était bannie (al-Fassi, 1979, p. 21-24, 51-55).
14 Un autre aspect de la question fut la division de l’élite nationaliste. Le destin commun, le
désir d’indépendance est insuffisant. Pour résoudre les questions liées à la compétition
politique entre les différentes tendances, les nationalistes ont trouvé dans le sultan du
Maroc un symbole unifiant. Sa déposition et son exil en 1953 et son retour triomphal ont
contribué à faire du trône le symbole (ramz) du pays et de la nation (voir Geertz, 1968,
p. 74-82, 127-129).
loyauté la plus large doit se faire à l’égard de la nation, nous allons considérer deux
conflits sociaux.
16 Le premier conflit que nous examinerons a lieu au début des années 80. De brèves
informations sur les tribus en conflit sont indispensables. Pendant la période
précoloniale, les deux tribus en conflit, Aït Belqacem et Aït Wahai, constituaient, avec une
tribu voisine Aït Abbou, une sous-confédération tribale appelée Aït Zekri, appartenant à
la confédération Zemmour (région de Rabat). Les tribus Aït Zekri constituaient un
groupement politique scellé par un pacte d’alliance militaire (dit localement khawa, mot
arabe qui signifie fraternité). Elles étaient aussi traditionnellement reconnues par le
pouvoir central comme formant une unité politique et fiscale (rba’, le quart). Pour
faciliter la collecte et la répartition, la confédération était divisée en cinq « cinquièmes » (
khoms), et chaque cinquième était subdivisé à son tour en « quarts » (rba’). Pendant la
période coloniale, l’administration a maintenu pour longtemps l’unité et les limites
traditionnelle des Aït Zekri. Jusqu’à la fin des années 40, plusieurs structures
administratives et judiciaires groupaient les trois tribus sous le nom traditionnel des Aït
Zekri.
17 En 1959, trois années après l’indépendance du pays, la collectivité Aït Zekri fut divisée en
deux communes rurales : l’une, appelée Khemis Sidi Yahya (en référence à un souk
hebdomadaire qui se tient aux environs d’un saint local Sidi Yahya), groupait les deux
tribus en conflit et l’autre, dite Sidi Allal Lamsedder (nom d’un saint local), correspondait
à la tribu Aït Abbou.
18 Sur le plan juridique, la commune est une collectivité territoriale de droit public dotée de
la personnalité morale et de l’autonomie financière. C’est une collectivité décentralisée
dont le conseil est élu au suffrage universel. L’administration centrale, encore influencée
par les idées nationalistes et dominée par des membres ou des sympathisants des partis
politiques issus du Mouvement national, a essayé d’établir un découpage administratif qui
ne recoupe pas les limites tribales. Même lorsque cela était possible, les communes
rurales ne devaient pas porter les noms des tribus auxquelles elles correspondaient. Ces
brèves données visent seulement à montrer que les groupes en conflit avaient plusieurs
éléments en commun : un nom, des intérêts, un passé et des institutions.
19 Quelle est la nature du conflit ? Depuis au moins 1979, les représentants de la tribu Aït
Belqacem ont commencé à contester le découpage administratif qui les réunit dans une
même commune avec la tribu voisine. Une demande de retrait des Aït Belqacem de la
commune rurale a été inscrite par des conseillers communaux à l’ordre du jour d’une
séance du conseil communal, mais elle en a été rapidement retirée sur ordre du
gouverneur de la province (qui juridiquement exerce une tutelle sur les collectivités
locales). En 1981, les leaders de la tribu Aït Belqacem ont dépassé l’échelle locale en
adressant une lettre au ministre de l’Intérieur. L’objet de la lettre était clair : « la création
d’une commune rurale propre » à la tribu Aït Belqacem. Les rédacteurs de la lettre ont
demandé que la commune rurale épouse les limites tribales traditionnelles. Les raisons
avancées étaient politiques : leur intégration dans une même commune avec la tribu
voisine ne sert pas l’intérêt de leur tribu : comme les membres de la tribu voisine sont
majoritaires au conseil communal, tous les équipements créés dans le cadre de la
commune sont construits sur le territoire de leur tribu : le marché, le dispensaire,
228
l’école... : « Le découpage électoral qui a eu lieu en 1959 n’a pas été effectué dans notre
intérêt. Car il nous a subordonné à une commune lointaine à savoir la commune de
Khemis Sidi Yahya qui comprend également la tribu Aït Wahi… Les recettes de notre
tribu, celles du souk Sebt Aït Belqacem, de la forêt et des mines situées dans notre tribu
sont mise au profit de la tribu Aït Wahi puisque tous les services vitaux sont construits
chez eux. » La commune rurale n’est pas conçue comme un espace politique homogène
occupé par des citoyens interchangeables. L’allégeance à la tribu l’emporte, la commune
est ainsi réduite à une scène où se confrontent les notables des deux tribus.
20 L’un des principaux arguments soulignés par les rédacteurs de la lettre est l’éloignement
de ces services publics. Or cet argument est relatif car le siège de la commune et les
équipements communaux sont construits aux limites communes des deux tribus. De ce
fait, les douars Aït Belqacem (au moins deux douars), situés près du siège, auraient un
intérêt à rester dans l’ancienne commune ; ils seraient même désavantagés par la
création de la nouvelle commune dont le siège sera au centre, près du marché
hebdomadaire, et dont les services seront encore plus distants. En tout cas, les leaders de
ces douars ont préféré être loin des services publics de leur propre tribu que d’être
proche de ceux de la tribu voisine.
21 La lettre fut signée par vingt représentants de la tribu, à raison de deux par douars (qu’on
peut traduire par village, mais dans notre cas les habitations sont dispersées ; un douar
comprend en moyenne 80 foyers). Le douar étant l’unité intermédiaire entre les foyers et
la tribu. Il faut noter que ni le village ni la tribu n’ont une personnalité juridique. Ce sont
des groupements traditionnels de fait. Les vingt représentants ont fonctionné à l’instar
d’une assemblée traditionnelle (jma‘a) tribale, qui était et reste une assemblée informelle,
politique de facto.
22 Comment interpréter le recours à des symboles (le nom commun Belqacem) et à des
structures traditionnelles (douar, tribu, jma‘a) pour revendiquer des institutions
modernes, la commune rurale, l’école, le dispensaire, etc. ? Les classifications dualistes
telles que moderne/traditionnel, soulèvent des problèmes plus qu’elles n’en résolvent.
Les leaders ne sont ni modernes, ni traditionnels, et on ne peut résoudre la question en
disant qu’ils sont les deux à la fois. Des concepts tels que réinterprétation ou
traditionalisation sont purement descriptifs. On avance peu en débouchant sur des
propositions telles que les intéressés réinterprètent la commune rurale en lui assignant
des significations anciennes et des fonctions tribales ou qu’ils réinterprètent la tribu et
ses symboles en leur attribuant des significations et des fonctions nouvelles :
« L’institution communale n’est pas rejetée par les Aït Belqacem mais n’est pas non plus
assimilée telle qu’elle est définie par la loi. Elle est réinterprétée à partir d’un fond
traditionnel. Chez les Aït Belqacem, la commune ne peut être réduite à une collectivité
territoriale, elle doit être fondée sur des principes traditionnels qui mettent en valeur le
groupement humain. » (Rachik, 1988, p. 70.)
23 Je propose de dépasser ce genre d’interprétation (que j’ai adopté il y a quelques années)
qui renferme les idées dans une logique qui ne prend pas en compte les processus
sociopolitiques. La culture politique locale (identité et valeurs tribales en l’occurrence),
ne peut être séparée des processus concrets qui les impliquent ni des structures tribales
et du contexte global dans le cadre desquels des acteurs (leaders, suiveurs, clients)
agissent en fonction d’intérêts actuels. On peut analyser un processus concret (réunions
et délibérations au niveau des villages, choix de deux notables par village, réunion des
notables à l’échelle tribale, rédaction de la lettre…) en différentes dimensions, culturelle
229
et politique. Mais, le plus important est de savoir en fin de compte comment des acteurs
mobilisent des idées et des valeurs dans des processus politiques. Nous supposons que
lorsque les symboles d’identité collective sont engagés dans une action collective, il
faudrait les interpréter et les expliquer en fonction de la logique de la situation politique
(la démarche ne peut être la même lorsque des symboles traditionnels sont
individuellement mobilisés pour des raisons rituelles ou esthétiques, Rachik, 1997).
24 La caractéristique principale de cette situation est que les leaders doivent mobiliser les
membres de la tribu (ici ils utilisent un langage basé sur des notions locales). En même
temps, ils doivent convaincre l’administration (ici ils emploient un langage moderne).
D’une part, au niveau local, on recourt aux modes de mobilisation traditionnels, d’autre
part, pour que la revendication soit acceptée, l’argumentation des leaders doit paraître
moins tribale et davantage moderne. C’est ainsi que les leaders, non seulement
revendiquent des institutions modernes mais utilisent des symboles d’identité nationale.
La lettre fut écrite (ou supposée l’être) le 3 mars, qui est une date hautement symbolique
car elle coïncide avec la fête du Trône. Ce faisant, les leaders montrent que la loyauté à la
tribu ne contredit pas celle à l’égard de l’Etat et de la nation. Les intéressés utilisent
simultanément des idées locales et nationales car la situation politique dans le cadre de
laquelle ils sont engagés implique deux types de loyauté, deux types de culture politique.
25 Une situation où on est orienté vers des problèmes de politique locale dont la résolution
implique une orientation à l’égard du système politique en général (le ministère de
l’Intérieur, le roi) ne peut déboucher que sur une action collective qui prend en compte
les exigences des deux modes d’orientation. Ce qui, en se limitant aux idées et aux
symboles, paraît hétérogène, voire paradoxal (recours à des idées modernes et
traditionnelles, endogènes et exogènes), devient compréhensible en le rapprochant de la
situation politique dans lequel il est impliqué.
26 Au début des années 90, les leaders ont eu gain de cause. Leur commune rurale fut créée.
Et qui plus est, elle porte le nom commun de la tribu, « Belqacem ». Un seul nom pour
deux institutions : la nouvelle commune et l’ancienne tribu. Et comme la tribu ne
constitue pas une personne morale du point de vue du droit positif, la commune est
employée pour donner une base juridique à une structure tribale qu’on croyait à jamais
éteinte ou du moins agonisante. On aurait crié au scandale, on aurait jugé réactionnaire et
anti-nationaliste cette isométrie entre la commune et la tribu, si cela s’était produit dans
les années qui ont suivi l’Indépendance. On dirait que la référence à la tribu ne gêne plus
les jeunes fonctionnaires du ministère de l’Intérieur.
leur présence une opportunité qui les libère de la scène tribale. Ils n’ont pas cessé de
revendiquer devant les délégations des fonctionnaires et devant nous qu’ils étaient des
citoyens (mouatin, pl. mouatinine, mot qui dérive de watan, patrie). Pour les discréditer, ils
considèrent les notions de tribu et d’étranger comme des notions coloniales. En tant que
citoyens, les étrangers exigent que tous les Marocains jouissent des mêmes droits
abstraction faite de leurs origines tribales. Ici encore, l’étranger n’utilise pas les notions
modernes de nation et de citoyenneté parce qu’il est moderniste. Disposant des
informations sur l’enjeu du conflit, les acteurs (originaires, anciens, étrangers et
administration) et leurs intérêts, nous pensons expliquer le rejet de l’identité tribale et
l’adoption de notions modernes davantage par la logique de la situation politique que par
des dispositions que les étrangers auraient acquises à travers leurs expériences
individuelles. Plus simplement, les étrangers paraissent modernistes car les notions
d’identité tribale ne les arrangent pas. Inversement, si les membres de la tribu refusent,
dans ce contexte, les notions de citoyenneté, c’est davantage par attachement à leurs
intérêts qu’à la tradition.
37 J’espère que la logique de la situation du conflit telle que nous l’avons brièvement décrite
explique pourquoi les différentes définitions de loyauté et d’identité sont en compétition.
Dans les deux cas étudiés, nous pensons qu’il est sage d’approcher l’identité non pas
comme une catégorie ayant un contenu fixe, mais plutôt comme un ensemble
d’alternatives politiques. Ces alternatives sont influencées par la logique de la situation
politique dont la revendication de telle ou telle identité n’est qu’un élément. C’est, dans le
cas d’action collective et de conflits sociaux, l’analyse de la situation politique (enjeux,
stratégies des acteurs, contexte politique...) qui peut expliquer pourquoi telles notions et
tels symboles d’identité collective sont choisis ou rejetés et quels nouveaux contenus ils
acquièrent. Mais on ne peut pas dire que la culture n’offre qu’un contexte à l’action
politique, comme le soutient Geertz, les éléments culturels sélectionnés sont également
déterminants dans l’action et la mobilisation politiques. Sans la référence aux idées de
tribu, du passé et du nom commun, la mobilisation des leaders, dans les deux cas étudiés,
serait nulle. Comment éliminer son concurrent sinon en invoquant la notion de tribu ?
Sans la référence aux idées de citoyenneté et de nation, comment les étrangers auraient
pu contester les idées, à leurs yeux obsolètes, de tribu et d’étranger ?
NOTES
1. Paru dans Identity, Culture and Politics, vol. 1, n° 1, January 2000, p. 35-47.
233
RÉSUMÉS
Dans les sociétés modernes, les identités tribales sont souvent bannies au profit de notions et de
symboles référant à la nation. Ce texte analyse des conflits au cours desquels des acteurs
politiquement situés invoquent la tribu et/ou la nation. Nous avons décrit la logique de la
situation qui nous a permis de comprendre les raisons qui, au cours d’un conflit, ont poussé des
leaders à recourir à la fois à des notions « tribales » et à des notions « modernes ». La même
approche en termes de logique de la situation est appliquée à un autre conflit durant lequel les
groupes concernés utilisent exclusivement soit l’identité tribale soit la notion de citoyenneté.
L’usage de telle ou telle notion dépend de la situation politique qui implique principalement la
structure des groupes en conflit et les bénéfices ou les pertes que le recours à telle ou telle notion
provoquerait.
234
1 Le mot étranger renferme au moins deux significations suivant que l’on se place au
niveau de la société globale (l’Etat, la nation) ou des communautés locales (tribu, village,
etc.). Est étranger celui « qui est d’une autre nation » ou celui « qui n’appartient pas à un
groupe (familial, social) » (Petit Robert).
2 La présente étude, tout en se limitant aux communautés rurales, tente de répondre à trois
questions principales2 :
– Comment se manifeste au niveau des représentations collectives la distinction entre
l’originaire et l’étranger ?
– Quel est le statut juridique et politique de l’étranger ?
– Quels sont les mécanismes de son adoption et de son intégration dans le groupe
d’accueil ?
Définition
3 Une première distinction devrait être établie entre une personne (voyageur, commerçant,
transhumant, etc.) qui traverse le territoire d’un groupe étranger et une autre qui quitte
son pays pour résider chez un autre groupe [omise dans le texte publié]. Des fois, ces deux
notions d’étranger se manifestent plus clairement sur le plan linguistique : chez les
Chiadma (Doukkala), on distingue « berrani mjedder » (étranger enraciné) de « berrani
tayyar » (littéralement étranger volant, étranger de passage) (Villes et tribus, p. 152). Les
deux statuts d’étranger soulèvent des questions différentes et seront traités séparément.
Commençons par l’étranger enraciné.
Étranger et généalogie
4 La définition du statut de l’étranger est intimement liée aux critères à partir desquels un
groupe social définit son identité. Ces mêmes critères qui définissent positivement un
groupe social ont une fonction discriminatoire à l’égard d’autrui, notamment l’étranger.
235
5 Un groupe peut être constitué de chefs de famille qui se considèrent – et qui sont
considérés par les groupes voisins – comme descendant d’un ancêtre commun. Les noms
collectifs qui commencent généralement par Aït, Id, Beni, Oulad, etc. impliqueraient l’idée
d’une ascendance commune. Un douar ou un village est généralement constitué d’un
ensemble de lignages. Par lignage, il faut entendre un groupe de familles qui se réclament
d’un ancêtre commun en vertu d’une règle de filiation patrilinéaire. Ces groupes
reçoivent des noms divers au Maroc : ‘adam (en arabe) et ikhs ou ighs (en berbère) qui
signifient os ; tarfiqt, etc.
6 Dans une société lignagère, un étranger est une personne qui ne peut prétendre
descendre de l’un des ancêtres communs des lignages constituant le groupe social qui
l’accueille. Selon Gellner, la généalogie est une manière de conceptualiser l’organisation
des groupes. Ceux-ci ont besoin d’un ancêtre comme d’une sorte de sommet conceptuel.
La généalogie est une représentation des divisions sociales du groupe en plusieurs
segments. L’ancêtre le plus ancien définit le groupe large, alors que ses fils ou petits-fils
(ou certains d’entre eux) déterminent des sous-groupes. D’autres ancêtres plus récents
définiront des groupes plus restreints jusqu’aux groupes englobant immédiatement les
familles. La généalogie a donc une fonction classificatoire. C’est pourquoi elle ne retient
que les ancêtres qui définissent les groupes : « Les ancêtres ne sont pas multipliés plus
que nécessaire. L’individu connaît le nom de son père et de son grand-père : après cela, il
nommera ou connaîtra seulement les ancêtres qui remplissent la tâche utile de définir un
groupe social effectif. Les ancêtres qui ne gagnent pas leur vie en accomplissant cette
tâche ne méritent pas qu’on s’en souvienne. » (Gellner, 1976, p. 10.)
7 Dans le même ordre d’idées, David Hart montre qu’au niveau des personnes, l’idée
d’appartenance à un groupe reste forte à travers le nom complet qu’elles portent.
Autrement dit, le nom d’une personne montre à autrui son appartenance communautaire.
Par exemple Muha u Addi n’Aït Brahim u Lahsine. Chez les Aït Atta (comme chez d’autres
groupes berbères), le nom personnel est suivi de « u » qui signifie « fils de », puis du
nom du père. Le nom se termine par « Aït X », X étant le nom du grand-père ou de
l’arrière-grand-père. A cet égard, Hart remarque la tendance à abréger la chaîne
généalogique : on substitue le nom de l’ancêtre à celui du grand-père : la personne sera
appelée Muha ou ‘Addi n’Aït Dahmun au lieu de Muha ou ‘Addi n’Aït Brahim ou Lahsin.
Dahmun étant l’ancêtre du lignage (Hart, p. 1981, p. 73). Ceci est en rapport avec ce que
Gellner désigne par principe « occamist » selon lequel il est inutile et pas nécessaire – dans
un certain type de généalogie – de multiplier les noms des ancêtres.
8 Le nom complet et la généalogie ne retiennent pas tous les ancêtres. Seuls ceux qui
définissent le groupe ou la personne sont pris en compte. Le reste des ancêtres, dont les
noms ne sont associés à aucun groupe, sont généralement oubliés.
9 Approchant la généalogie comme un mode de représentation de l’organisation sociale,
Hammoudi attire l’attention sur la fonction de la référence à l’ancêtre commun. En plus
de la fonction de définition du groupe dans sa globalité, la référence à l’ancêtre sert aussi
à distinguer, le cas échéant, les originaires (les anciens) des étrangers (Hammoudi, 1974,
p. 153-156).
10 L’étude de l’usage social de l’ancêtre commun montre en quoi la question relative à son
statut mythique ou réel est secondaire pour ne pas dire inutile. La généalogie est une
représentation de l’organisation sociale, et en tant que telle elle est aussi réelle que les
gens qui s’y réfèrent ou la manipulent.
236
11 La définition de l’étranger, lorsque les liens du sang définissent l’identité et les contours
d’un groupe, semble la plus précise et la plus rigide. L’étranger est facilement identifiable.
[...] La généalogie a une fonction discriminatoire, elle sert à distinguer l’originaire de
l’allogène.
12 Des auteurs rejettent le recours à l’ancêtre et à la généalogie en tant que critère dans la
définition des groupes sociaux. Selon Montagne, cette conception généalogique du groupe
n’est qu’une prénotion. Montagne donne des exemples de cantons (taqbilt) où les lignages
(ikhs) établis dans le pays ne se considèrent pas comme autochtones, mais originaires de
différentes régions du sud du Maroc. Le renouvellement constant de la population était la
conséquence des famines, des exils et des bannissements (Montagne, 1930, p. 149, 154).
13 Étudiant une tribu du Haut-Atlas (Seksawa), Berque se demande comment une taqbilt qui
interprète elle-même son nom en « fils de X », « peut-elle concilier cette appellation avec
la profession tout aussi nette d’origines diverses pour chacun des ikhs-s qui la composent,
et dont presque aucun ne remonte à l’éponyme ? » Il souligne ainsi « la différence de
nature entre la cellule sociale, l’ikhs, justiciable de rattachements successoraux précis, et
la cellule politique, composée de sous-groupes que n’unit entre eux le plus souvent aucun
lien de parenté même fictive » (Berque, 1978, p. 61).
14 Berque parle de fausse autochtonie. Les lignages composant le canton sont originaires de
différentes régions du sud du Maroc. Ils n’ont aucune gêne à avouer leur origine
étrangère. Les recherches portant sur l’origine des lignages ont conduit Berque à qualifier
le canton comme un répertoire d’origines. Il met l’accent sur la contradiction entre le
nom commun que portent les lignages d’un même canton et la diversité de leurs
provenances. Il donne maints exemples illustrant cette contradiction entre le nom de la
taqbilt et la diversité des provenances des lignages. Contrairement au lignage fondé sur
les liens du sang, la taqbilt est une cellule politique composée de sous-groupes qui ne
connaissent entre eux aucun lien de parenté, même fictive. Au niveau du groupe large,
l’accent est mis plutôt sur l’importance classificatoire des noms que sur les rapports de
parenté entre les groupes composant la taqbilt (Berque, 1978, p. 61-68).
15 Selon Gellner, il n’existe pas, chez les sédentaires, une définition généalogique des
groupes larges. Ceux-ci sont plutôt définis sur le plan géographique. Dans ce cas, le mot
Aït ne sera pas suivi d’un nom de personne mais de celui d’un toponyme (par exemple Aït
Talmest). Aussi la conception généalogique du groupe se limite-t-elle aux niveaux
inférieurs (Gellner, 1976, p. 11).
16 La même idée est développée par Hart selon qui la référence à l’ancêtre doit être traitée
différemment selon les niveaux de l’organisation sociale et le genre de vie du groupe
(sédentaire, transhumant, nomade). Au niveau des lignages (ighs) qui n’ont généralement
que quatre générations de profondeur, il est possible que l’ascendance commune
détermine les contours du groupe et que des membres de ce dernier soient en mesure de
montrer généalogiquement les liens entre eux et leur ancêtre. Ce qui n’est pas le cas au
niveau de la taqbilt où aucun lien n’est généalogiquement établi entre les ancêtres des
différents lignages (Hart, 1981, p. 73).
17 Selon Pascon, la généalogie est une représentation de la cohésion du groupe. C’est la
nécessité de fédérer des groupes sociaux qui pousserait une fédération de tribus, par
237
Le statut de l’étranger
20 Nous avons vu que la définition de l’étranger peut se situer d’abord au niveau
idéologique, notamment lorsque l’identité du groupe est fondée sur les rapports de sang.
Cependant, que la généalogie existe ou non, qu’elle ait une fonction discriminatoire ou
non, la distinction entre l’originaire et l’étranger se manifeste sur d’autres plans
juridique, politique et rituel.
21 Le statut d’une personne au sein d’un groupe social peut être ramené à un système de
droits et d’obligations. Concernant les obligations collectives, le contrat (chart) avec le fqih
constitue une occasion où la distinction entre l’originaire et l’étranger est manifeste. A
l’étranger, la jma’a, à Timahdit, ne demande aucune contribution à la rémunération du
fqih et à l’entretien de la mosquée. Et si l’étranger prend l’initiative et donne quelque
chose au fqih, son geste relève de la charité et non du contrat et du droit.
22 L’étranger ne peut présenter sa candidature à la chefferie du groupe. Chez les Aït Atta, la
tradition exigeait des originaires d’être capables de citer plusieurs ancêtres dont le
nombre peut aller jusqu’à sept. « Toute une mémoire historique, détenue par les «
anciens », situe les individus et les familles par rapport au critère de l’origine : de ce
qu’on pourrait appeler la profondeur généalogique. Quiconque veut contester un chef, ou
éliminer socialement un adversaire, commence d’abord par lui trouver une origine
étrangère à la tribu. » (Hammoudi, 1974, p. 158.) Chez plusieurs tribus, l’étranger ne peut
acheter ni la terre, ni les parts d’eau (irrigation) (Jamous, 1981, p. 67, 46) [voir chapitre 5].
23 Il n’est pas dans notre intention de donner une définition uniforme de la notion
d’étranger et encore moins un statut homogène des personnes étrangères. Plusieurs
238
variations sont observées. Le statut de l’étranger serait fonction des structures des
groupes d’accueil. Chez certains groupes, l’étranger peut rapidement en devenir membre.
Il peut participer aux obligations collectives et bénéficier des droits correspondants. Sa
position dans le groupe dépendra aussi de son statut social (chérif, fqih, etc.) et de sa
richesse. Les sociétés qui ne réfèrent pas à une « fiction » tribale sont généralement très
ouvertes aux étrangers. En effet, il existe des groupes – appelés dans le Haouz de
Marrakech soukkane, mlaqit ou ‘azzaba – formés de chefs de famille d’origines diverses,
migrant ou fugitifs, travaillant comme tenanciers et métayers sur les terres du makhzen
ou des notables. Pascon remarque que la « citoyenneté » chez les Mesfioua s’acquiert
facilement, que les étrangers sont vite assimilés. Cette force intégratrice du groupe est
due au fait qu’il s’agit d’un ramassis de gens de tous horizons (mlaqit) (Pascon, 1977,
p. 151, 167-168).
24 Dans une société caractérisée par l’emboîtement des groupes sociaux, le statut de
l’étranger est relatif. Un membre qui change de tribu n’est pas considéré sur le même
pied qu’un membre qui a simplement changé de douar tout en restant dans la même
fraction ou dans la même tribu. On distingue par exemple barrani lfakhda (l’étranger à la
fraction) de berrani laqbila (l’étranger à la tribu) (Le Coz, 1965, p. 10). Dans le Haut-Atlas,
un chef de foyer qui change de village tout en restant dans le même canton n’est pas
considéré comme étranger.
Le mariage
29 Donner ses filles au groupe protecteur est considéré comme humiliant pour le protégé.
Celui-ci ne peut exiger un sdaq considérable. Sachant que la supériorité du donneur de
239
NOTES
1. Paru dans « Regards croisés sur l’étranger », Minbar al-Jamiaa, n° 3, Meknès, 2001, p. 139-150.
Soumis à un groupe d’études en tant que texte provisoire, cet article fut publié à mon insu. Je le
reprends après avoir écarté ce qui en faisait un texte provisoire.
2. Nous traiterons plus tard des questions relatives aux profils de l’étranger (saint, fqih, forgeron,
berger, etc.) et à l’étranger de passage.
RÉSUMÉS
Sont examinées les définitions de l’étranger, en milieu rural, en rapport avec les notions de
généalogie et d’autochtonie, puis les manifestations de la discrimination entre l’originaire et
l’étranger sur les plans juridique, politique et rituel et, enfin, les mécanismes d’adoption de
l’étranger et de son intégration dans le groupe d’accueil.
241
1 Je m’intéresse, depuis quelques années [1997-], aux usages sociaux et politiques des
identités collectives tribales et nationales, en portant une attention particulière aux
caractéristiques des noms des personnes traditionnellement portés au Maroc2. Le nom
par lequel un homme ou une femme sont identifiés consiste généralement en trois
éléments : le nom personnel et le nom du père suivi du nom porté par un groupe social,
un village, une tribu, une confrérie, une corporation. Par ailleurs, la caractéristique
principale du nom d’une personne est sa relativité : son contenu dépend des contextes
sociaux de son utilisation. Dans une tribu, le nom personnel suivi de celui du père et de
celui du village peut être approprié. Dans un marché ou en ville, le nom doit inclure le
nom de la tribu, ou, si celle-ci n’est pas suffisamment connue à l’extérieur, celui du
groupement le plus large, la confédération tribale, voire la région.
2 Une personne ne porte pas un nom unique et définitif mais dispose d’un stock de noms,
dont la richesse dépend de la complexité des groupements auxquels elle appartient.
3 A l’occasion d’une conférence que j’ai donnée en 1999 sur les identités collectives, Susan
Slymovics, une anthropologue américaine, me posa une question que je cite de mémoire :
« Tu as parlé de la relativité des noms traditionnels et de leur caractère contextuel, qu’en
est-il de ton nom, « Rachik » ? » La question est intéressante dans la mesure où elle
permet de confronter une connaissance obtenue à l’échelle des groupes traditionnels avec
un élément biographique. Heureusement, j’avais quelques éléments de réponse, car
depuis des années je conversais avec ma mère et mon père au sujet de leurs origines et de
leurs itinéraires. En parlant avec eux et en lisant les archives privées de leurs parents, j’ai
été sensible aux changements des noms portés par mes ascendants. Ceci n’a rien
d’exceptionnel. Fréquentes étaient les situations où les gens adoptaient de nouveaux
noms.
4 Officiellement, je suis né à Indaouzal. Réellement, je suis né à Aït Boumes’aoud (village
paternel). Il semble que l’officier de l’état civil n’a pas voulu se casser la tête en
demandant le lieu de ma naissance, il a juste mis (223) le nom du village natal de ma
mère. Les deux villages appartiennent à deux tribus différentes mais voisines. Depuis ma
tendre enfance, et pendant une dizaine d’années, je passais, avec mes parents, mes
vacances d’été dans ces deux villages. Si je devais chercher une origine, ce serait ces deux
242
villages. Depuis que j’ai commencé à converser avec mes parents de leur passé et du passé
de leurs ascendants, la question de l’origine est devenue floue, complexe, insaisissable...
5 Je me souviens de cet exercice que mon père me faisait de temps à autres – se rappeler les
noms de ses aïeuls : Abdesslam (mon grand-père), ben Mohamed, ben Moulid, ben
Abderrahmane. Ce dernier, qui constitue le seuil de la mémoire et la limite de la
profondeur généalogique, est décédé en 1812 (selon un acte notarié établi en 1832). Le
plus important, ici, est que, pendant trois générations, aucun membre de la famille n’a
vécu et n’a été enterré ni dans son pays d’origine, ni dans son pays natal.
6 Mohamed quitta son pays natal Hargha (village dans l’Anti-Atlas), entre 1863 et 1867,
pour s’installer à Rzagna, où il se maria. Cinq enfants dont Abdesslam, mon grand-père
paternel, virent le jour dans le village d’accueil de leur père. Mohamed quitta ensuite sa
famille pour aller s’installer à Tameslouht, dans la région de Marrakech. De Hargha à
Rzagna, puis à Tameslouht, un itinéraire bien familier aux habitants de la plaine du Souss
et de l’Anti-Atlas. L’émigration se faisait traditionnellement dans ce sens.
7 De Tameslouht, il continua à écrire à son fils Abdesslam (entre 1914 et 1923). Dans quatre
lettres, il se contentait de signer « Mohamed ben Miloud », ou tout simplement « votre
père ». Une seule fois, il cite un nom complet « Mohamed ben Miloud al-Harghi,
maintenant à Tameslouht ». Harghi est son origine, son nassab, par référence à sa tribu
Hargha (Arghen, en berbère).
8 Il faut rappeler que la question de l’identité n’est pas seulement un jeu de nomination et
de re-nomination. En milieu rural, le nom ne sert pas seulement à classer les individus, à
déterminer leur origine. Se déplacer en dehors de sa tribu, fût-ce chez une tribu voisine,
fait de l’immigrant un étranger. Intégrer le groupe adoptif, c’est devenir membre de son
assemblée, c’est jouir des droits collectifs, s’acquitter des obligations collectives ; c’est
aussi porter le nom de ce groupe. Si Mohamed se contentait de citer Tameslouht comme
une adresse et non comme une partie intégrante de son nom, c’est parce qu’il s’y
considérait comme étranger.
9 Son fils Abdesslam nous a laissé plusieurs documents juridiques ; son identité était
complexe. Tout d’abord, il était identifié comme Abdesslam ben Mohamed al-Razguini,
nom qui réfère à sa tribu natale, Rzagna, et non pas au pays d’origine de son père (224)
Hargha. Plus tard (1910), en notant la date du décès de sa mère, il identifia sa mère
comme suit : Khadija bent al-Hassan Bani [du groupe] Aït Ouslim ar-Razguiniya. Le fils
adopte le nassab de sa mère – non pas en vertu d’une quelconque survivance
matrilinéaire – mais parce que le nom est lié à l’histoire, à la biographie, si l’on veut, de la
personne qui le porte.
10 Dans un contrat foncier (1901) on peut lire « at-taleb sid Abdesslam ben Mohamed ben
Moulid al-Harghi thoumma (puis) al-Razguini ». Le notaire situe dans le temps l’identité
double de l’acheteur : il est à la fois Harghi et Razguini, mais la première identité, celle du
père, précède la seconde.
11 Comparons cela à la manière dont est identifié l’oncle de Abdesslam, qui a accompagné
son père dans leur immigration à Rzagna. Dans un autre acte foncier, on peut lire « at-
Taleb al-abarre wa al-’adil Mhamed ben Miloud al-Harghi aslane (par son origine) wa (et) ar-
Razguini darane (en vertu de sa résidence) ».
12 Deux manières d’identifier, fondées sur un double critère : celui de l’origine (asl) et celui
de la résidence (dar). Pour un étranger, ces critères ne coïncident pas. Aussi un étranger
est-il souvent porteur d’une identité double. Il faudra noter que Abdesslam et son oncle
243
empêtré en voulant réunir dans un seul texte ce que moi j’ai vécu de façon successive et
partielle ! Même pour une seule personne, les noms, les identités changent, tombent en
désuétude... Qui peut cumuler à l'infini toutes les identités héritées, tous les noms portés
par ses aïeuls? Faut-il toujours remonter très loin? D’ailleurs as-tu le droit de t’appeler
Harghi ou Razguini ? Ils sont tellement liés à des histoires individuelles que tu les
porterais de façon aussi arbitraire. Ton nom..., rappelle-moi déjà ce nom que ton père
choisit..., je sais que ce nom n’est pas berbère, qu’il ne réfère à aucun groupe, qu’il est
fantaisiste... Ah ! Ça me revient, Rachik ! Peu importe, moi non plus je ne suis pas
totalement berbère ! Rachik serait un choix judicieux. Mon fils aurait opté pour le nom de
sa tribu natale, comme je l’ai fait moi-même. Il aurait mis Rahhali. Seulement voilà, je te
permets encore de me faire dire que le nom Rahhali, ou tout nom similaire, est lourd de
conséquences ; toi et tes enfants le porteront très mal, il sent la campagne, la tribu, la
confrérie... Rachik n’est ni meilleur que Rahhali, ni pire. Il est tout simplement plus
adapté à votre temps. Il est un signe de votre temps. Il n’y a aucune raison à ce que vous
portiez des noms contextualisés alors que vous prêtez peu d’attention au contexte, des
noms de communautés alors que votre temps est marqué par l’anonymat et l’absence de
lien communautaire... »
25 L’identité rectiligne est fondée sur l’exclusion : imaginez une généalogie où les femmes
sont intégrées : quel beau labyrinthe! Imaginez que je porte en même temps le nom de ma
mère et celui de mon père, que ces noms soient également un ensemble de noms conçus
de la même façon, que je porte aussi le nom de mon village natal, le nom de la ville où j’ai
grandi, Casablanca, et d’autres noms que j’ai forgés moi-même, le nom de mon métier,
juriste, politologue de formation et anthropologue de conversion... : quel beau
labyrinthe !
NOTES
1. Paru dans Voix du Maroc, n° spécial sur le Maroc, Casablanca, Ed. le Fennec, 2000, p. 223-228.
2. Ce texte est repris en le remaniant dans Anthropologie des plus proches : retour sur le temps de mes
parents, Rabat, éd. de L’Institut royal pour la culture amazighe, 2012.
RÉSUMÉS
Je pars de la biographie de mon grand-père et des différents noms qu’il portait pour réfléchir sur
le sens du nom traditionnel. Mon grand-père n’hérita pas le nom de ses ascendants, il portait
d’autres noms qui reflétaient sa trajectoire biographique. J’ai interprété le fait de porter
plusieurs noms en les comparant avec le nom fixe que je porte, Rachik.
246
1 Depuis quelques années, j’étudie les usages politiques des identités collectives et plus
particulièrement l’élaboration de l’identité nationale marocaine, sur le plan politique et
culturel. Parallèlement à cette étude, je me suis intéressé aux approches
anthropologiques qui ont contribué à la conception d’une identité culturelle marocaine.
Au début du siècle passé, la catégorie « culture marocaine » n’allait pas de soi. Son
existence même était liée aux cadres théoriques des auteurs qui l’avaient élaborée.
Chercher un contenu universel à des faits culturels locaux ou assigner des limites tribales,
linguistiques (berbérophones ou arabophones), religieuses (civilisation musulmane),
politiques (culture nationale) etc., dépend des différentes manières d’approcher la
culture. Partant de cette idée, je propose de commenter quelques approches
« occidentales » de la « culture marocaine ».
Culture universelle
2 Doutté commence ainsi son livre sur la magie et la religion : « C’est une chose malaisée à
définir que ce que nous appelons une « civilisation » : obligés de préciser l’objet de notre
étude, nous dirons, sans nous dissimuler que cette définition est toute extérieure et
approximative, qu’une civilisation est l’ensemble des techniques, des institutions et des
croyances communes à un groupe d’hommes pendant un certain temps. Ainsi il y a une
civilisation française, une civilisation germanique. »
3 L’objet du livre de Doutté est la civilisation musulmane dans l’Afrique du Nord (ou au
Maghreb). Il considère des idées et des rites liés à la magie, au sacrifice, au carnaval. Sa
description est éclectique, il passe d’un rite accompli en Algérie aux paroles rapidement
recueillies lors d’un voyage à Mogador. Son interprétation se limite à intégrer des faits
décrits dans le cadre d’une pensée primitive universelle. Plusieurs rites sont rapportés
pour illustrer les lois de la magie, le statut extraordinaire des magiciens (personnes
exerçant des métiers peu accessibles au vulgaire comme les forgerons, personnes
appartenant à des races différentes comme les nègres). Les curieuses pratiques du
247
carnaval maghrébin sont interprétées comme des débris du meurtre rituel d’un dieu de la
végétation. Le sacrifice est étudié comme une illustration de la théorie d’Hubert et Mauss.
4 Bref, la civilisation du Maghreb, point de départ déclaré de l’étude, se trouve noyée dans
des interprétations valables pour d’autres cultures : « En résumé, les cérémonies diverses
usitées dans le Maghreb à propos de la fête de ’achoûrâ et les représentations burlesques
qui s’en rapprochent, quoique célébrées à d’autres dates, sont les équivalents du carnaval
européen. » « La croyance à la magie sympathique a un caractère universel que les
ethnographes ont définitivement démontré. » « ... de semblables croyances s’observent
dans toutes les religions » (Doutté, 1908, notamment p. 5, 27-50 ; 496-525 ; 540 ; 1905,
p. 57-108 ; voir aussi Emile Laoust, 1921).
5 Doutté était davantage intéressé par les questions théoriques de son époque que par une
connaissance ethnographique de la société étudiée. Et quand bien même la description
ethnographique est poussée, elle est vite noyée dans des rapprochements avec d’autres
cultures et dans des interprétations à caractère universel. Suivant les pas de James Frazer,
d’Edward Tylor, d’Hubert et Mauss et d’autres, Doutté rattache les faits localement
observés à une pensée universelle : les lois de la magie, le profil du magicien, le transfert
du mal, l’usage des chiffons et des nœuds sont universels, le modèle ternaire du sacrifice
élaboré par d’Hubert et Mauss s’applique au sacrifice maghrébin et au sacrifice
musulman.
6 Comme en sociologie politique, il faudrait définir les agendas des chercheurs et des
« communautés scientifiques ». Une analyse de cet agenda et des théories qu’elle
implique faciliterait la compréhension des études qui, en grande partie, n’en sont que des
exécutions particulières. Au début du vingtième siècle, la recherche d’une culture locale,
qu’elle soit tribale, marocaine, arabophone ou berbérophone, n’était pas encore à l’ordre
du jour. Les idées et les pratiques locales sont interprétées à la lumière de propositions
théoriques valables pour toutes les cultures.
10 2. Son intérêt pour les interprétations locales des indigènes. « Dans mon étude des
cérémonies nuptiales, je ne me suis pas contenté d’établir les simples faits extérieurs,
mais je me suis efforcé autant que possible de découvrir les idées subjacentes. Le lecteur
verra que les explications données par les indigènes eux-mêmes ne sont pas toujours
identiques. » Les idées des informateurs font partie des données à recueillir. Leur
diversité doit être expliquée plutôt qu’occultée [au profit d’une culture marocaine
homogène]. Même la transcription des mots n’est pas, à dessein, uniformisée : « Comme
un même mot est souvent prononcé différemment dans différents endroits, le lecteur ne
devra pas m’accuser de contradiction s’il le trouve transcrit tantôt d’une façon, tantôt
d’une autre. » Ce respect ethnographique du local qui va jusqu’au respect des variations
phonétiques d’un même mot semble exagéré.
11 Sa manière d’exposer les données recueillies (sa stratégie d’écriture si l’on veut être à la
page) reste proche de sa conception du terrain et du statut qu’il accorde à l’information
orale : « Je donnerai in extenso les récits de mes informateurs, malgré les répétitions qu’ils
contiennent ; bien qu’elles puissent être un peu fastidieuses pour le lecteur, elles
garantiront l’authenticité de mes renseignements. »
12 Un grand pas est franchi par Westermarck, relativement aux approches contemporaines
consistant à découvrir l’origine des faits étudiés. Il n’abandonne pas totalement l’utilité
des conjectures quant aux origines diverses (et non plus une origine unique) des
coutumes, mais il estime que ceci ne doit pas rendre l’ethnologue de terrain (field-
ethmologist) « moins curieux de rechercher la signification actuellement attachée aux faits
qu’il rapporte ». La prise en compte de la diversité sociologique de la population, l’intérêt
pour la signification actuelle et non seulement originelle des coutumes, l’intérêt pour les
significations données par les informateurs, la volonté de les exposer in extenso et
séparément des interprétations de l’auteur écarteraient toute conception
homogénéisante de la culture.
13 Il faudra peut-être mentionner le statut universitaire de Westermarck. II faisait ses
terrains tout en enseignant un semestre en Finlande et un autre en Angleterre.
Contrairement à Doutté et aux chercheurs au service d’une administration coloniale, il ne
cherche pas à simplifier et à homogénéiser pour rendre une action administrative
possible. Ses préoccupations sont plutôt théoriques. Rien à voir avec d’autres auteurs qui
cherchent un panorama et une vue aérienne de la culture. Le souci d’homogénéiser une
culture et de la rendre plus ordonnée qu’elle ne l’est serait une manifestation de l’autorité
politique et/ou scientifique de l’anthropologue. Westermarck aurait pu s’installer dans
une seule région, synthétiser les explications de ses informateurs, écarter leurs
contradictions, éviter leurs répétitions et produire, grâce à la magie de l’écriture, une
culture homogène dont il serait l’unique auteur. Westermarck opte pour une option
opposée en respectant la diversité ethnographique.
14 Cependant, l’ethnographie qui reste locale est largement décalée par rapport à
l’interprétation qu’elle veut universelle. Sa conception de la description (centrée sur une
fidélité au terrain) comme étant séparée de l’interprétation (centrée sur les idées et les
suggestions de l’auteur) expliquerait pourquoi dans sa conclusion les différents détails
ethnographiques sont rassemblés selon des schèmes universels. La question et la réponse
sont posées à un degré de généralité qui dépasse les groupes étudiés. Par exemple,
« Pourquoi suppose-t-on que la mariée et le marié se trouvent dans des conditions
dangereuses, et pourquoi la mariée est-elle considérée comme dangereuse pour les
autres ? ». Plusieurs rites et croyances sont interprétés dans leur rapport avec la nature
249
du mariage : comme tous les rites de passage, le mariage entraîne des dangers. De plus,
l’acte sexuel, associé à la souillure, dont le mariage est l’objet, augmente le risque des
dangers. C’est cela qui explique la multiplication des rites purificatoires. Le local qui
semble exagéré dans les chapitres descriptifs est sacrifié au profit d’hypothèses et
explications universelles. Le détail local est bon à décrire, mais il ne semble pas digne de
figurer dans une interprétation générale. Le travail de terrain renseigne sur le local qui
n’est qu’une illustration de l’universel, dans le cas de Westermarck, un test des
« grandes » théories. Théories qui n’ont pas pour objectif de rendre compte du mariage au
Maroc, par exemple, mais du mariage en général (Westermarck, 1921, p. 9-13, 287-305 ;
1968, p. 8-34).
larges (culture humaine universelle, culture primitive). De plus, elle peut être réduite à
quelques principes organisateurs. L’identification de ces principes reste lâche car elle
n’est pas fondée sur une ethnographie systématique. On ne peut en partant d’une dizaine
d’exemples qualifier les Marocains d’épicuriens et leur mentalité d’impulsive. Les
résultats sont décevants, car ils ne dépassent pas l’exposé de stéréotypes illustrés par
quelques exemples5.
Bribes culturelles
32 A partir des années 70, l’anthropologie interprétative est devenue la cible des critiques de
jeunes anthropologues américains. Ces critiques partent des réflexions sur la nature de la
rencontre ethnographique, ses implications scientifiques, éthiques et politiques. On peut
réunir ces critiques autour de l’autorité de l’observateur et de l’auteur. Crapanzano
critique ce qu’il appelle la neutralité et l’invisibilité de l’auteur. Il s’appuie sur une étude
de Geertz relative au combat de coqs. Il remarque que Geertz emploie le « je » au début du
texte, juste pour montrer qu’il était bien là-bas, qu’il était bien avec les habitants de Bali,
qu’il est tellement avec eux qu’il a également pris la fuite (accompagné de Hildred, son
épouse) suite à une descente de la police venant empêcher le combat de coqs. Cependant,
une fois reconnu par les Balinais, l’usage du « je » disparaî ; en tant qu’observateur,
Geertz s’éclipse au profit d’une voix invisible, celle de l’auteur interprétant ce qu’il a
observé. Crapanzano se demande pourquoi Geertz et son épouse sont traités comme des
individus alors que les Balinais sont pris en général. Sans aucune preuve, Geertz attribue
toutes sortes de sens, d’expériences, de motivations et d’intentions aux Balinais dans leur
ensemble. En dépit de ses prétentions herméneutiques et phénoménologiques, il n’y a pas
253
NOTES
1. Paru dans Le Maroc à la veille du troisième millénaire, M. Berriane et A. Kagermeier (éd.),
Publications de la Faculté des lettres et des sciences humaines de Rabat, série Colloques et
séminaires n° 93, 2001, p. 49-155.
2. Franz Boas est l’un des premiers anthropologues à critiquer les présupposés évolutionnistes
selon lesquels l’histoire de la vie culturelle de l’humanité suit des lois définies et applicables à
toutes les cultures. En 1896, il propose déjà une « étude détaillée des coutumes dans leur relation
avec la culture totale de la tribu qui les pratique ». Avec Boas, ce n’est plus la culture humaine qui
est étudiée en tant que telle, mais des cultures distinctes correspondant à des communautés
déterminées. (Franz Boas [1896] : « The Limitation of the Comparative Method of Anthropology »,
in Race, Language and Culture, Chicago 1982, p. 270-280.) Il faut noter qu’aucune mention n’est faite
par Brunot et Hardy à Boas et à son école.
3. Cependant, Hardy affirme que le Maroc n’est pas une nation et que l’idée de patrie est
inconnue des Marocains (Hardy, 1926, p. 17, 28, 29). Brunot affirme que le Maroc a tout pour
constituer une nation, mais l’esprit particulariste des Marocains détruit tout (Brunot, 1923,
p. 35-59). Dans ce cas, une mentalité rapidement bricolée devient un facteur explicatif d’un
phénomène aussi complexe que l’existence d’une nation.
4. D’autres traits sont considérés : l’activité de l’esprit des Marocains est concentrée dans la
mémoire. Il cite l’exemple des savants qui répètent plusieurs détails sans organisation et sans
interprétation, les historiens qui citent les dates sans en voir le mouvement. Il y a aussi les traits
liés à la vie affective : le Marocain n’est ni gai, ni triste, ni bon ni mauvais, il est serein (Hardy,
1926, p. 30-41).
5. L’excès (associé à une culture dionysiaque) et la modération (associée à une culture
apollinienne) sont deux principes que Ruth Benedict a dégagés de l’analyse des cultures
indiennes qu’elle a étudiées. L’interprétation de ces cultures est fondée sur une description
systématique culturelle (mariage, divorce, rituels, cosmologie, danse, division du travail)
appropriée aux études qui visent la recherche de configurations ou de formes (Ruth Benedict,
1950).
RÉSUMÉS
Le texte présente, de façon didactique, différentes approches de la culture marocaine.
Théoriquement, cette catégorie était impensable pour une approche évolutionniste privilégiant
la dimension universelle (Doutté) et pour une approche empirique se limitant au tribal et au local
(Westermarck). C’est le dépassement de ces paradigmes et l’adoption d’une échelle d’observation
nationale qui ont permis d’étudier, dans les années 20, la culture marocaine (Brunot, Hardy). Plus
tard, Geertz décrit, en partant d’une approche interprétative, les traits de l’islam marocain.
Critiquant Geertz, des auteurs « postmodernistes » (Crapanzano, Dweyer) rejettent toute
256
1 Parler de Marocains, de culture (de mentalité, d’art, de costume, de noces, etc.) marocaine
n’allait pas soi. A la fin du XIXe et au début du XXe siècle, la majorité des voyageurs, des
anthropologues et des chercheurs en général décrivaient des communautés rurales, des
villes, des institutions particulières, etc. Le Maroc comme cadre d’étude des phénomènes
culturels était quasi absent. Décrire les Marocains en tant que tels supposait un
changement dans la vision des observateurs, dans les théories qui ne permettaient pas de
poser la question de l’identité culturelle d’un peuple. Ceci n’est pas particulier au Maroc.
Pendant longtemps, les études anthropologiques des sociétés non occidentales se
situaient à une échelle soit locale soit universelle. La prédominance simultanée du local
(communautés restreintes) et de l’universel correspondait à une division du travail entre
l’ethnographe-voyageur s’occupant de la collecte de données locales et l’anthropologue
de bureau qui mettait de l’ordre en comparant différentes cultures. Le cadre théorique
était dominé par l’évolutionnisme qui avait pour objet l’humanité dans son ensemble. Les
études anthropologiques situées à l’échelle d’une nation ou d’un pays n’ont commencé à
se développer qu’après les années quarante. Les plus célèbres ont porté sur le caractère
national. La Seconde Guerre mondiale, l’affrontement entre nations ont poussé des
anthropologues américains, avec l’impulsion et l’encouragement de leur gouvernement, à
privilégier le cadre national. Parler de cultures nationales n’était pas possible à un
moment où l’anthropologie privilégiait soit le cadre local soit le cadre universel.
2 Il faut souligner, cependant, un paradoxe. En Occident, on parlait de nation, de caractère
national depuis au moins le début du XIXe siècle (voir Fichte, Discours adressés à la nation
allemande). Le concept de « caractère » était utilisé (depuis au moins 1880) par des
chercheurs qui se sont intéressés au Maroc, mais ce n’est qu’au début de 1920 qu’on
parlera de façon systématique du caractère des Marocains.
3 De Foucauld écrit en 1883 : « Nous nous sommes occupés à plusieurs reprises de la langue,
des usages, des coutumes des Marocains ; nous n’avons pas dit un mot de leur caractère :
c’est qu’il nous paraît difficile d’être exact à ce sujet. Quelles qualités, quels défauts
attribuer à un ensemble de tant d’hommes, dont chacun est différent des autres et de soi-
même ? S’efforce-t-on de démêler des traits généraux ? Lorsqu’on en croit reconnaître,
une foule d’exemples contradictoires surgissent, et, si l’on veut rester vrai, il faut se
258
restreindre à des caractères peu nombreux, ou dire des choses si générales qu’elles
s’appliquent non seulement à un peuple, mais à une grande partie du genre humain. » Il
pense qu’il est possible de décrire ce que sont les Marocains. La raison principale qui l’en
empêche n’est pas d’ordre théorique mais pratique. Il estime qu’une longue expérience et
des études approfondies sur les Marocains sont nécessaires. Il trouve que le temps qu’il a
passé au Maroc (une année environ) est insuffisant pour parler du caractère des
Marocains. Son objectif est modeste : « Je me bornerai à signaler quelques traits isolés qui
m’ont frappé et que j’ai retrouvés en beaucoup de lieux ou remarqué dans certains
groupes. » Suit une courte liste de défauts (vices) et de qualités (vertus) : mœurs
dissolues, cupidité extrême, « le brigandage, le vol à main armé sont considérés comme
des actions honorables », « d’ordinaire peu attachés à leurs épouses, les Marocains ont un
grand amour pour leurs enfants », « la plus belle qualité qu’ils montrent est le
dévouement à leurs amis », « la générosité et l’hospitalité dépendent des groupes et de
leur richesse ». Il termine cette courte liste en parlant de la bravoure des Marocains et de
leur attachement à l’indépendance de toute autorité politique (de Foucauld, 1939,
p. 247-249).
4 Retenons que, théoriquement, il était possible à la fin du XIXe siècle de généraliser
quelques traits culturels à tout un peuple, à toute une nation. C’est le concept de
« caractère », un ensemble de vices et de vertus spécifiques à un peuple, qui rendait
possible cette généralisation. Chez de Foucauld, celle-ci est entendue de façon simple et
dépendait de la fréquence des traits. Examinons maintenant deux points de vue
théoriques incompatibles avec toute généralisation à l’échelle d’un pays ou d’une nation :
l’un évolutionniste et l’autre empiriste, illustrés ici respectivement par les travaux de
Doutté (1867-1926) et de Westermarck (1867-1936). Doutté a essayé d’appliquer aux
phénomènes sociaux, notamment religieux, des théories élaborées par l’école
anthropologique anglaise et par l’école sociologique française. Son interprétation se
limite à rattacher les faits décrits au Maroc et au Maghreb à des croyances universelles.
Le fanatisme des Marocains est interprété en le rapprochant de la crainte de l’étranger
observée chez les primitifs. Des formes de politesse sont interprétées de la même
manière. Pour demander le nom d’une personne, il faut user de périphrase polie : « ki
semmak Allah ? ». Car chez les primitifs, le nom est identifié à l’âme, c’est pourquoi il doit
être prononcé avec d’extrêmes ménagements (Doutté, 1905, p. 344).
5 Doutté a consacré une place primordiale à l’étude des phénomènes religieux. Car c’est à
ce niveau que l’évolutionnisme était dominant. Les croyances et les rites locaux sont
partiellement décrits et sont vite noyés dans l’océan d’une culture primitive universelle.
Il lui suffit d’essuyer la couche récente qui voile à peine les pratiques et les croyances
originelles pour conclure que le local ne diffère pas de l’universel, qu’il en est
l’illustration et le prolongement. La recherche de l’universel, d’un sens originel, confond
les sociétés primitives et paysannes, musulmanes et chrétiennes, africaines et
européennes, etc.
6 Cependant, Doutté emploie le concept de civilisation définie comme « l’ensemble des
techniques, des institutions et des croyances communes à un groupe d’hommes pendant
un certain temps. Ainsi il y a une civilisation française, une civilisation germanique... ».
Une civilisation a des caractères spécifiques, elle est définie dans l’espace et dans le
temps : elle naît, vit et meurt. Théoriquement, il aurait pu penser à une civilisation
marocaine. Mais c’est dans le cadre de la « civilisation musulmane » que le Maroc était
étudié. Le trait caractéristique de cette civilisation est que l’islam, contrairement aux
259
concrètes. Les Berbères sont des musulmans relâchés, leur religion est tiède, le culte des
saints n’a pas partout la même vigueur... La multiplication des niveaux d’observation
conduit forcément Doutté à de nombreuses contradictions. Le local est souvent un
prétexte pour illustrer l’universel, mais il est aussi ramené aux traits particuliers aux
Marocains qui, à défaut d’une théorie appropriée, sont présentés de façon disparate.
11 Westermarck, qui a mené ses enquêtes de terrain au Maroc entre 1908 et 1926, était
influencé par l’empirisme de l’école philosophique anglaise. Malinowski souligne (en
1927) les qualités fortes de l’œuvre de Westermarck : la longue durée de ses séjours, sa
capacité à se mélanger avec les gens, à parler leur langue et à étudier à travers elle leur
mode de vie et leur culture, son attention à séparer la théorie de l’énoncé des faits, sa
description détaillée et exhaustive des faits (Westermarck, 1926, Préface).
12 Westermarck fonde ses études sur des faits de première main. Cependant, il soutient à
plusieurs reprises qu’une description externe des faits est insuffisante. Les faits restent
insignifiants jusqu’à ce que les indigènes les expliquent, leur donnent un sens. « Dans
mon étude des cérémonies nuptiales, je ne me suis pas contenté d’établir les simples faits
extérieurs, mais je me suis efforcé autant que possible de découvrir les idées subjacentes.
Le lecteur verra que les explications données par les indigènes eux-mêmes ne sont pas
toujours identiques... » (Westermarck, 1921, p. 10-11). Il se démarque nettement des
interprétations conjecturales : « Pour ma part, je ne tenterai pas ici d’exposer une théorie
générale concernant l’origine des cérémonies du mariage ; je m’en tiendrai aux coutumes
nuptiales d’un seul peuple, les indigènes musulmans du Maroc, parmi lesquels j’ai passé
environ six ans occupé à des recherches d’ordre sociologique. » (Westermarck, 1921, p. 5).
Pour lui, l’étude ne doit pas porter seulement sur la religion des générations disparues, la
religion perdue, mais surtout, la religion actuelle telle que pratiquée par les Marocains.
13 Le point de vue empiriste de Westermarck, son intérêt pour le point de vue des indigènes
et l’abandon relatif des théories évolutionnistes (explications en termes d’origine) ont
permis de souligner la diversité culturelle du Maroc. Il observe les rituels dans 14 tribus
et 2 villes marocaines. La conception qu’il se fait du travail anthropologique écarte toute
conception homogénéisante des rites et des croyances observés. De ses études on ne
devrait pas s’attendre à des propositions générales sur les croyances des Marocains. En
tant qu’homme de terrain, il loue la diversité culturelle ainsi que l’approche comparative
interne à un pays. Le même phénomène est étudié dans différentes parties du Maroc. Ce
sont les différences qui sont souvent mises en relief. La généralisation à l’ensemble des
Marocains est lâche et peu fréquente.
14 Après avoir décrit les liens qui se nouent entre différentes personnes à l’occasion d’une
demande en mariage, il montre que ses descriptions « mettent en relief l’un des traits
caractéristiques des Marocains, leur empressement à avoir recours à des mandataires et à
des intermédiaires chaque fois qu’il y a chance de refus ou de discussion, et leur crainte
des questions directes et des réponses nettes ». A partir des mêmes données, il expose
rapidement un autre trait : « Les Marocains aiment mieux dire un mensonge que paraître
impolis. » Cela veut dire qu’au lieu de refuser une demande en mariage, on préfère mentir
en prétextant que la fille est promise à son cousin (Westermarck, 1921, p. 22).
15 Nous voyons comment les points de vue évolutionniste (échelle universelle) et empiriste
(échelle locale) sont incompatibles avec la recherche d’une culture commune aux
Marocains. Considérons pour l’heure comment des auteurs ont pu généraliser des traits
culturels à l’ensemble des Marocains. Traiter des Marocains dans ce qu’ils ont de commun
et de façon systématique a commencé (jusqu’à preuve du contraire) avec Louis Brunot et
261
Georges Hardy2. En 1920, Brunot formule, dans un discours adressé aux instituteurs de
l’enseignement indigène, son projet de recherche de psychologie marocaine. Il conseille
aux instituteurs d’adapter la pédagogie officielle française aux conditions spéciales de la
population scolaire indigène. Il leur demande d’étudier le milieu marocain, à commencer
par les élèves : « Noter les réflexions de vos élèves, leurs actes ordinaires, tâchez de les
comprendre et de dégager progressivement les grandes lignes de la psychologie
marocaine. » Il révèle quelques aspects de cette psychologie. En principe, « le Marocain
n’accepte jamais du premier coup ce qui est hâtif et anguleux ; il se dérobe poliment et ne
se laisse plus ressaisir. La patience doit être la qualité essentielle de quiconque a affaire à
lui. » (Brunot, 1920, p. 3-6.)
16 Lors d’une séance mensuelle de l’Institut des Hautes études marocaines (11 janvier 1921),
à laquelle assistent le Résident général Lyautey, Emile Laoust, Louis Brunot, Henri Basset
et d’autres chercheurs, Hardy, qui préside la séance, esquisse un projet similaire à celui
de Brunot. Il « montre l’intérêt que présenteraient des études spéciales de psychologie
indigène. […] Il estime notamment qu’on doit, au moins pour le moment, négliger les
travaux de psychologie générale, les analyses de l’ » âme musulmane » prise dans son
ensemble et s’en tenir à des enquêtes de détail, à des manifestations superficielles de
l’activité mentale ou de la moralité, comme la politesse, l’ironie, la colère, le jeu, etc. »
(Compte-rendu des séances de l’Institut, Hespéris, 1921, p. 465.)
17 Le projet prit forme avec la publication d’un article de Brunot « L’esprit marocain, les
caractères essentiels de la mentalité marocaine » (1923) et d’un livre de Hardy, L’Âme
marocaine (1924). A noter que le cadre théorique est la psychologie collective et que le
cadre institutionnel de la réflexion est l’administration coloniale qui vise un savoir utile.
La connaissance dans ce cas n’est pas seulement spéculative, elle doit permettre à
l’instituteur et à l’Européen en général d’opter pour un comportement approprié dans
leurs relations avec les Marocains.
18 Selon Brunot, la mentalité marocaine « forme un système complet d’instincts et de
réactions parfaitement naturels ». L’étudier, c’est en « démêler les traits (ou les
caractères) essentiels ». La première difficulté qu’il surmonte concerne l’hétérogénéité du
peuple marocain. Celle-ci est notée sur le plan racial, linguistique (plusieurs dialectes),
social (différentes classes sociales qui ont des manières de vivre et de penser assez
dissemblables). Il existe différents types de Marocain : « le Chleuh, l’Arabe, le rural, le
citadin, le nègre, le juif islamisé, le commerçant, l’artisan, le fqih, le marabout, etc., types
très tranchés qui paraissent irréductibles l’un à l’autre ». Mais Brunot opte pour la
recherche des traits communs à tous ces types. Il souligne la complexité de la société
marocaine mais tend à ramener son hétérogénéité apparente à un petit nombre de traits
psychologiques communs.
19 Donnons quelques exemples de ces traits. Les Marocains « ont une sensibilité, une
émotivité qui s’exaspèrent facilement. Ils sont extrêmes en tout, ils sont impulsifs ». Ce
caractère dominant de l’âme marocaine explique ces contrastes de générosité et
d’avarice, de courage et de panique, d’ardeur et de lassitude. « Le Marocain exagère
toujours soit dans un sens, soit dans l’autre. Quand un sentiment, ou un désir, apparaît
dans l’âme indigène, il l’envahit tout entière et annihile le reste. » Il cite plusieurs
exemples illustrant l’impulsivité des Marocains : « Des élèves arrivent à l’école ; ils
veulent tout savoir, tout apprendre ; les programmes pour eux ne sont pas trop chargés,
les journées sont trop courtes et les vacances trop longues ; ce beau feu dure un mois ou
deux, puis l’élève disparaît. » Autre exemple : « A la moindre nouvelle alarmante, vraie ou
262
fausse, on voit les cours du marché s’élever ou s’effondrer sans raison ; les boutiques se
ferment, on liquide à vil prix ; on refuse le papier monnaie et on achète des quantités :
c’est trop souvent la panique ou l’emballement. »
20 Ce caractère impulsif et extrême est étudié au niveau des sentiments qui sont les ressorts
de l’âme marocaine. Le premier ressort, c’est l’amour-propre sous toutes ses formes,
notamment la vanité et le désir de paraître. Le Marocain « veut que la noce de sa fille soit
la plus brillante, que sa femme porte les bijoux les plus lourds et les plus nombreux... que
sa mule soit la plus grasse des mules. La vanité n’est pas le monopole du Marocain, mais
ce qui fait sa différence, c’est la façon extrême avec laquelle il l’étale. » Un amour-propre
exagéré se traduit en susceptibilité. Le Marocain est susceptible, il se vexe facilement.
Mais s’il est sensible à la raillerie, il l’est aussi à la flatterie. « On obtient beaucoup de lui
en caressant son propre amour... » Quant à la modestie, « elle est plus souvent chez lui le
résultat d’une nécessité que du tempérament moral » (Brunot, 1923, p. 41-42). La
sensualité est un autre grand mobile de l’activité de l’indigène : « Le Marocain, qu’il soit
de la montagne ou de la plaine, paysan ou citadin, recherche les jouissances matérielles et
la volupté de toute force. » (Brunot, 1923, p. 43.) La vanité, la sensualité et la cupidité,
poussées à l’extrême, provoquent l’individualisme outrancier. Les maîtres-ouvriers
gardent jalousement leurs secrets, les groupes sociaux, les tribus, les familles tiennent à
leur indépendance et ne pensent pas à l’intérêt commun. La société indigène manque
ainsi de cohésion, les groupes sont simplement agrégés sous la pression du
gouvernement. Le peuple marocain avait tout ce dont une nation a besoin d’avoir : une
administration, une agriculture et un commerce suffisants, des arts, des écoles... Le seul
obstacle consistait dans leur esprit particulariste.
21 Le Marocain est religieux avec excès. De tout temps, il vit dans un monde dominé par les
puissances surnaturelles, par les génies, le mauvais œil et la baraka. Tous ses actes sont
religieux, le paysan accompagne ses travaux de rites visant à rendre favorables les
puissances cachées ; le commerçant ouvre sa boutique en prononçant des formules
pieuses, le Marocain recherche l’extase et arrive facilement au mysticisme grâce aux
confréries qui sont nombreuses (Brunot, 1923, p. 51-53).
22 Que retient-on de ce portrait psychologique ? Le Marocain est d’un amour-propre
chatouilleux, il est vaniteux et susceptible ; c’est un épicurien qui risque de devenir un
débauché ; c’est un individualiste, il a un goût immodéré pour l’argent, il est cupide ; il est
religieux avec excès. En fait, même si la liste des vices est plus illustrée que celle des
vertus, c’est une psychologie de contrastes que développe Brunot. Étant extrême, le
Marocain bascule d’une vertu à sa négation : de l’ardeur à l’oisiveté, de la simplicité à
l’arrogance, de la résignation à l’anarchie, du grégarisme à l’individualisme, de la
générosité à la cupidité, du renoncement absolu au désir effréné. Ce qui différencie la
mentalité marocaine de la mentalité française, ce ne sont pas les traits psychologiques
qui, pris séparément, ne sont le monopole d’aucun peuple, c’est « l’arrangement et la
disposition qui sont différents ». « C’est surtout une question d’équilibre et de régularité :
chez nous, les instincts, les mêmes instincts que ceux des Marocains, agissent
simultanément et tentent une harmonie sous l’égide de la raison ; chez l’indigène, les
instincts s’emparent tour à tour de la conscience entière et exécutent alternativement un
brillant et rapide solo. » (Brunot, 1923, p. 40-45.) Admettons que A soit une vertu et que B
soit un vice, le Marocain ne serait ni A ni B mais serait excessivement A et excessivement
B. Le Marocain n’est ni généreux ni cupide, il est excessivement généreux et
excessivement cupide. L’excès et l’exagération sont les traits dominants de son âme.
263
23 Le livre de Hardy est un montage d’idées d’auteurs français qui ont traité de l’âme
marocaine ou de l’un de ses aspects. C’est une collection de citations, souvent longues,
fréquentes, redondantes et fastidieuses. Cependant, il offre un intérêt indéniable, celui
d’expliciter et de situer les idées de Brunot et d’autres auteurs. Hardy commence son
étude par souligner la différence radicale des Marocains en critiquant les écrivains qui
cherchent « sous l’enveloppe marocaine les traits de l’homme universel », « le primitif de
l’esprit humain ». Il propose de rejeter l’approche évolutionniste de James Frazer en
considérant l’individualité du groupement en question (Hardy, 1924, p. 5-6, 155). Il
critique aussi les études qui ont rangé les Marocains dans des configurations religieuses
ou culturelles larges (islam, Orient, Afrique). Selon lui, il ne faut pas attribuer aux
Marocains les traits généraux de l’islam. Il parle d’un islam marocain. Les Marocains sont
musulmans, mais leur islam « est débordé par le tempérament indigène ». Il conclut
« qu’il n’est pas facile de ranger le Maroc dans une catégorie connue et que le plus simple,
le moins aventureux, c’est d’étudier le Maroc en lui-même, de le traiter comme une
individualité bien marquée, quitte à noter, au passage, les influences qu’il a subies »
(Hardy, 1924, p. 6-13). Il montre les fondements géographiques, sociologiques et
historiques de cette individualité. Son individualité historique est expliquée par son
indépendance à l’égard des Romains, des Arabes et des Turcs. Le pays est habité par un
peuple et non, comme c’est souvent le cas dans d’autres régions de l’Afrique, par un
tourbillon de peuplades hétérogènes sur le plan linguistique et moral. « Il y a un type
marocain, d’origine et d’allure essentiellement berbères, un peuple qui comporte
assurément quelques variétés, mais dont tous les membres gardent un air de famille et
pendant longtemps ont parlé la même langue : la langue berbère. » (Hardy, 1924,
p. 13-17.)
24 Individualité géographique, sociologique, historique et même physique constituent
autant de contours nécessaires pour justifier l’existence d’une âme marocaine. Suivant les
pas de Brunot, il ramène l’essence de l’âme à une liste de vices : vanité, cupidité, égoïsme,
goût de l’anarchie, léthargie intellectuelle, goût de la routine, absence de sens critique,
d’esprit de généralisation et d’imagination.
25 Brunot n’est pas toujours à l’aise lorsqu’il généralise à tous les Marocains. Il est conscient
de l’abus des généralisations mais trouve ce défaut inévitable. Dans Au seuil de la vie
marocaine, le refus des généralisations est plus explicite et plus fréquent. Il est rarement
question d’âme marocaine ou d’expression similaire. Il trouve que la généralisation est
une source d’opinions erronées sur les Marocains. « La manie de généraliser est la cause
d’erreur la plus grande. Nous ne voulons voir dans tous les individus indigènes que des
exemplaires parfaitement identiques à l’indigène-type que notre imagination a créé. Ils
doivent être tous ignorants de la civilisation et de la langue françaises, chevaleresques,
hospitaliers, jaloux de leurs femmes. [...] Ou bien ils doivent être tous fanatiques,
conspirateurs, fourbes. Ou bien encore, ils doivent être tous paresseux, fatalistes,
chapardeurs, vermineux... Que de jugements tranchants et universels sont ainsi exprimés
chaque jour. [...] S’il nous arrive de constater qu’un Marocain ne correspond pas à l’idéal
schématique que nous nous sommes fait de sa race, nous nous créons un idéal
schématique nouveau mais tout aussi faux que le premier parce qu’universel. [...]
Pourquoi ne pas voir dans les Marocains des hommes comme nous, de caractères et de
mœurs très variés, appartenant à des classes sociales différentes, provenant de pays
différents, ayant des origines ethniques diverses ? » (Brunot, s.d., p. 108-109.)
264
26 La singularité des Marocains n’est pas absolue. Dans la vie quotidienne, le Marocain est
sobre, il mange assez peu. Mais lorsqu’il reçoit, c’est presque toujours un véritable festin.
« Ce contraste entre la sobriété ordinaire et la somptuosité des repas de réception n’a rien
qui doive nous étonner : on le retrouve ailleurs, même chez nous, dans nos vieilles
provinces. » (Brunot, s.d., p. 74.) Rappelons que c’est sur des exemples similaires que
Brunot a construit sa psychologie des contrastes.
27 C’est cet ensemble artificiel (mentalité marocaine, esprit marocain) que Brunot a
construit et qu’il n’est plus prêt à défendre. Il n’est plus question seulement des
Marocains dans leur ensemble, ni d’un Marocain abstrait. La démarcation principale
sépare l’élite de la masse (les Marocains de basse condition qui fréquentent les cafés
maures, les portefaix, les fumeurs de kif, les joueurs)., l’élite citadine qui, sans être
francophone, est imprégnée, grâce à sa culture, des conceptions européennes profanes. Il
y a aussi les Marocains qui ont adopté le mode de vie européen : ces individus portant
faux-col et veston que Brunot qualifient de « froidement émancipés » et qui prennent
l’apéritif à la terrasse d’un café et boivent du porto dans les réceptions... Il parle aussi du
Marocain moyen lorsqu’il s’agit des croyances les plus répandues et qui ne sont pas
partagées par l’élite (Brunot, s.d. p. 68, 88, 100, 113.)
28 Au milieu de ces affirmations voulant limiter la généralisation à des catégories sociales,
Brunot retrouve ses anciens réflexes : le Marocain est naturellement poli, « la
susceptibilité est un caractère dominant de l’âme indigène ». « Le Marocain est très
formaliste, il est sensible aux bons procédés et il est soucieux de sa dignité. » (Brunot, s.d.
p. 117, 125.) L’hésitation de Brunot est manifeste. Il a renoncé à la tentative de construire
une mentalité marocaine homogène, mais il a continué à attribuer des attitudes
communes à tous les Marocains. Si l’ensemble est faux, les éléments de cet ensemble
demeurent vrais (susceptibilité du Marocain, politesse exagérée, atavisme, etc.).
Cependant, en critiquant l’abus de généralisation, ce sont ces éléments eux-mêmes qui
sont réduits à des opinions erronées. Entre voir dans les Marocains des individus ayant
des tempéraments particuliers et voir en eux des individus interchangeables partageant,
sinon un système d’instincts, du moins les mêmes attitudes, Brunot ne tranche pas.
NOTES
1. Paru dans Hommage à Paul Pascon : devenir de la société rurale, développement économique et
mobilisation sociale, N. Akesbi, D. Benatiya, L. Zegdouni, A. Zouggari, Institut agronomique et
vétérinaire Hassan II, 2007, p. 59-68.
2. Hardy était à la tête de la Direction générale de l’instruction publique où Brunot occupait le
poste d’inspecteur de l’enseignement indigène.
265
RÉSUMÉS
Ce texte est proche du précédent qu’il développe sur certains points, notamment celui en rapport
avec le concept de « caractère ». A la fin du XIXe siècle, il était théoriquement possible, grâce à ce
concept, défini comme un ensemble de vertus et de vices, de généraliser des traits culturels à
tout un peuple. Nous examinons comment ce concept était partiellement appliqué aux Marocains
par Charles de Foucaud et Edmond Doutté et systématiquement par Henri Brunot.
266
1 Jacques Berque est l’un des rares sociologues qui se soit intéressés aux rapports entre le
droit, d’une part, la société et la culture, d’autre part. Son apport, somptueusement
négligé par nos facultés de droit, mérite réflexion.
2 Berque débuta sa carrière scientifique en examinant les rapports entre le contrat et le
statut. Le contrat pastoral comprenait, en Algérie et au Maroc, un prêt ou une avance
intentionnellement irrécouvrables (respectivement çarmiya et salaf). Insolvable, le berger
est contraint de rester lié à son maître. Berque mit en évidence la nature statutaire du
lien juridique en insistant sur la notion d’avance, plutôt que, comme on avait l’habitude
de le faire, sur celle de rémunération (alimentation et un lot d’agneaux dont le nombre
variait entre 6 et 12 têtes) (1936 a, p. 10-11 ; 1936 b. p. 45-49). En montrant la
prédominance du statut sur le contrat, il nuance l’opposition de Summer entre ces deux
notions qui dominaient alors la philosophie juridique. La relation entre le berger et son
maître (dite çohba) reposait sur un lien juridique statutaire qui trouve son origine dans un
accord (Berque, 1936 b, p. 40- 45, 60-65). Ceci s’applique également au contrat agricole où
le métayer (khammas) reçoit des avances (çarmiya, salaf) de son maître. Ces avances
irrécouvrables transforment progressivement le berger et le métayer en serfs (1938,
p. 114). Berque montre ainsi que les notions de statut et de contrat ne sont pas
antithétiques et qu’une situation contractuelle peut déboucher sur une situation
statutaire. De l’étude de plusieurs types de contrats pastoral et agricole, il conclut qu’en
« matière de contrats ruraux, la part de l’individu et de la convention est minime et celle
de la coutume et du statut, prédominante » (1940, p. 226).
3 Par ailleurs, le trait dominant de la culture marocaine, sur lequel Berque revenait
fréquemment, consistait dans l’hégémonie du juridique dans la culture marocaine et de
l’orientation quasi exclusive de ses intellectuels pour les questions juridiques :
« [...] Le droit sous toutes ses formes absorbait à lui seul les trois quarts de
l’enseignement. Il y avait là quelque chose de purement marocain. Il semble
qu’aucun pays du monde islamique n’ait poussé autant que celui-ci, et dans une
voie si sainement réaliste, l’étude et l’application des sciences juridiques. Il faut lire
une page au hasard dans l’énorme littérature des formulaires, wathâïq des
pratiques, ‘amal, des jurisprudences, nawâzil pour sentir que c’était là une forme de
267
Réalisme et pragmatisme
4 Berque considérait la propension pour le droit comme un trait de la culture marocaine.
Mais ce n’est pas tout. Il constatait en plus une hégémonie croissante d’un type de droit,
le droit jurisprudentiel. La culture marocaine ne s’intéressait pas à la partie spéculative
du droit (recherche des principes, uçûl), mais à celle tournée vers la vie pratique (nawâzil,
cas d’espèce) (1949, p. 395). Pour chaque société, il y avait des questions qui étaient plus
pressantes que d’autres. L’une des questions récurrentes et lancinantes posées au Maroc
était la suivante : que faire lorsque la coutume locale contredisait le dogme musulman ?
Théoriquement, il y avait deux possibilités : soit interdire carrément la coutume en
question, soit lui trouver des justifications dans la tradition musulmane. C’était cette
seconde option plus pragmatique, plus proche de la vie des gens, qui était adoptée. Cette
démarche était évidemment commune à d’autres communautés musulmanes, mais ce qui
était spécifique au Maroc, selon Berque, c’est qu’elle fondait et donnait le ton à sa culture
juridique. Le trait essentiel de cette culture consistait dans sa propension à mêler le
concret au spirituel, d’où le développement de la casuistique centrée sur la normalisation
de la coutume. Celle-ci, déjà normale pour ses usagers, doit être de nouveau normalisée
du point de vue du droit musulman. Le ‘amal contribua largement à « la naturalisation
dans le droit d’un immense matériel de faits coutumiers, principalement agraires » (1949,
p. 397). Il se développa en ville, notamment à Fès, puis se propagea à la campagne à
travers les lettrés locaux (1978, p. 163, 245, 388-389).
5 Berque examine les techniques juridiques dont dispose le juriste pour normaliser la
coutume. Par exemple :
— II recourait au syllogisme d’analogie (qiyas). Selon le droit musulman, tout contrat
fondé sur l’aléa est interdit. Cependant, les contrats pastoraux et agricoles ont été
généralement fondés sur une rétribution aléatoire (une part de la récolte ou du croît du
cheptel). Pour justifier ces contrats, le juriste les rapprochait des contrats dont le
caractère licite était évident (qirâd/mushâraqâ) (1940, p. 221).
— Il n’était pas contraint de se tenir à l’opinion dominante. Le ’amal donnait la possibilité
d’appliquer un dire isolé (qawl châdd) qui tenait compte du contexte (1940, p. 222, 296).
— Il invoquait la notion de bien commun (maslaha) ou celle de nécessité (daroura) pour
justifier le maintien d’une coutume (1940, p. 223-224, 293).
6 Toutefois, selon Berque, ces mécanismes juridiques avaient permis à la jurisprudence
marocaine d’intégrer les faits de coutume et non la coutume elle-même (1940, p. 219).
Réduite à un usage de fait, la coutume perdait son aspect obligatoire. De ses deux
principaux caractères, la répétition et l’impératif social, le juriste marocain ne retenait
que le premier. Il regardait souvent la normalisation de la coutume comme un pis-aller
(1940, p. 219, 225-228 ; 1944, p. 293). Il « péchait par excès d’abstraction, par un
intellectualisme schématique, trop enclin à ne voir dans la vie qu’un matériel de faits sans
profondeur ; ici par une sorte d’opportunisme revêche, qui se résigne à accueillir
l’institution aberrante, mais en étrangère, en ennemie et en cherchant, non à l’assimiler,
mais à en limiter l’accroc » (1944, p. 293). Le juriste était sensible au maintien de
coutumes nécessaires au fonctionnement de la société. Il était réaliste et pragmatique,
mais son objectif consistait à encadrer, diriger, absorber la vie plutôt que de la pénétrer
268
changeantes étaient une disposition et une pratique communes aux docteurs et aux
paysans. La différence essentielle était que ceux-ci, souvent illettrés, ne s’embarrassaient
pas des techniques savantes de normalisation des coutumes.
11 La conception réaliste et pragmatique s’appliquait également aux pratiques religieuses :
« […] Le casuiste prend soin de montrer qu’il existe des degrés de notification légale. La
danse sera, selon les cas, prohibée [...] ou simplement blâmable ou seulement
désapprouvée, voire recommandée, ou même, tenons-nous bien « obligatoire », wâjiba,
dans le cas de la transe mystique de l’initié... (1967, 514). » Dans le même esprit, il y avait
différentes manières de contourner les interdits religieux. Une personne qui ne trouvait
sur le marché que des montres en or et en argent pouvait les acheter, invoquant la
nécessité de déterminer l’heure des prières. On pouvait également recourir à des
distinctions subtiles entre l’or pur et l’alliage ou entre la montre qu’on transportait et
celle portée en sautoir (1967, p. 513).
Droit dialectique
12 En accumulant des opinions contradictoires et des jugements variés, la démarche du ‘amal
encourage et conduit à la controverse : « On dirait que ce droit vise moins la solution que
le procès [...]. Le dialogue judiciaire est un des actes privilégiés de cette culture, où il
finira d’ailleurs – et dans le cas du Maghreb notamment – par influencer tous les genres,
voire même par monopoliser une grande part de l’activité intellectuelle (1967, p. 518). »
Le fikh marocain était un droit dialectique en ce sens qu’il était fondé sur une procédure
contradictoire où les parties échangeaient leurs arguments (1944, p. 287). Le cadi al-Ifrâni
al-Miknassi (d. 1515), auteur réputé des majalis, écrit : « le témoin est le véritable cadi, et
le cadi un simple exécuteur » (1949, p. 407). Ce caractère éminemment dialectique se
traduisait par une négligence des faits. Le cadi n’avait pas de pouvoir d’enquête. Aucune
place n’était faite lors du procès à l’examen objectif des faits laissés à l’initiative des
parties (murâfa’ât) (1944, p. 289). Un accusé objectivement coupable de meurtre pouvait
plaider que celui qui l’avait surpris en flagrant délit était un ennemi de la famille. Le juge
suivait l’accusé sur son terrain, et le débat devenait une analyse des conflits entre clans. A
cet égard, Berque distinguait entre la vérité objective basée sur l’enquête et la vérité
subjective, la seule qui comptait, fondée sur le dialogue entre les parties, sur le serment et
sur le témoignage4. Le serment était perçu comme quelque chose de dangereux et de
pénible, une corvée magico-religieuse (sic) que le créancier même de bonne fois rejetait.
Très souvent les parties arrivaient à un compromis hors prétoire, le débiteur payait la
moitié de la dette (1944, p. 303-308).
13 Berque considère comme une lacune de la procédure judiciaire l’indifférence à la réalité
objective et le manque d’ouverture sur l’observation des faits5. Il pense que le renouveau
de la justice marocaine devait venir non seulement des codifications mais aussi et surtout
de l’introduction des techniques inquisitoires. La procédure traditionnelle, strictement
contradictoire, devait devenir en partie inquisitoire. Le témoignage oral, les versions des
parties qui dominaient le procès devaient être confrontés aux faits (1944, p. 338-339).
270
Exclusivisme de la mnémotechnie
14 Berque considère également la prééminence de la mémoire (hifz) dans l’enseignement
comme un trait de la culture juridique marocaine. C’est une méthode qui impliquait
l’utilisation d’abrégés mnémotechniques, de glose et de commentaires. C’est une série de
dits (aqwâl) parmi lesquels les casuistes pouvaient distinguer l’opinion susceptible de
légitimer leurs positions et jugements (1949, p. 397-398). Abderrahman al-Fassi
(1631-1685) écrit plusieurs opuscules consacrés majoritairement au droit et au ‘amal sous
forme de guide versifié. Y sont résumées les normes de la loi islamique (chari‘a), les
dérogations imposées par les usages locaux, les solutions (‘amal) de l’école de Fès qui
s’écartaient de l’opinion malékite dominante (machhûr).Par rapport à l’œuvre des
prédécesseurs comme al-Wancharissi, le ‘amal marque, selon Berque, « le passage du
traité à l’abrégé, du raisonnement à la recette mnémotechnique, de la dissertation à
l’adage » (1938, p. 80). L’élaboration du droit pragmatique se réduit, comme l’hagiologie, à
des tâches de secrétariat. La culture marocaine à partir du XIVe siècle se résume dans la
confection de bréviaires juridiques et d’inventaires des saints et des mystiques (1938,
p. 82).
15 Dans ce contexte où la culture marocaine était polarisée sur le droit jurisprudentiel, al-
Youssi, contemporain de Abderrahmane al-Fassi, s’intéressait à la philologie et à la
théologie. Il était l’un des rares auteurs du adab (humanités, lettres) de son temps. A une
époque où la culture marocaine était tombée dans les abus de la mémoire, où l’activité
intellectuelle était réduite à une psalmodie de textes, al-Youssi constitua une exception.
Ses qualités intellectuelles, sa faculté de synthèse, sa capacité d’intuition et son rejet du
hifz (culture mnémonique) contrastaient avec la culture dominante de son époque.
Berque notait chez lui « la rareté des citations d’auteurs, l’aptitude à dépasser les sources,
à remonter aux principes, à dégager des raccourcis » (1958, p. 10-11). Al-Youssi
développait la science de l’impromptu (le titre de l’un de ses ouvrages, Muhadarat, réfère à
cette idée). La connaissance qui l’inspirait « s’exprime par effusions intuitives, en pleine
communication avec le partenaire [...]. Elle dédaigne l’esclavage des références et vise à
établir entre l’élève et le docteur un circuit de spontanéité (2001, p. 30). » Contrairement
à ses contemporains, il n’était pas dans le bréviaire et le commentaire des commentaires.
Même lorsqu’il s’intéressait au droit, ce n’est pas les cas d’espèce qui l’attiraient. Il
réfléchissait davantage sur les techniques juridiques (comme la dari‘a, enchaînement) qui
permettaient d’incorporer à la jurisprudence les coutumes locales (1958, p. 96-99).
Dynamiques culturelles
16 Berque ne s’intéressait pas seulement au passé de la culture marocaine, il considérait
aussi, quoique de façon partielle, son devenir. Berque décrit la décadence de
l’enseignement volontaire (tathawu‘). Traditionnellement, le savoir (‘ilm) était conçu
comme un ensemble de connaissances nécessaires pour une vie religieuse complète.
Enseigner ce savoir était, par conséquent, plus un sacerdoce qu’un métier. Une activité si
religieuse, si différente des professions « profanes », écartait en principe toute notion de
salaire fixe. Le savant vivait de dons et de la charité. Par ailleurs, l’enseignement n’était
pas organisé selon un emploi du temps préconçu : c’est le savant qui choisit l’heure et la
matière de son enseignement. L’organisation (tenzim) de l’université Qarawiyyine à Fès
271
l’innovation qui faisait problème que les canaux de sa diffusion : « Ces instincts
traditionnalistes ont droit à notre respect. Mieux encore, ils doivent servir. Car ils
recèlent une authentique force constructive... (1939, p. 20). » S’agissant du fikh, Berque
reproche au Protectorat sa tendance à le figer dans l’espoir d’obtenir le soutien des
conservateurs (1967, p. 508).
l’Orient. » Il affirme aussi que la différence réside dans le triomphe du fikh au Maroc, les
savants marocains étaient plus tributaires de l’Orient en matière de hadith qu’ils ne
l’étaient en droit (1958, p. 107-108). Ce type d’affirmation est repris pour le Maroc et, par
extrapolation, pour le Maghreb. Mais nous n’avons quasiment aucune idée sur la
variation des tons entre pays maghrébins.
22 Par ailleurs, il faut remarquer que la démarche de Berque aurait été différente s’il avait
comparé, comme ses prédécesseurs et collègues l’avaient fait, la culture marocaine à la
culture française et occidentale. A partir des rares comparaisons qu’il fait entre le fikh et
le droit positif occidental, il montre que la différence entre ces deux systèmes juridiques
était de fond et non pas de ton. Aussi, la question du ton et du contenu n’est-elle pas
seulement d’ordre théorique, elle est aussi et surtout d’ordre empirique. L’idée du ton (ou
de variation) ne serait valable que pour les espaces vastes (Maghreb...) où les continuités
sont aussi fortes que les discontinuités6.
NOTES
1. Paru dans Droit et mutations sociales et politiques au Maroc et au Maghreb : mélanges offerts
en l’honneur du professeur Hassan Ouazzani Chahdi, coordination et présentation, Abdelouhab
Maalmi, Paris, Publisud, 2012, p. 509-519.
2. Berque critique la réduction du droit indigène à la « coutume ». « Dans bien des cas, en effet,
cette « coutume » offre les caractères de cohésion raisonnée, d’expression légiférée, voire même
de codification écrite, qui sont ceux même de la loi. En fait, « la coutume », au Maghreb, c ‘est le
droit du prédécesseur et concurrent. « Le juriste musulman qualifie de “coutume” (’urf)
dépourvue de toute autorité normative les droits locaux d’inspiration extérieure ou antérieure à
l’islam. » « Le juriste colonial entend par coutume tout ce qui n’est pas droit positif, y compris les
règles du droit musulman (1978, p. 242-244). »
3. « Toute l’histoire du droit maghrébin est celle d’un débat entre des normes religieuses et un
concret peu réductible. » « Cette apparente antinomie entre la précision terre-à-terre de l’espèce,
et particulière, et le travail abstrait qui l’élabore offre à l’observateur l’un des traits les plus
curieux de ce grand problème des rapports entre l’intelligence maghrébine et le réel... (1944,
p. 303). »
4. « En réalité seule compte pour le Marocain rural la vérité subjective, telle qu’elle se construit
de forces, religieuse ou morale, que véhiculent le groupe, les personnes, les rites. L’humble vérité
objective, que prétendent serrer nos enquêtes, apparaîtrait à ces imaginatifs, à ces passionnés,
inhumaine, et, qui pire est, fastidieuse (1944, p. 308). »
5. Berque résuma ainsi les profondes tendances du Marocain qui avaient marqué son droit : « à la
fois méticuleux et imprécis, empirique et subjectif, généralisateur, intellectualiste, mais
insoucieux de classement, de séries ; produit d’une impérieuse réduction à l’humain ; d’une
primauté du technique, d’un dédain du donné n’allant pas toutefois jusqu’à la reconstruction
méthodologique du réel. De ce point de vue, l’éparpillement du fikh en nawaâzil, règne mêlé du
conforme et du discontinu, s’explique, sur le plan intellectuel, par la proximité de l’immédiateté,
en quelque sorte de l’espèce par rapport à l’esprit du juge maghrébin : point d’examen objectif
parce que point de recul et guère d’existence autonome de l’objet (1944, p. 306). »
274
RÉSUMÉS
Berque nous offre une autre manière de caractériser la culture marocaine. Celle-ci était dominée
par l’orientation quasi exclusive de ses intellectuels pour les questions juridiques, et plus
particulièrement le ‘amal. La culture marocaine ne s’intéressait pas à la partie spéculative du
droit (recherche des principes, ouçoul) mais à celle tournée vers la vie pratique (nawâzil, cas
d’espèces). La question récurrente et lancinante consistait à savoir que faire lorsque la coutume
locale contredisait le dogme musulman. Dans ce cadre, Berque analyse les traits de cette culture
comme le réalisme et le pragmatisme.
275
1 L’objectif du présent texte est d’esquisser à grands traits des types de conception de la
nation marocaine. Pour éviter une présentation abstraite, nous serons amenés à illustrer
ces types de conception par des données appartenant à l’histoire politique du Maroc. La
méthode d’exposition sera chronologique, mais il ne s’agit pas pour autant d’une
succession historique des conceptions étudiées. Pour éviter tout malentendu inhérent aux
démarches illustratives, nous tenons à préciser qu’illustrer un type de conception en se
référant à tel acteur politique ne veut pas automatiquement dire que l’acteur politique en
question n’ait adopté que le type de conception qui fait l’objet de l’illustration. Bref, notre
travail consiste dans un essai d’élaboration d’une typologie et non dans l’étude
systématique des conceptions de la nation chez tel ou tel acteur politique2.
2 Nous allons examiner un mode de groupement social récent qui exige, par rapport aux
anciens modes de groupement (tribu, communauté religieuse, corporation, cité, etc.), que
la loyauté suprême soit donnée à la nation. Le nationalisme est ici entendu comme un
ensemble de sentiments et d’actions visant la réalisation et la diffusion des fondements
politiques et culturels consolidant cette loyauté suprême à la nation. Les conceptions de
la nation sont souvent dégagées à partir des discours des nationalistes. Ce n’est pas le lieu
de soulever les questions méthodologiques en rapport avec l’analyse du discours
nationaliste. J’insiste seulement sur la quasi absence d’un corpus idéologique où la
question de la nation serait centrale. Celle-ci est souvent traitée de façon laconique. Le
second problème est lié au vocabulaire, notamment pour les textes écrits en arabe.
Suivant le contexte, la notion de nation (de national, de nationaliste) est exprimée par les
mots oumma, watan ou qawm et leurs dérivés.
3 Nous allons mettre l’accent sur trois types de conception. La conception que nous
qualifions d’homogénéisante est née et s’est consolidée pendant la période coloniale. La
conception conflictuelle correspond à une période où les relations entre le roi et les partis
politiques issus du Mouvement national connaissaient de vives tensions. C’est avec la
Marche verte que, de nouveau, nous assisterons, avec un vocabulaire et des fondements
historiques et culturels différents, à un retour à une conception homogénéisante de la
nation. Entre-temps (à partir des années 70) se développait une conception plurielle de la
276
4 L’usage du mot watan par des intellectuels marocains remonterait au début du 19 e siècle
(Mennouni, 1973, p. 139). Cependant, c’est durant les années 20 que son usage est devenu
fréquent. Dans le règlement intérieur d’une association créée à Salé en 1928, on peut lire :
l’association « est un groupement de jeunes Marocains qui se sont engagés à respecter la
religion musulmane et à conserver leur être national (kiyan watani)... Le journal mural 3 de
l’association dirigée par Saïd Hajji reprend une caricature4 qui est ainsi commentée : « La
photo représente le Maroc colonisé pris dans un pressoir, en train de mourir
progressivement... Notre journal est fondé pour combattre le colonialisme et
l’esclavagisme... Que chaque Marocain écoute et lise et qu’il pleure sur son sort s’il ne se
ressaisit pas immédiatement. Que son slogan soit la mort si nécessaire. Vive le Maroc
(yahya al-maghrib) ! » (Kadiri, 1992, p. 144, 225-226.)
5 Le sentiment nationaliste n’était pas fondé au début sur une élaboration idéologique de la
nation. Il est rapporté que lors de la préparation de la contestation du Dahir berbère les
jeunes contestataires de Salé n’étaient pas d’accord sur la nature des idées à utiliser pour
mobiliser les gens. Deux conceptions s’affrontaient. La première proposait d’approcher le
dahir d’un point de vue politique en insistant sur l’atteinte de l’administration coloniale à
la patrie et au territoire (tourab). L’autre, apparemment dominante, optait pour la
résistance religieuse, car le sentiment religieux était plus fort chez les Marocains que le
sentiment nationaliste. Certains rejetaient même l’idée de « nation » en invoquant
l’exemple du nationalisme de Mustapha Kemal perçu comme une expérience négative à
cause de ses positions à l’égard de la religion musulmane. Finalement, la mobilisation
s’est faite sur une base religieuse. L’idée de « nation » ne mobilisait qu’une partie des
intellectuels, alors que le sentiment religieux restait le moyen privilégié par ces mêmes
intellectuels pour mobiliser les masses (Hajji, 1983 ; Rachik 2003, p. 43-59).
6 A partir des années 30 s’impose progressivement un vocabulaire politique nationaliste.
Citons les « Revendications de la nation marocaine » (matalib al-oumma al-maghribiya)
présentées au gouvernement espagnol en 1931 par un groupe de nationalistes de Tétouan
(al-hayaa al-wataniva al-oula) dont la majorité sont des militants d’écoles privées (Ibn
Azzouz, p. 1980, p. 65-66). En 1934, le Comité d’action marocaine (Koutlat al amal al watani)
présente au sultan et au gouvernement français le Plan de réformes marocaines (134
pages).
7 Abdellah Laroui soutient que tout nationalisme travaille sur un matériau premier, sur un
héritage historique qui influence son contenu, qu’entre le nationalisme marocain et le
protonationalisme (patriotisme local, résistance au nom de l’islam) il existe une
continuité idéologique : les deux « utilisaient des moyens différents, dans des situations
différentes, pour défendre un seul et même objet : la norme islamique actualisée par le
système makhzénien » (Laroui, 1977, p. 27, 424-436). On peut facilement critiquer Laroui
en glanant des exemples illustrant des ruptures avec le passé, mais cette critique
resterait, à l’image des idées critiquées, sélective et partielle. Sur le plan idéologique, on
peut citer l’adoption de notions modernes qui n’ont pas de connotation religieuse :
peuple, nationalisme, patriotisme, masses, etc. (qawmiya, wataniya, cha’b, jamahir). Sur le
plan sociologique, la constitution d’un réseau groupant des élites locales est un fait inédit
277
dans l’histoire du Maroc, et c’est l’existence même de ce réseau qui donne un fondement
sociologique à l’idée moderne de nation. Le fait que des nationalistes originaires de
différentes villes (Fès, Rabat, Salé et Tétouan au début) se rencontrent pour débattre de
questions communes constitue une concrétisation de l’idée de l’attachement à une
nation. Toutefois, nous pensons que l’analyse en termes de rupture ou de continuité est
forcément éclectique et réductrice. Ce n’est pas l’origine des matériaux (histoire
marocaine, philosophie des Lumières, islam, etc.) qui détermine leurs sens mais l’usage
effectif qu’en font les nationalistes. La conception de la nation marocaine est bricolée en
utilisant différents ingrédients, anciens et modernes. Et lorsqu’il s’agit de bricolage, la
fonction originelle d’un élément importe moins que sa fonction actuelle.
8 L’islam est retenu comme un emblème de la nation marocaine, mais il s’agit d’un islam
qui, à l’instar du nationalisme, combat tout particularisme religieux (confréries, culte de
saints, etc.). Toute religiosité locale devrait être combattue en faveur d’une religiosité
décontextualisée groupant tous les Marocains musulmans. L’islam utilisé par les
nationalistes acquiert un nouveau sens. Le point commun essentiel entre le nationalisme
et le salafisme réside dans leur allergie à tout ce qui est local et particulier. Il ne s’agit pas,
ici, d’une continuité mais d’une volonté de rompre avec les traditions locales.
Inversement, la rupture n’est pas totale, puisque le nationalisme perpétue une certaine
tradition religieuse. Nous voyons que dans les deux cas, les matériaux sont apparemment
anciens. Comme la tradition n’est pas homogène, les nationalistes sont contraints d’être
sélectifs en optant pour une tradition au détriment d’une autre. Par ailleurs, il ne s’agit
pas seulement de sélection mais aussi de réinterprétation des aspects de l’héritage
culturel retenu. On oublie que ce qui est nouveau, c’est l’idéologie nationaliste à travers
laquelle ces anciens matériaux sont évalués et valorisés. Cette idéologie vise à créer une
communauté de Marocains homogène sur le plan religieux. Dans le cas du nationalisme,
c’est le religieux qui est pris dans une logique politique nouvelle et non l’inverse. Par
exemple, la notion de Oumma n’a plus seulement un contenu religieux, musulmans et juifs
marocains appartiennent à la même Oumma marocaine. Parmi les revendications de la
délégation de Fès qui a rencontré le sultan suite à la promulgation du Dahir berbère en
1930 : « Il n’existe pas de religion nationale (dine qawmi) exceptés l’islam et le judaïsme. »
(al-Fassi, 1948, p. 146, 207.) C’est la valorisation de l’homogénéité culturelle au détriment
des spécificités culturelles locales qui est un processus inédit dans l’histoire politique et
intellectuelle de la société marocaine. Le makhzen, comme tout Etat traditionnel, ne
faisait pas de l’unité culturelle un fondement de la société marocaine. C’est avec l’Etat
moderne et ses différentes institutions, notamment l’école, que l’idée d’une culture
homogène est possible (cf. Gellner, 1989).
9 Passons à la monarchie. Là aussi, classer les faits selon qu’ils illustrent la continuité ou la
rupture n’est pas d’une grande utilité. La différence substantielle entre Mohamed V [alors
Mohamed ben Youssef] et les sultans du Maroc antérieurs est qu’il a été érigé par les
nationalistes en « symbole de la nation marocaine ». En 1933, plusieurs articles ont été
publiés par des nationalistes revendiquant la célébration de l’intronisation du sultan. En
voici quelques extraits : « Nous demandons aussi à ce propos que le gouvernement prenne
une décision qui fait du jour de l’intronisation de Sa Majesté une fête nationale (‘îd watani)
. » On devait montrer aux gens que « le jour de la fête est le symbole d’une nation (Oumma
) qui a une civilisation séculaire » (Majallat al-Maghrib, juillet et novembre, 1933). Le
peuple marocain était appelé à faire du jour de l’intronisation de Mohamed V « une fête
nationale, populaire et officielle de la nation marocaine et de l’Etat marocain » (L’Action
278
13 Quelques années après l’indépendance du Maroc, l’accord qui fondait les relations entre
le Mouvement national et le roi s’est désagrégé. Ayant à l’esprit le contexte politique
conflictuel (fin des années 60 jusqu’à 1974), notre question est de savoir ce que devient
l’idée de nation lorsque les protagonistes sont mus par des stratégies et des idéologies
politiques opposées. Le désaccord qui nous intéresse ici était essentiel, il portait sur des
questions liées à l’intégrité territoriale (révision des frontières avec l’Algérie, la question
de la Mauritanie...).
14 Nous allons prendre comme illustration de la conception conflictuelle de la nation
l’émergence d’un nationalisme dit « populiste » ou de « gauche » adopté par l’UNFP et qui
279
21 A partir des années 70, le MCA (Mouvement culturel amazigh) n’a cessé de reprocher à
l’idéologie nationaliste de réduire l’idée de la nation à l’islam et à l’arabité et a proposé de
fonder la nation marocaine sur la diversité linguistique et culturelle. Dans une phase
initiale (1967-1990), la culture populaire est érigée en patrimoine national et en
fondement de la patrie, de la personnalité et de l’authenticité de la nation marocaine. La
conception de la culture nationale doit respecter deux principes fondamentaux : la
diversité et l’égalité des cultures (Azaykou, 1982 ; Boukous, 1977). Ces principes sont
dirigés contre la conception du Mouvement national à qui il est reproché d’exclure tout
pluralisme linguistique et culturel. La charte d’Agadir, signée en 1991 par six associations,
résume les principes du MCA :
« Sur le plan politique, nonobstant la participation massive des Imazighen à la lutte
armée pour la libération de la patrie du joug colonial, leurs droits culturels et
linguistiques ne sont pas reconnus. Cette occultation est la conséquence des
priorités du Mouvement national durant la lutte pour l’indépendance, des options
des organisations nationales, de l’orientation du courant salafiste et de la politique
d’Etat après l’Indépendance. Ces priorités et ces options se résument dans la
281
Conclusion
29 Les types de conception de la nation sont liés à des contextes politiques particuliers.
L’homogénéité culturelle de la nation est défendue à un moment où des événements sont
perçus par les principaux acteurs politiques comme constituant un danger externe
(colonisation, guerre, etc.). Elle serait liée à une conception autoritaire de l’identité
nationale (voilà ce que vous devez être). La conception conflictuelle de la nation a plus de
chance d’être adoptée lorsque le consensus sur l’interprétation du danger externe fait
défaut. La position politique et idéologique de certains acteurs politiques les orienterait à
privilégier le combat contre leurs rivaux internes. La conception plurielle de la nation
serait en rapport avec l’ouverture et la démocratisation du système politique. Comme elle
a été consacrée par des décisions royales, la conception officielle de la nation ne serait
plus associée à l’homogénéité culturelle en tant qu’idéal.
NOTES
1. Paru dans Cercle d’analyse politique, Les Cahiers Bleus, n° 8, 2006, p. 5-16. Une première version
de ce texte fut présentée en 2007 au cercle d’analyse politique à la Fondation Abderrahim
Bouabid à Salé. Le principe du club est qu’un membre présente un working paper qui est discuté
par un invité. Pour mon texte, le discutant était Abdellah Laroui dont l’intervention est publiée
dans ce même n° 8 des Cahiers bleus, février 2007, p. 17-28.
2. Cette dernière précision est apportée par l’auteur de la présente note [Hassan Rachik] dans
une version remaniée, en réaction aux remarquées soulevées par Abdellah Laroui lors de la
présentation d’une première version (note de la rédaction des Cahiers bleus).
3. Al-widad, n° 52, 8 janvier 1929.
4. La caricature est publiée par le journal Le Cri marocain (n° 107) édité à Casablanca.
RÉSUMÉS
La conception de la nation n’est pas figée, elle change suivant les contextes et les acteurs. Pour le
Maroc, nous avons analysé trois types de conception : la conception homogénéisante qui est née
et s’est consolidée pendant la période coloniale ; la conception conflictuelle qui correspond à une
période où les relations entre le Roi Hassan II et des opposants issus du Mouvement national
connaissaient de vives tensions, et la conception plurielle de la nation fondée sur la diversité
culturelle de la nation marocaine.
284
1 Les identités collectives impliquent des structures sociales et des systèmes idéologiques
tellement complexes et hétérogènes qu’il serait artificiel de les approcher en bloc. Il y a
différentes manières de porter une identité collective. Certaines sont, pour ainsi dire,
dures et lourdes à porter, d’autres sont molles et légères. Le poids d’une identité
collective peut être apprécié à la fois sur le plan sociologique et idéologique. Il varie
d’abord selon le degré de structuration des groupes sociaux en question. Par exemple,
dans une communauté tribale ou dans toute communauté organisée autour de biens
collectifs et disposant d’instances collectives de décisions, porter l’identité de son groupe
implique des obligations et des droits politiques. Ici, la dimension pratique de l’identité
collective est plus importante. Appartenir à un groupe, porter ou revendiquer son
identité, implique des droits (accès aux biens collectifs) et des obligations politiques
(participation au financement et à la gestion de ces biens). Être étranger c’est être exclu
de la vie politique du groupe. La résidence, quelle que soit sa durée, n’implique pas
nécessairement l’accès aux biens collectifs. L’identité pratique ne s’exprime pas dans un
discours abstrait et systématique, elle est revendiquée, négociée, discutée dans le cadre
de contextes sociaux et politiques concrets.
2 Dans une tribu du Haut-Atlas, l’une des manifestations de l’exclusion des étrangers se
produit lors d’un partage rituel d’une vache sacrifiée à un saint local. Seuls les chefs de
foyer membres du groupe ont droit aux parts de viande. Pour illustrer les usages
pratiques d’une identité politique, je vais résumer une phase du rituel à laquelle j’ai
assisté en 1988 et où un étranger a été adopté par l’assemblée du village [voir chapitre 4].
Après avoir établi la liste des ayants droit (une soixantaine), des assistants demandèrent
si aucun chef de foyer n’avait été omis. Un jeune chef de foyer proposa d’ajouter le nom
d’un habitant qui fut aussitôt contesté par l’organisateur chargé d’établir la liste. La
raison invoquée est qu’il n’était pas membre du village. En effet, personne ne contesta
qu’il venait d’une ville où sa mère, originaire du village, avait immigré suite à son
mariage. Ses parents décédés, notre étranger s’installa, une douzaine d’années
auparavant, au village maternel où il hérita de biens immobiliers. Durant toute cette
période, il était carrément exclu du partage des sacrifices et des réunions de l’assemblée
du village. Le jeune chef de foyer qui soutenait l’intégration de l’étranger fit une longue et
285
intéressante plaidoirie. Seuls des arguments politiques furent invoqués. Il rappela les
différentes situations où l’étranger était considéré comme membre du groupe
(contributions à des dépenses collectives, paiement d’amende suite au viol d’une
obligation collective, en l’occurrence le curage des canaux d’irrigation, etc.). Il résuma le
tout de façon ironique en disant « s’il fait chaud, vous le comptez », reprochant ainsi à
l’assemblée sa position ambiguë. Celle-ci l’intégrait lorsqu’il s’agissait de l’acquittement
des obligations et l’excluait dès qu’il était question de l’octroi des droits. Le débat
s’acheva sur des avis partagés, quoique le nombre des gens favorables à l’intégration de
l’étranger augmentait. Toutefois, il fallut attendre la distribution de la viande pour
connaître la décision définitive : l’étranger obtint pour la première fois le lot de viande
qui consacra rituellement son nouveau statut politique (Rachik, 1992, p. 129-147).
3 L’identité tribale a un fondement politique, et, de ce fait, elle n’est pas immuable. Suivant
les contextes on peut l’acquérir comme on peut la perdre. C’est le statut de l’étranger qui
illustre clairement le caractère et le contenu politique de l’identité tribale. Il existe
maints processus par lesquels un étranger intègre le groupe hôte. Les règles d’adoption et
d’assimilation des étrangers sont diverses et dépendent de l’ouverture du groupe social
d’accueil, de sa taille mais aussi du statut social de l’étranger. Il arrive que des étrangers
résidant depuis plusieurs générations n’intègrent jamais le groupe social. Dans tous les
cas, intégrer un groupe et porter son nom est un processus politique, le fondement
culturel étant accessoire. Un étranger peut venir d’une tribu voisine, parler la même
langue, partager la même religion, les mêmes coutumes que le groupe hôte, mais cela
reste insuffisant (Gellner, p. 60-63 ; Rachik, 2002, p. 117-158 ; Rosen, 198, p. 53-57).
4 L’identité collective dans des communautés restreintes disposant de structures de
décision est avant tout un statut politique qui implique un système de devoirs, de droits
et de privilèges. Dans une ville, les personnes appartenant à une tribu, à une région, à un
pays, peuvent toujours s’identifier par rapport à leurs groupes d’origine. Mais, tant qu’ils
se contentent d’invoquer séparément leurs origines, tant qu’ils ne se connaissent pas
entre eux, tant qu’ils ne sont pas organisés de façon continue, ils constituent plutôt une
catégorie sociale qu’un groupe social structuré. Dans ce cas, la référence à l’identité serait
lâche et les personnes concernées l’utiliseraient davantage comme un système
classificatoire et accessoirement comme une ressource ou référence pour régler des
questions pratiques privées (emprunt, mariage, échange de services, etc.). En fait, sur le
plan des idées, les identités collectives sont réduites à un inventaire de traits culturels, à
des stéréotypes.
5 Partant de l’étude de Geertz relative au souk, considérons brièvement l’usage des
identités collectives dans une petite ville marocaine. Selon lui, la caractéristique
principale du souk est que l’information n’est pas crédible. Il le considère comme un
concours d’informations. Ce qui fait mal dans un souk, c’est ignorer ce que d’autres
savent. L’information au sujet du prix, de la qualité, du poids des marchandises n’est pas
crédible. Aussi, les différents éléments du souk peuvent-ils être appréciés par rapport à
leur efficacité en tant que moyen de recherche d’une information crédible. Geertz montre
comment le recours à la nisba constitue le moyen qui permet aux gens d’accéder à une
information crédible.
6 La nisba est un système de classification locale à travers lequel les gens se définissent par
rapport à leur famille, leur village, leur tribu, leur ville. Elle tend à être incorporée dans
des noms personnels (par exemple : Omar al-Yazghi = Omar de la tribu de Yazgha).
Cependant, elle est approchée non seulement comme une simple représentation de ce que
286
sont les personnes, mais aussi comme un ensemble de principes, de catégories culturelles
à l’aide desquelles les gens orientent leurs interactions. En d’autres termes, elle est une
construction culturelle qui ne fournit pas seulement un système de classification selon
lequel les gens se perçoivent et perçoivent les autres, mais aussi comme un cadre qui leur
permet d’organiser certaines de leurs transactions. Connaître la nisba d’une personne
simplifie le processus de recherche d’un partenaire plausible, généralement appartenant
à la même tribu. C’est la stratégie principale qui permet de limiter les coûts de recherche
du partenaire. Elle sert à éviter les manipulations du poids, de la qualité des marchandises
dans cet échange de face à face.
7 L’usage de l’identité tribale dans un marché ne réfère pas à la tribu en tant qu’unité
sociopolitique. En ville, les personnes se classent elles-mêmes et classent les autres en
invoquant de larges groupements humains dont les structures sont lâches, voire obsolètes
(confédérations tribales, régions...). Les personnes qui réfèrent à de telles identités ne se
connaissent pas et, vu leur nombre, ne peuvent pas se connaître personnellement. En
ville, l’identité collective et les informations qui lui sont liées se réduisent à un ensemble
de stéréotypes qui visent à caractériser une catégorie sociale dont la dimension est large,
le contenu lâche et les contours vagues. Les personnes nées à Fès sont des commerçants
de tissus, les personnes originaires du Sous sont des épiciers, etc. (Rosen, 1984, p. 21-28).
Dans une transaction commerciale, savoir qu’un Soussi serait un épicier, radin et de
bonne moralité n’avance pas à grand-chose. On ne dit guère jusqu’à quel point les gens
croient aux stéréotypes qu’ils associent à une identité collective déterminée et jusqu’à
quel point ils les prennent en compte dans leurs interactions. Il semble que les
informations que les gens essaient d’obtenir sont basées essentiellement sur leurs
expériences personnelles ou celles d’autres personnes en rapport avec l’éventuel
partenaire. Geertz lui-même soutient que la nisba n’apporte qu’une esquisse vague de ce
que sont les acteurs et que les principales informations sont obtenues au cours du propre
processus de l’interaction. Il conclut que la catégorisation de type nisba conduit, de façon
paradoxale, à un hyper-individualisme. Les acteurs font appel aux informations liées aux
identités collectives de leurs partenaires, mais c’est au cours de l’interaction que les
notions qui déterminent les appartenances (tribu, douar, parenté) sont négociées, quand
d’autres informations sont recueillies (Geertz, 1986).
8 Lorsque le groupe terminal correspond à une catégorie sociale large, l’identité est molle
et se réduit à des stéréotypes ayant peu d’effets sur les interactions sociales. L’utilisation
des identités collectives comme un moyen de mobilisation, comme un instrument
politique, exige que le groupe en question soit organisé (ou en cours d’organisation) de
façon « informelle » (tribu) ou formelle (association, parti politique, etc.). La mobilisation
peut être fondée sur une idéologie identitaire explicite et systématique. Différentes
études sur le nationalisme montrent que plus le groupe est organisé (Mouvement
national) et plus l’idéologie est systématique, plus les contraintes sur les membres sont
nombreuses et plus l’identité nationale est dure à porter. Le cas extrême étant le devoir
de sacrifier la vie au nom de la nation. C’est dans le cadre de ce type large d’identités
« dures » que je propose d’esquisser les traits d’une idéologie identitaire autoritaire.
Classification univoque
9 Nous avons vu que l’identité collective implique la classification des gens et des groupes
sociaux. Les critères de cette classification sont divers : la politique, la religion, la langue,
287
Objectivation de l’identité
12 L’identité d’un groupe social serait fondée sur son identité culturelle. Cela veut dire que
les membres de ce groupe partagent des éléments culturels objectifs : une langue, une
religion, des coutumes, etc. Cette approche essentialiste exagère les fondements objectifs
de l’identité collective et néglige ses fondements subjectifs. Ce n’est pas en partant des
traits culturels communs observés par le chercheur que l’identité collective peut être
constituée. Il faut aussi que les acteurs considèrent ces traits comme étant des éléments
qui les distinguent d’autres groupes sociaux. Des gens qui parlent la même langue, qui
revendiquent une ascendance commune ou pratiquent la même religion ne partagent pas
forcément une identité collective. La croyance subjective dans ces éléments (ou l’un
d’entre eux) constitue une dimension fondamentale dans la définition de leurs identités.
L’élément objectif n’est donc pas suffisant, il faut voir si les personnes concernées elles-
mêmes l’utilisent ou non comme un critère classificatoire, comme un élément identitaire.
288
Objectivement, les personnes peuvent être classées selon la couleur de leur peau, mais ce
n’est que lorsque les groupes en question croient que la couleur constitue un élément
social et culturel distinctif que l’élément objectif se transforme en un élément identitaire.
Il y a des pays où la couleur ne constitue pas un emblème identitaire.
13 Il en est de même pour les traits culturels. Ceux dont on tient compte dans la définition
d’une identité collective ne sont pas ceux objectivement identifiés par l’observateur mais
les traits retenus par les acteurs comme étant des marqueurs distinctifs et des emblèmes
de différence. Selon cette conception, les personnes qui adhèrent à une identité collective
ne partagent pas forcément une culture commune, ni une psychologie commune. Ce
qu’elles partagent c’est seulement quelques emblèmes, idées, symboles qui servent à
marquer une différence culturelle (Barth, 1969). L’identité collective serait donc fondée
non pas sur des éléments communs objectifs mais sur la croyance subjective dans certains
éléments considérés comme distinctifs. Même l’existence « réelle » des traits culturels
invoqués comme fondement de l’identité collective n’est pas nécessaire. Il suffit que les
personnes concernées y croient. Un groupe peut fonder son identité sur une histoire
commune imaginaire, sur une généalogie commune fabriquée... Il est inutile, du point de
vue de l’étude de l’identité collective, de savoir s’il existe ou non une histoire commune
avérée ou une parenté réelle.
14 Cette distinction entre la conception objective et la conception subjective est certes
essentielle pour l’approche des identités collectives. On a souvent associé, d’une part, la
définition objective à la définition que l’observateur élabore à partir d’éléments objectifs
et, d’autre part, la définition subjective à la définition que l’observateur élabore
également mais en partant du point de vue des acteurs. Je pense que cette opposition
cache deux aspects essentiels des identités collectives : le premier est que les acteurs
(leaders tribaux, intellectuels, idéologues, etc.) construisent aussi des définitions
objectives de l’identité collective. La seconde est que ce qui est subjectivement choisi ou
perçu par certains acteurs est imposé aux autres et devient, par la force des choses, un
élément objectif et extérieur. Une première génération peut choisir un emblème
(dimension subjective d’identité) qui sera présenté aux générations suivantes comme un
élément identitaire objectif, faisant croire qu’il est ancien, historique, voire éternel.
15 L’identité dure présente les fondements identitaires d’un groupe comme étant objectifs. A
la limite, on appartient à telle identité à son insu et contre sa volonté. Les éléments qui
définissent une identité sont objectifs, aucune alternative n’est laissée aux membres du
groupe. Le mode sur lequel l’identité collective est conçue est celui du statut prescrit.
L’individu hérite, purement et simplement, les éléments qui définissent son identité
collective. L’exemple le plus extrême est celui où l’identité est fondée sur la race. Ce n’est
pas un hasard que les idéologies les plus autoritaires fassent appel aux traits biologiques
pour fonder leurs conceptions de l’identité. Les éléments culturels sont également conçus
comme conférant, objectivement et automatiquement, une identité collective. Les
exemples abondent : des nationalistes arabes affirment qu’est Arabe celui qui parle
l’arabe, même s’il le nie ; des intellectuels amazighs soutiennent que tous ceux qui
habitent l’Afrique du nord sont Amazighs (Berbères) à leur insu, même s’ils ne parlent
aucun dialecte berbère. Pour eux, c’est la terre qui confère l’identité et non pas seulement
la langue. L’identité d’un groupe est présentée comme étant « naturelle » et « objective ».
Ses membres n’ont aucune alternative que d’endosser l’identité qu’on leur confère
objectivement, c’est-à-dire autoritairement. Toute négociation est exclue, non seulement
sur l’identité à porter mais aussi sur son contenu.
289
Homogénéisation culturelle
16 Nous avons rapidement mentionné que les identités collectives peuvent être distinguées
selon qu’elles soient fondées sur des systèmes culturels diffus et implicites ou sur des
idéologies structurées et explicites. L’idéologisation des identités collectives exige des
spécialistes (des intellectuels, des idéologues) qui sélectionnent les emblèmes, les
symboles, les événements historiques, et tout autre élément à partir duquel ils peuvent
bricoler un système de sens, une définition de l’identité du groupe en question.
L’idéologie étant entendue comme un système d’idées et de valeurs qui établit, de façon
explicite, ce qu’est et ce que doit être le Nous et ce qu’est l’Autre. Elle peut être
considérée comme la partie « activée » d’un système culturel. Elle définit, pour les
membres du groupe en question, les manières de penser (types de hiérarchie à établir
entre les identités...), de se comporter (comment s’habiller, se saluer, etc.) et de sentir
(événements qui doivent nous rendre heureux ou tristes) qui sont conformes au Nous.
Elle définit également les attitudes et les comportements à observer vis-à-vis de l’Autre
(dialoguer avec lui, le respecter, le mépriser, l’excommunier, l’exterminer).
17 Les idéologies identitaires ont pour idéal l’homogénéité des systèmes culturels qu’ils
défendent. L’intensité de l’homogénéisation culturelle dépend de l’échelle sociale de sa
réalisation (infranationale, nationale, mondiale) et aussi du type de culture en question
(haute culture, basse culture, culture tout court). Selon Gellner, l’homogénéisation
culturelle est un phénomène moderne qui a été pris en charge par le nationalisme. Dans
les sociétés agraires traditionnelles, les communautés rurales ne partagent pas de culture
commune. Ce qui les caractérise, c’est plutôt la séparation, les différentiations et les
clivages culturels entre les élites et le reste de la population. Personne n’a intérêt à
promouvoir une homogénéité culturelle. L’Etat se contente de prélever l’impôt et de
maintenir l’ordre. L’identité collective traditionnelle (tribale, corporatiste, religieuse) est
davantage fondée sur la stratification culturelle que sur l’homogénéisation culturelle.
L’idée que l’aristocratie partage la même culture que les paysans serait impensable dans
une société traditionnelle (Gellner, 1983, p. 24-43 ; Eriksen, 1993, p. 102-104).
18 En revanche, la société moderne industrielle exige une homogénéité culturelle. On ne doit
plus être le produit d’un village ou d’un clan. La culture ne doit plus être diversifiée et
enclavée dans des localités. Elle ne doit plus confirmer et légitimer une stratification
sociale. La société industrielle exige une population mobile possédant une culture
commune, une formation générique lui permettant de changer de profession, des
systèmes de communication explicites ne dépendant plus du contexte. Selon Gellner, le
nationalisme est une théorie de la légitimité politique qui exige que les limites culturelles
coïncident avec des limites politiques, celles de l’Etat. Il se définit par cette volonté
d’établir une congruence entre la culture et la société.
19 Cependant, il ne s’agit pas de culture au sens large mais de haute culture. La nation n’est
pas fondée sur une culture commune qui lui préexiste. Au contraire la formation des
nations, les processus d’homogénéisation culturelle qui les accompagnent et le système
éducatif qui diffuse cette haute culture sont les conséquences de l’industrialisation.
L’individu est directement membre de la nation, en vertu de cette haute culture
commune. L’homogénéité culturelle, que le nationalisme s’efforce de promouvoir, est le
produit des conditions structurelles de la société industrielle. La culture en question est la
haute culture diffusée par l’Etat et son système éducatif.
290
25 Plus l’identité collective est sélective, limitée à quelques secteurs de la vie sociale, plus
elle est molle, et plus faible est son pouvoir contraignant. Ici, les gens ne se sentent pas
obligés de revendiquer une identité collective, d’endosser jour et nuit toute une culture.
Quelques objets, rites, symboles, etc. suffisent pour y référer. Les emblèmes identitaires
sont certes nécessaires à la survie et à la cohésion d’un groupe social. Toutefois, moins ces
emblèmes sont nombreux, plus molle serait l’identité collective à porter, plus large serait
la liberté des gens revendiquant une identité commune.
Purification
26 L’identité est construite et vécue non pas dans l’isolement mais dans l’interaction avec
des groupes sociaux. Le contenu du Nous dépend de la conception et des interactions avec
l’Autre. Ce sont les limites, les frontières (au sens symbolique et non spatial et territorial)
avec l’Autre qui comptent. Construire une identité collective revient à choisir quelques
éléments qui symbolisent la distinction à l’égard de l’Autre. Ce n’est pas seulement ce qui
est commun (culture, langue, nationalité, religion) qui importe dans une identité
collective, il faut, en plus, que ce qui est commun traduise des différences, trace des
frontières culturelles avec l’Autre.
27 La nature et le contenu des frontières choisies pour se distinguer de l’Autre diffèrent
selon le degré autoritaire des idéologies identitaires. Dans les stéréotypes, l’Autre est à
peine défini, et dans le pire des cas (pour ceux qui les subissent, bien entendu) il est
ridiculisé, caricaturé, méprisé, etc. A l’extrême de « l’identité à plaisanterie » (par
exemple, les blagues et anecdotes que les ressortissants d’un pays racontent sur leurs
voisins), nous trouvons la purification qui peut concerner la langue, les coutumes, l’art,
l’histoire. Elle reste une manière tranchée et extrême de créer les frontières avec l’Autre.
Il s’agit d’un instrument utilisé pour traquer les apports étrangers et chasser les intrus.
Être un bon francophile, c’est opter pour les mots français au lieu des mots étrangers,
souvent anglais : c’est dire « télécopie » au lieu de « fax », « défi » au lieu de « challenge »,
« bonne fin de semaine » au lieu de « bon week-end », etc. C’est ce que Hobsbawm appelle
le « nationalisme philologique », c’est-à-dire l’insistance sur la pureté linguistique du
vocabulaire national, qui a obligé les scientifiques allemands à traduire « oxygène » par
Sauerstoff et inspire aujourd’hui en France un combat d’arrière-garde désespéré contre les
ravages du « franglais » (Hobsbawm, 1992, p. 108). Au Maroc, le parti de l’Istiqlal,
défenseur d’une politique d’arabisation de l’Administration et de l’enseignement, visait,
au lendemain de l’indépendance du Maroc, l’élimination des mots français et étrangers de
la langue véhiculaire (darija) et leur remplacement par des mots arabes : la forme était
franchement impérative : « Ne dis pas croissa [croissant] dit hilaliya. » Toute idéologie
identitaire vise à homogénéiser, à purifier la langue et la culture des apports étrangers.
Elle devient autoritaire lorsque la purification devient systématique et impérative,
lorsque des sanctions sont prises à l’égard des personnes (journalistes, intellectuels, etc.)
qui ne respectent pas l’idéal de l’identité dure et pure.
28 Pour résumer, on serait en présence de deux classes extrêmes d’identité collective : l’une
est molle, à la fois sur le plan de l’organisation sociale (catégorie sociale) et sur le plan
idéologique (stéréotypes), l’autre est dure, portée par un groupe structuré dont l’élite
produit et diffuse une idéologie systématique. Un type d’identité collective tient une
place intermédiaire, en ce sens qu’il est fondé sur une organisation structurée (tribu,
confrérie religieuse, etc.), mais pas sur une idéologie identitaire systématique. L’identité
292
dure serait caractérisée par une classification univoque et exclusive et par l’absence de
conflit de loyauté. Elle est présentée comme étant naturelle, objective, externe et
transcendant les membres du groupe. Elle a pour idéal non seulement l’homogénéisation
du groupe sur le plan social et culturel, mais la purification culturelle, linguistique voire
ethnique. La réalisation de ces idéaux se fait dans le cadre d’une conception impérative et
totalitaire de l’identité collective.
NOTES
1. Paru dans Revista CIDOB d’afers internacionals, n° 73-74 (2006), p. 187-198.
2. L’absence de conflit de loyauté est un trait des identités collectives fondées sur le principe de
l’emboîtement. Selon ce principe, il existe plusieurs groupes sociaux, mais chaque groupe social
est emboîté dans un groupe plus grand jusqu’au groupe le plus large. C’est le principe de la
segmentation tribale : l’individu appartient à une famille qui fait partie d’un lignage, celui-ci est
englobé dans un village qui est à son tour englobé dans une tribu, etc. Dans ce cas, il existe une
complémentarité entre les différentes identités collectives. L’identité du lignage ne contredit pas
celle du village, ni celle de la tribu.
3. Le caractère impératif d’une identité est exprimé par exemple par les termes « engagement »,
« engagée ». Leurs équivalents en arabe, iltizame, multazim, sont utilisés par des idéologies
politiques se définissant comme progressistes et par des idéologies religieuses se définissant
comme fondamentalistes. Dans les deux cas l’adepte est « lié » au système définissant son
identité politique ou religieuse.
293
RÉSUMÉS
Les identités collectives sont souvent étudiées en termes de contenu culturel, religieux,
linguistique ou politique (nationaliste, arabe, islamiste, socialiste…). L’analyse des formes des
identités collectives que nous proposons permet d’apprécier le degré de liberté laissé aux
porteurs de ces identités. Nous distinguons deux types opposés : l’identité dure et l’identité
molle. La première est fondée sur une classification univoque et exclusive, sur une conception
naturelle, homogène et totalitaire. La seconde sur une conception plurielle, relative et sélective.
Ces formes identitaires traversent différentes identités définies en termes de contenu.
294
1 Mon exposé porte sur les conceptions idéologiques de l’identité et leur rapport à la
démocratie comme système valorisant la liberté individuelle, le dialogue, le respect de la
différence, le rejet de toute pensée unique… J’ai l’intention de l’inscrire dans le contexte
du débat actuel relatif à l’identité et notamment à la question de la constitutionnalisation
de la langue amazighe. Mais avant de donner mon avis sur cette question, j’aimerais
présenter ma conception des identités collectives et leur rapport avec la démocratie.
2 La position idéologique extrême est celle qui trouve que tout discours identitaire est
dangereux et qu’il ne peut conduire qu’au communautarisme, au chauvinisme, à
l’intégrisme. D’autres trouvent que certaines identités sont bonnes et d’autres mauvaises.
Un nationaliste peut valoriser l’identité nationale et trouve abjecte tout discours sur
l’identité tribale, confrérique ou linguistique. La référence à l’amazighité a été au Maroc
le réceptacle privilégié des craintes invoquant les dangers qui guettent l’unité nationale.
3 Je pense que les attitudes à la fois intellectuelles et politiques à l’égard des identités
collectives ne prennent en compte que les contenus de ces identités, arabiste, amazighe,
wahhabite, etc. L’importance des contenus est indéniable, mais les formes et les logiques
identitaires le sont davantage. Et la compatibilité avec des valeurs démocratiques passe
davantage par l’analyse des formes (types, modèles…) que par les contenus. Pour dire les
choses simplement, du point de vue de la forme, nous pouvons rapprocher, par exemple,
deux idéologies, l’une dite arabiste et l’autre dite amazighe, parce qu’elles partagent les
mêmes logiques identitaires : elles défendent toutes les deux des conceptions totalitaires,
closes, pures de l’identité. Inversement, elles peuvent avoir en commun des conceptions
sélectives, ouvertes et plurielles de l’identité.
4 Les identités amazighe, arabiste ou autre ne devraient ni faire peur ni rassurer. Se
contenter des contenus des identités ne peut aboutir qu’à des jugements simples et hâtifs.
La question à poser, à mon avis, est de savoir quelle est la logique identitaire mise en
œuvre par l’idéologie en question. J’ai essayé de résumer ces logiques identitaires à
travers un modèle opposant les identités molles aux identités dures [voir infra chapitre
24]. J’ai constaté que les différentes idéologies nationalistes, arabistes, amazighes,
islamistes sont traversées, à des degrés différents, par ces deux logiques identitaires. Dans
295
un contexte où le débat sur les identités est politiquement nécessaire (ce débat n’est pas
pour autant fatal), je pense que les identités molles sont compatibles avec les valeurs
démocratiques. Considérons alors les critères à partir desquels nous distinguons les
identités molles des identités dures.
potentielle) et une responsabilité collective (de l’Etat, des partis politiques, de la société
civile, des intellectuels, etc.) assurant le caractère pluriel et équitable des identités ou des
composantes identitaires.
13 Le principe à défendre est donc que les gens soient libres de choisir, de négocier,
d’adhérer ; mais il faut en même temps que l’environnement culturel (média, école…), qui
dépasse les choix et les capacités des individus, assure une offre diverse et équitable.
RÉSUMÉS
Le présent texte est inédit. Il développe le chapitre précédent sur la question du rapport entre les
formes identitaires et les valeurs démocratiques. Il fut présenté en 2011 au Cercle d’analyse
politique (Fondation Abderrahim Bouabid). Le contexte était marqué par les débats autour du
projet de la Constitution de 2011 et, en ce qui concerne notre contribution, par la question de la
constitutionnalisation de la langue amazighe en tant que langue officielle. Ce contexte et le lieu
de la présentation expliquent certains aspects subjectifs du texte. J’ai repris l’idée que ce sont les
formes des identités collectives et non pas leurs contenus culturels qui permettent d’apprécier
leur compatibilité avec les valeurs démocratiques. Aussi pouvons-nous rapprocher, du point de
vue de la forme, deux idéologies, l’une dite arabiste et l’autre dite amazighe, parce qu’elles
partagent les mêmes formes identitaires : elles défendent toutes les deux des conceptions
totalitaires, closes, pures de l’identité. Inversement, nous pouvons rapprocher d’autres versions,
amazighes et arabistes, qui peuvent avoir en commun des conceptions sélectives, ouvertes et
plurielles de l’identité.
301
qu’en ville, le soufisme (mysticisme) présentait une alternative à l’islam formel, alors
qu’en tribu, il en était le substitut. Par ailleurs, en ville, la religion modérée, savante et
rationnelle pouvait satisfaire les gens aisés. Ce n’était pas le cas des classes inférieures,
des pauvres et des déracinés qui avaient besoin d’émotions, d’une religion perçue non pas
comme une source de savoir et de contemplation, mais comme un moyen pour échapper à
la vie ordinaire. Ce sont les confréries qui jouaient ce rôle. Cependant, les confréries
urbaines et rurales n’avaient pas le même contenu social : à la campagne, c’est un groupe
de parenté, dans la ville il s’agit d’un club de gens partageant des rites particuliers. D’un
autre côté, l’histoire rurale connut des leaders ruraux qui prêchaient une religion pure.
Cette interprétation puritaine de la religion qui avait peu de place dans la vie quotidienne
tribale correspondait plutôt à un mouvement politique plus large qui la transcendait
(conquête du pouvoir, guerre contre des envahisseurs) : « Dans la vie quotidienne, les
hommes de tribu se servent d’une religion anthropolâtre à l’orthodoxie douteuse, mais
quand ils arrivent dans la ville en nouveaux conquérants, c’est sous la bannière d’un
mouvement unitaire puritain. » (Gellner, 2003, p. 24-25 ; 1981, p. 48-53.)
20 Gellner conclut sa comparaison entre religiosité urbaine et religiosité rurale comme suit :
« Aussi, au cours du temps, l’image se complique. Les villes et les tribus ont également à la
fois des savants et des saints. En temps normal et stable, les tribus n’ont que des saints,
tandis que dans les villes, où les deux espèces coexistent, ce sont les savants qui
prédominent (2003, p. 25). » Gellner remarque qu’en islam nord-africain [islam
maghrébin dans le texte traduit en français], c’est la religiosité urbaine qui avait les traits
« protestants », alors que celle tribale manifestait des traits « catholiques » (Gellner, 2003,
p. 26). C’est le style « protestant » qui va triompher (Gellner, 1981, p. 149-173).
21 Gellner néglige le rôle des acteurs et centre explicitement son explication sur les
conditions structurelles. Ou plus exactement, ses acteurs « ne parlent pas, ne pensent pas,
ils agissent » (Asad, 1986, p. 8). Pour Gellner, il ne suffisait pas de dire que la réforme
religieuse était l’œuvre du mouvement réformiste. Sa position est clairement exposée en
recourant à une métaphore agricole : « Il est plus important de savoir pourquoi le sol est
prêt pour la semence que de savoir qui a semé, quand et comment, et pourquoi cette
graine a prospéré. » (Traduit par nous, Gellner, 1981, p. 154.) Gellner explique le succès du
réformisme religieux en examinant le changement de la base sociale de la religiosité
tribale. Ce changement explique pourquoi la situation traditionnelle où l’islam était
coextensif au maraboutisme s’était inversée, et surtout pourquoi des musulmans étaient
devenus réceptifs au nouveau message réformiste. Les gens n’adoptaient pas des idées
réformistes pour des raisons intellectuelles. Ils ne devenaient pas d’avides auditeurs de la
prédication réformiste parce qu’ils la trouvaient logique. Les changements structurels qui
avaient lieu, en gros au début du XIXe siècle, ont affaibli le style religieux traditionnel et
accéléré son remplacement par un style qui était latent dans la société traditionnelle.
Personne ne pouvait entendre l’idéologie réformiste au moment où les sanctuaires et les
lignages religieux jouaient un rôle crucial dans la vie politique et dans la vie économique
tribale.
22 C’est le bouleversement des structures tribales, suite à la centralisation administrative, à
l’émigration, au commerce routier, etc., qui avait rendu possible l’idéologisation de la
religion et superflus les sanctuaires et leurs gérants. Ceux-ci ne pouvaient plus servir les
ruraux, ni intervenir comme médiateurs dans les vendettas et les conflits tribaux, ni
organiser les serments collectifs, etc. Dans ce contexte de déstructuration, il était plus
307
Du théologien à l’intellectuel
28 L’idéologisation exige un nouveau type d’acteur qui supplante le spécialiste de la religion
traditionnel. La comparaison que fait Walzer entre Calvin et Luther est intéressante pour
apprécier le passage du théologien à l’idéologue. Luther était un théologien préoccupé,
comme le voulait la tradition, par la connaissance privée de Dieu. Il ne s’est pas vraiment
308
Émergence du public
31 Les mêmes conditions structurelles favorisent à la fois le passage du théologien à
l’intellectuel et l’émergence du public. Le calvinisme visait les gens ordinaires de toutes
les classes. Calvin n’était pas à la recherche d’un roi moral, à la manière des écrivains du
309
Bricolage
35 Pour les intellectuels salafis du début du siècle passé, l’islam, tel qu’il était
traditionnellement compris, était incapable de guider les gens dans une société en plein
310
changement. Par conséquent, ils élaborent de nouvelles d’idées basées sur une nouvelle
interprétation de l’islam. L’idéologie salafie ne peut être interprétée comme un système
d’idées dépassées (Mannheim), mais comme un moyen d’adaptation au changement de la
société. C’est cet effort d’adaptation qui peut être qualifié d’idéologique. Il s’agit d’un
mouvement fondamentaliste qui, sur la base d’un retour à l’islam du temps du Prophète
et de ses compagnons, bannit les traditions religieuses locales. L’effort porte
essentiellement sur la manière de justifier la modernité du point de vue d’un islam
purifié. Les inventions scientifiques, les idées liées à la Déclaration des droits de l’homme,
à la démocratie, etc. devraient être trouvées dans le Coran et la tradition du Prophète.
Pour se maintenir, la religion doit être fondée sur des idées qui lui sont externes.
36 Les premiers salafis étaient radicaux sur le plan religieux, les salafis contemporains le
sont sur le plan politique : rejet de la démocratie, des arts occidentaux, etc. Mais dans les
deux cas, la théologie est marginalisée. Par ailleurs, il est intéressant de considérer
comment les mêmes concepts de jahilia, de jihad et d’autres légitiment des positions
opposées. Le concept de jahilia par exemple était utilisé par les premiers réformistes pour
désigner les croyances et les pratiques jugées hétérodoxes. Le même concept est récusé
par les idéologues arabistes qui ont tenté de revaloriser cette étape de l’histoire arabe.
Saïd Qotb donne au même mot un sens très large en l’appliquant à l’Occident et à toutes
les sociétés musulmanes qui ne se conforment pas à la manière dont il conçoit l’islam.
37 Le bricolage désigne « l’activité besogneuse de ceux qui, même s’ils n’ont pas la maîtrise
des problèmes qu’ils évoquent, en cherchent modestement la solution » (Bourricaud,
1980, p. 11, 28-29). L’idéologue est un bricoleur qui essaie de dépasser la tension qui
existe, dans un processus d’adaptation, entre le passé et le présent. Le bricolage est
inséparable du décalage plus ou moins grand entre les moyens et les fins. Pour confirmer
une conviction, démontrer le bien-fondé d’une décision, etc., l’idéologue est contraint de
faire flèche de tout bois. Il peut recourir à la religion, à la science, à la philosophie, à
l’histoire, etc., pour justifier et consolider ses convictions. Le bricolage idéologique est
très éclectique. Le choix des éléments ne prend pas en compte leurs usages anciens. Seule
compte la fin qui consiste à justifier ou à condamner un fait actuel (mixité à l’école,
parlement, télévision, cinéma, etc.). A cet égard, il est pertinent de poser la question de
savoir, pour tel acteur ou tel autre (conservateur, réformiste, progressiste, arabiste, etc.),
quelles sont les secteurs (registres, répertoires) et les éléments du système religieux
susceptibles d’être transformables en idéologie. Si on adopte la distinction de Weber
entre « la religion dans le monde » et « la religion hors monde », l’idéologisation de la
religion écarterait ou marginaliserait la première attitude au profit de la seconde.
38 Une idéologie religieuse peut aussi être amenée, dans une logique de bricolage, à
mobiliser des idées séculières (coutumes locales, histoires nationales, conventions
internationales, etc.). Le dosage entre les références religieuses et les références
séculières donne une idée sur l’aspect hermétique ou ouvert des idéologies religieuses.
Quel que soit ce dosage, toute idéologie religieuse est par définition une tentative de
décodage d’une expérience actuelle et contemporaine. Ceci est vrai même quand le
lexique est ancien. Ce qu’il faut changer et comment le faire sont les principaux thèmes
des idéologies religieuses. D’où l’insistance sur le vocabulaire politique et la
marginalisation du vocabulaire théologique, métaphysique et mystique. D’où la
préférence pour des supports de discours légers et efficaces : le manifeste, le tract, la
fatwa, le slogan, etc. L’usage des traités, des livres, voire des articles comme le faisaient
311
Mohamed Abduh et Sayid Qotb est de plus en plus délaissé et oublié. Plus la religion est
idéologisée, plus les supports tendent vers la fatwa et le slogan.
NOTES
1. Paru dans Territoire : localité et globalité, sous la dir. de Rahma Bourqia, Paris, L’Harmattan, 2012,
p. 153-170.
RÉSUMÉS
L’idéologisation de la religion est favorisée par des changements structurels et culturels, parmi
lesquels l’évanescence des conceptions traditionnelles de la religion et de leurs fondements
sociaux, l’extension du champ de la politique moderne qui favorise l’apparition d’idéologues et
de leur public. Le passage du statut de théologien à celui d’intellectuel, qui traite plus de
questions sociales et politiques que de questions théologiques et métaphysiques, constitue un
aspect central de la transformation de croyances religieuses en idéologie. Comme les idéologues
ne peuvent mobiliser une religion dans sa totalité, nous avons utilisé le concept de bricolage pour
analyser leurs mécanismes de sélection.
312
Introduction
1 Mon rapport aux anthropologues que j’invoque dans mes écrits est fort variable. Le plus
simple a été de les citer de façon ponctuelle pour tel ou tel détail ethnographique. J’ai
aussi essayé de mettre en rapport un aspect de leurs ethnographies avec leurs cadres
théoriques. Le troisième rapport est plus complexe et plus systématique. Il s’agit de
rapprocher les travaux d’un auteur de sa situation ethnographique. Si je prends l’exemple
de mon rapport à Westermarck, j’y ai d’abord référé de façon furtive pour ses
descriptions de la baraka et de la grotte de Sidi Chamharouch (Rachik 1990, 1992). Puis, je
lui ai consacré un texte où j’ai décrit et critiqué sa conception du ‘ar (Rachik, 1993,
p. 167-183 ; voir supra, chapitre 4). Enfin, j’ai approché son œuvre en la mettant en
rapport avec sa situation ethnographique, concept que j’ai utilisé pour la première fois
dans mon livre Le Proche et le lointain (2012). Ceci est valable pour d’autres auteurs comme
Doutté, Montagne, Berque, Geertz et Gellner. Je considère l’approche en termes de
situation ethnographique comme un couronnement de mes lectures critiques de ces
auteurs et d’autres. Dans mes textes précédents, j’avais étudié, mais de façon sporadique,
des composantes de la situation ethnographique telles que les orientations théoriques et
la rencontre ethnographique.
2 Rappelons que le concept de situation ethnographique d’un chercheur comprend
plusieurs dimensions : l’orientation théorique, la position sociale, les déterminants du
travail de terrain comme la durée du séjour, le rapport aux observés et la maîtrise de leur
langue. Le concept de situation ethnographique est plus large que celui de rencontre
ethnographique qui est lié à l’expérience interactive du terrain. Je dirai un mot sur le
concept de situation ethnographique par rapport auquel je situerai brièvement mes
lectures critiques des auteurs traités dans cette partie.
Orientation théorique
3 Nous pensons que toute connaissance anthropologique ne peut être le fait d’un auteur
désincarné capable de contempler directement la réalité comme le positivisme l’avait
souhaité et exigé. Quels que soient ses intérêts, sa position sociale, son idéologie, un
anthropologue est amené, de par son rôle de chercheur, à se placer dans le cadre d’une
tradition théorique qui fait autorité à ses yeux, à lui emprunter son lexique, ses postulats,
314
ses hypothèses, etc. (Boudon, 1986, p. 128-133). Un anthropologue colonial, par exemple,
doit respecter la science normale de son temps, référer à des autorités scientifiques qui
constituent sa source d’inspiration et de légitimité, des collègues et des pairs dont les
travaux sont utiles et nécessaires à ses recherches. Il doit être reconnu par ses pairs,
publier des livres et des articles dans des revues académiques spécialisées. Doutté, qui
contribua à l’expansion coloniale de la France, était en contact avec Marcel Mauss et la
revue fondée par Durkheim, L’Année sociologique ; Berque, fonctionnaire colonial pendant
une vingtaine d’années, était en rapport avec son cercle prestigieux de Paris, Marcel
Mauss, Louis Gernet et Marc Bloch.
4 Toute connaissance anthropologique part d’a priori théoriques qui peuvent être plus ou
moins systématiques, plus ou moins explicites. La connaissance d’un auteur serait mieux
comprise en analysant ses a priori et ses cadres théoriques qui inspirent et orientent les
questions à poser, les concepts à utiliser, les faits à observer, la manière de les observer et
de les interpréter.
5 Partant de leurs ethnographies, nous avons considéré les différences entre Doutté, qui
s’inspire largement de James Frazer, et Westermarck, qui puise ses idées dans la
philosophie empirique britannique (chapitre 31). J’ai aussi comparé Geertz avec Gellner.
Geertz approche la culture comme un système de sens. Cette approche interprétative
fonde sa pratique de l’ethnographie qui vise les structures de sens à travers lesquelles
l’acteur produit, perçoit et interprète ses actions. A l’opposé, Gellner souligne
l’importance des structures sociales, accorde peu de place aux actions sociales et aux
significations que les gens attribuent à leurs actions. Concernant la sainteté, par exemple,
Geertz l’approche comme un ensemble de notions telles que le miraculeux et le
généalogique, alors que Gellner le fait en termes de rôles sociaux tels que l’arbitrage et la
supervision des élections tribales (chapitre 29). Approcher la religion comme un système
de survivances et de débris antiques ou comme un système de sens ou encore comme un
système de rôles sociaux conduit à des descriptions fort différentes des phénomènes
religieux.
6 Toutefois, nous avons conçu le cadre théorique d’un chercheur comme un guide qui lui
laisse une marge de liberté. Même dogmatique et têtu, il faut faire l’hypothèse que ses
interprétations ne sont pas toutes nécessairement adéquates avec le cadre théorique dont
il se réclame. Les théories ne prévoient pas tout, et le chercheur n’est pas constamment
vigilant pour appliquer systématiquement la théorie adoptée. Cela veut dire qu’il faut
être attentif au décalage et aux contradictions qui pourraient exister entre les traditions
théoriques invoquées par un auteur et son approche effective. Il arrive à Geertz d’omettre
son approche sémiotique et compréhensive au profit d’une approche culturaliste et
holiste. A cet égard, j’ai analysé sa manière de généraliser et de construire une catégorie
aussi large que l’islam marocain. J’ai examiné ses postulats (homogénéisation culturelle
du pays), puis le statut du cas particulier (vie d’un saint, vie d’un roi) sur lequel il fonde sa
généralisation. Ma critique principale est l’absence de continuité empirique entre le cas
choisi, qui est en fait un cas exemplaire et non particulier, et la religiosité ordinaire des
Marocains (chapitre 33).
7 Waterbury a tenté d’expliquer les comportements de l’élite et l’immobilisme politique au
Maroc par l’attachement inconscient aux normes tribales. Il s’appuie ainsi sur un modèle
segmentaire qui est en fait l’opposé de celui défendu par Gellner. Il ne s’agit pas
seulement de constater l’erreur théorique de Waterbury en comparant sa conception de
315
Position sociale
8 La connaissance, qu’elle soit commune ou scientifique, est affectée par la position sociale
de l’acteur. Elle n’est pas un processus immédiat qui conduit un sujet vers une réalité
objective, mais plutôt un processus médiatisé par un sujet socialement situé. L’homme
d’Eglise développerait une connaissance sur l’argent et sur le prêt à intérêt qui serait
différente de celle du capitaliste et du négociant. Karl Mannheim nuance la relativité de la
connaissance en affirmant que « la situation hors classe des intellectuels constitue une
garantie de la validité de leur pensée sociale » (Mannheim, 1929, p. 102 ; Merton, 1965,
p. 335, 351-354). Il y aurait donc un type de position sociale qui n’affecterait pas la
neutralité et l’objectivité des recherches scientifiques. C’est le cas du sociologue de la
connaissance qui se situe souvent en marge des systèmes sociaux. Cette marginalité lui
permet de percevoir les perspectives intellectuelles des différents groupes et d’éviter
d’être, par conséquent, prisonnier d’une seule perspective intellectuelle. Il y a donc pour
Mannheim la possibilité d’être objectif, et cette objectivité est sociologiquement fondée.
La marginalité et son corollaire, la capacité de percevoir les perspectives des différents
groupes sociaux ainsi que leurs limites, permettent de prétendre à l’objectivité du
chercheur.
9 La notion de Mannheim d’une intelligentsia flottante, définie par rapport aux classes
sociales, n’épuise pas la question de la position sociale. Un chercheur, comme n’importe
quel acteur social, a une position qui est associée aux rôles sociaux qu’il assume en
société. Il peut être militaire, fonctionnaire, universitaire, militant. Nous distinguons la
position générale ou commune et la position particulière des chercheurs. La première les
définit en tant que corps homogène en les distinguant d’autres positions sociales, celles
de banquier, de négociant ou de politicien. La seconde réfère aux différences que connaît
le corps des chercheurs lui-même. Robert Merton distingue, par exemple, le chercheur
intégré dans une bureaucratie et celui qui ne l’est pas. Le chercheur bureaucrate a pour
client le politicien, et le chercheur indépendant, le public. C’est pourquoi, pour rester
fidèles à leurs intérêts intellectuels et sauvegarder leur autonomie, des chercheurs
choisissent l’Université. Merton examine ensuite les effets de ces différentes positions sur
le choix et la définition des problèmes. La position professionnelle du chercheur
bureaucrate fait de lui un technicien. Il subit la pression de l’action qui influence sa
manière d’aborder les problèmes. Il pense par rapport à une situation déterminée et en
des termes techniques. Par contre, le chercheur indépendant, affranchi de tout contrôle
bureaucratique, se sent libre d’envisager toutes les conséquences politiques de son
travail. Il n’est pas obligé de donner un but pratique à son action. Le choix du sujet
dépend de considérations théoriques et non politiques. Il peut s’intéresser à toute
question qu’il trouve théoriquement significative (Merton, 1965, p. 357-368).
10 Il faut noter que des chercheurs peuvent partager une même position sociale et pas
forcément les mêmes dispositions théoriques, et inversement. Un banquier percevra
autrement les phénomènes monétaires qu’un professeur de latin (position sociale), et il
les interprétera différemment selon qu’il est ou non influencé par John Keynes (cadre
théorique) (Boudon, 1986, p. 106-118). La position sociale d’un chercheur, ses intérêts
matériels et intellectuels peuvent orienter ses travaux, mais pas au point d’indiquer dans
316
Rencontre ethnographique
13 L’anthropologie est essentiellement définie comme une discipline fondée sur l’enquête
prolongée de terrain auprès de sociétés étrangères. A cet égard, il est aussi pertinent
d’examiner les effets du cadre théorique et de la position sociale du chercheur sur son
expérience de terrain et, par conséquent, sur le contenu final de sa recherche. De ce point
de vue, la situation ethnographique est une articulation entre la position sociale de
l’anthropologue, son cadre théorique et son expérience quotidienne de terrain.
16 La durée du séjour est en rapport avec la taille du groupe étudié. Voyager, avoir pour
terrain plusieurs groupes, étudier de façon intensive une seule communauté constituent
des options ethnographiques inscrites dans des traditions théoriques différentes.
L’anthropologie commença par spéculer sur l’humanité avant de limiter son champ
d’observation à des aires culturelles ou à des communautés restreintes. Les travaux de
Westermarck illustrent ce changement d’échelle. Il choisit quatorze tribus et deux villes
qui représentaient, à ses yeux, la population marocaine. C’est l’enquête multi-site (multi-
locale fieldwork) avant terme. Montagne produit des monographies tribales, mais son
terrain reste large et couvre principalement le sud du Maroc. Berque observe les
communautés qu’il commande et qui sont souvent restreintes. Gellner opte, suivant en
cela la tradition anthropologique britannique, pour une confédération tribale. Plusieurs
anthropologues américains, à la suite de Geertz, optent pour des villes moyennes, des
communautés plus complexes mais délimitées sur le plan géographique.
Ressource linguistique
17 Parler la langue des groupes étudiés est devenu une exigence anthropologique. C’est un
élément crucial dans l’appréciation d’un travail anthropologique. Mais le plus important,
c’est l’inscription de cette ressource dans le processus ethnographique. On peut
apprendre la langue des groupes étudiés pour les dominer, les administrer ou dialoguer
avec eux. L’usage de la langue dépend de la disposition de l’anthropologue à parler ou non
aux indigènes ou à ses interlocuteurs, à prendre au sérieux ou non leurs paroles et leurs
points de vue. Cette disposition est théorique et éthique. Prendre au sérieux la parole des
sujets étudiés n’allait pas de soi. C’est une disposition qui, en général, faisait défaut aux
anthropologues précurseurs. Elle ne constitue pas une attitude isolée et ne prend sens
que dans le cadre des traditions théoriques utilisées. En tout cas, elle s’accommode
difficilement des paradigmes d’inspiration positiviste qui voient des pré-notions partout,
qui considèrent la religion des indigènes comme une superstition, la magie comme une
pseudo-science et les mythes comme des délires. Prendre en compte le sens que donne
l’acteur à son action (Westermarck, Berque, Geertz,) ou le rejeter (Doutté, Montagne,
Gellner) sont deux principes contradictoires qui orientent les chercheurs vers des
descriptions différentes, voire opposées (chapitres 28, 29 et 32).
1 Gellner utilise, pour rendre compte des travaux anthropologiques sur le Maroc, les
termes mêmes qu’il emploie pour analyser les tribus berbères : « clan d’affiliation »,
« lignage spirituel », « marabout ». Dans leurs pays respectifs, Berque et Geertz sont des
« marabouts » (igourramen, sing. agourram). Ce sont des poètes qui prennent trop de
liberté dans leur interprétation des faits étudiés. Au lignage spirituel de Geertz, il associe
d’autres anthropologues américains qui accordent plus d’importance à la culture, aux
systèmes de significations, qu’aux structures sociales. Il reproche à ce « lignage » d’avoir
largement cité Berque et boudé les travaux de Montagne (Gellner, 1985, p. 107-113). De
plus, il estime que Montagne est injustement ignoré par les chercheurs occidentaux :
Lévi-Strauss ne le cite pas dans son travail sur les moitiés. Pour obtenir sa réhabilitation,
Gellner le rattache à l’un des ancêtres de l’anthropologie, Evans-Pritchard. La
comparaison vise à le libérer de ce provincialisme maghrébin qui entrave sa réputation
internationale. Par rapport à Evans-Pritchard, l’erreur de Montagne serait d’avoir
privilégié la taqbilt (une fédération de villages) et de ne voir l’opposition équilibrée des
groupes qu’à ce niveau de l’organisation politique. C’est une limite à la théorie
segmentaire qui n’assigne aucun niveau particulier au jeu d’opposition et d’équilibre
entre les segments. Montagne aurait été le père de la théorie segmentaire s’il n’avait été
aveuglé par la recherche d’un niveau d’organisation crucial pour lequel il a même inventé
un nom : le canton (taqbilt). Dans tous les cas, faire de lui un précurseur de la théorie
segmentaire n’est pas négligeable. Mais ce serait un hommage maladroit que de
n’invoquer Evans-Pritchard que pour révéler ses erreurs. Aussi Gellner souligne-t-il deux
aspects de l’œuvre de Montagne qui sont, cette fois, négligés par Evans-Pritchard :
l’analyse des rapports entre les tribus et le pouvoir central et l’attention accordée à
l’histoire dans l’étude de ces rapports (Gellner, 1985, p. 179-193).
2 Réhabiliter un auteur constitue un enjeu, une source de légitimation (d’une théorie, d’un
chercheur) dans une bataille entre “clans”, où il n’est ni nécessaire ni souhaitable de
désigner un vainqueur. Il est pourtant intéressant, dans une analyse des travaux
anthropologiques sur le Maroc, d’identifier les affinités entre les anthropologues
contemporains et leurs prédécesseurs ; la manière dont (et les questions au sujet
desquelles) ces derniers sont invoqués et cités. Nous limitant à Montagne, nous
320
constatons qu’il est souvent associé aux rapports entre les tribus et le makhzen, à la
notion de siba et à la théorie des leffs. Son originalité est souvent réduite à ses études des
structures tribales. Nous voulons souligner ici une autre approche, qui prend en compte à
la fois les structures et les processus politiques – approche négligée par Gellner dont la
théorie ne fait aucune place à la chefferie temporelle2. Montagne montre que les systèmes
politiques ne sont pas stables mais oscillent entre la démocratie ou l’oligarchie et la
tyrannie éphémère. L’une de ses questions fondamentales est relative aux processus
d’affaiblissement des structures politiques communautaires et à la naissance du pouvoir
personnel.
3 En étudiant l’organisation sociopolitique actuelle (1982-1992) des Aït Mizane, une petite
tribu (taqbilt, « canton ») du Haut-Atlas occidental, nous avons constaté la vitalité des
structures politiques communautaires3. L’organisation des canaux d’irrigation, des
parcours collectifs, des sanctuaires, des activités touristiques, etc., sont autant
d’occasions où les membres de la jma‘a (« conseil des chefs de famille », « assemblée » :
Montagne emploie les deux) se rencontrent, discutent, se chamaillent... et décident. Les
péripéties d’un conflit récent (1959-1979) qui a opposé la taqbilt des Aït Mizane au
moqaddem d’un sanctuaire rappellent des processus politiques étudiés par Montagne, dans
lesquels un moqaddem devient un chef et soumet à son pouvoir le conseil du groupe (jma‘a
). Notre objectif est simple. Nous proposons de rapprocher l’étude menée par Montagne
des processus politiques que nous avons-nous-mêmes considérés. Dans les deux cas, les
protagonistes principaux sont la jma‘a et ses notables et un prétendant au pouvoir, le
moqaddem, et ses alliés.
Emergence de la chefferie
4 Dans son étude de la chefferie chez les berbères sédentaires, Montagne reprend
explicitement l’approche de Masqueray appliquée à l’évolution des groupes sédentaires
de L’Algérie. A travers l’étude comparative de plusieurs chefferies berbères (une
quarantaine), il propose de dégager des règles constantes, des étapes nécessaires dans
l’évolution de la chefferie. Constatant les lacunes de l’histoire, défaillante à fournir des
données précises pour dégager ces règles et ces étapes, il conduit entre 1923 et 1926
plusieurs enquêtes de terrain – « missions d’études » dans son vocabulaire – dans le Haut-
Atlas occidental et la plaine du Sous essentiellement, dans le Rif et l’Anti-Atlas
(Montagne, 1930, p. III).
5 Il est l’un des rares chercheurs à avoir analysé les structures politiques précoloniales à la
fois d’un point de vue structural et dynamique (Gellner, 1969, p. 26, 63-67). L’étude des
règles constantes, des étapes successives de la constitution de la chefferie est fondée sur
l’observation et la comparaison de processus politiques historiques. Il prend « le risque de
s’égarer dans les mille détails de la vie berbère ». Il écrit qu’on ne peut « sans s’attacher à
des exemples précis, arriver à saisir les aspects essentiels de cette forme de transition
éminemment instable et éphémère entre le gouvernement des assemblées et celui des
caïds » (Montagne, 1930, p. 1930, 270-271). D’ailleurs, c’est davantage à travers l’exposé et
l’analyse de ces détails de la vie politique (« parasités », pour ainsi dire, par la
terminologie de l’époque : évolution, lois sociales, causes générales...) que nous pouvons
dégager son approche, qui sera esquissée en mettant l’accent sur les différents statuts de
chefs et le passage d’un statut à l’autre (moqaddem, amghar, caïd).
321
6 Le moqaddem est désigné par le conseil du canton (taqbilt). Remplacé chaque année, il est
souvent choisi alternativement dans chaque village du canton. Quelquefois, il est tiré au
sort entre les chefs des lignages. Comme son nom l’indique (moqaddem : « celui qui est
placé en tête »), il n’est que le premier des notables (ineflas), « celui qui précède, que l’on
place en avant » : il n’est que le porte-parole du conseil (un Primus inter pares) 4.
7 Ses attributions sont générales. Les mariages et les divorces se font en sa présence. Il
procède au partage d’héritages et prélève alors une petite part sur les successions. Il
punit conformément à la coutume (‘orf) les crimes et délits et inflige l’amende appropriée.
L’argent ainsi perçu est divisé en trois parties : la première lui revient, la deuxième est
destinée au conseil, et la dernière alimente un fonds de réserve. C’est le moqaddem qui a le
privilège de tenir les comptes du fonds du village qui permet d’héberger les hôtes, de
rétribuer les menus services rendus au conseil, de donner aux pauvres de petits secours et
surtout de célébrer avec éclat les fêtes d’alliance (tinoubga). Le moqaddem n’est donc pas
un chef à proprement parler. Le pouvoir est détenu par le conseil. Toutefois, le chef
virtuel est d’abord un moqaddem désigné et contrôlé par ce conseil. Il ne peut devenir
amghar, chef de canton, qu’en diminuant le pouvoir de ceux qui l’ont désigné5. Précisons
les conditions dans lesquelles naît et se développe l’autorité d’un amghar.
8 La première condition est endogène. « L’autorité du moqaddem est variable selon sa
richesse et sa situation personnelle. » Un moqaddem ambitieux doit surtout compter sur la
force de son lignage et ses alliés. La montée d’un chef est d’abord liée aux luttes et
alliances (soffs) entre les différents lignages. L’inégalité entre les lignages est une
condition primordiale pour la naissance d’un chef. Chaque canton « possède toujours, en
effet, parmi les dix ou quinze familles [plutôt lignages, d’après le contexte], deux ou trois
groupes plus forts, plus riches et plus guerriers, auprès desquels les autres viennent
chercher appui ». Donc l’égalité des chefs de famille dans le conseil du canton « est
purement apparente ». Le chef est un moqaddem ambitieux, qui triomphe avec l’appui du
lignage le plus fort. Il élimine ses rivaux (au besoin en les assassinant). Les actes ne sont
plus signés par le conseil comprenant les chefs de lignage (une douzaine), mais par trois
ou quatre personnages importants.
9 Le chef commence par changer les règles du partage des amendés. En plus du tiers auquel
il a droit, il s’accapare le tiers qui revient au canton. Il perçoit en plus le tiers de l’impôt
coranique (la’chour), généralement versé aux personnages religieux et aux pauvres. Il
impose au gré des circonstances des impôts extraordinaires (frida). La naissance du
nouveau chef est consacrée par le changement du titre. Il abandonne le titre de moqaddem
pour prendre celui d’amghar. Dans la montagne, la richesse foncière est extrêmement
limitée. Il reste donc au chef à augmenter, à mesure que son autorité s’affermit, les tarifs
des amendes et à diminuer la part qui revient aux notables. Il confisque les biens des
criminels et de ses ennemis. Mais toutes ses ressources restent faibles pour maintenir et
développer son autorité (Montagne, 1930, p. 224-227, 271-274). Le canton est petit pour
servir l’ambition d’un chef. Les ressources doivent être recherchées à l’extérieur. La
guerre contre les cantons ennemis draine des ressources complémentaires. Il devient chef
de son leff, puis chef de toute la tribu. Il bouleverse les anciennes alliances tribales (leffs)
et crée autour de lui des associations de cantons et de familles, des « alliances de combat »
(amqon n mokohelt, littéralement : « alliance de fusil ») qui ne sont plus fondées sur les
divisions traditionnelles (Montagne, 1930, p. 283-285, 300-306).
10 Par ailleurs, Montagne ajoute une condition qui rendait possible la formation du pouvoir
de l’amghar, à savoir l’éloignement du makhzen. Les cantons de montagne dont il est
322
sollicitèrent le président du conseil communal. C’est celui-ci qui, de l’aveu des notables et
du moqaddem lui-même, joua un rôle déterminant dans l’issue du conflit. Son parti-pris
pour la tribu s’explique, selon ces derniers, par une ancienne inimitié qui remontait aux
premières élections législatives du début des années 60. Le moqaddem soutenait alors le
candidat adversaire de l’actuel président du conseil communal (pour une étude détaillée
du conflit, voir Rachik, 1992 a, p. 11-134 [voir supra chapitre 8], 1992 b).
20 Il faut observer un processus social qui est en cours pour s’apercevoir de l’incertitude des
gens et des acteurs principaux quant au déroulement du conflit social. Rien n’est joué
d’avance. Tous les acteurs en compétition s’accordent sur l’importance du président du
conseil communal dans l’issue du conflit. L’inimitié ancienne entre ce dernier et le
moqaddem, une donnée fortuite, n’est devenue une ressource décisive dans le conflit
qu’une fois mobilisée par les membres de la députation qui ont anticipé son efficacité. De
plus, le fait d’allier le président à la cause de la jma‘a n’était pas simple. Au début, il était
réticent car, selon lui, le lignage du moqaddem était traditionnellement l’administrateur
du sanctuaire. Pour le convaincre, l’argument crucial était le quasi-monopole par le
moqaddem des recettes croissantes du sanctuaire. Le président du conseil connaissait la
tribu puisqu’il était son cheikh pendant la période coloniale. Il connaissait également le
moussem du saint pour avoir été, jusqu’aux premières années de l’Indépendance
(1956-1958), le sacrifiant principal. Mais à l’époque, le sanctuaire n’avait presque pas de
recettes. Ce n’est qu’à partir des années 70 que les pèlerins citadins sont devenus
nombreux et avec eux les offrandes. La somme avancée par la députation au président du
conseil aurait été suffisante pour l’impliquer dans la résolution du conflit. Les
représentants de la jma‘a ont misé sur l’inimitié ancienne entre leur allié potentiel et leur
adversaire. L’ancien cheikh n’a pas hésité alors à prendre sa revanche. Revanche qu’on ne
peut mesurer qu’en écoutant la manière acerbe avec laquelle le moqaddem le traite
encore.
21 La chefferie étudiée par Montagne relève du passé. Cependant, elle demeure une
référence pour les études sur la constitution du leadership en milieu rural. Rappelons que
Montagne analyse l’émergence de la chefferie en termes de condition sociale et en termes
d’étapes successives. Il a le mérite de ne pas réduire l’étude des tribus du Haut-Atlas à
l’analyse de leur morphologie sociale et à la découverte des règles régissant leurs
systèmes politiques (théorie des leffs) et d’intégrer dans ses préoccupations la dynamique
politique tribale. Cependant, l’analyse des processus politiques est conduite de la même
manière que les structures politiques :
22 « N’est-il pas permis même de se demander si la constitution du pouvoir des chefs, qui
s’élèvent un instant au-dessus des tribus anar- chiques, ne se poursuit pas, elle aussi, dans
ses rapides étapes, selon des règles constantes, inconnues des hommes, mais qui
cependant dirigent invariablement leurs démarches ? » (Montagne, 1930, p. 271.)
23 Le résultat de l’analyse devait donc déboucher sur les étapes de la constitution de la
chefferie : devenir moqaddem, disposer d’un lignage fort, affaiblir la jma‘a, devenir amghar
loin du pouvoir central, devenir caïd grâce au sultan. Ce processus est répétitif. La voie
pour un chef est tracée, les étapes sont connues d’avance. Chaque chef suit les traces de
ses prédécesseurs. Déterminée par des structures sociales, la chefferie est surtout pilotée
par des processus politiques.
325
NOTES
1. Paru dans La Sociologie de Robert Montagne, sous la dir. de François Pouillon et Daniel Rivet,
Paris, Maisonneuve et Larose, 2000, p. 103-110.
2. Gellner est plutôt intéressé par l’absence de chefferie temporelle chez les tribus du Haut-Atlas
central, absence expliquée à la fois par le rôle des lignages saints dans l’arbitrage des conflits
politiques et par le principe de rotation des chefs (appelés aussi amghar) à la tête des
groupements tribaux (Gellner, 1969). L’absence de chefferie temporelle serait une preuve
supplémentaire du caractère segmentaire des tribus étudiées.
3. Les Aït Mizane appartiennent aux groupes berbères du Haut-Atlas. Leur territoire est situé à
une soixantaine de kilomètres au sud de Marrakech et à quelques heures de marche du fameux
sommet du Toubqal. Ils dépendent sur le plan administratif de la commune rurale d’Asni. Quant
au sanctuaire de Sidi Chamharouch (à 2 500 mètres d’altitude), il faut compter, à partir du
dernier village le plus en amont, Aremd, une heure de marche pour y arriver. Sur ces mêmes
groupes et leurs rites, voir Hammoudi, 1988 ; Rachik, 1990 et 1992.
4. L’équivalent berbère du mot arabe moqaddem dérive de la racine zwr, qui signifie aussi
précéder (Montagne, 1930, p. 62, 88, 222, 329).
5. En arabe chikh. Amghar, pl. imgharen, nom verbal provenant de la racine mghr, être grand par la
taille, l‘âge, la situation sociale, etc. Cf. Charles de Foucauld, Dictionnaire touareg/français, II,
p. 164.
RÉSUMÉS
Robert Montagne est souvent présenté comme un précurseur de l’étude des tribus en termes de
structure sociale. Nous analysons dans ce texte comment il a aussi pris en compte des processus
politiques, notamment l’instabilité des systèmes politiques et leurs oscillations entre la
démocratie et la tyrannie éphémère, et comment il a expliqué la naissance du pouvoir personnel
des grands caïds en rapport avec les processus d’affaiblissement des structures politiques
communautaires. Nous avons rapproché, dans un second temps, l’étude de Montagne d’un conflit
intra-tribal récent où les protagonistes principaux sont la jma‘a et des notables de la tribu.
L’étude de ce conflit nous a permis de comprendre l’échec de l’émergence d’un leadership
religieux.
326
3 En lisant Geertz, ma position de lecteur change selon que le travail porte sur le Maroc (qui
m’est partiellement étranger) ou sur une culture qui m’est complètement étrangère (Bali,
par exemple). Comment décrire et interpréter cette différence, ce « plus », cet « avantage
culturel », que me confère mon « statut de Marocain », statut explicité par un
anthropologue essayant de dialoguer avec ses collègues, avec ses prédécesseurs, en se
détachant de toutes frontières politique et culturelle. En hommage à Geertz, j’essayerai
d’apporter un simple témoignage, un retour partiel sur mes notes et mes textes pour voir
comment, en tant qu’anthropologue, en tant que Marocain, j’ai lu les travaux de Geertz,
ceux de ses collègues et de ses critiques2.
4 Être un anthropologue indigène, et par conséquent produire une anthropologie indigène,
ne me convient pas, et j’ajouterai, ne m’intéresse pas. Je ne me considère pas comme un
indigène, et je ne peux le devenir. La société globale, à laquelle j’appartiens et que je ne
peux définir que de façon imaginaire (comme c’est le cas pour tout membre appartenant
à une société imaginaire, et à ce niveau je ne me sens pas différent de l’Américain, du
Français...), est complexe. Ce n’est pas l’opposition indigène/non indigène qui sera
pertinente pour définir la différence entre un anthropologue marocain et un
anthropologue occidental. Ce n’est pas par rapport à l’Autre (anthropologue occidental)
que le rôle des anthropologues marocains devra être défini mais plutôt par rapport au
statut de leurs interlocuteurs. Sur le terrain, je me suis toujours considéré comme un
étranger, un outsider, car je ne cessais de faire un effort pour comprendre les actions de
mes interlocuteurs marocains, berbérophones ou arabophones, leurs interprétations des
sacrifices, des innovations pastorales, leurs explications des conflits locaux... Ce que
certains anthropologues occidentaux appellent la « fatigue culturelle », pour qualifier
l’effort qu’ils doivent déployer afin de comprendre une culture non occidentale, je pense
l’avoir éprouvé à plusieurs reprises. Il est évident qu’elle ne peut être la même pour un
chercheur qui a appris une langue étrangère dans le but de faciliter son travail de terrain
et un autre qui a été socialisé dans la même langue que ses interlocuteurs. Il est
également évident que l’anthropologue marocain n’apprend pas tout sur le terrain, qu’il
existe des éléments culturels communs au chercheur et à ses interlocuteurs. Si j’ai à
témoigner à ce sujet, je peux dire que ces éléments communs sont souvent les plus
superficiels, que ce que j’apprenais sur le terrain est si nouveau, si considérable que le
temps m’a toujours manqué pour le « transcrire » quotidiennement. Le flux de
l’information était si fort que j’étais souvent contraint d’omettre ce que j’apprenais de
façon accidentelle. Parfois, c’est du vertige culturel qu’il faudrait parler. Mon ignorance
était tellement grande chez les nomades du Maroc oriental que j’ai dû apprendre presque
tout. Il faut dire qu’ils sont plus étonnés de ce que je sais de leur culture (qui est peu de
chose), que de ce que j’ignore. Ce n’est pas parce que je suis Marocain que je peux
marcher les mains dans la poche, savourer les verres de thé et mener des conversations se
terminant souvent par : « je sais, jeee sais ; ça je savais ; ce n’est pas vrai ! C’est
exactement comme chez nous... ». Pour eux, je suis citadin, et un citadin ne peut savoir
ce que veut dire siga, hlassa, sar’oufa, lgâra, t’arguiba...
5 D’autres situations (que je n’ai pas étudiées) auxquelles réfèrent des notions comme
« sous-culture », « enclave culturelle », peuvent être rajoutées pour montrer la
discontinuité entre la « culture » de l’anthropologue (marocain ou non) et celle de ses
interlocuteurs. En tout cas, l’anthropologue marocain, travaillant sur le Maroc, ne se
meut pas dans un espace culturel homogène. Et c’est pour cette raison qu’il a droit, peut-
328
être pas autant que ses collègues travaillant sur d’autres cultures, à la « fatigue
culturelle ».
6 Par ailleurs, j’apprends davantage sur la culture et la société marocaines en lisant les
travaux de mes collègues et de mes prédécesseurs. Si ces évidences sont acceptées, si je
passe une dizaine d’années dans trois villages dont la taille ne dépasse pas 300 familles
pour comprendre quelques aspects de leur culture et que je retourne chez moi souvent
déçu parce que je n’ai pas approfondi telle ou telle question ou parce que je n’ai pas saisi
le sens de tel geste..., comment être convaincu de propositions du type « les Marocains
pensent ceci », « les Marocains font cela » ? Je suis Marocain, et je devrais être le premier
à le savoir (Rachik, 1990 ; 1992). À prendre ces généralisations au sérieux, tout
anthropologue marocain voulant travailler sur le Maroc est condamné à ne pas avoir de
terrain, ou plutôt à accepter que sa quotidienneté et son terrain se confondent. C’est
d’abord ce type de généralisation que je vais brièvement discuter.
7 Maintes questions peuvent être posées à cet égard. Qui permet, qui rend possible ce type
de généralisation : une connaissance de la langue de la société étudiée, les techniques
ethnographiques, un séjour prolongé sur le terrain, le paradigme théorique à partir
duquel la culture de l’autre est approchée, les « stratégies » d’écriture... ? Il va sans dire
que je ne peux répondre ici à ces questions, et même celles que je choisirai ne seront
considérées que partiellement.
« c’est vraiment ça »... (ce qui m’arrive rarement, et dorénavant je ferai attention), soit
me sentir complètement étranger aux Marocains dont il est question. Dans le premier cas,
le texte anthropologique serait une sorte de miroir qui reflète quelques aspects de ce que
je sais et de ce que je fais (et je me demande si un tel texte peut exister). Dans le second
cas, le texte serait une série de découvertes de nouvelles manières de penser et d’agir des
sujets et des groupes étudiés avec qui je suis censé partager la même culture. Dans la
plupart des cas, la situation est complexe. J’ai beaucoup appris en lisant Geertz. Le fait
même de recourir à la nisba lors des transactions commerciales est nouveau pour moi qui,
comme plusieurs citadins, recours au shopping comparison (dour f-souq, c’est-à-dire faire le
tour du marché). Je n’exclus pas les citadins de Sefrou. Geertz mentionne souq elbatrina (le
marché de la vitrine, i.e., les boutiques du centre de la ville) sans le décrire. On ne sait pas
ce que devient la nisba dans ce marché. Par ailleurs, lorsque la somme est importante
(pour l’achat d’un ordinateur, d’un grand tapis...) et le recours au shopping comparison
insuffisant, c’est le réseau amical que je mobilise le plus. À la différence des gens de
Sefrou et des « Marocains » chez Geertz, je ne recours pas aux gens des tribus de mon
père, ni à ceux de ma mère (je n’ose même pas dire, après avoir grandi à Casablanca, ma
tribu...). Toutefois, je sais, à partir de l’expérience de certains de mes amis, que c’est une
possibilité parmi d’autres et que c’est une opportunité que j’aurais moi-même saisie si elle
s’était présentée et avérée plus efficace.
16 Je pense qu’un anthropologue ne peut convaincre en généralisant à toute une culture. La
ville et les grands souks sont des espaces particuliers qu’il faut prendre en considération
en étudiant l’usage de l’identité collective. Ils mettent en rapport des gens de diverses
origines. Il semble qu’en ville et aux marchés, les gens se classent eux-mêmes et classent
les autres en invoquant de larges groupements (confédérations tribales, régions...). Les
gens qui réfèrent à de telles identités ne se connaissent pas et ne peuvent, vu leur
nombre, se connaître personnellement. Et relativement à l’usage de l’identité collective,
c’est la principale distinction entre une ville comme Casablanca, où je réside, et des
communautés rurales restreintes que j’ai pu étudier. En ville, excepté les cas où elle est
liée à des groupements informels ou à des associations organisées, l’identité collective
tend à être un système de classification basé sur de vagues traits et attributs communs.
L’identité collective est un ensemble de stéréotypes qui vise à caractériser une catégorie
sociale dont la dimension est large, le contenu lâche et les contours vagues. En milieu
urbain, les informations liées à la nisba tendent à devenir des stéréotypes. Une personne
ordinaire à Sefrou penserait qu’un ensemble de traits peuvent être corrélés : les gens nés
à Fès sont commerçants de tissus, les gens originaires de Sous sont des épiciers... (Rosen,
1979, p. 40-47 ; 1984, p. 21-28). Dans une transaction commerciale, savoir qu’un Soussi est
souvent un épicier n’avance pas à grand-chose. Concernant les mêmes Soussis, les
attributs stéréotypés qui leur sont collés sont contradictoires : agharas (le droit chemin, la
droiture, la rectitude) mais aussi lghech (la tricherie). La confiance qui lui est associée
– car il fait crédit aux gens – n’exclut pas la méfiance. On te pose la question sous forme
d’énigme : « Sais-tu pourquoi le Soussi a placé un miroir au fond de son tiroir ? » ; la
réponse doit être : « Pour s’assurer que c’est lui-même et non pas un autre qui ouvre le
tiroir chaque fois qu’il rend la monnaie... »
17 Plus sérieusement, la question qu’il faudrait se poser est de savoir jusqu’à quel point les
gens croient aux stéréotypes qu’ils associent à telle ou telle identité collective et jusqu’à
quel point ils les prennent en compte dans leurs actions. Il semble que les informations
que les gens essaient d’obtenir sont basées essentiellement sur l’expérience personnelle
331
ou celles d’autres personnes qu’ils connaissent et qui sont en rapport avec l’éventuel
partenaire.
18 Geertz lui-même soutient que la nisba n’apporte qu’une esquisse vague de ce que sont les
acteurs et que les principales informations sont obtenues au cours du processus de
l’interaction elle-même. Il conclut que la catégorisation de type nisba conduit, de façon
paradoxale, à un hyper-individualisme. Les acteurs recourent aux informations liées aux
identités collectives de leurs partenaires, mais c’est au cours de l’interaction que les
notions déterminant les appartenances (tribu, douar, parenté) sont négociées et d’autres
informations recueillies (Geertz, 1986, p. 87). Mais alors, pourquoi l’insistance sur la nisba
et non pas sur ces « autres informations » recherchées par les partenaires ? Peut-être
parce que ces autres informations sont tellement vagues, disparates, irrégulières qu’elles
ne peuvent être réunies sous une notion indigène comme le sont celles auxquelles la nisba
réfère.
19 Le recours à la nisba est une possibilité parmi d’autres. L’étranger (à la famille, à la tribu,
au pays) peut être un partenaire idéal. Et c’est une heureuse coïncidence que la maxime
qui réfère à ce type de situation contienne le mot souk : « le pain du souk, c’est l’étranger
qui le consomme » (khoubz souq yaklou Ibarrani – on utilise ce proverbe lorsqu’une
personne reproche à un parent de privilégier des étrangers alors qu’elle s’estime
prioritaire). Les gens disposent d’un stock culturel, d’un stock de solutions, diversifié,
contradictoire..., qui permet de s’adapter à différentes situations. Lorsque Rosen n’étudie
pas un groupe social pris globalement mais reconstitue le réseau social d’une personne
déterminée, il montre la complexité des stratégies et des notions mobilisées (les groupes
de parenté, le ‘ar, l’argent, le pacte de Tata, les faveurs anciennes, etc.) (Rosen, 1979,
p. 40-47 ; 1984, p. 21-28).
20 La culture dégagée à travers l’étude du marché semble homogène. La question est de
savoir comment prendre en compte l’hétérogénéité d’une culture et ses incohérences4. Au
sujet d’une même nisba et au sujet de l’efficacité de son utilisation, le chercheur
trouverait des notions contradictoires qui découragent et déconseillent toute transaction
avec ses proches et les gens de sa tribu. Tantôt on valorise la nisba tantôt lam’arfa (‘andou
lam’arfa, veut dire « il a des relations »), tantôt on recourt au frère du père, tantôt au frère
de la mère, tantôt aux alliances de Tata, tantôt au sacrifice du ‘ar, tantôt on dévalorise
tout excepté l’argent. Peut-on être proche de la logique de la vie, comme nous y invite
Geertz, en réduisant les alternatives offertes aux gens à une proposition générale ?
NOTES
1. Paru dans La Méditerranée des anthropologues, Dionigi Albera et Mohamed Tozy (éd.), Aix-en-
Provence, Maisonneuve et Larose, Maison méditerranéenne des sciences de l’homme, 2005,
p. 353-356.
2. Cette contribution reprend une communication présentée à l’occasion d’un hommage organisé
à Sefrou en l’honneur de Clifford Geertz et en sa présence, mai 2001.
3. Geertz recourt à un autre type de généralisation (qu’on peut appeler théorique, par opposition
à celle de type empirique que nous avons examinée) et qui mérite une étude à part (voir Geertz,
1973, p. 331, 337-341).
4. Geertz ne prend pas en compte l’hétérogénéité culturelle lorsqu’il étudie les idéologies des
« nouveaux États » (les États et sociétés traditionnels balinais et marocains sont présentés
comme culturellement homogènes). Il parle alors de tension, de loyautés compétitives, de
motivations opposées, voir C. Geertz, 1973, p. 255- 259, 320-321 ; H. Rachik, 2003a [voir infra,
chapitre 29].
335
RÉSUMÉS
Depuis les années 60 au moins, les conditions du travail anthropologique ont profondément
changé. Parmi ces changements, l’arrivée d’anthropologues « indigènes » qui a suscité des
questions théoriques remettant en cause l’anthropologie « traditionnelle ». Dans ce cadre,
j’interroge mon statut de lecteur (indigène ?) de textes anthropologiques sur le Maroc. J’ai
cherché à savoir si, comparé à un anthropologue étranger, ma familiarité avec la culture
marocaine me confère ou non quelques avantages.
336
1 Contrairement à Geertz, Gellner a été un chercheur solitaire. Il utilisait, pour qualifier ses
collègues ou ses émules, les mêmes termes qu’il employait pour décrire l’organisation
tribale. Il semblait obsédé par l’idée d’identifier les clans des anthropologues. Une
attitude qui est manifeste chez lui car il réagissait fréquemment aux travaux de ses
collègues. Son livre Muslim Society, par exemple, comprend une dizaine de compte-rendus
de livres. Il parle d’appartenance clanique (clan affiliation) pour qualifier les relations
entre Geertz et ses collaborateurs. Il traite Geertz de marabout (agourram en berbère) qui
dirige un lignage spirituel composé d’apprentis comme Paul Rabinow (Gellner, 1985,
p. 208, 218-219).
2 Il est vrai que Geertz utilise des métaphores liées à la parenté et qualifie de « famille
d’esprit » l’équipe qu’il dirigeait entre 1965 et 1971. Celle-ci comprenait Hildred Geertz,
Lawrence Rosen, Paul Rabinow et Thomas Dichter. Cette « famille » ne constitue pas une
équipe au sens propre du terme. Chacun a travaillé selon ses propres moyens sur ses
propres questions. Mais s’ils constituent une famille, c’est parce qu’ils partagent le point
de vue selon lequel les systèmes de sens, qu’ils soient hautement explicites comme l’islam
ou moins explicites comme l’hospitalité, permettent aux individus de mettre de l’ordre
dans leur vie. Tous conçoivent les relations sociales comme encastrées dans des formes
symboliques qui leur donnent une structure, et leur tâche est d’identifier ces formes et de
considérer leur impact2.
3 En publiant ses réflexions sur son expérience de terrain, Rabinow a rompu très tôt avec
cet « esprit de famille ». Pour attester cette rupture, il fait appel, à l’occasion de l’édition
française de son livre, à un allié de taille, Pierre Bourdieu. Celui-ci profite de son statut de
préfacier pour attester cérémonieusement le divorce de Rabinow et régler ses comptes
avec Geertz. Par le retour sur soi, écrit Bourdieu, par le retour de l’interprète sur son
interprétation, par l’objectivation du sujet connaissant, par la réflexion sur le travail de
terrain qui n’est qu’un travail de construction d’une représentation de la réalité sociale,
Rabinow marque une double rupture. La première, la plus décisive, avec la représentation
positiviste du travail scientifique, d’une science qui annule le savant, « une science sans
savant qui réduit le sujet connaissant à des tâches d’enregistrement ». La seconde
rupture, « sans doute la plus difficile psychologiquement, avec cette sorte de refurbished
337
positivism (en anglais dans le texte) que Geertz donne en modèle, avec toutes les
séductions de son talent d’écriture, aux jeunes chercheurs américains, à travers l’éloge de
ce qu’il appelle (après Ryle) « thick description » et l’exaltation de la particularité et du «
local knowledge » (in Rabinow, 1988) ». Il est étonnant que Geertz, qui a approché le texte
ethnographique comme une fiction, comme un texte intermédiaire entre le texte
scientifique et le texte littéraire, qui analyse les stratégies textuelles des auteurs, etc., soit
confondu avec Gellner et traité de positiviste.
4 Geertz et Gellner se seraient opposés en partant de leurs approches, non pas de la société
marocaine, mais de la société tout court : Geertz approche la société comme un texte et
Gellner comme un organisme. Dans un compte-rendu du livre Saints of the Atlas, Geertz
écrit que « comme Gellner a choisi une tribu, a été formé dans le cadre de l’anthropologie
sociale britannique, il a une conception organique de l’ordre social, le projet qu’il perçoit
est généalogique3 ». Gellner aurait répliqué : Geertz a choisi une petite ville, a été
influencé par Parsons et par Weber, il a une conception sémiotique de la culture, le projet
qu’il perçoit est interprétatif.
5 Gellner visite pour la première fois le Haut-Atlas durant les vacances de Noël de
1953-1954. Il conduit ses travaux de terrain entre 1954 et 1961. Ses recherches ont été
essentiellement consignées dans son livre Saints of the Atlas, publié en 1969. D’emblée, il
précise que les personnages de son histoire ne sont pas des individus mais des
communautés. Il s’agit des saints et des tribus. C’est le rapport entre ces deux groupes
sociaux et, à travers eux, le rapport entre la politique et la religion qui sont examinés
dans une tribu agro-pastorale7.
6 La vie rurale tend à favoriser une religiosité différente de celle des villes.
L’analphabétisme, qui rend impossible tout recours au livre saint, pousse les ruraux à
recourir au rituel et à une religion « personnalisée ». Ils ont besoin d’un personnel
religieux, non seulement comme intermédiaire avec Dieu, mais aussi comme médiateur
entre les groupes sociaux. La religiosité rurale est caractérisée par la prolifération
d’images concrètes du sacré, l’excès des pratiques rituelles, la hiérarchie et la médiation.
Ainsi, sur le plan politique et religieux, la tribu a besoin des saints. Bref, les questions
posées concernent, essentiellement, le fonctionnement et le maintien de l’hagioarchie, le
« gouvernement » par des saints, dans un environnement tribal quasi anarchique
(Gellner, 1969, p. 7-10, 31-35).
7 Gellner commence par l’étude de l’environnement tribal de la sainteté. À cet égard, sa
question centrale s’inspire de la tradition de l’anthropologie sociale britannique relative
aux « sociétés sans gouvernement ». Il s’agit d’expliquer comment l’ordre est maintenu
parmi les tribus en dehors de l’intervention du pouvoir central. Gellner trouve la réponse
dans la structure segmentaire des sociétés tribales et dans la fonction médiatrice des
saints.
8 Rappelons que le principe de l’emboîtement est un trait essentiel de la structure
segmentaire. Le groupe le plus large est subdivisé en sous-groupes, qui sont à leur tour
subdivisés en d’autres sous-groupes jusqu’à l’échelon inférieur (tribu, clans, lignages,
familles). Une personne appartient à plusieurs groupes qui s’emboîtent. La société
segmentaire ne connaît pas (ou faiblement) l’interférence d’autres groupes sociaux dont
la constitution est fondée sur d’autres critères que la filiation patrilinéaire (sectes,
groupes d’âge...). La définition des groupes exclut donc tout chevauchement des groupes
sociaux et leurs conséquences éventuelles, notamment le conflit de loyauté. Ainsi, pour
338
tout conflit éventuel, il existe des groupes qui peuvent être activés et qui s’équilibrent les
uns face aux autres. L’ordre est maintenu grâce à l’équilibre et à l’opposition des groupes.
9 Dans une société segmentaire où l’ordre est fondé sur l’opposition équilibrée des
segments, les saints sont une excroissance irrégulière (Gellner, 1969, p. 54-55 ; 1976,
p. 26-28). Les saints étudiés par Gellner portent le nom d’Ihansalen (descendants du saint
ancêtre Sidi Saïd Ahensal). Ce sont des chérifs (descendants du prophète). Être chérif est
la première condition pour devenir saint ; cependant, seuls certains d’entre eux le
deviennent. Accomplissant un certain nombre de rôles, un saint est défini par ce qu’il fait
et par ce qui se fait à son égard. Il apparaît comme une sous-classe de chérif, occupe un
statut spécial et possède une compétence pour intercéder auprès de Dieu au profit de ses
protégés. Ce statut, il le doit en principe à sa naissance. Mais en plus de la descendance du
saint, il doit avoir d’autres qualifications. Tous les descendants du saint ne peuvent
accéder au statut d’agourram, bien qu’ils le soient tous potentiellement.
10 Théoriquement, un agourram est un chérif, il possède la baraka, il est médiateur entre les
hommes et Dieu, il arbitre entre les hommes, il est riche, généreux et hospitalier, il est
pacifiste (il ne porte pas d’armes et ne s’engage pas dans les vendettas...). Gellner suggère
d’autres manières de définir l’agourram que de demander aux gens ce qu’est un agourram
et d’observer le processus social par lequel une personne accède à un tel statut. Ce type de
définition est rejeté car il ne peut saisir l’essence de la sainteté de l’agourram. Gellner
définit la sainteté en termes de rôle. Il donne une longue liste comprenant les services
accomplis par les saints. Parmi ces services, la supervision des élections des chefs de
tribu, la médiation entre groupes en conflit, la protection des voyageurs. Les saints
assurent également la continuité des fonctions tribales, la procédure des serments
collectifs et, enfin, accordent la bénédiction.
11 Il commente la liste en disant qu’elle comprend des services clairement perçus par les
gens (comme la médiation) et d’autres (comme la continuité) qui ne seraient pas perçus
ou qui ne sont pas clairement conceptualisés. La différence principale entre le point de
vue de Gellner et celui des gens étudiés est relative à l’attribution de la bénédiction
(baraka). Il écrit que ce service qu’il a mis à dessein en dernier lieu devrait figurer, selon
le point de vue des Berbères, au début de la liste. Selon Gellner, la baraka, les miracles et
autres aspects de la sainteté ne sont que des épiphénomènes. Un agourram doit inventer
des légendes au sujet de ses pouvoirs magiques. D’autres services sont subjectivement
perçus de façon différente de ce qu’ils sont « réellement » (guillemets de Gellner) pour le
sociologue. C’est le cas du serment collectif (Gellner, 1969, p. 70-79, 150-154).
13 Toutefois, comment éviter que le groupe prenne toujours parti en faveur de ses
membres ? Un juge qui ne condamne jamais n’est pas un juge. Le serment collectif est
possible grâce à l’organisation segmentaire. Le conflit n’oppose pas seulement les deux
groupes concernés. Chacun des groupes peut connaître des conflits internes latents. Un
groupe peut sanctionner l’un de ses membres en le laissant tomber. L’existence de deux
conflits simultanés traduit une situation segmentaire par excellence. Le groupe
accusateur peut ne pas accepter le serment collectif et reprendre les hostilités. Aussi le
groupe des co-jureurs ne doit-il pas se montrer systématiquement solidaire de ses
membres ? C’est cette situation segmentaire qui explique pourquoi certains membres
refusent de prêter serment, plutôt que la crainte des sanctions surnaturelles. Gellner
affirme que les croyances sont ici secondaires. Il insiste sur les structures sociales, sur le
double conflit qui caractérise le contexte du serment collectif. À la limite, celui-ci peut
être étudié sans référence aux croyances collectives, l’étude des structures sociales suffit
à l’expliquer (contrairement à Evans-Pritchard, un ancêtre du modèle segmentaire, qui
approche la sorcellerie comme une philosophie locale du hasard). Les gens de la tribu ne
sont pas des philosophes traitant des questions de la foi et du doute. Selon Gellner, il
n’existe pas de bonnes réponses à la question de savoir si les gens « croient réellement »
dans les punitions surnaturelles sanctionnant le parjure (Gellner, 1969, p. 111-115).
14 La situation segmentaire explique le maintien de l’ordre et plus précisément les
mécanismes de résolution des conflits entre groupes. Gellner nuance l’aspect mécanique
de sa théorie en écrivant que « les décisions politiques ne suivent pas nécessairement la
structure segmentaire. Rien ne serait plus erroné que de voir les hommes des tribus,
esclaves en pensée et en actes de leurs clans, incapables d’évaluer des conséquences ou
d’agir indépendamment. Il serait aussi faux de négliger cette structure au niveau des
décisions politiques [...] la présomption initiale et relativement forte consiste en ce que
les allégeances de tribu et de clan soient honorées, à moins que d’autres motifs
n’interviennent. »
15 Cependant, juste après, il affirme que le principe segmentaire opère chez les tribus
étudiées dans une pureté remarquable (absence de stratification, élection tournante...).
Les exceptions sont théoriquement pensables, mais il n’avance aucune illustration de ces
situations où les hommes des tribus ne sont pas esclaves de la structure segmentaire
(Gellner, 1969, p. 111-115 ; 1976, p. 36-41).
16 Nous sommes face à un mode d’explication qui gagne à tous les coups. La situation
segmentaire explique des comportements contradictoires : dans le cas du serment
collectif, elle rend compte aussi bien du soutien des membres du groupe (mon clan à tort
ou à raison) que de leur défection éventuelle (un juge qui ne condamne pas n’est pas un
bon juge). La constante chez Gellner, quand on a à l’esprit les travaux de Geertz, réside
dans le fait que le recours aux structures sociales pour expliquer des comportements
politiques est fondé sur un rejet explicite et systématique des explications locales et sur
un évitement du point de vue des indigènes. Gellner serait un néo-durkheimien qui
souligne l’importance des structures sociales, accordant peu de place aux actions sociales
et aux significations que les gens attribuent à leurs actions.
340
rapport à leur famille, leur village, leur tribu, leur ville... La nisba est une construction
culturelle (un ensemble de notions culturelles), un guide pour la construction de la réalité
sociale et un système classificatoire selon lequel les gens organisent leurs interactions.
Pour engager une transaction commerciale, l’information essentielle dont il faut disposer
est relative à la nisba. Connaître la nisba d’une personne est la stratégie principale qui
permet de limiter les coûts de la recherche du partenaire. Elle sert à éviter les
manipulations de poids, de qualité des marchandises dans un échange de face à face.
22 Elle est approchée comme une représentation de ce que sont les personnes mais aussi
comme un ensemble de catégories culturelles à l’aide desquelles l’interaction entre
personnes est organisée. En d’autres termes, elle ne fournit pas seulement un système de
classification selon lequel les gens se perçoivent et perçoivent les autres, mais aussi un
cadre qui leur permet d’organiser certaines de leurs transactions (Geertz, 1979,
p. 147-149). Cette approche est conforme à la conception de Geertz de la culture
appréhendée comme un guide pour l’interaction sociale, comme une structure de sens à
travers lesquels les hommes donnent forme à leur expérience.
23 Geertz conclut son étude en rejetant le modèle segmentaire et estime que c’est le modèle
construit à partir de l’étude du souk qui caractérise l’organisation sociale au Maroc : au
lieu des fissions et des fusions des lignages, c’est la communication imparfaite qui serait
la clé pour la compréhension des traits de la société marocaine et maghrébine ; au lieu de
l’opposition complémentaire, le marchandage et la négociation ; au lieu de la
consanguinité, la clientèle (Geertz, 1979, p. 235).
24 Selon Geertz, la théorie segmentaire est un idiome ; elle est imposée par l’observateur et
n’est pas enracinée dans les faits. Pour Gellner, elle est devenue un idiome car le pouvoir
central est devenu fort et les structures segmentaires faibles (Gellner, 1985, 191, 208). Les
tribus étudiées par Gellner décrivent la notion de segmentarité par le terme berbère
bdhane qui signifie « diviser ». Ce terme, mentionné par David Hart (1981, p. 19) et non
par Gellner, moins sensible au vocabulaire local, aurait pu avoir le même destin théorique
que le mot nisba. La logique de la polémique semble faire oublier à Geertz que la
segmentarité peut être fondée sur des notions locales, sur un ensemble de conceptions
culturelles, sur des représentations classificatoires qui peuvent, comme la nisba, affecter
les relations sociales (coopération, alliances politiques, conflits...). Supposant que la
segmentarité n’est qu’un idiome, il faut montrer en quoi un idiome, qui est également
« un point de vue indigène », « un savoir local », pour reprendre les termes de Geertz, ne
peut orienter des actions sociales.
25 La généralisation à l’organisation marocaine n’est pas du tout argumentée par Geertz. On
ne sait pas pourquoi le souk devient le modèle de la société marocaine, comme on n’a pas
su pourquoi le combat de coqs a été érigé en modèle de la société balinaise. Doit-on
réduire la complexité et la diversité d’un pays, d’une culture à un principe organisateur, à
un modèle unique ? Les gens de Sefrou sont-ils continuellement confrontés à l’incertitude
du souk, à la communication imparfaite ? En admettant que ce soit le cas, n’auraient-ils
pas d’autres moyens pour affronter cette incertitude que le recours à la nisba ?
26 On gagne peu de choses en substituant au modèle segmentaire un autre inspiré du souk.
C’est comme si, pour reprendre un exemple cité par Geertz lui-même, un chercheur
essayait de critiquer des études sur le marché de voitures neuves (la tribu de Gellner où
les normes sont fixes et contraignantes) en se basant sur les transactions des voitures
d’occasion (le souk de Geertz où le principe du marchandage est valorisé). La situation,
l’enjeu, les acteurs impliqués (individus anonymes, parents, groupes tribaux...) doivent
342
être pris en considération. Si les gens négocient, marchandent, c’est en fonction de leurs
statuts sociaux, de leurs situations et de leurs ressources. Au lieu d’écarter la
consanguinité au profit de la clientèle, il serait plus pertinent de se demander dans
quelles conditions les gens recourent à l’un ou à l’autre. Le principe de la clientèle serait-
il approprié aussi bien pour les relations dyadiques (acheteur/vendeur) que pour des
actions collectives (contrats pastoraux, conflits intertribaux...) engageant des membres
appartenant à des communautés organisées ?
d’une rivière. Ce qu’il a fait pendant une quarantaine d’années. À son retour, le musulman
lui donne son nouveau nom Kalidjaga (« celui qui garde la rivière ») et lui demande d’aller
propager l’islam.
31 La figure marocaine que Geertz compare à Kalidjaga est al-Youssi (d. 1691). D’après la
légende, il fut d’abord pèlerin, puis rebelle, avant de devenir saint. Contrairement à
Kalidjaga, qui cherche la paix dans l’immobilité et le calme, il n’arrête pas de voyager. Il
rencontre son maître ben Nassir (fondateur de la zaouia Tamegrout au sud-est du Maroc),
se fait transmettre la baraka en lavant ses vêtements et en buvant l’eau de la lessive. La
seconde rencontre importante est une confrontation avec le sultan Ismaël. De cette
confrontation, le saint, grâce à son pouvoir miraculeux, est sorti vainqueur. Il demande
au sultan un décret (dahir) reconnaissant son statut de chérif (Geertz, 1971, p. 28-34).
32 La différence entre les deux figures est frappante, renvoyant à ce genre d’oppositions
binaires qui sont si tranchées qu’elles paraissent artificielles (la recherche d’opposition
binaire serait un effet pervers de la comparaison). Nous avons là deux figures qui
n’auraient d’autre raison d’existence que de se définir négativement : l’une est immobile
(rien n’est dit sur la mobilité de Kalidjaga pour diffuser l’islam), l’autre bouge ; l’un est
quiétiste, yogi, l’autre rebelle et fanatique ; pour l’un la transmission de la sainteté est
spirituelle ; pour l’autre, il s’agit d’une transmission physique de la baraka.
33 La sainteté (marabouthood) n’est pas définie en termes de rôle ou de fonction comme chez
Gellner, mais en termes de notions qui la fondent : le miraculeux et le généalogique.
L’acteur de prodiges et le descendant du prophète Mohamed ont tous la baraka. Il existe
une tension entre les deux principes. La légende raconte la confrontation entre des
représentants des deux principes : le saint (dimension miraculeuse) et le sultan
(dimension généalogique). Al-Youssi demande au sultan de lui reconnaître la dimension
généalogique : les deux principes sont alors incorporés dans une même personne. Le
charisme et l’effort individuel, d’une part, et le patrimoine familial, de l’autre, ont dominé
l’histoire politique du Maroc. Des Idrissides aux Alaouites, chaque dynastie met l’accent
sur un principe au détriment d’un autre (Geertz, 1971, p. 43-47).
son identité sociale. Selon le postmodernisme, les faits sont inséparables de l’observateur
qui les étudie et de la culture (occidentale) qui fournit les catégories dans les termes
desquelles ils sont examinés. C’est ainsi que l’anthropologue a tout intérêt à nous parler
de lui-même et de confesser sa culture. L’observateur est un être en chair et en sang, avec
ses attentes, ses intérêts, ses défauts, etc. Gellner résume les deux points (liés au sens et à
l’auteur) en parlant d’un glissement de la chose vers le sens et de l’objet vers le sujet, une
sorte de narcissisme herméneutique. Ce qu’il reproche à Geertz et au postmodernisme,
c’est d’avoir doublement mis l’accent sur la subjectivité : celle de l’acteur et celle de
l’auteur (Gellner, 1992,
p. 23-71).
36 En mettant Geertz dans la mouvance postmoderniste, Gellner exagère quelques traits et
en attribue d’autres à Geertz lui-même, qui s’en défend en critiquant certains
anthropologues américains (James Clifford, Paul Rabinow et Vincent Crapanzano). Geertz
insiste certes sur le sens, sur le point de vue de l’indigène. Mais il évite et rejette ce qu’il
appelle, après R. Barthes, « la maladie du journal » où le « je » l’emporte sur l’étude de
l’Autre (Geertz, 1996, p. 92-100, 129-146).
37 De plus, dans ses études de terrain, il propose des généralisations relatives au
changement social, à l’organisation sociale, à l’islam et à la sainteté. Le problème, c’est
que la généralisation se réduit chez Geertz à une extension brusque des résultats d’une
étude locale (souk de Sefrou) ou d’une expérience particulière (biographie d’un saint,
d’un roi) à une échelle globale (l’organisation sociale et la culture marocaines). Ce passage
inopiné du local au global et du particulier au général n’est pas argumenté. Les questions
théoriques qu’impliquent le changement d’échelle, le passage du local au global, du tribal
au national, etc., ne sont guère soulevées. Tout se passe comme si, à travers les ruelles
d’un souk, on pouvait regarder le Maroc. Sur ce point, Gellner est moins ambitieux, en ce
sens que son modèle segmentaire n’est pas extensible à d’autres tribus sédentaires et à
plus forte raison au pays dans sa globalité. Il trouve d’ailleurs décevant la tentative de
certains politologues de généraliser le modèle segmentaire au système politique global 5.
38 On ne saisit donc pas pourquoi le souk devient le modèle de la société marocaine, ni
pourquoi al-Youssi devient le modèle de la sainteté au Maroc. Doit-on réduire la
complexité et la diversité de la sainteté d’un pays à un modèle unique ? Pour un auteur
qui insiste sur le sens, l’individu et le point de vue de l’indigène, je ne comprends pas
pourquoi les gens de Sefrou, puis les Marocains, sont mis dans un même souk n’ayant
d’autres moyens d’affronter l’incertitude que le recours à la nisba. Je ne comprends pas
pourquoi sa démarche innovatrice (relativement à la tradition orientaliste alors
dominante) pour étudier l’islam n’est pas appliquée à l’étude de l’« islam marocain », et
pourquoi l’islam en général serait hétérogène et pas celui d’un pays. L’hagiographie des
saints « marocains » est pleine de saints analphabètes, de saints « fous », de saints
cloîtrés, de saints ermites, etc., qui vivent à l’écart de la société et du pouvoir politique
(Rachik, 1999, p. 107-120 [voir supra chapitre 6]). Elle est pleine de saints qui sont plus
proches de Kalidjaga que d’al-Youssi. Comme Kalidjaga, Moulay Bou’azza était un coupeur
de route6. Comme lui, sa vie spirituelle a basculé après avoir été témoin d’un miracle
effectué par son maître, le saint Moulay Bou Ch’ayeb. Comme lui, il a accédé à la sainteté
en restant immobile. Moulay Bou Ch’ayeb « le mena près d’une daya (étang, mare, simple
flaque d’eau) et lui ordonna de l’attendre. L’autre attendit ainsi pendant un an sans
changer de place, si bien qu’il lui poussait de la mousse sur les épaules ; il ne mangeait
que les petits brins d’herbe qui croissaient à ses pieds. Au bout d’un an, Moulay Bou
345
Cha’ib revint et, satisfait de l’obéissance de son nouveau disciple, il l’emmena avec lui... »
La ressemblance entre Kalidjaga, gardien de la rivière, et Moulay Bou’azza est frappante.
On aurait pu appeler celui-ci « le gardien de l’étang » (Doutté, 1905, p. 120-121).
39 Le débat entre Geertz et Gellner réduit des questions complexes à un dilemme : structures
sociales ou action sociale, chose ou sens, vérité ou fiction, objet ou sujet, communauté ou
individu... Le biais de leur « science sauvage » est que chaque auteur « traite comme
typiques des questions particulières, comme générales des questions singulières »
(Boudon, 1995, p. 524, 478-480). Le débat est souvent approché comme un dilemme et non
pas comme un stock de solutions, d’hypothèses ou de suggestions dont la pertinence n’est
pas déterminée d’avance. Geertz suggère à Gellner de prendre aussi en compte les
situations du type « moi et mon cousin contre mon frère, moi et l’étranger contre mes
parents » (Geertz, 1971). Il aurait été intéressant de comparer les situations où les gens
invoquent la parenté et celles où ils font prévaloir le calcul, les sentiments et l’intérêt
privé (Rachik, 1992 ; 2000, p. 166-175). Geertz aurait dû suivre sa propre suggestion en
comparant le souk, où l’information n’est pas crédible, avec d’autres situations où les prix
sont fixes. Il aurait dû comparer al-Youssi aux saints du Haut-Atlas. Gellner aurait dû
expliquer pourquoi les gens s’entourent d’un monde mystique et de sanctions
surnaturelles au lieu de les réduire à des épiphénomènes, pourquoi les sanctuaires et
leurs saints persistent alors que la majorité des rôles qu’il a énumérés est tombée en
désuétude, et aussi pourquoi l’histoire le nargue en ne retenant que le rôle (lié à la
baraka) négligé par lui et privilégié par les indigènes. Il aurait dû expliquer pourquoi les
saints, qui étaient en marge de la politique tribale, deviennent après la colonisation les
acteurs principaux de la politique locale.
NOTES
1. Paru dans L’Anthropologie du Maghreb selon Berque, Bourdieu, Geertz et Gellner, L. Addi, Paris,
Awal/Ibis Press, 2003, p. 95-109.
2. « What we ail hold is the view that the systems of meaning, whether highly explicit like Islam
or rather less so like hospitality, in terms of which individuals live out their lives constitute what
order those lives attain. We see social relationships as embodying and embodied in symbolic
forms that give them structure, and we are concerned to identify such forms and trace their
impact. » (Geertz, C. ; Geertz, H. ; Rosen, 1999, p. 6.)
3. « [...] as his object of the study is a berber tribe (the Ahensal), his training is in British social
anthropology, and his conception of social order is organismic, the plan he perceives is
genealogical » (Geertz, 1971).
4. « [...] the best way to solve the intricacies of North African society is not to descend upon it
with a finished theory looking for an instance », in « In Search of Norh Africa. » (Geertz, 1971.)
5. Gellner écrit : « Originally the property of social anthropologists, its [the segmentary model]
recent success have tended to be outside anthropology, where it has been extensively borrowed,
but used in a looser manner, by political scientists and others. » (Gellner, 1973, p. 3.)
6. Moulay Bou’azza (d. 572) est un saint réputé à l’échelle nationale, il est enterré dans le Moyen-
Atlas, région de Khénifra.
346
RÉSUMÉS
Geertz et Gellner représentent deux traditions (paradigmes) anthropologiques opposées. Geertz
approche la culture comme un système de sens et décrit comment des constructions culturelles
de la réalité orientent l’action sociale. A l’opposé, Gellner souligne l’importance des structures
sociales, accorde peu de place aux actions sociales et aux sens que les gens leur attribuent. Nous
avons montré comment ces points de vue théoriques ont orienté leurs approches respectives de
la société et de la sainteté.
347
1 La tradition occupe une place essentielle dans les études du système politique marocain
contemporain. Les acteurs politiques s’y réfèrent afin de légitimer de nouveaux
comportements ou l’utilisent pour mobiliser une population sensée ne comprendre que
les symboles anciens. L’étude de la place de la tradition dans les stratégies de légitimation
et de mobilisation politiques devait être accompagnée par une réflexion sur l’usage qu’en
font les chercheurs eux-mêmes dans leurs systèmes explicatifs. La tradition est souvent
présentée comme incontournable et sa connaissance indispensable pour qui cherche à
expliquer les comportements et les systèmes politiques des « pays en développement ».
2 Nous nous limitons à l’étude de John Waterbury, qui a tenté d’expliquer les
comportements de l’élite politique marocaine en les rapportant à un double héritage :
celui de la tribu – que nous proposons d’analyser – et celui du makhzen (pouvoir central).
Selon lui, les représentants de l’élite agissent conformément aux normes traditionnelles.
Ils ne le font pas par nostalgie du passé, « mais adoptent naturellement et spontanément
les modes de réaction – que ceux-ci conviennent ou non aux tâches de l’heure – d’une
société et d’une époque auxquelles ils sont encore reliés » (Waterbury, 1975, p. 26-27).
Ainsi, l’attachement aux normes et aux valeurs traditionnelles survit à leur raison d’être
fonctionnelle, il est même involontaire et échappe à la conscience des acteurs politiques.
3 Il serait superflu de rappeler que la tribu, en tant qu’organisation politique, a disparu.
Cependant, alors même que des études confirment la détribalisation de la campagne
marocaine, d’autres retrouvent les traces de la tribu en pleine ville et au sommet du
système politique doté d’institutions modernes (parlement, partis politiques, syndicat,
etc.). Waterbury affirme que les « schèmes appliqués par des chercheurs occidentaux à
l’étude des tribus du Moyen-Orient peuvent nous aider à comprendre les réactions
sociales et politiques de la société en elle-même. Il apparaît une ressemblance frappante
entre l’immobilisme interne que l’on constate dans plusieurs tribus du Moyen-Orient et
celui qui apparaît dans la vie politique marocaine. » Les comportements politiques sont
expliqués en les ramenant à la culture et à l’organisation politique traditionnelles. En
analysant les attitudes des Marocains envers le pouvoir et les types de comportement
politique qui en découlent, il soutient qu’en général « les normes et les modes du
comportement social et politique ont leur origine dans la tribu », que les aspects
348
Tradition bricolée
9 Il faudra analyser comment un chercheur peut aussi prendre part à la réinvention, voire
la confection pure et simple d’une prétendue tradition. Précisons la manière dont
Waterbury a bricolé la tradition politique du Maroc. Par bricolage, nous entendons, ici, le
fait de recourir à plusieurs sources consacrées à la tradition politique tribale pour y
puiser des éléments souvent contradictoires, voire exclusifs. L’assemblage de ces
éléments étant dicté, non pas par une documentation et un examen systématiques des
différents éléments de ladite tradition, mais par un choix éclectique servant à illustrer, en
forçant l’interprétation, l’hypothèse relative aux faits étudiés.
10 Waterbury méconnaît les caractéristiques du système segmentaire des tribus du Haut-
Atlas marocain étudiées par Ernest Gellner. Son détour par le Moyen-Orient peut être
aisément compris si l’on sait que Gellner insiste sur une définition univoque des segments
de la tribu, alors que lui a besoin d’un système segmentaire où la division est fondée sur
plusieurs critères. La multiplicité des critères est centrale dans son explication puisqu’elle
fonde sa notion d’identité situationnelle qui rend compte du conflit de loyauté, de
l’incertitude des alliances, etc.
11 Waterbury et Gellner défendent des conceptions opposées du système politique tribal
marocain. Selon Gellner, le système segmentaire définit de façon claire l’appartenance
des individus aux groupes, le principe de l’emboîtement des groupes étant un trait
essentiel de la structure sociale. Une personne qui appartient à plusieurs groupes peut
avoir plusieurs identités collectives (celle de son lignage, de son village, de sa tribu, etc.)
qui ne sont pas conflictuelles mais complémentaires. La société segmentaire ne connaît
350
pas (ou faiblement) l’interférence d’autres groupes sociaux dont la constitution est
fondée sur d’autres critères que la filiation patrilinéaire (sectes, associations, groupes
d’âge, etc.). La définition des groupes exclut tout chevauchement des groupes sociaux et
leurs conséquences éventuelles notamment le conflit de loyauté (Gellner, 1969). Le
système segmentaire tel qu’analysé par Gellner est incompatible avec les notions
d’identité situationnelle, de conflit de loyauté et d’incertitude des alliances. Les alliances
étant pré-arrangées, un segment de la tribu A défendra vraisemblablement un autre
segment de la même tribu contre des groupes appartenant à la tribu voisine B. Ici, la
culture politique traditionnelle ne fait aucune place à la neutralité. La mécanique de
fusion et de fission, garante principale de l’équilibre politique, ne jouerait pas si l’un des
groupes en conflit ou ses membres importants se tenaient à l’écart ou se liaient de façon
imprévisible avec un groupe ennemi.
12 Alors quelle tradition tribale choisir ? Celle qui valorise la neutralité ou celle qui l’exclut,
celle compatible avec le conflit de loyauté et l’incertitude des alliances ou celle qui met à
l’œuvre des alliances pré-arrangées (et non prédéterminés)... Waterbury semble tailler la
tradition politique à la mesure des faits qu’il étudie. Au lieu de comprendre l’imbrication
des alliances, le conflit de loyauté et la neutralité, qui souvent en découlent, en partant
des structures politiques actuelles et des motivations des acteurs politiques, il les
transpose dans une tradition dont il semble être le seul compositeur. La tribu invoquée
n’est qu’un ensemble de faits empruntés à des auteurs s’inscrivant dans des paradigmes
souvent opposés (Evans-Pritchard, Gellner et David Hart pour les aspects qui ne
dérangent pas ses hypothèses mais aussi Rosen, Berque, Pascon et Bourdieu). C’est une
notion construite à la lumière d’une situation politique contemporaine. En effet, la
démarche est l’inverse de ce que Waterbury prétend faire. Ce n’est pas sa connaissance de
la tradition politique qui l’aide à comprendre le système politique postcolonial, c’est son
analyse pertinente (il faut le reconnaître) du jeu politique contemporain qui l’aide à
fabriquer une tradition politique à la mesure des faits examinés. La multiplication des
alliances, l’évitement des situations tranchées, la valorisation de la neutralité, etc. qu’il a
observés en étudiant le système politique ne sont que des échos du « passé ». Connaissant
les faits actuels, il lui était facile de calquer sur eux une prétendue tradition politique.
Démarche à reculons où la tribu n’est qu’un fantôme sans consistance concrète dont les
principes politiques s’imposeraient à tous les acteurs politiques, aux vieux turbans
comme aux jeunes turcs, aux traditionalistes comme aux modernistes.
13 Waterbury indique que sa conception des alliances défensives doit beaucoup à Rosen. En
multipliant les alliances, le Marocain cherche avant tout à se défendre. Le but de ces
alliances n’a pas besoin d’être précis, il les contracte au cas où il aura besoin de ses
obligés... Les moyens les plus sûrs pour s’assurer la loyauté de ses alliés sont les dettes
morales et financières. Pour illustrer cela, il se contente de décrire les rapports existant
entre un patron (un riche commerçant casablancais) et ses clients et protégés
(Waterbury, 1975, p. 98, 100-102).
14 Si Rosen suggère à Waterbury les alliances défensives, c’est parce que son approche ne
prend pas uniquement comme objet les groupes sociaux auxquels les gens appartiennent,
les catégories et les principes à travers lesquels les familles et les tribus sont agencées.
Elle dépasse ces unités car, selon lui, les actions sociales ne sont pas contenues dans les
limites des appartenances familiales ou tribales. Sa méthode consiste à lier la forme et le
processus, le concept et l’action, l’effort individuel et l’appartenance collective. Il soutient
que les notions (telles que celle de lignage, de village) sont ouvertes et malléables et ne
351
prennent leur forme qu’une fois attachées à la vie des individus. Il soutient que les
relations sont plus personnalisées qu’institutionnalisées (dans le sens de liens structuraux
durables) et que les termes les qualifiant sont flexibles et ouverts à toute négociation et
conclut qu’il n’existe pas de principe unique – parenté, résidence, secte, classe – qui
constitue une explication de la vie en société (Rosen, 1984). Waterbury est devant deux
types d’alliance, les unes sont pré-arrangées et font très peu de place à l’incertitude, à la
neutralité et à l’imprévision (Gellner, Hart), les autres sont négociables et changeantes
(Rosen, Berque). Que choisir ? Il opte successivement pour les deux sans se soucier du fait
que l’analyse de Rosen récuse le modèle segmentaire. On ne peut être plus sélectif.
D’ailleurs, il reconnaît, que son approche qui se réfère à « une situation historique
complètement dépassée » « n’est pas sans danger ni difficulté, car elle repose sur une
interprétation sélective et subjective des matériaux de recherche ». Toutefois son analyse
ne tient aucunement compte de ces limites.
15 Les Marocains, écrit-il, « conçoivent difficilement qu’ils puissent agir de façon autonome,
et ils ne se sentent à l’aise que s’ils sont intégrés dans une collectivité ». « Dans une
société où l’individu compte moins que le groupe, le comportement d’imitation joue un
rôle important [...] dans le domaine politique. » Si, par exemple, un chef (caïd ou amghar)
adhère à un parti, toute la tribu suivra. Il s’agit ici d’une tribu où tous les individus sont
interchangeables et dont les actions politiques sont prévisibles. Notons rapidement que le
fait qu’une autorité (chef, amghar, caïd...) impose son choix à la tribu ne constitue pas en
soi un comportement segmentaire.
16 Waterbury oublie vite ce qu’il venait de souligner à propos des sociétés segmentaires :
« Paradoxalement, la cohésion de la tribu ne tient pas à des buts partagés, ni à la ferveur
soulevée par un chef [...], mais aux tensions et à l’hostilité entre les unités qui la
composent. » (Waterbury, 1975, p. 99, 102.)
17 Guidé encore par les faits étudiés, il soutient aussi que si une « communauté a une
importance capitale, les individus sont remarquablement libres d’y agir en suivant leurs
intérêts. Les chassés-croisés d’un bord à l’autre sont fréquents et ne sont pas jugés
sévèrement (l’approche sélective continue, il cite Berque à cet égard). Il affirme qu’après
l’indépendance du Maroc (1956) les « tribus sont devenues des coalitions d’intérêt et les
« barons » ruraux des manipulateurs politiques, le type pur de la tribu – groupe fondé sur
les sentiments primordiaux – a été inévitablement altéré. Même dans le Maroc
indépendant les tribus se comportent en factions politiques, aux ordres de politiciens
ambitieux, mais leurs « patrons » jouant de leur influence pour que l’intervention de
l’autorité centrale soit accrue et non diminuée. Les tribus ont choisi d’entrer dans le jeu
et non de s’y opposer. » (Waterbury, 1975, p. 84, 100.)
18 Là aussi la tradition bricolée comprend paradoxalement la primauté du groupe et la
liberté de l’individu, le système segmentaire et le patronage. Ce n’est pas tout. La
soumission de l’individu au groupe contredit la notion d’identité situationnelle et ce qui
en découle (conflit de loyauté...), car elle n’est concevable que dans des groupes emboîtés
où la position de l’individu est définie de façon univoque. Dans le cas d’une appartenance
multiple à des groupes enchevêtrés, la primauté du groupe est un contresens. Lorsqu’une
personne a la possibilité de choisir entre plusieurs chefs ou plusieurs groupes imbriqués
auxquels elle appartient, c’est de la liberté de l’individu qu’il faudrait parler. On ne peut
pour une même situation politique invoquer à la fois le primat du groupe sur l’individu
(trait par lequel on a souvent défini la politique tribale) et le conflit de loyauté, car les
352
deux principes sont exclusifs. Mais le bricolage des chercheurs, comme tout bricolage,
semble s’accommoder des apories.
19 La morale de l’histoire, c’est que la tradition en général et la tribu en particulier ne sont
pas seulement un ensemble de faits et d’idées qu’un chercheur arrache au passé, elles
sont souvent une construction intellectuelle au service d’une argumentation théorique.
Ce qui paraît curieux, c’est que les analyses pertinentes de Waterbury peuvent se passer
de l’invocation d’un fantôme de la tribu. Le recours à l’anthropologie jouerait un mauvais
tour aux politologues qui cherchent constamment une tradition dans laquelle doivent
baigner des faits actuels et présents2. Le retour presque rituel de la tribu (et à la tradition
en général) n’est pas toujours inévitable pour comprendre la vie politique actuelle au
niveau central et local.
NOTES
1. Paru dans Prologues, n° 29-30, 2004, p. 59-65.
2. Il semble que Gellner fasse allusion à Waterbury lorsqu’il écrit : « Originally the property of social
anthropologists, its [the segmentary model] recent success have tended to be outside anthropology, where it
has been extensively borrowed, but used in a looser manner, by political scientists and others. » Ernest
Gellner : « Introduction : Approches to Nomadism », in Nelson, Cynthia (éd.), The Desert and the
Sown, Berkley, University of California, 1973, p. 3.
RÉSUMÉS
Pour un chercheur analysant la vie politique au Maroc, il semble qu’un détour par le système
politique traditionnel soit inévitable. C’est ce que fait Waterbury, selon qui les comportements de
l’élite trouvent leur origine dans le système tribal segmentaire. Nous montrons que le système
segmentaire auquel réfère Waterbury s’oppose à celui défini par Gellner. Mais le plus important,
dans notre analyse de l’approche de Waterbury, a été de montrer comment la tradition d’un
groupe n’est pas seulement un ensemble de faits et d’idées arrachés au passé, elle est souvent une
construction intellectuelle au service d’une argumentation théorique. Le modèle segmentaire de
Waterbury est taillé selon les besoins de son analyse. Le recours à l’anthropologie jouerait un
mauvais tour aux politologues qui cherchent une tradition dont découlent des faits actuels et
présents.
353
1 Les anthropologues ont commencé par produire des interprétations des cultures
étrangères, des théories de la religion, de la magie, etc. sans faire du terrain, et ceux qui
ont observé les communautés étudiées n’ont pas eu nécessairement recours à l’entretien.
Dans l’histoire de l’anthropologie, échanger la parole avec les gens étudiés et en tenir
compte dans l’interprétation des données n’allait pas de soi. Le dialogue, l’entretien ou
toute forme d’interaction verbale dépendent des dispositions théoriques et éthiques de
l’anthropologue. L’entretien ne s’est pas toujours imposé à l’anthropologue. Son usage
n’allait pas de soi. Terrain et entretien n’allaient pas forcément de pair, la connaissance
anthropologique se passait des interactions avec les gens étudiés.
2 L’anthropologue de terrain pouvait étudier la société en question de façon externe, c’est-
à-dire sans accorder de l’importance à la parole des gens étudiés. Ce que ces derniers
disent de leurs actions ne sont que des prénotions dont un chercheur doit se débarrasser.
Ce principe méthodologique, formulé par Emile Durkheim, est souvent exagéré en visant
à séparer de façon rigide les idées du chercheur de celles des gens. On oublie que
Durkheim précise que les prénotions restent des indicateurs qui permettent au sociologue
de forger ses concepts et que la définition qu’il donne des phénomènes sociaux ne doit
pas faire violence aux prénotions. Les définitions du suicide, de la religion, de la prière
etc. s’écartent certes du sens commun mais ne devraient pas rompre avec les
représentations que les gens ont de ces phénomènes (Durkheim, 1977).
3 Un chercheur qui applique à la lettre la règle méthodologique de Durkheim ne pensera
pas à l’entretien en tant qu’outil de production des données. Recourir à l’entretien, c’est
d’abord supposer que les idées des gens (prénotions, représentations, etc.) sont
fondamentales pour la compréhension des faits étudiés. Il ne suffit pas de parler aux gens.
Selon Radcliffe-Brown, pour qui l’anthropologie est une science naturelle, l’entretien
viserait la description objective des relations sociales. Sur ses carnets de notes figurent
les paroles des intéressés (informateurs, sujets étudiés), mais ces paroles sont réduites au
domaine du particulier. L’anthropologie, à l’instar des sciences naturelles, doit
s’intéresser au général. Elle vise la formulation de lois sociales. La parole des gens, leurs
354
informations, leurs commentaires sur la parenté, sur le culte des ancêtres, etc. ne sont
qu’une matière première dont l’anthropologue se sert pour formuler des propositions
générales (Radcliffe-Brown, 1968).
4 Evans-Pritchard conçoit l’anthropologie comme une science historique. Dans ses travaux
sur les croyances, l’intérêt est explicitement porté sur ce que font les gens et sur ce qu’ils
disent de ce qu’ils font. Etudier la religion, la magie, c’est comprendre le sens que les gens
eux-mêmes donnent aux actions et aux croyances magiques et religieuses (Evans-
Pritchard, 1972). L’entretien est un moyen parmi d’autres pour accéder au sens. Cette
attitude sympathique à l’égard du sens local, à l’égard du point de vue indigène sera
développée par des anthropologues qui s’inspirent de Max Weber et de ce qui sera appelé
l’anthropologie interprétative. Selon Geertz, l’ethnographie ne se réduit pas à un
ensemble de techniques, elle est un effort descriptif interprétatif. Il critique la description
externe (comme le fait un behavioriste radical) et opte pour ce qu’il appelle après Ryle
« la description dense » (thick description). Celle-ci a pour objet les structures de sens à
travers lesquelles les gens produisent, perçoivent, interprètent leurs actions. Les textes
anthropologiques ne sont que des interprétations d’interprétations locales.
L’ethnographie est interprétative, ce qu’elle interprète c’est le discours social. Ce que
l’ethnographe affronte sur le terrain, c’est une multiplicité de structures conceptuelles
complexes (Geertz, 1973, p. 3-30).
5 L’objet central de l’ethnographie est certes une condition favorable à l’usage de
l’entretien. Sans cet outil, on voit mal comment un ethnographe peut accéder au sens que
les gens attribuent à leurs actions. La nature de la rencontre ethnographique, ses
implications scientifiques, éthiques et politiques sont complexes. L’entretien soulève des
questions théoriques relatives notamment au statut de l’interviewé (colonisé,
informateur, interlocuteur, objet, sujet) et au statut de la parole échangée : que devient
cette parole dans le texte final ? L’anthropologie postmoderne (dialogique, critique)
interroge l’autorité monophonique de l’anthropologue (Geertz est souvent visé), la
dominance de sa parole qui tend vers le monologue. Elle essaie d’établir entre
l’ethnographe et l’interlocuteur (mot préféré à celui d’informateur) un dialogue et une
coopération qui s’oppose au monologue de l’ethnographie dite traditionnelle.
L’ethnographe ne doit pas seulement recourir à l’entretien, donner la parole aux gens,
transcrire et enregistrer leurs interprétations locales, celles-ci doivent en plus figurer
dans le texte final. On parle d’un texte polyphonique où la voix de l’anthropologue
n’étouffe pas celle de l’interlocuteur (Dwyer, 1982 ; Clifford, 1983 ; Tyler, 1986 ; Marcus et
Schiffer).
6 Quelle que soit sa bonne volonté, l’ethnographe postmoderne aura seul le pouvoir de
choisir les membres du groupe étudié avec qui il souhaite parler, il aura seul le pouvoir de
les nommer informateur, interlocuteur, ami, collaborateur, co-auteur, etc. ; il aura seul le
pouvoir de faire un texte dialogique ou polyphonique ; il aura seul le droit de décider du
nombre de voix qui logeront dans son texte. Et quand bien même l’anthropologue
changerait sa conception de la pratique ethnographique et ses attitudes envers
l’interlocuteur, qui peut être sûr que ce dernier en fera autant ?
7 En dépit du caractère polémique, du caractère souvent forcé des questions posées, la
réflexion postmoderne sur la pratique du terrain, dont l’entretien est un moment
privilégié, suggère des questions pertinentes sur l’histoire de l’usage de l’entretien en
anthropologie. Nous proposons de comparer deux chercheurs, Doutté (1867-1926) et
355
14 Dans le paragraphe suivant, c’est la grande plaine traversée qui parle au voyageur :
« Toute la grande plaine quaternaire où nous marchons est couverte de gros galets
bariolés : les couleurs du quartz laiteux, du feldspath blanc, du mica fauve et l’amphibole
verte. » Ils racontent au voyageur géologue l’histoire de la montagne. Doutté observe la
terre et ses roches mais aussi le ciel. Il décrit brièvement des oiseaux dont il donne les
noms en latin. C’est la cigogne qui retient son attention. Le garde marocain lui raconte
une légende de son pays. De la vénération de la cigogne aux oiseaux marabouts, aux
animaux sacrés, aux légendes où les animaux étaient des humains, aux idées totémiques
où l’homme primitif se croit le parent des animaux, il en arrive à évoquer Edward Tylor
qui « enseignait déjà que la distinction absolue entre l’animalité et l’humanité n’existe
pas chez les sauvages... » (Doutté, 1914, p. 2-8).
15 Fréquents sont les va-et-vient entre observation et différents types de savoir : de la
langue parlée vers l’histoire, des galets vers la géologie, des cigognes vers l’anthropologie.
L’attention vive du voyageur est dispersée, mais elle ne capte que ce qui s’offre au regard,
à l’écoute et qui a un sens pour le savant. La légende est rapportée parce qu’elle conduit
directement à Tylor. On passe d’un savoir à un autre et de données à d’autres au gré de
l’arbitraire du voyage bridé par son savoir. Il faut noter que la part de l’arbitraire est
diminuée chez Doutté. Il n’est pas un voyageur aventurier qui ne sait pas de quoi le
lendemain sera fait. Le voyage est préparé, les lieux visités seraient ineffables sans cette
préparation. Sur les lieux historiques, il connaît déjà les sources arabes et étrangères.
L’itinéraire est décidé en fonction des lieux historiques (ruines, mosquée, écoles...) et
sacrés (sources, cavernes, sanctuaires) qu’il veut observer. Bref, le voyageur n’est pas
totalement libre, il est escorté par le savant.
Tradition théorique
16 Le voyage est une forme élémentaire du terrain. Se contenter du voyage comme un
moyen de connaissance ou sentir le besoin d’un séjour prolongé parmi les groupes étudiés
ne sont pas des décisions triviales. Le terrain, et notamment l’entretien, présupposent des
dispositions théoriques et éthiques particulières. Doutté est davantage intéressé par les
questions théoriques de son époque que par une connaissance ethnographique de la
société marocaine. Et, quand bien même la description ethnographique est poussée, elle
est aussitôt engloutie dans des interprétations à caractère universel. Suivant les pas de
James Frazer, Edward Tylor, Henri Hubert, Marcel Mauss et d’autres, Doutté rattache les
faits localement observés à une pensée universelle : les lois de la magie universelle sont
illustrées par des rites locaux, le profil du magicien est similaire indépendamment des
cultures, le modèle ternaire du sacrifice élaboré par Hubert et Mauss est appliqué au
sacrifice maghrébin et au sacrifice musulman, etc. Toute interprétation sérieuse devait
s’inspirer de l’ethnographie comparée. Sans ce guide précieux, les rites et les croyances
des Marocains sont méconnaissables, ineffables. Interpréter un rite local c’est montrer en
quoi il n’est pas local, c’est lui trouver des sosies dans l’ethnographie comparée et lui
coller l’un des sens universels qui font autorité.
17 Dans sa démarche interprétative des faits religieux, Doutté suit les étapes suivantes :
– il part d’une description brève et partielle du phénomène étudié ; il rapporte
éventuellement une interprétation indigène, qu’il accepte ou rejette selon qu’elle colle ou
non avec son point de vue ;
357
– partant des faits partiels et des bribes de sens collectés, il visite le magasin de
l’ethnographie comparée et ramène un sens universel qu’il applique au rite étudié ;
– il montre comment des rites sont islamisés et comment d’autres (survivances, débris,
vestiges...) échappent encore à la vague d’islamisation.
18 Cette démarche ne favorise pas une description du rituel étudié. Souvent l’identification
d’un seul rite suffit pour l’interpréter. Pour la circoncision par exemple, un seul rite est
mis en avant pour lui coller un sens : enterrer la dépouille plaide pour la théorie de
l’expulsion du mal (Doutté, 1905, p. 351-54, 372). C’est le sens primitif des rites et des
croyances qui est visé. Cette recherche des racines profondes ne prête pas attention aux
frontières entre les religions et entre les civilisations. L’expulsion du mal, la crainte de
l’étranger, la peur de la photo, l’origine magique des rites agraires, etc., ces racines
profondes et d’autres confondent les cultures. Chrétien ou musulman, Marocain ou
Français, tous transfèrent le mal sur des êtres et objets sacrés.
19 Lorsqu’on s’intéresse à la formation des rites, aux survivances, aux fossiles, aux débris des
rites antiques, lorsque étudier une société c’est l’exhumer, lorsque la source dominante
du sens est l’ethnographie comparée, il y a peu de place pour les interprétations locales et
donc peu de place pour l’entretien, le dialogue avec les gens étudiés.
Rapport à l’indigène
20 Grâce à la forme personnelle du récit de voyage nous découvrons les rapports de Doutté
aux indigènes. La manière de vivre et de penser ces rapports nous permet de comprendre
pourquoi Doutté n’a guère eu recours à l’entretien. C’est en chrétien et c’est en costume
européen qu’il voyage. Il n’est pas obligé de se déguiser comme le faisaient ses
concitoyens explorateurs. Les tribus visitées et les chemins empruntés sont sûrs. Ceci
n’empêche pas Doutté d’avoir un fusil et d’être accompagné par un garde et des guides
(Doutté, 1914, p. 37, 144, 150). Doutté voyage en tente et campe à l’écart des habitations.
C’est dans la tente qu’il travaille et reçoit éventuellement ses informateurs. Il écrit qu’il
préfère vivre au campement que chez les indigènes et les notables qui lui offrent
l’hospitalité (Doutté, 1914, p. 15, 48).
21 Doutté note le mépris que les Marocains ont pour les Européens et les chrétiens. Voici
l’incident qui a déclenché une quinzaine de pages sur le fanatisme des indigènes :
« Ce soir est la fin d’une belle journée ; la rentrée des troupeaux met tout le douar
en mouvement ; une vieille négresse s’approche de nous et nous offre de l’eau
contenue dans une outre goudronnée... : toutefois, avant de donner l’outre, elle
s’assure près de mes compagnons musulmans que je n’en boirai pas ».
22 Et voici comment Doutté présente la perception que se font de lui les indigènes. En dépit
de leurs prévenances à l’égard du chrétien, ils n’arrivent pas à dissimuler le mépris qu’ils
ont pour lui. Le chrétien est perçu comme quelque chose d’impur, et son corps semble
répugnant.
« Dans ces sentiments d’antipathie que les Marocains professent à l’égard des
Européens, il faut assurément distinguer la haine de l’infidèle et la crainte du
conquérant. Ils ne sauraient comprendre que l’amour de la science ou même la
seule curiosité soient les uniques mobiles des voyageurs européens qui visitent leur
contrée sans être commerçants ; ils ne s’expliquent les investigations et les
questions des explorateurs qu’en leur attribuant le dessein de reconnaître le pays
pour en faciliter la conquête à leur gouvernement : et peut-être après tout ne se
358
36 Nous avons montré que le recours à l’entretien est influencé par les traditions théoriques
dont Doutté s’inspire et par la nature de l’interaction avec les indigènes. L’évolutionnisme
en anthropologie s’accommode fort bien avec le métier de l’anthropologue de bureau : on
peut écrire sur les primitifs sans avoir besoin de les rencontrer et on peut penser les
connaître d’autant mieux qu’on reste à l’écart du détail de leurs croyances. Un savant
voyageur est supposé apporter des illustrations locales aux théories universelles. Pour ce
genre d’illustration, un séjour bref, une observation externe, rapide et éclectique sont
appropriés. L’entretien est marginal car le sens des actions étudiées réside davantage
dans l’ethnographie comparée que chez les gens étudiés. Doutté recourt à l’entretien pour
établir des faits, le sens des faits ne peut être donné par des gens qui se trompent, mais
par l’ethnographie comparée.
37 Une relation continue à un informateur et un séjour prolongé seraient disproportionnés
par rapport au type de question posé par Doutté. Une ethnographie hâtive est mieux
adaptée à la recherche du sens originel. Doutté n’a pas besoin de prolonger ses entretiens,
ses observations, ses séjours pour conclure que le jet de pierre, la circoncision et d’autres
pratiques sont des rites d’expulsion du mal. L’interprétation est connue, elle est donnée
par des maîtres autorisés, lui voyage essentiellement pour ramener des données locales
illustrant les interprétations universelles des maîtres. Sa démarche interprétative ne
favorise pas une relation continue avec les indigènes.
38 Le recours à l’entretien suppose un cadre théorique insistant sur le local et sur une
sensibilité empathique (réelle ou affichée). Les interprétations de Doutté s’accommodent
bien avec une ethnographie hâtive, une observation rapide des faits et une collecte
sélective de bribes de sens : des propositions du type « la prostitution sacrée est une
malédiction » suffisent pour Doutté. L’idée de terrain ne peut naître des théories adoptées
par Doutté. Ce n’est pas un hasard si les chercheurs qui ont inventé et pratiqué le terrain
l’ont fait après avoir enterré définitivement ou presque l’évolutionnisme. Nous allons le
voir avec Westermarck.
39 Le trait essentiel de l’interaction avec les indigènes découle moins du statut religieux
(chrétien, infidèle...) ou politique (conquérant) que de celui d’ethnographe pressé. Doutté
ne fait que passer. Les séjours longs ne sont pas encore une exigence scientifique. Les
interactions éphémères et fugaces suffisent, car ce qui est visé c’est une connaissance
externe (des Marocains) taillée selon des interprétations universelles.
des Marocains. Ce changement d’approche des croyances et des coutumes est primordial
pour l’émergence d’un intérêt à la pratique pour le terrain. Westermarck se démarque
nettement des études spéculatives et conjecturales : « Pour ma part, je ne tenterai pas ici
d’exposer une théorie générale concernant l’origine des cérémonies du mariage ; je m’en
tiendrai aux coutumes nuptiales d’un seul peuple, les indigènes musulmans du Maroc,
parmi lesquels j’ai passé environ six ans, occupé à des recherches d’ordre sociologique. »
(Westermarck, 1921, p. 5.) Il restreint explicitement l’objet de son œuvre à la religion et à
la magie populaires des Marocains et ne traite qu’occasionnellement de l’islam savant.
Son objectif principal est de rendre compte de façon systématique « de ce qu’il a vu et
écouté des lèvres des indigènes ».
42 Westermarck écrit dans ses mémoires qu’il était attiré par l’empirisme de l’école
philosophique anglaise, par sa clarté et par son sens de la réalité. Il affirme n’avoir de
sympathie ni pour les idées de Kant, ni pour le néo-hégélianisme qui dominait en
Finlande (Lahtinen, 1993, p. 20). Ce parti pris empiriste explique sa décision de fonder ses
études sur des faits de première main. Cependant, il soutient à plusieurs reprises qu’une
description externe des faits est insuffisante. Les faits restent insignifiants jusqu’à ce que
les indigènes les expliquent, leur donnent un sens. Dans son étude sur les rites agraires, il
écrit : « In my study of native ceremonies I have not been content with ascertaining them the bare
external facts but have, so far as possible, tried to discover the ideas underlying them. »
(Westermarck, 1913.) Nous retrouvons la même idée, parfois la même phrase, dans ses
publications ultérieures : « Dans mon étude des cérémonies nuptiales, je ne me suis pas
contenté d’établir les simples faits extérieurs, mais je me suis efforcé autant que possible
de découvrir les idées subjacentes. Le lecteur verra que les explications données par les
indigènes eux-mêmes ne sont pas toujours identiques... » (Westermarck, 1921, p. 10-11 ;
Westermarck, 1968, p. 9.) Il est plus explicite dans ses mémoires : « Facts in themselves leave
me as a rule rather cold ; but they become a different matter, component parts, indeed, of a person
’s mentality, as soon as he thinks that he can extract from them which they do not directly express.
» (Cité dans Ihanus 1993, p. 30.)
43 Westermarck explique pourquoi il ne peut se contenter d’une description externe des
rites. L’usage d’objet similaire peut avoir une origine psychologique différente, les mêmes
objets (le lait, le blé, les œufs, etc.) peuvent être employés dans des desseins variés. Il
donne l’exemple des œufs qui, dans les cérémonies nuptiales, « peuvent avoir pour
signification soit de favoriser la fécondité, à cause d’associations physiologiques, soit de
porter bonheur ou de rendre le temps beau, à cause de leur blancheur, soit de faciliter les
rapports sexuels à cause de la fragilité de leur coque » (Westermarck, 1921, p. 10-11). Des
rites similaires peuvent avoir des significations différentes que seule l’information orale,
et non l’observation externe, peut révéler. Pour décrire, il ne suffit plus de voir, de
regarder et dans le meilleur des cas de cueillir, de façon occasionnelle et intermittente,
des paroles d’indigènes. Avec Westermarck, la parole de l’indigène est centrale, et elle
porte sur les significations actuelles que les gens donnent à leurs pratiques. C’est grâce à
ces prédispositions théoriques liées au statut du fait (empiriquement établi), au sens
actuel et local, que l’information orale est privilégiée, que le recours à l’entretien en tant
que forme organisée de questions (à distinguer des simples questions posées à la sauvette)
est possible.
44 Pour Westermarck, l’étude des rites permet de connaître les idées et les croyances des
Marocains. Il affirme que les rites, loin d’être superflus, jouent un rôle dans la vie sociale
de ceux qui les pratiquent :
363
« Le lecteur jugera peut-être que bien des faits relatés dans cette monographie sont
trop insignifiants pour mériter l’attention de savants sérieux, mais il doit se
souvenir qu’ils ne le paraissent pas aux Marocains eux-mêmes. Leurs cérémonies
nuptiales ne sont pas des formalités dénuées de sens, mais des pratiques auxquelles
on attribue une influence matérielle sur le bonheur des individus, des familles et de
communautés entières. Ils nous révèlent des idées et des croyances qui, pour
absurdes qu’elles puissent être, n’en sont pas moins des forces puissantes dans la
vie sociale du peuple. » (Westermarck, 1921, p. 13.)
45 Westermarck hésite cependant entre l’interprétation du sens actuel et la découverte du
sens originel. Il n’abandonne pas totalement l’utilité des questions en termes d’origine.
L’anthropologue, selon lui, ne doit pas se contenter de la recherche des significations
actuelles, il doit aussi élaborer des conjectures sur les origines des coutumes. Mais il
estime que c’est la signification actuelle qui peut aider à faire des conjectures
relativement aux significations perdues. A l’opposé de Doutté, il n’est pas venu au Maroc
avec une théorie cherchant des exemples pour l’illustrer. Il inverse la démarche, le
terrain ne sert pas à avérer des conjectures universelles, c’est plutôt un moyen pour en
produire.
46 L’originalité de Westermarck consiste dans la place centrale qu’il accorde à la
signification actuelle des coutumes et, par conséquent, à l’information orale et aux
entretiens avec les indigènes. Ceci exige un nouveau type de chercheur, qui ne peut être
ni l’explorateur, ni le savant voyageur mais l’ethnologue de terrain (field-ethnologist selon
ses termes). Le style du savant voyageur qui ne fait que passer, qui parle peu aux gens, ne
convient pas à Westermarck. Pour apprécier son originalité et son innovation, il faut
avoir à l’esprit la domination de la référence au passé dans les études anthropologiques
de son époque. La majorité des livres, y compris ses premiers livres, comportait les mots
suivants : origine, développement, évolution. Lui-même n’arrive pas à échapper
totalement aux questions sur l’origine et le développement des institutions et des idées.
S’intéresser au présent d’un peuple et aux significations actuelles des coutumes était une
grande avancée dans l’étude des cultures étrangères qu’il faut reconnaître à
Westermarck.
47 Malinowski l’a fait en soulignant (1927) les éléments forts de l’œuvre de Westermarck : la
longue durée de ses séjours, sa capacité de se mélanger avec les gens, de parler leur
langue et d’étudier à travers elle leur mode de vie et leur culture, sa volonté à séparer la
théorie de l’énoncé des faits, sa description détaillée et exhaustive des faits (Malinowski,
Foreword, dans Westermarck, 1968).
berbérophones et arabophones ne coïncide pas avec des clivages culturels. La division est
plutôt d’ordre géographique et régionale : la plaine, la montagne, le nord, l’est, le centre
et le sud sont représentés.
50 Westermarck était appelé à voyager dans différentes régions du Maroc. Ses déplacements
n’étaient pas exempts de risque. Comme pour ses contemporains, il n’était pas libre de
circuler dans toutes les régions du Maroc. Il refusa le déguisement : « Au Maroc, écrit-il,
de très nombreuses régions sont inaccessibles à tout voyageur qui ne peut se déguiser en
indigène, ce qui devient naturellement impossible en cas de séjour prolongé. » La
solution du déguisement, adoptée par l’explorateur dont le séjour est éphémère, ne
convient pas à la manière dont Westermarck conduit ses travaux de terrain et qui exige
un contact prolongé avec la population. Il lui est arrivé, rarement, de se déguiser pour
assister à des cérémonies (Westermarck, 1921, p. 8 ; Westermarck, 1968, vol. I, p. 67).
51 C’est en tant qu’étranger et chrétien qu’il entre en contact avec les Marocains. Mais il
n’invoque guère son statut comme obstacle à la communication avec les indigènes. Il
rapporte comment des Marocains l’ont traité comme un infidèle impur : un hôte refuse de
lui serrer la main, une femme hésite de puiser d’une rivière d’où il aurait bu, un garçon
refuse de prendre une pièce de monnaie pour un service rendu... Mais, contrairement à
Doutté, il n’en fait pas un problème insurmontable pour entrer en contact avec les
Marocains. Il rapporte avoir de bons rapports avec les indigènes. Dans plusieurs lettres
(1899) il ne cache pas sa joie d’être parmi des gens qui vivent un autre âge. Il mentionne
l’accueil bienveillant qu’il reçut « chez les montagnards et les bédouins, généralement
peu réputés pour leurs dispositions amicales envers les Européens... » (Westermarck,
1921, p. 8 ; 1968, vol. ii, p. 4). Dans ses Mémoires, il montre souvent que ses rapports aux
gens et aux lieux sont fort sympathiques. Il y écrit que les indigènes (simple folk) lui
disaient qu’il avait les lèvres d’un infidèle mais le cœur d’un croyant. « ... I felt grateful to
those simple folk who for so long had treated the strange « nazarene » as a friend and brother and
had always tried to persuade him, as well as themselves, that he certainly “had the lips of an
infidel, but the heart of one of the faithful. » (Westermarck, 1929, p. 193.)
52 La place de l’informateur n’est pas accessoire chez Westermarck : « Mes descriptions de
cérémonies nuptiales sont donc, pour une large part, tirées d’informations orales que j’ai
recueillies d’individus de l’un et de l’autre sexe. » Même lorsqu’il assiste aux cérémonies,
il compensait le fait de ne pas pouvoir tout observer par l’information orale. C’est le sens
des coutumes pratiquées qui serait au centre de ses entretiens. Avec lui, nous assistons à
une esquisse de réflexion au sujet de l’entretien. Il adopte explicitement les règles
suivantes. Il n’accepte que les énoncés des indigènes appartenant au pays en question, les
énoncés des Européens résidents ne sont pas pris en compte car ils manquent de
précision. Lorsque l’informateur est étranger à la tribu étudiée, il donne des indications
sur l’autorité à accorder à l’information recueillie. Il a pris l’habitude de répéter aussi à
ses informateurs leurs énoncés afin d’éviter toute mésentente, et il a testé leur crédibilité
en donnant à dessein un sens différent à ce qu’ils disent, mais dans tels cas ils l’ont
toujours corrigé. Il trouve remarquable la précision des indigènes même lorsqu’il s’agit de
menus détails (Westermarck, 1921, p. 8-9).
53 Westermarck tenait à entretenir l’informateur dans sa langue. Concernant l’intérêt
accordé à l’apprentissage des langues indigènes, il est un précurseur. Il recrute ses
enseignants parmi les indigènes. Il explique que le meilleur interprète peut omettre des
détails qui peuvent lui paraître triviaux mais qui sont d’une grande importance pour la
compréhension de la coutume ou de la croyance en question, il peut être distrait pour un
365
moment, comme il peut donner un sens imprécis à des expressions qui défient toute
traduction littérale. La diversité linguistique du Maroc ne l’a pas empêché de décrire,
dans leurs vocabulaires, les rites et croyances des différents groupes berbères et
arabophones. Des rites oraux sont intégralement reproduits dans les différents parlers
marocains (Westermarck, 1968, p. 64-69, 134-135).
Parole et texte
54 Il ne suffit pas de noter que Westermarck parle aux informateurs, recueille leurs
descriptions et interprétations. Il faut aussi examiner la question du statut de
l’information orale et des idées indigènes dans ses écrits. La manière d’exposer ses
descriptions reste proche de sa conception du terrain et du statut qu’il accorde à
l’information orale : « Je donnerai in extenso les récits de mes informateurs, malgré les
répétitions qu’ils contiennent : bien qu’elles puissent être un peu fastidieuses pour le
lecteur, elles garantiront l’authenticité de mes renseignements. » Même la transcription
des mots n’est pas, à dessein, uniformisée : « Comme un même mot est souvent prononcé
différemment dans différents endroits, le lecteur ne devra pas m’accuser de contradiction
s’il le trouve transcrit tantôt d’une façon, tantôt d’une autre. » (Westermarck, 1921, p. 9,
13.) Ce respect de l’information orale, qui va jusqu’à rendre fastidieuse la lecture d’un
texte, par le maintien des variations phonétiques d’un même mot, par exemple, témoigne
du souci d’une fidélité empirique à la diversité culturelle.
55 Westermarck met au centre de son enquête les explications locales. Celles-ci sont
introduites par des expressions comme « on dit expressément », « comme on me l’a dit »,
« on l’explique ». Lorsque des explications différentes du même rite lui sont données, il
les rapporte toutes. Selon lui, cette diversité est probablement due à ce que l’origine
réelle du rite est partiellement ou totalement oubliée et que de nouvelles interprétations
s’y sont substituées. Le rite survit à l’idée qui était derrière son origine (Westermarck,
1968, p. 9-10 ; 1921, p. 150, 167, 223, 232). Lorsque son point de vue ne concorde pas avec
celui local, il rapporte les deux points de vue, en distinguant entre le mobile réel ou
originel et le mobile actuel. Par exemple, le mobile réel du léger soufflet que donne le
marié à sa future épouse serait de chasser les influences néfastes, bien qu’on lui attribue
actuellement le but d’inspirer à la mariée la crainte de l’époux (Westermarck, 1921,
p. 143, 192, 194, 224).
56 Westermarck s’entoure de beaucoup de précautions en rapportant les interprétations
locales. Maintes fois il avoue son incertitude et ses doutes. On ne trouve pas chez lui la
certitude et l’arrogance de Doutté se traduisant par le rejet et le mépris du point de vue
local. Au contraire, il manifeste du respect pour la culture locale et la précision de
l’exégèse locale et reproche à ses collègues de ne pas en tenir compte dans leurs
explications qui restent purement spéculatives (Westermarck, 1968, p. 150-152, 199-200 ;
1921, p. 132).
57 Lorsque ses interprétations ne sont pas fondées sur l’exégèse locale, Westermarck le
mentionne. Sur la coutume de déguiser le jeune homme en mariée, aucune explication
locale ne lui a été fournie. Il recourt, avec une grande prudence qui contraste avec
l’assurance de Doutté, à la comparaison avec d’autres contrées où le but du déguisement
est de tromper les esprits qui rôdent autour du jeune couple : « On peut supposer avec
plus de vraisemblable que ces coutumes sont des moyens de protection contre les esprits
dangereux ou plus spécialement contre le mauvais œil. » (Westermarck, 1921, p. 26-27.)
366
58 Westermarck adopte deux types d’interprétation. Le premier est fondé sur les
interprétations locales : les finalités des rites sont ramenées à la purification et à la
protection du mal. Le second type d’interprétation répond à des questions à caractère
universel. Lorsqu’il pose la question des origines des rites et des croyances, ses
interprétations s’éloignent des données du terrain. Il ne s’agit pas seulement
d’interpréter des rites en termes de purification et de protection, il faut aussi expliquer
l’origine psychologique du recours aux rites purificatoires. Pour les cérémonies de
mariage par exemple, un grand nombre de rites « procèdent du sentiment ou de l’idée
que la mariée et le marié sont dans un état dangereux ». La source de ce danger est
double. D’abord le mariage, comme tout rite de passage, entraîne des dangers. Ensuite
l’acte sexuel, associé à la souillure, dont le mariage est l’objet, augmente le risque des
dangers. En résumé, les dangers surnaturels qui menacent la mariée et le marié
s’expliquent par « la nouvelle condition de vie dans laquelle ils vont entrer et [par] la
nature particulière de l’acte par lequel le mariage est consommé » (Westermarck, 1921,
p. 280-299).
59 Le local est progressivement noyé dans des explications universelles. Il devient une
illustration de l’universel et un test des « grandes » théories. Théories qui n’ont pas pour
objectif de rendre compte du mariage au Maroc mais du mariage en général. On dirait que
Westermarck abandonne les interprétations universelles lorsqu’il est pris dans la logique
du terrain, mais ne peut les éviter lorsqu’il retourne au bureau. L’anthropologue de
terrain et l’anthropologue de cabinet respectent encore, même à l’échelle d’un même
chercheur, une répartition du travail entre l’observation de terrain et l’élaboration de
théories universelles.
60 La césure entre le terrain et la théorie caractérise l’œuvre de Westermarck. Celle-ci est
d’abord une collection de fragments ethnographiques. Le souci d’exhaustivité
ethnographique est fort présent, et il est souvent un but en soi. Les différents chapitres
consacrés aux sources du mal abondent de détails ethnographiques, de récits relatant les
malheurs des gens causés par les esprits ou le mauvais œil. Mais le détail ethnographique
ne sert guère l’interprétation finale de Westermarck qui se veut psychologique et
universelle. En fin de compte, ce que disent les informateurs n’a pas de place dans les
interprétations universelles où disparaît le point de vue des intéressés tant respecté par
Westermarck l’ethnographe.
61 L’interprétation du mauvais œil est un exemple extrême de la césure entre l’ethnographie
locale et l’explication universelle. Westermarck montre que la croyance dans le mauvais
œil présente une grande similarité non seulement avec les pays musulmans de l’Orient
mais aussi avec l’Europe antique et moderne. Pour une superstition aussi répandue, il
serait inutile, selon Westermarck, d’en chercher l’origine chez un peuple particulier. On
ne peut l’imputer qu’à une cause psychologique d’un caractère général (Westermarck,
1968. p. 476). La croyance dans le mauvais œil serait liée à la peur qu’on ressent lorsqu’on
loue la santé ou la prospérité de quelqu›un. Selon la loi d’association par contraste, qui
joue un rôle important dans les croyances magiques, l’éloge ou l’admiration appellent son
opposé (Westermarck, 1968, p. 415-418). C’est, en fin de compte, l’explication en termes
d’origines psychologiques qui fonde l’universalité des rites et croyances religieuses.
62 La richesse ethnographique des travaux de Westermarck est irréductible. En dépit de son
schéma interprétatif, Westermarck n’a pas essayé de tailler les faits selon les patrons
bénédiction/mal (baraka/lbas), purification/expulsion du mal ou selon ses explications
psychologiques. Plusieurs croyances, rituels ou phases de rituels (la malédiction, les
367
fiançailles, etc.) ne cadrent pas avec son schéma interprétatif. Ce dilemme, cette tension
entre la fidélité au local et l’élaboration de théories universelles, caractérise l’œuvre de
Westermarck qui s’inscrit dans une période transitoire où le paradigme naissant (étude
fondée sur l’empirisme, le terrain, le sens actuel donné par les indigènes) ne se distingue
pas clairement de l’ancien paradigme dominant (explication en termes psychologiques
qui peut se passer du terrain et du point de vue des indigènes). Westermarck nous a légué
une œuvre charnière, avec ses contradictions, ses hésitations entre le sens originel et le
sens actuel, entre l’universel et le local, entre l’anthropologue de cabinet et
l’anthropologue de terrain.
63 En comparant Doutté et Westermarck, nous avons essayé de montrer que l’entretien ne se
réduit pas à un ensemble de techniques qu’un chercheur doit maîtriser (formulations des
questions, relance, etc.), mais qu’il est orienté, même sur des aspects qui paraissent
techniques, par les dispositions théoriques et éthiques du chercheur. En escamotant cette
question le recours à l’entretien risque, suite à sa banalisation par les manuels des
méthodes de recherche, de devenir évident, allant de soi et réduit à une interaction
simple et éphémère sans fondements théoriques et éthiques.
64 Mai 2003
NOTES
1. Paru dans Cahier de Recherches du Centre Jacques-Berque, n° 1, 2004, p. 19-37.
RÉSUMÉS
Comme pour les chapitres précédents, nous considérons comment les cadres théoriques
respectifs de Doutté et de Westermarck ont orienté leurs ethnographies et particulièrement leurs
rapports aux indigènes. S’inspirant de l’ethnographie comparée évolutionniste, Doutté ne
trouvait guère d’intérêt à parler aux indigènes. Par contre, Westermarck, qui était influencé par
la philosophie empirique britannique, était amené à parler aux indigènes et à prendre au sérieux
leurs paroles. Nous montrons que l’entretien ne se réduit pas à une technique de recherche, son
usage dépend des dispositions théoriques et éthiques de l’anthropologue.
368
1 Clifford Geertz raconte comment lui et sa femme étaient rejetés par les habitants d’un
village balinais où ils comptaient conduire leurs enquêtes (1958). Il montre les difficultés
auxquelles peut se heurter un anthropologue que les gens refusent de voir, de saluer... Il
décrit aussi comment, suite à un incident, l’attitude des habitants changea complètement,
comment la mystérieuse nécessité du travail anthropologique, celle d’établir des rapports
sympathiques, fut finalement réalisée. Lui et sa femme assistaient à un combat de coqs
qui n’était pas autorisé. Des policiers surgirent pour interdire le combat, tous les
spectateurs fuirent. Nos anthropologues firent de même appliquant le principe
anthropologique : « A Rome, il faut faire comme les Romains. » Cette complicité suffit
pour déclencher la sympathie des villageois : « Non seulement, écrit Geertz, nous n’étions
plus invisibles, mais nous attirions toute l’attention, nous étions l’objet de tout un
débordement de cordialité, d’intérêt et, plus particulièrement d’hilarité. » Les habitants
apprécièrent l’attitude solidaire des anthropologues, qui ne couraient aucun risque en
restant sur place (Geertz, 1972, p. 165-170)2.
2 La description d’un costume, d’un carnaval, d’un système de croyances, etc. est orientée
par les prédispositions théoriques de l’anthropologue, par ses idées et préjugés sur les
rapports à entretenir avec les gens étudiés. L’œuvre d’un anthropologue renseignerait
autant sur la société étudiée que sur lui-même. Ce que Geertz nous dit de son expérience
ne relève pas du « journal narcissique », mais d’une conception du rapport aux indigènes
qui puise dans sa conception compréhensive et interprétative de l’anthropologie. Plus
tard, il est devenu presque rituel qu’un anthropologue racontant son terrain insiste sur la
sympathie des gens, sympathie qui serait garante de la crédibilité d’une description du
point de vue de l’indigène. Cependant, la sympathie des gens n’était pas toujours une
exigence pour pouvoir les étudier. Comment alors penser des situations inverses où les
sentiments d’antipathie constituent la règle, où l’anthropologue se passe de la
mystérieuse nécessité d’établir des rapports sympathiques ? Il est trivial, à présent,
d’insister sur les conditions sociales (sympathie, empathie...) d’une « ethnographie
dense » qui prend en compte les sens que les gens attribuent à leurs actions sociales, il
serait aussi intéressant de savoir quel type d’ethnographie est produit dans le cadre
d’interactions éphémères dominées par l’antipathie.
3 Je partirai de l’expérience d’Edmond Doutté (1867-1926) qui effectua des voyages d’études
au Maroc entre 1900 et 1910 (avant le protectorat français, 1912-1956). Pour des raisons
369
Illustrer l’universel
5 Les voyages d’étude de Doutté ont donné naissance à deux livres, Merrâkech (1905) et
Missions au Maroc : en tribu (1914), à des articles et à des rapports. Le seul livre qui n’est pas
né d’un voyage mais d’un cours est Magie et religion en Afrique du Nord (1908). Le premier
livre restitue le voyage effectué en 1901 (25-30 mars, 31 mai - 10 juin) dans trois tribus
situées entre Casablanca et Marrakech. Ce n’est pas seulement un récit de voyage, encore
moins un livre d’exploration : les informations sur l’itinéraire, le relief, le climat, le sol
sont accessoires. C’est l’information sur les groupes et leurs coutumes qui abonde.
Cependant, cet aspect ethnographique reste secondaire par rapport aux digressions
théoriques que Doutté se permet à partir des faits observés. Digressions sur la tribu, le
fanatisme, la crainte de l’étranger, le culte des tas de pierres, etc. Le livre est une
succession de courtes observations, de descriptions rapides et de longues digressions
théoriques. Doutté le savant commande et parfois écrase Doutté le voyageur.
6 Le deuxième livre est un récit discontinu de plusieurs voyages effectués au Maroc entre
1901 et 1910. Mais l’essentiel du livre, on le doit au voyage effectué du 1er au 15 mai 1901,
de Marrakech à Mogador en passant par le Haut-Atlas. Doutté décide de garder la forme
personnelle du récit de voyage. Cette forme, explique-t-il, exclut le savant exposé
sociologique qui implique le grand déploiement de l’érudition et la multiplication des
références théoriques.
7 Doutté se définit comme un voyageur qui veut comprendre ce qu’il observe. Mais ce que
le voyageur saisit dépend de ce que le savant sait. Ce va-et-vient entre le récit du
voyageur et l’interprétation du savant constitue la principale articulation du livre. Notre
voyageur sort de la ville de Marrakech le 1er mai 1901. Comme dans un récit de voyage,
l’itinéraire (palmeraie, canaux d’irrigation...) et le temps (chaleur...) sont décrits. Il
indique le nom du premier village qu’il traverse et le dialecte berbère qui y est parlé.
Premier prétexte et première sortie rapide du savant qui nous apprennent que jusqu’au
370
dix-septième siècle la langue parlée à Marrakech était le berbère. Il observe aussi le ciel et
ses oiseaux. C’est la cigogne qui retient son attention. Son compagnon lui raconte une
légende de son pays. De la vénération de la cigogne aux oiseaux marabouts, aux animaux
sacrés, aux légendes où les animaux étaient des humains, aux idées totémiques où
l’homme primitif se croit le parent des animaux, il arrive à Edward Tylor, qui « enseignait
déjà que la distinction absolue entre l’animalité et l’humanité n’existe pas chez les
sauvages... » (1914, p. 2-8.)
8 Fréquentes sont les oscillations entre observation et différents types de savoir : de la
langue parlée vers l’histoire, des cigognes vers l’anthropologie, des galets vers la géologie,
etc. Le voyageur capte ce qui a un sens pour le savant. La part de l’arbitraire est atténuée,
l’itinéraire est décidé en fonction des lieux historiques (ruines, mosquée, écoles...) et
sacrés (sources, cavernes, sanctuaires) à observer. Bref, le voyageur n’est pas totalement
libre, il est escorté par le savant. Et le savant est imprégné par les questions dominant
l’ethnographie comparée de son époque.
9 A la fin de son texte sur l’islam maghrébin, il parle des vues nouvelles suggérées par ses
recherches en Algérie et au Maroc. La première se résume dans l’étude de « la persistance
des cultes antiques en islam », une voie où, selon lui, rien n’a encore été fait. Sa première
étude systématique, où son projet est mis en œuvre, est consacrée au culte des pierres.
Elle est un modèle de ses recherches ultérieures sur les phénomènes religieux. Le mot
kerkour s’applique à tout amoncellement de pierres, qu’il soit sacré ou non. Il peut
s’appliquer à un tas de pierres destiné à montrer les limites d’un champ, d’une prairie. Il
est dit menzeh ou mechhed lorsqu’il est élevé à l’endroit où un homme est mort.
L’interprétation donnée généralement par des Marocains est que le rite chasse les
revenants. Et Doutté qui ne demande pas mieux s’empare de cette « interprétation
locale » pour affirmer que « la croyance que l’âme du mort hante le lieu du trépas pour
attaquer les passants est antique et universelle ». Souvent, le tas de pierres est en relation
avec le tombeau d’un saint. Il est situé aux endroits dits rgouba, d’où l’on voit pour la
première fois le sanctuaire. Le rite consiste à ajouter une pierre au tas déjà construit. Les
gens sont incapables de donner une interprétation de leurs rites. Ce sont des lettrés qui
expliquent que la pierre est posée par ceux qui ont une grâce à demander au saint et qu’il
s’agit d’un simulacre d’offrande.
10 Prendre en compte le point de vue de l’indigène suppose avant tout l’humilité du
chercheur ; or, dans un contexte précolonial, où un chercheur se croyait être savant
parmi les ignorants et civilisé parmi les indigènes, il serait anachronique d’exiger cette
qualité. Doutté pense qu’il est supérieur, et il l’est à en juger par sa science, son pays, sa
caravane, ses collaborateurs, ses muletiers, son cuisinier et son campement. Il n’isole pas
seulement son campement mais aussi sa science de celle des indigènes. Deux savoirs quasi
parallèles, mais il n’y a de place que pour le savoir que représente Doutté. Ce que les gens
ordinaires savent est faux, superstitieux, simple, etc. A maintes reprises, Doutté essaie de
convaincre les indigènes que leurs croyances sont fausses. En passant devant un tas de
pierres surplombé d’un bâton, les indigènes disent que c’est le tombeau d’une sainte. Pour
Doutté, ils se trompent : « [...] et l’on a beau nous affirmer que c’est le tombeau d’une
sainte [...], nous avons trop étudié le culte des pierres et les monuments funéraires dans
l’Afrique du Nord, pour que ce simple tas de cailloux n’évoque à notre esprit le souvenir
des pratiques funéraires primitives (1905, p. 107). »
11 Après avoir décrit quelques rites, la seconde étape de la démarche interprétative consiste
dans un décollage brusque vers le sens universel du rite étudié. Doutté s’appuie sur des
371
travaux qui assimilent le rite du jet de pierres à un sacrifice. Il cite certains cas spéciaux
où le rite exprime la malédiction qui pèse sur une divinité abandonnée, les jets de pierres
lors du pèlerinage à la Mecque en sont un exemple. Il expose aussi les idées de Frazer qui
voit dans le transfert du mal dans une pierre une pratique magique commune à tous les
primitifs du monde. La présence de tas de pierres, dans certains lieux précis (le long des
chemins, les sommets de montagne, etc.), est une preuve qu’il s’agit d’un rite magique
destiné à enlever la fatigue. Ce n’est que plus tard que le rite magique reçoit une couleur
religieuse, le jet de pierres est alors accompagné d’offrandes et de prières. Doutté estime
que la théorie de l’offrande et celle de l’expulsion du mal sont complémentaires. Le même
rite peut exprimer des croyances différentes. Au début il était associé à l’expulsion du
mal, puis à l’offrande, et plus tard à une nouvelle croyance. Inversement, plusieurs rites
peuvent exprimer une même croyance : les nœuds, les chiffons suspendus aux branches
d’arbres, les pierres jetées expriment la même croyance en l’expulsion du mal.
12 Le jet de pierres est un rite magique devenu un rite religieux. Postuler l’antériorité du
magique sur le religieux trouve un écho particulier dans les études consacrées aux pays
musulmans. Étudier un rite, une croyance, ce n’est pas seulement en éclairer le sens
originel (primitif, antique, païen...), c’est aussi montrer son islamisation. Après
l’excursion dans l’ethnographie comparée, l’étape suivante exige un retour chez les
groupes étudiés pour montrer comment le rite magique en question est devenu religieux.
La question de l’islamisation des rites païens est une question que tout ethnologue de
l’époque devait poser. Une analyse complète d’un rite doit montrer à la fois le sens
primitif originel, l’islamisation et éventuellement le caractère inachevé de ce processus
en identifiant les survivances des rites païens. Le rite par lequel les Marocains écartaient
le maléfice est devenu une prière. Pas à Allah, Dieu invisible et présent partout, mais au
saint dont ils connaissent le tombeau. Car « le cerveau de nos Marocains n’est pas
susceptible jusqu’ici de représentations aussi abstraites ». Les tas de pierres vont être
dédiés aux saints qui prennent pour eux le mal. Doutté montre que pareilles croyances
sont déjà constatées dans le folklore européen. Mieux, pour illustrer l’universalité de la
croyance, il cite la messe catholique où se renouvelle le sacrifice de Jésus considéré
comme une expiation et une purification. La messe est un exemple où se perpétuent « les
vieux cadres où le sauvage moulait sa pensée rudimentaire : transfert du mal, magie
sympathique, offrande expiatoire, etc. ». L’islamisation n’est cependant pas complète.
Plusieurs rites (frotter avec la pierre la partie malade avant de la jeter, la crainte de
renverser un tas de pierres ou d’en toucher) sont des survivances de l’ancienne croyance
au transfert du mal (1905, p. 58-59, 104-108).
13 La démarche interprétative de Doutté peut être ainsi résumée : a. il part d’une description
partielle du phénomène étudié ; b. il cherche le sens des rites choisis en s’inspirant de
l’ethnographie comparée ; c. il montre comment certains rites sont islamisés ; d. il
identifie les survivances (débris, vestiges...) qui échappent au processus d’islamisation.
14 Ce qu’il faut retenir, c’est que cette démarche interprétative ne favorise pas une
ethnographie détaillée des croyances et des pratiques. Le « local » diffère peu de
l’universel, il en est le prolongement et l’illustration. Il est réduit à une strate
superficielle qui voile à peine les pratiques et les croyances originelles, une strate à partir
de laquelle l’universel est encore reconnaissable. Doutté est davantage intéressé par les
questions théoriques de son époque que par une connaissance ethnographique de la
société étudiée. Suivant les pas de Frazer, Tylor, Hubert, Mauss et d’autres, il rattache les
faits localement observés à une pensée universelle. Les rites magiques sont interprétés à
372
la lumière des lois de la magie (le principe de contiguïté, de sympathie) qui sont partout
les mêmes, le modèle ternaire du sacrifice élaboré par Hubert et Mauss est appliqué au
sacrifice maghrébin et au sacrifice musulman, etc. La comparaison est un moyen
privilégié pour produire du sens. Toute interprétation sérieuse devait s’inspirer de
l’ethnographie comparée. Sans ce guide précieux, les pratiques et les croyances locales
sont incompréhensibles, ineffables. Interpréter un rite local, c’est lui chercher un sens
universel qui fait autorité. La recherche de l’universel ne prête aucune attention aux
« frontières culturelles » entre les tribus, les pays, les religions... Chrétien ou musulman,
Marocain ou Français, tous transfèrent le mal sur des êtres et objets sacrés. Que veut dire
alors connaître les croyances et les rituels de la société marocaine pour une théorie où il
suffit de gratter le musulman et l’indigène pour découvrir l’universel ? Lorsqu’un
chercheur s’intéresse à la formation des rites, aux survivances, aux fossiles, aux débris
des rites antiques, lorsqu’étudier une société c’est l’exhumer, lorsque le sens d’un rite
local est recherché dans l’ethnographie comparée, il y a peu de place pour l’ethnographie
du local. A cet égard, parler d’une connaissance de la société marocaine est une gageure.
Constater le local
15 Quelle que soit sa sympathie pour les idées de Frazer, Tylor ou Mauss, un voyageur est
sensible aux différences entre les peuples observés. Dans un contexte colonial, la
recherche de l’universel serait insuffisante. Doutté cherchait aussi la bénédiction du
gouvernement colonial en Algérie et du Comité du Maroc qui ont financé ses missions
d’études. Les résultats de ses recherches doivent être aussi politiquement utiles (voir
Pascon, 1980, p. 241-261). Notre voyageur regarde les indigènes tantôt avec les yeux du
savant tantôt avec ceux de l’administrateur colonial. Cette double posture explique la
confusion des idées de Doutté : l’approche des Marocains change selon qu’il s’inspire de
l’ethnographie comparée ou de la « connaissance provinciale », c’est-à-dire les idées et les
préjugés partagés par des chercheurs français travaillant sur le Maghreb.
16 Selon Doutté, décrire le caractère d’une population, c’est énumérer ses vices et ses vertus,
ses traits les plus saillants (1903, p. 269-270). Il note les traits distinctifs des Marocains
qu’il n’arrive pas à organiser et interpréter. Il note de façon disparate les différences
entre les Marocains et leurs voisins. Les Marocains mangent au marché, ce qui est
considéré comme scandaleux par les Algériens. Même en parlant des différences
culturelles, c’est l’ethnographie des sauvages qui fournit l’explication du tabou : les
maléfices peuvent atteindre l’âme par l’un des orifices les plus importants, la bouche.
Aussi faut-il manger à l’abri de tout regard étranger. Cet exemple illustre l’approche de
Doutté : il n’explique pas pourquoi les Marocains mangent au marché (trait particulier),
mais plutôt pourquoi les Algériens s’interdisent de le faire (illustration de l’universel).
Seul le comportement négatif des Algériens peut être interprété parce qu’il évoque un
tabou universel. Le comportement des Marocains est simplement noté comme un écart.
17 Le Marocain « donne librement sur lui- même des détails tout à fait intimes, reconnaît
facilement être atteint de maladies honteuses et avoue aisément de petites indispositions
comme la constipation, par exemple, que les Algériens mourraient plutôt que d’avouer ».
Comparé à l’Algérien, le Marocain est moins poli, a moins de réserve, de tenue, de pudeur.
Ceci se manifeste surtout dans les bains maures. Les mœurs des Marocains sont en
général dissolues (les amours contre nature, la vente dans les marchés de jeunes garçons
et de filles) (1905, p. 141-143, 151-154 ; 1903, p. 270).
373
18 Doutté ignore toute frontière culturelle lorsqu’il s’inspire des théories universelles, il les
rétablit timidement lorsqu’il traite du caractère des Marocains. En s’approchant des gens
et en s’éloignant de l’ethnographie comparée, tout s’inverse chez Doutté. L’islam qu’il
présente comme une religion dominant toutes les sphères de la vie sociale (politique,
droit, économie...) a peu de chose à voir avec l’islam des Marocains perçus dans des
situations concrètes. Les Berbères sont des musulmans relâchés, leur religion est tiède, le
culte des saints n’a pas partout la même vigueur... Les différences concernent les
Marocains eux-mêmes. Le Maroc est un cadre d’étude artificiel, « la « société marocaine »
est une expression inexacte car en dépit de quelques caractères communs entre les
différents groupements du Maroc, ce sont les différences qui l’emportent sur les
ressemblances. La couardise, l’hospitalité, l’avarice, la bravoure, la lâcheté, la politesse, la
rudesse, la grossièreté, etc., sont des traits qui distinguent et opposent différents groupes
du Maroc (1903, p. 190, 269-70). »
19 Doutté traite différemment deux catégories de faits. La première, qui domine son œuvre,
est systématiquement interprétée en s’inspirant de l’ethnographie comparée. La seconde,
particulière au Maroc ou aux groupes sociaux qui le composent, est présentée, à défaut de
cadre théorique, de façon amorphe. Les théories de l’offrande, de l’expulsion du mal, de la
magie, etc. permettent de grouper des pratiques et croyances montrant le primitif qui se
cache derrière le Marocain. En revanche, l’étude des traits des Marocains est influencée
par les stéréotypes dominant la connaissance ordinaire ou savante sur le Maghreb. Le
paradigme d’une culture universelle empêche Doutté d’ériger en système des questions
relatives au caractère des Marocains. Aucune théorie ne permet de grouper (en patterns,
configurations, caractère national), le relâchement religieux, le manque de pudeur, la
mendicité, l’amour effréné du luxe, l’hospitalité, etc. Aucune ne permet non plus de
rendre compte des différences entre les Marocains.
» (chrétien) dans toute la force de ce terme auquel s’attache toujours chez les
musulmans tout un cortège d’idées défavorables [...].
« Dans ce voyage à travers des populations incultes, nous devons bien nous figurer,
si froissant que cela soit pour notre amour propre, que nous paraissons à ces
Marocains quelque chose d’impur et que notre corps même leur semble répugnant.
« Dans ces sentiments d’antipathie que les Marocains professent à l’égard des
Européens, il faut assurément distinguer la haine de l’infidèle et la crainte du
conquérant (1905, p. 24-28). »
22 Pour Doutté, l’hostilité des Marocains ne s’explique pas seulement par des raisons
religieuses (le mépris de l’infidèle) ou politique (la crainte du conquérant), elle a une
racine plus profonde : la crainte de l’étranger. « La haine du mécréant n’est chez les
musulmans que l’islamisation de la crainte primitive de l’étranger. » Il rapporte plusieurs
comportements qui manifestent cette haine : le refus de dire salam à un chrétien par les
gens et de l’écrire dans les lettres officielles. « D’autres musulmans mâchent les syllabes
du salam et prononcent indistinctement : essemm ‘alik, « que le poison soit sur toi ». En
s’adressant à un chrétien on dit plutôt messiou que Sidi qui est un signe de respect (1905,
p. 30-38 ; 1914, p. 139). »
23 La situation d’interaction est caractérisée par un grand fossé qui sépare Doutté des gens
qu’il veut observer. Tous les statuts qu’il passe en revue rendent l’interaction avec les
observés ardue. Il est perçu comme étranger, chrétien et comme conquérant. Le statut du
savant curieux et amoureux de la science, qu’il veut et croit être, n’offre aucune
crédibilité. La distance devient plus grande lorsqu’il manipule les livres, les instruments
de mesure, et notamment l’appareil photographique. Chaque geste, écrit-il, le rend de
plus en plus distant : il est un étranger qui veut ensorceler les Marocains, un espion qui
prépare la conquête du pays, un infidèle idolâtre qui a la prétention sacrilège de
reproduire ce que Dieu a créé (1905, p. 138). Les indigènes ne voient en lui qu’une
personne étrange, dangereuse, impure, répugnante, etc. Il sillonne le Maroc sans pouvoir
quitter sa peau de chrétien (lui qui était agnostique !). C’est un climat de méfiance qui
règne pendant ses voyages. Les exemples abondent. Il reste sceptique devant les
compliments et la bienveillance des indigènes. Lorsqu’en chemin des gens lui offrent le
lait, ce n’est pas pour lui souhaiter un bon voyage, c’est un acte de mendicité qui se
renouvelle, tout au long du voyage, et devient une véritable persécution (1905, p. 135). La
négresse lui refuse l’eau, c’est la haine de l’infidèle qui est invoquée. On lui propose du
lait, mais il n’est pas dupe pour croire à la générosité indigène. Que l’indigène refuse ou
offre, il est broyé par la machine de Doutté qui gagne à tous les coups. Aucune situation
n’est normale. Lorsque des Marocains disent qu’ils souhaitent la venue des Français,
Doutté n’en voit « qu’une de ces manifestations de politesse exagérée dont les musulmans
sont si prodigues » (1905, p. 33). Un groupe de femmes dont les maris sont prisonniers
viennent se plaindre à lui en disant « c’est vous l’islam » c’est-à-dire « vous êtes plus
miséricordieux que les musulmans eux-mêmes ». Sa réaction est indifférente : « [...]
depuis que nous parcourons le Maroc, on nous a dit cela tant de fois que nous n’en
sommes ni flattés ni émus (1914, p. 414). »
24 De l’accueil des indigènes, qui va des injures à l’hospitalité bienveillante, Doutté
n’interprète que les aspects négatifs. Lorsqu’il est bien reçu par les indigènes (on égorge
un mouton en son honneur), lorsque la cupidité n’est pas de mise, lorsque des indigènes
l’appellent Sidi lhakîm (le médecin), il rapporte les faits en trois lignes et sans
commentaire (1914, p. 139, 210, 420). Il oublie la crainte de l’étranger, la haine de
l’infidèle qu’on refuse d’appeler Sidi, la mendicité et l’hypocrisie du Marocain.
375
25 Voilà comment Doutté croit être perçu par les indigènes. Considérons comment lui les
perçoit. Nous avons dit qu’il ne s’inspire pas seulement de l’ethnographie comparée, mais
aussi d’un savoir « provincial » sur les sédentaires et les nomades, les Arabes et les
Berbères. Il hait les nomades, symboles absolus de l’antipathie, du fanatisme, de la
paresse... Citons un passage où il compare deux groupes voisins, l’un sédentaire et l’autre
nomade.
« De beaux villages se succèdent à de courts intervalles, les gens sont moins durs à
l’Européen, et au douar [Aït Imoûr, près de Marrakech] où nous campons nous
recevons un accueil agréable. Nous retrouvons chez eux les bonnes qualités de cette
race berbère, en qui est le plus clair espoir de l’Afrique du Nord : de la franchise, de
la fidélité, le sens des intérêts économiques, l’absence de fanatisme agressif. » Les
nomades de la tribu voisine, Tekna, sont fustigés : « Le contraste avec le pays que
nous quittons est grand. Nous laissons les figures sympathiques et ouvertes, les
champs cultivés avec soin, les gros villages aux belles maisons en terre surmontées
de magasins de grains, pour le pays inculte et désert, où de maigres douars se
montrent de loin en loin, où de rares individus à visages rébarbatifs paissent dans
l’immense étendue leurs troupeaux de moutons et de chameaux. En un quart
d’heure, nous sommes passés du Maghrib berbère et laborieux au Sahara
improductif et fanatique, du pays des sédentaires au pays des nomades (1914,
p. 336-337, 340-344, 226). »
26 Il est difficile de comprendre comment les membres de toute une tribu puissent avoir des
figures revêches, des visages rébarbatifs. Le regard de Doutté n’est pas ici filtré par la
tradition anthropologique mais par la tradition historique coloniale insistant sur
l’éternelle lutte entre les sédentaires et les nomades, les Berbères et les Arabes. Nous
sommes ici en présence d’exemples où le stéréotype l’emporte sur les traditions
anthropologiques dont Doutté s’inspire. Vu avec les yeux de Frazer, le Marocain est
fanatique, sa haine de l’infidèle et du conquérant a une origine profonde, la crainte
primitive de l’étranger. Vu de près, le Berbère sédentaire échappe au fanatisme, et tous
les vices sont attribués au nomade. Arrivé à Volubilis (ruines romaines), toutes les
nuances entre les Berbères et les Arabes, les nomades et les sédentaires, sont oubliées. Les
vestiges de la civilisation latine lui inspirent ceci :
« Il est impossible de faire comprendre à celui qui ne l’a pas ressentie lui-même
l’émotion qu’éprouve le voyageur plongé depuis des mois dans la barbarie haineuse
de l’islam lorsque fatigué de l’indigente architecture arabe, il retrouve le style
simple, la belle solidité et l’exécution soignée de ces beaux monuments qui durent
comme la marque éternelle du génie latin (1914, p. 419). »
27 Il oublie sa joie, son émerveillement devant la mosquée du Mahdi, devant les belles
maisons du Haut-Atlas, il oublie la douceur, l’hospitalité et l’amitié « de ces gens inconnus
dont les souvenirs sont conservés dans l’herbier de son cœur », les tribus qui sont moins
durs aux chrétiens... Le récit du voyage permet de déceler l’ambivalence des attitudes de
Doutté qu’il serait artificiel de trier et anachronique de juger. Ils sont tout cela à la fois,
mais pris dans des situations diverses et dans des stratégies d’écriture différentes :
raconter n’est pas analyser, et analyser n’est pas juger.
Ethnographie fugace
28 Comment conduire une recherche dans un contexte aussi défavorable ? Au Maroc, un
chercheur non musulman ne peut entrer dans des lieux sacrés, qu’ils soient consacrés par
l’islam (mosquée) ou par des pratiques religieuses locales (sanctuaire, caverne, source,
376
etc.). Cette interdiction s’étend des fois aux noms des saints que ses interlocuteurs
remplacent par des pseudonymes (1914, p. 12, 35). Dans de telles situations, Doutté
recourt à tous les moyens pour obtenir l’information, le stratagème, l’argent, la force.
Lorsqu’il part visiter la mosquée du Mahdi (Haut-Atlas), il ne dévoile pas le but de sa
visite. Il veut la décrire à l’insu des habitants. Il faut aussi éviter les lettrés qui s’opposent
à la visite du chrétien. C’est ainsi qu’il feint de s’intéresser aux plantes qui se trouvent sur
le chemin (1914, p. 63-66). Il arrive enfin à visiter la mosquée. Voici comment il rapporte
son exploit sur les indigènes :
« Les habitants n’y souffrent pas la présence du chrétien [...]. Cependant j’y suis
entré tout botté ; j’y suis resté une journée entière ; j’en ai photographié tous les
détails ; j’ai mesuré tous les murs ; j’ai mangé dans le mihrâb et je suis encore étonné
de n’avoir soulevé que quelques murmures. Je dois ce résultat inespéré non pas à
mon propre savoir-faire, mais à l’assistance de mon fidèle ami Si Bou Mediène qui
n’a pas hésité à s’élever au-dessus des préjugés habituels aux musulmans rigides,
parce qu’il comprenait, mieux que ses coreligionnaires, la portée de notre
exploration scientifique. »
29 Son collaborateur, musulman algérien, explique aux habitants qu’il ne se sent pas obligé
d’ôter ses chaussures dans une mosquée où on ne fait plus de prière. Et comme cette
revanche ne suffit pas, Doutté recourt à d’autres stratagèmes :
« Je m’efforçai de seconder ses procédés [ceux de son collaborateur] : j’avais appris
jadis la Borda [poème religieux en arabe], j’en répétai les premiers vers, ce qui
produisit un profond étonnement, je citai la chehâda : « il n’y a de dieu que Dieu et
Mohamad est son prophète », et je finis à ma grande surprise par ne plus
rencontrer d’hostilité manifeste, allant et venant au milieu des marabouts et
passant dans les cimetières sans qu’on me fît d’opposition [...] Personne ne souffla
mot, une atmosphère de sympathie s’établit ; je sentis que la cause était gagnée...
(1914, p. 112-114). »
30 Le déguisement des premiers explorateurs était total et durable, il passe par le
changement de nom, de religion, de costume, etc. Celui de Doutté est éphémère, il passe
par le comportement. Pour gagner la sympathie de l’indigène, il croit être obligé de le
tromper en exprimant son admiration comme le ferait un musulman pieux et lettré. La
sympathie est gagnée, mais elle est intentionnellement fondée sur le simulacre. Simuler
serait une technique d’enquête appropriée à un contexte caractérisé par la méfiance.
31 Le projet de Doutté, qui consiste essentiellement à collecter des illustrations locales aux
théories universelles, s’accommode bien avec un séjour bref ; une ethnographie fugace,
une description externe (se passant de toute interprétation indigène), rapide et
éclectique, est appropriée. Sa démarche interprétative, conjuguée à un climat d’hostilité,
ne favorise pas une interaction continue avec les gens étudiés. Comme il s’agit d’un
voyage rapide, les questions sont posées à la sauvette à des hôtes, à des gens de
circonstance. Il n’a pas besoin de séjours et d’entretiens longs pour conclure que le jet de
pierres est un rite d’expulsion du mal. Le contenu de l’interaction avec les indigènes
découle moins du statut religieux que de celui de l’ethnographe pressé. L’interaction
éphémère ne permet qu’une ethnographie fugace et externe taillée selon des patrons
universels.
377
NOTES
1. Paru dans « Le Maghreb dans les débats anthropologiques », Prologues, n° 32, Hassan Rachik
(éd.), hiver 2005, p. 56-64.
2. Je remercie vivement Jean-Noël Ferrié pour sa lecture du présent chapitre et pour ses
remarques.
RÉSUMÉS
Doutté voyageait au Maroc dans une ambiance qu’il trouvait hostile. Il croyait être perçu par les
indigènes comme un chrétien, un être impur, un conquérant. Dans son rapport aux indigènes,
c’est la différence radicale qui est soulignée. Sachant l’importance qu’auront les idées
d’empathie, du point de vue de l’indigène et d’autres similaires, il est intéressant pour l’histoire
de l’anthropologie de savoir quel type d’ethnographie est produit dans des situations dominées
par l’antipathie.
378
L’homogénéité culturelle
4 Le postulat sans lequel le lien entre le particulier et le général n’aurait aucun sens
consiste dans l’homogénéité culturelle des pays étudiés. Celle-ci est à la fois spatiale (elle
concerne tout le pays) et temporelle (elle est historiquement ancienne). Geertz situe la
période de la formation de la nation et de l’islam marocains (sic) entre 1050 et 1450. Elle
est caractérisée par un processus qu’il qualifie d’original et qui consiste dans la prise du
pouvoir par des tribus marginales. Citadins et ruraux ne vivent pas dans des mondes
culturellement différents. Société rurale et urbaine sont des variations d’un même
système culturel. Cette homogénéisation est due à une interaction continue entre les cités
et les tribus. Le « Maroc disparu » n’était pas aussi hétérogène qu’il le paraissait.
5 Les figures centrales de la société, en ville comme en campagne, étaient le saint et
l’homme politique fort. Le roi Idriss II (IXe siècle), fils du fondateur de la dynastie
idrisside, « est à la fois descendant du prophète, chef militaire énergique et scrupuleux
purificateurs religieux ». Les dynasties suivantes, almoravide et almohade, sont fondées
par « des réformateurs visionnaires de retour du Moyen-Orient, déterminés non
seulement à fustiger l’erreur mais à en mettre en pièces ses suppôts ». Depuis, l’histoire
du Maroc est pleine d’hommes religieux qui ont pris ou tenté de prendre le pouvoir
politique. Après 1911, de tels acteurs ont conduit la lutte contre la colonisation française.
Il conclut ainsi ce survol historique :
« Le trait caractéristique de ce Maroc-là est que le centre de gravité culturel ne se
situe pas, si paradoxal que cela puisse paraître, dans les grandes villes, mais dans
ces tribus mobiles, agressives. [...] C’est des tribus qu’ont surgi les poussées
formatrices de la civilisation islamique au Maroc, elles y ont marqué l’empreinte de
leur mentalité... L’islam de Berbérie était – et demeure pour une large part –
foncièrement un islam de culte de saints, d’austérité morale, de pouvoirs magiques
et de piété agressive, et cela tant dans les ruelles de Fez et de Marrakech que dans
les immensités de l’Atlas et le Sahara (p. 22-23). »
6 L’Indonésie est une société paysanne et non tribale. C’est une économie basée sur la
riziculture intensive irriguée. La religion hindouiste était dominante jusqu’au XIVe siècle.
L’Indonésie connaissait, avant l’avènement de l’islam, une tradition de centralisation
étatique. Cette tradition politique et culturelle (Etat central et religion universaliste) rend
compte des traits de l’islam indonésien. Il est remarquablement malléable, provisoire,
syncrétique et multiforme. Il avait un rôle de diversification culturelle, de cristallisation
de conceptions différentes. Contrairement au Maroc, où il est une « force puissante
d’homogénéisation culturelle et de consensus moral, de normalisation sociale de
croyances et des valeurs fondamentales » (p. 26).
7 Voilà comment, de leurs traits de caractère, Marocains et Indonésiens ont imprégné
l’islam. Ces traits se décident dès le début : « Peut-être en est-il des civilisations comme
des êtres humains : si grands soient les changements qu’ils connaissent par la suite, les
traits fondamentaux de leurs caractères, on pourrait dire la structure des possibles entre
lesquelles elles continueront toujours à évoluer, se décident dès cette période de
malléabilité où elles se sont d’abord formées (p. 24). » Ceci explique peut-être pourquoi
380
Geertz met dans le même sac ce que les informateurs lui racontent sur le terrain et les
faits historiques du XVIIe siècle.
8 Dès le début, l’islam marocain était caractérisé par un rigorisme sans compromis, un
perfectionnisme moral et religieux, un fondamentalisme ardent, une détermination à
établir des croyances purifiées et uniformes à la totalité de la population. Et dès le début,
l’islam indonésien était souple et pragmatique, ne prétendait pas à la pureté et s’attachait
moins à l’intensité qu’à l’ouverture de l’esprit. Bref, à la ferveur utopique de l’islam
marocain s’oppose la modération de l’islam indonésien (p. 30).
9 Les traits fondamentaux de l’islam marocain sont élaborés à partir de faits historiques.
Suivant la méthode d’exposition adoptée par Geertz, et que nous avons respectée dans
notre analyse, les propositions générales précèdent l’analyse des cas particuliers. Ceci
rend la démarche un peu confuse, car on ne sait pas exactement si c’est la lecture de
l’histoire religieuse d’un pays qui a influencé l’analyse des cas particuliers retenus ou si
c’est l’inverse. Si l’interprétation des traits de l’islam marocain peut être induite de
processus historiques globaux, on se demande alors à quoi sert l’analyse de cas
particuliers et par conséquent la référence à la pratique de terrain. Dans le meilleur des
cas, ceux-ci serviraient à confirmer et à illustrer des traits déjà observés à une échelle
globale. Mais on peut aussi supposer que la démarche de l’exposition diffère de celle de la
recherche et que c’est la connaissance intime de cas particuliers qui a suggéré à Geertz sa
lecture historique globale. Nous allons privilégier cette hypothèse qui s’accorde avec sa
démarche explicite, celle de partir de l’analyse du particulier pour construire le général.
10 Geertz, comme la majorité des anthropologues, fonde ses recherches sur des résultats de
première main. Son terrain est Sefrou (une petite ville) et sa région où il a étudié les
aspects socioculturels du souk, de l’identité collective et de l’organisation de l’irrigation.
Son originalité dans Observer l’islam est, comme le titre l’indique, de tenter de partir d’une
connaissance intime du local basée sur l’observation pour parvenir à une connaissance
globale (impossible à observer, au sens que l’anthropologie du terrain donne à ce mot).
L’essentiel des matériaux ne provient donc pas d’une recherche de terrain. Pour lui, le
terrain est, dans ce cas, plus une source d’inspiration (d’hypothèses, de pistes de
réflexions, d’interprétions, etc.) qu’une source de données. Préciser la place du travail de
terrain, dans une étude qui esquisse des interprétations à une échelle globale, nous aide à
mieux comprendre ce que Geertz entend par généralisation.
11 Pour lui, généraliser ce n’est pas tracer les contours de toute une civilisation à partir d’un
système social en miniature, ce n’est pas prendre une ville, un village comme typique du
pays dans son ensemble, ce n’est pas réduire le Maroc à Sefrou, prendre une partie pour
le tout, ce n’est pas « faire passer des vérités de clocher pour des vérités générales », ce
n’est pas substituer une connaissance locale (parochial understanding) à une connaissance
globale (comprehensive understanding). Il ne cherche pas à étendre à l’ensemble d’un pays
une interprétation valable à une société locale, restreinte, aussi intime et intensive que
soit la connaissance dont celle-ci fait l’objet. Ce qu’il cherche, « c’est de découvrir de quel
intérêt peuvent être les vérités de clocher par rapport au niveau global, en quoi des
découvertes particulières et approfondies peuvent ouvrir des pistes à des interprétations
générales, brossées à grand traits ». C’est d’appliquer à des faits observés à une échelle
globale des approches et des analyses du même type que celles appliquées aux faits
observés sur le terrain. L’objectif est de s’appuyer sur son expérience de terrain pour
rendre compte de l’histoire religieuse de tout un pays. Il tente de répondre à des
questions aussi démesurées, en se tournant vers le concret, le particulier, le
381
microscopique : « Nous sommes les miniaturistes des sciences sociales, peignant sur des
toiles minuscules par touches qui se veulent délicates. Nous espérons trouver au niveau
du plus réduit ce qui nous échappe à celui de l’ensemble, tomber sur des vérités générales
en passant au crible des cas particuliers (p. 18). »
12 Ceci nous amène à un autre aspect de la question de la généralisation. Si celle-ci n’est pas
une extrapolation à une échelle globale des résultats d’études de terrain, quels cas
particuliers choisir, analyser en détail, pour parvenir à une interprétation générale
valable à l’échelle globale ?
Cas particuliers
13 Geertz analyse des légendes relatives à deux figures religieuses. La première concerne
Sunan Kalidjaga (Sahid), un prince javanais du XVIe siècle considéré comme un acteur de
l’islamisation du pays. Il est le symbole du lien entre deux grandes civilisations et deux
grandes religions, le Java indianisé et le Java musulman. Geertz insiste sur l’histoire de sa
conversion à l’islam, telle que racontée par les Javanais. Le jeune seigneur est devenu un
véritable vaurien, un voleur, un brigand. Un jour, il attaqua un musulman de passage,
Susan Bonang, et tenta de le déposséder de ses bijoux, de ses vêtements et de sa canne
d’or. Bonang lui montra la futilité du désir des biens matériels en transformant
miraculeusement un arbre en or qui croula sous le poids des bijoux... Le brigand comprit
alors que le désir de la richesse est superflu, se repentit et souhaita se convertir en
homme pieux. Il demanda à Bonang de l’initier à la connaissance spirituelle. Celui-ci lui
demanda d’attendre près d’une rivière :
« Sahid attendit, au bord de la rivière, pendant des années – certains disent dix ans,
d’autres vingt, ou même trente ou quarante – absorbé par ses pensées. Des arbres
poussèrent autour de lui, les crues de la rivière vinrent le submerger, des foules
passaient près de lui, le bousculaient et s’en allaient, des bâtiments étaient
construits puis détruits, et lui restait là, en extase, insensible à tout. Enfin Bonang
revint et vit que Sahid [...] était en effet resté inébranlable. Mais au lieu de lui
enseigner les doctrines de l’islam, il se contenta de dire : « Tu as été un bon élève, et
l’effet de ta longue méditation est que maintenant tu en sais davantage que moi. »
Puis il se mit à lui poser des questions d’ordre religieux, des questions difficiles,
auxquelles son élève, sans avoir été instruit, apporta des réponses immédiates et
correctes. Bonang lui donna son nouveau nom Kalidjaga (« celui qui garde la
rivière ») et lui dit d’aller répandre la doctrine de l’islam, ce qu’il fit avec une
efficacité inégalée. »
14 Geertz conclut que la tradition indianisée informe et oriente la manière de concevoir la
conversion à l’islam. Kalidjaga était devenu musulman sans avoir lu le Coran, sans être
allé dans une mosquée. C’est grâce à une disposition intérieure, qui rappelle le yoga, qu’il
est devenu non seulement musulman, mais un héros exemplaire, un connaisseur et un
propagateur de l’islam (p. 40-44).
15 La figure marocaine comparée à Kalidjaga est Sidi Lahcen al-Youssi, un ‘alim, un docteur
de la religion (1631-1691). Il était originaire d’une tribu berbère d’éleveurs transhumants
des montagnes du Moyen-Atlas. Son époque correspondait à l’essor de la dynastie
alaouite. Elle était caractérisée par l’instabilité politique, la prolifération de pouvoirs
politiques guidés par des personnages religieux. Les deux figures eurent des réactions
complètement opposées à l’égard des changements que leurs sociétés traversaient. Alors
que « Kalidjaga tente de prendre la tête du mouvement en le transposant dans sa propre
382
Tableau. Traits des styles religieux marocain et indonésien (Geertz, Observer l’islam, op. cit.,
notamment p. 50, 69, 75)
Al-Youssi Kalidjaga
Rustre Citadin
Activisme Intériorité
Ferveur Imperturbabilité
383
Impétuosité Patience
Assurance Équilibre
Acharnement Sensibilité
Moralisme Esthétisme
Populisme Élitisme
Zélote Quiétiste
Maraboutisme Illuminisme
18 Les deux figures ont un point commun, leur conservatisme. Chacune a essayé d’asseoir la
tradition. Celle qu’al-Youssi voulait renforcer est le maraboutisme3. Hormis ce point
commun, les différences entre les deux hommes, pris comme métaphores de la véritable
spiritualité, sont frappantes. Elles évoquent ce genre d’oppositions binaires qui sont si
tranchées qu’elles paraissent artificielles. La recherche d’oppositions binaires serait un
effet pervers d’une démarche comparative insistant sur les contrastes. Nous avons deux
figures qui n’auraient d’autre raison d’être que de se définir négativement : l’une est
immobile (rien n’est dit sur sa mobilité pour diffuser l’islam), l’autre bouge beaucoup ;
l’une est quiétiste et yogi, l’autre rebelle et fanatique ; l’une se fait transmettre la sainteté
de façon spirituelle, l’autre de façon physique, etc. (voir tableau ci-dessus).
19 Le marabout est un homme lié à Dieu. Le contenu de ce lien est résumé par la notion de
baraka. Littéralement, elle signifie bénédiction, au sens de faveur divine. Elle est associée
à d’autres notions telles que la prospérité matérielle, la santé physique, la chance, le
pouvoir magique. Elle est « une interprétation culturelle de l’existence selon laquelle le
sacré se manifeste dans le monde sous forme de dons particuliers à des individus
déterminés ». A la question de savoir qui en est doté, Geertz distingue deux conceptions.
L’une réfère au miraculeux (un marabout est celui qui réalise des prodiges), l’autre à la
généalogie (un marabout est celui qui justifie une descendance du prophète). La légende
raconte la confrontation entre le saint, représentant la conception miraculeuse, et le
sultan, représentant la conception généalogique. En obtenant du sultan la reconnaissance
de son statut de chérif, le saint réconcilie, en les incorporant, deux conceptions de la
baraka, qui ne sont pas à priori conciliables. Le charisme comme don et effort individuel
et le charisme comme patrimoine familial sont deux principes qui ont dominé l’histoire
politique du Maroc. Des Idrissides aux Alaouites, chaque dynastie met l’accent sur un
principe au détriment de l’autre (p. 59-63).
384
Changement religieux
20 Les changements de genre de vie collective ont affecté les styles religieux. La crise
religieuse consiste dans une tension, une confrontation entre les formes traditionnelles
de la foi et les conditions de vie modifiées (p. 34-35). Les conceptions religieuses
traditionnelles ne sont plus immédiatement convaincantes, intrinsèquement
contraignantes, elles ne portent plus en elles-mêmes leur propre autorité. Ce n’est pas le
contenu des croyances qui a changé mais la manière d’y croire. A la foi se substitue le
raisonnement :
« Au Maroc, cela apparaît le plus souvent comme une simple disjonction entre les
formes de la vie religieuse, surtout les plus proprement islamiques, et la substance
de la vie quotidienne. » Le point commun, au Maroc comme en Indonésie est que
« dans un contexte de changement (colonisation...) marqué par la désillusion et le
scepticisme, ce sont les gens, les intellectuels, les savants réformateurs qui sentent
l’obligation de défendre des conceptions religieuses qui ne peuvent plus se
maintenir grâce à l’autorité de l’habitude et de la tradition. On soutient des idées
religieuses au lieu d’être soutenues par elles (p. 31-32). »
21 Le maraboutisme, qui résume l’islam marocain, se manifeste dans le culte des saints, la
doctrine soufie diffusée par les confréries et le principe chérifien associé au makhzen (p.
63-68). Attaqué par le scripturalisme et par le laïcisme, le maraboutisme a perdu de son
hégémonie. Pour Geertz, la description de l’évolution religieuse à partir du XIXe siècle est
celle d’un doute toujours plus grand. La différence entre l’époque d’al-Youssi et celle
contemporaine est que la question n’est plus « que dois-je croire ? » mais « comment
dois-je le croire ? ». Les gens ne doutent pas que Dieu existe mais doutent d’eux-mêmes.
Dans un contexte de changement religieux, les traditions religieuses sont toujours
accessibles, mais leur puissance symbolique est devenue faible ; elles ne produisent plus
les mêmes certitudes. Le processus de changement dans le pays est caractérisé par la
perte d’assurance spirituelle. C’est dans cette ambiance d’incertitude que les symboles
religieux subissent un changement significatif : « de révélations imagées du divin, de
preuves fournies par Dieu, elles se transforment en affirmations idéologiques sur
l’importance du divin (p. 76-77). »
22 La monarchie marocaine fonde sa légitimité sur deux principes d’organisation, religieux
et politique. Le premier met l’accent sur une autorité spirituelle inhérente au souverain
en tant que tel, le second sur les relations entre le souverain et la communauté. L’autorité
spirituelle du monarque (baraka, légitimité intrinsèque) découle de son ascendance
prophétique. L’autorité politique (légitimité contractuelle) découle d’un contrat, bay‘a,
entre le souverain et la communauté (ou ses représentants). Pour la population, le sultan
était le principal marabout du pays. Il était aussi le dirigeant choisi selon les règles de la
bay‘a (p. 91-93).
23 Pendant la période coloniale, le sultanat était un objet de débat entre l’élite nationaliste
et le sultan. La question était de savoir quelle est l’importance à accorder à l’autorité
spirituelle ou à l’autorité politique. En d’autres termes, la question consistait dans le
choix entre une monarchie maraboutique ou une monarchie représentative. Des
nationalistes ont donné plus d’importance à la notion du contrat et ont considéré le
charisme dynastique comme une hérésie locale. La notion de bay‘a, qui était davantage un
acte d’hommage, est présentée par des nationalistes comme un véritable accord. Après
son retour de l’exil (1953-1955), le sultan fut accueilli en héros populaire, son autorité
385
religieuse s’était accrue. Finalement, c’est l’idée du roi maraboutique qui l’emporta (p.
93-94).
24 Cependant, la tension interne entre rôle religieux et rôle politique persiste. La volonté de
moderniser l’Etat a davantage accru cette tension : Mohamed V ôte le voile à ses filles
mais cloître ses épouses, porte des vêtements occidentaux en privé et des vêtements
marocains en public, etc. Il a fractionné sa vie entre deux domaines séparés, le domaine
spirituel et le domaine pratique. Il illustre ainsi parfaitement la disjonction radicale entre
la vie religieuse et la vie profane qui est la caractéristique de l’islam marocain
contemporain (p. 96-97). Voici une autre illustration du passage d’un cas particulier, les
comportements d’un roi, à un trait général caractérisant l’islam marocain dans son
ensemble. Ceci est en rapport avec la distinction de Geertz entre la force d’un modèle
culturel et sa portée. Par force, il entend « la profondeur à laquelle un tel modèle est
intériorisé dans la personnalité des individus qui l’adoptent, son caractère central ou
marginal dans leur existence ». Et par portée, « l’éventail des contextes sociaux dans
lesquels les considérations d’ordre religieux apparaissent pertinentes ». Au Maroc, la
portée de la religion est faible, la quotidienneté y est laïque, c’est la force de la religion
qui est plus importante. En Indonésie c’est l’inverse, la religion est partout (p. 126).
dans notre cas. On peut trouver dans l’histoire du Maroc des saints dont le voyage est au
centre de leurs activités religieuses, des fondateurs de dynasties qui sont allés jusqu’en
Orient, qui ont sillonné le Maghreb ou le Maroc pour propager leurs conceptions
puritaines de la religion et de la société. Et pour ces hommes-là, le modèle proposé par
Geertz est pertinent et fortement suggestif.
27 Laissons de côté la question de l’inadéquation empirique et posons d’autres questions
plutôt d’ordre méthodologique. D’abord, est-ce que le choix de cas exemplaires (des saints
et des leaders politiques, le roi du Maroc et le président de l’Indonésie) est pertinent pour
tracer les contours de la spiritualité de tout un peuple ? Ce n’est pas la fiabilité du cas
particulier qui est ici mise en cause, mais sa place dans le processus de généralisation. Al-
Youssi représente davantage une élite, les docteurs, que les Marocains dans leur
ensemble. Quel que soit le degré de stratification culturelle de l’époque, il est plus sage de
ne pas confondre la vie des étudiants et des docteurs avec celle des gens du commun (
al-‘awâmm), l’activité du transhumant qui déplace ses animaux avec les pérégrinations
d’un « aspirant à la science ». Parlant de ces années d’apprentissage, Berque, qui a
consacré un livre à al-Youssi, écrit :
« Ces studieuses randonnées, al-Youssi toute sa vie les poursuivra. Nulle part il ne
se fixe. Le hasard des temps, mais aussi à coup sûr son indépendance, son
inquiétude, son instabilité l’éloignent des prébendes. Pour le moment, il n’est qu’un
« aspirant à la science », tâlib al’ilm, entre bien d’autres. Le type est constant dans le
pays. L’étudiant qui se double parfois d’un « aspirant en ésotérisme », murîd, erre de
sanctuaire en sanctuaire. Pour vivre il se confie à la charité des bonnes gens ou,
chaque fois qu’il le peut, à la protection de ses cousins et de ses compatriotes. Cette
précarité fait que la recherche de la science « produit tous les types d’homme : du
parasite au dévot, du saint au ruffian. » (Berque 2001, p. 11.)
28 Pour al-Youssi, et pour tout étudiant campagnard, le voyage était l’unique moyen que lui
offrait son époque pour accéder à la science. Les maîtres, il faut les chercher là où ils sont.
Et les maîtres aussi se déplacent pour différentes raisons : améliorer leurs situations
matérielles, rechercher du prestige auprès des détenteurs du pouvoir, fuir l’arbitraire
d’un despote, etc. Jusqu’à présent, il est de coutume pour les maîtres d’enseigner loin de
leurs groupes d’origine. Compte tenu de ces faits, on ne peut déduire la spiritualité des
Marocains en s’appuyant sur le segment de la population le plus mobile, le plus
voyageur... Al-Youssi n’est pas un voyageur par nature, il l’est plutôt par nécessité. Et le
voyage est plus un atout de l’intellectuel à l’époque qu’une disposition intérieure
partagée par tous les Marocains.
29 Nous pensons qu’il faut distinguer entre le cas particulier et le cas exemplaire. La sainteté
relève d’une spiritualité exceptionnelle, seuls quelques élus y accèdent. Tel type de
sainteté peut être un idéal spirituel pour tel peuple, mais l’hypothèse d’une discontinuité
entre la sainteté et les orientations religieuses est également plausible (Rachik, 1999,
p. 107-119 [voir supra chapitre 7]). Partir d’une expérience de sainteté pour connaître le
style religieux d’un peuple serait comme partir de la poésie pour découvrir les traits d’un
parler ordinaire. Un cas ne peut devenir particulier pour un modèle général que sous
certaines conditions. La plus importante est celle d’une continuité (qui ne se confond pas
forcément avec la représentativité) entre le cas particulier retenu et le modèle général.
Dans notre cas, le passage de la sainteté à la religion ordinaire ne va pas de soi, car la
sainteté est un cas exemplaire. La tension entre l’exemplaire et l’ordinaire doit être prise
en compte. Tout ce que les réformateurs puristes ou fanatiques imposent n’est pas
accepté par les populations concernées. Ibn Tumert, fondateur de la dynastie almohade,
387
n’a pas cessé, dans ses pérégrinations, d’interdire la danse collective, la mixité entre
hommes et femmes, etc. Mais les idées et les comportements d’Ibn Toumert renseignent
sur sa conception de l’islam et non sur celle de ses compatriotes qui ont continué à
danser...
30 Pour éviter que la relation entre le cas particulier et le modèle général ne soit arbitraire,
les anthropologues n’ont d’autres solutions que de multiplier les cas retenus. Geertz
aurait pris comme cas “particuliers” d’autres saints. Il ne l’a pas fait, car, nous dit-il avec
une certitude déconcertante, il aurait pris n’importe quel autre saint marocain,
l’interprétation aurait été la même (p. 40). S’il est vrai que les saints (leurs vies, leurs
miracles, leurs légendes, etc.) se ressemblent, il est exagéré d’affirmer que tous les saints
d’un même pays se ressemblent. L’hagiographie des saints « marocains » est pleine de
saints analphabètes, de saints « fous » [voir supra chapitre 6], de saints cloîtrés,
immobiles, de saints ermites qui vivent à l’écart de la société et du pouvoir politique. Elle
est pleine de saints qui sont plus proches du saint indien que d’al-Youssi. En voici un
exemple. Comme Kalidjaga, Moulay Bou‘azza (d. en 572, saint de grande renommée au
Maroc et très présent dans l’hagiographie) était un brigand, un coupeur de route ; sa vie
spirituelle a basculé après avoir été témoin d’un miracle effectué par son maître, le saint
Moulay Bou Ch‘ayeb. Comme lui, il a accédé à la sainteté en restant immobile. Le maître
« le mena près d’une daya (étang, mare, simple flaque d’eau) et lui ordonna de l’attendre.
L’autre attendit ainsi pendant un an sans changer de place, si bien qu’il lui poussait de la
mousse sur les épaules ; il ne mangeait que les petits brins d’herbe qui croissaient à ses
pieds. Au bout d’un an, Moulay Bou Cha‘ib revint et, satisfait de l’obéissance de son
nouveau disciple, il l’emmena avec lui... » (Doutté, 1905, p. 120-121.) La ressemblance
entre Kalidjaga, gardien de la rivière, et Moulay Bou‘azza est frappante. On aurait pu
appeler celui-ci « gardien de l’étang ». J’aurais pu facilement compliquer le tableau en
montrant qu’à travers les légendes et l’hagiographie relatives à Moulay Bou‘azza et
d’autres saints se profilent différentes « visions du monde » et « styles religieux ».
31 Le problème, c’est que la généralisation se réduit parfois chez Geertz à une extrapolation
brusque des interprétations d’un fait particulier (biographie d’un saint, d’un roi, le bazar
de Sefrou, le combat de coqs) à la société dans sa globalité. C’est la pertinence de cette
extrapolation qui est en cause dans le processus de généralisation de Geertz. Cette
extrapolation inopinée du particulier au général n’est guère motivée. Les questions
théoriques qu’implique le choix de cas particuliers ne sont guère soulevées. On peut
même dire qu’à cet égard on est loin de la tradition culturaliste qui analyse le caractère
d’une communauté (tribu, nation), sa personnalité de base, en partant de divers domaines
sociaux et culturels (le rituel, la danse, la magie, les mythes, etc.) (Rachik, 2003, p. 95-109 ;
Rachik 2005, p. 353-365 [voir supra chapitres 28 et 29]).
32 Lorsque la généralisation s’inscrit dans une démarche comparative, elle est à la fois
homogénéisante et discriminante. Deux concepts-clefs orientent la généralisation chez
Geertz : ceux de la vision du monde et de l’ethos. Pour lui, la vision du monde désigne
« l’ensemble des idées d’un peuple sur la nature profonde de la réalité » et l’ethos, le style
de vie d’un peuple, la manière dont il fait les choses et aime qu’elles soient faites. La
religion comprend donc « une vision du monde centrée sur le problème de la croyance »,
et « un ethos centré sur le problème de l’action ». « L’illuminisme indonésien représente
la réalité comme une hiérarchie esthétique couronnée par un vide et propre à un style de
vie glorifiant le calme de l’esprit. Le maraboutisme marocain présente la réalité comme
un champ d’énergies spirituelles qui cristallisent en la personne de certains individus et
388
propose un style de vie glorifiant la passion morale. Dans le Maroc classique, Kalidjaga ne
serait pas un héros mais un lâche tout comme, dans le Java classique, al-Youssi ne serait
pas un saint mais un rustre (p. 112-113). »
33 Des anthropologues qui ont utilisé le concept d’ethos dans l’étude des cultures primitives
insistent sur la variation de l’ethos selon le sexe (ethos masculin et féminin) ou selon la
stratification sociale (Bateson, 1958, p. 128-163). La cohérence et la généralisation
peuvent connaître des limites suivant les divisions sociales que connaît une société. La
critique des « vertus généralisatrices » des concepts d’ethos et de vision du monde
dépasse les limites de ce texte.
34 Il faut noter que la démarche de Geertz est novatrice relativement à la tradition
orientaliste alors dominante (Saïd, 1979, p. 326). Il ne parle pas d’ethos musulman, de
personnalité islamique, etc. Au contraire, il montre que l’islam n’est pas homogène et
varie selon les visions du monde et les ethos des peuples qui l’ont adopté. Ce que nous
reprochons à Geertz, c’est de ne pas pousser la logique de son approche jusqu’au bout.
Pourquoi ne pas appliquer le même principe à l’étude de l’islam au Maroc et considérer
ses différentes modalités ? Pourquoi l’islam en général serait hétérogène et pas celui d’un
pays ? Pourquoi les différences doivent-elles être observées à l’échelle des pays et non pas
à l’intérieur d’un même pays ? Je pense que pour répondre à ces questions, le postulat de
l’homogénéité culturelle du Maroc, de son histoire religieuse en particulier, doit être
dépassé. Nous pouvons comprendre qu’il y ait au Maroc un ethos de la sainteté, un style
religieux, caractérisé par le fanatisme, l’agressivité et la sévérité morale. Mais, c’est un
ethos parmi d’autres. A titre d’exemple, celui du « saint » fou (majdûb ou bahlûl), est
caractérisé par l’extravagance, l’obscénité, la liberté, la sédentarité.
NOTES
1. Paru dans D’Islam et d’ailleurs, Mohamed Kerrou (éd.), Tunis, CERES Editions, 2008, p. 225-251.
2. Nous allons nous référer essentiellement au livre de Geertz Islam Observed rédigé entre 1966 et
1968 et publié en 1968. La traduction française a été publiée sous le titre Observer l’islam :
changements religieux au Maroc et en Indonésie, Paris, La Découverte, 1992. C’est cette traduction
que nous utiliserons ici pour nos références à ce livre en indiquant les pages dans le corps du
texte.
3. Le mot « marabout » est la version française du mot arabe murabit dont la racine signifie
attacher, nouer, lier, fixer, amarrer. Un marabout est un homme attaché, lié, rivé à Dieu comme
un chameau à un pieu, un bateau à un quai, un prisonnier à un mur... (p. 58).
389
RÉSUMÉS
L’échelle choisie par Geertz pour étudier l’islam n’était pas habituelle pour les approches
anthropologiques et orientalistes. Il ne s’agit pas de l’islam des localités et des tribus, ni de l’islam
en général, mais d’un islam observé à une échelle intermédiaire, celle des nations. De son étude
consacrée à l’islam au Maroc et en Indonésie, j’ai choisi d’interroger son procédé de
généralisation. J’ai examiné des conditions de la généralisation comme l’homogénéisation
culturelle du pays, puis le statut des cas particuliers sur lesquels Geertz fonde sa généralisation.
Ma critique porte d’abord sur l’inadéquation empirique entre le saint décrit par Geertz et le saint
historique, mais ma principale critique porte sur l’absence d’une continuité empirique entre le
cas choisi, qui est, en fait, un cas exemplaire et non un cas particulier, et la religiosité ordinaire
des Marocains. La question est donc de savoir si le choix de cas exemplaires (un saint, un roi, un
président de la république) est pertinent pour définir la spiritualité d’un peuple.
390
1 Suite à John Dewey, Geertz soutient l’idée que penser est un acte social et en tant que tel
il peut être moralement jugé. Tout penseur est moralement responsable de ses actes. Le
métier d’anthropologue, notamment durant son travail de terrain, implique des questions
éthiques qui ne sont guère posées par/pour les autres disciplines des sciences sociales. Sa
vie professionnelle et sa vie tout court se confondent sur le terrain (Geertz, 2000,
p. 21-23). Cependant, la dimension éthique de l’anthropologie déborde la rencontre de
face à face avec les groupes sociaux étudiés. En schématisant, on peut dire que toute
rencontre ethnographique implique deux moments et deux espaces de négociation, sur le
terrain (là-bas) et au bureau (ici). Sur le terrain, l’anthropologue engage des relations
sociales avec ses interlocuteurs, relations qui sont en grande partie liées à son métier. Il
recourt à des assistants, des informateurs, des guides, des serviteurs, etc. En vivant avec
les gens, il est appelé à les rémunérer, à les photographier, à enregistrer leurs paroles,
etc. Et toutes ces actions sont orientées par des règles éthiques qui ne sont pas toujours
claires. Par exemple, qu’est-ce qu’une rémunération juste ? Doit-on ou non aider les gens
étudiés et si oui comment ? Peut-on mener clandestinement des recherches ? Dans un
second temps, la mise en texte de l’expérience du terrain implique un autre type de
négociation en rapport avec la neutralité ou l’engagement de l’auteur, le dilemme de la
signature, la place réservée dans le texte à l’auteur et à ses interlocuteurs, la nature du
public cible, etc. Il est inutile de préciser que pour plusieurs questions, la localisation (ici
et là-bas) n’est pas pertinente. Par exemple, est-ce que le chercheur doit juger ou non les
cultures étudiées ? Est-ce qu’il doit se contenter d’analyser les problèmes et de présenter
des diagnostics ou au contraire donner des avis, proposer des remèdes, des solutions aux
problèmes analysés (Geertz, 2000, p. 22-29) ?
2 Quel que soit le lieu, il y a des actes que l’anthropologue doit accomplir et d’autres éviter.
Il peut s’inspirer de principes éthiques tels que le respect des gens et de leurs cultures,
l’égalité entre les cultures. Respecter les gens étudiés reviendrait à les traiter comme des
fins en soi et non comme des moyens, les considérer comme autonomes et capables
d’avoir leur propre point de vue. Mais ces principes généraux ne sont que des guides
vagues. Vouloir être respectueux des cultures est un acte de foi qui est difficilement
391
âne, la relation fut rompue. Geertz trouva un autre informateur qui travaillait à l’hôpital
et qui, selon lui, était plus intéressé par ses médicaments que par sa machine à écrire. La
relation entre l’anthropologue et son informateur est caractérisée par une tension morale
et par une ambiguïté éthique. Le premier informateur se conduisait comme un collègue et
un pair de Geertz. La relation ne pouvait durer qu’en maintenant cette fiction. Lui prêter
la machine à écrire était une manière de le reconnaître comme écrivain. La lui refuser
pouvait être interprété comme un déni du statut d’écrivain auquel il aspirait (Geertz,
2000, p. 30-37).
5 Je pense que Geertz met l’accent sur l’aspect exceptionnel de la relation. L’informateur
n’est pas toujours un écrivain. Ce qui est commun à cette histoire et à d’autres similaires,
c’est que l’informateur se croit avoir le droit de tout demander à l’étranger qui a le devoir
de tout satisfaire. Que veut dire, dans une telle situation, le respect de l’informateur ?
Continuer à lui prêter sa machine à écrire ou la lui refuser comme il aurait fait avec
n’importe quel concitoyen américain se conduisant de façon similaire ? Partant de cet
exemple, on perçoit bien le dilemme de la situation. Maintenir la relation avec
l’informateur en se pliant à ses exigences même lorsqu’elles affectent négativement le
travail de terrain ou les refuser et prendre le risque de mettre fin à toute collaboration.
Aucune des solutions n’est satisfaisante. Cependant, Geertz était prêt à sacrifier sa
machine en vue de maintenir la collaboration avec son informateur. Je sens ici une
culpabilité exagérée chez Geertz et chez d’autres anthropologues qui travaillent sur des
« cultures étrangères ». On dirait que la longanimité est fatalement inscrite dans leur
expérience de terrain. Même devant un informateur capricieux, Geertz était prêt à céder.
On peut interpréter autrement cette attitude. C’est une preuve de pragmatisme : mieux
vaut perdre une machine à écrire qu’un informateur. La réussite du travail de terrain
repose davantage sur les hommes que sur une machine. Si cette interprétation est
pertinente, alors la longanimité serait fonctionnelle et le terrain peut s’accommoder de
quelques écarts éthiques. L’informateur peut, selon le code éthique de l’anthropologue,
mal agir – ce qui justifie le refus initial de Geertz – mais les mauvaises actions des
informateurs sont acceptables si elles ne nuisent pas trop au bon déroulement du travail
du terrain – ce qui explique le fait que Geertz ait regretté son refus.
6 On peut approcher autrement la situation analysée par Geertz. Le fait que dans une
relation les gens aient des attentes et des intérêts différents, voire divergents, est banal.
Une relation normale n’est pas forcément celle où les partenaires partagent les mêmes
intérêts et les mêmes attentes. De ce point de vue, le fait que l’anthropologue et
l’informateur poursuivent des objectifs différents ne conduit pas nécessairement à
l’asymétrie morale. Celle-ci est plutôt due à un type de relation engageant un étranger et
un indigène. Pour qu’il y ait asymétrie morale, il faut que les partenaires suspendent leurs
éthiques respectives : l’informateur croit ne pas être tenu par l’éthique de son groupe
lorsqu’il a à faire à des étrangers, et l’anthropologue croit élaborer et appliquer une
éthique spécifique au terrain qui serait fondée sur la longanimité, le renoncement et les
concessions. Geertz aurait pu être convaincu par le fait d’appliquer « l’éthique
américaine » qui ne serait pas ici différente de celle du groupe étudié, il aurait pu croire
que refuser les caprices de son informateur est une bonne conduite et qu’il n’est pas
responsable des conséquences fâcheuse de sa bonne conduite. L’issue du processus serait
la même : rupture d’une relation et engagement d’une autre.
393
La voiture de Rabinow
7 Les cas ou des informateurs cherchent à profiter des anthropologues seraient en soi
banals. A quoi d’autres peut-on s’attendre de gens démunis à qui la chance a envoyé un
anthropologue supposé être riche et capable de rendre toutes sortes de service ? Dans une
région rurale où les voitures sont très rares, Paul Rabinow était contraint de jouer le
chauffeur de taxi. Sa voiture est un personnage crucial dans le récit qu’il fait de son
expérience de terrain au Maroc. Face aux demandes répétitives des villageois, il leur
proposa un accord sur des jours où il pouvait les transporter en ville. Un bel exemple
d’une éthique de compromis qui a vite échoué. Les villageois commencèrent à prétexter
de fausses urgences. Pour plusieurs raisons, Rabinow ne pouvait pas refuser, la plus
importante est qu’il ne pouvait être sûr de la duperie des gens. L’une des femmes qu’il
avait transportées décéda à l’hôpital. Ne pouvant trouver un compromis ni supporter le
harcèlement de la population, Rabinow se résigna à se débarrasser de la maudite voiture
(Rabinow, 1988, p. 64, 66, 97, 102-105).
8 Comme dans le cas de Geertz, on a l’impression que l’anthropologue doit toujours
acquiescer, être toujours souriant, de bonne humeur ; il n’aurait droit ni de refuser, ni de
se mettre en colère, ni de plaisanter, ni de ridiculiser ses informateurs. Les rares fois où
des refus sont rapportés, ils sont présentés comme dramatiques (Geertz) ou comme des
actes mitigés. Rabinow raconte les péripéties d’un voyage à Marrakech avec Ibrahim, son
enseignant d’arabe. Pour ne pas payer, celui-ci prétendit qu’il avait malheureusement
oublié de prendre sur lui assez d’argent pour régler sa chambre. « C’était l’une des
premières fois que je me trouvais directement confronté à l’Autre. Ibrahim capitula et
sortit son portefeuille » (Rabinow, 1988, p. 38-40.) Rabinow refusa, mais il s’agissait d’un
refus mitigé. Non seulement il hésita, mais s’il avait eu suffisamment d’argent, il aurait
succombé à la mauvaise foi manifeste de son compagnon. D’après ce récit et d’autres, on
dirait que tout le monde pense que rien n’appartient à l’anthropologue et que tout ce qu’il
possède doit être partagé : la machine à écrire, la voiture, l’argent... Mieux encore,
l’anthropologue se sent et se présente comme la chose de l’informateur : « Malgré les
conflits, il [informateur Ali] savait que plus il me rendait service, plus j’en viendrai à
dépendre de lui, plus je m’acquitterai de retour et plus je serai son ethnologue. Le moyen
de limiter et de contrôler cet instinct de possession chez les informateurs devait se
révéler un problème majeur durant tout mon travail de terrain. » (Rabinow, 1988, p. 74,
85, 100, 143.)
9 Le problème ne réside pas dans le diagnostic de la situation qui est pertinent mais dans la
réaction de l’anthropologue à de telles situations : pourquoi accepter d’être la chose de
l’informateur ? Dans une situation ainsi pensée et vécue, tout acte simple prend une
ampleur démesurée. Une fois, Rabinow défia son informateur et ami, qui descendit de la
voiture pour manifester son mécontentement, en le laissant faire dix kilomètres à pied.
Là aussi, Rabinow aurait pu être convaincu de son acte mettant un terme aux caprices de
son informateur. Au contraire, il l’interprète comme « une grave erreur professionnelle,
parce qu’un informateur est censé avoir toujours raison ». Il commente un peu plus loin :
« Et si l’informateur a toujours raison, il s’ensuit que l’ethnologue est une sorte de non-
personne ou plus exactement une personae dans toute l’acception du terme. » (Rabinow,
1988, p. 52.) Autre exemple plus éloquent du « devoir professionnel » de l’effacement de
l’anthropologue devant son informateur : « Au cours du mariage, Ali avait entrepris de
394
me mettre à l’épreuve, un peu comme ont coutume de faire les Marocains entre eux pour
apprécier à leur juste mesure la force ou la faiblesse de l’autre. Il me tâtait, me sondait.
J’essayais d’éviter de réagir à la manière des Marocains – qui contre-attaquent en
s’affirmant –, proposant vainement, en lieu et en place de mon moi, ma persona de
l’ethnologue qui endure tout avec longanimité. Ali n’en continuait pas moins à
interpréter mon comportement en ses termes à lui : il me voyait comme un être faible,
prêt à céder chaque fois qu’il poussait sa pointe. Et le cycle se poursuivait : il tentait
toujours d’aller un peu plus loin, d’affirmer sa position dominante et de donner à voir ma
soumission et mon manque de caractère. » (Rabinow, 1988, p. 53-54.)
10 L’anthropologue étranger constitue une source de revenu, de prestige et de services, dans
un milieu économiquement démuni. Ceci est compréhensible, et l’anthropologue n’a
aucune prise sur cette situation. Toutefois, je comprends mal pourquoi accepter l’idée de
longanimité, de l’effacement de l’anthropologue devant ses interlocuteurs, etc. Je
comprends mal pourquoi un refus simple devient une erreur professionnelle, pourquoi ne
pas réagir aux Marocains comme on le ferait avec des Américains. Je pense qu’il il y a une
double surévaluation du rôle actif de l’informateur qui peut tout faire et du rôle passif de
l’anthropologue qui doit tout encaisser. Contredire et plaisanter ses informateurs est un
acte exceptionnel (Geertz, 1995, p. 81-84), se mettre en colère contre ses informateurs
devient un exploit (Rabinow, 1988, p. 105).
sens aucune gêne à traiter mes informateurs et mes interlocuteurs selon des règles
éthiques orientant mes relations quotidiennes ordinaires. Au contraire, je pense que c’est
le seul moyen de créer, en dépit du caractère asymétrique de la situation sociale, un
univers éthique commun.
16 L’asymétrie sociale n’implique pas l’asymétrie morale. Un informateur ne devrait avoir
aucun privilège particulier, on devrait négocier avec lui comme on le fait avec un collègue
ou un commerçant. Pour l’anthropologue occidental, cherchant à rompre avec l’éthique
de l’anthropologie dite coloniale, classique ou traditionnelle, les scrupules exagérés à
l’égard des informateurs et le fait de croire que l’informateur est censé avoir toujours
raison ont en quelque sorte gonflé la responsabilité éthique de l’anthropologue et a aboli
celle de son informateur.
17 La distance entre l’anthropologue occidental et ses informateurs est très exagérée
(Rachik, 2010, p. 55-15 [voir supra chapitre 34]). Il est vrai qu’un informateur aurait
tendance à mettre entre parenthèses ses principes éthiques. Il penserait que tricher, voler
ou mentir à des étrangers seraient des actes moins ou pas du tout condamnables. Avec les
étrangers, il serait plus facile de suspendre ses scrupules. D’un autre côté, les
anthropologues occidentaux ont tendance à fermer les yeux sur des actes normalement
condamnables, créant ainsi une situation morale insolite où les deux partenaires sont
amenés à transgresser leurs éthiques respectives. Je ne pense pas que la culture des
informateurs et celle des anthropologues soient si différentes pour ne pas trouver des
principes similaires ou proches régissant l’emprunt d’objets, l’échange de services, le
respect des étrangers, etc.
23 Bref, l’autorité de l’anthropologue est attaquée, son texte est perçu comme un produit
partagé avec les sujets qu’il étudie et non comme sa propriété exclusive. L’anthropologie
« postmoderne » ne cesse de faire des concessions à l’informateur. Son idéal serait une
éthique de concessions et de renoncements. Dans tous les cas, ce qui est une concession
généreuse et unilatérale – de la part de l’anthropologue – est présenté comme un partage
négocié et consenti par l’informateur. Sur le terrain, on pardonne tout ou presque à ses
informateurs et collaborateurs ; on ferme les yeux sur des actes manifestement mauvais
– y compris pour la culture étudiée – comme le mensonge et la tricherie. Mieux encore,
des réactions normales de l’anthropologue aux excès des informateurs sont présentées
comme des comportements stupides et des erreurs professionnelles. Sur le terrain,
l’informateur n’aurait jamais tort. Il échapperait à tout jugement éthique alors qu’on peut
au moins le juger selon l’éthique de son groupe. Cette générosité excessive n’est pas
seulement liée au terrain et à ses contraintes. Même dans leurs bureaux, des
anthropologues veulent faire de l’informateur un co-auteur. La situation devient ironique
lorsqu’on essaie de mettre bout à bout deux images contrastées de l’informateur sur le
terrain et loin du terrain. Ce même informateur présenté, à juste titre, comme ayant des
intérêts foncièrement différents de ceux de l’anthropologue devient un co-auteur à son
insu – ce qui, éthiquement, serait une atteinte à son autonomie et à sa liberté de devenir
co-auteur ou pas.
24 « Viens, allons pêcher, dit le pêcheur au ver de terre » (Bertolt Brecht, 1939). Cette
réplique illustre l’effort des anthropologues de vouloir présenter comme coopérative une
relation foncièrement inégalitaire. En ce qui nous concerne, on peut parodier cette
réplique en disant : « Viens, allons dialoguer, dit l’anthropologue à son informateur. » On
oublie souvent que quel que soit le contenu social de la relation entre un anthropologue
et son informateur, quelles que soient la générosité de l’anthropologue et l’ingéniosité de
son partenaire, quels que soient leurs intérêts et leurs buts, leur relation est par
définition inégalitaire. Tout en défendant l’anthropologie dialogique, Dwyer souligne cet
aspect de la rencontre ethnographique. C’est l’anthropologue qui identifie les événements
et les thèmes à discuter, c’est lui qui pose des questions reflétant les préoccupations de sa
société. Il est ainsi poussé à imposer une forme à l’expérience de son partenaire. Le
dialogue cache une inégalité objective entre l’anthropologue et l’informateur qui est une
manifestation de l’inégalité entre l’Occident et le reste du monde (Dwyer, 1982, p. xvi-
xvii).
25 C’est une sorte de « complexe de l’informateur » qui nourrit ce que nous avons appelé
l’éthique du renoncement. Si, évitant toute posture ethnocentriste, l’anthropologue
s’abstient d’appliquer l’éthique de son groupe, rien ne l’empêche d’inscrire ses relations
avec ses collaborateurs dans le cadre de l’éthique du groupe étudié. Et les gens et les
informateurs comprendraient facilement que « si votre ami est miel, il ne faut pas
entièrement le lécher ». Sans vraiment le réfléchir de façon systématique et explicite, j’ai
essayé d’inscrire mon terrain dans ce que je peux appeler une éthique de compromis où
l’anthropologue ne sacrifierait ni sa personne, ni ses biens, ni son éthique. L’éthique du
compromis signifie aussi que personne ne peut décider d’avance et une fois pour toute de
la place que doivent occuper les informateurs dans le texte anthropologique. Ça peut aller
du co-auteur – si cela est possible – jusqu’aux informateurs anonymes à qui on n’ose
même pas demander leurs noms à la suite de conversations informelles. L’éthique du
compromis signifie aussi la liberté de choisir entre la polyphonie et la monophonie, de les
alterner s’il le faut.
399
NOTES
1. L. Addi et L. Obadia (éd.), Geertz, interprétation et culture, Paris, Editions des Archives
contemporaines, 2010, p. 97-108.
RÉSUMÉS
L’anthropologue est invité à respecter, notamment sur le terrain, une éthique partagée par les
membres de sa communauté scientifique. Partant de l’expérience de deux anthropologues,
Geertz et Rabinow, et de la mienne, j’ai analysé et comparé les contenus de la conduite idéale à
adopter à l’égard des informateurs et des groupes étudiés.
400
multiples stratagèmes que Doutté arriva à la visiter (Doutté, 1914, p. 112-114 ; Rachik,
2005, p. 25-28 [voir supra chapitre 31]). Lors d’une autre visite d’un sanctuaire local, il
décrit comment les gens, scandalisés, avaient essayé en vain de lui en interdire l’accès.
4 Il fut prévenu qu’il encourait de grands dangers. On lui raconta l’histoire du chrétien qui
entra et ne ressortit jamais. Il termina le récit de son aventure sur un ton ironique : « J’ai
couru, paraît-il de terribles dangers, et le dévot qui priait dans un coin attendait que le
châtiment descendît sur moi : mais cette fois le miracle ne s’est pas produit. » (Doutté,
1914, p. 285-286.) En dehors de quelques transgressions réussies, c’est souvent
l’interdiction qui lui était imposée, en brandissant parfois des armes. Vexé du fait que les
indigènes le traitaient d’impur, la transgression de l’interdiction de visiter les lieux sacrés
était pour lui un défi à lever, une revanche à prendre sur les indigènes. Cet esprit de
revanche est visible dans d’autres passages du livre. C’est en bas de page qu’il tenait à
préciser que « dix ans plus tard, le général Moinier campait à Moulay Idris et visitait la
zaouïa : le h’orm était violé par les mécréants » (Doutté, 1914, p. 420-421). Nous pouvons
citer d’autres chercheurs qui témoignèrent des mêmes obstacles et racontèrent les
solutions qu’ils trouvaient éventuellement pour les contourner (déguisement, corruption,
emploi de la force...) (Westermarck, 1968, p. 67, 195 ; 1929, p. 135, 158, 161, 178, 208-209).
5 Les difficultés liées à la position religieuse ne sont pas négligeables. Mais elles ne rendent
pas compte, à elles seules, de la marginalisation des pratiques religieuses dites
orthodoxes. Elles auraient été pertinentes si toutes les pratiques religieuses et tous les
lieux sacrés étaient négligés. Or, pour les objets de recherche qui étaient théoriquement
désirables, les chercheurs usaient de tous les moyens pour les observer. L’interdiction des
sanctuaires aux chrétiens n’a pas empêché des ethnologues, notamment français et
espagnols, de décrire les cultes des saints, les confréries, les moussems. La position
religieuse du chercheur n’est donc pas un handicap insurmontable. Ainsi, l’interdiction
d’entrer dans une mosquée ou les difficultés d’observer des musulmans en train de prier
n’expliquent pas « l’oubli » dont la prière a fait l’objet. L’indigence d’enquêtes de terrain
basée sur l’observation directe aurait été compensée par un développement des études
fondées sur des entretiens voire sur des documents de seconde main. Bousquet écrit qu’il
avait, au début des années 50, l’idée de procéder à une enquête sociologique, en Afrique
du Nord, sur les pratiques cultuelles, y compris la prière. Pour des raisons qu’il ne précisa
point, il renonça à son projet (Bousquet, 1962, p. 495). À part quelques courts articles où il
compara les textes aux pratiques rituelles effectives – usage de la pierre d’ablution,
circoncision –, son étude de la prière et du jeûne se limita à l’exégèse des textes
(Bousquet, 1944, p. 99-118 ; 1949, p. 29-66).
Orientations théoriques
6 Nous pensons que l’explication doit être davantage recherchée du côté des traditions
théoriques dominantes orientant le choix des objets d’étude. C’est moins l’accessibilité, la
fréquence ou la nature d’une pratique qui la rendent étudiable que l’intérêt théorique
qu’elle peut susciter. La cécité théorique devant des pratiques familières et quotidiennes
est quasi proverbiale. Nous proposons de montrer brièvement comment les différentes
théories qui ont inspiré et guidé les recherches en anthropologie religieuse ne conduisent
pas – en tout cas n’ont pas conduit – à l’étude de la prière. Faite de gestes apparemment
simples, la prière n’offre aucun intérêt pour un chercheur évolutionniste qui puise ses
illustrations dans les rites et croyances présentant un caractère primitif. L’approche
402
purification par le feu ou l’eau, n’ont rien de particulier aux Berbères et qu’on les trouve
chez les populations les plus diverses. » (Basset, 1910, p. 32.)
11 Emile Laoust a également étudié différents rituels privés liés aux maladies, à l’habitation,
aux travaux agricoles ainsi que des rituels collectifs comme les carnavals et les feux de
joie. Il décrit « le carnaval berbère comme un arrangement plus ou moins systématique
de débris d’antiques cérémonies d’ordre magico-religieux au cours desquels les Berbères
célébraient la mort dramatique d’une divinité pastorale ou agraire » (Laoust, 1921,
p. 254).
12 Edward Westermarck (1862-1936) n’est pas envahi par les postulats évolutionnistes. Ses
recherches sont davantage centrées sur ce qu’il appelle « religion actuelle », entendre la
religion telle qu’elle était alors pratiquée par les Marocains. Influencé par l’empirisme de
l’école philosophique anglaise, il accorde à la religion des générations disparues, la
religion perdue, une place secondaire. Par ailleurs, il soutient à plusieurs reprises qu’une
description externe des faits est insuffisante. Les faits restent insignifiants jusqu’à ce que
les indigènes les expliquent, leur donnent un sens (Westermarck, 1921, p. 10-11). Il hésite
cependant entre l’interprétation du sens actuel et la découverte du sens originel. Il
n’abandonne pas l’utilité de la question de l’origine. L’anthropologue ne doit pas se
contenter de la recherche des significations actuelles, il doit aussi élaborer des
conjectures sur l’origine des coutumes. Mais il estime que c’est la signification actuelle
qui peut aider à faire des conjectures relatives aux significations perdues. Ce changement
d’approche des croyances et pratiques religieuses joue un rôle primordial dans
l’émergence d’un intérêt pour la pratique de terrain. Westermarck se démarque des
études spéculatives et conjecturales et aussi des études orientalistes fondées sur la
tradition écrite. Il restreint explicitement l’objet de son œuvre à la religion et à la magie
populaires des Marocains et ne traite qu’occasionnellement de l’islam savant. Son objectif
principal est de rendre compte de façon systématique de ce qu’il a vu et écouté des lèvres
des indigènes (Westermarck, 1968, p. 8-34). Son point de vue empiriste, son intérêt pour
le sens actuel, son abandon relatif des théories évolutionnistes vont de pair avec la place
centrale accordée aux informateurs et à la pratique du terrain.
13 L’étude de la baraka illustre sa démarche. Pour définir son domaine, il identifie les
personnes, les animaux, les arbres, les plantes, les lieux, les objets, les astres, les jours, les
périodes, etc., réputés posséder la baraka. En tête des personnes, il y a le Prophète, puis
ses descendants (chorfas), le sultan et les saints. La baraka est attribuée à d’autres
personnes comme les vieillards, l’étranger, le marié et la mariée, les idiots et les déments
(Westermarck, 1968, vol. I, p. 35-146 ; 1935, p. 111-148). Devant un si large domaine
couvert par la baraka, il note qu’il est parfois impossible de distinguer, comme le fait
Durkheim, le sacré du profane. Il rejette explicitement la conception durkheimienne du
sacré : « Il n’y a pas entre le sacré et le profane cet abîme infranchissable que postule
Durkheim... Les Maures sont d’avis, quant à eux, qu’il n’est personne qui ne possède un
tant soit peu de baraka, mais qu’on s’en aperçoit seulement quand la dose est assez forte.
» (Westermarck, 1935, p. 148.)
14 L’attitude religieuse majeure des Marocains est ainsi résumée : ils s’efforcent de
bénéficier de la baraka et d’échapper au mal (Ibâs) (Westermarck, 1968, p. 261). C’est
l’opposition entre baraka et Ibâs, clé de lecture de la pensée religieuse et magique des
Marocains, qui structure les travaux de Westermarck. Les trois premiers chapitres de
Ritual and Belief sont consacrés à la baraka : son domaine, ses manifestations et ses effets,
sa vulnérabilité. Les chapitres suivants traitent des sources du mal (jnoun, mauvais œil,
404
La majorité des rituels décrits relève de ce qu’il appelle le « culte naturiste », « un sacré
d’efficace agricole », en raison de leurs liens étroits avec le calendrier agricole (ouverture
des irrigations, nouaison des amandiers et des noyers, semailles, récolte, dépiquage, etc.).
Berque insiste aussi sur le caractère anonyme, non figuratif du sacré observé à l’échelle
des communautés rurales étudiées. « Non seulement l’eau d’irrigation, mais la pluie
bienfaisante, et inversement l’ouragan dévastateur et l’inondation, la santé et la maladie
des plantes, des bêtes et des hommes, sont soumis à des puissances, le plus souvent sans
nom. » Berque distingue ainsi « entre deux catégories de sacré, celui qui se précise en
noms, légendes et personnes, et celui qui demeure sans contours ni appellation. Le
second, on le pressent déjà, est de beaucoup le mieux fourni. Il touche, à vrai dire, toute
une part de la vie de ces ruraux, la part la plus profonde. » (Berque, 1978, p. 251.) Pour
apprécier l’importance du sacré figuratif – en rapport avec le saint individualisé avec un
nom, des légendes – et le sacré non figuratif ou anonyme, il effectue un sondage portant
sur une centaine de lieux rituels situés dans neuf cantons (taqbilt-s) et groupant environ 8
000 habitants. Ce sondage dénombre moins d’une dizaine de saints à figure personnelle, le
reste étant anonyme et indéterminé (Berque, 1978, p. 249-260). Berque nous a légué
maintes descriptions des pratiques religieuses communautaires. Cependant, la mosquée,
qui était au centre du droit local, de la religion, de la politique, a été décrite sous maints
aspects sauf comme lieu des prières collectives.
19 Ernest Gellner étudie également les rapports entre la religion (la sainteté) et les
structures communautaires dans une tribu agropastorale. Il commence par l’étude de
l’environnement tribal de la sainteté. Il s’agit d’expliquer comment l’ordre était maintenu
(avant le Protectorat) parmi les tribus en dehors de l’intervention du gouvernement.
Gellner trouve la réponse dans la structure segmentaire des sociétés tribales (l’ordre est
maintenu grâce à l’équilibre et à l’opposition des groupes) et dans la fonction médiatrice
des saints. Les saints étudiés sont des chérifs (descendants du Prophète) qui portent le
nom d’Ihansalen. Cependant, seuls certains d’entre eux sont effectivement des saints (
agourram en berbère). Être saint c’est accomplir un certain nombre de rôles. Le saint
possède la baraka, il est médiateur entre les hommes et Dieu, il arbitre entre les hommes,
il est riche, généreux et hospitalier, il est pacifiste (il ne porte pas d’armes et ne s’engage
pas dans les vendettas...). Gellner donne une longue liste comprenant les services
accomplis par les saints. Parmi ces services la supervision des élections des chefs de tribu,
la médiation entre les groupes en conflit, la protection des voyageurs. Les saints assurent
également la procédure des serments collectifs et accordent la bénédiction (Gellner, 1969,
p. 70-79, 150-154). La sainteté et d’autres pratiques religieuses (serment collectif) sont
expliquées en les mettant en rapport avec les structures sociales. Peu de place est
accordée aux croyances religieuses jugées secondaires relativement aux structures
sociales. Raymond Jamous reproche à Gellner de ne retenir de la notion de baraka que son
aspect fonctionnel et non sa valeur idéologique. Il étudie aussi, dans une tribu rifaine, la
place des chérifs comme médiateurs dans les conflits sociaux. Il approche la baraka
comme une idéologie, un ordre de valeurs, un ensemble de croyances et de
comportements inscrits dans les relations sociales (Jamous, 1981).
20 Dans son étude sur l’islam marocain, Clifford Geertz ne s’intéresse pas aux pratiques et
croyances religieuses isolées, mais à la saisie d’un tableau d’ensemble, l’islam marocain,
qui donne le ton à ces pratiques et croyances (Geertz, 1992, p. 14-18). Pour lui, les
frontières d’une religion, ou celles de ses variations, peuvent coïncider avec celles d’une
nation, d’une culture nationale. Il y a une nation et un islam marocains (comme il y a un
406
islam indonésien) dont il situe la période de formation entre 1050 et 1450. Geertz insiste
sur l’homogénéité culturelle du Maroc. Citadins et ruraux ne vivent pas dans des mondes
culturellement différents. Société rurale et urbaine sont des variations d’un même
système culturel. Cette homogénéisation culturelle et religieuse est due à une interaction
continue entre les cités et les tribus. Le « Maroc disparu » n’est pas aussi hétérogène qu’il
le paraît. Toute l’étude est consacrée à la manière dont les Marocains (et les Indonésiens)
ont imprégné l’islam de leurs caractères. « Peut-être en est-il des civilisations comme des
êtres humains : si grands soient les changements qu’ils connaissent par la suite, les traits
fondamentaux de leur caractère, on pouvait dire la structure des possibles entre lesquels
elles continueront toujours à évoluer, se décident dès cette période de malléabilité où
elles se sont d’abord formées. » Dès le début, l’islam marocain a été caractérisé par un
rigorisme sans compromis, un perfectionnisme moral et religieux, un fondamentalisme
agressif, une détermination à établir des croyances purifiées et uniformes à la totalité de
la population. L’islam marocain est militant, rigoureux, dogmatique et plutôt
anthropolâtre (C. Geertz, 1992, p. 22-26).
21 L’approche d’une religion en tant que style ou configuration générale n’a pas conduit à
l’observation de la prière. Observer la sainteté sans décrire la prière peut être
compréhensible, mais observer l’islam sans prêter attention à la prière mérite réflexion.
L’étude de la prière doit fournir des indicateurs permettant d’apprécier le style religieux
ou l’ethos d’une population. Si le Marocain était un musulman fanatique, comme le
soutient Geertz, cela devrait se manifester au niveau du rite le plus fréquent. Il y a
différents types de prière : si un « modéré » se contente de l’observance des cinq prières
quotidiennes obligatoires, que feraient alors les fanatiques, les fondamentalistes, etc. ?
Opteront-ils pour les prières collectives à la mosquée, pour les prières surérogatoires ? Il
serait intéressant de voir comment des styles religieux ou des idéologies religieuses
s’emparent de la prière, du jeûne et d’autres pratiques rituelles canoniques.
22 Le titre du livre de Dale Eickelman, Moroccan Islam (1976), laisse penser qu’il s’inscrit, lui
aussi, dans un projet de construction d’une configuration religieuse globale. En fait, il
s’agit plutôt d’une étude de l’islam tel qu’il est localement conçu et compris. Le travail de
terrain fut conduit entre 1968 et 1970 dans une ville moyenne et ses environs. La ville a la
particularité d’être le siège de la zaouia Charqawiya et un centre régional de pèlerinage.
L’analyse met l’accent sur le rôle des marabouts, sur l’idéologie du maraboutisme et sur
des concepts ne référant pas tous à la religion. C’est à travers ces concepts que les
Marocains (et non seulement les habitants de Boujad) conçoivent la réalité sociale : la
volonté de Dieu/mektoub, la pudeur (hechma, hya), la raison (‘aql), la compulsion (‘ar) et
l’obligation (haqq).
23 À la même période, Vincent Crapanzano étudie (1967, 1968) la confrérie des Hmadcha
dans la ville de Meknès et ses environs (massif de Zerhoun). Les adeptes de cette confrérie
se considèrent et sont considérés comme des guérisseurs, et c’est cette caractéristique
qu’il se propose d’étudier. « Le dispositif hamadsha sera dès lors considéré comme un
système thérapeutique. La thérapie sera envisagée comme un ensemble structuré de
procédés de réadaptation d’un individu souffrant d’une incapacité. » (Crapanzano, 2000,
p. 32.) En plus de l’analyse détaillée de l’organisation sociale de la confrérie (mouqadem,
adeptes et sympathisants), de ses finances, de ses cérémonies (litanies, transe, danse), il
consacre une analyse détaillée à la théorie et au processus thérapeutique : comment se
fait le choix d’une thérapie, la symptomatologie, le diagnostic, l’explication des maladies
407
en rapport notamment avec les jnoun, les rites de guérison (hadra, danse extatique ; ziara ;
sacrifice).
24 Le choix des objets d’étude tels que la confrérie, le culte des saints, l’islam populaire, etc.,
semble être un choix conservateur. Cependant, il y a maintes innovations à noter et qui
ont plutôt trait à la construction de l’objet d’étude et à la dimension théorique et
ethnographique de l’étude des phénomènes religieux. Les anthropologues américains, qui
ont conduit leurs enquêtes de terrain au Maroc entre 1967 et 1974, ont examiné les
phénomènes religieux à partir des approches les plus récentes en anthropologie. Il s’agit
d’études détaillées (microscopiques si l’on veut) des différents aspects de la confrérie :
histoire, structure spatiale, organisation interne, idéologie religieuse et pratiques
rituelles. Une autre innovation qui mérite, elle aussi, d’être rappelée, c’est la dimension
des groupes étudiés : petites villes ou villes moyennes (Sefrou, Boujad, Meknès, etc.). Ceci
s’inscrit dans une dynamique qui a amené plusieurs anthropologues à travailler sur/avec
des communautés urbaines plus complexes que les communautés tribales et rurales.
Cependant, la comparaison entre religiosité urbaine et religiosité rurale est quasi
inexistante.
25 Le « conservatisme » au niveau du choix des objets s’applique aussi, en grande partie, aux
anthropologues marocains. En considérant les travaux anthropologiques des deux
dernières décennies, on constate que les phénomènes religieux étudiés semblent être les
mêmes que ceux de l’anthropologie coloniale : confrérie, sacrifice, mascarade, culte des
saints, rites de passage, voyance, etc. Cependant, là aussi, le changement porte davantage
sur la dimension théorique que sur l’objet. Mettant l’accent sur des processus sociaux
concrets et sur leurs cadres culturels de référence, les problématiques et les approches
anthropologiques actuelles permettent de reconstruire autrement les objets
« traditionnels » de l’anthropologie religieuse (Pascon, Tozy, 1984 ; Hammoudi, 1988 ;
Rachik, 1990, 1992 ; Naamouni, 1993 ; Bourqia, 1996 ; Mahdi, 1999).
26 Il faut aussi remarquer que les approches anthropologiques ont tendance à privilégier les
pratiques collectives. Et souvent lorsque des pratiques individuelles sont décrites, elles le
sont à titre d’illustrations des pratiques collectives. L’essai de Jean-Noël Ferrié sort de ce
cadre traditionnel en conduisant une recherche auprès d’une trentaine de Marocains et
de Marocaines à Marseille et à Casablanca (1990-1992) où il s’est intéressé à « deux ordres
de pratique : le respect des présuppositions de l’islam – jeûner durant le mois de
ramadan, ne pas consommer de porc, ne pas boire d’alcool, ne pas avoir des relations
sexuelles en dehors du mariage – et la prière de demande, c’est-à-dire l’invocation de
Dieu pour lui demander quelque chose » (J.N. Ferrié, 2005, p. 11).
27 Il faut ajouter que sur le plan ethnographique, la description de la prière serait
ennuyeuse. Comparé, par exemple, aux carnavals, au culte des saints, aux rites magiques
dont la complexité et la diversité charment les chercheurs, la répétition de rites simples
rend la prière ethnographiquement peu attirante. Ni le chemin théorique, ni celui
ethnographique ne conduiraient à l’étude de la prière. Nous avons commencé à réfléchir,
suite aux différentes enquêtes sur les pratiques et les valeurs religieuses auxquelles j’ai
participé, à une étude anthropologique de la prière. Mes premières investigations sur les
postures de la prière, sur les différends qu’elles suscitent, etc., montrent que la prière
mérite aussi une description dense et complexe.
28 Enfin, nous n’écartons pas, comme élément explicatif, le fait que nous ayons affaire à des
chercheurs qui sont des individus que les aléas des carrières et des biographies font qu’ils
optent pour tel phénomène religieux plutôt que pour tel autre. Il est possible que le choix
408
NOTES
1. Paru dans Chantiers et défis de la recherche sur le Maghreb contemporain, sous la dir. de Pierre
Baduel, Tunis, IRMC, Paris, Karthala, 2009, p. 589-600.
RÉSUMÉS
Au Maroc, l’essentiel de l’ethnographie religieuse a porté sur des pratiques et des croyances dites
populaires. Les pratiques dites orthodoxes telle que la prière sont quasi absentes. Le présent
texte est une tentative d’expliquer ce déséquilibre. Ainsi sont examinés l’effet des cadres
théoriques favorisant l’exotique et escamotant les gestes simples et quotidiens de la prière et
l’effet de la position religieuse du chercheur, souvent non musulman, qui lui interdit l’accès aux
lieux sacrés.
409
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423
Index
Index thématique
Abattage rituel (en islam)
Action collective, chap. 8, 9, 10
Allégeance, cérémonie d’ (haflat al wala’)
Amazigh, identité
Anthropologie dialogique
Anthropologie interprétative
Argent
Baisemain, roi
Berbères
Bien collectifs
Caractère (ensemble de vices et de vertus)
Changement rural
Charte d’Agadir (amazighité)
Chefferie locale
Citoyenneté
Commandeur des croyants
Conflit social
Contrat, avec le fqih
Contrat pastoral
Dahir
Désenchantement
Droite/gauche
Empathie/antipathie
Enfance
Étapes de la vie
Éthique/terrain
Ethnocentrisme
Ethnographie postmoderne
Étranger
424
Evolutionnisme
Généralisation
Hydrauliques, équipements
Identités collectives
Idéologies
Indigène
Indigène, rapport aux
Informateurs, rapport aux
Islam
Langue (et terrain)
Leaders
Légitimation
Légitimation
Makhzen
Maraboutisme
Mariage
Marocains (en tant que catégorie)
Masculin/féminin
Mise en défens
Mobilisation collective
Morphologie sociale
Mouvement culturel amazigh
Nation marocaine,
Nation
Nationalisme
Nationalisme marocain
Nom commun
Obscénité
Partage de la victime
Pastoral, organisation
Pastoral, pacte
Position sociale du chercheur
Prière (çalat)
Prodiges/miracles
Réformisme religieux
Rencontre ethnographique
Rites agraires
Sacralité du roi
Sacré, étagement du sacré
Sacrifice
Sacrifices agraires (à la vache, à l’aire, à l’outre)
Saint (mourabit)
Sainteté
Sécularisation
Segmentaire, modèle
Silence rituel
Situation ethnographique
Tour d’eau (irrigation)
425
Tradition
Tribu
Valeurs
Halal
Haram
Hawwas (éclaireurs)
Hchouma
Henné
Hifz (prééminence de la mémoire dans l’apprentissage)
Ikhs (lignage)
Isgar
Jliba (cheptel)
Jma’t
Jonun
Kbar (grands de la tribu)
Khol, sel
Leff
Louzi’t
lwa‘da
Ma’rouf
Majdoub
Makrouh
Mniha
Moqaddem
Mouatin
Moukari (berger moderne)
Moussem, Moussem Sidi Chamharouch
Msalla
Nisba
Rasmal (fonds)
Rsem (registre)
Salam (salut)
Sâlik
Sareh (berger traditionnel)
Sdaq
Sdaqt
Siba
Souq
Swak
T’arguiba
T’arquiba
Tadellalt (enchères)
Tadmamte
Tafaska
Takat
Takhourbicht
Talmaqsourt
Targa
Tasekfedt (cadeau)
Taskift
Tassendout izwarn (première motte de beurre)
427
Hart, David
Hassan II
Ibn Khaldoun
Kadiri, Abou Bakr
Laoust, Emile
Laroui, Abdellah
Lévi-Strauss, Evariste
Lyautey, Hubert
Malamoud, Charles
Malinowski, Bronislaw
Mannheim, Karl
Mernissi, Fatima
Mohammed V
Mohammed VI
Montagne, Robert
Olson, Mancur
Pascon, Paul
Rabinow, Paul
Rosaldo, Renato
Rosen, Lawrence
Toufiq, Ahmed (ministre des Affaires islamiques)
Tozy, Mohamed
Weber, Max
Westermarck, Edward
Youssi (al-)