Rachik Hassan Lesprit Du Terrain Etudes

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L'esprit du terrain

Études anthropologiques au Maroc

Hassan Rachik

Éditeur : Centre Jacques-Berque


Lieu d'édition : Rabat Édition imprimée
Année d'édition : 2016 ISBN : 9791092046267
Date de mise en ligne : 14 juin 2016 Nombre de pages : 600
Collection : Description du Maghreb

http://books.openedition.org

Référence électronique
RACHIK, Hassan. L'esprit du terrain : Études anthropologiques au Maroc. Nouvelle édition [en ligne].
Rabat : Centre Jacques-Berque, 2016 (généré le 14 juin 2016). Disponible sur Internet : <http://
books.openedition.org/cjb/752>.

Ce document a été généré automatiquement le 14 juin 2016.

© Centre Jacques-Berque, 2016


Conditions d’utilisation :
http://www.openedition.org/6540
1

Au début des années 1980, il était impudique et ascientifique de parler de soi, de son parcours, de
son expérience. À partir des années 1990, on abandonne la dogmatique du détachement de
l’observateur pour s’engouffrer dans une autre faisant de l’engagement, de la réflexivité, de la
maladie du journal, le credo du chercheur postmoderne. Hassan Rachik opte pour une solution
médiane, ne retenant de son expérience que ce qui est susceptible de jeter un éclairage sur ses
travaux de recherche. Dans ce livre, il revient sur les traces de son parcours anthropologique et
sur les stations qui l’ont jalonné durant trois décennies.

HASSAN RACHIK
Hassan Rachik est anthropologue, professeur à l’Université Hassan II, Casablanca (depuis
1982), professeur visiteur dans des universités américaines, européennes et arabes.
Auteur de plusieurs ouvrages dont Le sultan des autres, rituel et politique dans le Haut Atlas
(1992). Comment rester nomade (2000). Symboliser la nation. Essai sur l’usage des identités
collectives au Maroc (2003). Le proche et le lointain. Un siècle d’anthropologie au Maroc (2012).
Anthropologie des plus proches, retour sur le temps de mes parents (2012).
2

SOMMAIRE

Système de transcription

Prélude
Esquisse d’un parcours

Hommage à Bruno Etienne

Première partie. Sacrifice et sainteté

Introduction
Sacrifice sanctifiant et sacrifice politique
Sacrifice humiliant
Sainteté, perfection spirituelle, extravagance
Une vingtaine d’années après

Chapitre 1. Rite et technique


Une agriculture enchantée

Chapitre 2. L’autre sacrifice


Étude sur la division sexuelle des rôles rituels dans une tribu du Haut-Atlas
Les jnoun, le sang, la viande
Hiérarchie du sacré, hiérarchie des dignités
Rite local et savoir global

Chapitre 3. Sacrifice et hiérarchie


Ethnographie du sacrifice
L’immolation
Le partage de la victime
Représentations rituelles et statuts sociaux
Le foyer et l'assemblée
Sacrifice et structure lignagère
Du masculin au féminin
La tasghart est bonne à manger, bonne à penser, et aussi bonne pour dominer

Chapitre 4. Sacrifice et humiliation : essai sur le ‘âr


La grande fête
Sacrifice humiliant
Sacrifice et contrainte
Dimension sociologique du sacrifice et efficacité du rituel

Chapitre 5. « Epicerie du sacré »


Sacré et politique dans les travaux de Berque
« Épicerie du sacré » et étagement du sacré
Sacré et structures politiques
3

Chapitre 6. Imitation ou admiration ?


Essai sur la sainteté anti-exemplaire du majdoub
Sans maître
Environnement
Extravagance
Prodiges
Sainteté

Chapitre 7. Légitimation et sacralité royale


Profusion du sacré
Genèse du désenchantement du pouvoir du sultan
Resacralisation du pouvoir royal
De la sacralité de la personne du roi

Deuxième partie. Structures, action collective et changement

Introduction

Chapitre 8. Culte et conflit


Les groupes en conflit
Déroulement du conflit
Conditions structurelles
Environnement social et politique
Dynamique des acteurs

Chapitre 9. Espace pastoral et conflit social dans une vallée du Haut-Atlas occidental
Organisation pastorale
Contestation du pacte pastoral
Conclusion

Chapitre 10. Bien collectif, intérêt et mobilisation collective en milieu rural


Propriété privée d’eau et organisation tripartite
Mobilisation et rapports intergroupes

Chapitre 11. Jma‘a, tradition et politique

Chapitre 12. Comment disparaît une norme


Normes et structures sociales
Disparition du chart
Disparition de la mniha

Chapitre 13. Les nomades et l’argent


Conclusion

Chapitre 14. Du vernaculaire au global : être « ni enfant - ni homme » en milieu rural


La norme
Manières d’être
Changement de la norme : le critère du devoir
Les jeunes ruraux : un univers hétérogène
4

Chapitre 15. Dynamique des valeurs communautaires traditionnelles


Dynamique des valeurs et désagrégation des structures communautaires
Autonomie de l’individu et ébranlement des valeurs communautaires
Légitimation
Devenir des valeurs communautaires

Troisième partie. Identités collectives et idéologies

Introduction

Chapitre 16. Roumi et beldi


Réflexions sur la perception de l’Occidental à travers une dichotomie locale

Chapitre 17. Usages politiques des notions de tribu et de nation


Caractéristiques de l’identité tribale
Le temps de la nation
Le temps de la tribu est-il révolu ?

Chapitre 18. Être étranger en milieu rural


Définition
Le statut de l’étranger
Les mécanismes d’adoption des étrangers

Chapitre 19. Nom relatif et nom fixe

Chapitre 20. La culture marocaine : approches anthropologiques


Culture universelle
Culture locale et sens universel
Mentalité, âme, culture marocaines
Culture, système et action
Bribes culturelles

Chapitre 21. Les « Marocains », construction d’une catégorie

Chapitre 22. Berque, droit et culture marocaine


Réalisme et pragmatisme
Droit dialectique
Exclusivisme de la mnémotechnie
Dynamiques culturelles
Culture, ton et contenu

Chapitre 23. Conceptions de la nation marocaine : repères


Conclusion

Chapitre 24. Identité dure et identité molle


Classification univoque
Objectivation de l’identité
Homogénéisation culturelle
Identité impérative et identité sélective
Purification
5

Chapitre 25. Identité collective et démocratie


Identité ouverte et cumulative versus identité close et exclusive
Identité construite versus identité essentialiste
Identité relative et contextuelle versus identité fixe
Identités sélectives versus identités totalitaires
Un mot sur un débat actuel

Chapitre 26. De l’idéologisation de la religion


Ébranlement des sociétés traditionnelles
Du théologien à l’intellectuel
Émergence du public
Bricolage

Quatrième partie. Connaissance anthropologique et situation ethnographique

Introduction
Orientation théorique
Position sociale
Rencontre ethnographique
Durée du séjour et taille du groupe
Ressource linguistique
Le rapport aux observés

Chapitre 27. Robert Montagne et la sociologie de la chefferie


Emergence de la chefferie
Structures communautaires et pouvoir personnel (jma‘a contre moqaddem)

Chapitre 28. Lire des textes anthropologiques sur « sa propre culture »


Des objets et des théories
Le mythe de l’auteur invisible5

Chapitre 29. Chose et sens : réflexions sur le débat entre Geertz et Gellner
Croyances et situation segmentaire
Nisba comme construction culturelle
Sainteté et notions culturelles
Chose ou sens ou le piège des dilemmes

Chapitre 30. Le fantôme de la tribu : politique et tradition


Identité tribale, conflit de loyauté et incertitude des alliances
Tradition bricolée

Chapitre 31. Pourquoi parler aux indigènes ?


Essai sur l’entretien chez Doutté et Westermarck
Tradition théorique
Rapport à l’indigène
Westermarck, ethnologue de terrain
Écouter les indigènes
Parole et texte

Chapitre 32. Ethnographie et antipathie


Illustrer l’universel
Constater le local
Rapport aux indigènes
Ethnographie fugace
6

Chapitre 33. Islam marocain ? De la généralisation chez Geertz


L’homogénéité culturelle
Cas particuliers
Changement religieux
Du cas particulier au modèle général

Chapitre 34. De la longanimité de l’anthropologue (occidental)


Réflexions sur les bonnes conduites à l’égard des informateurs
La machine à écrire de Geertz
La voiture de Rabinow
« Ne me prends pas pour un étranger ! »
Le voleur des voix

Chapitre 35. La çalât (prière) : un objet de recherche indésirable ?


La position religieuse du chercheur
Orientations théoriques

Sources des textes, par ordre chronologique

Bibliographie

Index
7

Système de transcription

1 Nous adoptons un système de transcription simple qui permet néanmoins d'identifier la


racine des mots arabes et berbères employés.

' : spirante sonore émise par le larynx comprimé

Gh : r grasseyé

H : laryngale spirante (ex. Chamharouch)

H : h légèrement aspiré (ex. Haram)

Kh : équivaut à la jota espagnole

Q : k prononcé avec la voûte du palais

R : r roulé

W : se prononce comme dans « kiwi »

Y : se prononce comme dans « yeux »

2 Le reste des lettres est employé comme en français.


8

Prélude
Esquisse d’un parcours

1 Le présent livre retrace un parcours qui a commencé au début des années 801. Il regroupe
des textes publiés entre 1989 et 2013. Mais il ne s’agit pas simplement d’un recueil de
textes. J’ai été amené pour la première fois à relire, sans interruption, l’ensemble de mes
textes et à réfléchir à mon parcours, évitant de leur imposer, après coup, une cohérence
qui leur fût étrangère. Je n’ai pas retenu les contributions qui me paraissent redondantes
et celles parues dans des livres où je suis co-auteur (Bourqia et al., 2000 ; Rachik, dir.,
2006 ; El Ayadi et al., 2007).
2 J’ai distingué quatre grandes étapes correspondant à des ensembles d’objets et de
questionnements qui ont été au centre de mes recherches. Le premier abrite le rituel, le
sacrifice et la sainteté ; le second l’action collective, les structures sociales et le
changement en milieu rural. Ces deux ensembles correspondent largement aux travaux
de terrain que j’ai menés dans le Haut-Atlas entre 1983 et 1992 et dans l’Oriental entre
1989 et 1992.
3 Suite à mes travaux de terrain, je me suis intéressé à des problématiques liées aux
idéologies et aux identités collectives (troisième ensemble). En même temps, j’ai engagé
des débats avec des anthropologues qui ont marqué les sciences sociales au Maroc et à
l’échelle internationale : Jacques Berque, Edmond Doutté, Ernest Gellner, Clifford Geertz,
Robert Montagne, John Waterbury et Edward Westermarck.
4 Au début des années 80, il était impudique et ascientifique de parler de soi, de son
parcours, de la dimension quotidienne de son terrain, des raisons ordinaires qui ont
orienté le choix de ses thèmes et d’autres idées similaires. Depuis les années 90, il est
devenu quasi normal que le chercheur s’inscrive dans son texte, l’emploi du « je » est
même érigé en un rite quasi obligatoire. On sort de la dogmatique du détachement de
l’observateur pour s’engouffrer dans une autre faisant de l’engagement, de la maladie du
journal et de son inscription narcissique le credo du chercheur post-moderne. J’opterai
pour une solution médiane qui consiste à ne retenir de mon expérience que ce qui est
susceptible de jeter un éclairage sur mes travaux de recherche.
5 Après plus de trente années de pratique de la recherche, j’ai été tenté de revenir sur mon
expérience et d’en expliciter le parcours. J’ai commencé la rédaction d’un livre dans
lequel j’essaie de rendre compte aussi bien de la partie visible, celle publiée, que de la
9

partie cachée, celle qu’un chercheur ose rarement dévoiler dans un travail académique
sous prétexte qu’elle est personnelle, voire intime. Ce qui m’intéresse le plus dans la
description d’un parcours, c’est cette partie, souvent occultée, que je considère comme le
moteur théorique et éthique de mes recherches. Mais à présent, je serai plus proche des
textes ici réunis pour les situer par rapport aux principales phases de mon parcours.

Conversion
6 J’avais l’habitude, au début de ma carrière, de m’identifier comme juriste de formation et
anthropologue de conversion. Sur le plan international, ce type de conversion était
devenu, depuis plus d’un siècle, normale. L’histoire de l’anthropologie est riche
d’anthropologues formés dans d’autres disciplines comme la géographie, la psychologie,
la philosophie ou le droit. Au Maroc, c’est différent. Toute conversion semble insolite. La
norme est de rester ce qu’on est devenu à la fin de son cursus. Seuls les initiés savaient
que Paul Pascon avait été formé en biologie avant de devenir sociologue. Mais dans ce cas
et dans d’autres, la conversion à la sociologie était perçue comme un acte militant.
Devenir anthropologue était plus pénible, moins désirable, dans un pays à peine
décolonisé. C’était souvent perçu comme une hérésie commise par un renégat nostalgique
du folklore et de l’ère coloniale.
7 Dans toute conversion, dans tout passage (les rites de passage fournissent des
symbolisations variées de ce processus), nous pouvons distinguer une phase liminaire,
transitoire, où l’intéressé est « entre les deux » (between & betwixt », « bine ou bine » en
darija). A ma formation juridique succéda cette phase liminaire. Dans d’autres systèmes
d’idées, religieux et idéologiques, la conversion est consacrée par des rites manifestant
clairement le passage instantané d’une religion à une autre, ou d’une idéologie à une
autre : la chahada en islam, le baptême en christianisme, le serment pour certaines
organisations politiques.
8 La conversion disciplinaire peut être sanctionnée par un diplôme, c’est le cas de Pascon
qui eut, en plus d’une licence en biologie, une licence en sociologie. Dans mon cas, la
conversion s’est faite sans abandonner l’espace de ma formation initiale. Le sujet de mon
diplôme d’études supérieures par lequel j’entamai ma conversion portait sur la
modernisation de trois tribus zemmours (1980-1982). Celui de ma thèse de doctorat ès-
sciences politiques, par lequel je consacrai ma conversion, portait sur des repas
sacrificiels observés dans une tribu du Haut-Atlas (1983-1986).
9 Faire du terrain n’était pas inscrit dans ma formation universitaire. Le seul fait de se
déplacer pour collecter des données de première main était alors considéré comme une
rupture. Cependant, sur le plan thématique, la rupture n’était pas aussi brutale. J’ai traité
l’histoire juridique et institutionnelle tribale, la modernisation du droit comme le passage
de la coutume au droit positif et la création d’un espace juridique national au détriment
d’espaces juridiques locaux. François-Paul Blanc, privatiste et historien du droit, qui
encadra mon mémoire, était fort passionné par le sujet de ma recherche qu’il enrichit à
maints égards. C’était aussi mon garant, devenir un juriste défroqué aurait été
insupportable au début de ma carrière.
10 Par contre, choisir le sacrifice comme sujet de thèse était plus audacieux. C’était une
déclaration explicite d’autonomie par rapport à ma discipline de formation. Blanc, qui eut
la gentillesse de siéger au jury de soutenance de ma thèse, exprima de façon sympathique
10

son éloignement par rapport à une étude sur les rites, sur la gauche et la droite, etc. Il
commença par dire qu’il interviendra en « bon père de famille ». Il fit certainement
davantage, mais il formula ainsi sa position à l’égard du contenu de ma thèse qui n’était
pas familier dans nos facultés de droit.
11 Je disais juriste de formation, mais mon identité de départ était, en fait, ambiguë. En 1974,
je me suis inscrit dans la section Sciences politiques. Mais sous ce label, nous étions
davantage initiés au droit public, et nous nous identifiions comme publicistes par
opposition aux privatistes (département du droit privé). L’identité des privatistes et des
économistes paraissait claire. Les premiers étudiaient le droit privé, les seconds les
sciences économiques. Pour moi et mes pairs, la discontinuité était d’abord d’ordre
terminologique, nous étions des publicistes (et non des politistes, par exemple) censés
apprendre les sciences politiques. En fait, je n’ai guère étudié ni les sciences politiques, ni
le droit en tant que discipline. J’avais plutôt affaire à un compartimentage rigide de
matières en droit public et en droit privé, agrémentées de cours inclassables, comme
l’économie politique, la géographie économique et l’histoire des idées politiques, mais qui
auraient pu être, comme on le répétait dans les manuels, des disciplines voisines ou
auxiliaires du droit. Il manquait terriblement à notre cursus, et c’est toujours le cas, des
disciplines comme la sociologie et la philosophie du droit. Mais le tableau n’est pas si noir.
J’ai appris beaucoup de choses, notamment une certaine rigueur dans la définition des
concepts juridiques.
12 C’est lors de mes études doctorales que j’ai commencé à me familiariser avec le
vocabulaire des sciences sociales. J’ai été marqué par deux séminaires de Bruno Etienne
(1978-1979), l’un en sciences politiques sur le thème « Tradition, modernité et identité
nationale dans les systèmes politiques internes : quelques exemples maghrébins »,
l’autre une sorte d’initiation aux méthodes des sciences sociales.
13 Etienne voulait à la fois nous initier aux différentes théories de la tradition et de la
modernité, relever les problèmes de méthode qu’elles posaient dans l’étude des systèmes
politiques nationaux et fournir une illustration de ces problèmes à propos des cas
algérien et marocain (notes du séminaire, 1979). Pour moi, c’est plus le volet théorique
qui m’importait. Et c’est sur cet aspect-là que portaient mes notes. Une partie du
séminaire analysait différents couples : statut prescrit et statut acquis (ascription /
achievement, Ralph Linton), fusion et différentiation, lien personnel et lien impersonnel,
enchantement et désenchantement du monde, communauté et association, solidarité
mécanique et solidarité organique, societas et civitas (Henri Morgan), statut et contrat.
14 Mon apprentissage vertigineux s’était fait dans une sorte de souffrance et de frustration
que je trouve, avec le recul, positives. Ce qui accentuait ma perplexité, c’est l’abondance
des suggestions. Je n’exagère pas en disant que chaque séance du séminaire était pour
moi une sorte d’avalanche de concepts, de noms d’auteurs, de livres, de questions. Mes
notes en témoignent. En peu de temps nous avions reçu une quantité d’idées qui dépassait
notre capacité d’assimilation. Gemeinschaft et Geselschaft, ethos, paradigme, statut social,
potlash, segmentarité, policy, politics et polity, ethnocentrisme, « emic et etic analysis » et
bien d’autres termes que j’écoutais pour la première fois. Mais le problème aurait été
simple si je n’avais eu affaire qu’à des termes nouveaux. Le questionnement concernait
également des termes que je croyais savoir : dialectique, classes sociales, rôle social,
féodalité, théorie, hypothèse, concept, notion, politique, pouvoir…
15 Par quoi commencer et quoi choisir ? Avec Mohamed Tozy et Mohamed Mahdi nous
avions formé un petit groupe de travail où on lisait ensemble quelques textes suggérés
11

par Etienne. Le fardeau était si lourd qu’il était pratique de se mettre à plusieurs pour le
porter.
16 Etienne m’a aidé à remettre en question à la fois le « juridisme » et la « vulgate
marxiste ». C’était, psychologiquement, ardu et éprouvant. J’étais déboussolé. Il ne s’agit
pas d’un passage clair et simple d’un rivage à un autre : j’étais ceci et je suis en train de
devenir cela. Je n’avais qu’une idée vague de ce qu’il fallait abandonner et adopter.
17 Etienne a également contribué à me sensibiliser à des questions théoriques et
méthodologiques nécessaires à la formation d’un chercheur. Devenir chercheur était une
chose que je n’envisageais guère. Il nous a orientés vers un nouveau style de pensée, vers
un nouveau domaine de lecture et, surtout, vers la découverte du métier du chercheur.
Nos facultés de droit préparaient pour plusieurs métiers, mais pas pour celui de
chercheur. Pour la première fois dans l’histoire de notre faculté, des étudiants ont opté
pour des thèmes relativement originaux : le champ religieux, le cinéma, le changement
social, l’histoire politique, la morphologie sociale. Quant à moi, la problématique de mon
mémoire, qui portait sur la modernisation de trois tribus zemmours, était directement
inspirée du séminaire animé par Etienne sur la tradition et la modernité et de celui de
Blanc sur l’histoire de l’administration marocaine. J’ai pu ainsi rapprocher ce que je
savais des théories de la modernisation de mes incursions dans l’histoire des instituions
administratives traditionnelles comme le makhzen et la jma’a.

Sur le terrain
18 J’ai découvert et traversé avec passion la littérature coloniale sur le droit tribal, la
coutume, les pactes tribaux, l’arbitrage. Et comme je pensais avoir assez lu sur la
confédération des Zayanes (région de Khenifra), je projetai de mener mon terrain parmi
eux. Mais pour des raisons de commodité et de proximité, je choisis les Aït Zekri des
Zemmours, situés à 160 kilomètres environ de Casablanca.
19 Alors même que je m’apprêtais à entreprendre mon premier terrain, Pascon, qui
enseignait à l’Institut vétérinaire et agronomique Hassan II à Rabat, proposa à un groupe
de doctorants de participer à une enquête sociodémographique au sud du Maroc. Nous
étions une huitaine d’enquêteurs et d’enquêtrices, majoritairement de la faculté de droit
de Casablanca2. Le rapport de Pascon avec notre faculté fut fortuit. Il vint en 1980 en tant
que membre du jury de soutenance présidé par Bruno Etienne, à l’occasion de la
soutenance du mémoire de DES de Mohamed Tozy.
20 Le 27 mars 1981, nous avons quitté Casablanca en direction d’Agadir. La Land Rover, que
je prenais pour la première fois, n’était pas du tout confortable. Après une nuit à Agadir,
nous avons pris la route vers Tazerwalt. Juste avant d’y arriver, Pascon nous a réunis au
sommet d’une colline qui offrait une vue panoramique sur Tazerwalt et sa région. Il nous
a livré un aperçu sur la géographie du lieu, son histoire, les lignages existants, le moussem
de Sidi Hmad ou Moussa. J’ai découvert pour la première fois sa générosité intellectuelle.
J’ai apprécié fortement son souci du partage avec de jeunes étudiants et surtout sa
volonté de ne pas nous réduire à des enquêteurs sommés de remplir des questionnaires.
C’est une leçon que j’ai retenue et que j’ai essayé d’appliquer avec mes étudiants.
21 Nous avons visité Illigh, la capitale de l’ancien royaume de Tazerwalt, et la grande
Maison, siège du pouvoir. Le fait de savoir qu’il y avait un royaume dans ce « coin perdu »
du pays m’a fortement impressionné. Le lendemain matin, Herman van der Wusten, un
12

démographe de l’université Amsterdam (Social-Geographisch Institut), nous a expliqué


les objectifs et le contenu du questionnaire à administrer. Ensuite, nous avons eu droit à
un petit tour dans le village, un tour guidé par Pascon. Un autre signe de sa générosité.
Nous avons visité l’ancien quartier juif (mellah), l’ancien Illigh tombé en ruine, les jardins
où des ouvriers étaient à l’œuvre.
22 Mahdi et moi voulions profiter de la présence de Pascon pour lui faire part de nos projets
de recherche. Mahdi lui donna le texte de son projet (4 ou 5 pages). Pascon l’a rapidement
lu et nous a fait part de ses réactions. Il a commencé par dire à Mahdi « had chi hchiche »
(c’est fragile, léger). Ensuite il lui a fait quelques critiques et suggestions plus précises.
J’avais aussi ma proposition de recherche, que j’ai aussitôt cachée en attendant de
l’améliorer. Je n’eus, par conséquent, avec Pascon qu’un échange oral et bref au sujet de
mon projet de recherche.
23 Notre second séjour eut lieu entre le 24 août et le 6 septembre 1981. Il fallait reprendre et
compléter l’enquête sociodémographique. Parallèlement à cette enquête, Pascon
constitua une équipe restreinte pour observer le moussem. Ceci donnait lieu à des
discussions fort intéressantes le soir au sujet du sacré, des revenus des saints, de la
compétition en rapport avec l’espace sacré (Pacon et al, 1983, p. 141-122).
24 Ces deux séjours de terrain m’ont profondément marqué. Pascon nous a rendu la pratique
du terrain plus attrayante et plus agréable. J’ai découvert, même vaguement, que le
terrain était moins un espace qu’un système de dispositions et de pratiques à méditer.
Avec Pascon, on apprenait sur le mode de la socialisation primaire, sans qu’il y ait
toujours une intention d’enseigner, ni d’apprendre. En plus de ses exposés plus ou moins
formels, sa compagnie était aussi instructive. Faisant un tour avec lui au marché du
moussem, je lui posai une question au sujet d’un objet. Il me suggéra gentiment de poser
directement la question au vendeur. Je peux maintenant lier son attitude à la question du
sens, de la compréhension, du statut de l’acteur qui donne un sens à un objet. Mais la
leçon était fort simple pour moi : le point de vue du vendeur est plus (ou aussi) pertinent
pour un chercheur que celui du sociologue.
25 Suite à l’expérience de Tazerwalt, j’avais une grande envie d’entamer mon terrain. Je
commençai par la consultation d’archives au ministère de l’Intérieur à Rabat, puis à
Khemisset, celles des jma‘a-s officielles, des jma‘a-s judiciaires et du tribunal coutumier Aït
Zekri. Mon rapport aux archives était simple. Je cherchais des informations ponctuelles
sur les tribus étudiées. La durée de mes séjours de terrain était courte. J’ai des traces de
deux campagnes (17-22 août, 14-24 septembre 1981) qui donnent une idée sur la manière
dont je pratiquais le terrain.
26 L’essentiel de mon terrain consistait dans des entretiens avec des représentants des
autorités locales (moqaddems et chikh), des naïbs des terres collectives et des élus
communaux. Ils portaient sur la division sociale de la tribu en fractions et en douars,
l’histoire des commandements avant et durant le Protectorat, les conflits tribaux passés
et actuels, les alliances intertribales, les rites scellant ces alliances (sacrifice de t’arguiba et
rituel de tata), la gestion de la mosquée et du contrat chart avec le fqih. Ma recherche ne
portait pas sur l’organisation interne des tribus, et la connaissance de ses subdivisions
servait peu ma problématique, mais j’adorais le faire. J’adorais aussi provoquer des récits
sur l’histoire de la tribu et les institutions traditionnelles qui me fascinaient telles que la
tata, la khawa, l’amassaï et l’amazzal.
13

27 Il s’agissait souvent d’entretiens peu approfondis. Je ne maîtrisais pas l’outil, et j’ignorais


même qu’il pouvait être l’objet d’une réflexion méthodologique. Je ne pouvais pas penser
que la pratique du terrain nécessitait une initiation théorique. Je croyais qu’on y allait et
qu’on se débrouillait comme on pouvait pour avoir telle ou telle information. Ma
préparation du terrain se réduisait à grouper un petit nombre de questions et à
rechercher qui pouvait y répondre. Questions et réponses simples, mais cela suffisait dans
une recherche qui ne dépendait pas essentiellement du terrain. C’est ce que j’appelle un
terrain d’appoint. Car l’essentiel de mes données provenait d’archives et de documents de
seconde main. Sans vouloir faire d’une nécessité une vertu, je pense aujourd’hui que
c’était plus pratique pour un jeune chercheur de commencer par ce type de terrain, court
et soft si l’on veut. Avec la soutenance de mon mémoire de DES en juin 1982 prit fin la
phase préliminaire à mon statut de chercheur.
28 Je comptais reprendre mon terrain chez les Zemmours dans le cadre de ma thèse de
doctorat. Le nouveau thème de ma recherche, grossièrement esquissé, rompait avec ma
précédente recherche. Il portait sur le sacrifice, la violence, la guerre et la paix. J’avais
l’intention, par exemple, d’étudier le sacrifice dit t’arguiba accompli par une tribu vaincue
en vue de cesser la violence (voir infra chapitre 4). J’ai parcouru des écrits sur la sociologie
de la guerre, notamment ceux Gaston Bouthol, et j’ai découvert par hasard le livre de
René Girard sur la violence et le sacré.
29 En 1982 (fin décembre), j’ai participé à une enquête par questionnaire sur les foyers qui
était dirigée par Abdellah Hammoudi, alors enseignant à l’Institut agronomique et
vétérinaire Hassan II. C’était la première fois où je séjournais dans les vallées des
Almohades, dans le Haut-Atlas occidental. Je devais encadrer un groupe d’enquêteurs.
Plus tard, la logistique offerte par l’Institut dans le cadre d’un projet de développement
pastoral dirigé par Hammoudi me poussa à changer de terrain, mais pas vraiment de
sujet. Nous avons vu que dans une conversion, il y a la phase du passage et celle du
maintien. Entre 1980 et 1983, je savais ce que je n’étais plus (un juriste), mais j’ignorai
encore ce que j’étais devenu. J’ai probablement choisi le sacrifice et le rituel car ils
constituent un champ d’étude qui se prête le plus à une approche anthropologique. Mon
identité d’anthropologue était plus facile à construire en travaillant sur le rituel.
30 Certaines conversions sont bonnes, d’autres maudites. La sociologie était une discipline
militante, et un militant pouvait plus facilement se convertir à la sociologie qu’à
l’anthropologie associée à l’impérialisme et au colonialisme. Pour certains, l’idéal était de
faire du terrain auprès des démunis, des paysans sans terre, de décrire les effets néfastes
du capitalisme agraire et de la modernisation rurale. Par contre, travailler sur le rituel, le
sacrifice, le carnaval, la danse, c’était suspect dans une ambiance où il fallait agir sur le
monde pour le changer.
31 Renonçant à ma formation juridique et explorant de nouvelles traditions disciplinaires, je
devais tout apprendre, en dehors des cadres universitaires formels, en m’appuyant sur
mes pairs les plus proches et sur mes efforts. Ceci ne pouvait se faire qu’en tâtonnant. Le
champ à investir était immense et dépassait, pour moi, la théorie du sacrifice et du rituel
en général. Il fallait faire beaucoup de lectures en rapport avec l’histoire de
l’anthropologie et de la sociologie.
32 J’ai rompu avec mon rapport naïf au terrain. J’ai mis deux ans à lire et à préparer un
protocole de recherche théoriquement motivé. Je suis parti sur le terrain avec des
théories, des définitions, des interprétations concurrentes du rituel et du sacrifice. Dans
14

cette phase d’initiation, Hammoudi m’a amicalement accompagné par ses suggestions et
ses encouragements. L’une de ses réactions écrites à mon texte de projet de recherche
dépassait une quinzaine de pages. Mes séjours sur le terrain étaient devenus plus
fréquents et avec une durée qui dépassait souvent deux semaines. Plus important encore,
je pouvais mener mes entretiens et mes conversations en tachelhit, ma langue maternelle.
Ce qui est un atout crucial pour une approche qui prend en compte les interprétations
locales.
33 J’ai commencé par la vallée de Sidi Fares (à une cinquantaine de kilomètres au sud de
Marrakech) où je suis resté trois semaines. Je l’ai abandonnée à cause d’une réticence
ferme de la majorité des habitants à parler des rituels qu’ils considéraient comme
hétérodoxes (bid’a). C’est dans la vallée Aït Mizane, à quatre heures de marche plus loin,
où j’étais agréablement accueilli, que j’ai pu mener mon terrain entre 1983 et 1992. C’est
dans cette petite tribu que j’ai étudié le ma’rouf, un repas sacrifié et consommé en
commun (Rachik, 1990), le moussem de Sidi Chamharouch (Rachik, 1992) et d’autres
actions collectives (voir infra chapitres, 2, 3,4, 8, 9 et 10).
34 Au départ, je voulais réaliser une monographie des rituels locaux. Mais je me suis limité à
l’étude du ma’rouf qui est l’objet de ma thèse soutenue sous un titre qui devait consacrer
ma conversion anthropologique : Les repas sacrificiels : essai sur le rituel du ma’rouf dans une
tribu du Haut-Atlas. Je l’ai remaniée et publiée en 1990 sous un autre titre : Sacré et sacrifice
dans le Haut-Atlas.
35 Dans mes études initiales du rituel, j’étais fasciné par l’interprétation structurale
développée notamment par Claude Levy-Strauss et Edmund Leach. J’ai approché le
sacrifice comme un discours sur la société et le monde (voir infra chapitre 2). Je partais
d’une conception du rituel comme une source d’informations sur les groupes sociaux et
leur culture. Je me rappelle avoir été obnubilé par la mise en cohérence de mes données,
recherchant des oppositions (salé/fade, cru/cuit, droite/gauche, etc.) et leurs principes
structurants (culture/nature, humains/esprits, privé/collectif).
36 En fréquentant d’autres traditions anthropologiques et sociologiques s’inspirant de la
phénoménologie et des théories de l’action, j’ai pu dépasser progressivement l’approche
hermétique de la culture. Mohamed Cherkaoui joua discrètement un rôle important dans
cette nouvelle orientation. J’étais de moins en moins convaincu par la construction de ces
systèmes symboliques impeccables sur le plan formel, mais sans rapport avec des actions
sociales concrètes. L’analyse en termes de compréhension, d’action sociale, de situation
sociale et de processus social a mûri dans mon travail sur le nomadisme chez les Béni Guil
(Rachik, 2000 ; voir infra chapitres, 12 et 13).
37 Pour examiner les changements sociaux, je suis parti de « groupements concrets », ces
réseaux de relations effectives dans le cadre desquels la mobilité spatiale et la production
pastorale ont été traditionnellement organisées. Il s’agissait de communautés pastorales
dépassant rarement une dizaine de foyers et qui n’apparaissaient ni dans les généalogies,
ni dans les divisions normatives tribales (Rachik, 2000, p. 21-23). L’analyse du
changement, de la désagrégation des communautés nomades à partir de 1970, est
ramenée à des actions individuelles et collectives telles que la fixation des tentes,
l’abandon des chameaux, l’adoption du transport motorisé et de la charrette. Pour
comprendre ces actions, j’ai réuni des informations pertinentes sur les motivations des
nomades, leurs situations, leurs ressources et leurs contraintes quant à la mobilité
spatiale.
15

Loin du terrain
38 A partir de 1992, j’ai décidé d’atténuer mes déplacements de terrain et d’expérimenter
d’autres styles de recherche. Mes séminaires sur la culture et la politique m’ont
encouragé à approfondir mes recherches sur les identités collectives et les idéologies, et
inversement. J’ai commencé par travailler sur la manière dont l’idéologie nationaliste a
symbolisé la nation marocaine à partir des années 20. Profitant de mon expérience
d’anthropologue, j’ai mis l’accent sur les manifestations culturelles et festives du
nationalisme tels que le costume national et la fête du trône (Rachik, 2003a).
39 Quitter le terrain, lieu par excellence des relations de face à face, pour travailler sur le
passé m’a permis d’affronter de nouvelles questions théoriques. Pour un chercheur qui
avait l’habitude de travailler sur des communautés restreintes, comment décrire des
processus observés à l’échelle nationale ? Toutefois, j’ai tenu à ce que la rupture avec
l’esprit du terrain ne soit pas totale. Certes, je ne suis plus dans la logique des interactions
interpersonnelles, mais j’ai essayé de maintenir, partant des mêmes orientations
théoriques, des mêmes exigences que sur le terrain. J’ai besoin d’être proche des acteurs,
d’avoir le maximum d’informations sur leurs parcours, leurs motivations, leurs situations,
l’espace de leurs actions. Pour ce faire, je dois dire que le travail sur le passé, même
récent, est plus pénible que le travail de terrain. Disposer de documents qui soient de
première ou de seconde main exige un autre type de patience, différent de celui requis
sur le terrain. J’ai ainsi apprécié la différence entre restituer la fête du trône célébrée
dans les années 30 et décrire des rituels directement observables. Où trouver l’usage ou le
sens de tel ou tel symbole ? Sur le terrain, il faut seulement que le chercheur soit accepté
et que les gens soient disponibles. Pour avoir des informations sur la fête du Trône, il faut
tâtonner et prier que le hasard soit à ses côtés. J’ai voulu aussi m’inspirer de mon
approche des contestations tribales pour étudier les contestations du « dahir berbère ».
Afin de dépasser les narrations linéaires désincarnées où les acteurs sont voilés par une
série d’événements et de dates, je suis parti des témoignages de certains nationalistes qui
m’ont permis de décrire les lieux, les enjeux, les tensions, les discussions, les hésitations
quant aux actions à entreprendre (Rachik, 2003).
40 Je suis en train de développer cette démarche microscopique – si l’on veut – dans mes
travaux sur l’idéologisation de la religion et la routinisation des idéologies (Rachik, 2009).
41 Parallèlement à mes recherches sur les idéologies et les identités collectives, j’ai engagé
une réflexion sur la connaissance anthropologique du Maroc. L’idée centrale est de
mettre en rapport l’œuvre de certains anthropologues qui ont travaillé sur le Maroc avec
leurs situations ethnographiques (Rachik, 2012). Le concept de situation ethnographique
déborde l’expérience du terrain proprement dite. Il comprend plusieurs composantes qui
orientent la connaissance anthropologique, à savoir l’orientation théorique de
l’anthropologue, sa position sociale, les déterminants de son travail de terrain tels que la
durée du séjour, le contenu social et éthique du rapport aux groupes étudiés ainsi que la
maîtrise de leur langue. Dans les textes réédités dans le présent livre, j’ai étudié ces
aspects, mais de façon sporadique et inégale. J’ai insisté sur l’orientation théorique des
auteurs et, dans une moindre mesure, sur leurs expériences de terrain. J’ai étudié le
sacrifice du ‘ar chez Westermarck (chapitre 4), la conception du sacré chez Berque
(chapitre 5), la chefferie et les structures politiques chez Montagne (chapitre 27), l’usage
du modèle segmentaire par Waterbury (chapitre 30), la généralisation chez Geertz
16

(chapitre 33). J’ai comparé Gellner, qui accorde plus d’importance aux structures sociales,
traite les croyances religieuses, les idéologies et d’autres systèmes culturels comme des
épiphénomènes, à Geertz, qui privilégie la culture, les systèmes de sens, le point de vue de
l’indigène (chapitre 29). J’ai comparé l’approche de terrain de Doutté inspirée par
l’antipathie à l’égard des indigènes à celle de Westermarck fondée sur le respect (chap. 31
et 32).
42 Casablanca, juillet, 2014

Tableau 1. Tribu Aït Mizane (Haut-Atlas) : données générales

Entrées Description

Tribu (taqbilt)
Aït Mizane
étudiée

Confédération
Ghighaya
tribale

Une soixantaine de kilomètres au sud de Marrakech et à quelques heures de


Localisation
marche du fameux sommet Toubkal.

Altitude Entre 1 700 et 1 900 mètres.

Commune rurale Asni

Province Marrakech-Haouz

Langue Tachelhit, darija

Trois douars (villages) :

- Aremd : 75 ménages et 590 habitants ;


- Mzik : 71 ménages et 458 habitants ;
Composition
- Aït Takhsan éclaté en cinq petits villages (Imlil, Targa Imoula, Taourirt,
Achayn, Tagadirt) : 75 ménages et 480 habitants.
(Direction centrale de la Statistique, Population rurale du Maroc, Rabat, 1982).

- Aït Souka : 356 habitants et 56 ménages.


Villages voisins
- Aguersiwal : 136 habitants répartis en 11 ménages.
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Photo 1. Illigh, 1981

Première rangée : habitants ; deuxième rangée : Hassan Rachik, Boukhari, fils du chef de la Maison
d’Illigh, Mohamed Khattabi, Mohamed Mahdi, Abderrahim Abdelilah, Rachida Najib, (nom oublié),
Keltoum Mousdik, Paul Pascon, Dominique Verdugo ; troisième rangée : habitants, Mohamed Tozy.
Cliché : Daniel Schroeter.

Photo 2. Étudiants et enseignants partagent un même espace, salle de la commune, Zaouia,


Tazerwalt
18

NOTES
1. Ce prélude ainsi que les introductions aux quatre parties sont inédits.
2. Mohamed Khattabi, Mohamed Mahdi, Rachida Najib, Abderrahmane Rachik, Abdelilah
Abderrahim. La mission comprenait d’autres jeunes chercheurs, Ahmed Arif, Mohamed Tozy,
Daniel Schroeter, Keltoum Mousdik, Dominique Verdugo.
19

Hommage à Bruno Etienne

1 Tout d’abord, je regrette de ne pas pouvoir être physiquement parmi vous1. Rendre
hommage à Bruno Etienne, l’un des rares professeurs qui a tenu une place exceptionnelle
dans ma vie de chercheur n’est pas chose aisée. Bruno Etienne ne supportait ni les idées
reçues, ni la pensée toute faite et prête à porter. Pour ne pas décevoir sa mémoire,
j’éviterai la rhétorique et les idées interchangeables souvent associées à ce type
d’occasion. Je me contenterai d’évoquer quelques moments forts de son passage à
Casablanca tels que je les ai vécus.
2 J’ai connu Bruno Etienne en tant qu’étudiant en 1979-1980. Je pense avoir assisté à tous
ses séminaires en science politique et en méthodes des sciences sociales. Pour apprécier
son passage à Casablanca, je dois dire un mot sur l’ambiance universitaire de l’époque.
Dans la majorité des cas, l’enseignement, en général, et celui du droit public, en
particulier, faisaient appel à la mémoire. Pour les rares qui sortaient des sentiers battus,
être étudiant intelligent à l’époque, c’était être marxiste ou essayer de le devenir. A ce
titre, nous avions une double série de lectures : d’une part, les livres en rapport avec les
cours de droit et, d’autre part, la littérature marxiste, notamment celle relative à
l’économie et au sous-développement. Ces lectures militantes pour ainsi dire étaient aussi
mobilisées dans le ciné-club Al-Azaim, une expérience que j’ai partagée avec d’autres
amis dont certains continuent leurs recherches en sciences sociales, je veux parler de
Mohamed Tozy et de Mohamed Mahdi. Ce rappel de l’ambiance de l’époque, je le redis, est
important pour mesurer l’impact positif de Bruno Etienne.
3 Pour dire les choses promptement, il nous a aidés à remettre en question à la fois le
juridisme et le marxisme. De plus, il a fortement contribué à nous sensibiliser à des
questions théoriques et méthodologiques nécessaires à la formation d’un chercheur.
Devenir chercheur était une chose qu’on n’envisageait même pas, une ou deux années
avant son arrivée. Avec d’autres professeurs, notamment Paul Pascon, il nous a orientés
vers un nouveau style de pensée, vers un nouveau domaine de lecture et surtout vers la
découverte du métier du chercheur. Nos facultés de droit préparaient certes pour
d’autres métiers, mais pas pour celui de chercheur. Pour la première fois dans l’histoire
de notre faculté à Casablanca, des étudiants ont opté pour des thèmes relativement
originaux : le champ religieux, le cinéma, le changement social, l’histoire politique. Quant
à moi, la problématique de mon mémoire de DES, qui portait sur la modernisation de trois
tribus zemmours, était directement inspirée de son séminaire en science politique :
20

tradition et modernité. L’émergence du statut de chercheur dans notre faculté constitue


un changement significatif auquel Bruno Etienne a fortement contribué.
4 Il faut dire aussi, par respect pour sa mémoire, que tout cela était fait sans aucune
méthode apparente. Ses séminaires ne suivaient aucune logique didactique explicite. De
l’extérieur, on pouvait dire que ses séminaires étaient une sorte d’éloge pour la
désorganisation. Il lui arrivait par exemple de venir commenter un éditorial de Ahmed al-
Alaoui sur le khilafat ou imarat al-muminine. Et il pouvait sans nous prévenir faire un saut
dans un autre pays et un autre siècle, la révolte des paysans d’Engels, par exemple.
5 J’étais souvent déboussolé. Et j’ai l’impression qu’il l’était également à cette étape de sa
vie de chercheur. Lui aussi, me semblait-il, sortait d’un paradigme, d’un champ de
questions et d’intérêts qui ne lui convenaient plus. Je pense que je suis rarement
intervenu pendant ses séminaires, moi qui étais assez bavard et prenais fréquemment
part aux débats à la faculté et au ciné-club où je jouais alors le rôle d’animateur. Le
résultat de tout cela à mon niveau, c’était une option pour le silence et une forte volonté
de rattraper mon immense retard en sciences sociales. Avec Bruno Etienne, nous avons
compris ce que la modestie du chercheur voulait dire, modestie qui rompait brutalement
avec l’arrogance du militant qui savait tout. Il y avait, bien entendu, des velléités de
résistance de la part de certains étudiants pour qui Bruno Etienne ne faisait que diffuser
la sociologie américaine entendue, cela allait de soi à l’époque, dans un sens péjoratif.
6 Pour découvrir une ville, il faut s’y perdre. Il faut imaginer notre perte et notre désarroi à
l’époque. Demandez à Mohamed Tozy ce qu’il endura pour comprendre un des textes de
Pierre Bourdieu sur la religion. Ce qui compliquait notre trouble, c’est que les suggestions
de Bruno Etienne étaient très nombreuses. Je n’exagère pas en disant que chaque
séminaire était pour moi une sorte d’avalanche de concepts, d’auteurs, de livres, de
questions. Par quoi commencer et quoi choisir ? C’était des questions à résoudre soit seul
soit en petit groupe. Avec Mohamed Tozy, Mohamed Mahdi et Abderrahim Abdelilah,
nous avions formé un petit groupe de travail où nous lisions ensemble quelques textes
suggérés par Bruno Etienne. Le coup était très dur, et c’était bien de se mettre à quatre
pour le supporter. En disant cela, je mesure ce qu’on aurait perdu si à l’époque, comme
c’est le cas à présent, l’université était fermée à des compétences « étrangères ». Comme
l’endogamie limite la circulation des femmes, l’« endologie » (endo + logos) limite la
circulation des idées.
7 Le mot avalanche ne doit pas être pris ici dans un sens négatif. Je veux dire par ce mot
qu’en peu de temps nous avions reçu des séries d’idées qui dépassaient notre capacité
d’assimilation. Gemeinschaft, Gesellschaft, ethos, paradigme et d’autres mots que l’on
écoutait pour la première fois. Mais le problème aurait été simple si on n’avait eu affaire
qu’à des mots nouveaux. Le questionnement concernait aussi les mots qu’on croyait
savoir : théorie, hypothèse, concept, notion, dialectique, classes sociales, féodalité,
politique, avec ces nuances en anglais entre policy, politics et polity. Avec le recul, je pense
que l’avalanche était pour moi une bonne chose. Vous savez… quand on est évanoui, on
n’a pas besoin de câlins, ni de caresses, mais d’un bon coup qui vous secoue. Bruno
Etienne savait secouer, et j’étais fort bien secoué. Grâce à lui, à Paul Pascon et à mes pairs.
Grâce à lui donc, je continue à m’accrocher, et ce depuis une trentaine d’années, au
métier de chercheur, sans oublier ma dose de vertige, de doute et de modestie, que j’ai
appris avec lui.
21

8 Enfin, je prie les proches de Bruno Etienne, ses amis et collègues de bien vouloir trouver
en ces mots notre sincère reconnaissance pour tout ce qu’il a fait pour nous, en si peu de
temps.
9 14 avril 2009

NOTES
1. Un hommage posthume à Bruno Etienne (1937-2009) eut lieu le jeudi 8 mai 2009 à Rabat. J’étais
à ce moment-là à Berlin pour améliorer mon allemand, ce qui m’a permis de moins écarquiller les
yeux en lisant Verstehen, Weltanschauung, Geistzeit, etc.
22

Première partie. Sacrifice et sainteté


23

Introduction

1 Je viens de mentionner combien j’étais fasciné par l’approche structurale du rituel. De


Claude Lévi-Strauss j’ai retenu que les primitifs peuvent appréhender des idées abstraites,
même si leur langue n’est pas riche en concepts, qu’ils parviennent, en l’absence de textes
écrits, à communiquer et à transmettre, à travers les rites, la connaissance indispensable
à la survie du groupe (Lévi-Strauss, 1962, p. 126 et s.). Dans la même perspective, Leach
définit les rites comme des techniques d’information qui servent à emmagasiner et à
transmettre des notions abstraites. Des objets concrets tels que la viande crue et la viande
cuite peuvent, introduites dans une structure d’objets rituels, servir à exprimer l’idée
abstraite de l’opposition entre le processus naturel et le processus culturel (Leach, 1971,
p. 241-248). Dans les communautés rurales du Haut-Atlas, où le savoir local n’est pas
conservé et transmis grâce à des documents écrits, le rituel constitue une source
d’information indispensable. C’est ainsi que je suis parti des pratiques rituelles pour
accéder aux notions locales de foyer, de communauté, d’esprit, de féminin et de masculin
(chapitre 2). En voici une brève illustration.
2 Avant d’allumer le foyer pour la cuisine du ma’rouf (repas commun), une femme accomplit
un rituel dit isgar. Elle prend un peu de farine qu’elle malaxe avec de l’eau ; le produit
obtenu, dit isgar, est dédié aux jnoun. Lors de l’accomplissement du sacrifice, qui consiste
à répandre l’isgar à proximité du foyer et aux limites du village, elle doit observer
plusieurs tabous, ne pas saler l’isgar, éviter de parler et d’utiliser la main droite.
3 Ces différents rites renferment des représentations des jnoun. Les explications locales
sont laconiques : « On ne met pas de sel parce que les autres [jnoun] ne mangent pas la
nourriture salée. Le sel les fait fuir. » Le rite et l’exégèse soulignent explicitement
l’incompatibilité du sel et des jnoun. L’interdiction du sel est respectée lorsque leur
présence est souhaitée. Inversement, sa manipulation signifie la volonté de les conjurer.
L’isgar souligne de façon claire une affinité entre le non-salé, le fade et les jnoun. Le sel est
un critère de séparation ontologique entre deux classes d’êtres, les humains (ins) et les
jnoun.
4 Sur le plan des relations humaines, on dit des gens qui ont partagé le même repas qu’ils
sont associés par le sel (cherken tissent). C’est une sorte de pacte implicite qui doit
produire des relations de confiance entre les commensaux. Comme le repas pris en
commun est le symbole d’une contiguïté morale et sociale, vouloir rester à l’écart des
24

jnoun revient, sur le plan des représentations, à leur assigner un mode de consommation
différent et, par conséquent, ne jamais partager avec eux une nourriture humaine. Et
comme le sel est le symbole du repas pris en commun et de la solidarité sociale, il ne peut
figurer dans la nourriture dédiée aux jnoun. Le sel, qui renforce le lien entre des humains,
exclut tout rapport avec les jnoun.
5 J’ai appliqué une approche comparative similaire à l’ensemble des rites du ma’rouf, qui
montre que celui-ci associe aux jnoun les notions de fadeur, de silence, de gauche, de cru
et d’inhabité. Dans une seconde étape, j’ai dégagé des principes structurants. Par
exemple, les hommes s’opposent aux jnoun comme la culture à la nature. La nourriture
dédiée aux jnoun est crue, insipide et sans apprêt. Par contre, la nourriture humaine est
transformée par la cuisson, additionnée de sel et d’épices. A l’opposé de la main droite, la
main gauche n’est pas désignée pour accomplir les actes techniques et rituels humains,
etc. (Rachik, 1990, p. 55-96).
6 L’approche structurale est séduisante. Elle fait appel aux connaissances de
l’anthropologue, mais aussi à son imagination et à son intuition qui risque de transformer
l’effort interprétatif en un jeu intellectuel. Je veux dire que le biais d’une approche
structurale est d’élaborer une interprétation qui progressivement s’éloigne des données
ethnographiques et se réduit à un jeu de fiches, à la composition de tableaux impeccables
séparant de façon artificielle et tranchée les colonnes associées à telle ou telle série de
rites. C’est grâce à Jack Goody que j’ai pris conscience de l’effet de l’écriture sur le travail
descriptif et du risque de rapprocher, de comparer et de rendre cohérent et précis des
actes et des paroles disparates et vagues. Goody prévient de l’effet des techniques
graphiques (généalogie, liste, tableau) dans l’étude d’une culture basée sur l’oralité. Il
montre que les rites ou les mythes, lieu d’une activité intellectuelle et donc du
changement, ne deviennent immuables et détachés des conditions sociales de leur
production que lorsqu’ils sont transcrits dans des textes élaborés par l’ethnographe. La
réduction du rituel à un discours serait une conséquence de la mise en texte d’une
culture. L’écriture transforme le statut de l’objet que l’ethnographe cherche à étudier. Et
grâce aux opérations telles que le découpage et la comparaison, qui ne sont concevables
qu’au moyen d’un texte écrit, l’interprétation tendrait à substituer à la pensée locale des
catégories artificielles de l’observateur (Goody, 1970, p. 71-79). Réduire le rituel à sa
dimension culturelle, c’est lui imposer, le désir et la volonté du chercheur qui est
davantage intéressé par l’interprétation. Les gens ne se réunissent pas seulement pour
dire ce qu’ils pensent des jnoun. Le rituel est inscrit dans des relations sociales et des
processus sociaux avec leurs enjeux, tensions et conflits. C’est ainsi que dans mes études
ultérieures, j’ai approché le sacrifice en tant qu’enjeu politique (Rachik 1992, voir infra
chapitres 3 et 8).
7 J’étais aussi influencé par le modèle ternaire d’Hubert et Mauss fondé sur l’opposition
entre le profane et le sacré. Ce modèle distingue trois moments : les rites d’entrée qui
assurent la consécration du sacrificateur, du sacrifiant, de la victime, du lieu, des
instruments et d’autres éléments du sacrifice ; l’immolation qui est le point culminant du
rituel ; et les rites de sortie qui permettent aux acteurs du sacrifice le retour, sans
dommage, au monde profane (Rachik, 1990, 1992). Mais ce modèle n’épuise pas les
sacrifices observés chez les Aït Mizane. En décrivant des sacrifices pris en charge par des
communautés, j’ai pu dégager un autre modèle que j’ai appelé « sacrifice politique »,
parce que les règles qui y président relèvent de la gestion politique des biens
communautaires.
25

Sacrifice sanctifiant et sacrifice politique


8 Le sacrifice sanctifiant s’oppose au sacrifice politique sur plusieurs points. Dans le
premier cas, l’immolateur est un spécialiste du sacrifice, le partage de la victime se fait
selon des règles référant au sacré : hormis la peau et la tête qui reviennent au
sacrificateur, le reste de la carcasse est distribué de façon égale à tous les assistants. A
l’opposé, le sacrifice politique suspend la spécialisation rituelle fondée sur la familiarité
avec le sacré et applique la règle de l’interchangeabilité des sacrificateurs. Cela veut dire
que pour les sacrifices villageois, les chefs de foyer désignent un immolateur ad hoc. De
plus, la viande de la victime est distribuée selon les statuts politiques des chefs de famille
(chapitre 3).
9 En général, lorsque la communauté organise ses sacrifices, elle leur applique des règles
politiques. Dans le cas des ma’roufs, il arrive souvent qu’une bonne partie de la viande soit
vendue aux enchères, qui voient la compétition entre les villageois qui convoitent ce que
la communauté vient de sacrifier. Il faut retenir que pendant les enchères, le calcul
égoïste, la ruse et les stratagèmes se substituent au renoncement qui définit plusieurs
phases du sacrifice du ma’rouf (Rachik, 1990, p. 27-39, 75-81). J. Berque, qui observa ce
type d’enchères chez d’autres tribus du Haut-Atlas, nota la conjugaison de pratiques
propitiatoires ou purificatoires, relevant du sacré, et de préoccupations comptables. C’est
pour rendre compte de ces préoccupations qu’il parla d’« épicerie du sacré » (chapitre 5).
10 Le sacrifice politique est possible lorsque une communauté politique prend elle-même en
charge ses sacrifices, se passe de toute « prêtrise » et de toute médiation religieuse
instituée et applique à la division du travail et au partage de la viande les mêmes règles
en vigueur pour la gestion des biens collectifs.
11 Partant de cette conclusion, nous avons procédé à une brève comparaison avec des
sacrifices similaires observés en dehors du Maroc. Nous avons d’abord noté la
marginalisation scientifique du sacrifice politique qui s’expliquerait par le fait que les
études anthropologiques ont privilégié les sacrifices où le sacrifiant, celui qui engage le
sacrifice et en fait les frais, est une personne et non une communauté. La théorie d’Hubert
et Mauss est elle-même fondée sur des sacrifices privés et non sur des sacrifices
communautaires qui sont écartés par l’exégèse. Charles Malamoud précise que « le
sacrifice est essentiellement, dans l’Inde brahmanique, une affaire villageoise […], les
textes normatifs du brahmanisme n’admettent point de sacrifice « civique » dont les
participants ou les bénéficiaires seraient tous des membres d’une collectivité politique
déterminée » (Malamoud, 1989, p. 98). Le caractère villageois qu’il analyse est absent dans
l’exégèse brahmanique et par conséquent dans toute théorie générale du sacrifice fondée
sur cette exégèse.
12 Il faut noter que ce n’est pas un hasard si les critiques soulignant l’inadéquation
empirique du modèle d’Hubert et Mauss ont été souvent fondées sur le sacrifice grec
antique, prototype du sacrifice « encastré » dans des rapports politiques. Détienne
affirme, s’appuyant sur les analyses de Jean Rudhardt, que « le modèle maussien, avec son
mouvement d’aller et retour entre profane et sacré, était inadéquat dans le cas grec, où ni
le sacrificateur ni la victime ne doivent à aucun moment sortir du monde, mais où, au
contraire, c’est la participation à un groupe social ou à une communauté politique qui
autorise la pratique du sacrifice. […] » (Détienne, 1979, p. 24-25). Il nous offre une analyse
26

minutieuse des liens entre le pouvoir politique et le sacrifice. Il montre, par exemple,
comment la pratique du sacrifice manifeste l’inégalité politique des habitants de la cité.
Le droit de sacrifier, à l’instar des droits politiques, est un privilège accordé aux citoyens.
L’étranger n’a pas le droit d’approcher les autels, non pas parce qu’il est profane, mais
parce qu’il n’est pas citoyen. C’est le rapport à la politique, et non au sacré, qui détermine
qui peut sacrifier et approcher les autels. Les marginaux du sacrifice sont des personnes
exclues de la scène politique. L’étranger est tenu à l’écart des autels et ne peut sacrifier
sans la médiation officielle d’un citoyen. Le métèque a également besoin d’un médiateur.
Toutefois, à la différence de l’étranger, il peut être admis dans la communauté large des
commensaux (Détienne, 1979, p. 9-11).
13 Concernant le partage de la victime, Détienne montre comment il est aussi
manifestement lié à la structure politique de la cité. Il distingue deux types de partage,
aristocratique et isonomique. Le premier est centré sur le privilège, en ce sens que des
morceaux de choix sont donnés à des acteurs qui occupent des positions élevées, tels le
roi et les prêtres. Le second, proche du modèle homérique du « repas à parts égales »,
souligne l’égalité des citoyens devant la viande. L’animal est entièrement découpé en
morceaux de poids égal dont la distribution est faite par tirage au sort. Les repas
égalitaires, que connaissent les sacrifices et les banquets publics, manifestent aussi la
figure isonomique de la cité. Détienne conclut que « les pratiques alimentaires renvoient
le sacrifice à sa texture politique et au type de rapport social qui s’y trouve impliqué »
(Détienne, 1979, p. 23-24). Les manifestations rituelles de l’égalité des citoyens sont
nombreuses. Le sacrifice du bœuf, dans l’histoire de Sopratos, est suivi d’un festin où
l’animal est réparti, dans le cadre d’un groupe civique, suivant un principe égalitaire
(Durand, 1986, p. 57-61, 65).
14 Détienne utilise l’expression « sacrifice politique » lorsque le sacrifice réfère à la cité
(Détienne, 1979, p. 195, 205). Durand parle de « sacrifice civique » par opposition au
« sacrifice religieux ». Dans son analyse des Bouphonia (sacrifice du bœuf de labour)
d’Athènes, il met en évidence les liens entre le sacrifice et la politique. Ce sacrifice civique
se caractérise par la négation de la mise à mort et, par conséquent, du sacrificateur qui l’a
causée. Chaque participant renvoie la culpabilité sur d’autres. Cette question de la mort
de la victime se pose uniquement dans le sacrifice du bœuf de labour. Dans les sanctuaires
grecs, les animaux sont quotidiennement immolés sans se préoccuper de la culpabilité du
sacrificateur. Ceci laisse à penser, selon Durand, que la question est d’ordre plutôt
politique que religieux. Le bœuf est lié à la cité, son sacrifice ne peut être attribué à un
seul citoyen. En niant le meurtre, toute la cité est érigée en sacrificateur collectif
solidaire. Contrairement au sacrifice religieux où le sacrificateur est au centre du rituel,
le sacrifice civique estompe la désignation rituelle du sacrificateur. Tous ceux qui ont
participé à l’action sont appelés à répondre de leur participation au sacrifice (Durand,
1986, p. 57-61).
15 Pour comprendre la différence entre le sacrifice sanctifiant et le sacrifice politique, nous
avons mis l’accent sur la structure de pouvoir entre les médiateurs religieux et les
communautés politiques. Suivant la domination des uns ou des autres, la division du
travail rituelle tend à référer soit au sacré soit à la politique. Le sacrifice sanctifiant a plus
de chance d’être observé dans des sociétés où des groupes religieux dominent la vie
cultuelle. Ce serait le cas du sacrifice védique et du sacrifice hébreu qu’Hubert et Mauss
ont privilégiés. Ce qu’ils définissent comme étant le modèle général du sacrifice serait
plus fréquent chez les groupes sociaux qui connaissent une stratification religieuse
27

favorisant le monopole du sacrifice par des spécialistes. Les rites de consécration auront
plus de chance d’être appliqués, voire amplifiés, si un corps d’officiants et
d’entrepreneurs religieux se charge exclusivement du sacrifice. D’autre part, le sacrifice
politique suppose des structures sociales qui permettent à une communauté politique de
gouverner directement son rapport au sacré et de se passer de médiateurs religieux. La
référence au sacré n’est pas pour autant absente, mais elle ne détermine guère la division
du travail rituel.

Sacrifice humiliant
16 Mon approche des sacrifices a débouché sur une classification qui rompt avec la
recherche d’un modèle général et universel du sacrifice. J’ai distingué entre le « sacrifice
sanctifiant » proche du modèle élaboré par Hubert et Mauss et le « sacrifice politique »
proche du sacrifice civique décrit notamment par des historiens hellénistes.
L’ethnographie du ‘âr a enrichi mon stock empirique en y intégrant un sacrifice marginal
que j’ai baptisé « sacrifice humiliant » et qui est l’opposé même du sacrifice sanctifiant,
qui reste, sur le plan local, le modèle dominant sur le plan normatif.
17 Le sacrifice ‘âr accompagne une demande, une supplication souvent adressée à une
personne influente. Sa principale caractéristique consiste dans l’humiliation qui
l’accompagne et le définit. Le nom même du rituel signifie la honte et le déshonneur. Sur
le plan rituel, l’humiliation concerne le sacrifiant et la victime (voir Bonte, 1999,
p. 139-261). Si on emploie les mots « sacrifice » et « consécration » dans leur sens
étymologique de « rendre sacré », le ‘âr serait à l’antipode du sacrifice tout court. Au lieu
des rites de consécration, ce sont des gestes avilissants et des objets usés, sales et impurs
qui sont mis en scène.
18 La principale caractéristique du sacrifice humiliant réside dans le fait qu’il engage
essentiellement des relations sociales inégalitaires et subSidiairement des relations entre
les humains et les êtres sacrés. Le modèle du sacrifice sanctifiant n’est pas indiqué pour
des situations de pouvoir impliquant un protecteur et un protégé ou un vainqueur et un
vaincu. Dans ce contexte, le but n’est pas d’approcher, par l’intermédiaire du sacrifice,
des êtres sacrés, mais de manifester ou d’amplifier rituellement l’écart social qui sépare le
sacrifiant du destinataire du sacrifice. Venir avec des vêtements neufs, accomplir des
rites purificatoires, parer la victime seraient considérés comme un affront, un défi par les
personnes ou les groupes supplées.
19 Le sacrifice serait une forme rebelle à toute définition fondée sur un seul principe (sacré,
don, rachat...). Car il a cette qualité, comme tout rituel, d’épouser des contenus religieux
et non religieux hétérogènes. Le rapport au sacré ne peut définir un sacrifice qui met en
avant-scène des relations politiques inégalitaires. Le sacrifice ne peut garder la même
« nature » quelles que soient les structures de pouvoir et des logiques sociales qu’il
implique : pris en charge par des acteurs religieux ou politiques, il met l’accent sur les
relations tantôt entre des humains et des êtres sacrés, tantôt entre des humains (chapitre
4).
28

Sainteté, perfection spirituelle, extravagance


20 Lors de mon séjour à l’université de Princeton (novembre 1993 - février 1994), j’ai engagé
une comparaison entre les modèles du sacrifice et les modèles de la sainteté. L’objectif
était de confronter les modèles dominants du sacrifice et de la sainteté, fondés sur la
séparation du sacré et du profane, avec d’autres modèles différents, voire opposés.
21 A l’instar du sacrifice, le modèle dominant de la sainteté est fondé sur une séparation du
profane et du sacré. Être saint, c’est atteindre l’idée de la pureté et de la perfection
spirituelle. Comme pour le sacrifice, j’ai essayé de déborder cette conception étroite de la
sainteté pour analyser des modes de sainteté fondés sur des notions contraires telles que
la saleté, l’obscénité et la transgression de façon générale.
22 Goddard Elliott montre que la vie des saints chrétiens ne se conforme pas à un seul
modèle et que l’emprunt des motifs et des anecdotes se fait au sein de récits du même
type. Ainsi les thèmes communs aux martyrs et aux saints ermites (desert saint) sont rares
comparés aux thèmes qui les séparent. Le but du martyr et de l’ermite reste le même, la
cité de Dieu, mais les méthodes sont différentes (Elliott, 1987, p. 4-43). L’ermite illustre la
séparation extrême entre l’action et la contemplation, la cité/culture et la nature. Sa
sainteté est basée sur le renoncement au monde : virginité, chasteté, pratiques
mortificatoires, jeûne, nourriture basée sur la cueillette, vêtements confectionnés à partir
de palmes, de peaux d’animaux, etc. (Elliott, 1987, p. 95-14, 68-174).
23 Suivant les notions de la contemplation et de l’action, Weber distingue entre deux grands
types de prophétie : « La prophétie « exemplaire » – prophétie se posant en modèle
d’une vie conduisant au salut, une vie en règle générale consacrée à la contemplation et à
l’extase apathique – ou la prophétie de « mission » qui au nom d’un dieu adressait au
monde des exigences relevant naturellement de l’éthique, et souvent de l’ascèse active
(Weber, 1992, p. 45). » Cette distinction sert aussi à classer deux modes de sainteté. Saint
Augustin distinguait déjà deux catégories de saints chrétiens : les hommes d’action et les
hommes qui ont consacré leur vie à la contemplation. Mais il valorisait la vie
contemplative. Le saint ascète veut retrouver la cité de Dieu, le premier état de perfection
perdu suite au pêché considéré comme la cause de la différentiation entre la cité de Dieu
et la cité terrestre. Pour ce faire, il faut s’éloigner des institutions qui présupposent le
règne du pêché, à savoir la famille, la propriété et l’Etat (Mecklin, 1941, p. 73-79).
24 Etudiant la sainteté dans l’Antiquité tardive, Peter Brown fait une distinction selon que le
saint a un impact ou non sur la société qui l’entoure. Contrairement à l’ascète, le saint (
Holy man) est établi près d’un village. La foule est un élément essentiel dans sa vie. Ce que
les hommes attendent de lui coïncide avec ce qu’ils recherchent dans le patron rural. Le
saint est un arbitre et un médiateur appelé à résoudre des problèmes qui se posent dans
les villages. Cependant, Brown ne réduit pas son rôle à un ombudsman charismatique
dans une société pleine de tensions. La personne du saint résume aussi les idéaux
communs de cette société. De plus, la vie d’un saint-arbitre est d’abord marquée par des
pratiques ascétiques. Pour agir dans la société, le saint tire son pouvoir de la vie
contemplative, d’un lieu extérieur aux humains, la vie dans le désert, l’identification au
règne animal (Brown, 1982, p. 113-131 ; 1985, p. 61-71). Le saint n’est pas seulement un
arbitre distant. Il vise la diffusion d’un idéal, il est un exemple qui cristallise les valeurs
centrales d’une société, mais c’est un exemple très proche des gens. Il illustre par des
29

actes concrets les valeurs centrales à diffuser. Par exemple, marcher pieds nus sur les
épines de l’acacia pour se rappeler la souffrance du Christ (Brown, 1987, p. 7-12).
25 Entre les VIe et XIIe siècles, la majorité écrasante des saints chrétiens étaient des évêques
ou des moines. Sous l’influence de la spiritualité monastique, le fait de vivre dans le
monde était incompatible avec la perfection chrétienne. Le chrétien vivant dans le monde
ne pouvait pas échapper à la souillure que la condition laïque impliquait : l’effusion du
sang par la pratique de la guerre, les relations sexuelles, l’usage de l’argent. A partir du
XIIe siècle, ces handicaps tendent à s’atténuer. C’est en Italie que le peuple et les
bourgeois eurent les premiers la possibilité de devenir saint (Vauchez, 1987, p. 79-80).
Mecklin montre que les trois types de saint, à savoir les martyrs, les ermites et les saints
vivant en société, correspondent à des étapes du développement du christianisme
(Mecklin, 1941, p. 1-16). Le saint ascète vit une tension entre l’éloignement du monde du
péché et la proximité de l’Eglise. Saint Bernard illustre cette tension. Il regrette que ses
prières soient interrompues par les appels aux devoirs quotidiens. Le saint était en
quelque sorte obligé par l’Eglise à renoncer à l’idéal ascétique (Mecklin, p. 51-59, 81-88).
Au début du XIIe siècle, les Franciscains et les Dominicains et d’autres ordres mendiants
ont contribué à l’émergence d’une sainteté fondée sur l’action. Contrairement aux moines
cloîtrés, le mendiant travaille avec la population laïque (Kieckhefer, 1988, p. 17-19).
26 La conception de la sainteté est affectée par les structures sociales. Le saint ascète est
libre de toute attache institutionnelle et spirituelle. Cette liberté est nécessaire au mode
de sainteté basé sur le renoncement, l’éloignement de la société et une séparation
tranchée entre le sacré et le profane, entre l’ici-bas et l’autre monde, entre la cité
terrestre et la cité de Dieu. A l’opposé, le saint laïc, également détaché de l’Eglise,
contribue à la valorisation de l’action comme mode d’accès et trait principal de la
sainteté. Mais dans les deux cas, vie active ou vie contemplative, nous sommes toujours
dans le sillage d’un paradigme de la sainteté fondé sur l’idéal de la perfection spirituelle.
27 Au Maroc, l’hagiographie nous renseigne amplement sur les différents modèles de
sainteté, y compris les marginaux. Mais les chercheurs ont davantage étudié les modèles
dominants. Gellner approche le saint comme un arbitre charismatique. Pour lui, la vie
rurale tend à favoriser une religiosité différente de celle des villes. Les ruraux ont besoin
d’une religion « personnalisée », d’un personnel religieux non seulement comme
intermédiaire avec Dieu mais aussi comme médiateur entre les groupes sociaux. Dans une
société segmentaire où le pouvoir central est marginal, le saint contribue au maintien de
l’ordre. Être saint, c’est accomplir un certain nombre de rôles sociopolitiques tels que la
supervision des élections des chefs de tribu, la résolution de conflits sociaux et la
protection des voyageurs (Gellner, 2003). De son côté, Geertz part de légendes relatives au
saint Lyoussi (d. 1691). Celui-ci est décrit comme étant actif, mobile, fanatique et rebelle à
l’autorité du sultan. La sainteté n’est pas définie en termes de rôles ou de fonctions, mais
en termes de notions culturelles qui la fondent, le miraculeux associé au charisme et à
l’effort individuel, et le généalogique associé à l’idée de patrimoine familial (Geertz, 1992 ;
voir infra chapitre 29).
28 L’hagiographie est pleine de saints actifs (mahdi, combattant...) et de saints ascètes. Aba
Ya’za (d. en 572) est un prototype du saint ermite. Il était au début berger. Son maître lui
donnait quotidiennement deux pains qu’il offrait à deux ascètes. C’est ainsi qu’il a
commencé à manger des plantes, puis il s’est aperçu qu’il pouvait se passer de la
nourriture des humains. Il est resté vingt ans à errer en montagne. On l’appelait l’homme
à la natte (bou wajartil). Comme plusieurs saints ermites, il a terminé sa vie parmi les gens,
30

faisant un compromis entre la vie en société et la vie dans la nature, entre la vie en
groupe et la vie solitaire. L’éloignement du monde n’est qu’une phase transitoire menant
à la sainteté. La vie contemplative n’implique pas nécessairement la fuite de la société.
Plusieurs saints ont associé une vie contemplative intense à une proximité active de la
société. Notre ermite se retirait pour prier, continuait à manger des plantes, mais
s’occupait des pauvres en leur offrant la nourriture (Ibn Zayate, 1984, saint n° 77).
29 La séparation entre le sacré et le profane prend d’autres formes. Pour un type de saint, ce
qui prime c’est la crainte amplifiée de confondre le halâl et le harâm (le licite et l’illicite).
A ce sujet les récits abondent. Tel saint ne mangeait que les céréales qu’il avait lui-même
cultivées. Des jeunes ont décidé, à son insu, de moissonner son champ. Lorsqu’il s’en est
aperçu, il leur a demandé d’arrêter les travaux. Malgré l’insistance des jeunes qui
affirmaient avoir œuvré volontairement, il a mis à part ce qu’ils avaient moissonné et en a
fait aumône. Il a refusé de consommer des céréales provenant d’un travail sans salaire
(Ibn Zayyate, saint n° 14, sur le thème du halâl et du harâm, voir les saints n° 13, 25, 26,
103, 144).
30 L’hagiographie insiste aussi sur la frugalité. Tel saint avait le teint blême, tel autre ne
prenait que du pain d’orge et de l’eau. Manger naturel, manger halâl ou manger frugal
sont des comportements assez fréquents qui témoignent de l’élévation spirituelle du
saint. D’autres saints sont plus réputés pour leurs actions. Abu al-Abbas Sebti (d. 591)
représente ce type de saint. Il recueillait les aumônes qu’il distribuait aux pauvres. Pour
lui, « la justice (‘adl) consiste dans le partage en deux parties égales, alors que la
bienfaisance (ihsâne) est ce qui va au-delà » (Ibn Zayyate, p. 451-475 ; trad. française,
p. 326-333 ; Ferhat, 1992, p. 181-198)1.
31 Rappelons que les traits que nous venons de citer rapidement (renoncement au monde,
contemplation, générosité, etc.) sont associés au paradigme dominant de la sainteté. Mais
la vie des saints déborde, et de loin, ce paradigme. Il faut revoir les définitions de la
sainteté fondées sur la perfection spirituelle, la renonciation et l’exemplarité. Ces
définitions ne sont pertinentes que pour un modèle de sainteté. On voit mal, par exemple,
comment la notion de perfection spirituelle ou d’exemplarité s’appliquerait aux saints
fous, sales, pouilleux. C’est pour cette raison que nous avons consacré une étude à la
sainteté du majdoub réputé pour son extravagance (chapitre 6).
32 Mon objectif général a été de monter que, aussi bien pour le sacrifice que pour la sainteté,
les gens sont engagés dans une vie si riche et si complexe que les emprisonner dans un
seul modèle voile la palette des options et des stratégies qui leurs sont offertes. Le modèle
fréquent de la sainteté implique le respect de la séparation entre les différentes classes
d’objets. Dans ce sens, la sainteté représente l’ordre. Elle s’oppose à la confusion, à la
souillure (Mary Douglas, 1981). Mais la sainteté du majdoub montre que cette conception
dominante est réductrice, que la sainteté n’est pas interdite à ceux qui transgressent les
règles sociales et religieuses, confondent le profane et le sacré, la rue et la mosquée, etc.
Nous pensons que lorsque des saints rejettent toute obédience, personnelle et
institutionnelle, et cherchent à se distinguer des saints établis, il y a de fortes chances
qu’ils adoptent une stratégie fondée sur la transgression du modèle dominant de la
sainteté. A la pureté des ascètes le majdoub oppose l’impureté (sperme, fèces, crachat,
morve) ; aux prières et aux litanies, les malédictions et les paroles obscènes ; à la vie
contemplative, le bavardage ; à la retraite, une vie intensive en société.
31

Une vingtaine d’années après


33 En tant que chercheur, j’ai été amené à intervenir dans l’espace public pour débattre de
questions politiques actuelles, tout en distinguant mon statut de chercheur de celui de
l’intellectuel. Mon temps de chercheur ne s’inscrit pas dans l’immédiateté des
événements. Je n’occupe pas une position permanente dans l’espace public, dans les
médias... Mon référentiel n’est pas idéologique. Je m’inscris plutôt dans un espace
académique, dans des communautés scientifiques, avec comme héritage des traditions
disciplinaires à respecter, à discuter, à critiquer, à dépasser. Et c’est dans le cadre de ce
temps inscrit dans une durée assez longue et à partir de mes recherches et de celles de
mes pairs que je suis intervenu, de façon intermittente, dans l’espace public pour dire
mon opinion et pour contribuer modestement au débat public (voir infra chapitre 25). Je
pense qu’un chercheur, sans être forcément un intellectuel, peut assumer certains rôles
de l’intellectuel, défendre des valeurs, des idéaux, etc. Je ne crois pas en l’intellectuel
généraliste qui parle de tout et partout, en l’intellectuel omniscient/lanterne/guide qui
ordonne le chemin à suivre. Bref, je ne crois pas au savoir qui descend d’en haut pour
« conscientiser » les masses, leur prêter des opinions... Ma modeste contribution au débat
public, j’ai essayé de la faire à partir d’objets sur lesquels j’ai travaillé. C’était souvent
sous forme de conférences (voir Youtube) et d’entretiens (presse écrite, télévision…) (l’un
de mes entretiens dans Aït Mouss et Ksikes, 2014, p. 287-301).
34 Récemment, dans le cadre de l’ambiance baptisée « le printemps arabe », la question de
la sacralité royale a été soulevée. Parmi les slogans du mouvement 20 février (2011) :
« Assez de sacralité, plus de liberté ». C’est dans ce contexte que j’ai repris l’étude de la
question du sacré et de la politique en la situant dans un cadre temporel et spatial plus
large. Comme dans mes études précédentes sur le sacré et la politique, j’ai essayé de
privilégier un accès empirique aux notions étudiées. Les conceptions de la sacralité ne
sont pas approchées comme un système d’idées clos et coupé des processus politiques
concrets. Au contraire, elles sont saisies dans des situations concrètes où elles sont
utilisées (chapitre 7).
35 Mon rôle n’est ni de trancher ni de montrer comment trancher la question de la sacralité
royale. Mon rôle de chercheur-intellectuel est de documenter la question, d’instruire le
dossier, si l’on veut, et de contribuer à un débat où la délibération collective l’emporte sur
les slogans et les jugements hâtifs de certains intellectuels.

NOTES
1. Ces idées sur la sainteté ont été développées grâce au séminaire « Modèles de la sainteté au
Maroc » que j’ai animé à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, Paris, 1997. Je saisis
l’occasion pour remercier Hassan El Boudrari pour son invitation, Lucette Valensi, Jocelyne
Dakhlia et Hassan El Boudrari pour leurs remarques et critiques.
32

Chapitre 1. Rite et technique1

1 La production des biens ne se réduit pas, dans certaines sociétés, à une série d’actions
techniques. Elle comprend aussi des actes dont les finalités avouées ne sont pas, d’un
point de vue empirique, adéquates aux moyens employés. C’est le rapport entre ces actes
– qualifiés d’irrationnels (Max Weber), de non logiques (Wilfred Pareto), de magiques
(Bronislaw Malinowski) ou simplement de rituels (Edward Evans-Pritchard) – et la
technique que nous proposons d’étudier. Les faits analysés, relatifs à des activités
agricoles et pastorales, ont été observés dans une tribu du Haut-Atlas, les Aït Mizane. Les
limites du texte ne permettent de décrire que quelques fragments qui font injure à la
richesse et à la complexité des faits, mais qui suffisent à notre propos.

Une agriculture enchantée


2 Excepté les fêtes célébrées suivant le calendrier lunaire, le calendrier rituel local est
intimement lié au rythme de la vie agricole. Au mois d’octobre, les trois groupes qui
composent la tribu Aït Mizane sacrifient séparément des victimes au sanctuaire de Sidi
Chamharouch. Personne ne doit labourer, ni même déposer le fumier dans les champs
avant la célébration du rituel. Ce sacrifice inaugural, présenté comme marquant le début
de l’année (ikhf n’ousseggass) met fin à une période où, comme disent les paysans, « il est
illicite d’ensemencer » (our ihella wamoud). Cette période se situe avant le 17 octobre
(calendrier julien). Il faut aussi attendre, une fois le sacrifice dédié, que l’un des membres
du lignage réputé de bon augure (aneflous) commence les labours. Enfin, l’exploitant doit
offrir, le jour des semailles, un sacrifice appelé « noces des semences » (tameghra n
wamoud). Dans un couffin, il apporte les semences au centre desquelles sont déposés une
grenade et des fruits secs qu’il distribue aux enfants. Un informateur commente le mot
« noces » en associant les premiers labours (en berbère le mot tayyouga, labours, est
féminin) à une fille en âge de se marier (ta’ezrit) et à l’épouse des premières noces (
tamezouarout). Les finalités de ces rites sont pratiques ; lorsqu’ils sont accomplis, la récolte
sera bonne (ar tçab louqt).
3 La célébration des rituels ne reprend qu’au printemps. Deux ma’roufs (repas dédié par le
groupe et consommé en commun) sont sacrifiés afin de protéger de la grêle les noyers (
awr jeddernt tiqqayine). D’ailleurs, lorsqu’on demande aux informateurs la date des rituels,
33

certains répondent qu’ils ont lieu « au moment où les noyers fleurissent » (igh a
tnewwarent tiqqayine). Cette expression et d’autres telles que « lorsque l’orge couvre la
terre » (igh detnt toumzine akal), « la période de l’épiage » (igh a tsabbalent toumzine) ou
« lorsque l’orge jaunit » (igh a twarraghent toumzine) indiquent une grande affinité entre le
cycle agricole et le calendrier rituel. Ceci expliquerait pourquoi la plupart des rituels ne
connaissent pas de dates fixes mais des périodes plus ou moins déterminées. Au mois de
mars, les femmes inaugurent à leur tour le désherbage des champs en consommant avec
les enfants un ma’rouf. Là aussi le commencement des travaux est consacré par une
femme qui appartient au lignage de bon augure.
4 L’irrigation connaît le même acte inaugural. En plus, le groupe voisin dédie des victimes à
un saint local (Sidi Fares). La peau de l’une des victimes est ramenée au village. Elle est
remplie d’eau qui est utilisée pour arroser les sources. Ce rite passe pour rendre l’eau
abondante (ar ttgouten amane). La victime, le saint, la peau sont autant de moyens qui
assurent l’efficacité du rite.
5 Les rites agissent aussi sur la croissance des cultures. Dans plusieurs villages, l’orge au lait
(tizeimine) constitue l’aliment de base d’un repas pris en commun. Une partie de cette
nourriture est donnée aux grenouilles pour les empêcher de manger l’orge en pleine
croissance.
6 « Au moment où l’orge jaunit », un ma’rouf, dont le nom ne cache pas le lien avec les
moissons, est célébré. La finalité du « ma’rouf de juin des moissons » (ma’rouf n younyouh n
tmegriw) est la même que celle du rituel précédent. Le dépiquage ne connaît que des rites
privés. A la fin d’un dépiquage, la personne qui a conduit les bêtes les arrête un moment
puis les fait tourner dix tours en foulant lentement les grains. Selon l’exploitant, ces dix
tournées sont dédiées à l’aire et sont dites « dîmes de l’aire » (ama‘chour n’ounrar). Le
dépiquage en tant que série d’actes techniques est terminé avant même que le paysan ait
dédié les tournées symboliques. Celles-ci ci n’ont aucun effet technique. Juste après le
sacrifice à l’aire, notre paysan donne l’ordre d’orienter les bêtes en direction de la
Mecque (sseqbel lebhaym).
7 Pendant les vannages, les paysans sont préoccupés par les directions du vent. On dit que
le vent de l’est n’est pas souhaité, qu’il mélange et brouille la paille. Aussi, pour
provoquer le vent de l’ouest, place-t-on un petit tas de pierres (kerkour) dans la direction
voulue. Après le vannage, on dépose du sel et un objet en fer au sommet du tas de grains
pour conjurer les jnoun. Le mesureur doit observer un tabou de parole. La première ’abra
(unité de mesure) est séparée et partagée en autant de saints et de ma‘roufs concernés.
Généralement, ils sont au nombre de huit, et chacun reçoit le huitième d’une ‘abra. La
dixième est la seule qui est posée à gauche : elle représente la dîme (‘chour) donnée aux
nécessiteux et aux parents pauvres. Elle est appelée par euphémisme « celle de l’ombre » (
tine oumalou), le mot ‘chour ne doit pas être prononcé sinon toute la récolte serait ‘chour.

Fonctions et significations

8 Les rites décrits ont des fonctions manifestes, c’est-à-dire des finalités que leur attribuent
les acteurs eux-mêmes. Elles sont comparables à celles que visent les actes techniques.
Selon l’exégèse locale, ne pas accomplir un rite produit aussi des effets objectifs néfastes.
Il y a une vingtaine d’années, raconte-t-on, certaines personnes ont labouré avant le
sacrifice collectif, leur orge est devenue dure comme les feuilles du palmier nain.
34

9 Parce qu’ils visent des fins pragmatiques, les rites qui accompagnent les activités
techniques sont considérés comme magiques. Et comme toutes les actions magiques, ils
seraient une mauvaise application des associations d’idées. Selon Laoust (qui s’inspire des
idées de James Frazer), les rites des labours qu’il a décrits relèvent de la magie imitative.
Avant les semailles, on distribue et on consomme toute sorte de choses « douces »
(figues, raisins secs...) pour que l’année soit douce c’est-à-dire prospère. La grenade est
manipulée avant les labours parce que sa structure (une multitude de grains dans une
seule capsule) symbolise l’abondance et la fécondité. Associé à celle-ci, le passage des
femmes dans les blés en herbe augmente la fertilité des champs (Laoust, 1920, p. 308-311,
331). Les fins sont déjà inscrites dans les objets rituels. Le lien entre le rite et la technique
serait d’ordre métaphorique, et c’est dans la métaphore que résiderait l’efficacité du rite :
par exemple, le semblable (la grenade et l’abondance de ses grains) produit le semblable
(l’abondance de la récolte).
10 La magie est approchée comme une fausse science, aussi son étude se réduirait-elle à la
recherche des représentations de la causalité et des lois qu’elle implique (loi de similarité,
de contiguïté, de contraste : le semblable provoque le semblable, le contraire agit sur le
contraire, etc.). Le rite serait, en dernière analyse, une technique imaginaire de cette
science fallacieuse.
11 L’interprétation de Laoust se fonde davantage, pour ne pas dire uniquement, sur des
principes et des lois universels que sur l’exégèse et les données locales. Quelques rites
sont choisis pour illustrer les lois sympathiques, le reste est passé sous silence : les
esprits, la qualité des acteurs, les prières, etc. qui sont aussi en rapport avec l’efficacité du
rite.
12 D’autres théories psychologiques ont cherché à expliquer pourquoi, dans certaines
situations, les hommes recourent au rite pour seconder leur technique. Les informateurs
et les paysans observés ne confondent pas le travail technique et les rites. Ceux-ci sont
désignés par le terme l’ada. Les techniques agricoles sont tellement complexes que leur
description déroute souvent le chercheur. Mieux encore, parfois les considérations
techniques passent avant la rigueur rituelle. Des habitants qui décrivent le sacrifice
inaugural précisent bien que ce dernier ne concerne pas l’aglas (orge en herbe) qui doit
être cultivé avant octobre. Mais que peut faire l’agriculteur émérite contre le vent, la
grêle, la sécheresse et toutes sortes d’intempéries ? Le rite agit-il sur le fortuit,
l’incontrôlable ? (Malinowski, 1974, p. 74-76). Serait-il irrationnel par rapport aux moyens
employés mais rationnel dans ses finalités ?
13 Au cours d’un entretien, un informateur a comparé les rites de son village avec ceux
observés chez les groupes voisins de la plaine. Là on coupe la dernière gerbe en disant :
« Meurs, meurs, ô notre champ ; après ta mort Dieu est capable de te ressusciter. » J’ai
demandé si son groupe observait les mêmes rites. Il a souri et a dit : « Nos champs sont
irrigués tout au long de l’année. Ils ne meurent pas... Les gens de la plaine pratiquent ces
rites, il n’y a pas d’eau. » Il faut mentionner que l’eau est relativement abondante chez les
groupes étudiés. Il faut aussi rappeler que c’est le groupe voisin, Aït Souka, où l’eau est
sensiblement rare, qui consacre ses sources. Les activités ritualisées seraient les moins
contrôlables sur le plan technique. La réaction de notre informateur est alors
compréhensible : pourquoi recourir au rite là où l’action technique se suffit à elle-
même ? Un jeune chef de famille a été le seul à s’écarter de l’exégèse locale et à expliquer
le ma’rouf des moissons par l’angoisse des paysans. Selon lui, on célèbre le rituel parce
qu’on a peur (ar ttiksaden) pendant les jours qui précèdent les moissons.
35

14 Malinowski a remarqué que seules les activités techniques qui ne sont pas contrôlées par
la connaissance sont entourées de rites magiques. Les Trobriandais pratiquent la magie
lorsqu’ils pêchent en pleine mer et non lorsqu’ils restent dans les lagunes. Le rite est lié à
l’incertitude, il a pour fonction d’apaiser l’anxiété de ceux qui l’exécutent (Malinowski,
1979, p. 41). « La magie est une activité de substitution dans les situations où l’on manque
de moyens pratiques pour atteindre le but, elle a une fonction apaisante ou stimulante et
donne aux hommes courage, soulagement, espoir et ténacité. » (Marett, cité par Evans-
Pritchard, 1971, p. 42.)
15 Selon ces interprétations, les groupes étudiés distinguent le rapport de cause à effet
magique et le rapport de cause à effet mécanique. Le recours au rite est fonction du degré
de contrôle de la nature. Toutefois, on s’explique mal, de ce point de vue, pourquoi des
gens qui continuent à pratiquer les mêmes techniques ancestrales recourent moins au
rite que les générations précédentes. Dans plusieurs villages, des ma’roufs sont délaissés,
le rite de l’initium agricole n’est plus respecté, les « noces des semences » ne sont qu’un
souvenir d’enfance...
16 Les explications par l’incertitude et l’anxiété se limitent aux fins attribuées par les
intéressés eux-mêmes aux rites. Les distinctions entre les motivations conscientes et les
conséquences objectives, entre les intentions et les effets fonctionnels de l’action ou, en
d’autres termes, entre les fonctions manifestes et les fonctions latentes ont fourni une
autre clé pour interpréter les rites en question. Le but même avoué de ces distinctions est
d’éclairer l’analyse des pratiques qui paraissent irrationnelles, des activités où le rite est
converti en outil. Les rites peuvent remplir des fonctions sociales qui sont éloignées du
but jamais atteint, celui de seconder la technique. Le concept de fonction latente conduit
donc à étudier les conséquences des rites non sur les divinités ou les intempéries mais sur
les groupes célébrants (Winter, 1978, p. 138).
17 Les sacrifices, les repas pris en commun et d’autres rites dont le but est d’agir sur la grêle,
l’eau, les grenouilles, etc. peuvent être rapprochés dans leurs rapports avec la structure
des groupes. Ils définissent les limites des groupes, manifestent la division sociale du
travail, mettent en scène les tensions sociales et d’autres aspects de la structure sociale.
Par exemple, les Aït Mizane célébraient ensemble le rituel inaugural des labours. Depuis
quelques années, à la suite de conflits relatifs au partage de la viande entre les chefs de
foyer, chacun des trois groupes dédie séparément ses sacrifices. Les femmes
n’accompagnent pas la procession formée aux confins du sanctuaire, et quelques phases
concernent davantage les jeunes hommes, notamment la phase des enchères des restes
des sacrifices qui connaît une forte émulation. On peut s’interroger aussi sur le statut des
sacrificateurs, des lignages qui inaugurent les travaux et d’autres acteurs rituels.
18 En distinguant la vérité de l’utilité, l’importance fonctionnelle du rite est soulignée : un
rite, aussi absurde ou irrationnel soit-il d’un point de vue empirique, peut avoir des
rapports et des effets objectifs sur la société. « Quand les hommes considèrent certaines
situations comme réelles, elles sont réelles dans leurs conséquences. » (Thomas, cité par
Winter, 1972, p. 169.) Tout se passe comme si on cherchait à remédier à l’irrationalité
technique par une rationalité sociologique. Le repas commun est irrationnel lorsque, par
son intermédiaire, on cherche à agir sur le monde, mais il est rationnel lorsqu’il est
approché comme moyen qui assure la cohésion sociale (le rapport entre le rituel et ses
effets est objectif). L’illusion se volatilise ; en accomplissant des rites, les gens ne savent
pas ce qu’ils font ! En voulant agir sur le monde, ils agissent sur eux-mêmes !
36

19 L’approche sociologique semble négliger le rapport qu’établissent les rites avec le monde
dit imaginaire. Elle tend à réduire le rituel à son aspect social ou à une activité mondaine
où le rôle, le statut, le conflit, etc. constituent l’essentiel. La technique, élément de
l’interaction étudiée, est purement et simplement écartée. Les rites décrits sont riches en
significations. Nous nous limiterons à celles qui renseignent sur les représentations
locales de la technique. En travaillant, les hommes cherchent, dans certaines situations, à
concilier ou à conjurer des êtres invisibles. Ceci peut être lié aux emplacements des lieux
du travail. Pendant le dépiquage et le vannage, on manipule le sel pour éloigner des
récoltes les jnoun. Le premier jour de la transhumance, le berger doit dédier à ces mêmes
êtres une nourriture (farine + eau) qui ne doit pas être salée. Le sacrifice est répandu à
tous les coins de l’abri (la’zib) et aux alentours. Il a pour finalité la protection des bêtes
(éviter les pertes, les accidents...). Signalons que le même sacrifice (appelé isgar) constitue
la première phase du sacrifice d’octobre.
20 Le sacrifice aux jnoun hors des espaces habités indique les limites du contrôle juridique ou
matériel du territoire par le groupe. Sur le plan rituel, certains espaces appartiennent aux
jnoun appelés, par euphémisme et dans ce contexte, « Aït lemkane » (propriétaires des
lieux). La domination de cette partie de la nature ne peut donc être ni absolue ni totale. La
même attitude est observée envers des moyens de production privés. La mise bas d’une
vache est entourée de plusieurs rites accomplis par les femmes. La première motte de
beurre (tassendout izwarn) doit être sacrifiée à une sainte locale, ensuite la femme qui
s’occupe de la vache doit garder le beurre des dix premières barattées et ne rien en
consommer. Dans le cas contraire, la vache tombera malade. Le beurre gardé est cuit et
salé puis donné à la vache (et à son veau selon d’autres personnes). Il est considéré
comme la part due à la vache (lhaqqens) ou son droit (lwajibens).
21 Le sacrifice des tournées à l’aire et l’orientation des bêtes face à la Mecque ne sont pas
associés à des fins techniques. Ils renferment des représentations relatives à l’aire, à la
récolte, au travail... L’aire est plus qu’une chose, plus qu’une parcelle de terre qu’on
foulerait n’importe comment. Les femmes ne doivent pas s’en approcher, et les hommes
doivent y entrer pieds nus. Même les bêtes sont soumises aux rites. Les parcours, la vache
et l’aire, pour ne prendre que ces exemples, ne sont pas réduits à leurs fonctions
productives. Ce sont des partenaires pour lesquels on renonce à une partie de son labeur.
Ces rites et d’autres traduisent l’attitude envers la nature que Habermas oppose à la
technique occidentale : « L’alternative proposée à la technique existante, c’est-à-dire le
projet de la nature comme partenaire et non plus comme objet, renvoie à l’alternative
d’une autre structure d’action : elle renvoie à l’interaction médiatisée par des symboles,
par opposition à l’activité rationnelle à une fin. » (Habermas, 1978, p. 15.)
37

Ma’rouf Immi n’T’azza. Distribution de noix et de pains, 1985.

NOTES
1. Paru dans Signes du présent, n° 6, Rabat, 1989.

RÉSUMÉS
Cet article a été publié dans une revue destinée à un large public. Y sont discutées les fonctions
psychologique et sociologique du rite. Dans des situations incontrôlables et incertaines, le rituel
seconde la technique et apaise l’angoisse et l’anxiété des intéressés. Le rituel est également
approché en termes d’effets sur le groupe célébrant (cohésion sociale…). En plus de ces fonctions,
les rituels agraires étudiés renferment des représentations relatives à l’aire à battre, aux
animaux, aux champs, etc. Ceux-ci ne sont pas réduits à leurs fonctions techniques et
productives. On leur offre des sacrifices. Ils sont perçus comme des partenaires pour lesquels on
renonce à une partie de son labeur. Ces rites traduisent l’attitude envers la nature que Habermas
oppose à la technique occidentale : faire de la nature un partenaire et non un objet.
38

Chapitre 2. L’autre sacrifice


Étude sur la division sexuelle des rôles rituels dans une tribu du Haut-
Atlas

1 Au cours des rituels célébrés par les Aït Mizane et les collectivités voisines (Aït Souka et
Aguersiwal), les hommes et les femmes n’exécutent pas indifféremment les mêmes gestes,
ne profèrent pas les mêmes paroles, ne manipulent pas les mêmes objets, ne dédient pas
les mêmes sacrifices, ne sacrifient pas aux mêmes êtres, etc. Partant de cette observation
triviale, la division sexuelle des tâches rituelles est considérée comme une occasion et un
moyen privilégiés pour accéder aux représentations collectives associées aux relations
sociales entre les deux sexes. En d’autres termes, l’approche du rituel comme un
ensemble de rôles distribués suivant le sexe permettra de mettre à jour les définitions
locales du masculin et du féminin. Toutefois, l’interprétation ne se limitera pas aux
rituels qui voient la collaboration des deux sexes, elle prendra également en
considération les rituels célébrés exclusivement par les hommes ou par les femmes.
2 Les rituels dits ma’rouf sont célébrés, suivant le calendrier local, soit par tous les membres
de la collectivité, soit par les hommes uniquement, soit par les femmes et les enfants 2. La
préparation du ma’rouf qui implique les deux sexes est assumée en grande partie par les
hommes. Ce sont eux qui collectent les sacrifices (orge, beurre...) et récupèrent les
créances que certains chefs de famille doivent au ma’rouf précédent. Les femmes nettoient
les grains d’orge sacrifiés que les hommes transportent ensuite au moulin. L’immolation
des victimes, qui inaugure le rituel, est assurée par un sacrificateur de sexe masculin. Ce
dernier doit égorger les victimes en observant les rites musulmans qui président à tout
abattage d’animaux : il doit tenir la gorge de la victime en direction de la qibla (la
Mecque), invoquer le nom de Dieu (tasmiya), prononcer le takbir (Dieu est le plus grand)
puis égorger avec la main droite.
3 Au moment où les hommes dépouillent les victimes et dépècent les carcasses, les femmes
allument les foyers, épluchent les légumes et roulent le couscous. Une partie de la viande
destinée à la cuisine est donnée aux femmes ; le reste est vendu aux enchères qui ont lieu
après le repas commun. Lorsque les marmites commencent à bouillir, l’une des
« anciennes » (tiqdimine) prend un peu de farine qu’elle malaxe avec de l’huile et de l’eau
bouillie. La pâte obtenue est appelée en berbère isgar ; elle est préparée et dédiée aux
jnoun3 avec la main gauche tout en observant un tabou de parole. En plus, il est interdit de
39

saler et d’épicer la sauce des marmites avant le sacrifice d’isgar, la nourriture démoniaque
ne devant être ni salée ni épicée. C’est une fois ce sacrifice offert que les femmes peuvent
commencer la cuisson des repas destinés à la collectivité. Les hommes sont servis les
premiers, les femmes mangent après. On peut dire que pour celles-ci le ma’rouf se termine
avec la consommation du repas. Les hommes, en revanche, restent pour assister aux
enchères et réciter les prières qui clôturent le rituel.

Les jnoun, le sang, la viande


4 L’analyse des destinataires des sacrifices révèle d’abord une affinité entre le féminin et le
démoniaque. En principe, tous les sacrifices démoniaques des différents ma’rouf sont
dédiés par les « anciennes ». Chacun des villages Aït Mizane dispose d’une spécialiste qui
s’occupe de l’inauguration des nouvelles maisons en y sacrifiant également la nourriture
fade. D’autres contextes rituels rapprochent le féminin du démoniaque. La gauche que
requiert le sacrifice aux jnoun est associée à la femme : des informateurs citent un récit
sacré selon lequel la femme (Eve) est créée de la côte gauche d’Adam.
5 En revanche, l’homme sépare, avec la main droite, la chair, dédiée à la collectivité (jma’a),
du sang, qui est pris (et non offert) par les jnoun. On dit que « le sang est ce que les jnoun
prennent (ar ttassine) du ma’rouf ». L’homme verse le sang en prononçant des paroles
sacrées, la femme offre des aliments dans un silence absolu. L’analyse d’autres rôles
rituels rend manifeste cette double association entre la femme, le démoniaque et le
sacrifice alimentaire, d’une part, et entre l’homme, les divinités bienfaisantes et le
sacrifice sanglant, d’autre part. Citons par exemple le rituel appelé tafaska qui
commémore le sacrifice du prophète Ibrahim. Chaque chef de foyer dédie une victime qui
est consommée par la maisonnée. Contrairement au ma’rouf, où la femme n’assiste pas à
l’égorgement des bêtes, le sacrifice domestique de tafaska connaît une collaboration des
deux sexes. La femme (généralement l’épouse du chef de famille) noircit les yeux de la
victime avec du khol et lui fait avaler un mélange de blé, de levure et de henné
(Hammoudi, 1988).
6 Ensuite l’homme (généralement le chef de famille) immole la victime qui est dédiée à
Dieu. La femme jette du sel sur la mare de sang pour mettre en fuite les jnoun ; ce geste
signifie que le sang des victimes sacrifiées à Dieu leur est interdit.
7 La femme n’est pas tenue à l’écart du sang qu’elle refuse à ces êtres mêmes auxquels elle
sacrifie l’isgar. D’ailleurs, elle porte et fait porter à ses enfants un nouet (tawmmist) qui
contient le sang des victimes de tafaska, le sel et d’autres ingrédients. La confection de ces
nouets vise à protéger contre le mauvais œil et à annuler l’effet d’autres nouets
maléfiques qui renferment également du sang dont les informateurs ignorent (ou font
semblant d’ignorer) l’origine. Le sang, objet impur, pris par des êtres qui sont par
plusieurs aspects impurs, est manipulé par les femmes. Toutefois, l’incompétence rituelle
de la femme à égorger l’empêche de dédier aux jnoun, réputés amateurs de sang, leur
nourriture préférée.
8 Comment interpréter l’incapacité rituelle de la femme à verser le sang ? Marcel Détienne
montre que le système sacrificiel grec ne permet pas de penser la femme comme boucher
ou comme victimaire et affirme que le sang de la vie qui féconde ne peut être mélangé
avec le sang de la mort et de la guerre (Marcel Détienne 1979, p. 207-214). Michelle
Rosaldo et Jane Atkinson, qui ont étudié une autre forme de mise à mort, la chasse, ont
40

soutenu une interprétation similaire. Leur analyse des métaphores magiques révèle que
les idées liées à la chasse (réservée à l’homme) et celles associées au jardinage (imparti à
la femme) constituent les termes d’une opposition fondamentale entre « donner la vie » (
life-giving) et « ôter la vie » (life-taking). La femme représentée comme le sexe qui donne la
vie ne peut tuer, chasser ou faire la guerre (Michelle Rosaldo et Jane Atkinson, 1979,
p. 125, 140).
9 Selon cette interprétation, les vieilles femmes ménopausées, qui seraient de ce fait plus
proches des hommes, devraient égorger, chasser et partir pour la guerre. Or, Détienne,
qui note cette exception dans le rituel grec des Thesmophories, montre que les vieilles
femmes n’assument le rôle de victimaire qu’exceptionnellement, au cours de cérémonies
d’où les hommes sont exclus (Détienne, 1979, p. 207-214). Par ailleurs, il est difficile
d’interpréter, en partant de l’opposition « vie-mort », la hiérarchie des gestes accomplis
par les deux sexes. Comment rendre compte du fait que les actes et les objets liés à la
femme, à la vie, sont hiérarchiquement inférieurs à ceux associés à l’homme, à la mort ?
10 Chez les groupes étudiés, la chasse et la guerre sont des activités masculines. Mais les
données recueillies ne révèlent que des associations faibles entre la femme et la vie, d’une
part, l’homme et la mort, de l’autre. Tout d’abord, la femme ne doit pas accompagner les
cortèges funèbres et visiter les tombes au cimetière. Elle ne doit pas non plus assister à la
circoncision de ses fils ou d’autres garçons. En plus de ces contextes rituels macabres ou
sanglants, les rites qui accompagnent la naissance soulignent un statut ambigu de la
mère. Le chef de famille dédie deux sacrifices sanglants : en tant que père, il immole une
victime à l’occasion du sbou‘ (fête du septième jour de la naissance), et en tant qu’époux il
est obligé d’offrir à l’accouchée un sacrifice appelé taskift. Dans ce cas, le sacrifice n’est
pas uniquement symbolique, la mère dispose de la victime comme elle l’entend.
11 Le mot taskift désigne aussi le fait que la chatte qui vient de mettre bas mange l’un de ses
petits. A travers ce double contexte d’emploi du terme taskift, la pensée locale assimilerait
la chatte qui engloutit ses petits à l’accouchée qui mange la victime que le père substitue
à l’enfant. Cette idée d’une mère dévorante et anthropophage est manifeste dans un autre
contexte. La mère qui surprend son enfant battu par un adversaire lui crie : « Est-ce-que
je te les ai mangées (les mains s’entend) pendant taskift (makh chikhakten gh taskift) ? »
12 La femme donne effectivement la vie, mais elle est représentée comme un être qui
cherche à la détruire. C’est l’homme, le père, qui, grâce à la destruction d’une vie animale,
rachète la vie de son enfant. Etre naturel, comme la chatte gloutonne, la mère donne la
vie que le père a le privilège de perpétuer. Il faut souligner que lorsque la femme a la
possibilité de tuer (au niveau des représentations), l’homme se substitue à elle en mettant
fin à une vie animale (au niveau des actes). Symboliquement, le sacrifice de taskift évite le
retour de l’enfant au ventre maternel et maintient la femme dans son rôle de « donneuse
de vie ». Mais, n’est-il pas paradoxal, du point de vue de l’interprétation qui associe la
femme à la vie, de donner au sacrifice dédiée à l’accouchée un nom qui réfère à la mort et
d’évoquer des actes macabres dans un rituel de naissance ?
13 La taskift peut être rapprochée du sacrifice de tafaska. Cette comparaison est d’abord
suggérée par le fait que d’autres tribus lointaines (plaine du Sous) appliquent le mot
tafaska au « cannibalisme » de la chatte 4. Selon la tradition, c’est l’homme (le prophète
Ibrahim) qui rachète lui-même son fils en sacrifiant une victime. En répétant le geste du
prophète, les chefs de famille croient racheter chaque année leurs fils.
41

Tafaska Taskift

Le père n’égorge pas son fils La mère ne mange pas son enfant

Le père sacrifie une victime et rachète son Le père sacrifie une victime et rachète son
fils enfant

14 Deux différences principales doivent être notées. Le sacrifice de tafaska rachète l’enfant
mâle alors que la taskift est indifférente quant au sexe des nouveau-nés. Cette différence
peut être rapprochée de la fonction que jouent le garçon et la fille dans la généalogie de la
famille. Le sacrifice de tafaska souligne l’importance, dans une société patrilinéaire, du fils
qui représente pour le sacrifiant la continuité du nom et de la lignée. Mourir sans
postérité est conçu comme un grand malheur. Par contre, le sacrifice offert à l’accouchée
ne définit pas le nouveau-né puisque, quel que soit son sexe, la position généalogique de
la mère ne change guère. Celle-ci, dans une société où la descendance se transmet par les
mâles, ne fait aucune place au sexe féminin.
15 La seconde différence concerne la manière de tuer attribuée à chaque sexe :
– l’homme allait égorger son fils à l’aide d’un couteau ;
– il ne s’agit pas d’un infanticide mais d’un sacrifice dédié à Dieu.
16 Les éléments qui accompagnent tafaska (égorgement, sacrifice, Dieu, couteau...) sont du
côté de la culture comparés à ceux associés au sacrifice dédié à la mère :
– celle-ci aurait commis un acte cannibale ;
– en mangeant directement, comme un animal, son enfant, c’est-à-dire sans user d’un
instrument culturel (le couteau, par exemple).
17 Pour simplifier, l’homme qui renonce à son fils est du côté de la culture, alors que la
femme qui veut dévorer son rejeton est du côté de la nature. Ceci peut être rapproché du
fait que l’homme se réserve les travaux où des outils de fer sont employés (la faucille,
l’araire, la houe) et que la femme n’accomplit que des activités agricoles qui excluent
l’usage de tels outils. Le désherbage, par exemple, se fait directement à la main. Au cours
de certains travaux où les deux sexes sont appelés à coopérer, l’homme fauche l’herbe (
afaynou) que la femme ramasse avec ses mains.
18 L’opposition « culture-nature » est également sous-jacente aux fonctions sacrificielles de
l’homme et de la femme. Le sacrifice sanglant met l’accent sur la « droite » et sur la
« parole » par opposition au sacrifice démoniaque qui exige la gauche et le silence. En
outre, la nourriture sacrifiée par la femme est fade et crue, tous ces rites féminins et les
notions auxquelles ils réfèrent (la gauche, la fadeur, le cru, le silence) ont pour trait
commun d’être hors culture. Non seulement l’homme abandonne et la femme reprend,
mais aussi, lorsqu’ils sacrifient ensemble, ils ne renoncent pas aux mêmes choses et de la
même façon.
19 Les femmes n’égorgent pas et souvent n’assistent pas au sacrifice sanglant. Lors des
ma’roufs observés, elles sont restées à l’intérieur des sanctuaires pendant que les hommes
égorgent et dépouillent les victimes. Pendant le sacrifice de Sidi Chamharouch, les
femmes sont présentes mais se tiennent manifestement à distance du lieu sacrificiel.
Seules les femmes citadines auxquelles, semble-t-il, les règles locales ne s’appliquent pas
s’approchent de la place de la mise à mort.
42

20 Selon la religion musulmane, la femme peut égorger. Des hadiths rapportent que le
prophète Mohammed a autorisé de manger des animaux égorgés par des femmes (al-
Bokhary, 1964, p. 149-150). L’exégèse de l’école malékite distingue les personnes dont les
victimes égorgées sont illicites (haram, il s’agit du fou, du renégat, du mage, etc.) de celles
dont l’égorgement est licite mais « non recommandable » (makrouh). La femme appartient
à cette classe qu’elle partage avec l’enfant impubère, l’hermaphrodite, l’homme non
circoncis ou châtré, le gaucher (al-Ttatai al-Malili, 1886).
21 Deux catégories de conditions peuvent être distinguées : la première est relative au statut
religieux, à la pratique et à la connaissance religieuse, la seconde est définie par référence
aux représentations de la virilité :
– la puberté est signe de virilité ;
– l’homme émasculé est un homme dépouillé de tout caractère viril ;
– l’hermaphrodite est à moitié viril, il est plutôt inclassable ;
– l’homme non circoncis porte encore le prépuce qui le rapproche des femmes.
22 La femme musulmane peut théoriquement égorger, la ségrégation n’est pas fondée sur
l’opposition halal/haram (licite-interdit, illicite) mais sur celle entre le halal et le makrouh
(acte licite mais non recommandable).
23 Chez les collectivités étudiées, l’égorgement ne tombe jamais en quenouille. De surcroît,
la discrimination rituelle dépasse l’égorgement : les femmes sont tenues également à
distance de la viande. Ce sont les hommes qui dépècent les carcasses, désignent les parts
de viande destinées à la cuisine et celles réservées aux enchères. En plus, ils partagent la
viande cuite entre les plats de couscous dressés par les femmes. Cette ingérence
masculine dans le domaine culinaire de la femme rend évident l’apanage exclusif de la
viande par les hommes depuis l’immolation jusqu’au dernier geste précédant la
consommation du repas commun.
24 Un autre monopole masculin, l’achat de la viande vendue aux enchères. Toutefois, c’est
plutôt l’acte de surenchérir et de dépenser de l’argent qui distingue dans ce cas l’homme
de la femme ; à côté de la viande, d’autres objets sacrifiés sont convoités (beurre,
farine...). En outre, puisque le paiement n’est exigible que l’année suivante, l’homme
n’achète pas seulement mais contracte une dette vis-à-vis de la jma’a. Tous les noms des
débiteurs sont inscrits dans un registre (rsem) détenu par le moqaddem du ma’rouf. L’année
suivante, ce dernier consulte le registre et prend contact avec les débiteurs pour qu’ils
s’acquittent de leurs dettes. Celles-ci constituent le fond (rasmal) du ma’rouf qui sert
notamment à l’achat des victimes. Seuls donc des noms masculins figurent dans le
registre, et seuls les hommes ont la capacité juridique de passer des contrats avec la jma’a.
Celle-ci n’implique pas les femmes. La même position du sexe féminin est observée au
cours des rituels de partage de la viande.
25 La victime, dédiée chaque été pendant le moussem de Sidi Chamharouch, est partagée le
surlendemain de son sacrifice. Seuls les hommes chefs de takat (foyer) ont droit aux
grands lots appelés tasghart. Les femmes, à condition qu’elles soient chefs de famille
(généralement des veuves dont les fils ne sont pas encore mariés), n’obtiennent que de
petites parts nommées oumagour (les restes). En plus, ces femmes-là, qui ne sont pas
nombreuses (deux ou trois par village) ne se présentent pas pour prendre leurs parts de
viande. Des hommes, parents ou voisins, se chargent de les leur apporter. Comme pour le
sacrifice sanglant, le cortège funèbre et les enchères, le partage de la viande exclut la
femme. Ce rituel définit la jma’a comme l’ensemble des chefs de takat qui ont droit aux
43

grandes parts. Seuls les bénéficiaires de ce droit assument les obligations collectives
(entretien de la mosquée, préparation collective des repas pour les invités du village...).
La femme écartée du partage rituel, c’est de la jma’a qu’elle est exclue. Statut politique et
statut rituel vont de pair (voir infra chapitre 4 pour une autre catégorie d’exclus).
26 En revanche, la distribution des sacrifices du ma‘rouf de la sainte Mit‘azza ne connaît
aucune discrimination sexuelle. Les mêmes règles du partage sont appliquées aussi bien
pour les hommes que pour les femmes. Chaque groupe de quatre personnes se partage un
tas de noix et deux pains. Toutefois, il faut remarquer que l’égalité entre les sexes n’est
retrouvée que parce qu’il s’agit de sacrifice alimentaire. Celui-ci, dédié ou distribué, est
généralement associé aux femmes pendant que l’égorgement et la viande sont affaires
d’hommes.
27 Les ma‘rouf célébrés par les femmes ignorent la nourriture carnée. Les repas consommés
en commun par les femmes et les enfants se préparent – même en dehors du rituel – sans
viande. Par exemple, lors du ma‘rouf de younyouh n tmegriw (juin des moissons) célébré à
Aremd, les assistants mangent une bouillie d’orge (tagoulla). A Aguersiwal et à Aït Souka,
la bouillie consommée est faite à base d’orge en lait (tagoulla n tzelmine).

Hiérarchie du sacré, hiérarchie des dignités


28 La division sexuelle des rôles rituels peut être d’abord conçue comme un prolongement
ou une simple projection de la division sociale du travail. Certaines tâches exécutées dans
la vie quotidienne par les deux sexes sont observées au cours de la célébration du rituel.
Les femmes criblent l’orge, tamisent la farine, épluchent les légumes, roulent et cuisent le
couscous ; les hommes récupèrent l’argent du ma’rouf, décident les dépenses domestiques
et préparent le thé. Les objets sacrifiés réfèrent aussi aux activités quotidiennes assumées
par chaque sexe. Par exemple, l’homme dédie l’orge, la femme renonce au beurre.
29 L’orge sacrifiée est souvent dite « prise à l’aire » (ttkes i ounrar) parce qu’elle est séparée,
pendant le mesurage de la récolte à l’aire, de celle destinée à la consommation
domestique. C’est dans un espace manifestement masculin que les hommes sacrifient le
produit de leurs travaux. La première ’abra (unité de mesure), appelée berkt llah
(bénédiction de Dieu), est divisée en huit parts offertes à des ma’rouf et à des saints. En
revanche, tous les sacrifices alimentaires qui ont un rapport avec la vache sont accomplis
par les femmes ; ce sont celles-ci qui gardent et conduisent la vache dans des pâturages
situés à proximité des villages. D’autres rites relatifs à la nourriture de la vache sont
observés. Au mois de mars, le ma’rouf de l’herbe (lma’rouf n touga) est célébré par les
femmes dans le but d’inaugurer le désherbage dans les champs d’orge. En plus du repas
rituel, une femme appartenant au lignage aneflous (de bon augure) consacre le
commencement de cette activité féminine en coupant la première les herbes nuisibles.
Inversement, c’est un homme du même lignage qui inaugure les moissons et les
dépiquages en coupant la première gerbe et en balayant le premier l’aire.
30 C’est la femme qui sacrifie le premier lait de la vache qui vient de mettre bas. Ce lait,
appelé adoghs, est cuit et distribué aux enfants. La première barattée de beurre (tassendout
tamezouarout) est également sacrifiée par la femme ; elle peut être dédiée à un ma‘rouf ou à
un saint, comme elle peut être à la base d’un repas spécial (arkoukou) distribué aux
enfants devant la maison ou auprès de la mosquée.
44

31 Dans la vallée de Sidi Fares, à quatre heures de marche du groupe étudié, la femme donne
à la vache qui vient de mettre bas trois barattes de beurre. Ce rite a pour finalité
l’amélioration de la santé de la vache. La quatrième baratte est dédiée à une femme qui
appartient aux descendants du saint (tagourramt) en contre-partie de la première coupe
de cheveux (assgourm) qu’elle assure pour les familles sacrifiantes. Enfin, si l’outre est
neuve, la femme doit lui sacrifier trois barattes de beurre.
32 Au mois de mars, le moqaddem du sanctuaire de Sidi Fares dépose dans cinq villages des
marmites de la zaouïa (tikint n zaouit) dans lesquelles les femmes viennent déposer du
beurre. En contre-partie, elles reçoivent de la femme du moqaddem un peu de sel destiné à
être mélangé avec la nourriture de la vache.
33 La distribution des rôles rituels ne peut être fondée sur un principe unique et réduite à un
simple reflet de la division sociale du travail. Plusieurs principes, dont le nombre est
certes limité, la régissent, et ces principes peuvent être contradictoires quoique
complémentaires. Dans certains rituels, ce sont les hommes qui exécutent des tâches
féminines telles que le ramassage du bois, la cuisson du pain, la cuisine des repas ou le
partage de la viande entre les plats de couscous.
34 Le bois des principaux ma’rouf est coupé au cimetière du village que la femme ne peut
approcher. Selon l’exégèse, les femmes ne sont autorisées à visiter les tombes que le jour
du ‘achoura, fête des morts célébrée le 10 du premier mois du calendrier musulman. Le
même jour, les femmes sacrifient auprès du cimetière le couscous et distribuent aux
enfants la tamehdart (fruits secs et gâteaux). Pendant le ‘achoura de l’an dernier (samedi
5 septembre 1987), les femmes de Mzik ont mangé le couscous au bord du cimetière.
Après le repas, des jeunes filles et quelques femmes ont chanté. En même temps, des plats
de couscous ont été apportés par des hommes à la mosquée. Seuls des hommes et
quelques garçons ont pris part à ce repas. L’occupation de l’espace par les deux sexes est
fort significative. De la terrasse de la mosquée qui donne directement sur le cimetière et
qui le domine, on a une vue plongeante sur le lieu où les femmes sont groupées. Sur le
plan spatial, les femmes, en dessous, sont entre la mosquée et le cimetière.
35 Comme ce dernier, la mosquée et surtout la talmaqsourt (pièce où les prières ont lieu) sont
présentées et représentées comme un espace masculin interdit à la femme. Le bois du
cimetière que la femme ne peut pas couper concrétise le lien entre les deux espaces
masculins. En plus de la cuisine du ma’rouf, il n’est utilisé que pour chauffer l’eau de la
mosquée destinée aux ablutions et au lavage rituel des morts.
36 Ainsi, l’opposition « sacré-profane » l’emporte dans ces contextes rituels sur le principe
de la division sociale du travail. Le sexe masculin ne s’abaisse pour accomplir une tâche
féminine que pour manifester sa supériorité dans un autre domaine, celui des choses
sacrées5. Des actes tels que la cuisson du pain et la cuisine, qui relèvent du domaine
domestique et féminin, deviennent rituellement l’apanage des hommes du moment où ils
sont en contact avec le sacré. Lors du ma’rouf de Mit’azza, ce sont des hommes qui cuisent
le pain et les différents repas dont les ingrédients sont gardés au dépôt de la Sainte.
37 Mais l’interprétation serait incomplète si, en partant des actes et espaces sacrés interdits
à la femme, elle concluait que l’opposition « sacré-profane » est sous-jacente à celle entre
le masculin et le féminin. La femme n’égorge pas, n’entre pas à la mosquée, au cimetière,
à l’aire ; mais le sacré n’est pas pour autant le monopole des hommes. En sacrifiant isgar,
elle exécute un acte religieux : le sacrifice féminin est officiel et public, il est dédié au
nom du groupe sacrifiant pour conjurer les maux et les malheurs. L’exégèse est plus
45

explicite : la femme qui sacrifie l’isgar du village d’Achayn mentionne qu’elle fait ses
ablutions avant d’accomplir ce sacrifice (ces mêmes ablutions que tout musulman doit
accomplir avant les prières)6.
38 Deux catégories de sacré doivent être distinguées : un sacré masculin et un sacré
féminin ; mais la première est, sur le plan rituel, plus valorisée que la seconde. La
distinction des deux classes du sacré et leur hiérarchie vont ensemble. Les jnoun, divinités
déchues et ambiguës, que tantôt on prie tantôt on conjure, sources du bien et du mal
(certaines maladies leur sont attribuées), occupent au niveau des représentations
rituelles une position similaire à celle imposée aux femmes sur le plan des relations
sociales. La tasmiya (au nom de Dieu), les versets du Coran, lus ou écrits dans des
amulettes, chassent les jnoun. Inversement, l’omission de la tasmiya au début des repas ôte
la baraka de la nourriture parce que ces derniers « mettent leurs mains dans les plats ».
D’autres rites soulignent l’infériorité des jnoun dans le système des représentations
locales : le sang des victimes de tafaska dédiées à Dieu leur est refusé ; la nuit, ils ne
hantent pas la talmeqsourt, lieu des prières, mais la pièce contiguë, la takhourbicht, lieu des
souillures où les hommes se purifient et où on lave les morts.
39 Tenant compte du lien entre la hiérarchie des sexes et la hiérarchie du sacré, notre
interprétation a davantage mis l’accent sur la position que tient chaque élément dans le
système des valeurs que sur la qualité des destinataires des sacrifices ou sur des contenus
rigides et universels des gestes et des objets rituels.
40 Il serait, par conséquent, fallacieux d’assimiler le fqih qui se sert des jnoun comme des
serviteurs (a’wan) à des fins religieuses ou profanes avec la femme qui les prie ou les
chasse en se fondant sur le simple fait que les deux entrent en contact avec les mêmes
esprits. D’un côté, nous avons le savoir magique et graphique du fqih qui est valorisé
même s’il est pratiqué en secret, de l’autre, les pratiques féminines moins valorisées en
dépit de leur caractère public. La question n’est pas seulement de savoir quel est le sexe
qui est en rapport avec les jnoun mais de déterminer en plus la nature de ce rapport.
41 Il en va de même pour les autres oppositions analysées (sacrifice sanglant - sacrifice
alimentaire, droite - gauche, nourriture carnée - nourriture non carnée...). Ce sont les
valeurs hiérarchiques liées aux termes des différentes oppositions qui rendent compte
des principaux aspects de la division sexuelle du travail rituel plus que les contenus
attribués aux gestes et aux objets, qui peuvent varier selon les contextes rituels.
42 Par exemple, la signification de l’opposition « droite - gauche » n’est ni fixe ni universelle.
Elle a été associée à différentes oppositions telles que « sacré - profane », « magie -
religion » (Robert Hertz, 1970, p. 85-109) ; « politique - religieux » (Rodney Needham cité
par Serge Tcherkezoff, 1985). Aucune de ces oppositions ne peut être privilégiée de façon
exclusive, car il s’agit d’un schème classificatoire qui peut épouser les divers contenus
que traverse une signification commune relative à la hiérarchie des termes : la supériorité
du sacré sur le profane, du religieux sur le magique, du politique sur le religieux, du
masculin sur le féminin, etc. Chez les groupes étudiés, le même schème est appliqué
lorsque les hommes mettent le ’chour (céréales qui représentent la dîme donnée aux
pauvres) à gauche et les grains sacrifiés aux saints et aux ma’rouf à droite.
43 Un autre aspect de la hiérarchie, qui a trait aux principes sous-jacents à la division
sexuelle du travail rituel, doit être mentionné. La distribution des rôles n’est pas rigide :
dans certains contextes rituels, les hommes sacrifient l’isgar. Les trois groupes Aït Mizane
dédient séparément, au mois d’octobre, des victimes au sanctuaire de Sidi Chamharouch
46

(situé à deux heures de marche des villages). Ce rituel qui a pour finalité explicite
l’inauguration des labours, débute par le sacrifice d’isgar (farine + eau) accompli par un
homme qui assure régulièrement ce rôle. Par ailleurs, le berger dédie, le premier jour de
la transhumance, le même sacrifice aux jnoun dits, par euphémisme, « propriétaires des
lieux ». C’est également un homme qui offre le même sacrifice aux différentes sources
d’eau situées à l’extérieur du village, afin d’apaiser le vent qui menace de détruire les
maisons du village. Il faut souligner que les spécialistes d’isgar accomplissent les mêmes
rites observés par les femmes. La manipulation du sel et les sacrifices alimentaires ne sont
pas non plus des rites exclusivement féminins. Avant le dépiquage, les hommes jettent du
sel dans l’aire pour chasser les jnoun. Les labours sont précédés par un sacrifice appelé
« noces des semences » (tameghra n wamoud) qui consiste dans la distribution aux enfants
de fruits secs et d’une grenade.
44 Ces exceptions s’expliquent d’abord par le lieu des sacrifices qui est situé loin des
habitations. Les femmes sacrifient à l’intérieur du village, les hommes à l’extérieur. Dans
ces contextes, c’est une classification de l’espace (extérieur-intérieur) qui rend compte de
la distribution des fonctions sacrificielles plutôt que la qualité des destinataires des
sacrifices. En outre, les rites féminins sont exécutés par les hommes lorsqu’ils sont liés
aux espaces des activités agricoles représentés comme incompatibles avec la présence de
femmes.
45 Toutefois, en tant que principe exceptionnel, l’opposition « extérieur-intérieur »
s’estompe à son tour, dans certains contextes, au profit d’autres principes qui relèvent de
la division domestique du travail. Le bois employé dans le foyer domestique et dans la
cuisine de certains ma’rouf est ramassé par les femmes dans des forêts qui sont souvent
plus loin que les lieux des sacrifices démoniaques réservés aux hommes.
46 Une grammaire de la division sexuelle du travail rituel ne peut être uniquement fondée
sur des règles fixes mais sur des régularités qui n’excluent pas les exceptions. En fait, il ne
s’agit pas d’exceptions si l’on admet qu’il est improbable qu’un seul principe organise la
répartition des rôles rituels sans tomber dans des contradictions réelles ou apparentes.
Il faudrait donc saisir les principes dégagés à partir des pratiques régulières comme une
combinaison où, selon les contextes, l’un des termes l’emporte sur les autres. Cependant,
il faut noter que les exceptions peuvent être à sens unique : les hommes exécutent des
rites accomplis de façon générale par les femmes, alors que celles-ci se trouvent dans
l’impossibilité d’assumer des rôles rituels exclusivement masculins. Il n’existe pas de
Thesmophories locales où des femmes, peuvent exceptionnellement verser le sang. Il
semble qu’une grammaire des rites, qui tient compte de la hiérarchie des sexes, ne puisse
se passer de règles absolues : seul l’homme égorge, circoncit…

Rite local et savoir global


47 Les pratiques rituelles locales subissent un changement lié en partie à l’action de certains
réformateurs, notamment des fqih, qui condamnent les rites locaux jugés contraires à
l’islam. Lorsque nous leur demandons de décrire les rites de leurs villages, ils se
contentent de les qualifier de bid‘a . Cette notion, très controversée, signifie « toute
innovation, croyance ou coutume qui ne s’appuie pas sur un précédent datant de l’époque
du prophète » (Robson, 1975, p. 1234). Des savants musulmans distinguent entre la bid‘a
housna (bonne) et la bid‘a sayyia (mauvaise) et affirment que les innovations utiles qui ne
s’opposent pas aux fondements de la religion ne sont pas condamnables.
47

48 L’interprétation locale de la bid’a ne retient pas cette nuance et condamne les rites locaux
parce qu’ils n’ont aucun fondement canonique. Un autre terme, lasnam, est invoqué par
des personnes souvent illettrées pour désigner les mêmes rites condamnés par les fqihs
(Jacques Berque, 1978, p. 138). En arabe, al-Asnam (sing. Sanam) désigne les idoles que les
Arabes adoraient avant l’avènement de l’islam. Appliquer ce mot à une pratique locale
revient à l’assimiler aux pratiques antéislamiques. Bref, les deux notions permettent aux
intéressés de classer les rites et de bannir certains d’entre eux parce que non conformes à
(une interprétation de) l’islam.
49 Le rapport entre le savoir global dont les réformateurs prétendent puiser leurs arguments
et le savoir local est inégalitaire. Ces personnes qui se sont instituées gardiennes de
l’orthodoxie musulmane aspirent à effacer les différences locales en imposant des
comportements représentés comme étant pratiqués par la communauté musulmane.
Souvent ces attitudes dépassent les condamnations verbales et se traduisent par des
interdictions effectives. C’est l’exemple de certains fqih qui approuvent le sacrifice de
nourriture lorsqu’il est exécuté devant la maison du sacrifiant et non auprès des
sanctuaires. L’autre exemple est celui de deux étudiants en ville qui ont interdit à leur
mère d’appliquer à la victime et à son sang des rites locaux.
50 Il faut noter, par conséquent, que lorsque nous parlons de pensée locale nous y incluons
l’interprétation locale de l’islam. Contrairement à la discontinuité établie par les
réformateurs entre pratiques orthodoxes et bid’a, il arrive que les gens les perçoivent
souvent comme un tout homogène. C’est le cas de l’officiante qui, avant d’exécuter le
sacrifice d’isgar (rite local), a fait les ablutions prescrites par l’islam. Il en est de même
pour les femmes qui noircissent les yeux de la victime lors de la fête musulmane du
sacrifice.
51 Ces attitudes réformistes ont des effets sur la division sexuelle des tâches rituelles.
Plusieurs rituels que les hommes ne célèbrent plus sont récupérés par les femmes. Depuis
1985, les femmes des Aït Takhsan se sont substituées aux hommes pour organiser les deux
grands ma’rouf du groupe. L’année dernière (mars 1987), les « anciennes » se sont
chargées de la collecte de la farine et de l’argent (cinq dirhams par foyer). Contrairement
aux ma’rouf traditionnellement féminins, deux boucs ont été sacrifiés. Cependant, l’une
des victimes a été immolée par un étranger. Celui-ci, qui habite le village depuis
longtemps sans accéder aux grandes parts de viande (tasghart) auxquelles tout membre de
la jma’a a droit, n’aurait jamais assumé le rôle de sacrificateur si le rituel en question était
resté une affaire d’hommes. Le ma’rouf, qui commence à être abandonné et dévalorisé par
les hommes, deviendra-t-il le rituel des marginaux, des femmes, des enfants et des
étrangers ? L’opposition entre les pratiques réputées orthodoxes et celles jugées
hétérodoxes tendrait à recouper la répartition des tâches rituelles entre les deux sexes.

Appendice

52 Une question dont les termes peuvent paraître paradoxaux mérite d’être soulevée :
comment interpréter le fait que dans de telles sociétés, où « l’autre sexe » est relégué au
second plan, des femmes aient pu accéder à la sainteté ? Excepté le saint et roi des jnoun,
Sidi Chamharouch (qui n’appartient pas au monde des humains) et des tas de pierres qui
portent des noms masculins (Sidi S’id Imni, Aït Souka), les collectivités étudiées ne
connaissent aucun saint de sexe masculin. Il y a la sainte Mit‘azza à laquelle les Aït
Mizane et les Aït Souka continuent à dédier chaque année un ma’rouf et la sainte Jadda
48

Mammas Hammou dont le ma’rouf n’est célébré, depuis deux ans, que par les femmes des
Aït Takhsan. Il est également remarquable que la plupart des tribus voisines abritent les
sanctuaires des saintes dont la réputation dépasse souvent le cadre local (Mizzara dans la
vallée d’Imnane, Sti Fadma à Ourika, Jadda Mammas Mbarek à Azzaden et, plus loin au
sud, Lalla Aziza chez les Seksawa).
53 L’interprétation du rapport entre la féminité et la sainteté se limitera aux données
fournies par les légendes locales. Les deux légendes recueillies relatives à Mit’azza et celle
rapportée par Brives au sujet de Lalla Aziza nous permettent d’avancer l’hypothèse
suivante : les femmes ne peuvent acquérir la sainteté qu’en intégrant des valeurs
masculines. Mit’azza est tantôt présentée comme bergère (une femme qui vaque à une
activité masculine en conduisant le troupeau loin de l’espace assigné à l’activité pastorale
de la femme : le village et ses environs), tantôt comme une guerrière qui conduit des
harka, c’est-à-dire des expéditions militaires (une femme qui verse le sang). Mit’azza
représente un modèle inverse de celui de la femme qui se dégage de l’interprétation des
rôles rituels : non seulement en tant que guerrière elle ôte la vie, mais comme elle n’a pas
de descendant, elle ne l’a probablement pas donnée. Les desservants prétendent être
seulement les descendants qui ont accueilli la sainte étrangère.
54 Concernant le statut matrimonial de la sainte, la légende de Lalla Aziza est plus explicite :
« Comme elle était parmi les plus belles jeunes filles du village, elle fut recherchée
pour le mariage, mais elle refusa tous les prétendants. Un jour qu’elle était seule
[...], elle fut poursuivie par un jeune homme qu’elle avait repoussé. Elle ne pouvait
fuir puisque le chemin n’avait pas d’issue, et elle allait être saisie, lorsque tout à
coup elle disparut dans la montagne, aux yeux étonnés du jeune homme. La
réputation de sainteté de la jeune fille en grandit et s’étendit au loin. »
55 Le même récit mentionne que la sainte était bergère, mais, contrairement aux bergers,
elle allait tout en haut de la montagne. Le degré de sainteté va de pair avec la nature de
l’espace fréquenté :
« [...] Au lieu de rester avec les autres bergers et de faire paître son troupeau le
long de la rivière, où l’herbe est belle et abondante, Lalla Aziza allait tout en haut de
la montagne, là où il n’y a que rochers. Ses chèvres étaient aussi grasses que celles
des autres bergers. » (Cité par J. Berque, 1978, p. 190-191.)
56 Ajoutons enfin que la sainte Mizzara était aussi bergère et sans descendants 7. Partant de
ces fragments de données, nous ne pouvons qu’esquisser une hypothèse de travail pour
une étude plus approfondie sur l’hagiographie féminine.

Mit’azza Mizarra Lalla Aziza

Guerrière + ? +

Bergère + + +
Sans descendance + + +
49

Sanctuaire de Sidi Chamharouch, 1985.

NOTES
1. Paru dans Le Maghreb : approches des mécanismes d’articulation, Rahma Bourqi et Nicholas
Hopkins (éd.), Al Kalam, Rabat, 1991, p. 119-136.
2. Le ma‘rouf est un repas sacrifié et consommé en commun. Notre description n’a retenu, pour le
besoin de l’analyse, que les traits communs. Pour une ethnographie détaillée du ma’rouf, voir
notre livre Les Repas sacrificiels : essai sur le rituel du ma‘rouf dans une tribu du Haut-Atlas, à paraître
[paru en 1990 sous le titre Sacré et sacrifice…].
3. Êtres invisibles, esprits, dont le nom ne doit pas être prononcé. Pour les désigner, on recourt à
des euphémismes tels que « les autres », « ceux que le sel cache ». Nous utiliserons, faute de
mieux, l’adjectif « démoniaque » pour signifier un rapport aux jnoun.
4. Je remercie ma mère qui, au cours d’une description des rituels de son village natal (tribu
Indawzal) m‘a révélé que le terme tafaska désigne aussi le fait que la chatte mange l’un de ses
petits. [Mon livre Anthropologie des plus proches : retour sur le temps de mes parents, 2012, trouve ses
sources dans mes premiers entretiens avec mes parents durant les années 80.]
5. Ce sont les garçons, les célibataires en âge de se marier (i’azriyn) ou les afroukh qui coupent le
bois et non les hommes (irgazen).
6. Je remercie vivement mon épouse, Rachida Najib, qui a recueilli ces informations auprès de
Khadija Bouredda, qui sacrifie l’isgar des ma’roufs d’Achayn.
7. Je n’ai pas pu consulter les descriptions faites par mon ami Mohammed Mahdi concernant la
sainte de la vallée d’Imnane, aussi je me contente de ces deux informations communiquées
oralement. A lui vont mes plus vifs remerciements.
50

RÉSUMÉS
Hommes et femmes n’accomplissent pas les mêmes rites. L’homme verse le sang au nom de Dieu
avec la main droite en prononçant des paroles sacrées, la femme offre des aliments aux jnoun
avec la main gauche en observant un silence rituel. L’incapacité rituelle de la femme à égorger, à
chasser et à faire la guerre et d’autres aspects de la division des rôles offre une occasion pour
accéder aux représentations locales du masculin et du féminin Des principes sous-jacents à cette
division du travail sont dégagés : hiérarchie du sacré, destinataires des sacrifices (Dieu, jnoun),
extérieur/intérieur. Certaines règles varient selon les contextes : la femme sacrifie aux jnoun,
mais lorsque ce sacrifice est accompli à l’extérieur du village, c’est l’homme qui s’en charge.
D’autres règles sont absolues : seul l’homme verse le sang (égorgement, circoncision...). Dans ce
contexte discriminatoire, plusieurs femmes du Haut-Atlas ont accédé à la sainteté, mais en
intégrant des valeurs masculines. Elles étaient guerrières ou bergères.
51

Chapitre 3. Sacrifice et hiérarchie1

1 Nous proposons de décrire et d’interpréter un sacrifice dédié par une tribu du Haut-Atlas
au saint Sidi Chamharouch (Doutté, 1984, p. 154 ; Westermarck, 1926, vol. 1, p. 270, 328,
391, 5212). Ce sacrifice ne sera pas étudié comme un procédé qui consiste à établir une
communication entre le sacré et le profane par l’intermédiaire d’une victime (Hubert et
Mauss, 1968), mais comme un système de représentations locales articulées à des
éléments de la structure sociale. Nous n’insisterons donc pas sur l’opposition entre le
sacré et le profane, pour concentrer notre réflexion sur les oppositions sociologiques que
le rituel met en jeu entre les lignages et les statuts sociaux. En effet, aux discriminations
entre les lignages quant à l’exercice des fonctions sacrificielles succèdent, lors du partage
de la victime, d’autres ségrégations sociales : les parts de viande inégales sont distribuées
selon les statuts sociaux des chefs de famille.
2 C’est en partant de la composition du groupe sacrifiant par rapport à l’objet central du
rituel, la victime sacrificielle, que nous essaierons d’étudier comment des actions simples
(porter le drapeau du moussem, par exemple) ou des objets concrets (les parts de viande)
deviennent, lorsqu’ils sont intégrés dans un rituel, des éléments pleins de significations et
d’informations sur le groupe sacrifiant.
3 L’interprétation des rites observés dégagera les représentations locales des principaux
groupes sociaux (la takat, le foyer et la jma’t, l’assemblée du village), des statuts (le chef du
foyer, l’autochtone, l’étranger, etc.) et des rapports sociaux (entre le père et le fils, entre
l’homme et la femme). C’est dans ce sens que le rituel peut fournir un modèle local, un
modèle made home (Lévi-Strauss, 1973, p. 309) de la structure sociale ou de certains de ses
aspects. Cependant, le rituel étudié ne sera pas réduit à un système de représentations
abstraites : nous chercherons, en outre, à montrer comment les représentations rituelles
s’articulent dans la pratique aux relations sociales.

Ethnographie du sacrifice
4 Le moussem de Sidi Chamharouch, qui constitue le contexte général du sacrifice étudié, est
célébré chaque année au village d’Aremd et non au sanctuaire3. Il commence le mardi qui
suit la date du 20 août filahi (calendrier julien) et prend fin le samedi avec le partage de la
victime sacrifiée le jeudi. L’organisation du moussem incombe, à tour de rôle, aux trois
52

groupes qui composent la tribu Aït Mizane. Pour le financer (achat de la victime,
préparation du repas offert aux autorités locales, etc.), le « village qui a le tour » (Aït twala
) a droit à la propriété des sacrifices dédiés pendant quatre mois à Sidi Chamharouch
(deux mois avant le moussem et deux mois après). Le lignage Id Bel’id, qui administre le
sanctuaire, accapare les sacrifices apportés par les pèlerins (immzeyrne) durant le reste de
l’année.
5 Comme tous les moussems du Maroc, celui de Sidi Chamharouch voit l’installation d’un
marché. Les objectifs séculiers coexistent avec les attentes religieuses ; la majorité des
pèlerins vient dans l’espoir de mettre fin aux maladies attribuées aux jnoun, Sidi
Chamharouch étant leur roi ; d’autres reviennent témoigner par des sacrifices leur
gratitude au saint à la suite d’une guérison qui lui est imputée. A ces pèlerins se mêlent
les touristes, Marocains et étrangers, qui sont là pour jouir de la montagne, prendre des
photos avec la victime immolée, etc. Le moussem est également une occasion de
réjouissance collective (danse, chants).
6 Parmi ces éléments et d’autres qui constituent le moussem étudié, nous avons isolé deux
fragments rituels assez autonomes pour justifier leur étude indépendamment des autres
rites : il s’agit du sacrifice de la victime et de son partage. La description de ces rites est le
résultat combiné d’enquêtes intermittentes menées en 1984-1985 et d’une observation
systématique du moussem en 1985 (du mardi 4 au samedi 9 septembre).

L’immolation
7 Cette année-là, la victime a été sacrifiée par le village d’Aremd. Certaines conditions
rituelles relatives à la couleur et au sexe doivent être observées : le saint exige, selon
l’exégèse (explications données par les informateurs), une vache noire. En outre, la
victime doit passer la nuit qui précède son immolation au village d’Aremd dans un lieu
rituellement désigné à cet effet, un enclos qui appartient à un membre du lignage
desservant (frère du sacrificateur de la vache). Tous ces rites ont été respectés.
8 Après sa retraite rituelle, la victime a été conduite, le jeudi, à la tête d’une procession, au
lieu sacrificiel désigné « mosquée d’Aremd » (timezguida ou Aremd). A l’instar des sacrifices
sanglants dédiés au roi des jnoun, la vache noire doit être immolée un jeudi. Car, selon
l’exégèse, c’est le jour de la semaine où le saint prend le pouvoir et commande les jnoun.
Comme pour le temps du sacrifice, le lieu de l’immolation est également valorisé par
l’exégèse : il est fréquenté chaque jeudi par Sidi Chamharouch en compagnie de douze
cavaliers, ses vizirs et ses amis. Tout au long du chemin qui sépare l’enclos rituel du lieu
de l’immolation, la victime, conduite par des membres du lignage desservant, a été
parfumée et touchée par des pèlerins. Le « drapeau » du moussem (la‘lam) a été arboré par
un autre parent du sacrificateur qui a également le privilège de le garder chez lui durant
toute l’année (voir ci-dessous la généalogie du lignage desservant).
9 Au lieu sacrificiel, le sacrificateur, moqaddem4 du sanctuaire de Sidi Chamharouch,
attendait l’arrivée de la procession. Au moment où il s’apprêtait à égorger la vache, les
assistants s’agitaient, se bousculaient afin de s’approcher du lieu de l’immolation. Des cris
désordonnés accompagnèrent le sacrifice, ils devinrent stridents et perçants lorsque la
victime, le cou ensanglanté, se mit debout. C’est un bon présage, me dirent de jeunes
hommes qui, naguère, me malmenaient. Le sacrificateur ne versa que le sang, la victime
53

fut dépouillée par des personnes volontaires. Deux bouchers de Marrakech proposèrent
leurs services.
10 Avant d’enlever la peau à la victime, l’un des fils du propriétaire de l’enclos (Hmad ou
Bihi) immola un petit mouton dédié par une femme et le jeta sur la vache. Ineffable fut
l’expression du visage de la sacrifiante lorsqu’elle vit son modeste sacrifice confondu avec
la victime du moussem. Une autre femme donna au jeune sacrificateur une poule qu’il
égorgea et lança entre le mouton et la vache.
11 Ce furent les derniers gestes accomplis par les membres du lignage desservant ; après son
sacrifice, la vache fut contrôlée par des personnes volontaires qui appartiennent au
village d’Aremd. Ce fut ce groupe, dont les membres changeaient sans cesse suivant leurs
disponibilités, qui surveilla les deux bouchers. La carcasse, découpée en quatre, fut portée
au village et gardée dans une maison n’appartenant pas au lignage desservant. Cette
action enfreignit la coutume selon laquelle la carcasse doit être gardée dans l’une des
pièces attenantes au lieu sacrificiel. La viande devait être partagée le surlendemain du
sacrifice.

Le partage de la victime
12 Le samedi matin, le village d’Aremd retrouva enfin son intimité. Les derniers pèlerins et
touristes étaient partis la veille. Quelques volontaires appelèrent les chefs de famille afin
de procéder au partage de la viande. Le lieu du partage est situé à l’extérieur du village, à
l’extrémité opposée au lieu de l’immolation. Il n’est pas consacré par des rites, ni valorisé
par l’exégèse.
13 Six hommes commencèrent le débitage de la carcasse. Trois grands tas de viande furent
formés, chacun constitué de morceaux de viande (ibri) égaux et de qualité similaire, de
sorte que les parts fussent composées des mêmes parties de viande. Cette opération est
technique et n’a pour objectif que l’équité. Les tripes furent également découpées suivant
les mêmes règles5.
14 La seconde étape, après le dépeçage, consistait dans la distribution de la viande aux
familles du village. Les assistants (une trentaine) décidèrent de compter les foyers (takat,
pl. takatine). Un groupe de jeunes hommes se mit à l’écart et recensa soixante-neuf foyers.
De peur d’omettre un foyer, plusieurs assistants formèrent des petits groupes séparés afin
de vérifier le nombre de foyers avancé. Citant de nouveau et à haute voix les noms des
chefs de foyer, tous les groupes confirmèrent le recensement initial.
15 Ensuite, d’autres familles furent recensées à part. Les mêmes groupes se mirent à les
compter en énumérant, cette fois, les noms des pères (les trois fils de Bihi n’Id Bel‘id, le
fils de tel, etc.). En dernier lieu, deux noms de femmes furent mentionnés. Après de
longues délibérations et de multiples modifications, tous les assistants se mirent d’accord
sur le nombre de seize.
16 Les deux catégories de familles comptées à part n’ont pas droit aux mêmes parts de
viande. Les foyers ont droit à une tasghart 6 (un lot), alors que les familles comptées à part
n’obtiennent qu’un oumagour (pl. imougar, les restes, les bribes). La différence entre les
deux types de part est d’abord quantitative, la tasghart est de loin plus grande que l’
oumagour.
54

17 Une fois connu le nombre des lots de viande à constituer, le répartiteur amorça, aidé par
deux personnes, l’étalage des morceaux de viande et forma des rangées de lots parallèles.
Ensuite, il aménagea un espace remarquablement restreint où furent entassés, dans un
désordre manifeste, les seize oumagour. Les différents lots ne furent pas constitués d’un
seul coup ; afin de les ajuster, le répartiteur ajouta à plusieurs reprises des morceaux de
viande aux tasghart et rarement aux oumagour.
18 D’un tas de viande non encore entamé le répartiteur prit au hasard des morceaux qu’il
donna à ses assistants, à l’élu communal (mourachih) qui accepta après des réticences
formelles, à un vieil homme et à moi-même. Le fqih, qui n’était pas présent parce qu’il
considérait les rites locaux comme des innovations hérétiques (bid‘a), fut servi du même
tas. Il faut noter que les assistants et l’élu communal avaient droit aux tasgharts.
19 Le responsable du « cahier des comptes » du moussem proposa de procéder à la
vérification des dépenses et à la vente aux enchères. Après avoir rendu compte de toutes
les dépenses (achat de la victime, repas des autorités locales, « salaire » des cuisiniers,
etc.), il déclara un déficit de 5 400 rials (20 rials = 1 dirham). Ce déficit fut supporté par
tous les chefs de foyer groupés suivant une ancienne organisation : le village est divisé
par trois, chaque tiers (telt) comprend trois lignages. Ainsi, chaque « tiers » est débiteur
de 1 800 rials. Il faut ajouter que si l’argent n’est pas totalement dépensé, le reliquat est
partagé selon les mêmes règles.
20 Après la vérification des dépenses, les oumagours ont été vite distribués. Aucun des
bénéficiaires n’assista au partage, quelques proches se sont chargées de leur ramener
leurs parts.
21 Quelques instants après, l’élu communal ouvrit les enchères en commençant par la tête
de la victime. Après deux surenchères seulement (1 000 et 1 400 rials), elle fut vendue à 1
500 rials. L’élu communal avait déjà pris les pattes, il donna son prix, personne ne
surenchérit. Les trois peaux des moutons égorgés pour le déjeuner du caïd furent vendues
à 1 700 rials et leurs têtes à 300 rials. Remarquons que l’émulation n’était pas forte et que
contrairement aux enchères du ma‘rouf (repas sacrificiel), le paiement doit être effectué
sur place.
22 Après les enchères s’ensuit une délibération sur la manière de distribuer les tasgharts.
L’élu communal suggéra de distribuer la viande par lignage. Il se mit devant les rangées
de viande et indiqua successivement les lots attribués aux foyers. Comme pour les
oumagours, les tasgharts des absents furent confiées à des parents ou à des voisins.
23 La distribution des tasgharts clôtura le moussem.

Représentations rituelles et statuts sociaux


24 Commençons par interpréter les modalités du partage de la viande. Au début, la question
était simple et consistait à savoir pourquoi certaines personnes acquièrent de grands lots
(tasghart) alors que d’autres n’obtiennent que des bribes (oumagour).
25 C’est en partant d’un fait apparemment insolite que nous avons tenté d’interpréter cette
ségrégation. Durant la distribution des lots de viande, un chef de famille, père d’enfants
qui a une habitation et un revenu autonomes, reçut un oumagour tandis que d’autres chefs
de famille, moins âgés que lui, eurent le privilège d’obtenir des tasgharts.
55

26 En comparant les explications fournies par les assistants/informateurs pour rendre


compte de cette discrimination, nous avons dégagé la différence unique et constante
entre les bénéficiaires des différentes parts : les pères de tous les chefs de famille qui
reçoivent l’oumagour sont encore vivants alors que les pères de tous ceux qui bénéficient
de la tasghart sont morts.
27 Pendant la distribution de la viande, le répartiteur et ses auxiliaires désignaient les
bénéficiaires des bribes par le terme afroukh ou par l’expression « ceux qui ne sont pas
comptés »7. La définition de l’afroukh par le rituel comprend deux éléments intimement
liés :
— est afroukh celui qui n’a droit qu’aux bribes, celui qui est un chef de famille dont le père
est encore vivant ;
— son statut est inférieur à celui de l’argaz8 qui est également défini par le rituel ;
— est argaz celui qui a droit au lot ; ne peut y accéder que le chef de famille dont le père
est décédé.
28 Tant que le père est en vie, les fils même mariés et disposant d’une habitation et d’un
budget indépendants demeureront des afroukh et seront par conséquent astreints à l
’oumagour, aux restes9.
29 L’afroukh ne peut accéder au statut de l’argaz ou à la propriété de la tasghart, qui en est le
corollaire, qu’après l’enterrement de son père. Le passage au statut d’argaz, «homme
adulte», n’est donc pas lié au cycle individuel de l’afroukh mais à celui du père : c’est la
mort de ce dernier, c’est-à-dire un rite de passage apparemment étranger à la personne
de l’afroukh, qui détermine la promotion au statut de l’argaz.
30 Comparons brièvement la succession au lot avec la succession en droit musulman. Selon
celui-ci, plusieurs parents par le sang ou par le mariage peuvent, suivant un ordre établi,
avoir la qualité de successible (voir Milliot, 1953, p. 444-490). La succession à la tasghart
est plus restrictive ; seuls parmi les parents du défunt ses fils afroukhs peuvent être ses
successeurs. Il y a plus, parce qu’elle n’est pas principalement une propriété matérielle et
que son appropriation vise moins la viande proprement dite que la succession à un statut
social, la tasghart n’est pas partagée, comme le reste du patrimoine du défunt, entre ses
successeurs : au contraire, chaque chef de famille afroukh a droit à une part entière.
31 Les deux parts de viande représentent deux statuts sociaux inégaux, celui de l’argaz et
celui de l’afroukh. Cette ségrégation ne peut être interprétée en termes d’inégalité entre
générations celle des pères et celle des fils. Si on entend par génération, des personnes
qui ont à peu près le même âge, ni les argaz ni les afroukh n’appartiennent forcément à la
même génération. De jeunes chefs de famille (dont l’âge ne dépasse pas la trentaine) ont
droit, au même titre que de vieux chefs de famille (dépassant la soixantaine), à la tasghart
et sont, par conséquent, des argaz. Inversement, certains afroukhs et certains argaz
appartiennent à la même génération. Mieux encore, il arrive, comme nous l’avons déjà
remarqué, qu’un afroukh soit plus âgé qu’un argaz. Aussi, des termes comme les «
anciens » ou les « vieux » sont-ils inappropriés, dans ce contexte, pour qualifier
l’ensemble des bénéficiaires des lots. Il en est de même pour les termes de « jeune », «
jeune homme », « jeune homme marié » qui ne peuvent être appliqués exclusivement aux
afroukh.
32 Les deux statuts étudiés ne sont définis ni par l’âge ni par le mariage ni par leurs positions
respectives par rapport aux générations, mais par la position qu’ils occupent par rapport
aux pères.
56

33 [....]
34 La femme peut accéder à la propriété de la viande sacrée. Deux femmes ont obtenu l’
oumagour. Comme pour l’afroukh, la disparition du mari, argaz, en est la condition sine qua
non. Cependant, à la différence de l’afroukh, la femme ne peut jamais accéder au lot de
viande. [...]
35 L’interprétation doit également prendre en considération ceux qui sont exclus du rituel
du partage. [...] La femme (tamghart), le « célibataire en âge de se marier » (a‘ezri) et le
garçon (arrad) se contentent de consommer la viande que les chefs de famille leur
apportent. [...]
36 Le fqih, maître de l’école coranique, originaire d’un village voisin (Aguersiwal), occupe
une position ambiguë entre les exclus et les bénéficiaires. Cette ambiguïté s’explique par
son double statut de fqih et d’étranger :
– en tant que fqih, il reçoit une partie de la viande ;
– mais parce qu’il est étranger, les morceaux qui lui sont offerts ne sont assimilés ni à la
tasghart, ni à l’oumagour.
37 Le répartiteur, on s’en souvient, servit le fqih du tas de viande. Ne pas prendre la viande
des rangées des lots ou de l’ensemble d’oumagour est une manière de l’exclure de la
communauté du village. Un vieil homme et moi-même étions dans la même situation
puisque nous étions également servis de l’amas de viande non encore classé.
38 Le fqih est un argaz au sens que le rituel analysé donne à ce statut, mais cette condition
nécessaire est insuffisante. Pour aspirer à la propriété de la tasghart, il faut être en plus
originaire du groupe. L’étranger, qui n’est pas encore assimilé par le groupe, ne peut
obtenir ni la tasghart ni l’oumagour. A travers le rituel sont déterminés les statuts des
chefs de famille ainsi que l’originaire et l’allogène.

Le foyer et l'assemblée
39 Considérons maintenant comment, parmi les originaires, les deux catégories de parts de
viande traduisent aussi une inégalité juridique et politique. Ces inégalités sont examinées
en rapprochant le rituel étudié du chart conclu entre la jma‘t et le fqih. Il s’agit d’un
contrat qui définit les obligations respectives du fqih (guider les cinq prières
quotidiennes, « assurer » la prière et le prêche du vendredi, l’éducation religieuse des
enfants...) et de la jma‘t (rémunération en nature et en argent, nourriture à tour de rôle).
[...]
40 Seuls les chefs de foyer ayant droit à la tasghart ont la capacité juridique de conclure le
chart et de s’acquitter des obligations qui en découlent ; les afroukhs, et a fortiori les
femmes, sont exclus de la gestion de l’institution collective par excellence, la mosquée.
Toutefois, certains afroukhs aisés donnent de l’argent ou de la nourriture au fqih, mais ces
actes relèvent de la charité (sadaka) et non du droit. L’un d’entre eux m’a expliqué qu’il
n’est pas obligé de le faire (our igui hakkak). [...]
41 L’afroukh ne participe pas à la gestion des biens collectifs (achat de la vache, contrôle des
dépenses, etc.). Il ne peut être membre de la jma‘t. Il n’en a pas la personnalité juridique ;
il n’est pas un sujet du droit communautaire10, il ne peut ni engager la jma‘t, ni s’engager
envers elle. Il faut toutefois préciser que cette incapacité juridique n’est pas absolue et
57

qu’elle ne concerne que la chose publique locale ; l’afroukh peut conclure des contrats
privés pour son propre compte (contrat d’association, de vente, etc.).
42 Le partage de la victime définit périodiquement le contenu et les confins de la jma‘t en
définissant ceux qui la composent : l’ensemble chefs de foyer qui ont droit à tasghart 11.
43 Cependant, l’argaz ne constitue pas seulement l’élément focal dans la définition de la
jma‘t ; la takat (foyer) elle-même se définit par rapport à lui : est takat la famille dont il est
le chef. La takat peut éclater en maisonnées, mais c’est la maisonnée du père argaz qui est
considérée comme takat.
44 Le rituel du partage est pour ainsi dire un recensement triennal. Les tasghart nous
renseignent sur le nombre des takat, l’oumagour sur celui des maisonnées des afroukh ou
des veuves.
45 La famille de l’afroukh est une takat virtuelle qui peut devenir une takat, au sens local du
terme, après le décès du père, tandis que la famille de la veuve est une takat déchue du
fait de la disparition du chef. La famille de l’afroukh peut aspirer à manger la tasghart, à
assurer à tour de rôle la nourriture du fqih, alors que la famille de la veuve est dépossédée
de la tasghart qu’elle a l’habitude de consommer, du privilège de participer aux
obligations collectives, etc.
46 Récapitulons. L’afroukh ne peut pas acquérir la tasghart, ni fonder la takat, ni participer à
la jma‘t. Il ne peut accéder à ces honneurs, charges et droits du vivant du père. L’hérédité
ne comporte pas seulement le patrimoine matériel (mobilier et immobilier), elle
comprend aussi la succession à la tasghart ou plutôt à ce qu’elle représente : la supériorité
du père, la personnalité juridique (la citoyenneté ?), le statut de takat. Comment, du point
de vue de l’afroukh, aspirer au statut de l’argaz, aux privilèges et droits qui en découlent,
sans souhaiter (consciemment ou inconsciemment) la mort du père ?
47 Plusieurs faits justifient cette question. L’oumagour est perçu comme
une honte. Un chef de famille afroukh fut très gêné lorsqu’il voulut me révéler la part qui
lui revenait dans le partage. Il ajouta, comme pour compenser, qu’il donnait la nourriture
au fqih. Dans une autre maisonnée d’afroukh, c’est l’épouse qui répondit vite à ma question
en me disant qu’ils avaient droit à une tasghart. L’époux auquel je m’adressais n’osa pas la
contredire.
48 L’analyse des représentations des statuts sociaux nous conduit à considérer l’argaz comme
la « dominante » du système social local. Nous empruntons le concept de « dominante » à
la théorie formaliste russe. Il est défini par R. Jakobson comme « l’élément focal d’une
œuvre d’art : elle gouverne et transforme les autres éléments. C’est elle qui garantit la
cohésion de structure12 ».
49 Risquant cette analogie, nous envisageons l’argaz comme un statut qui joue, sur le plan
social, le rôle de dominante : il est pour les statuts et les groupes sociaux ce que la rime
est pour le vers mesuré. C’est par rapport à l’argaz, à sa vie et à sa mort, que s’élaborent
les définitions locales de l’afroukh, de la femme (veuve ou non), de la takat et de la jma‘t.

Sacrifice et structure lignagère


50 C’est la jma‘t, ou plus précisément quelques chefs de foyer qui la représentent, qui achète
la victime grâce aux dons des pèlerins. Son contrôle est suspendu dès que la vache
pénètre l’enclos rituel appartenant à un membre du lignage desservant. Celui-ci assure
58

plusieurs rôles rituels : traite de la vache, fumigation de l’enclos et contrôle des visites
des pèlerins, immolation, conservation du couteau, conservation, confection et port du «
drapeau » du moussem (voir infra généalogie des Id Bel’id).
51 Juste après l’immolation, la jma‘t retrouve son contrôle initial. Les privilèges du lignage
desservant, parce que fondés sur des fonctions sacrificielles, ne dépassent pas la mise à
mort de la victime. Ce lignage réintègre, après une séparation éphémère, l’ensemble des
lignages du village.
52 Demandant à quelques informateurs si la carcasse est gardée par le lignage sacrificateur,
ils m’ont répondu – certains d’entre eux sur un ton ferme – que la vache appartient à la
jma‘t. En effet, l’achat de la victime comme le débitage et la distribution de la viande
échappent complètement au lignage desservant.
53 [...]
54 Le sacrifice étudié, pris dans son ensemble, révèle deux notions différentes de la
hiérarchie : le sacrifice, la vache qualifiée, distingue le lignage sacrificateur des groupes
« laïcs », tandis que le partage, la vache quantifiée, exprime la hiérarchie à travers
l’inégalité d’accès aux lots de viande. Aux inégalités entre lignages fondées sur les
fonctions sacrificielles le partage substitue l’inégalité entre l’argaz, l’afroukh et la femme.
55 Toutefois, au sein de chaque catégorie de statuts, le rituel met en évidence une autre
notion, celle de l’égalité. Le débitage et toutes les règles techniques qu’il implique
montrent comment les statuts de la même catégorie sont considérés comme égaux. Selon
le partage, tous les chefs de takat, quels que soient leurs lignages, ont droit aux mêmes
parts. Il en est de même pour les afroukh et les veuves. Aussi les chefs de famille que les
fonctions sacrificielles discriminent sont-ils considérés comme égaux pendant le partage.
Le sacrificateur, par exemple, n’est pas traité comme tel mais en tant que chef de takat qui
a droit à une tasghart. Il y a plus, le sacrificateur du mouton et de la poule n’a droit, au
même titre que les afroukh, qu’aux bribes. La supériorité qui lui est conférée sur le plan
rituel s’estompe sur le plan socio-politique. [...] Capacité rituelle et capacité juridique ne
vont forcément pas de pair.
56 Il faut remarquer, enfin, que le rituel estompe également le privilège des lignages de bon
augure (aneflous) qui ont pour fonction d’inaugurer les labours et l’irrigation des champs.
Lors du partage, les chefs de famille qui appartiennent à ces lignages (Aït Tboullit et Aït
Mbarek) acquièrent, selon leurs statuts, les bonnes parts ou les restes.
57 [...]

Figure 1. Identification et mobilité des statuts sociaux

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Figure 2. Généalogie du lignage desservant (Id Bel'id)

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Du masculin au féminin
58 Considérons maintenant les relations entre les principaux termes du modèle
précédemment définis, leur structure. Commençons par une lecture du schéma relatif à
59

l’identification et à la mobilité des statuts sociaux (voir infra tableau : Identification et


mobilité des statuts sociaux) :
59 La tasghart maintient séparé l’argaz de la femme, alors que l’oumagour confond la femme
avec l’afroukh. Le rituel ne dit pas seulement que l’afroukh sera acculé aux « bribes »
jusqu’au décès du père ; il dit également que tant que ce dernier est en vie, le fils même
marié sera rapproché des femmes. Examinons ces statuts (argaz, afroukh, femme) dans
d’autres contextes rituels.
60 Lors du ma‘rouf, le bois, qui sert à la cuisine du repas pris en commun, est généralement
ramassé au cimetière du village. Ce sont les garçons qui, selon les informateurs, se
chargent de couper ce bois parce que la femme, qui normalement exécute cette tâche, ne
peut pas entrer dans ce lieu sacré. Toutefois, l’observation directe de quelques ma‘rouf
révèle que de jeunes hommes assurent ce rôle.
61 Comme ils sont mariés, nous avons cherché à savoir si leurs pères sont encore vivants. Les
réponses obtenues confirment l'idée selon laquelle ceux qui se substituent aux femmes ne
sont pas toujours des garçons ou des célibataires en âge de se marier mais aussi des
afroukhs. Ceux-ci assument les attributs des deux sexes : en tant que mâles ils entrent au
cimetière, mais en tant qu’assimilés aux femmes ils exécutent un travail féminin. Comme
le cimetière n’admet qu’un seul sexe, la division sexuelle du travail est suspendue au
profit d’une division du travail entre l’argaz, d’une part, le garçon, le célibataire ou l’
afroukh, de l’autre. L’argaz est de nouveau au faîte de la hiérarchie : il est supérieur à la
femme parce qu’il peut entrer au cimetière et à tous les statuts masculins parce qu’il ne
coupe pas le bois.
62 Dans un ma‘rouf observé en 1985, la division des tâches rituelles entre l’argaz et l’afroukh
est poussée à l’extrême. Le sacrifiant conduisit un afroukh (âgé de 26 ans, marié et père
d’un fils) au cimetière où il lui donnait des ordres et lui indiquait le bois sec à couper.
Courbé, le jeune homme exécutait les ordres, devait « jouer » la femme pendant plus
d’une demi-heure, pendant que l’argaz, debout, n’arrêtait pas de crier en cherchant à
travers les tombes du bois sec.
63 Il faut noter aussi qu’avant de couper le bois, notre afroukh aidait le sacrificateur à
dépouiller la victime. Le frère de son père, qui était assis, le dessaisit de la patte du bouc
au moment où le sacrifiant donna l’ordre d’aller chercher le bois et dit en plaisantant : «
Allons couper le bois ! » L’afroukh, sans mot dire, obéit en se dirigeant vers le cimetière.
64 De même que l’afroukh est acculé, dans le partage rituel, à avoir le même lot que les
veuves, de même il est astreint, dans le ma‘rouf, à assurer une tâche féminine. Le rapport
argaz/femme semble fournir, sur le plan rituel, le modèle au rapport argaz/afroukh.
65 La mascarade de bilmawn (homme aux peaux) offre un contexte pour l’examen d’une
nouvelle articulation entre les statuts sociaux analysés. Ce sont les jeunes hommes qui
jouent tous les rôles rituels (homme aux peaux, juifs, esclave, etc.). Ils s’emparent de la
takhourbicht (pièce de la mosquée réservée aux ablutions et au lavage rituel des cadavres)
qu’ils ne fréquentent, en dehors du rituel, que la nuit, après la dernière prière. Seuls les
hommes adultes peuvent s’y réunir durant la journée. Les jeunes hommes prennent
également possession des maisons, de la place publique, du village en entier. Les hommes
adultes sont, soit cachés dans leurs maisons, soit à l’extérieur du village en train de
vaquer à certaines tâches féminines telles que la fauche de l’herbe ou la garde des vaches.
Malheur à celui qui osera enfreindre cette règle, les jeunes le ridiculiseront, divulgueront
ses secrets sexuels, etc. Ceux-ci conquièrent, en excluant les adultes, la liberté et surtout
60

les femmes : bilmawn, acteur qui donne son nom à la mascarade, n’est-il pas d’après les
mythes locaux un ravisseur de femmes ?
66 La mascarade ne représente pas l’opposition entre les hommes mariés et les célibataires
en âge de se marier (a‘ezri, pl. ia‘ezrine), même si ces derniers fournissent la majorité des
acteurs et des assistants. Hammoudi montre que certains rôles sont joués par de jeunes
hommes mariés et pères d’enfants. La catégorie d’a‘ezri, que l’exégèse avance, est
manifestement restreinte pour définir tous les acteurs. Hammoudi explique la présence
de jeunes hommes mariés par le souci qu’ont les hommes adultes à contrôler les
célibataires et leurs excès (Hammoudi, 1988). De notre côté, nous supposons que les
acteurs mariés ne représentent pas les adultes mais seraient, comme les détenteurs des
bribes et les jeunes mariés qui se chargent de la coupe du bois, des afroukh. Nous
supposons également (faute d’une description orientée selon notre hypothèse) que les
personnes exclues de la place publique sont des argaz.
67 L’afroukh qui coupa le bois révéla des informations importantes concernant le rapport
entre la mascarade et le statut de l’afroukh. Je voulais savoir qui joue bilmawn dans son
village :
« N’importe qui, iferkhan (pl. d’afroukh) comme moi.
— Mais, es-tu afroukh ? Tu es marié, tu as un fils.
— C’est vrai, mais on m’appelle toujours afroukh. »
Arrivés chez lui, je reposai la même question de façon directe :
« Quelle est la différence entre l’arrad, l’afroukh et l’argaz ?
— Arrad, c’est celui-là (montrant son frère qui a trois ans) ou l’autre (son frère
berger qui a douze ans). L’afroukh est une personne qui n’est pas encore mariée.
— Mais toi, tu es marié, tu es afroukh ou non ?
— Si, on dit que je suis afroukh.
— Ton père est-il vivant ?
— Oui, il travaille à [...] Mais quand tu n’as pas de barbe (me montrant son visage
jeune et lisse)... Si mon père était mort et si « je portais la takat » (igh oussikh takat),
on m’appellerait argaz. »
68 Notre hypothèse est que l’opposition argaz - afroukh et a‘ezri détermine la distribution des
rôles rituels. Si les hommes exclus du village sont des argaz, la mascarade sera interprétée
comme une prise éphémère du pouvoir par les afroukhs et les célibataires. Elle joue la
liberté (lhourrit comme disaient les informateurs à Hammoudi) qui n’est autre que la
négation du pouvoir de l’argaz.

La tasghart est bonne à manger, bonne à penser, et


aussi bonne pour dominer
69 Sans aller jusqu’à considérer que le rituel étudié a pour fonction la résolution
d’oppositions sociologiques (afroukh-argaz...), nous l’avons approché comme un système
d’idées, comme un texte qui définit les statuts des chefs de famille, la personnalité
juridique, la takat et la jma’t. Nous avons ainsi décrit comment ces définitions sont
pensées à travers les rapports que chaque membre du groupe entretient avec les objets
rituels.
70 Toutefois, le rituel ne peut être réduit à un système de représentations abstraites. Il a des
effets sur la société. Cependant, étudier ces effets en termes de cohésion sociale ne va pas
sans problème (Durkheim, 1979, p. 553-555 ; Radcliffe-Brown, 1972, p. 231 et s.) En effet, il
est difficile de passer de l’idée selon laquelle le rituel recrée les valeurs et les catégories
61

fondamentales du groupe au fait qu’il consolide pratiquement la solidarité du groupe. Car


il faut montrer en quoi la représentation rituelle des tensions sociales (entre argaz et
afroukh...) recrée la cohésion du groupe sacrifiant. En outre, l’idée que tout le groupe
célèbre le rituel est, peut-être, le fruit de l’imagination des premiers ethnologues. Nous
avons souligné l’exclusion de certains statuts (femmes, garçons, célibataires) et la
défaillance de plusieurs membres du village. [...]
71 Le rituel peut avoir d’autres fonctions pratiques telles que la légitimation des
ségrégations sociales (Bourdieu, 1980, p. 31-34 ; p. 60 note 10). Mettre celles-ci en scène
c’est les établir comme des évidences, comme allant de soi. Se contenter des bribes serait
une reconnaissance de l’autorité légitime du père. Le rituel peut également légitimer des
inégalités de fait. Tous les argaz que les rangées des parts de viande traitent comme égaux
ne le sont que dans et par le rituel. Il n’est pas nécessaire de chercher ces inégalités loin
du rituel. A côté des rapports sociaux ritualisés, d’autres, qui accompagnent le rituel, en
ce sens qu’ils ne sont pas formalisés, traduisent l’inégalité entre les argaz que le débitage
long et minutieux et le partage égal estompent.
72 Rappelons à cet égard la viande qui fut donnée à l’élu communal en plus de la part à
laquelle il avait droit. Ce geste non rituel (parce que non répété dans le temps) corrige en
quelque sorte le partage égalitaire : comme le rituel souligne l’idéal égalitaire de la jma‘t,
l’élu ne peut pas avoir plusieurs parts : mais comme il a quelque chose de plus que le reste
des argaz, il obtient quelque chose de plus que sa part rituelle. Cet exemple dévoile les
contradictions entre les représentations égalitaires et les rapports sociaux inégalitaires,
entre le droit que préconise le rituel et les inégalités de fait. Lors du rituel, deux
personnes (l’élu et un certain A‘rab) monopolisent la parole et les initiatives au sujet des
dépenses collectives et des enchères et la manière de distribuer la viande.
73 Aussi le rituel ne peut être considéré comme une projection simple de la structure sociale
(Bradbury, 1972, p. 153-180) : en mettant l’accent sur l’opposition entre les différentes
catégories de chefs de famille, en légitimant le pouvoir de l’argaz, le rituel estompe des
inégalités sociales entre les chefs de foyer. Remarquons, toutefois, que la fonction de
légitimation est une hypothèse qui gagne à tous les coups : lorsque les tensions sociales
sont mises en jeu, le rituel cherche à les établir comme allant de soi ; dans le cas
contraire, il cherche à les voiler.
74 Un autre aspect du rapport entre le rituel et la société mérite d’être mentionné : il s’agit
de l’articulation entre les représentations rituelles analysées et les rapports de
production. A partir de données éparses qui n’ont pas été recueillies pour répondre à
cette question, nous pouvons néanmoins élaborer une hypothèse, esquisser une direction
de recherche.
75 Nous avons observé les rapports de production qui accompagnent certaines activités
agricoles. La connaissance quasi intime des membres des familles concernées permettait
de situer les rapports entre ceux qui travaillent ensemble. Dans le village d’Imlil, nous
avons décrit (9 juillet 1984) un dépiquage d’orge qui était assuré par deux frères, tous
deux afroukh, aidés par leurs fils et deux « amis ». Le père n’a pas participé aux travaux, il
est venu pour un moment inspecter l’aire. Ce dernier, quelques mois après (30 juin 1985),
fit de même alors que ses fils formaient, pendant la nuit, les ibouda (rebord d’une rigole
d’irrigation du maïs).
76 A Aremd, lors d’un dépiquage d’orge (juin 1985), le chef de takat était présent mais ne
faisait que donner des ordres à son fils et aux autres personnes qui l’aidaient. Le père, qui
62

avait emprunté les bêtes à leurs propriétaires (en tant que chargé des affaires extérieures
de la takat), n’a pas une seule fois mis les pieds dans l’aire. Dans ces trois exemples,
l’organisation du travail est, en partie, fonction des deux statuts analysés. L’argaz
n’exécute pas les mêmes travaux que l’afroukh. La tasghart représente le pouvoir du pater
familias : elle n’est pas seulement bonne à manger et bonne à penser, mais aussi bonne
pour dominer.

Village d’Aremd, 1985.

NOTES
1. Paru dans Pratiques et résistances culturelles au Maghreb, Noureddine Sraieb (éd.), Paris, CNRS,
1992. p. 113-135.
2. La description du sacrifice dédiée à Sidi Chamharouch est sommaire :
« [...] In the district of the Aït Mizan, belonging to the tribe Igigain, there is a cave which is the
shrine of Sidi Semhârus, the sultan of the jnun. Every year the tribes of the neighborhood make
there sacrifices of black cattle, which induce the ‘afaret to come out of the cave and drink the
blood and dance and predict what is going to happen during the year ; and people listen to what
they are saying. » (Westermarck, 1926, vol. 1, p. 283.)
3. Le sanctuaire se trouve à deux heures de marche d’Aremd, sur le chemin du fameux sommet
Toubkal, Le « mausolée » récemment construit n’abrite pas le corps du sultan des jnoun. Il s’agit
d’une grotte que le saint, selon un récit, indiqua aux ancêtres du lignage desservant comme étant
le signe de sa présence.
4. Le moqaddem désigne ici une personne qui s’occupe de l’administration du sanctuaire et assure
souvent la fonction de sacrificateur.
63

5. Louzi’t (partage) a souvent pour fonction de venir en aide à un membre du groupe dont la bête
est malade. Dans ce cas, il ne s’agit pas d’un sacrifice, la bête est égorgée et non pas immolée. Le
partage de la viande est effectué selon les parts achetées. Selon J. Berque, « l’uzict offre un rappel
de l’antique vedine communautaire. D’où un caractère complexe qui l’apparente d’un côté au
fameux sacrifice communiel, de l’autre à la boucherie coopérative et au crédit municipal » (J.
Berque, 1950, p. 383).
6. Le mot tasghart dériverait de « asghar » qui désigne l’arbre et le tirage au sort. Ceci laisse
supposer que les branches d’arbre utilisées dans le tirage au sort ont donné leur nom à celui-ci.
Les arabophones disent « frapper le bois » qui signifie « tirer au sort ».
7. Le mot afroukh dériverait de la racine arabe « F.R.KH » qui signifie « éclore », sortir de l’œuf. La
même racine est localement employée pour désigner le même sens qu’en arabe. L’afroukh serait,
par analogie, une personne, un homme qui vient d’éclore.
8. L’ argaz (pl. irgazen) désigne couramment l’« homme » et dans certains contextes l’homme
courageux.
9. Il est tentant de comparer, sans a priori évolutionniste, le droit local tel qu’il se dégage du
rituel et certains droits écrits antiques. De ce point de vue, l’analogie entre l’afroukh et le « fils de
famille » en droit romain est frappante : « Les pouvoirs du pater s’exercent sans contrôle... Ils ne
cessent pas par une majorité ni par le mariage des enfants ; même devenu le premier magistrat
de Rome, le « fils de famille » retombe dans sa famille sous la puissance absolue du pater. »
(Gaudemet, 1974, p. 16-17.)
10. Mauss étudie la notion de personne en tant que droit à un nom, à un masque rituel, «
l’acquisition de la persona par le fils, du vivant même de leur père qui constitue un dépassement
des anciens droits du pater » (Mauss, 1980, p. 350-354).
11. L’analogie est également saisissante entre la composition de la jma‘t et celle du sénat romain.
Celui-ci ne comprend que les pater (Mauss, 1980, p. 353 ; Gaudemet, 1974, p. 53).
12. Le vers, par exemple, est un système de valeurs hiérarchisées, parmi lesquelles une seule
constitue la valeur maîtresse, la dominante. La rime peut assurer cette fonction de dominante
lorsqu’elle constitue l’élément impératif dans la définition d’un vers. Cependant, la rime en tant
que dominante peut changer et devenir un élément facultatif ; une autre dominante peut se
substituer à elle dans la définition du vers, le schéma syllabique par exemple (Jakobson, 1977,
p. 77 et s.).

RÉSUMÉS
Le sacrifice du moussem de Sidi Chamharouch est approché comme un système d’idées qui, à
travers des rôles rituels et des objets concrets (différentes parts de viande), définit les statuts des
chefs de famille, la personnalité juridique, la takat (foyer), la jma’t (assemblée du village),
l’étranger...
64

Chapitre 4. Sacrifice et humiliation :


essai sur le ‘âr1

1 Westermarck reste le seul auteur à avoir consacré une étude détaillée aux rites et
croyances relatifs au ‘âr. « [Ce mot] signifie littéralement « honte », mais qui s’emploie au
Maroc pour désigner un acte impliquant le transfert d’une malédiction conditionnelle à
quelqu’un que l’on veut obliger d’accorder une requête. Lorsqu’une personne dit à une
autre : « voici l‘âr sur vous », il faut entendre que la seconde, si elle ne fait pas ce qu’exige
d’elle la première, sera frappée de quelque malheur dû à la malédiction conditionnelle
contenue dans l‘âr. Dire « je suis dans votre ‘âr » [...] équivaut à dire : vous êtes maudite si
vous ne m’aidez pas. » (Westermarck, 1935, p. 87-88 ; 1968 vol. 1, p. 518.) Les finalités du
‘âr sont multiples : par exemple, obtenir la protection et l’assistance d’une personne
influente ou le renoncement à la vengeance de la part des parents de la victime, imposer
les fiançailles au père de la jeune fille (Westermarck, 1968, vol. 1, p. 530 ; 1935, p. 92).
2 Le ‘âr peut être infligé sous plusieurs formes. Le rite oral « voici le ‘âr sur vous » peut être
accompagné d’autres gestes visant à établir un contact matériel entre le suppliant et la
personne invoquée. Les exemples abondent : toucher son turban ou le cheval qu’elle
monte, toucher ou sucer le sein de son épouse, pénétrer dans la maison et s’emparer du
moulin à manivelle, etc. Le ‘âr est généralement accompagné d’un sacrifice sanglant.
« Une méthode des plus efficaces et – partant – des plus employées pour l’infliction de l‘âr
, c’est l’égorgement d’un animal sur le seuil de la maison habitée par la personne que l’on
vise, ou à l’entrée de sa tente. » (Westermarck, 1968, vol. 1, p. 518-521, 527 ; 1935,
p. 88-91).
3 Nous mettrons l’accent sur la dimension sacrificielle du ‘âr en le rapprochant d’autres
sacrifices étudiés par Westermarck, notamment le sacrifice de la grande fête musulmane.
Ces sacrifices sont étudiés en détail par notre auteur, mais séparément. Nous disposons
d’informations détaillées sur les différents éléments du sacrifice, le sacrificateur, le
sacrifiant, la victime, les instruments, etc. La méthode de Westermarck fondée sur
l’induction énumérative (Berque, 1950, p. 395) consiste à comparer chacun des rites
étudiés avec d’autres, similaires ou différents, observés dans d’autres régions du Maroc.
Nous proposons, en partant des descriptions de Westermarck, d’emprunter une direction
comparative différente, en rapprochant de façon systématique les rites du sacrifice ‘âr du
65

sacrifice de la grande fête. Cette approche permet de dégager de nouvelles significations


que la comparaison des rites pris séparément estompe.

La grande fête
4 Dans son analyse du sacrifice de la grande fête, Westermarck distingue trois catégories de
rite :
- les rites ayant pour finalité la sanctification et la purification, ils concernent les gens, la
victime, l’instrument du sacrifice et l’immolation ;
- les rites au moyen desquels les gens cherchent à utiliser la baraka de la victime
sacrifiée ;
- les rites au moyen desquels les gens cherchent à éviter pour eux-mêmes les mauvaises
influences liées à la fête et au sacrifice ; cette dernière catégorie coïncide en partie avec la
première.

Les gens

5 La préparation au sacrifice commence la veille de la fête (jour appelé nhar ‘arafa) et


parfois quelques jours auparavant2. L’une des plus importantes et fréquentes
préparations consiste dans l’utilisation du henné. Ce rite connaît des variantes. Tantôt il
concerne uniquement les femmes mariées, tantôt il intéresse aussi les filles et les garçons.
Les hommes adultes n’utilisent pas le henné. On applique également le henné aux
animaux domestiques et aux poutres des habitations. En plus, les femmes mariées se
noircissent les yeux avec de l’antimoine (khol) et ravivent les couleurs de leurs lèvres avec
des racines de noyer (swak). Dans certaines tribus, les hommes aussi se noircissent les
yeux.
6 Westermarck décrit d’autres rites visant la même finalité et qui ont selon lui un caractère
religieux plus prononcé. La visite des sanctuaires, le jeûne, l’aumône, les repas pris en
commun et la prière constituent des moyens par lesquels les gens se préparent à la fête. A
côté des prières individuelles, il souligne l’importance de la prière collective qui a lieu au
msalla (lieu de prière) le matin du jour du sacrifice (Westermarck, 1968, vol. 1, p. 106-115).

La victime

7 La victime fait aussi l’objet de rites visant sa sanctification. A Aglu (sud du Maroc), la
veille du sacrifice, on enduit avec du henné des parties de la victime, entre ses yeux ou
sur son dos. On applique également des racines de noyer sur ses dents, et on noircit ses
yeux avec de l’antimoine. En plus, il est indiqué de laisser la victime à jeun le jour
précédant le sacrifice. La rupture du jeûne se fait juste avant le coup fatal. On donne alors
à la victime un mélange d’orge, de sel et de henné en disant : « Ô Dieu, santé et
tranquillité. » Ensuite, le sel est répandu à l’endroit où le sang est versé. Westermarck
affirme que donner la nourriture sanctifie la victime alors que manipuler le sel conjure
les mauvais esprits (Westermarck, 1968, vol. 1, p. 116-117).
66

Immolation et consommation

8 Le sacrificateur doit remplir certaines conditions. Chez le même groupe, il est interdit à
toute personne qui a commis un meurtre ou a tué un chien d’égorger la victime de la
grande fête. Une telle personne est considérée comme impure. C’est le fqih3 qui doit
immoler la première victime. A Anjra (Jbala), il se noircit les yeux avec de l’antimoine.
Chez les Aït Yûsi (Moyen-Atlas), il égorge toutes les victimes de son village et choisit un
homme des villages proches qui n’ont pas de fqih. Les hommes choisis ont l’habitude de
faire la prière, sont honnêtes et n’ont jamais commis un meurtre, ni tué un chien.
9 Font également l’objet de rites les couteaux du sacrifice. Chez les Aït Yûsî, les
sacrificateurs choisis doivent tremper leurs couteaux dans le sang du mouton immolé par
le fqih. Chez les Aït Nder, ce sont les couteaux des chefs de foyer qui sont trempés dans le
sang de la victime égorgée par le fqih ou tout autre victime qui a été égorgée avec le
couteau consacré. Des rites similaires sont observés chez d’autres groupes. Par exemple,
le jour du sacrifice, les chefs de foyer apportent leurs couteaux avec eux au msalla et les
posent ensemble par terre. D’autres enfoncent le couteau dans le cairn qui marque les
limites du msalla.
10 Le sacrificateur doit observer les rites de l’égorgement prescrits en Islam. Il doit tourner
la tête de la victime vers l’est et dire avant d’égorger : « bismillâh, allâhu akbar » (Au nom
de Dieu, Dieu est le plus grand). La sacralité de la victime se manifeste immédiatement
dans l’usage qui est fait de son sang. On barbouille le linteau de la porte d’entrée tout en
faisant attention à ce qu’aucune goutte de sang ne soit versée. Enjambé, le sang tombé
gerce la peau des pieds et attire les jnoun. Dans certaines régions, le sang est appliqué aux
mains et aux pieds afin de guérir ou de prévenir les gerçures et les crevasses de la peau.
Les rites liés à la consommation manifestent aussi la sacralité de la victime. Des parties de
la viande sont conservées pour être consommées lors d’autres fêtes (‘achoura, mouloud) ou
lors de certaines occasions rituelles (l‘ansra). Les gens souhaitent ainsi transférer la
sacralité du sacrifice de la grande fête à d’autres contextes rituels. En outre, on confère au
sang et à d’autres parties déterminées de la victime des vertus thérapeutiques. Contre les
maux de tête, par exemple, on brûle une partie de l’estomac séché, et on fait inhaler la
fumée au malade. Enfin, d’autres parties de l’animal sont employées dans des rites de
divination.
11 Westermarck souligne que, à l’instar des choses sacrées, la victime est en même temps
une source d’influences malfaisantes. La chair et la peau, qui sont perçues comme
dangereuses au début, sont laissées pendant trois jours sur le toit de l’habitation. Durant
cette période, on ne doit pas les prendre à l’intérieur de l’habitation. Les os de la tête,
notamment la mâchoire inférieure et les os des pattes, sont enterrés en dehors du village.
Les laisser près des habitations constitue une source grave de danger. II est aussi d’usage
de jeter ces os, appelés dans un autre contexte bouharrous, près de l’habitation d’un
ennemi ou d’une personne appartenant à un autre groupe (Westermarck, 1968, vol. 1,
p. 109, 118-133).

Sacrifice humiliant
12 Retournons au sacrifice ‘âr pour le comparer avec les rites qui précèdent. Chez les Igliwa
(Haut-Atlas), un homme qui tue un membre de son groupe se réfugie dans la tribu alliée
67

et voisine. Après une année, les gens qui l’ont accueilli l’accompagnent chez la famille de
la victime à qui ils sacrifient un animal à titre de ‘âr. Les gens de la tribu voisine laissent
apparaître leur protégé devant eux, les mains liées et le couteau entre ses dents. Si le
crime est pardonné, un parent de la victime retire le couteau de sa bouche et libère ses
mains. A Westermarck, des gens ont dit que garder le couteau dans la bouche signifie que
le meurtrier est, métaphoriquement, mort. Aussi il peut être pardonné. Les mêmes rites
sont pratiqués par les Aït Warain (Moyen-Atlas). Le meurtrier, en plus du prix du sang (
diya), doit exprimer son repentir en se présentant le couteau dans la bouche et les mains
derrière le dos. Il pose ensuite le couteau par terre devant les membres de la famille de la
victime (Westermarck, 1968, vol. 1, p. 525-526).

Le sacrifiant

13 La principale caractéristique de ce sacrifice consiste dans l’humiliation qui l’accompagne


et le définit. Celle-ci est d’abord, pour le sacrifiant, réelle et exprimée sur le plan rituel
avant de devenir une sanction éventuelle pour les personnes ou les groupes sur lesquels
le ‘âr est jeté. Le sacrifice en question est une forme de supplication qui implique
manifestement la honte et l’humiliation pour le sacrifiant et accessoirement pour le
destinataire du sacrifice. Venir les mains liées derrière le dos avec le couteau du sacrifice
dans sa bouche signifie la honte et le déshonneur. Westermarck a négligé dans sa
définition du ‘âr, pour des raisons qui seront exposées plus loin, l’humiliation exprimée
par les rites au profit des sanctions éventuelles que résume mal la notion de malédiction
conditionnelle.
14 Raymond Jamous a étudié le ‘âr, chez les Iqar‘iyen (Rif), dans un contexte de violence
entre des individus et des groupes. Le cycle de la violence est déclenché en l’occurrence
par un meurtre. Il ne peut être arrêté, définitivement ou provisoirement, que par
l’intervention d’un chérif. Ce dernier engage la négociation entre le groupe de la victime
et celui du meurtrier. Un accord, qui concerne notamment le montant du prix du sang (
diyith), est conclu entre les deux parties. La paix retrouvée est scellée par un rituel :
« Une fois l’accord conclu entre les combattants pour arrêter l’échange de violence,
il est convenu que le meurtrier apportera la diyith aux proches agnats de la victime.
Quelques jours après, un cortège se forme. Le meurtrier avance en tête, les mains
liées derrière le dos, un couteau entre les dents. « Il s’offre en sacrifice. » Ses agnats
le suivent, portant la diyith, et amenant avec eux un mouton, ils apportent aussi du
sucre, de la farine, de l’huile, du thé, des épices, etc. Le chérif médiateur les
accompagne. A l’entrée du territoire du mort, un proche agnat de ce dernier vient à
leur rencontre. Il retire le couteau de la bouche du meurtrier et, au lieu de le tuer, il
lui délie les mains et égorge le mouton à sa place. Il substitue ainsi une victime
animale à une victime humaine : c’est le ‘âr. L’accord de paix est maintenant scellé
[...]. Un repas préparé avec le mouton égorgé et les produits apportés par les agnats
du meurtrier est partagé entre toutes les personnes présentes. » (Jamous, 1981,
p. 212, 210.)
15 Nous retrouvons presque les mêmes rites humiliants : avoir le couteau entre les dents, les
mains derrière le dos, retirer le couteau de la bouche du meurtrier et lui délier les mains.
La majorité des rites liés à l’infliction du ‘âr décrits par Westermarck met l’accent sur
l’humiliation du sacrifiant et du suppliant en général. Mais, paradoxalement, c’est le
destinataire du sacrifice et les malédictions conditionnelles qu’il encourt qui sont au
centre de la définition du ‘âr. Les rites exprimant l’humiliation du suppliant sont variés :
68

- Une femme qui ne trouve pas, dans son propre groupe, de l’aide pour une affaire
sérieuse porte sur ses épaules une pièce d’une ancienne tente et une autre pièce plus
petite sur sa tête, comme s’il s’agissait d’un foulard, et se noircit le visage avec de la suie.
Ensuite, elle se dirige vers un autre village et entre dans la mosquée. Aussitôt vue, les
gens la font sortir, ôtent ses sales vêlements et lavent son visage puis l’habillent
correctement. Accepter la demande revient à effacer toutes les traces de l’humiliation. Un
homme qui veut jeter le ‘âr met sur sa tête une couverture de bât et porte une pièce d’une
ancienne tente. On met aussi une pièce d’une ancienne tente autour du cou d’un cheval.
Ce rite est particulièrement utilisé par les vaincus.
- Une femme se coupe les cheveux très court, s’enduit le visage, le corps et les vêtements
de bouse de vache (cette coutume est également observée par les femmes lorsqu’un
membre de la famille est décédé). Il arrive aussi que l’homme s’enduit le visage de bouse
de vache ou se rase la tête laissant uniquement une rangée de cheveux sur les côtés (garn)
ou sur le devant (goussa).
- Lorsqu’une femme mariée est enlevée et « que l’époux offensé n’est pas assez fort pour
se venger, celui-ci fait un trou dans un poêlon, puis s’en va de côté et d’autres, avec son
poêlon autour du cou, appeler à l’aide... »
- Le suppliant se met par terre ou s’incline, les mains derrière le dos et baise le sol dans
quatre directions (Westermarck, 1968, vol. 1, p. 522-524 ; 1935, p. 88-90).
16 Les rites qui précèdent le sacrifice de la grande fête s’opposent manifestement à ceux qui
accompagnent le ‘âr. D’un côté la préparation au sacrifice sanctifie les [171] intéressés en
les mettant en contact avec des choses sacrées, de l’autre elle amplifie l’humiliation du
sacrifiant. D’un côté le henné, l’antimoine, le swak (racine du noyer), les habits neufs, de
l’autre la suie, la bouse de vache, les loques. D’un côté des gestes sanctifiants et des objets
purificateurs, de l’autre des gestes avilissants et des objets salissants et impurs.

La victime

17 L’humiliation ne se borne pas au sacrifiant, elle s’étend à la victime à qui on impose une
posture de suppliant. « Il y a une forme de ‘âr terrible entre toutes et qu’on appelle
t’arguiba : elle comporte comme victime un bouvillon, un chameau ou un cheval auxquels
on a coupé les tendons du jarret pour leur donner l’apparence du suppliant. On ne recourt
à ce mode de ‘âr qu’en des occasions très solennelles : quand, par exemple, une tribu
invoque l’aide d’une autre, ou encore quand un appel est adressé au sultan, à quelque
haut fonctionnaire du gouvernement, à un village entier ou à un grand saint. » Le
paiement du prix du sang peut être précédé aussi de la t’arguiba (Westermarck, 1935, p.
92 ; 1968, vol. 1, p. 528, 532).
18 Le nom du sacrifice résume parfaitement l’intention du rituel. Le ‘argoub (pl. ‘ragueb) est
le « tendon du jarret ; éperon, hauteur allongée ». Le verbe ‘argueb signifie « trancher le
jarret à un bovin, en signe de soumission ou d’imploration ; procéder à la même opération
sur le tombeau d’un saint, pour solliciter sa protection ; attaquer l’ennemi par derrière, le
tourner, l’envelopper » (Loubignac, 1952, p. 273, 194, 495). De la comparaison des rites
appliqués aux victimes des deux sacrifices jaillit une énorme différence. A la victime
maquillée et sanctifiée du sacrifice de la grande fête s’oppose la victime mutilée et
humiliée de la t‘arguiba.
69

Immolation et consommation

19 En partant des rites accomplis par les gens et ceux appliqués aux victimes, le sacrifice ‘âr
peut être considéré comme une inversion du sacrifice de la grande fête. D’autres rites
confirment l’hypothèse d’inversion au sens d’attribuer à un rite un sens opposé. Le plus
manifeste est celui qui préside en islam à tout abattage. Il arrive que le rite de la basmala
(au nom de Dieu) soit sciemment omis dans le sacrifice du ‘âr. « Quand un animal est
immolé comme ‘âr, la bismillah « au nom de Dieu », formule d’usage en pareille occasion,
est omise, et l’animal ne doit pas être mangé par la personne que vise le ‘âr.
(Westermarck, 1935, p. 91 ; 1968, vol. 1, p. 527). Westermarck développe ce rite négatif en
comparant deux sacrifices destinés aux saints :
« Quant au saint trépassé, l'âr qui le vise consiste de même, très fréquemment, dans
le sacrifice d’un animal. Ce sacrifice comporte, en maints cas, la promesse de
récompenser le saint s’il accorde la requête du sacrificateur, et cette récompense
pourra être elle-même un sacrifice, lequel sera offert alors comme lwa‘da, non plus
‘âr. Ces deux sortes de sacrifice sont, théoriquement, tout à fait distincts. Le
sacrifice ‘âr, dont la victime ne consiste ordinairement qu’en un simple oiseau de
basse-cour, est un moyen de contraindre le saint ; si le requérant tue lui-même
l’animal, il le fait sans prononcer la bismillah ; et l’animal – à la différence des
victimes offertes en don dans le sacrifice lwa‘da, lequel comporte la formule
consacrée « au nom de Dieu » – ne doit pas être mangé sauf par les pauvres ou les
scribes : encore la plupart d'entre eux ne le tiennent-ils pour mangeable qu’après
avoir pris la précaution de réciter quelques mots du Coran. Il arrive néanmoins
qu’en pratique ces deux sortes de sacrifice ne se puissent distinguer l’un de l’autre :
il en est ainsi quand le sanctuaire a un gardien et que l’animal amené comme ‘âr lui
est remis et qu’il le tue « au nom de Dieu », ce qui le rend utilisable comme
nourriture. » (Westermarck, 1935, p. 99-100.)
20 Ce rite négatif a de graves conséquences sur la consommation de l’animal. Il faut d’abord
noter que tout abattage en Islam est rituel. Rien ne doit, en principe, distinguer, sur le
plan rituel, l’immolation rituelle de la boucherie. [...] Toute personne rituellement
habilitée doit tenir la gorge de l’animal en direction de la Mecque (la qibla) et prononcer
la basmala et le tekbir (Dieu est grand). Ces rites oraux constituent des conditions
impératives sans quoi l’animal est illicite (harâm) et donc immangeable 4. Ne pas
prononcer le nom de Dieu réduit le sacrifice à une simple mise à mort excluant toute
intention de consommation de l’animal. Généralement, la victime égorgée comme ‘âr ne
doit être consommée ni par le sacrifiant, ni par le destinataire du sacrifice (Westermarck,
1968, vol. 1, p. 532). Le refus de la sanctifier et le refus de la consommer sont deux aspects
d’une même intention. Alors que la victime de la grande fête est consacrée et sanctifiée,
celle qui est ‘âr est soit mutilée soit réduite à une charogne (jifa).
21 Si on emploie les mots « sacrifice » et « consécration » dans leur sens étymologique, de «
rendre sacré » (Hubert et Mauss, 1968, p. 237), le ‘âr, qui comprend la mise à mort d’un
animal, serait à l’antipode du sacrifice. Car les rites de l’égorgement ne consacrent pas la
victime, mais la rendent impure et illicite (harâm). Nous sommes loin de la mise à mort
comme point culminant du sacrifice, qui « sépare le principe divin qui se trouve à présent
dans l’animal de son corps qui appartient toujours au monde profane » (Hubert et Mauss,
1968, p. 233).
70

Sacrifice et contrainte
22 Contrairement au sacrifice dit lwa‘da (qui signifie « promesse »), le sacrifice ‘âr est, selon
Westermarck, un moyen de contraindre le saint. D’autres rites consistant dans l’infliction
du ‘âr à un saint manifestent l’idée de la contrainte : jeter un caillou sur un cairn qui se
trouve dans un sanctuaire, nouer des chiffons, des cheveux ou d’autres objets5. Le ‘âr peut
comporter « la promesse d’offrir au saint un sacrifice, s’il fait ce qu’on lui demande ; et
quand le requérant constate l’exaucement de sa requête, il ne se borne pas à tenir sa
promesse, il renverse le tas de pierres ; mais il le laisse intact dans le cas opposé, et garde
l’espoir qu’il finira par contraindre le saint » (Westermarck, 1935, p. 100). Dans d’autres
contextes, le requérant dont le souhait est exaucé offre le sacrifice et dénoue le nœud
qu’il avait fait. La protection d’un réfugié par le saint, le droit d’asile dont un criminel
peut bénéficier s’expliquent moins par la crainte du lieu sacré que par la contrainte qui
pèse sur le saint du fait que le réfugié s’est placé dans son ‘âr (Westermarck, 1935, p. 101,
106 ; 1968, vol. 1, p. 552-553). L’étude du ‘âr a permis à Westermarck de fonder le sacrifice
sur l’idée de la contrainte et de critiquer ainsi les théories qui assimilent le sacrifice à un
contrat ou à une communion entre Dieu et l’homme.
« Les Hébreux, comme le remarque Robertson Smith, tenaient que la religion
nationale avait été instituée par un sacrifice formellement contractuel offert au
Mont de Sinaï [...], voire même par un rite contractuel encore antérieur, dans
lesquels les parties furent Iahvé et Abraham ; et l’idée d’un sacrifice comme moyen
d’établir un contrat entre Dieu et l’homme transparaît dans les Psaumes. [...]
Robertson Smith et ses disciples ont vu dans ces pratiques des actes de communion.
[...] Ce que j’ai dit de l‘âr et de l‘ahd autorise à conclure que les méthodes adoptées
pour engager la divinité dans des pactes ne paraissent pas impliquer l’idée d’établir
une communion avec elle, mais bien celle de transférer des malédictions
conditionnelles tant aux hommes qu’à Dieu. » (Westermarck, 1935, p. 109-110).
23 Selon Westermarck, le sacrifice ‘âr est un acte purement magique dans le cas où le but est
directement réalisé grâce au pouvoir mystérieux inhérent à la malédiction elle-même. Il
est une sorte de prière lorsqu’un être surnaturel est invoqué. Mais aucune distinction
nette ne peut être établie entre les deux. Le nom d’un saint peut être invoqué simplement
pour donner à la malédiction plus d’efficacité (Westermarck, 1968, vol. 1, p. 479). Dans
tous les cas, Westermarck fonde le sacrifice ‘âr sur l’idée de la contrainte. Aspect
paradoxal du sacrifice qu’on tient pour religieux, qu’on rapproche généralement de la
prière et de la conciliation.
24 Le ‘âr est un « moyen par lequel une personne peut en contraindre une autre de céder à
ses désirs » (Westermarck, 1935, p. 92). Westermarck interprète les rites accompagnant le
‘âr comme les véhicules de la malédiction conditionnelle. Celle-ci est supposée – par les
gens – résider dans la couverture de bât, dans la suie, dans le poêlon, dans la selle
renversée, etc. Le sang versé pour engager le ‘âr est également interprété comme véhicule
de la malédiction.
« … Le ‘âr passe pour devoir son efficacité au sang. Trait significatif : l’efficacité
d’une malédiction ne dépend pas uniquement de sa puissance initiale (par exemple
de certaines qualités propres à son auteur), mais encore du véhicule servant à la
transmettre, tout de même que la force d’une secousse électrique ne dépend pas
uniquement de l’intensité originelle du courant mais encore de la nature de l’agent
de transmission : or, comment imaginer un meilleur conducteur que le sang ? Car le
sang est supposé contenir une énergie surnaturelle, et l’on en déduit qu’un médium
71

chargé d’une telle énergie confère une puissance particulière à toute malédiction
par lui transférée. » (Westermarck, 1935, p. 89-91 ; 1968, vol. 1, p. 524, 528).
25 La malédiction et ses véhicules sont autant d’éléments qui rendent compte de l’efficacité
du rite. Tout se passe comme si l’explication de cette efficacité devait trouver des
chaînons matériels, des véhicules, qu’emprunteraient des notions aussi abstraites que le
désir et sa contrepartie, la malédiction. Nous allons montrer que l’efficacité du ‘âr dépend
des relations sociales préexistantes entre les intéressés et des croyances dans les procédés
rituels créant ou renforçant ces relations.
26 Selon Kenneth Brown, le ‘âr serait pour Westermarck une preuve que la magie et la
religion sont en fait inséparables. Il existe donc un sacrifice pour la prière et un sacrifice
pour transférer la malédiction (lbâs yamchî m‘a ddem, le mal s’en va avec le sang), un
moyen magique pour contraindre Dieu. La différence réside dans la présence ou l’absence
de la basmala. Sa prononciation supprime la malédiction inhérente au ‘âr. Le sacrifice
devient alors un acte pieux, et la viande une nourriture bénite. Le sacrifice peut être alors
un moyen magique, un acte religieux ou les deux à la fois (Brown, 1982, p. 9-11).
27 Les notions de malédiction et de contrainte ont largement influencé l’étude du ‘âr. La
définition et la classification des rites par Westermarck sont construites autour de deux
pôles fondamentaux : la baraka, la bénédiction et la sainteté, d’une part, la malédiction, le
malheur et le danger, d’autre part. Les jnoun , le mauvais œil, la malédiction sont
considérés comme une cause de malheurs.
28 Avec une telle opposition binaire, le ‘âr est classé et défini en référence uniquement à la
sanction surnaturelle qu’il impliquerait. Westermarck ne motive pas le glissement
sémantique du concept de honte à celui de malédiction. Westermarck a négligé des faits
essentiels qu’il a décrits en détail et qui sont plutôt en rapport avec des sanctions sociales.
Brown a déjà montré à travers l’étude des usages passés et présents du ‘âr que ce dernier
demeure ambigu. Le champ sémantique qu’il a par ailleurs construit et qui englobe des
idées telles que la protection, la réputation, l’honneur, la honte, et la famille l’a conduit
loin de l’idée de malédiction chère à Westermarck (Brown, 1982, p. 34).
29 Westermarck aurait pu comparer le sacrifice de la grande fête et le sacrifice ‘âr s’il ne les
avait pas rangés dans deux catégories opposées : le premier est mis du côté de la baraka et
le second du côté de la malédiction. En tout cas, notre comparaison révèle que la
principale caractéristique du sacrifice ‘âr consiste dans l’humiliation qu’il exprime. Le
sacrifiant la vit et la met en scène. Les personnes ou les groupes sur lesquels le ‘âr est jeté
subiraient également l’humiliation. Nous insisterons sur la honte et l’humiliation qui sont
plus proches de l’exégèse (le ‘âr signifie d’abord la honte) et des rites. Ces mêmes rites que
Westermarck a réduits à des véhicules de la malédiction conditionnelle.

Dimension sociologique du sacrifice et efficacité du


rituel
30 La version extrême du sacrifice ‘âr est celle où le sacrifiant et/ou la victime sont humiliés.
Aucune communication avec le sacré, à travers la victime, n’est recherchée. Celle-ci n’est
pas consommée par les intéressés mais par de tierces personnes. L’idée de substitution ne
définit pas le sacrifice ‘âr. Elle ne se manifeste que dans des sacrifices visant l’arrêt de la
vengeance par les parents de la victime. A notre sens, elle devrait être liée à l’idée de
l’humiliation : le meurtrier présente le couteau du sacrifice à un parent de la victime qui
72

tue l’animal à sa place. C’est en renonçant symboliquement à sa vie qu’il porte gravement
atteinte à son honneur.
31 En plus de la notion de malheur éventuel, Doutté a rapproché le ‘âr de la honte, de la
déconsidération et de l’honneur. Il a abordé le ‘âr en parlant d’un notable qui a invoqué sa
protection en criant « ‘ala ‘arkûm, ‘ala ‘arkûm » (sur votre honte, sur votre honte) : « Cette
honte, ce ‘âr, c’est la mise en jeu de notre propre responsabilité, c’est l’obligation pour
nous de répondre de la sécurité de son fils, sous peine non seulement de déconsidération,
mais de malheurs qui pourraient nous être suscités par la divinité. » (Doutté, 1914,
p. 252-53.) Selon Bruno et Bousquet, le mot ‘âr « exprime la déconsidération, l’humiliation
qui rejaillit sur quelqu’un qui manque à sa parole, à ses engagements ou à ce à quoi
l’obligent son rang, son honneur ou les démarches faites auprès de lui. » (Bruno et
Bousquet, 1946, p. 354.)
32 Pour comprendre le ‘âr et sa force contraignante, Coon le compare à l’hospitalité. La
honte contraignante (shame-compulsion) explique pourquoi il est impensable qu’une
personne refuse de la nourriture à l'hôte qui pénètre dans sa maison, comme elle
explique pourquoi il est impensable de refuser de céder aux désirs du suppliant (Coon,
1931, p. 162). Hart trouve que l’idée de honte (hashûma) rend mieux compte du ‘âr que
celle de malédiction. Le ‘âr est, selon lui, une forme particulière de supplication dans
laquelle le requérant, à travers le sacrifice d’un animal, met en jeu la honte et l’honneur
de la personne visée ou même la contraint à lui venir en aide contre sa volonté (Hart,
1976, p. 306).
33 Même lorsque l’accent est mis sur des notions liées à la honte, celles-ci, comme la
malédiction chez Westermarck, restent souvent reliées au destinataire du sacrifice et
rarement au sacrifiant. Nous suggérons de rester proche des rites du ‘âr qui expriment
davantage le statut du requérant. Selon Jamous, qui examine le ‘âr dans son rapport à
l’honneur, l’homme qui recourt à ce genre de sacrifice n’a pas « un comportement digne
d’un homme d’honneur ; au contraire, il avoue son infériorité par rapport à celui qui
satisfera sa demande. Le jeu de l’honneur suppose que l’agnat du prisonnier ou de l’otage
utilise les mêmes moyens que le geôlier et lui capture un fils ou un parent. De même, le
meurtrier fugitif doit affronter les agnats de sa victime avec l’aide de son groupe plutôt
que de fuir ses responsabilités en obtenant la protection d’un homme puissant. »
(Jamous, 1981, p. 213.) Pour le sacrifiant, le ‘âr est un acte déshonorant. Car il met un
terme à l’échange de violence. Cette honte est mise en scène par le rituel (mains liées,
couteau entre les dents). Les rapports entre les intéressés deviennent inégalitaires après
le sacrifice. La personne sur laquelle le ‘âr est jeté se trouve dans la position d’un shérif ou
d’un père par rapport à la personne requérante (Jamous, 1981, p. 214).
34 Le sacrifice humiliant n’est qu’une version extrême du ‘âr. L’humiliation connaît des
variantes. Le sacrifice ‘âr n’est pas exigé dans le cas où le meurtre est accidentellement
accompli par un ami intime. Ce dernier se contente de téter le sein de la mère de la
victime (Westermarck, 1968, vol. 1, p. 532). Les rites du ‘âr sont fonction des relations qui
existent entre les intéressés. Le sacrifice, qui n’est exécuté que dans des occasions
solennelles, est écarté grâce aux relations sociales qui lient le meurtrier et la famille de la
victime. Plus la relation sociale entre les intéressés est intime, plus l’humiliation liée à la
supplication est atténuée. Inversement, l’humiliation est d’autant plus exagérée que
l’écart social (appartenance à des groupes ou à des statuts sociaux inégaux) est
considérable.
73

35 A l’opposé extrême du sacrifice humiliant, on trouve le ‘âr qui tend vers le ‘ahd, pacte
caractérisé plutôt par l’égalité entre les parties contractantes. Dans certains cas de
moindre importance, la personne qui jette le ‘âr apporte de la nourriture chez la personne
invoquée. Celle-ci l’accepte si elle compte répondre à la demande du requérant
(Westermarck, 1968, vol. 1, p. 520). En revanche, lorsque le ‘âr est important et lorsque la
demande est faite auprès d’une personne influente, toute idée de partage de nourriture
est généralement exclue. L’omission de la basmala ou l’interdiction explicite aux
intéressés de manger l’animal égorgé indiquent cette intention de maintenir séparé ce
que, dans d’autres contextes, le sacrifice rapproche. Cela ne veut pas dire que le sacrifice
humiliant rejette toute communication, sa finalité principale étant de créer ou de recréer
un lien social. La différence réside plutôt dans la nature de la communication qui, fondée
sur la réserve, exclut toute familiarité (voir de Heusch, 1974, p. 680-683).
36 Westermarck remarque qu’il existe des procédés de ‘âr auxquels on ne recourt que dans
des cas sérieux. Par exemple quand une personne exige de venger un parent assassiné,
quand son lit conjugal est violé, quand un groupe est vaincu (Westermarck, 1968, vol. 1,
p. 523). Il remarque aussi qu’on emploie le ‘âr « pour obtenir toutes sortes de choses,
même des bagatelles : preuve en est qu’une certaine femme qui, voulant me forcer à vêtir
de neuf son petit garçon, vint égorger un coq devant ma tente. » La femme fut empêchée
à temps par les domestiques de Westermarck (Westermarck, 1935, p. 92 ; 1968, vol. 1,
p. 530). On imagine mal que la femme en question salisse son visage et porte des loques
pour exiger de Westermarck des habits neufs. Inversement une femme déshonorée ne
peut se contenter de l’égorgement d’un coq. Le degré de réserve et de familiarité est aussi
fonction de l’importance de la requête.
37 Le sacrifice ‘âr – et le ‘âr en général – emprunte la logique qui préside aux relations
sociales. Le contexte social du sacrifice (défaite d’une tribu, vengeance d’un parent, etc.)
explique dans une large mesure la dépendance du rituel de la structure des relations
sociales que ce dernier implique. Le ‘âr crée, ou recrée en les renforçant, des liens sociaux.
Le ‘âr se présente comme une inversion du sacrifice sanctifiant lorsqu’il met
essentiellement en cause des relations sociales inégales. Dès que le ‘âr implique les
humains, d’une part, les génies et saints, d’autres part, il devient « imprécis » : à plusieurs
reprises, Westermarck rappelle que dans ces cas le ‘âr peut être assimilé en partie au
sacrifice-don et en partie au sacrifice ‘âr (Westermarck, 1935, p. 17, 99). Il y a très peu de
chance de voir fonctionner le modèle du sacrifice-don ou le schéma ternaire de Hubert et
Mauss pour des sacrifices qui s’inscrivent exclusivement dans des relations sociales
inégales. Il ne s’agit pas d’approcher, grâce aux rites, des êtres sacrés, mais de manifester
et d’amplifier l’écart qui sépare le suppliant de la personne invoquée. Dans ce sens, le ‘âr
est plus proche du cérémonial que du sacrifice.
38 D’autres traits du sacrifice sont liés au fait qu’il est au centre des relations sociales. Dans
certains contextes, le sacrificateur de la victime est un proche parent de la personne tuée.
Il n’est pas choisi en vertu de ses qualités religieuses (comme le fqih dans le sacrifice de la
grande fête). Son rôle est déterminé au niveau des relations qui le lient au sacrifiant et à
la personne que celui-ci a tuée. Tout se passe comme si le sacrificateur disait au
sacrifiant : « Tu m’as humilié en versant le sang de mon parent, à mon tour de t’humilier
en versant le sang de ton animal. » Tenant compte des relations sociales que ce sacrifice
implique, il ne peut être, à la différence de la majorité des sacrifices ‘âr, accompli en
cachette. Son exécution, scellant la fin des hostilités, doit faire l’objet d’une négociation
préalable entre les parties en conflit.
74

39 Considérons un autre trait insolite du sacrifice ‘âr. Parmi tous les sacrifices décrits par
Westermarck, le sacrifice ‘âr est le seul qui peut être rejeté. Ce sacrifice engage
socialement, il ne peut être fatalement accepté. Westermarck mentionne la possibilité du
refus du sacrifice :
« [...] Le père du jeune homme, accompagné d’un autre homme, de préférence le
fqih du village ou le chef des chasseurs [chikh rma], va le matin de très bonne heure
devant la maison de la famille de la jeune fille et y sacrifie secrètement un animal.
Celui-ci n’est pas offert comme présent, mais comme moyen de contrainte. Aussi
l’animal est-il abandonné par le père de la jeune fille, qui en devine la provenance.
Si enfin il accepte de donner sa fille au jeune homme, sa femme en informe la
famille de ce dernier et les préparatifs du mariage commencent sérieusement. »
(Westermarck, 1921, p. 37, 41, 43.)
40 Il serait inconcevable, du point de vue social, que la demande qui accompagne le sacrifice
engage ipso facto la personne invoquée6. La requête peut être repoussée en ordonnant à de
tierces personnes d’enlever le corps de l’animal égorgé et d’effacer toute trace de sang.
C’est pourquoi les gens pensent qu’il faut surprendre en exécutant le sacrifice en cachette
(Westermarck, 1935, p. 90-91 ; 1968, vol. 1, p. 527, 529, 532). Jamous précise que « celui qui
veut imposer le ‘âr court toujours un grand risque : il peut être surpris avant de pouvoir
faire le ‘âr, et tué ». Pour éviter le refus de sa requête, qui n’est pas précédée par des
négociations entre les intéressés (en cas de versement du prix du sang par exemple), une
personne doit se cacher pour accomplir son acte sacrificiel (Jamous, 1981, p. 213).
41 Le sacrifice ‘âr varie suivant la requête et surtout suivant les relations sociales qui lient le
sacrifiant au destinataire du sacrifice. Sa principale caractéristique réside dans le fait
qu’il engage des relations sociales et non pas des relations entre des humains et des êtres
sacrés. Elle explique pourquoi il se présente comme une inversion du sacrifice sanctifiant.
Plus les relations sociales entre le sacrifiant et le destinataire du sacrifice sont
inégalitaires, plus les chances d’être en présence d’un sacrifice humiliant sont fortes. Si le
sacrifice sanctifiant tend à réduire, par l’intermédiaire d’une victime, la distance qui
sépare le sacrifiant des êtres sacrés, le sacrifice humiliant, par contre, vise à exagérer
cette distance et à accentuer la hiérarchie sociale qui définit les statuts des intéressés.
Inutile alors dans ce cas d’approcher le sacrifice et d’en définir la structure et les
variantes dans son rapport au sacré. Le sacrifice serait plutôt une forme rebelle à toute
définition fondée sur son contenu. Car il a cette qualité d’épouser des contenus religieux
et des contenus non religieux aussi divers qu’hétérogènes. En résumé, nous pouvons dire
que le rapport au sacré et les intentions du sacrifice (sanctification, purification, etc.) ne
peuvent définir un sacrifice qui met en avant-scène des relations sociales. Je dis bien en
avant-scène, car tout sacrifice engage forcément des relations sociales. Mais ces relations
ne sont pas toujours au centre du rituel. Dans le cas du ‘âr, c’est plutôt le contenu de ces
relations qui rendrait compte de la signification du sacrifice et de ses variantes.
42 L’efficacité du ‘âr devrait être également recherchée au niveau des structures sociales qui
le précèdent et l’accompagnent. Un suppliant choisirait en fonction de ses relations
sociales antérieures et des conventions culturelles en vigueur la personne ou le groupe
sur lesquels il jettera le ‘âr. Ainsi, comme il apparaît dans les descriptions de
Westermarck, il demanderait l’aide à un chérif, à une personne influente ou à un membre
d’une tribu alliée. Nous avons noté, chez les Zemmour, que le sacrifice de t‘arguiba ne peut
être destiné qu’aux tribus avec lesquelles le groupe sacrifiant est déjà lié par un pacte
militaire dit lkhawa (fraternité). Ces tribus sont dites « khoute f-lbaroud » (frères dans la
poudre) (Rachik, 1982, p. 39).
75

43 Répondre à la question de l’efficacité du ‘âr suppose d’amples informations sur les


acteurs, leurs relations sociales et le contexte social dans lequel le rite est accompli. Ces
informations seront d’autant plus utiles qu’elles concernent aussi des demandes de ‘âr qui
n’ont pas abouti. Nous devons un cas de refus de ‘âr à Eickelman et un autre à
Westermarck. Le premier a rapporté les circonstances qui ont accompagné deux
demandes de ‘âr relatives à un même conflit.
44 Deux jeunes filles se sont bagarrées dans la rue. Une troisième est intervenue pour les
réconcilier. Un garçon, frère de l’une des deux filles, est venu défendre sa sœur. Il est
entré dans la maison de la fille qui a essayé de mettre fin à la querelle et l’a frappée. La
fille s’est évanouie. Son père l’a emmené chez un médecin. Il a voulu obtenir un certificat
médical attestant les blessures de sa fille. Ce fut en vain, sa fille ne souffrait d’aucune
blessure. Le père a saisi les gendarmes qui ont refusé d’intervenir faute de preuves. Le
lendemain, le père rassemble les témoins en vue de déposer une plainte chez le caïd.
C’était une étape préliminaire avant de porter le problème devant la cour civile. Le père
accusait le jeune de siba, qui signifie dans ce cas la violation du domicile. Il s’agissait d’un
problème sérieux, puisque la violation de la maison affectait son honneur et celui de son
épouse. Quelques jours après, le père du garçon, accompagné de quelques amis, est venu,
au lever du soleil, devant la porte du père de la fille agressée. Il a apporté un don de
plusieurs pains de sucre pour demander la suspension des hostilités (soulh). Sans ouvrir la
porte, le père de la fille a refusé le don. Il a répondu que la date du procès avait déjà été
fixée. Plus tard, le père du garçon a invoqué un vieux et influent descendant du saint de
Boujade, un Cherkaoui, qui est aussi un parent éloigné du père de la fille. Le médiateur est
venu avec des amis du père du garçon chez le père de la fille. Il a embrassé les épaules de
ce dernier et lui a donné de nouveau le sucre en lui demandant d’enterrer l’affaire. Cette
fois-ci le ‘âr fut efficace. Plus tard, le père de la fille a dit à Eickelman qu’il aurait été
impropre (hshouma) de sa part de ne pas avoir agi comme il l’a fait. Le médiateur était
soigneusement choisi, remarque Eickelman, pour être un parent du père de la fille et d’un
statut social élevé (Eickelman, 1976, p. 151).
45 Nous pouvons comprendre que la honte (hshouma) d’être montré du doigt, dans une
société de face à face, puisse rendre compte de l’efficacité du ‘âr. Cependant, l’honneur
d’une personne ne peut être automatiquement engagé. Hart situe curieusement la force
de la honte en dehors des relations sociales. Selon lui, le symbolisme de l’acte du sacrifice
dit dhaqqarasth comprend la privation d’une vie à un animal, organisme vivant qui a une
âme (rouh). C’est le pardon demandé à Dieu par le requérant, pour avoir ôté la vie à cet
animal, qui contraint ou déshonore la personne destinataire du sacrifice. Hart ne donne
aucun fait, rituel ou exégèse, à l’appui de cette croyance dans la culpabilité du
sacrificateur. Il ne montre pas non plus comment cette dernière agit sur la personne
invoquée et la pousse à se comporter malgré sa volonté. Quelle que soit l’importance des
croyances dans un rite, nous supposons qu’il existe des structures et des conditions
sociales qui favorisent son succès ou son échec. Pour revenir à l’exemple d’Eickelman, le
don du sucre a accompagné les deux demandes de réconciliation ; ce qui a changé c’est le
porteur du don. Concernant la seconde tentative, le refus aurait signifié l’insignifiance du
médiateur. Qui incarne alors la honte contraignante (shame compulsion), la croyance dans
le ‘âr, le don lui-même ou le médiateur ? L’homme offensé trouvait honteux de refuser la
médiation du chérif. Le refus du premier ‘âr ne l’a pas déshonoré, au contraire il a
rehaussé sa position dans le conflit. Pour obtenir son pardon, il a été supplié par une
personne prestigieuse. Au risque de paraître paradoxal, nous dirions que le ‘âr,
76

contrairement à ce que nos prédécesseurs ont pensé, ménage et/ou restitue l’honneur de
la personne sur laquelle il est jeté. N’est-ce pas un grand honneur de voir dans votre
maison un chérif qui vous embrasse les épaules et vous présente un don ?
46 Le ‘âr ne peut être étudié sans avoir analysé le réseau des relations dans lequel il s’insère.
En discutant les limites des cadres normatifs pour l’explication des actions sociales, Rosen
reconstitue le réseau des relations sociales effectives d’un certain Mohand. Celui-ci a
répudié sa femme qui a saisi le tribunal pour demander une augmentation de la pension
de sa fille. Il a gagné le procès. C’est alors que son beau-père a sacrifié un animal devant la
porte d’un ami intime et parent de Mohand. Ce parent a réussi à influencer Mohand à
verser le montant de la pension demandée. Rosen montre que Mohand n’avait pas intérêt
à perdre les relations avec son parent qui était un grand commerçant et un allié utile
(Rosen, 1979, p. 44). Si le ‘âr produisait des effets sûrs, le père de la femme aurait saisi
directement son ancien beau-fils. Mais il a préféré le faire auprès d’une personne
influente et proche de son adversaire.
47 L’accent doit être mis sur la dimension sociologique du ‘âr sans le réduire à une simple et
profane requête. Nous sommes en présence de rites et de croyances. Et le ‘âr est d’autant
plus efficace que les croyances le concernant et le code culturel engageant l’honneur sont
partagés et admis par les intéressés. Que peut-on espérer, toutes les malédictions et
toutes les hontes du monde réunies, d’une personne qui ne croit pas dans le moyen à
l’aide duquel on cherche à le contraindre à accomplir un acte ? C’est le cas de ces gens qui
n’accordent aucune attention au ‘âr jeté sur eux. Westermarck a écouté dire que le ‘âr ne
fait de mal qu’aux gens qui en ont peur (Westermarck, 1968, vol. 1, p. 519). Un exemple
montre comment l’efficacité d’un rite dépend aussi de l’accord des intéressés sur sa
signification. Un homme, victime d’une injustice commise par le représentant du
gouverneur, est allé voir, accompagné de sa femme et de sa fille, un ami influent du
gouverneur. Devant la maison de ce dernier, et afin de le contraindre à intervenir, il
coupa la gorge de sa fille. Malgré le recours à cette forme puissante de ‘âr, le suppliant
échoue. Le gouverneur ordonne de le mettre en prison en disant que « c’était une chose si
horrible que même un chrétien ne l’aurait pas fait » (Westermarck, 1968, vol. 1, p. 529). Ce
‘âr fut donc inefficace. La personne saisie était soigneusement choisie, le ‘âr aurait abouti
si la coutume berbère de jeter le ‘âr n’avait pas été jugée excessive par un citadin.
77

Consommation du ma'rouf, Mzik, 1991.

NOTES
1. Paru dans Westermarck et la société marocaine, édité par Bourqia, Rahma et Harras, Mokhtar,
Publications de la Faculté des Lettres et des Sciences humaines, Rabat, 1993, p. 167-183.
2. En ce jour, les pèlerins musulmans visitent le mont ‘Arafa.
3. Le fqih chargé essentiellement de guider les prières quotidiennes à la mosquée du village.
4. « Lors de l’égorgement par dabh, on place la victime en direction de la qibla, et le sacrificateur
dit : Bismillah et Allah akbar. [...] L’oubli de la formule bismillah lors de l’égorgement des victimes
dahiya [sacrifice de la grande fête] ou autres n’entraîne pas l’interdiction de manger la chair
desdites victimes. Mais si le sacrificateur s’est abstenu intentionnellement de prononcer cette
formule, la chair des victimes ne pourra être consommée. » (Al-Qayrawani, 1952, p. 155.)
5. Doutté rapporte une forme de ‘âr similaire. Il assistait, en tant que fonctionnaire, dans le
département de Constantine, à une séance de la jma‘a « lorsqu’un vieillard [...] traversa le plus
naturellement du monde les rangs de l’assemblée qui était assise par terre sous un olivier.
« D’un autre cette incorrection eût été relevée, mais il jouissait de quelque considération, car tout
le monde se tut. Il se tenait devant moi debout et sans parler ; puis élevant ses mains à la hauteur
de sa tête il se mit à nouer gravement son turban. Ensuite l’ayant ôté et restant tête nue, il se
baissa, le déposa à mes pieds et sans rien dire retourna s’asseoir à trois pas de là.
« J’appris alors que cet homme avait été gravement insulté par un habitant du village et qu’il
venait de demander satisfaction pour son honneur outragé ; le geste qu’il venait de faire était une
des formes habituelles du ‘âr. La grandeur de cette attitude par laquelle le plus misérable force
l’attention et sollicite la justice du plus puissant m’avait ému : j’écoutai gravement la requête du
vieillard. » (Doutté, 1914, p. 255.)
78

6. Rosen mentionne une autre manière de repousser le ‘âr lié au mariage. Le père de la fille ne
voulait pas marier sa fille à un homme sous prétexte qu’elle était encore jeune. Lorsqu’il sut que
l’homme qui avait demandé la main de sa fille allait accomplir un sacrifice ‘âr, il fit connaître
qu’il pourrait demander une dot dont le montant serait élevé pour que le mariage n’ait pas lieu
(Rosen, 1979, p. 46).

RÉSUMÉS
Le rituel du ‘âr est un défi pour une théorie du sacrifice fondée sur l’idée du sacré. Au lieu de la
consécration, il met l’accent sur l’humiliation du sacrifiant et de la victime. Dans ses versions
extrêmes, le sacrifiant est associé à des objets sales et impurs, et la victime est réduite à une
charogne. En filigrane, nous discutons l’idée de la malédiction conditionnelle par laquelle
Westermarck et d’autres définissent le ‘âr, et nous montrons que l’efficacité de ce rituel dépend
autant des croyances que des relations sociales préexistantes entre les intéressés.
79

Chapitre 5. « Epicerie du sacré »


Sacré et politique dans les travaux de Berque1

1 C’est en décrivant une frairie rituelle (ma’rouf), chez les Seksawa (Haut-Atlas), que Berque
parle d’épicerie du sacré. Ayant étudié, chez d’autres tribus du Haut-Atlas, des rituels
similaires et le rapport de ces rituels à l’organisation socio-politique et ayant revu à
l’occasion de ce colloque [1995, en hommage posthume à Jacques Berque] les réflexions de
Berque sur l’organisation des rituels communautaires, j’ai trouvé dans la notion
d’« épicerie du sacré », un autre point de départ pour considérer les rapports entre le
sacré et le profane, en l’occurrence l’organisation communautaire et la politique locale.

« Épicerie du sacré » et étagement du sacré


2 Le rituel étudié par Berque comprend plusieurs phases. Les plus importantes sont le
sacrifice, la consommation d’un repas en commun et les enchères. Les animaux sacrifiés
ne sont pas tous consommés sur place, une bonne partie est vendue aux enchères. Celles-
ci déclenchent une émulation, les membres du village convoitent ce que leur
communauté vient de sacrifier. L’émulation est d’autant plus vive que les créances ne
sont exigibles que l’année suivante. Berque parle d’un embryon de crédit qui comporte
des inscriptions sur des rôles écrits. Bref, il note la conjugaison des pratiques
propitiatoires ou purificatoires, donc relevant du sacré, et des préoccupations
comptables. C’est pour rendre compte de ces préoccupations séculières, profanes, qui ont
lieu pendant un rituel sacrificiel, qu’il parle d’« épicerie du sacré » (Berque, 1978, p. 279).
Autrement dit, les gens (Seksawa) gèrent le sacrifice (les restes des victimes à vendre)
comme ils gèrent une épicerie. Les normes qui régissent le sacré ne s’appliquent pas à
toutes les phases du rituel. Pourquoi ?
3 Afin de situer la notion d’épicerie du sacré dans un cadre plus général, rappelons deux
opinions, présentées brièvement par Berque, qui concernent l’étude des rapports entre le
religieux et le politique chez les communautés berbères.
4 Certains conçoivent que les structures magico-religieuses du monde berbère « dominent
son droit, son économie, son folklore et jusqu’à sa langue ». Selon d’autres, les structures
religieuses et juridiques berbères se caractérisent par leur orientation profane. Même si
Berque ne prend pas de position tranchée dans ce débat, il considère que le rituel étudié (
80

ma’rouf) est caractérisé par une orientation profane. Ce qui domine dans les frairies
rituelles des cantons « ce n’est pas l’aspect communiel, c’est l’aspect contractuel.
Enchères, vente à terme, enregistrement notarié : le profane déborde de toutes parts
l’antique rite sacrificiel. Un débat individualiste, une gestion communale, des opérations
purement juridiques se font déjà jour... Le droit et la religion vont désormais faire route à
part. » (Berque, 1978, p. 310-312.)
5 Pour expliquer ce débordement du profane à l’occasion même d’activités religieuses,
Berque recourt à la notion de « l’étagement du sacré ». Cette notion lui permet de ne pas
apporter une réponse catégorique à la nature du rapport entre le sacré et le rituel, d’une
part, et le politique et le communautaire, d’autre part. Il distingue les différents niveaux
étagés de la vie religieuse et apporte une réponse nuancée selon le palier considéré. « En
bas, le sacré naturiste anonyme..., lieu de profonde vibration collective » ; de l’autre, « la
sainteté des grands individus et des espaces ». L’étagement du sacré recoupe deux
catégories de sacré : celui « qui se précise en noms, légendes, personnes, et celui qui
demeure sans contour ni appellation. Le second, on le pressent déjà, est de beaucoup le
mieux fourni. Il touche, à vrai dire, toute une part de la vie de ces ruraux, la part la plus
profonde. » Berque distingue deux niveaux extrêmes, d’une part, le sacré figuratif, le
saint individualisé, d’autre part, le sacré non figuratif et le lieu rituel anonyme (Berque,
1978, p. 251, 256).
6 C’est au niveau inférieur dominé par le sacré anonyme que la gestion communautaire, le
politique et le profane débordent le religieux et le sacré. On ne trouve chez Berque une
notion du sacrifice et du sacré équivalente à celle développée par Durkheim, Hubert et
Mauss que lorsqu’il s’agit de l’étage supérieur du sacré, comme celui qui se rapporte aux
grands saints (Benaceur, Hmad ou Moussa).
7 Berque met l’accent sur la variation du rapport du sacré et du profane en fonction du
pallier religieux de la société considérée. Cela lui évite de donner une définition rigide et
essentialiste du sacré. S’il y a « épicerie du sacré », c’est parce que le sacrifice à laquelle
elle est associée est situé au rez-de-chaussée du sacré : « Le social presque pur [qui]
s’observe au rez-de-chaussée de cette vie religieuse... »

Sacré et structures politiques


8 Je suppose que la morphologie sociale et l’étagement du sacré n’expliquent pas le
caractère profane de la gestion du rituel sacrificiel. Tout d’abord parce que même
l’organisation du rituel et la gestion des sanctuaires des grands saints n’échappent pas à
des préoccupations comptables (répartition des sacrifices entre les descendants et/ou les
desservants, conflit concernant l’appropriation de ces sacrifices...). Ensuite, il a été
observé au niveau des communautés locales (dans le Haut-Atlas) et au niveau du rez-de-
chaussée de la vie religieuse ce que Berque décrit comme étant spécifique au pallier
supérieur du sacré.
9 Je pense que les rapports entre le sacré et le profane devraient être décrits dans leurs
rapports avec les acteurs qui « portent », rendent manifestes (par les paroles ou les
gestes), les idées relatives au sacré et au profane, qui organisent ou participent au rituel,
en tirent profit, etc.
10 Nous avons déjà montré que le sacrifice peut être organisé suivant des règles et des
normes qui ne relèvent pas uniquement du sacré lorsque ce sacrifice est pris en charge
81

par une communauté politique [voir supra introduction de la première partie]. Nous
avons également montré que ces règles et normes ne se limitent pas seulement à la phase
des enchères mais aussi à d’autres phases. Ce sont davantage les structures politiques qui
déterminent le statut du sacrificateur et les règles du partage des victimes. Dans la même
tribu où j’ai étudié le sacrifice, les normes du sacrifice varient selon qu’il est
traditionnellement organisé par le lignage desservant un saint local (acteur religieux) ou
la jma’a (assemblée, acteur politique). Ceci peut être illustré par une brève présentation
comparative du statut du sacrificateur et des règles du partage des victimes (Rachik,
1992).
11 Dans le premier cas, le rôle du sacrificateur est hérité, les victimes dédiés au sanctuaire
par les pèlerins et qu’ils contrôlent sont partagées entre tous les assistants quels que
soient leur âge, leur sexe ou leur origine. J’ai toujours eu droit [au même titre que le reste
des assistants], à la même part de viande. Les desservants se contentent de la peau et de la
tête des victimes.
12 Dans le cas du ma’rouf organisé par la jma’a du village, personne ne monopolise le rôle de
sacrificateur. La règle ici est l’interchangeabilité des rôles. Mieux encore, lors des rituels,
j’ai observé comment les membres du village se dérobent à cette tâche, perçue non pas
comme un privilège rituel mais comme une corvée, en avançant chacun une raison que
les autres regardent comme un prétexte insoutenable. C’est dans ce type de rituel que les
enchères sont organisées. Cependant, il ne faudrait pas réduire cette phase aux
préoccupations comptables. Le plus important à retenir, pour une étude du sacrifice, est
que le ma’rouf réfère au sacré lorsqu’il s’agit de sacrifices consommés en commun et à la
politique pendant la vente aux enchères des restes des sacrifices. Ici, la viande n’est pas
partagée en parts égales en se référant à leur caractère sacré (comme c’est le cas dans les
sacrifices contrôlés par le lignage desservant), la part qui revient à un membre dépend de
son statut social, de sa richesse et de ses rapports avec le reste des villageois. Certains ne
surenchérissent que lorsque la part est convoitée par des émules. L’issue du sacrifice lors
des enchères est politique. Cet aspect politique est plus explicite lors du partage de la
victime (une vache) d’une fête locale où les parts sont distribuées selon les statuts
politiques : une « grande part » revient au citoyen chef de foyer et une « petite part » aux
chefs de famille dont le père est encore vivant. Lors de ce rituel, j’ai toujours eu droit à la
petite part. Les étrangers vivant dans le village ne reçoivent rien. L’adoption d’un
étranger se manifeste sur le plan rituel par l’octroi de la « grande part » de viande [voir
supra chapitre 4].
13 Le sacrifice peut être dominé par des considérations profanes lorsque c’est une
communauté politique qui le prend en charge. La familiarité avec le sacré comme
principe de la spécialisation rituelle ne peut être appliquée par une communauté
politique faiblement stratifiée, par une communauté où les actions collectives sont
souvent l’objet de négociations publiques. Au rituel on applique les mêmes règles de
gestion qu’à d’autres biens collectifs (canaux d’irrigation, parcours collectifs), c’est-à-dire
que tout bien, profane ou sacré, doit être soumis au débat politique public. C’est pourquoi
l’étranger qui n’a aucun droit politique n’a pas non plus accès à la viande sacrifiée. Celle-
ci étant plus perçue comme une chose collective et politique que comme une partie d’une
victime consacrée. Ceux qui ne perçoivent que la « petite part » de viande, n’assistent pas
aux réunions publiques du groupe et ne s’acquittent pas des obligations collectives.
82

14 Pour revenir à Berque, nous pouvons rapidement dire que l’épicerie du sacré n’est pas
possible parce qu’elle est située au rez-de-chaussée de la vie religieuse mais parce que le
sacré est pris en charge par une communauté politique.

NOTES
1. Paru dans Études maghrébines, n° 8, 1998, p. 22-25.

RÉSUMÉS
Berque observe chez les Seksawa que les normes qui régissent le sacré ne s’appliquent pas à
toutes les phases du rituel du ma‘rouf, certaines sont dominées par des préoccupations
comptables profanes. Il explique cette « épicerie » du sacré en la ramenant à l’étagement du
sacré que connaissent les communautés étudiées. Nous pensons de notre part que l’application
de règles politiques/profanes au sacrifice est possible chaque fois qu’une communauté politique
prend en charge ses sacrifices.
83

Chapitre 6. Imitation ou admiration ?1


Essai sur la sainteté anti-exemplaire du majdoub2

1 Syméon d’Émèse (Syrie, VIe siècle) renonce à sa solitude érémitique pour faire l’idiot en
ville. Il n’hésite pas à ôter devant tout le monde son habit monastique, à entrer tout nu
dans un bain de femmes, à danser avec les prostituées... Bref, « il s’efforce de passer pour
un mauvais chrétien autant que pour un être sans mœurs » (Grosdidier de Matons, cité
par de Certeau, 1982, p. 593). L’hagiographie maghrébine aurait rangé le saint Syméon
parmi les majdoub-s4, personnes pittoresques et fameuses par leurs comportements
extravagants5. En dépit de (ou grâce à) cette extravagance, plusieurs majdoub-s sont
considérés comme des saints (wali-s) et font l’objet d’un culte public.
2 A ces saints « insolites » les définitions de la sainteté fondées sur des notions telles que la
perfection spirituelle, l’ascèse et l’exemplarité ne font aucune place. Une définition
générale de la sainteté devrait inclure ce que Peter Brown appelle, en parlant du saint
Syméon, le paradoxe de la sainteté (Brown, 1982, p. 184 ; 1985, p. 131). Il faudrait alors
déterminer le statut du « rebut » (une sainteté fondée sur l’extravagance, l’impureté, la
saleté, etc.) dans la définition de l’ensemble (la Sainteté)6.
3 Le majdoub, chez les mystiques musulmans, est « celui que le Dieu de vérité Très Haut a
attiré à lui, qu’il a choisi pour compagnon et qu’il a purifié avec l’eau de sa gloire. Le
majdoub reçoit, dans les divers rangs, toutes sortes de bienfaits et de grâces, et cela sans
aucun effort ni fatigue de sa part » (al-Kashani mort en 730 H/1329, p. 43) 7. Le majdoub est
opposé au sâlik (« cheminant » [vers Dieu]), qui fournit un effort pour atteindre l’union
avec Dieu. D’un autre côté, le majdoub est présenté comme un « fou mystique saisi par la
jadhba (attraction), perdu dans son extase et devenu irresponsable » (Dermenghem, 1978,
p. 346, 29). C’est un « homme caractérisé par des états de transe extatiques (ahwâl) » (de
Prémare, 1986, p. 53)8.
4 Au lieu de comparer et d’abstraire les éléments communs aux différentes acceptions du
majdoub, nous proposons, tout en prenant celles-ci en considération, d’esquisser une
définition fondée sur la description de majdoub-s particuliers9. Il ne s’agit pas seulement
de dégager les caractéristiques du majdoub mais d’interpréter celles-ci par rapport à
d’autres modes de sainteté.
5 Nous empruntons les données de description à Muhammad Ibn Ja‘far Ibn Idris al-Kattani
(1274-1345 H/1857-1927) et plus précisément au premier volume de son livre Salwat al-
84

anfâs10. Nous avons retenu une trentaine de saints qui ont vécu entre 997 et 1308 H/1588
et 1890. Seize d’entre eux au moins font l’objet d’un culte public (voir liste des majdoub-s ;
celle-ci permettra de nous référer à la Salwat en indiquant uniquement les noms des
saints).

Sans maître
6 Al-Maqrizi rapporte au sujet de Yûnus Ibn Yûnus al-Chaybani, le fondateur de la confrérie
Younousiya : « il n'a pas de cheikh mais était majdoub, attiré au chemin du bien » (I, II,
435, 18, cité par Goldziher, 1958, p. 264). Deux agences influentes sont généralement
mentionnées lorsqu’il est question des intermédiaires et des voies de la sainteté : une
personne spécifique (un cheikh ou maître spirituel) et une institution spécifique (zaouïa,
confrérie...) (voir Sorokin, 1950, p. 138-145).
7 Sur la nécessité du cheikh pour le mourid (celui qui a la volonté de s’engager dans la voie
mystique), les mystiques divergent. Indispensable, selon certains, en raison des difficultés
imprévisibles du voyage initiatique ; superflue, selon d’autres, grâce à la possibilité de se
guider soi-même en se fondant sur les livres des maîtres (voir Perez, 1991, p. 14 et suiv.).
Concernant le majdoub, cette controverse serait, selon Ibn Khaldoun, sans objet. Car celui
qui a atteint le plus élevé des états n’a besoin de recourir à aucun moyen, celui qui
aperçoit les lumières (divines) et perd la raison ne connaît ni le Livre, ni la foi, ni le savoir
transmis (al-naql) (voir Ibn Khaldoun, Chifa, p. 10711). La majorité des majdoub-s n’a pas de
maître12. Pour un majdoub, l’acquisition de la sainteté n’est fondée ni sur l’initiation ni sur
la généalogie (voir Dermenghem, 1978, p. 26 ; Geertz, 1971, p. 45-55). Imprévisible, son
itinéraire échappe à toute contrainte institutionnelle. Du point de vue de la mystique
musulmane, le majdoub est celui que Dieu a attiré à lui. Cependant, être ravi par Dieu
devrait être compris, sur le plan sociologique, comme ne devant la sainteté à personne.
Un majdoub peut devenir saint en dehors des lieux du pouvoir spirituel et notamment
sans se mettre sous l’autorité d’un cheikh ou d’un ordre. Il s’institue en tant que pouvoir
parmi d’autres pouvoirs (les mystiques, le sultan, les cadis, les câlim-s ou savants). Sa
légitimité est, pour ainsi dire, intrinsèque.

Environnement
8 Le majdoub va de pair avec la foule. Sa scène préférée, c’est la place publique. Il erre dans
les rues et les marchés (yasîh fîl-aziqqa wal-aswâq)13. Fuir la société, vivre à l’écart du
monde, se cloîtrer dans un lieu de culte (mosquée, zaouïa, mausolée, etc.) ne conviennent
pas à sa vocation grégaire14. Il se distingue ainsi à la fois de l’ermite qui renonce à la vie
en groupe, du saint errant, et du saint qui, demeurant en société, intègre une institution
particulière (zaouïa, confrérie)15.
9 Les majdoub-s étaient en quelque sorte « pris en charge par la communauté ». Ils n’avaient
pas de métier16. Vivaient-ils, pour autant, d’aumônes comme l’affirment certains
auteurs ? (Dermenghem, 1978, p. 29 ; Denny, 1988, p. 87)17. Le mot sadaqa (souvent traduit
par aumône) n’est utilisé qu’une fois par al-Kattani. Et, même dans le contexte décrit par
lui, ce mot désignerait plutôt l’offrande ou le don : au nom d’al-Waryagli, reclus chez lui,
un préposé (mubashir) recevait les sadaqate (offrandes, dons) offertes par les gens.
Ailleurs, Al-Kattani emploie le mot ziyara (littéralement, visite, pèlerinage) qui est le plus
85

utilisé (au Maroc et au Maghreb) pour désigner l’offrande ou le sacrifice dédiés à un


saint : « Bushta al-Khammâr n’aimait pas que les gens le croisent sans [lui donner une)
ziyara. » Celui qui osait le faire rencontrait fatalement des signes (âyâte) comme
« l'impossibilité de marcher » (ta’adhdhur al-masîr). Ceci survint au cheikh Sidi Ahmad al-
Andaolusi qui fut obligé de retourner au village du majdoub et de lui dédier une offrande.
Depuis, le cheikh ne passait jamais sans « visiter » le majdoub.
10 Al-Sqali s’imposait aux gens qui étaient obligés de lui offrir le gîte et le couvert. Al-Raggal
prenait ce qu’il voulait sans permission mais refusait de prendre ce qu’on lui donnait. Ne
pas perdre l’initiative est une manière de manifester sa liberté et son indépendance.
Avant sa réclusion, al-Waryagli « ne demandait rien aux gens. Si on lui donnait quelque
chose, parfois il acceptait et parfois il refusait ». Abou Kammoussa demandait aux
notables (khousous al-nâs) de l’argent qu’il distribuait aux pauvres. Concernant al-Sousi,
c’était les gens qui venaient le visiter et lui apporter quotidiennement la nourriture.
Comment alors qualifier de mendiants des majdoub-s qui recevaient des offrandes, les
exigeaient, les refusaient ou les distribuaient aux pauvres ? Ces comportements excluent
toute confusion entre l’humilité du majdoub et l’humiliation du mendiant.

Extravagance
11 Vivant avec et grâce à la foule, les majdoub-s essayaient par plusieurs moyens de s’en
distinguer. Certains comme al-Sqalli, al-’Aqra et al-’Ajjâli se promenaient la tête
découverte (‘àriya al-ra’s). Comportement jugé hérétique dans une société où le port du
turban (‘amama) est considéré par al-Kattani, qui consacra un livre à cette question,
comme un signe distinctif du musulman. Se découvrir la tête pour un majdoub est un rite
qui manifeste son statut particulier. Lorsque Omar ibn al-Khattab consacra Abd al-
Rahmane al-Majdoub, il déclara : « Désormais il n’y aura plus de majdoub que al-Majdoub »
et ordonna aux autres de se recouvrir la tête (Muhammad al-Mahdi al-Fâsi, Mumti’ al-
Asma’, cité par de Prémare, 1986, p. 145, voir aussi p. 63, 56 et la couverture du livre) 18.
D’autres majdoub-s se couvraient la tête, mais à leur manière. Ils respectaient la tradition,
tout en la bafouant. Al-’Alami portait un énorme turban. Msa al-Khir enroulait autour de
sa tête, en guise de coiffe, un grand hayek (pièce d’étoffe légère et mince).
12 Des majdoub-s (al-’Aqra‘, al-‘Ajjâli et al-Zanbour) marchaient pieds nus. Ce comportement
peut exprimer le respect d’un lieu sacré, l’humilité et la pauvreté (religieuse) volontaire.
Cependant, rapproché de l'aspect vestimentaire du majdoub, être un va-nu-pieds est aussi
un signe d’extravagance. Al-Zanbour marchait pieds nus et portait dans ses mains et sur
ses épaules les os et les mâchoires des charognes. Al-Raggal ne portait qu’un tillis (sac à
céréales en étoffe de laine) pour se couvrir les parties honteuses (al-‘awra). Pour d’autres
saints, c’est la nudité et donc le rejet absolu de tout vêtement19.
13 Le majdoub est prodigue d’extravagance. Ses paroles sont souvent malveillantes, voire
obscènes. « Jalloul était absent de façon permanente (dâ’im al-ghayba), un grand idiot (
bahloul), irresponsable (sâqit al-taklif). » Tantôt il poussait des cris. Tantôt il disait « un,
un » (wahid, wahid) et s’évanouissait, puis disait « wah, wah » (première syllabe de wahid,
un). Ou encore, il répétait en criant « glorifiez Jalloul », puis « glorifiez Moulay Jalloul »,
enfin il criait « puisse Dieu glorifier le sultan Jalloul... ». Mannana insultait brutalement
les gens (Salwat, p. 308). Al-Aqra' appelait des malheurs (la cécité) sur les personnes qui le
croisaient et leur crachait au visage. Al-‘Ajjali proférait des paroles obscènes (yaqoul al-
86

khabâi’ith). Bou Kammoussa faisait de même chaque fois qu’il rencontrait le sultan («
youwâjih al-Sultâne bi al-fouhsh haythou mâ ra’âh, wa lâ yaknî bal yusarrih bi alfâz bashî‘a
jiddane »)20. ‘Abd-Allah Yazrour fréquentait les mosquées au moment des prières. Pendant
que les gens priaient, il faisait mine de se disputer et exprimait à haute voix des vœux
malveillants. « Al-Waryagli subit le grand attrait (al-jadhb al-‘azîme). Il ne faisait plus de
différence entre le froid et la chaleur, ni entre donner et prendre. Il était irresponsable
(sâqit al-taklif). Il accomplissait des actes dont l’apparence est contraire aux préceptes
religieux tels que fumer21. Il déféquait dans ses vêtements, sur ses pieds et entrait ainsi
dans les mosquées et au mausolée du saint Moulay Idris. Il frappait avec ses pieds les
nattes des mosquées sur lesquelles tombaient ses fèces [...]. Il tenait son pénis avec sa
main gauche et se masturbait dans les rues et dans les mosquées. [...] »
14 De la tête nue au corps nu, de l’insulte à la profanation des lieux sacrés, il existe une
grande variation dans l’extravagance des majdoub-s. Le comportement vestimentaire
manifeste la défaillance de l’autorité du maître. Le majdoub ne s’écarte pas seulement du
commun des mortels mais aussi des saints et des mystiques adeptes des confréries. Il ne
porte ni khirqa (vêtement que reçoit le disciple du cheikh), ni dirbala, ni muraqqa’a (froc
rapiécé), ni tout autre habit ou insigne distinguant les mystiques ou les saints selon leurs
cheikhs et leurs ordres. Il en est de même pour les paroles et les actions. Les majdoub-s
sont rebelles à tout ce qui est uniforme et répétitif. Pas de comportements standardisés,
pas de rites communs (prières, dhikr, litanies). C’est le jadhb (état extatique), métaphore
mystique de la liberté du majdoub, qui lui dicte les mots à dire et les gestes à accomplir. On
dirait qu’un majdoub ne peut être perçu comme tel que s’il s’évertue à être ou à apparaître
singulier22.

Prodiges
15 Cependant, être majdoub ne se réduit pas à des qualités négatives et au renversement des
vertus établies ; ne serait pas perçue comme majdoub toute personne qui, sans turban,
erre dans la rue, prend aux marchands sa nourriture, insulte les gens, etc. Aux propos
insensés, impudiques ou hostiles, il faudrait ajouter les paroles et les signes à travers
lesquels le majdoub dévoilait les choses cachées (al-moughayyabâte), le futur (voir Mediano,
1992, p. 238-240). Des paroles insensées, partiellement ou totalement incompréhensibles,
s’avèrent, remarque al-Kattani, pleines d’allusions (ichârâte, kinâyâte) qui devenaient
intelligibles aussitôt réalisés les événements prédits (al-Kattani, p. 215, 240, 247, 285).
16 Parfois, la prédiction est explicite. Le khalifa du sultan (fils de Moulay Ismael) emprisonna
puis convoqua le majdoub Msa al-Khir qui se présenta avec son fameux hayek en guise de
turban. Il lui demanda s’il était réellement un saint (murâbit) :
« Si Dieu le veut.
— Et connais-tu Dieu ?
— Oui.
— Comment ? (Par quelle chose le connais-tu ?)
— Je le connais parce que c’est Lui qui ordonnera ton meurtre sans diya (prix du sang). »
17 Le lendemain, le khalifa fut assassiné par un inconnu.
18 Afin d’appuyer leur requête, les gens de Fès demandèrent à Jalloul et Mas‘oud al-Charrate
d’intercéder auprès du sultan Moulay Muhammad al-Chikh (al-Wattassi) qui leur
87

reprocha : « Vous n’avez trouvé personne que ces “merdeux” (kharrâ’ine). » Furieux,
Jalloul fit le serment que Fès vivrait dans l’anarchie pendant quarante ans. Sa malédiction
frappa le sultan qui, l’estomac renversé, rendait ses excréments par la bouche (voir aussi
Doutté, 1900, p. 78 ; sur l’incident historique, voir Mezzine, 1986, p. 222).
19 En plus de la prescience, d’autres prodiges sont attribués aux majdoub-s. On vola à Bou
Kammoussa de l’argent offert par le sultan. Le malfaiteur voulut rendre la bourse (
kammoussa, d’où le nom du saint) au majdoub qui, pour le châtier, rejeta sa rétraction. Il
mourut le même jour. On rapporte aussi que lors d’un pèlerinage, le sultan, voulant se
recueillir loin de la foule, ordonna la fermeture du sanctuaire. Bou Kammoussa resta,
comme tout le monde, dehors. Mais pas pour longtemps. Le sultan fut surpris et étonné
de le découvrir à ses côtés. Il lui dit : « Je sais que tu fais partie des saints mais tu es
l’impudent parmi eux (‘alimtou annak min al-mourâbitne ay al-awliyâ wa lakin anta al-safalî
mtâ‘houm). »
20 Al-Waryagli (qui entrait dans la mosquée dans un état d’impureté) fut emprisonné dans
un asile (maristane) par le cadi de Fès. Le lendemain, le cadi le rencontra devant sa maison
tapant, comme à l’accoutumée, ses pieds contre le sol. Ni lui, ni les gardiens ne surent
comment il s’était évadé, la chaîne n'avait pas été brisée. Par la suite, le cadi abandonna
ses poursuites contre le majdoub (d’autres récits montrent comment le majdoub
l’emportait sur le cadi ou le savant (Salwat, p. 213, 352).
21 Il semble hasardeux, pour le moment, d’affirmer une régularité entre un type de saint et
une catégorie de miracle. Cependant, nous supposons que certains prodiges ne sauraient
être attribués au majdoub. Par exemple, il ne vole pas, ne marche pas sur l’eau, ne dompte
pas les animaux sauvages. Ces prodiges seraient cohérents avec un saint ermite ou un
saint errant (sayeh) d’une région à une autre (voir Sebti, 1992, p. 167-178). Comment
attribuer ce type de prodige à des majdoub-s qui ont rarement quitté la ville de Fès et qui
sont, dans la plupart des cas, en contact permanent avec les gens ? Les miracles des
majdoub-s n’ont pour contexte ni l’air, ni la mer, ni la forêt, ni le désert. Au contraire, ils
reflètent une présence intense et démesurée des majdoub-s dans la société. Ils ont comme
cadre social des relations ordinaires avec un voleur, un sultan ou les gens de Fès.
L’extraordinaire, présenté dans un cadre banal, n’exprime que le triomphe des majdoub-s
sur leur entourage : les gens du commun mais aussi et surtout l’élite intellectuelle et
politique.

Sainteté
22 Al-Kattani emploie souvent l’expression « sâqit al-taklîf » pour rendre compte des
comportements de certains majdoub-s (Salwat, p. 108, 145, 150, 198, 207, 271, 308). Cela
veut dire que le majdoub , comme l’imbécile et l’idiot, n’est pas considéré comme
« capable » et « responsable » (moukallaf) sur le plan juridique et religieux. Fait défaut au
majdoub la raison (‘aql) qui est le fondement de la capacité légale (taklîf) en Islam. En
distinguant les majdoub-s des wali-s, Al-Kattani ne fait pas de la raison une condition de la
sainteté.
23 Ibn Khaldoun écrit à ce sujet :
« Parmi les adeptes du mysticisme, il y a des imbéciles et des idiots qui sont plus
près des fous que des êtres raisonnables. Ils ont pourtant atteint les degrés de la
sainteté et les états (mystiques) des Véridiques. Ceux qui ont connu la « gustation »
(dawq) (de l’expérience mystique) savent qu’il en est ainsi, encore que des imbéciles
88

ne soient pas juridiquement « capables » (compos mentis : moukallaf). Ils peuvent


parler des choses cachées d’une manière étonnante. Rien ne les arrête. Ils en
parlent librement et disent des choses extraordinaires. Les juristes, qui voient bien
leur incapacité légale, nient fréquemment qu’ils puissent avoir un état mystique
quelconque, sous prétexte que la sainteté ne peut s’obtenir que par l’adoration de
Dieu. Mais ils se trompent, « Dieu accorde sa grâce à qui Lui plaît » (V, 54). La
sainteté (wilâya) ne dépend pas de l’adoration, ou tout autre chose. Quand une âme
humaine est bien ferme, Dieu peut la choisir pour la combler de dons. Les âmes
rationnelles des idiots ne sont ni inexistantes ni mauvaises, comme chez les fous : il
leur manque seulement la raison (‘aql), qui est le fondement de la capacité légale
(taklîf). » (Ibn Khaldoun, al-Muqaddima, t. I, p. 221-222 ; voir aussi Chifâ, p. 107-108 ;
Perez, 1991, p. 1991, 248-249.)
24 Les rationalisations du savant et les justifications du mystique légitiment un type de
sainteté qui les précède. Le savant ne manquait pas de prétextes ou de raisons (hérésie...)
pour interdire au majdoub le jardin des saints. Le savant mystique aurait limité la sainteté
à ceux qui fournissent un effort dans la voie de l’union avec Dieu. Mais le majdoub n’a
besoin ni du savant ni du mystique cheminant pour accéder à la sainteté (wilâya). Que
signifie donc la sainteté lorsqu’il s’agit du majdoub ?
25 Pour le mystique salik, le monde ici-bas est séparé de Dieu. L’union avec Dieu se fait au
terme d’un long chemin jalonné par différentes étapes. Au cours de ce voyage, il doit être
guidé par un maître spirituel, ou cheikh, qui lui indique les rites à accomplir (dhikr,
prières, retraite...). Le saint ascète accentue les règles et les interdictions respectées par le
commun des croyants. Il sépare brutalement la vie religieuse et la vie courante, la vie
solitaire et la vie en société. Pour un novice (mourid), les rites de passage d’un monde à
l’autre sont à la fois longs et complexes. En revanche, le majdoub passe immédiatement du
monde profane au monde de la sainteté. Fernando Mediano montre à partir de plusieurs
cas comment des personnes deviennent brusquement majdoub-s (Mediano, 1992,
p. 240-243). La sainteté du majdoub est présentée comme un passage inattendu, véhément,
brutal, voire foudroyant (comme tout contact immédiat avec le sacré). Le majdoub ignore
toute barrière humaine ou institutionnelle. Pour lui, il n’existe ni maître, ni litanie, ni
retraite, etc. A cet égard, il est un saint libre. Il échappe à toute autorité. Ceci expliquerait
pourquoi, dans des cas extrêmes, des majdoub-s transgressent les règles religieuses et
sociales. Car plus grande est la liberté, plus grand est l’attrait (jadhb ‘azime) et plus fortes
sont les transgressions. Al-Waryagli en fournit l’exemple extrême.
26 De multiples études anthropologiques nous montrent le lien entre l’absence de l’autorité
et la licence ou la grossièreté, notamment au cours des « rituels d’inversion », des
carnavals, des mascarades23. Ces manifestations ne sont que le revers négatif du tabou.
Tout se passe, pour le majdoub, comme si le rejet ou le non-respect de l’autorité des saints
établis ne peut se faire qu’en accomplissant l’inverse ou le contraire de ce que ces
derniers enseignent. Il n’est rien, semble-t-il, à quoi il n’est pas prêt 24.
27 La sainteté implique le respect de la séparation entre les différentes classes d’objets, « ...
la sainteté, c’est l’ordre, et non la confusion » (Douglas, 1981, p. 73). Mais il ne s’agit ici
que d’un type de sainteté (souvent donné comme étant la Sainteté) fondé sur le respect
excessif des tabous. Or, la sainteté peut aussi reposer sur la confusion. Elle n’est pas
interdite à ceux qui ne distinguent point entre le sacré et le profane, le féminin et le
masculin 24, le froid et la chaleur, etc.
28 D’aucuns diront que le majdoub est fou et que la folie est synonyme de confusion. On ne
peut attendre d’un fou qu’il respecte l’ordre des choses. Seulement, il se trouve que les
89

gens qui lui attribuent la sainteté, qui viennent le consulter, lui offrir des dons, ne sont
pas tous fous. Pourquoi alors considèrent-ils comme saints des majdoub-s qui cultivent le
désordre ?
29 La sainteté n’est pas uniquement fondée sur le tabou. Elle peut aussi avoir comme mode
d’expression la transgression des règles et l’obscénité. Lorsque des saints rejettent toute
obédience (personnelle et institutionnelle) et cherchent à se distinguer des saints établis,
il y a de fortes chances qu’ils adoptent une stratégie opposée, c’est-à-dire basée sur la
violation et l’inversion du modèle dominant de la sainteté. À la pureté (tahara) des
ascètes, des majdoub-s opposent l’impureté et la saleté (sperme, fèces, crachat, morve) ;
aux prières et aux litanies, les malédictions et les paroles obscènes ; à la vie
contemplative, le bavardage ; à la retraite, une vie intense et excessive en société, etc.
30 En décrivant les comportements obscènes et scandaleux (dans le double sens religieux et
courant) des majdoub-s, Al-Kattani estime qu’il s’agit d’actions dont seulement
l’apparence (al-zâhir) par opposition à l’essence (al-bâtin) est contraire à la religion (af‘âl
younkirou al-shar‘ zâhiraha, Salwat, p. 150, 175, 212)25. Trouver un sens caché (bâtin)
conforme à la religion, à des comportements en apparence (zâhir) répréhensibles, est un
compromis qui évite le bannissement du majdoub. Un ‘âlim orthodoxe comme Al-Kattani
ne peut pas accepter en tant que tels les comportements du majdoub. Des comportements
similaires avaient été jugés par des savants comme hérétiques (zandaqa). En laissant de
côté cette distinction entre le zâhir et le bâtin, il est aisé de constater, avec Al-Kattani lui-
même, combien les actions sociales des majdoub-s sont contraires au modèle dominant de
la sainteté. Le sultan qui a parlé à Bou Kammoussa a bien résumé la position du majdoub :
la population des saints accepte parmi elle des saints impudents.
31 Au Moyen Âge, les auteurs chrétiens distinguaient entre imitanda (choses qui devraient
être imitées) et admiranda (choses qui devraient émerveiller). Les éléments de la vie des
saints classés dans la catégorie de l’admirable servaient davantage à démontrer le pouvoir
de Dieu, alors que les éléments appartenant à l’autre catégorie étaient perçus comme des
leçons morales en acte (Kleinberg, 1992, p. 134). De Certeau emploie la notion
d’admiration à propos du saint Syméon26.
32 Vu ses comportements (réels ou apparents), un saint majdoub n’est pas présenté et ne se
présente pas comme un modèle, un exemple à imiter. Abd al-Rahman al-Majdoub
« accomplissait souvent des actes qui écartaient de lui les gens ; ceux-ci le fuyaient et le
désavouaient pour cette raison, alors que ses actes, en réalité, étaient justes et
provenaient de la « vision totalisante ». Il recommandait à ses compagnons de ne pas
l’imiter (‘adam al-iqtidâ’ bihi) dans ce qui, venant de lui, s’écartait de ce qu’ils
connaissaient du sens manifeste de la loi religieuse, choses auxquelles le contraignait
l’irruption de la Vérité (al-haqiqa) » (Muhammad al-Mahdi al-Fassi, mort en 1109/1698,
Mumti’ al-Asmâ’, cité par de Prémare, 1986, p. 149, 211).
33 Le majdoub n’est pas considéré comme un exemple de vertus qui résument l’idéal d’une
religion. Transgressant les valeurs centrales d’une société, il serait plutôt perçu comme
un anti-exemple, un saint à admirer et non à imiter.

Liste des majdoub-s étudiés, Salwat, vol. I

Nom Page Année du décès


90

1. Abu al-Chita al-Khammar 145 997/1588

2. ‘Azzouz 290 1031/1621

3. Jalloul al-Hajj 207 1037/1627

4. Musa ‘Ali al-Soussi 108 1042/1632

5. Muhammad Aguimgam 284 1050/1640

6. Ahmad Omar al-Charif 198 1066/1655

7. Hamdoun al-Malahifi 256 1072/1661

8. Al-‘Ajjali 213 1092/1681

9. Al-Hasan al-Soufyani 240 1098/1686

10. Ahmad Yahya al-Badissi 271 1100/1688

11. Al-Houssayn al-Qawwas 334 1111/1699

12. Khayyati (al-) al-Raf‘i 230 1115/1703

13. Msa al-Khir 129 1117/1705

14. Al-Hajj Abdellah Yazrour 214 1119/1707

15. Hammû al-Ramous 336 1123/1711

16. Ali Hamdouch 352 1135/1722

17. ‘Azzûz Mas‘oud 246 1136/1723

18. Boû’ayyad al-Waryagli 150 1162/1748

19. Mannnana al-Bastouniyya 308 1167/1753

20. Abd al-Salam al-Raggal 234 1172/1758

21. Abd al-Wahid al-Zanobur 285 1175/1761

22. Mouhammad al-Mandhar 223 1213/1798

23. Qaddour al-Battouti 180 1250/1834

24. Housayn al-Aqra’ 131 1262/1845

25. Mouhammad Ahmad al-Baqqali 212 1289/1872

26. Mouhammad ‘Abd al-Salam al-‘Alami 175 1291/1874

27. Ahmad al-Sqalli 206 1304/1886


91

28. Al-Radi al-Wazzani 257 1304/1886

29. Hammadi 287 1308/1890

30. Ahmad al-Tazi 216 Début XIIIe/fin XVIIIe

31. Mannana al-Mejdoubiya 212 Début XIII e/fin XVIIIe

32. Ahmad Laghsawi 352 s.d.

33. Larbi al-Baqqal 267 s.d.

NOTES
1. Paru dans L’Autorité des saints en Méditerranée, Mohammed Kerrou (éd.), ERC, Paris, 1998,
p. 107-119.
2. Le présent article s’inscrit dans un projet d’étude des modes de sainteté qu’a connus le
Maghreb dans son histoire, projet que j’ai pu approfondir lors d’un séjour effectué en 1993 à
l’université de Princeton. Je suis redevable d’une subvention personnelle au Fulbright Program et
reconnaissant à tous ceux qui ont facilité mon séjour, la Moroccan-American Commission for
Educational and Cultural Exchange à Rabat, le département d’Anthropologie de l’université de
Princeton et plus particulièrement Laurence Rosen et Abdellah Hammoudi.
3. Je remercie Aline Rousselle pour ses indications bibliographiques concernant le saint Syméon.
4. « Majdoub ou majdhûb, du verbe jadhaba : tirer à soi, attirer (inconnu du Coran) ; jadhb :
traction, tirée, tirage à soi ; akhadhathu al-jadhba : il tombe en extase ; majdhûb, adj., attiré,
séduit par quelqu’un ou quelque chose, adj. subst. pl. majâdhib, mystique, ravi en extase, possédé,
aliéné. » (Blachère et al., 1970, p. 1379.)
5. Le même saint peut être qualifié de bahloul (idiot, simple d’esprit) ou de malamati, adepte de la
malamatiya, courant mystique fondé sur l’exposition volontaire au blâme (malâma).
Contrairement au simple d’esprit, le malâmâti adopte sciemment des comportements non
conformistes, voire provocateurs Toutefois, la terminologie n’est pas toujours claire. Dans
l’hagiographie marocaine, un majdoub est souvent qualifié de bahloul ou de malamati (voir pour la
malamatiya au Maroc, de Prémare, p. 91-113).
6. Nous avons appliqué une démarche similaire à la définition du sacrifice en étudiant un rituel –
le câr – fondé sur l’humiliation, l’impureté et la saleté (Rachik, 1993 [voir supra chapitre 4]).
7. Traduction empruntée à Houdas, Daouhat An-nachir de Ibn ‘Askar, traduction française de
Houdas, Archives marocaines, 1913, p. 219.
8. The majdhûb « (attracted) denotes in the terminology of the sûfis a person who is drawn by the
divine attraction (djadhba), so that without trouble or effort on his part he attains to union with
God. The majdhûb [...] is thereby distinguished from salik (traveler), who makes the journey to
God, stage by stage, with conscious endeavour and purpose » (Nicholson, 1986).
« The majdhûb, ‘charmed’ or ‘captivated’ individuals whom God has selected for the ranks of
saintliness without their having had to exert the usual forms of effort by means of spiritual
92

discipline. This phenomenon of being enraptured is sometimes associated with a certain kind of
madness, which comes and goes » (Denny, 1988, p. 86).
9. Fernando Mediano avait adopté également une démarche inductive. Les caractéristiques
analysées du majdoub se rapportent aux dons divinatoires, à la manière brusque dont il accède à
la sainteté et à ses comportements extravagants. Quant à la baraka, bienveillante et malveillante
(baraka fertile et baraka terrible), nous supposons qu’elle ne définit pas particulièrement le
majdoub. (Je remercie Layla Ajana pour avoir traduit le texte de Fernando Mediano, et Abdelahad
Sebti pour me l’avoir indiqué.)
10. Al-Kattani termina la Salwat en 1313. Le livre, qui comprend trois volumes, est consacré aux
savants et saints enterrés à Fès. Il passa quinze années à l’écrire. Sur l’auteur et son œuvre, voir
Lévi-Provençal, 1922, p. 379-385.
11. « Sache que l’extatique [al- majdoub] n’a pas de directives à suivre. En effet, d’après eux,
l’extatique est celui qui a été ravi à lui-même (al-mukhtataf) lors du regard plongeant sur le
monde invisible, comme Buhlûl et tant d’autres, qui furent les fous (majânin) qui comptèrent
parmi eux ceux qui s’engagèrent dans le cheminement de la voie mystique ; c’est celui qui a
perdu la raison [condition] de la responsabilité religieuse, et définitivement, et à qui il ne reste
plus de directives à suivre, puisque l’aboutissement (al-wusûl) a déjà été réalisé [pour lui] et que
les directives ne sont que des moyens pour parvenir à l’aboutissement. Or cet extatique, qui a
déjà atteint le terme, qui a contemplé les lumières surnaturelles, qui a été ravi à son âme et à sa
raison, ne sait plus ce que c’est que le Livre saint, ni que la foi, ni que la transmission du savoir : il
nage tout simplement, et continuellement, dans la mer de la connaissance et de la confession de
l’Unicité divine, transporté hors du sens et du sensible. » (Perez, trad., Ibn Khaldoun, Shifâ’,
247-481, concernant la position d’Ibn Khaldoun sur la nécessité du cheikh, voir Shifâ, 1957,
p. 70-108.)
12. Sur 33 majdoub-s, seuls 12 avaient un cheikh. En outre, parmi ces derniers, certains sont
qualifiés de majdoub-salik. Car la frontière entre le jadb (attrait) et le soulouk (cheminement
spirituel) n’est pas toujours tranchée : il arrive qu’un saint soit à la fois majdoub et salik avec une
prédominance du premier aspect (al-jâmi’bayn al-sulük wal-jadhb wal-jadhb aghlabwalayh, Salwat,
p. 285 ; c’est le cas notamment d’al-Sufyani et d’al-Zanbour). Pour le reste des majdoub-s, al-
Kattani ne mentionne aucun cheikh. Parfois, il précise que le majdoub n’a pas de cheikh. Par
exemple : « la yurafu lahu shaykh... kâna min ahl al-hâl al-qawiyy ghayr ma‘rrouf bi al-taslik wa al-
tarbiya » (Salwat, p. 109, voir aussi, p. 198, 247).
13. Huit majdoub-s sont explicitement signalés comme errant dans les rues et/ou dans les
marchés (al-Aqra‘, al-Tazi, al-Wazzani, al-Ramous, al-Raggal, al-Mandhar, al-‘Ajjali, al-Sharif).
Pour d’autres (Jalloul, Msa al-Khir, al-‘Alami, al-Sqalli, Yazrour), on peut déduire des faits
rapportés qu’ils étaient constamment en public. Leurs actions se passaient devant les mosquées,
les sanctuaires, voire dans les bains maures. D’autres n’avaient même pas de domicile fixe (la
qarâra lahu).
14. Il faut noter que deux majdoub-s (al-Soussi, al-Waryagli) seulement choisirent de vivre à
l’écart des gens à la fin de leur vie et que deux autres (al-AjjaIi et al-Raggal) alternaient retraite et
vie en société.
15. Voir Sorokin au sujet des types d’adaptation des saints à leur environnement ( ermetic
retirement from the world ; the creation of a special environment by a monastery, convent... ; the method of
wanderer or pilgrim ; remaining in society) (Sorokin, 1950, p. 169-176).
16. Il faudra excepter Yazrûr qui était en même temps bûcheron et majdoub. Pour quelques
saints, al-Kattani mentionne leurs professions antérieures. Quatre avaient été artisans (Yazrour,
al-Qawwas, al-Malahifi, al-‘Alami). un commerçant (al-Waryagli), un étudiant, « tàlib ’ilm » (al-
Sqalli). Seul al-Raggal avait appartenu aux « gens de l’opulence ».
17. Voir, au sujet de la mendicité chez les Haddawa, Brunel, 1955, p. 184-195. La mendicité chez
les mystiques est un moyen pour dompter l’âme. Elle peut constituer une étape dans l’initiation
93

mystique. Junayd ordonne à Chibli de mendier. C’est un exercice d’humilité. L’argent rapporté
par Chibli est redistribué par Junayd aux pauvres (Attar, 1990, p. 279).
18. Dans un quatrain, Sidi Abd al-Rahman al-Majdoub dit : Si sur la tête vous interrogez : la tête
est nue, toujours (de Prémare, p. 151, texte arabe, p. 213).
19. Hammadi marchait souvent nu dans les rues de Fès (voir aussi Westermarck, 1968, i. 49). Al-
Mandhar se promenait nu dans les souks.
20. Abd al-Rahman Sers (contemporain du sultan Moulay al-Hassan) se déshabillait incontinent
et se mettait à danser devant les dignitaires de l’Empire. Al-Malik al-Nattaf découvrait
irrévérencieusement son postérieur devant le sultan Moulay Hafid (Brunel, 1955, p. 276).
21. D’autres majdoub-s (al-Waryagli, al-‘Alami et al-Raggal) fumaient ou se droguaient. Le nom
al-Raggal signifie « fumeur de rgila (narguileh) », voir Brunel, 1955, p. 287.
22. Concernant dix-neuf majdoub-s, al-Kattani affirme qu’ils avaient accompli des miracles (
karâmâte, khawâriq). Cependant, seuls huit récits décrivant ces miracles sont rapportés.
23. À cet égard, plusieurs majdoub-s rappellent des personnages carnavalesques.
24. D’autres mystiques ont fondé leurs pratiques sur la transgression et la licence. Les
hermétiques gnostiques de l’Antiquité montrent « dans leurs rapports avec la loi deux sortes de
conception : les uns préconisent une vie indifférente et libre en face de la loi, les autres exagèrent
l’abstinence et prêchent une vie de renoncement. La diversité des systèmes soufis offre quelque
chose d’analogue » (Goldziher, 1958, p. 139 ; voir, concernant cette tendance antinomiste chez les
malamatiya et d’autres, p. 139-147).
25. Abderrahman al-Majdoub porta des vêtements féminins, but du vin et vola un bœuf (de
Premare, p. 168-167).
26. « Excentrique, débraillé, jovial et brutal ; ce provocateur veut « renverser l’édification »,
d’après le narrateur. Il porte hardiment la transgression dans le camp des bien-pensants. Il irrite,
il amuse, il s’attire l’admiration ou les coups (de Certeau, p. 59).

RÉSUMÉS
Dans les chapitres précédents, nous avons montré en quoi la définition du sacrifice par les idées
du sacré et de consécration n’englobe pas d’autres modèles du sacrifice, le sacrifice politique ou
civique et le sacrifice humiliant. Nous avons appliqué la même démarche à la sainteté et avons
montré que la définition de la sainteté par la perfection spirituelle et la pureté ne s’applique qu’à
un mode de sainteté. La sainteté des saints fous, des majdoub-s est fondée sur des idées
différentes, voire opposées : l’’extravagance, l’impureté, la saleté… Pour eux, la sainteté
n’implique pas le respect de la séparation entre le sacré et le profane, le respect excessif des
tabous. Elle est au contraire associée à la confusion et à la transgression. A la pureté des saints
exemplaires, le majdoub oppose l’impureté et la saleté, aux prières et aux litanies, les
malédictions et les paroles obscènes, à la vie contemplative, le bavardage, à la retraite, une vie
intense en société. Ils y a des saints à imiter, d’autres, comme le majdoub, à admirer.
94

Chapitre 7. Légitimation et sacralité


royale1

1 Deux types de relation entre le sacré et le politique peuvent être grossièrement


distingués. Le premier consacre la séparation entre les deux domaines. Le christianisme
primitif fut fondé sur la séparation entre ce qui appartient à César et ce qui appartient à
Dieu. La séparation a été également justifiée, dans différentes religions, par des croyances
présentant le politique comme un domaine impur que les saints et les pieux ne devaient
pas approcher. Les temps modernes ont connu des idéologies qui fondent politiquement
et rationnellement la séparation de l’Eglise et de l’Etat (laïcité), de la sphère publique et
de la sphère privée (sécularisation). Cette rationalisation politique, inscrite dans une
vision du monde plus large valorisant le désenchantement du monde, domine depuis des
siècles en Occident. Le sacré et le politique y constituent deux domaines séparés, et les
rares interférences observées (le caractère sacro-saint ou le statut religieux de certaines
monarchies) n’ont guère d’incidences sur la politique.
2 Le second type est souvent étudié sous l’expression de la confusion du sacré et du
politique. Le cas le plus fréquent serait celui où la logique politique oriente, voire domine
le sacré. Le sacré est dans ce cas encastré dans un système d’intérêts, d’enjeux et d’idées
politiques2. Ce type de relation entre le sacré et le politique n’est pas forcément érigé en
système. Il peut se manifester de façon partielle. C’est le cas du mouvement nationaliste
marocain qui utilisa la prière, le jeûne et la fête du sacrifice à des fins politiques. Le fait de
jeûner, de ne pas sacrifier le mouton en signe de contestation de l’exil de Mohamed V
sont des actes qui transforment des rites religieux en répertoire de contestation
politique. Les fonctions de l’usage politique du sacré sont variées. Il peut s’agir, comme
dans les exemples précédents, de rallier le maximum de Marocains à la cause nationaliste
(fonction de mobilisation), traçant la frontière entre les patriotes et les traîtres (fonction
d’identification). On peut invoquer Dieu et la tradition religieuse pour justifier son
pouvoir (fonction de légitimation), comme on peut recourir au serment pour sceller un
pacte politique (fonction de consécration).
3 Le champ de l’étude du sacré et du politique au Maroc est très vaste. Nous nous limitons,
ici, à une esquisse du rapport entre la légitimation politique et la sacralité royale. Dans
l’histoire politique d’un pays, il y a des moments et des contextes où la référence au sacré
devient une question discutable, voire un enjeu du débat public. Hassan II était souvent
95

critiqué en termes politiques, en attaquant ses prérogatives politiques et en utilisant un


vocabulaire politique (monarchie absolue, régime réactionnaire...). La critique de sa
légitimité religieuse restait marginale, même avec l’avènement de l’islamisme dit radical
(cf. Tozy, 1999, p. 167-247). Juste après l’intronisation du roi Mohamed VI, des aspects de
la sacralité royale ont été publiquement critiqués. Mais c’était des initiatives
individuelles. Récemment, dans le cadre de l’ambiance baptisée le Printemps arabe et plus
particulièrement les débats qui ont accompagné le projet de la Constitution de 2011, la
question de la sacralité a été fréquemment soulevée et, pour la première fois, de façon
collective. Parmi les slogans du Mouvement du 20 février : « Assez de sacralité, plus de
liberté (baraka men lmouqaddassate, zidouna f- lhurriyate) », « Ni sujétion, ni sacralité (la
ra’aya la qadassa) ». C’est dans ce contexte que j’ai repris l’étude de la question entre le
politique et le sacré en essayant, cette fois-ci, de l’inscrire dans un cadre temporel et
spatial plus large (voir Rachik, 1992, pour une approche du rapport entre le politique et le
sacré au niveau local, voir introduction, partie I, chapitre 8).
4 Le caractère sacré de la monarchie s’appuie, traditionnellement, sur différents registres :
la chérifibilité, la baraka, la bay’a, le califat, l’imamat ou la commanderie des croyants.
Depuis le début du siècle passé, le dispositif de légitimation s’est complexifié, notamment
suite à l’introduction et à l’adoption de notions modernes par les intellectuels du
Mouvement national (le roi symbole de la nation, la monarchie constitutionnelle.)
5 Je propose d’analyser les conceptions de la sacralité royale en les plaçant dans des
configurations culturelles plus larges. Cependant, une telle approche serait abstraite si
elle n’était mise en rapport avec les actions, les structures et les processus politiques dans
le cadre desquels les notions de la sacralité royale sont utilisées. La sacralité en politique
n’aurait de sens que liée à l’arène politique avec ses interactions, ses tensions et ses
conflits entre des acteurs politiquement situés. Couper la sacralité de ses usages
politiques aboutirait, au mieux, à une exégèse du lexique sacro-politique. J’ai toujours
essayé de privilégier un accès empirique aux notions étudiées. Dans le présent papier, j’ai
évité d’approcher les conceptions de la sacralité comme un système d’idées clos et coupé
des processus politiques concrets. Au contraire, j’ai essayé, chaque fois que la
documentation le permettait, de les saisir dans les situations concrètes où elles sont
utilisées. C’est dans ce rapprochement entre des conceptions du sacré et des processus
politiques que nous avons un peu de chance de saisir, à la fois, les dimensions
idéologiques et pratiques du rapport entre le politique et la sacralité.
6 L’approche combinée en termes de configuration culturelle et de situation politique
permet de déterminer la place de la sacralité dans le dispositif de légitimation du pouvoir
monarchique et de saisir les effets politiques de l’usage de tel ou tel type de légitimité sur
la pratique politique et les rapports de pouvoir. Par exemple, une grande différence existe
entre se réclamer descendant du Prophète Mohamed, comme le fait la majorité des
chérifs, et réclamer et légitimer, au nom de cette même ascendance, une discrimination
politique entre les chérifs et l’âmma (gens du commun). C’est bien de montrer les
fondements culturels d’une légitimité (c’est quoi la baraka, c’est quoi être chérif, c’est
quoi la différence entre chérif, mrabet et agourram, etc.), c’est encore mieux d’en saisir, en
plus, les effets politiques.
7 Il n’est pas possible dans le présent travail d’aller dans le détail de l’analyse des
différentes notions liées au rapport entre la légitimation politique et la sacralité royale.
Nous proposons plutôt un aperçu sur les changements les plus significatifs qu’a connus ce
96

rapport durant un peu plus d’un siècle3. Pour plus de clarté, la méthode d’exposition sera
davantage chronologique que thématique. Commençons par l’époque précoloniale.

Profusion du sacré
8 Il est trivial de dire que la théorie du sacré adoptée par un chercheur oriente l’analyse
qu’il fait du rapport entre le politique et le sacré. Les théories inspirées des travaux
d’Emile Durkheim, de Marcel Mauss ou de Mircea Eliade exagèrent la séparation entre le
sacré et le profane. Les êtres et les choses sacrés sont mis à l’écart et protégés par des
interdits religieux. Communiquer avec le sacré exige le recours à des rites. Les rois-dieux,
qui ont fait le bonheur de pas mal d’anthropologues, fournirent des illustrations à cette
conception du sacré.
9 Au début du siècle passé, c’est Doutté qui se chargea d’appliquer l’approche
durkheimienne à la monarchie marocaine et aux phénomènes religieux en général. Il
parla même du « caractère magique de la royauté, survivance de vieilles croyances aux
hommes-dieux ». Dans cette perspective, décrire la sacralité du sultan revient à décrire la
façon dont il est séparé de ses sujets et du monde ordinaire en général. Mais comme il
existe rarement de séparation absolue, comme il est nécessaire de communiquer avec le
sultan, il faut aussi décrire les rites observés à son égard. La séparation et la
communication sont réglées par des rites négatifs (tabous) et positifs. Autrefois, le sultan
vivait seul, il ne devait pas être vu. Il ne voyait que le hajib (chambellan, littéralement
celui qui voile) qui servait d’intermédiaire. Il devait éviter le soleil, ce qui explique l’usage
du parasol. Doutté mentionna aussi quelques aspects du protocole royal en rapport avec
la sacralité du sultan : Ba Hmad (premier vizir) se prosternait et se présentait pieds-nus
devant le sultan Abdelaziz (Doutté, 1909, p. 187-188)4.
10 La sacralité ne se réduit pas à l’accomplissement de rites. Pour les gens qui y croient, elle
se manifeste, dans la vie quotidienne, de façon bénéfique ou maléfique. Il y a la baraka du
sultan mais aussi sa malédiction (da’wa, sakhth). Le roi est une source de baraka pour tout
le pays. Selon Doutté, ce que le peuple cherchait, ce n’était pas un bon gouvernement,
mais la baraka du sultan. Cette notion de baraka explique le fait que le sultan ne devait ni
voyager par mer, ni sortir du pays (Westermarck, 1968, vol. 1, p. 92). Le sultan Abdelaziz
voulait aller à Paris, mais il ne pouvait pas (Doutté, 1909, p. 188). Depuis les Almohades,
aucun sultan ne traversa la mer (Bidwell, 1973, p. 67). C’est même cette représentation
magique du pouvoir, qui associe la conduite du sultan à la bénédiction du pays, qui
explique largement, selon Doutté, la chute du sultan Abdelaziz. En s’ouvrant sur l’Europe
et ses objets (bicyclettes, automobiles, billard...), il s’attira le mépris et le
mécontentement de ses sujets (Doutté, 1909, p. 167-168). Westermarck souligne aussi la
baraka du sultan. Il parle de « royal holiness » (sainteté royale) :
« Cette baraka lui est conférée par quarante saints qui passent chaque matin au-
dessus de sa tête... Je me suis laissé dire que Mouley Abd-el-Aziz avait perdu son
trône parce que l’aide sainte lui avait été retirée. C’est de la baraka du sultan que
dépend le bonheur du pays tout entier. Quand elle est forte et sans souillure, les
récoltes sont abondantes, les femmes mettent au monde des enfants bien
conformés, le pays prospère à tous égards. Pendant l’été de l’année 1908, où la
pêche des sardines fut exceptionnellement bonne, les indigènes de Tanger
attribuèrent cette circonstance à l’avènement de Mouley Hafid ; en revanche sous le
règne de son prédécesseur, c’est à la détérioration ou la perte de la baraka du sultan
que furent imputés les troubles et les soulèvements, la sécheresse et la famine. Le
97

fait est que tous les fruits tombaient des arbres avant d’être parvenus à maturité.
Bien mieux : même dans les parties du pays qui n’avaient jamais été soumises au
régime politique du sultan, les habitants croyaient que leur bien-être, et
spécialement leurs moissons, dépendaient de sa baraka. » (Westermarck, 1935,
p. 113 ; 1926, vol. i, p. 38-39.)
11 Mentionnons, en passant, que les croyances de l’époque furent prises en considération
par les rédacteurs du projet de la Constitution de 1908 qui déclare dans son article 7 :
« Tout sujet du Royaume doit obéissance à l’Imam chérifien et respect à sa personne
parce qu’il est l’héritier de la baraka. »
12 Nous reprochons aux anthropologues de l’époque d’exagérer la sacralité et la baraka du
sultan. Ceci s’expliquerait par le postulat selon lequel les causes des phénomènes
politiques, dans les sociétés traditionnelles, doivent être recherchées dans la religion
supposée dominer tous les aspects de la vie sociale. Dans ce paradigme et pour ce type de
société, rechercher une explication politique à des faits politiques était hors question. On
sait que le roi ne gouverne pas seulement avec sa baraka, mais aussi avec une armée, une
administration, le soutien des élites, des tribus, etc. Le sultan ne peut être réduit à un
saint. Car contrairement à celui-ci, il est contraint d’user, le cas échéant, de la violence.
Mieux, la croyance dans la baraka du sultan peut être aussi une conséquence de sa
réussite militaire (cf. Jamous, 1981, p. 221-230).
13 Traditionnellement, deux conceptions majeures résument l’accès des gens à la sainteté et
à la sacralité. La plus ancienne souligne les qualités personnelles acquises par des
pratiques extraordinaires manifestant la sainteté : l’ascèse, la science, la charité, le jihad,
etc. La seconde est fondée sur la généalogie (descendance du Prophète, d’un compagnon
du Prophète, d’un saint). Dans ce cas, la sainteté est liée à un statut prescrit (hérité des
ancêtres). La notion de baraka, qui dépasse le monde des humains, s’applique à plusieurs
statuts (chérifs, agourram, wali, çalih, salik, majdoub). Mais le domaine de la baraka du saint
est délimité. En principe, le saint ne fait de la politique que s’il y est invité par les gens du
commun. Ceux-ci peuvent faire appel à lui pour résoudre leurs conflits et sceller leurs
décisions politiques. Il existerait une division du travail entre le saint et le politique
ponctuée par une compétition plus ou moins déclarée. Cette division du travail ne
s’applique pas au sultan qui ne se contente pas d’être fort, mais fonde sa force et sa
violence sur des notions similaires à celles définissant le mode prescrit de la sainteté : la
baraka liée à l’ascendance chérifienne. Nous sommes devant une combinaison de deux
aspects du pouvoir, l’un fondé sur la force et la violence et l’autre fondé sur la sacralité.
Mais le discours traditionnel de légitimation insiste sur la baraka.
14 Selon l’historien Naciri (1834-1897), le sultan Abderrahmane Ibn Hicham conféra, suite à
sa bay’a, la baraka au pays qui connut la paix et la prospérité. La pluie tomba et les prix
aussi (Naciri, 1956, vol. 9, p. 4, 143, 128). La pratique rituelle populaire manifeste aussi la
sainteté du sultan : « La population implore sa clémence ou son pardon par les moyens
coutumiers de la dabiha (sacrifice) et du ‘âr ; on se réfugie sous le canon devant la tente
du souverain comme devant n’importe quel sanctuaire. » (Laroui, 1977, p. 112 ; voir
Bourqia, 1999, p. 246-248.)
15 Nous sommes en présence d’une conception cumulative de la sacralité. Sous la dynastie
alaouite, les prétendants au pouvoir doivent être des chérifs alaouites. Mais c’est le plus
fort qui sera présenté comme étant choisi par Dieu. La bay‘a, modèle institué par le
Prophète Mohamed et consacré par le Coran, référant aux notions de serment et de
contrat, est la consécration d’une victoire politique. Le sultan n’est pas seulement un
98

chérif, il est aussi et surtout un chef d’armée. Cependant, la justification essentielle du


sultanat, présenté par les juristes comme un imamat et califat, est essentiellement
religieuse. Le sultan devait assurer le maintien du culte en assurant la sécurité, la paix et
en luttant contre le désordre (fitna) (cf. Laroui, 1977, p. 71-73).
16 En tant que chérif, le sultan possède déjà la baraka. Mais l’intensité de celle-ci augmente,
croit-on, une fois le chérif devenu sultan. La baraka s’appuie sur la bay’a. Elles sont
complémentaires, mais n’ont pas la même portée. La baraka, à la différence de la bay’a,
concerne tout le pays, soumis et insoumis. On cite souvent le cas du sultan Soulayman
vaincu par les Berbères du Moyen-Atlas en tant que sultan mais respectueusement reçu
en tant que chérif. Ce cas illustre le caractère double de la personne du sultan : la part
associée à la violence et la part associé à la sacralité. Le sultan régnait partout, mais ne
gouvernait qu’en certains endroits (cf. Geertz, p. 91-93).
17 Laroui conclut comme suit son analyse de la structure politique du Maroc au XIXe siècle :
« Certes l’Etat en tant qu’ordre, rationalité, forme, n’est pas isolé au sein du makhzen. Le
sacré, le religieux, le civil, le militaire y sont encore juxtaposés, sinon confusément
mêlés. » (Laroui, 1977, p. 124.) Ceci peut être vrai au niveau structurel et institutionnel,
mais non au niveau idéologique. Sur le plan de la légitimation, il n’existe pas de
juxtaposition, ni de confusion de plusieurs registres, la référence à la religion et au sacré
est abondante et dominante. Mais cela ne veut pas dire que toute explication et toute
compréhension de la politique traditionnelle doivent passer par le religieux et le sacré. Il
arrive souvent que la logique de l’action politique dépasse le cadre religieux. Les révoltes
urbaines et tribales, les intrigues entre les prétendants, la gestion quotidienne de
l’administration, la conduite de l’armée, etc. ne sont pas nécessairement dominées par
des représentations religieuses.

Genèse du désenchantement du pouvoir du sultan


18 Le modèle traditionnel du pouvoir royal, succinctement décrit plus haut, a été bouleversé
pendant la période du protectorat. Le changement le plus significatif consiste dans la
dépossession du sultan, pour la première fois de l’histoire du Maroc, de l’exercice de la
force et de la violence. Que devient un sultan dont la sacralité ne repose plus sur la force
et la violence ?
19 Le Protectorat s’engagea à sauvegarder le respect et le prestige traditionnel du sultan.
Lyautey voulait à la fois conserver et réformer le sultanat. Il écrit dans une lettre de 1912 :
« Me suis-je attelé, bien que sans beaucoup d’espoir, à lui rendre son allure traditionnelle
et son intégrité. J’ai écarté soigneusement de lui toutes les promiscuités européennes, les
automobiles et les dîners au champagne. Je l’ai entouré de vieux Marocains rituels. Son
tempérament de bon musulman et d’honnête homme a fait le reste. » (Cité dans Bidwell,
1973, p. 65.) Toutefois, Lyautey voulait moderniser le sultanat. Il poussa le sultan à sortir
de son palais, à voir et à être vu par son peuple. Il organisa de grandes cérémonies pour le
montrer en public, des visites dans le sud du pays et dans les régions récemment
« pacifiées ». Il ordonna aux officiers français de veiller à la présence de la foule
acclamant le sultan lors de ses déplacements. En très peu d’années, la harka et la mhalla
(expédition militaire et campement du sultan) disparurent à jamais, laissant la place au
cortège royal dans sa version moderne. Lyautey fit découvrir au sultan d’autres modes
d’apparition que celles belliqueuses. Il lui organisa des visites à des expositions,
l’inauguration d’écoles, d’hôpitaux et d’autres réalisations du Protectorat. C’est dans le
99

cadre de ses nouveaux rôles que le sultan Moulay Youssef transgressa l’un des tabous les
plus anciens. En juillet 1926, il traversa la mer à l’occasion de sa visite à Paris où il
inaugura une mosquée (Bidwell, 1973, p. 65-67). Son fils Mohamed V, qui lui succéda en
1927, partira en France chaque année (Dubois-Roquebert, 2003, p. 67).
20 Ce processus de « réforme » du sultanat sera presque abandonné après le départ de
Lyautey en 1925. Lors des premières années de son règne, Mohamed ben Youssef, un
jeune de 17 ans, était souvent reclus dans son palais. Quelques années plus tard, il se
trouvera porté et supporté par les jeunes militants et intellectuels nationalistes. Depuis la
fin des années 20, ceux-ci ont élaboré un discours de légitimation politique inédit. Ils ont
entamé, à leur manière, un processus de désenchantement de la royauté en insistant plus
sur sa dimension politique que religieuse.
21 L’une des innovations majeures consistait dans l’institution de la fête du trône comme un
contexte politique inédit permettant l’usage d’un vocabulaire politique et la performance
de rites séculiers. Elle fut célébrée pour la première fois le 18 novembre 1933 dans
quelques villes (Salé, Fès, Marrakech). Elle fut proposée quelques mois auparavant (juillet
1933) dans la revue Majallat al-Maghrib :
« Nous demandons aussi à ce propos que le gouvernement prenne une décision qui
fait du jour de l’intronisation de Sa Majesté une fête nationale (îd watani). »
22 Dans la même revue (novembre 1933), Ibn Abbas recommandait aux notables et aux
intellectuels de mettre en place un programme de festivités. Tout d’abord, il fallait
composer un hymne sultanien (nachid sultani). Les associations littéraires devaient
organiser des meetings (mahrajanate) où seraient donnés des conférences et des discours
et où seraient lus des poèmes rappelant la vie du roi et son époque glorieuse. Il précisait
aussi qu’on devait également montrer aux gens que « le jour de la fête est le symbole
d’une nation qui a une civilisation séculaire ». La célébration de la fête de 1933 à Fès se
termina par la récitation en chœur d’un poème de Mohamed al-Qorri intitulé « le Sultan
des jeunes », à la suite duquel les assistants scandèrent des vivats au roi et des prières
pour la gloire du Maroc (Majallat al-Maghrib, décembre 1933). Par ailleurs, la fête du trône
était devenue une occasion où les nationalistes adressaient des télégrammes de
félicitation au Roi (cf. Rachik, 2003, p. 95-112).
23 Le 8 mai 1934, la visite royale à Fès constitua une date notable dans le renforcement de
l’image du roi par les nationalistes. L’hebdomadaire L’Action du peuple (4 mai 1934) invitait
les habitants de Fès à pavoiser et à venir acclamer le sultan. Ce sont des militants
nationalistes qui organisèrent un accueil populaire au sultan. C’était la première occasion
publique saisie par les nationalistes pour manifester leur soutien au roi. On scandait des
slogans nationaux (houtafat wataniya) : « vive le Roi » (« yahya al Malik »), « vive le
sultan », « vive le Maroc », « vive l’islam », « à bas la France ».
24 Durant la période allant de 1937 à 1943, les relations entre le roi et les nationalistes se
relâchèrent. Le roi s’écartait progressivement de l’élite nationaliste à laquelle il aurait
reproché son intransigeance, son caractère secret et son appel à l’action directe. C’est à
partir de 1944 que les liens entre le roi et les nationalistes se renouèrent et se
renforcèrent autour de l’idée de l’indépendance du pays. Plusieurs occasions furent
saisies par les nationalistes pour manifester leur soutien au roi (préparation du Manifeste
de l’indépendance en 1944, visites royales à Marrakech et au Sud du Maroc en 1945, à
Tanger en 1947 et surtout durant son exil).
100

25 La contribution du Mouvement national et de Mohamed ben Youssef lui- même au


désenchantement du sultanat mérite une étude plus détaillée et plus approfondie. Mais
nous pouvons dire que l’idée soutenue par Geertz du triomphe du roi marabout, de
l’autorité religieuse sur l’autorité politique, ne correspond pas à la conception que se
faisaient les acteurs politiques de Mohamed V (Geertz, 1992, p. 96 ; Munson, 1993,
p. 125-126). Le stock des idées et actions légitimant le roi s’enrichit d’un lexique séculier
nouveau définissant une dimension inédite de la royauté. Au « symbole (ramz) de la
nation », s’ajoute l’idée « du héros (batal) de la libération du pays ».
26 Le discours nationaliste référait moins aux registres traditionnels de légitimité du roi,
notamment celui référant à sa sacralité. Par ailleurs, mise à part la croyance dans la
parution du roi dans la lune lors de son exil, ce qui est une manière de le rendre aussi
bien sacré que présent, il est difficile, pour l’heure, de documenter de façon détaillée les
représentations populaires au sujet du statut du roi. Mais nous pouvons retenir l’idée,
très répandue à l’époque, de la simplicité du sultan Mohamed V5. L’idée d’un roi simple et
populaire constitue une grande rupture avec le passé politique traditionnel. Rappelons
que, avant 1934, le sultan Mohamed ben Youssef se trouvait complètement isolé dans son
palais et que les usages traditionnels limitaient les circonstances de son apparition en
public. L’idée d’une sacralité fondée exclusivement sur la séparation d’avec les gens du
commun (‘amma) et même d’avec l’élite était ébranlée. Elle était contraire à l’adoption
d’une légitimité populaire progressivement construite par les nationalistes et par
Mohamed V. Dans ses discours du trône, le sultan s’adressait à son peuple. Les relations
entre le roi et ses sujets ne se réduisaient plus, au moins symboliquement, à des relations
avec des notables et des savants (allégeance, cadeaux à l’occasion des fêtes religieuses), à
une visite ponctuelle d’une localité, d’un sanctuaire. Pour la première fois, un roi
s’adressait au peuple marocain et non pas seulement à l’un de ses segments (notables,
marchands de telle ville, tribus de telle région, confréries de telle tariqa, etc.). Cette quête
d’une légitimité populaire a changé significativement le dispositif des registres
traditionnels de la légitimité royale. Car si la sacralité peut être le monopole du pouvoir
royal, il n’en sera pas de même pour la légitimité populaire qui sera disputée par
différents acteurs politiques.
27 D’autres aspects du désenchantement de la royauté concernent la sphère privée du roi. A
propos de l’opération chirurgicale subie par Mohamed V le 13 octobre 1937, Docteur
Dubois-Roquebert (qui supervisa l’opération) écrit :
« Ce qui surprenait ses sujets c’était que le sultan, ce descendant du Prophète, chef
non seulement temporel mais spirituel, confiât un corps pour eux sacré à des mains
profanes. En acceptant de se faire opérer comme il l’a fait, Sidi Mohammed Ben
Youssef donnait, pour la première fois, l’exemple nécessaire à son peuple pour que
sa mentalité évolue rapidement vers l’acceptation de l’acte chirurgical. » (Dubois-
Roquebert, 2003, p. 77.)
28 Le sultan faisait aussi pratiquer la circoncision pour ses deux fils, le prince Hassan et le
prince Abdallah, selon les méthodes chirurgicales modernes. Déjà en 1929, il demanda,
dans une lettre, qu’une sage-femme française soit présente lors de la naissance du prince
(Dubois-Roquebert, 2003, p. 79, 106).
29 Qu’il s’agisse du domaine politique ou du domaine privé, très peu documenté, nous
pouvons conclure à un relatif désenchantement de la fonction royale (disparition de
plusieurs aspects liés à la sacralité royale et adoption d’autres aspects plus séculiers). Les
intellectuels nationalistes ont contribué, selon les moyens et les opportunités qui leurs
101

étaient offertes, à la sécularisation du pouvoir royal et de la politique en général. La


référence à la tradition religieuse reste dominante, mais elle n’est plus la seule. Il faut
noter que si la légitimation religieuse continue à être assumée en tant que telle et de
façon explicite, celle relative à la sécularisation se fait de façon implicite et latente. L’idée
et le mot de sécularisation seraient même rejetés par ceux qui les ont mis en pratique.
30 Un mot sur le court règne de Mohamed V après l’indépendance du pays (1955-1961).
Plusieurs changements consacrèrent la tendance de la sécularisation déjà entamée. On
peut citer l’abandon officiel du titre de « sultan » au profit de celui de « roi », de
l’appellation « Royaume chérifien (Iyyala charifa) » au profit de « Royaume du Maroc ».
Dar al-makhzen est devenu palais royal, rue Dar al makhzen à Rabat est devenue avenue
Mohamed V, etc. (Hughes, 2003, p. 105, 153). Toutefois, il ne s’agit pas d’une révolution
systématique traquant tous les aspects politiques traditionnels. Ce n’est pas le style du
régime. Le type de changement adopté, et ceci est une constante y compris sous les
règnes ultérieurs, est largement éclectique. Le mot chérifien, par exemple, est encore
employé pour qualifier le seau du roi apposé aux dahirs (décret royal).
31 Le contexte n’est plus celui de libération et de fédération des efforts contre le
colonisateur. Dorénavant, Mohamed V règne et gouverne. Ce changement structurel a eu
des implications sur le plan idéologique. Prenons l’exemple de la question de la
qualification du régime juridique des actes royaux. Dans l’affaire Rounda, un ancien cadi
suspendu de ses fonctions par dahir (1960), la question était de savoir si le dahir en
question peut être annulé pour excès de pouvoir. La Cour suprême s’est déclarée
incompétente car l’acte émane du souverain. Sous le protectorat, la cour d’appel de Rabat
opéra une distinction entre le dahir-loi et dahir-décret, ce qui permettait aux administrés
d’attaquer ce dernier (Essaïd, 1992, p. 149). La même année, la Cour de justice affirma
qu’une déclaration ou un ordre du roi ont force de loi. En l’absence de texte juridique, la
cour d’appel de Rabat (10 février 1960) s’est appuyée sur le discours du Trône de 1959, qui
condamne toute idéologie matérialiste comme contraire à l’islam, pour dissoudre le Parti
communiste marocain. L’arrêt rappelle aussi les statuts du roi en tant que gardien
spirituel.
32 Ces exemples montrent l’émergence de nouvelles institutions publiques qui allaient
prendre en charge la production de nouvelles normes consolidant la légitimité de la
monarchie. Commence alors la marginalisation idéologique du discours nationaliste en
tant que source principale de légitimation de la monarchie. L’enjeu a complètement
changé, et les premiers pas dans la justification de la suprématie de la monarchie sont à
peine esquissés. La phase suivante, correspondant au règne de Hassan II, connaîtra une
consolidation et une resacralisation du pouvoir royal.

Resacralisation du pouvoir royal


33 Sous le règne de Hassan II, les contextes de légitimation étaient marqués, sur le plan
politique, par des tensions et des conflits quasi permanents avec ses opposants, et sur le
plan idéologique, par une volonté de modernisation de l’Etat et de restauration de la
tradition dans sa double dimension, locale et musulmane. Partons d’une analyse simple
classant les registres traditionnels de légitimité selon qu’ils sont retenus ou non par la
Constitution de 1962. Aucune mention n’est faite, ni de la baraka du roi, ni du chérifisme,
ni de la bay’a, ni du califat. La Commanderie des croyants reste l’unique institution
traditionnelle retenue. Les charges qui lui sont inhérentes sont à la fois religieuses et
102

séculières6. Nous pouvons parler dans ce cas d’un désenchantement normatif dont
l’importance ne peut être minimisée. S’agissant du volet pratique, nous allons voir
comment Hassan II fera de la Commanderie des croyants une sorte de cheval de Troie où
se cachent, mais prêts à sortir, divers registres traditionnels de la légitimité. Le
désenchantement normatif est vite rattrapé par un réenchantement effectif du pouvoir
royal, notamment à partir des années 80.
34 Vers la fin de son règne, Hassan II parla de la Commanderie des croyants en ces termes :
« En France, le roi, une fois sacré, devenait roi de droit divin. Chez nous, l’émir des
croyants est de mission divine, car il n’existe pas de droit divin. Il est considéré par
tous ses sujets comme le représentant de Dieu sur terre. Là encore, le hadith déclare
que l’émir est « le parasol et la lance de Dieu ». Le parasol sous lequel viennent
s’abriter tous ceux qui sont victimes d’injustices, la lance pour défendre les acquis
et combattre l’hérésie. Cette mission divine vous fait obligation d’être musulman
sunnite, de veiller à l’application de la religion et de régler les affaires civiles. »
Dans le même entretien, Hassan II rappelle : « On ne doit pas oublier que le Maroc
est un empire et qu’il faut le tenir par son seul dénominateur commun qui est la
monarchie à caractère religieux. » (Hassan II, 1993, p. 94, 172.)
35 En comparant le sens donné, ici, à la Commanderie des croyants avec celui de l’article 19
des différentes Constitutions, nous avons l’impression qu’il ne s’agit pas de la même
institution. L’article 19 n’emploie pas de vocabulaire religieux comme « mission divine »,
« représentant de Dieu sur terre », « parasol et lance de Dieu » ou « combat de l’hérésie ».
Le même décalage avec la terminologie constitutionnelle peut être observé concernant la
qualification du pays (empire vs royaume) et de la monarchie (à caractère religieux vs
constitutionnelle).
36 Comme pour tout autre institution ou notion, il serait erroné de définir la Commanderie
des croyants de façon univoque, définitive et claire. Nous évitons ce genre de définition
qui domine les sciences sociales et optons pour une définition où l’approche du chercheur
ne fait pas violence aux usages vagues, divers et contradictoires des notions suivant les
acteurs et les contextes, en leur imposant des contours clairs et fixes. C’est pourquoi nous
ne trouvons aucun intérêt à définir de façon figée la Commanderie des croyants comme
étant une institution religieuse ou une institution politique ou un mélange des deux. Nous
la définissons en partant de l’usage (ou du non-usage) dynamique qu’en font les acteurs.
Cependant, nous serons contraints, dans les limites de ce texte, de mettre l’accent sur la
pratique du roi. L’usage qu’en font les exégètes (notamment le ministère des Affaires
islamiques) et d’autres acteurs politiques, alliés ou concurrents, ne peut être traité ici en
détail.
37 Comme toute notion inscrite dans la pratique sociale, la Commanderie des croyants est
une notion malléable en ce sens qu’elle peut recevoir des sens différents, voire
contradictoires, suivant le contexte, les enjeux, la nature du partenaire, etc. Nous
proposons d’esquisser une interprétation de ces différents sens.

Sens politique/champ politique

38 Durant les années 60, l’usage fait de la Commanderie des croyants est un usage politique
inscrit dans un champ et dans un contexte politiques. C’est en tant que Commandeur des
croyants qu’Hassan II décréta, conformément à la Constitution, l’état d’exception (décret
royal, 7 juin 1965). Aucune idée ni justification religieuse ne sont invoquées. Le
Commandeur des croyants agit en tant que garant de la continuité du fonctionnement
103

institutionnel, un rôle politique dont l’exercice se contente d’une légitimité


constitutionnelle7. Plusieurs décrets royaux seront pris au même titre entre juin 1965 et
février 19698. D’après l’objet des décrets et leurs domaines d’intervention, il est facile de
déduire le caractère politique de l’usage de la Commanderie des croyants : décrets royaux
relatifs à l’attribution de terres agricoles, aux sociétés d’investissement, à l’Office de
commercialisation et d’exportation, etc. Nous schématisons ce type d’usage par le couple
« sens politique/contexte politique ».

Sens religieux /champ politique

39 Nous avons distingué un deuxième type d’usage où le sens donné à la Commanderie des
croyants est religieux mais instrumentalisé dans un champ politique (« sens religieux/
champ politique »). Dans un discours royal adressé aux députés (octobre 1978), la
suprématie du roi est ainsi légitimée :
« [...] Dans son livre sacré, Dieu a dit : « Dis-leur d’agir car votre action sera
apprécié par Dieu, par son Prophète et par l’ensemble des croyants. » Je considère
que ce verset a été inspiré à notre Prophète comme s’il avait pour but de nous
indiquer la voie à suivre. [...] Vous les élus, vous avez une mission de contrôle, mais
qui a la charge de contrôler les contrôleurs, c’est Dieu, son Prophète et les croyants.
Le contrôle de Dieu, c’est celui de votre conscience. Votre action sera appréciée par
Dieu et par son Prophète, c’est- à-dire le représentant de son Prophète sur terre qui
est le responsable suprême dans le pays. »
40 La voie à suivre n’est pas indiquée par la Constitution, mais par un verset coranique qui,
de surcroît, est interprété sur mesure. La démonstration est simple : comme le roi est le
représentant du Prophète sur terre (notion non juridique), il dispose de la responsabilité
suprême. Comme le remarque Tozy, la Constitution ne chapeaute pas l’édifice normatif.
Le roi Commandeur des croyants, mobilisant la tradition, se place entre elle et Dieu (Tozy,
1999, p. 99).
41 L’usage politique de la Commanderie des croyants a pris une expression différente, plus
explicite et plus étoffée lors du différend qui opposa Hassan II aux députés de l’USFP suite
à leur décision de ne pas siéger au-delà de leur mandat (juin 1981). Ils ont respecté la
décision de leur parti qui ne reconnut pas l’allongement du mandat parlementaire
proposé par Hassan II et approuvé par référendum en mai 1980. Ils ont finalement
réintégré le parlement, à titre personnel, suite à une attaque militaire dans le Sahara
jugée menaçante pour l’intégrité territoriale du pays. Ce différend a fait l’objet d’un long
commentaire lors du discours de Hassan II à l’ouverture de la session parlementaire du 9
octobre 1981. Il estime que l’attitude des députés en question est « contraire à la
Constitution et constitue un geste d’hostilité à l’endroit de l’ensemble de la communauté
musulmane ». Les résultats du référendum doivent s’imposer à tous. Hassan II soulève un
problème qui renseigne de façon significative sur la manière dont il utilise le droit positif
et la tradition religieuse. Le problème pour lui réside dans le silence de la Constitution
quant aux sanctions à prendre dans de telles situations. Mais, explique-t-il, si le souverain
constitutionnel ne peut pas se prononcer, le Commandeur des croyants a la possibilité de
le faire en vertu du Coran et de la tradition du Prophète.
42 La dualité est explicitement et clairement exprimée entre le roi souverain constitutionnel
souhaitant s’appuyer sur le droit positif et le roi Commandeur des croyants transcendant
la Constitution et le droit positif en général. Nous savons qu’un rôle politique est un
ensemble de devoirs et de droits. Le devoir de référer à la tradition n’incombe pas au
104

souverain constitutionnel mais au Commandeur des croyants. Ce devoir est constitutif de


son rôle religieux. Nous avons, ici, une délimitation claire entre le rôle politique et le rôle
religieux mais qui ne recoupe pas une distinction entre la sphère religieuse et la sphère
politique. Au contraire, la Commanderie des croyants, prise ici dans une acception
religieuse, permet de passer d’une sphère à l’autre, de parer à un vide juridique et de
sanctionner des acteurs politiques au nom d’une tradition religieuse. Comparée à la
légitimation de type légalo-rationnel, la légitimation de type traditionnel donne une
immense liberté d’agir qui n’est pas exempte d’arbitraire.
43 La position du problème par Hassan II est claire, mais l’argumentation de la solution l’est
moins. Il invoque un verset du Coran qui incite à la concertation. Ce qui justifie le recours
au référendum. En ne respectant pas la concertation recommandée par le Coran, les
députés se sont exclus de la communauté des musulmans. Le vocabulaire employé par le
roi pour décrire les députés et leurs actions est très dur et témoigne de la gravité de
l’enjeu : désinvoltes, mystificateurs, égarés, puérils... Mais à aucun moment il n’était
directement question de sa personne, il ne se considérait pas, par exemple, l’objet d’une
lèse-majesté. Les députés ne sont pas présentés comme désobéissant à sa personne, mais
au peuple et à sa volonté exprimée par référendum.
44 Pour résumer, la Commanderie des croyants permet au roi de référer, en marge du droit,
au sacré, dans le but de baliser l’arène politique. Elle est ainsi utilisée comme un tremplin
permettant d’aller vers d’autres notions relevant du sacré (l’ombre divine sur terre, le
représentant du Prophète sur terre...) censées partager avec elle le même paradigme
religieux. La suprématie du roi n’implique pas seulement la référence à la notion de sacré,
ce que des Constitutions monarchiques occidentales font, mais le pouvoir de référence au
sacré, la liberté d’invoquer à n’importe quel moment la tradition (le non-droit) et de
l’interpréter à des fins politiques. La Commanderie des croyants permet à Hassan II de
forcer au respect de l’ordre politique et de s’instituer comme une source normative
suprême et comme une instance de contrainte.

Sens religieux/champ religieux

45 La Commanderie des croyants peut être un rôle politique en vertu duquel le roi prend des
décisions politiques, elle peut être aussi un rôle religieux invoqué à des fins politiques, et
elle peut être encore un rôle religieux mobilisé dans un champ religieux. A partir du
début des années 80, ce troisième type d’usage va se renforcer suite aux dangers que
représentaient les courants religieux qualifiés officiellement d’extrémistes, de
déviationnistes, de subversifs, etc. Il faut noter qu’Hassan II commença par intervenir
dans le champ religieux sans invoquer la Commanderie des croyants. C’est le cas du dahir
portant création du Haut-Conseil des oulémas du Maroc (1er février 1980) qui est pris en la
qualité de « Notre Majesté Chérifienne ». Sur le plan du contenu, il est fortement similaire
aux dahirs ultérieurs pris en tant que Commandeur des croyants. Il invoque la grande
mission que Dieu lui « a confiée en vue de la conservation des valeurs sacrées de la
Nation ». Il mentionne les menaces que représentent les courants subversifs et
déviationnistes et le rôle dévolu au Conseil des oulémas pour préserver l’unité religieuse
des Marocains.
46 Depuis 1981, nous assistons au recours, de plus en plus fréquent, à la Commanderie des
croyants en tant que rôle religieux mobilisé dans un champ religieux, face à des
spécialistes du savoir religieux et contre des concurrents agissant au nom de la religion.
105

C’est ce rôle religieux qui prendra progressivement le dessus sur le rôle politique
mobilisant la religion à l’encontre de protagonistes politiques. Dans un dahir portant
création du Conseil supérieur et des conseils régionaux des oulémas (8 avril 1981), Hassan
II rappelle le thème de l’unicité du rite malékite qui fonde l’unité, la cohésion et la
stabilité de la nation marocaine. Puis, après avoir constaté « les dangers que les idéologies
étrangères font courir à l’identité de la nation marocaine et à ses valeurs authentiques »,
il décida de créer, en sa qualité de Commandeur des croyants, un cadre institutionnel, le
Conseil supérieur des oulémas, qui permet, sous son égide, à ces derniers de coordonner
leurs efforts et de parer aux idéologies étrangères.
47 Hassan II éprouvait la nécessité d’une orientation politique du religieux, mais elle devait
se faire dans un champ religieux clos où seuls les oulémas sont admis. Dans ce nouveau
contexte, où la religion est présentée comme menacée, la Commanderie des croyants a le
devoir de la protéger. Il s’agit là d’une mission millénaire. Et lorsque la Commanderie des
croyants tend à être fréquemment utilisée dans le cadre de cette mission, sa connotation
religieuse devient la seule visible.
48 Dans un discours prononcé lors de la séance inaugurale du Conseil supérieur des oulémas,
le roi esquisse une feuille de route déterminant le rôle des oulémas, ce qu’ils doivent faire
et ce qu’ils doivent s’interdire. Il veut que le savoir dispensé dans les mosquées soit
attirant, que la politique au sens vulgaire (parler de l’augmentation des prix) soit bannie
des mosquées. Celles-ci, qu’il ne faut pas transformer en tribunes, doivent être le lieu de
propagation de la science. Hassan II précise enfin son rôle et son devoir : « Dans le cas
contraire, notre devoir de défenseur de la religion nous fait obligation de la préserver
contre tout danger et même, le cas échéant, contre le comportement de certains
oulémas... » Il rappelle que « la mise en garde est un devoir du père, du roi et d’Amir Al
Mouminine... » (discours royal, 16 juillet 1982). Il détient aussi le pouvoir d’interpréter et
d’adapter la religion aux temps actuels. Ce rôle d’interprète est ainsi justifié : « ... Le
Coran et les hadiths du Prophète n’ont pas tout prévu. C’est donc à l’émir des croyants, en
compagnie des oulémas, les théologiens, de trouver l’interprétation voulue face aux
découvertes et aux évolutions nouvelles de la société... » (Hassan II, 1993, p. 96.)
49 L’usage politique de la Commanderie des croyants s’expliquerait par la nature de la
structure politique mettant en compétition des acteurs politiques, autour d’enjeux
politiques et utilisant un vocabulaire principalement séculier. Cette situation commença à
changer à partir des années 70 avec l’avènement d’acteurs « islamistes » sur la scène
politique. L’enjeu politique a pris des colorations religieuses. Hassan II n’est pas maître
absolu du choix des registres de légitimité et des références idéologiques à invoquer. Il est
amené à élaborer sa stratégie idéologique en fonction de la nature des acteurs et des
griefs à l’encontre de la légitimité de son pouvoir. Plus simplement, sa réaction face à une
gauche s’inspirant du socialisme et du marxisme ne peut être simplement reconduite à
l’encontre des courants islamistes mobilisant une tradition religieuse sur laquelle il
s’appuie lui-même. Pour une monarchie qui fonde son caractère sacré sur la tradition
religieuse, la compétition sur un plan religieux est plus ardue que la compétition sur un
plan politique séculier. L’insistance sur la mission divine (et autres notions similaires)
n’est pas seulement le résultat d’un penchant autoritaire solitaire, elle est davantage une
réponse et une réaction à un changement politique structurel. Ce qui était un usage
intermittent dans un champ politique majoritairement séculier deviendra plus
systématique dans le but de contrôler le champ religieux. C’est l’une des raisons pour
106

lesquelles, nous renonçons à donner une définition figée et a-historique à des notions et
des institutions qui se nourrissent de l’action.
50 Le problème qui se pose aux régimes politiques qui s’appuient sur un passé lointain est
que l’âge des institutions traditionnelles est de loin plus important que celui des
instituions constitutionnelles et modernes. La Commanderie des croyants est une
institution millénaire qui permet d’inscrire la légitimité politique de la suprématie royale
dans une continuité dynastique (les Alaouites) et historique, allant jusqu’au Prophète
Mohamed. Il s’agit d’une légitimité qui dépasse la durée courte d’une Constitution et qui
ouvre par ce fait-même la voie à une infinité d’interprétations, politiques et religieuses,
qui sont largement fonction du contexte politique. C’est la mobilisation de cette
profondeur historique qui fait de la Commanderie des croyants une institution ambiguë 9
en ce sens qu’elle repose sur diverses notions politiques et religieuses, traditionnelles et
modernes. Et c’est cette ambiguïté, faisant d’elle une institution passe-partout, pour ainsi
dire, qui permet au roi de l’utiliser dans divers domaines, politique et religieux, civil et
militaire (cf. Tozy, 1999, p. 77-81, 98 ; Darif, 2000, p. 79-85). Son ambiguïté la rend
malléable et adaptable à des structures et à des contextes politiques différents, y compris
le contexte de l’alternance politique souhaitée par le roi. Dans un discours appelant à
cette alternance, Hassan II associe la Commanderie des croyants à la « amana » (dépôt
sacré, selon la traduction officielle). Il assure que ses propos ne relèvent pas d’une volonté
de manœuvre. Le contexte étant marqué par l’ouverture du régime politique qui exige de
la confiance. La même institution, naguère utilisée pour forcer au respect et à la
soumission, est présentée plus tard comme un garant de la bonne foi du roi qui doit
rassurer les anciens opposants vis-à-vis de son régime (discours royal lors de séance
d’ouverture de la Chambre des représentants, octobre 1994).
51 L’ambiguïté ne consiste pas, ici, dans une incapacité intellectuelle à donner un sens clair,
elle est un moyen au service d’une action politique, elle est compatible avec un style
politique autoritaire où les partenaires et les concurrents politiques ne doivent pas saisir
le bout du fil. Dans un Etat de droit, un récalcitrant politique, par exemple, peut prévoir la
palette des sanctions qu’il encourt. A l’inverse, il aurait été impossible aux députés de
l’USFP, dont il était question plus haut, de prévoir ce que leur préparait le Commandeur
des croyants.
52 Le recours à une légitimité religieuse et transcendantale a limité le caractère désenchanté
de la politique et du droit qui la régit. Mohammed V et les nationalistes qui la soutenaient
ont vécu dans un contexte qui impliquait d’autres usages de la religion, notamment à des
fins de mobilisation populaire. Avec Hassan II, nous avons assisté à une élaboration
progressive d’une légitimité traditionnelle du pouvoir royal où le sacré était omniprésent.

Une sécularisation sans voix

53 Mohamed VI a hérité des mêmes registres de légitimité qu’il a rappelés dans ses premiers
discours : la volonté de Dieu, la volonté de son père, la Constitution, la bey’a et la
Commanderie des croyants10. Lors de la réforme du Code du statut personnel, il utilise la
Commanderie des croyants en tant que rôle religieux dans le but de réguler un conflit
politique au sujet du religieux. La mise en agenda de la réforme est manifestement
politique, l’enjeu l’est aussi, mais avec des implications religieuses soulevées et mises sur
la scène politique par les courants » islamistes ». Le Roi Mohamed VI résume ainsi son
action :
107

« [...] J’ai pris sur moi, en ma qualité d’Amir Al Mouminine, de donner suite à un
mémorandum qui m’avait été adressé par l’ensemble des organisations féminines
marocaines, tous courants politiques, culturels et régionaux. Et puisque l’objectif de
rendre justice à la femme est d’une telle noblesse, qu’il doit être placé au-dessus de
toute exploitation électoraliste et politicienne étroite, j’ai constitué une
commission consultative, pluridisciplinaire, pour l’examen d’un projet de réforme
fondamentale et globale du code du statut personnel. » (Roi Mohammed VI,
interview, revues libanaises Al Hawadith et al., 22 mars 2002.)
54 Nous sommes devant un cas d’arbitrage royal où le roi en qualité de Commandeur des
croyants est censé trouver une issue au conflit et en marge des groupes en conflit. A la
différence du règne précédent, la Commanderie des croyants est sollicitée et surtout
acceptée par la majorité des acteurs politiques. Son usage se démarque sensiblement du
style autoritaire de Hassan II. Cependant, le type d’usage le plus fréquent demeure le
recours au rôle religieux intervenant dans le champ religieux. Dans ce cas, le roi doit
déterminer la version officielle de l’islam indépendamment des situations conflictuelles.
Il rappelle que les « ouléma sont les représentants de Amir Al Mouminine dans la diffusion
des préceptes de la Chariaâ » (discours royal lors de la cérémonie d’installation du Conseil
supérieur des ouléma et des conseils régionaux des ouléma, vendredi 15 décembre, 2000).
55 Les deux rôles, interprète et régulateur de conflit à dimension religieuse, ne sont pas
séparés. Lors de la réforme du Code personnel, Mohamed VI a dû trouver les mécanismes
institutionnels pour sortir de l’impasse dans laquelle se trouvait le gouvernement et les
partis politiques, et en même temps défendre une conception de l’islam jugée plus
ouverte sur le monde moderne, plus tolérante, plus modérée, etc.11 Ce rôle d’interprète
légitime et exclusif de l’islam trouve son illustration la plus manifeste dans le discours du
Trône de 2003, qui vient deux mois après l’attentat terroriste de Casablanca (16 mai 2003).
D’ailleurs, à cause de cet événement tragique, le roi déroge explicitement à la tradition de
dresser, à cette occasion, le bilan des réalisations de l’Etat et d’esquisser les orientations
pour l’avenir. Vu les circonstances, il a tenu « à faire de ce discours un moment fort de
réflexion nationale collective et d’analyse qui transcende le souvenir cruel des actes
terroristes de Casablanca, pour en tirer les enseignements nécessaires... ». Le discours
consiste en une série de principes devant orienter l’interprétation de l’islam au Maroc. Il
affirme que les éléments fondateurs de la monarchie constitutionnelle marocaine sont
l’islam et la démocratie. Il rappelle l’ancienneté de l’islam au Maroc, l’indépendance de
l’Etat marocain à l’égard du califat de l’Orient, l’attachement à la Commanderie des
croyants, l’ouverture en matière de culte, l’exclusivité du rite malékite caractérisé par sa
souplesse et par son ouverture sur la réalité. Il ajoute que le peuple marocain n’a pas
besoin d’importer des rites et des doctrines étrangers à ses traditions et incompatibles
avec son identité spécifique. Le roi déclare qu’il va s’opposer à tous les promoteurs d’un
rite étranger à son peuple. Il rappelle : « Le Commandeur des croyants étant l’unique
référence religieuse pour la nation marocaine, aucun parti ou groupe ne peut s’ériger en
porte-parole ou en tuteur de l’islam. La fonction religieuse, en effet, relève de l’imamat
suprême d’Amir Al Mouminine, qui Nous est dévolu, assisté du Conseil supérieur et des
conseils régionaux des oulémas... »
56 La conséquence majeure du monopole de l’interprétation de la religion au nom de la
Commanderie des croyants basée sur l’unanimité religieuse (unicité de la doctrine et du
rite) consiste dans la séparation entre le domaine politique, où la diversité et les
divergences peuvent s’exprimer, et le domaine religieux, qui doit être officiellement
fermé à toute diversité et divergences doctrinales12. Cette protection, ou clôture du
108

champ religieux, qui avait commencé avec Hassan II, se consolide à mesure que le danger
de la diversité au nom de la religion se manifeste publiquement. Dans cette perspective,
tout débat religieux doctrinal risque de se transformer en désordre, en sédition (fitna). La
fatwa est l’un des domaines où se manifeste le désaccord, la compétition et le conflit entre
les diverses sensibilités religieuses. Au Maroc, elle relève de la compétence de la
Commanderie des croyants. En 2005, Mohamed VI créa au sein du Conseil supérieur des
oulémas une instance académique, la seule habilitée à lui proposer des fatwas. Le motif est
clair sur ce point : « Par cette démarche, Nous entendons parer aux velléités de dissension
et d’anarchie en matière religieuse. » (Discours royal à l’occasion de l’ouverture des
travaux de la première session du Conseil supérieur des oulémas, 8 juillet 2005.)
57 Mohamed VI n’a pas eu l’occasion d’utiliser la Commanderie des croyants pour contrôler
le champ politique comme l’avait fait son père. L’enjeu consiste de plus en plus dans le
monopole du champ religieux que le ministère des Affaires islamiques s’est efforcé de
structurer autour justement de la Commanderie des croyants. Mohamed VI a hérité les
ingrédients traditionnels de légitimation, mais il aurait changé de recette. On peut
utiliser les mêmes ingrédients (idée, symbole, institution) pour réaliser d’autres objectifs.
La majorité des partis politiques de l’opposition que Hassan II voulait contrôler par tous
les moyens, y compris religieux, est au gouvernement depuis une douzaine d’années. La
structure politique a changé. Les nouveaux compétiteurs de la monarchie ont basé leurs
idéologies sur la religion, et c’est au niveau de l’idéologie religieuse que le combat a été
mené. La Commanderie des croyants est devenue le pivot de l’idéologie religieuse
officielle et tend à n’être invoquée que dans des contextes religieux (prière du vendredi,
ouverture des travaux du Conseil supérieur des oulémas, message annuel adressé aux
pèlerins, etc.). Plus les interprétations religieuses concurrentes, pacifiques ou non, se font
jour, plus l’idéologie officielle, orientée notamment par le ministère des Affaires
islamiques, devient, comparé à un passé récent, prolixe au sujet de la Commanderie des
croyants13. Sa sacralité peut se renforcer dans un contexte où l’unanimité religieuse est
valorisé et exigée.
58 Le projet de Constitution de 2011 a été discuté dans le cadre d’une dynamique politique
inédite où les jeunes du Mouvement 20 février et quelques acteurs politiques ont critiqué
de façon directe plusieurs aspects du système politique, y compris l’article 19 et la
sacralité du roi. La nouvelle Constitution propose une nouvelle délimitation de la
Commanderie des croyants qui consolide et clarifie une tendance déjà entamée. Elle a
scindé l’article 19 en deux articles faisant la distinction entre le contexte religieux
(associé au roi en tant que Commandeur des croyants) et le contexte politique (associé au
roi en tant que chef d’Etat). Excepté la protection de l’islam, repris par l’article 41, le reste
des dispositions et prérogatives prévues par l’article 19 (représentant suprême, symbole
de l’unité de la nation, garant de la pérennité et de la continuité de l’Etat et du respect de
la Constitution, garant de l’indépendance du Royaume et de son intégrité territoriale...) et
d’autres nouvelles (arbitre suprême entre ses institutions, protection du choix
démocratique..) sont actuellement attribuées au roi en sa qualité de chef d’Etat.
59 La Constitution fait explicitement la distinction entre deux rôles du roi et surtout entre
les domaines d’intervention de ces rôles. Comment interpréter ce changement normatif ?
La restriction du domaine d’intervention de la Commanderie des croyants implique la
reconnaissance de l’existence de deux sphères, une sphère politique et une autre
religieuse, chacune avec ses acteurs et ses règles (présence ou absence de diversité, de
débat, de compétition, de monopole). Ce changement normatif peut être interprété en
109

lui-même comme une nouvelle phase dans la sécularisation du pouvoir monarchique. La


sécularisation ne signifie pas forcément la disparition ou le recul du religieux, mais une
délimitation claire de la sphère politique et de la sphère religieuse.
60 Concernant notre sujet, la Constitution de 2011 apporte donc deux innovations
importantes : en plus de la séparation des rôles religieux et politiques du roi, il faut
insister sur la disparition normative de la sacralité royale (voir plus loin). Ceci constitue,
sur le plan normatif, un renforcement de la sécularisation du pouvoir royal. Le contenu
de ce processus de sécularisation ne peut être clairement déterminé qu’à travers l’usage
idéologique et politique qui sera fait de l’article 41. Dans tous les cas, il semble peu
probable que la Commanderie des croyants soit un prétexte pour invoquer des notions
para-constitutionnelles (mission divine, ombre divine, descendance chérifienne...) afin de
contrôler le champ politique.
61 Les sciences sociales partent souvent d’expériences historiques occidentales pour définir
les notions de sécularisation et de laïcité. Et on mesure le reste des expériences du monde
à l’aune de ces expériences. Au Maroc, la séparation entre le roi chef d’Etat et le roi
Commandeur des croyants ne relève ni de la sécularisation, ni de la laïcité telles que
définies en Occident. Mais comme l’Occident ne doit pas être l’unique fournisseur
d’empirie, nous pouvons dire que l’expérience marocaine peut représenter un type de
sécularisation à adjoindre aux types déjà connus. Dans ce cas, la sécularisation peut aussi
signifier la séparation, au sein de l’Etat lui-même et au niveau de son chef, entre le
domaine politique et le domaine religieux. Prise dans un sens général, elle serait alors
assimilée à la non-confusion du religieux et du politique, abstraction faite des éléments
séparés (Eglise, sphère publique). Dans un pays comme le Maroc, où la majorité des
acteurs politiques tiennent à la Commanderie des croyants, ce type de sécularisation
intra-étatique constituerait l’ultime horizon. Ceci montre que le désenchantement du
politique ne se réduit pas à une vue de l’esprit de quelques idéologues éclairés, il est
surtout le résultat d’une dynamique socio-politique et intellectuelle, avec ses ressources
et ses contraintes.
62 Il faut noter la tension que peut connaître tout processus de sécularisation, en
l’occurrence la dualité des rôles du roi. L’une des particularités de la monarchie est
qu’elle est défendue par plusieurs groupes sociaux qui ne la conçoivent pas tous de la
même façon. Aussi n’existe-t-il pas forcément une idéologie officielle homogène du statut
du roi. A la dualité qui est clairement consacrée par la Constitution, aussi bien sur le plan
du contenu (roi chef d’Etat et roi Commandeur des croyants) que sur le plan de la forme
(à chaque grappe de rôles correspond un article). Ahmed Toufiq, ministre des Habous et
des affaires islamiques oppose une conception plutôt moniste. Selon lui, la personne du
roi, qui associe la compétence en matière religieuse, au sens restreint (al-’ibadate wa al-
mou’âmalte, culte et interactions sociales), et l’orientation de la gestion de la religion, au
sens général (tous les aspects de la vie), est un sujet unique (date wahida). L’unicité
s’applique aussi au domaine d’intervention du roi qui n’est que religieux avec une
acception de la religion la plus totalitaire qui soit, en ce sens qu’elle est partout. Cette
vision totalitaire s’applique aussi au statut du roi : « La position (maqame) du roi en tant
que chef d’Etat n’est en vérité que le prolongement de sa position en tant que
Commandeur des croyants (traduction de l’auteur, Toufiq, 2009, p. 54). » Suivant ce point
de vue, nous n’aurons enfin de compte que deux éléments : au niveau du sujet, le
Commandeur des croyants englobant le chef d’Etat et, au niveau de l’objet, la religion
phagocytant le politique et tous les aspects de la vie.
110

63 On peut considérer le roi comme un acteur politique qui ne joue que des rôles politiques,
même lorsqu’il intervient dans le domaine religieux. Inversement, on peut le considérer,
suivant la perspective du ministre des Affaires islamiques, comme un acteur religieux qui
ne joue que des rôles religieux, même lorsqu’il intervient dans le domaine politique.
Cependant, nous pouvons aussi admettre, et je penche plutôt pour cette approche, qu’un
acteur puisse jouer des rôles différents de son rôle central qui peut être religieux ou
politique. Dans ce cas, il est intéressant de ne pas perdre de vue le rôle qui donne le ton à
l’ensemble des rôles et définit ainsi le statut de l’acteur en question. L’actuelle
Constitution a séparé les deux rôles majeurs du roi. Lequel des deux prime sur l’autre est
une affaire de justification. A cet égard, il faut noter que la sécularisation, en tant que
justification, est officiellement sans voix. On la fait sans la dire. A l’opposé, la justification
religieuse est plus explicite. Mais elle se développe souvent en marge des processus
politiques en cours et propose des modèles qui renvoient peu à la pratique politique
effective.

De la sacralité de la personne du roi


64 Hassan II rappelle comment le pouvoir charismatique de l’un de ses ancêtres fut à
l’origine de la dynastie alaouite :
« Nous ne sommes pas venu ici pour prendre le pouvoir, mais parce qu’on nous l’a
demandé. En effet, comme un champignon détruisait chaque année les palmeraies,
les gens ont pensé que la présence d’un descendant du Prophète stopperait la
catastrophe. Le miracle de l’histoire a voulu que l’année même où mon ancêtre, Al
Hassan, est entré au Maroc, cette calamité a cessé. » (Hassan II, 1993, p. 66.)
65 Dans cette histoire, c’est l’ancêtre qui est le détenteur véritable du charisme14. Au Maroc,
l’équivalent le plus poche du concept de charisme est la notion de baraka. Il s’agit dans la
légende précédente d’un pouvoir d’agir sur la nature. Le charisme est en principe une
qualité personnelle, mais il peut se transmettre aux descendants. On croit que chaque roi
alaouite est héritier du charisme de l’ancêtre porteur, à la fois, d’un charisme personnel
et d’un charisme hérité du Prophète Mohamed. L’ancêtre est présenté comme un saint et
un chérif, mais on insiste souvent sur le seul héritage chérifien. La bay’a vient rehausser
le caractère sacré du roi en le promouvant Commandeur des croyants. Chaque roi
alaouite jouit alors d’une sacralité partagée avec tous les chérifs, et d’une sacralité qui lui
est propre en tant que Commandeur des croyants. Nous avons parlé plus haut des
manifestations traditionnelles de cette sacralité, considérons pour l’heure l’époque la
plus récente.
66 Hassan II voulait à tout prix être préservé des contingences et des aléas de la vie
politique. Les différentes Constitutions (1962-1996) déclarent de façon laconique et sans
ambages que « la personne du roi est sacrée et inviolable ». La Constitution de 1958, qui
baignait vraisemblablement dans une ambiance pleine de baraka, ne parlait que du
respect dû au roi. En 1958, une loi stipule que le roi ne peut être critiqué ni représenté de
façon comique/caricaturale.

Interdits

67 L’une des conséquences majeures de la sacralité d’une personne consiste dans le


bannissement de toute critique à son égard. Une personne sacrée ne doit pas être
111

critiquée. Au contraire, elle doit être l’exemple et le modèle à suivre. Même lorsqu’elle
semble s’écarter d’un comportement saint, les gens et les exégètes lui trouveront des
justifications. La sacralité est alors synonyme d’impeccabilité ou d’infaillibilité (même si
Hassan II reconnaît à plusieurs reprises s’être trompé). Elle s’étend aux actes et aux édits
royaux (dahirs, messages). Nous avons vu comment, au lendemain de l’Indépendance, la
Cour suprême s’est déclarée incompétente, dans l’affaire Rounda, à juger un acte émanant
du souverain. En 1970, la même Cour (arrêt du 20 mars) eut recours, pour la première fois,
à la notion de Commanderie des croyants : « Attendu que S.M. le Roi, qui exerce ses
pouvoirs constitutionnels en sa qualité d’Amir Al-Mouminine, ne peut être considéré
comme une simple autorité administrative… » L’argumentation va plus loin : il serait
paradoxal que le roi qui, en tant que Commandeur des croyants, détient le pouvoir
judiciaire soit contrôlé par les juges à qui il le délègue (cf. Essaïd, 1999, p. 186-187). La
Commanderie des croyants est prise dans le sens traditionnel d’une suprématie du roi sur
le pouvoir judiciaire et législatif. Selon une exégèse peu développée, le dahir est un acte
sacré (mouqaddas) (Achergui, 1983). Nous avons une nouvelle illustration des tensions et
des contradictions entre des éléments puisant dans des registres hétérogènes, voire
contradictoires. Ces tensions résultent de la multiplication des registres de légitimité.
Dire que le dahir est un acte sacré n’a pas de sens dans un dispositif juridique positif.
68 Toute sacralité s’exprime à travers des interdits. Le dernier né de ces interdits est relatif à
un sondage d’opinion portant sur le roi. Le premier août 2009, le ministre de l’Intérieur fit
saisir les numéros de Telquel et de Nichane à l’imprimerie et les fit détruire. Telquel
s’apprêtait à publier les résultats d’un sondage auprès d’un échantillon de la population
marocaine autour de Mohamed VI (protocole royal, le roi en tant qu’homme d’affaires, en
tant que personne sacrée, etc.).
69 L’argumentation officielle justifiant l’interdiction est laconique. Khalid Naciri, porte-
parole du gouvernement et ministre de la Communication, déclara que « la monarchie ne
peut être mise en équation, même par la voie d’un sondage », « la monarchie au Maroc
n’est pas en équation et ne peut faire l’objet d’un débat même par voie de sondage 15 ». On
invoque aussi le fait que « le roi n’exerce pas un mandat électif historiquement daté ».
Dans un entretien télévisé (France 24, 4 août 2009), il invoqua la Constitution qui « oblige
à s’en tenir au respect dû à la monarchie et au caractère sacré de la monarchie. Cela fait
partie de notre patrimoine. Il faut l’accepter. Que cela plaise ou ne plaise pas ». Il ajouta
que « le fait même d’effectuer un sondage dans lequel le pivot central est de demander
aux citoyens ce qu’ils pensent de leur roi est déjà en soi une atteinte au principe et au
fondement du système monarchique ». Nous trouvons ici une illustration du modèle
d’une sacralité légitimée par l’histoire (tout ce qui est patrimoine est sacré) et fondée sur
la séparation entre le sacré (le roi) et le profane (les citoyens). Là où les choses sont moins
cohérentes, c’est lorsque K. Naciri déclara ne voir aucun inconvénient à ce que Telquel
publiât des articles et des dossiers critiques sur le roi. Cela il l’acceptait et le considérait
même comme une preuve de liberté16. L’argumentation officielle réfère ici à la sacralité de
la monarchie mais n’en fait pas un argument unique. Toutefois, on ne peut en déduire de
façon non équivoque si le roi est critiquable ou non. On comprend, sans en être sûr, que le
roi peut à la limite être critiqué et évalué par quelques journalistes (ici la sacralité royale
n’est pas invoquée), mais il ne devra jamais l’être par son peuple (dans ce cas, la sacralité
royale est mise en cause). En d’autres mots, la critique du roi par des individus est
appréciée au nom de la liberté, alors que l’appréciation méthodique de ce que le peuple
pense de son roi est interdite au nom de la sacralité (mais pas seulement). Nous
112

retrouvons ici une idée qui revenait souvent chez Hassan II, celle d’avoir un lien direct et
sans intermédiaire (allusion à la gauche) avec le peuple. Personne, dans cette logique, n’a
le droit de faire parler le peuple au sujet du roi.
70 Il est notoire que les croyances informent et orientent des actions sociales. Aussi la
croyance dans la sacralité du roi peut-elle orienter des actions politiques. Mais en
politique, il faut souvent faire l’hypothèse inverse. On décide une action et on la
rationalise (justifie, légitime, argumente, explique) a posteriori. L’enjeu est souvent
politique avant d’être idéologique (on décide d’abord de noyer son chien, puis on l’accuse
de la rage). L’article sur la sacralité a disparu de la nouvelle Constitution, mais si on veut
interdire un nouveau sondage sur le roi, on trouvera une justification susceptible de
convaincre le public17. Sur le plan idéologique, le changement est significatif, on passerait
d’une interdiction au nom de la sacralité à une interdiction au nom de notions telles que
l’inviolabilité de la personne du roi, l’atteinte à l’ordre public ou le fait que le roi n’exerce
pas un mandat électif. Sur le plan politique, l’effet serait le même, l’interdiction. Les
justifications changeront, mais la personne du roi et ses décisions risquent de continuer
de rester à part, un euphémisme pour la sacralité.
71 L’aporie à résoudre continuellement, sur le plan idéologique et pratique, est relative à la
tension entre l’idée d’un roi citoyen et d’un roi à part, d’un roi proche et d’un roi distant.
Il est aussi fort possible d’accepter cette tension comme constitutive de toute royauté qui
exerce le pouvoir, de toute royauté qui abandonne son caractère sacré et se veut
citoyenne.

Proximité et distance

72 Le sacré n’est pas fait seulement de tabous. Il y a aussi le besoin ou l’obligation de


communiquer avec les objets et les êtres sacrés. Cette communication est réglée par des
rites (cérémonial, étiquette, protocole). En s’approchant du roi, il y a des rites à observer,
les plus fréquents étant le baisemain et la prosternation (bendeq). Dans certains contextes
rituels, embrasser un objet indique souvent sa qualité sacrée. On le fait pour le Coran, le
catafalque d’un saint, le pain trouvé sur la chaussée, etc. Mais ce même geste peut être
aussi un signe de respect ou de crainte, comme lorsqu’on embrasse la main d’un père ou
celle d’un fqih. Embrasser la main du roi, ou un dahir de nomination, serait associé au
respect, à la crainte et à la vénération. C’est un geste polysémique. Considérons ce
témoignage de Hassan II indiquant l’idée que se faisait son père du baisemain. Cette idée
est plus proche du respect (exigeant le retrait de la main du roi) que de la sacralité.
« Au lendemain de l’Aïd el Adha [fête du sacrifice] de 1936, je traversais le Méchouar
devant le palais où, dans la salle du trône, j’allais me tenir à côté du Souverain au
moment où il recevait les délégations venues lui offrir leurs vœux. La foule était des
plus denses, et un certain nombre de notables accoururent et m’embrassèrent la
main. Lorsque je rejoignis mon père, il me prit à part :
Mon fils, me dit-il, je t’ai observé tout à l’heure lorsque tu traversais la place et que
tu tendais ta main à baiser. Tu ne semblais pas ressentir la moindre gêne et au
contraire prendre du plaisir. A l’avenir n’oublie jamais de retirer ta main que l’on
veut embrasser. Sache que l’attachement témoigné à notre famille est d’ordre
spirituel et moral, il ne saurait être exprimé par un baisemain. » (Hassan II, 1976,
p. 24.)
113

73 Durant le règne de Hassan II, le baisemain est devenu une règle contraignante. Ne pas s’y
conformer était interprété comme un signe de rébellion, d’insolence, d’inconvenance à
l’égard du roi et des rites du makhzen.
74 La critique du baisemain fut amorcée juste après l’intronisation de Mohamed VI. Dans un
entretien, Mohamed Sassi, un militant de gauche, discute les conditions de la
modernisation de la monarchie. Parmi ces conditions, l’adoption de nouvelles relations
entre gouvernants et gouvernés basées sur la citoyenneté et non pas sur la servitude et
l’abandon de rites inutiles comme le baisemain qui met les gens dans l’embarras 18. Depuis,
des journalistes19 et acteurs politiques20 ont commencé à critiquer le protocole royal et à
insister sur l’anachronisme et l’inadéquation du baisemain aux valeurs démocratiques, de
dignité et de citoyenneté. Certains appellent à son abolition par le roi. Approché comme
une dimension de la sacralité royale, l’abolir ramènera le roi à une dimension humaine
(Benchemsi, Telquel, n° 138, 2005). D’autres pensent qu’il s’agit d’une relation où le roi
n’est pas le seul responsable et « que le baisemain traduit largement une volonté de celui
qui l’accomplit » (Mohamed Ennaji, « Le scoop du baisemain », La Gazette du Maroc, 24
juillet, 2009).
75 Le protocole royal est un contexte politique où la position des acteurs doit être définie de
façon non équivoque. Le rituel politique a pour caractéristique de mettre en scène de
façon claire et spectaculaire les stratifications sociales et les liens de loyauté qu’elles
impliquent. Comme il s’agit d’un spectacle (au sens de donner à regarder), la liberté des
acteurs, dans des régimes autoritaires, est annihilée. On peut facilement repérer une
personne qui ne lève pas le bras en signe de loyauté à un dictateur. Dans un régime
autoritaire, le rituel politique est largement utilisé car il est une mise en scène simple de
la loyauté et de la soumission. Comparé au règne de Hassan II, le protocole du baisemain
est devenu relativement plus souple et plus ouvert. Nous avons deux situations limites.
Celle où on baise la main du roi à l’envers et à l’endroit, elle traduit une soumission très
forte et un témoignage fort de loyauté. A l’opposé, celle où l’on se contente de serrer la
main du roi. Entre les deux, diverses variante sont possibles : se courber et simuler le
baisemain, embrasser l’épaule droite, etc.
76 Cette variante s’applique aussi à l’autorité du roi. Des aspects de cette autorité se
rapprochent du concept citoyen de l’autorité. D’autres s’inscrivent encore dans une
culture de sujétion. Il est compréhensible que ce soit l’ultime petit cercle proche du
pouvoir royal qui résiste le plus à une conception citoyenne (civique, démocratique,
désenchantée) de l’autorité royale. Le protocole royal restera une bonne entrée, un bon
paramètre, entre les mains de l’observateur, pour apprécier la portée du passage d’une
culture de sujétion à une culture démocratique.
77 Il faut noter que, dans la majorité des cas, la question du protocole royal est souvent
résolue dans la pratique et non pas au niveau des discours. Et c’est là où réside la force du
rituel, celle de transmette des idées sans être obligé de les prononcer. Ceux qui ont
renoncé au baisemain ne l’ont pas crié sur les toits. Ils l’ont fait. Une illustration
supplémentaire, peut-être, de cette attitude que nous avons déjà mentionnée, et qui
consiste à plutôt faire les choses que de les dire publiquement. Plusieurs personnalités
(anciens militants de gauche, militants amazighs...), tout en manifestant du respect au
roi, ne se sont pas conformés au rite du baisemain. Ce non-conformisme n’est plus inscrit
dans une symbolique de l’insoumission, mais plutôt dans l’instauration d’un nouveau
rapport entre le roi et une nouvelle élite défendant des valeurs modernes (citoyenneté,
114

égalité, dignité…). Cette nouvelle élite veut montrer qu’elle peut servir le pays sans pour
autant être asservie.
78 La sécularisation et la démocratisation du protocole royal ne sont pas un processus
linéaire à contenu cohérent. On peut être très novateur sur le plan de l’action politique et
très conservateur sur le plan rituel et cérémoniel. La cérémonie d’allégeance (ou de
loyauté, al-wala’) en dépit des changements qu’elle a connus, constitue une mise en scène
traditionnelle du pouvoir royal. Elle était traditionnellement célébrée le jour qui suit les
fêtes religieuses les plus importantes, puis le lendemain de la célébration de la fête du
trône. C’est le cérémoniel royal le plus spectaculaire, au sens propre du terme. Il y a les
téléspectateurs mais aussi des invités qui suivent, du haut de gradins construits à cet
effet, le déroulement du cérémonial.
79 Au début de chaque cérémonie, c’est le ministre de l’Intérieur, les walis et les
gouverneurs qui présentent les premiers l’allégeance au roi. Ensuite, les différentes
délégations représentant les régions du Maroc avancent en rangées et présentent
successivement, devant le roi, leur allégeance. Au centre du cérémonial, le rapport entre
le roi et les différents participants. Le protocole met en scène de façon évidente une
grande distance entre le roi et les participants. D’abord le roi est à cheval, ensuite il est
entouré des serviteurs du palais avec leurs habits traditionnels (et ses gardes du corps en
costume moderne). L’un des serviteurs tient le parasol. Chaque délégation qui se présente
en rang est prise entre le roi entouré des serviteurs et une autre rangée de serviteurs qui
se tiennent juste derrière elle. Ce sont les serviteurs du roi qui ponctuent le cérémonial.
L’un d’eux nomme la région de la délégation qui se présente puis transmet à ses membres,
à haute voix, les prières et les vœux du roi dit Sidi (Monseigneur). Trois ou quatre prières
sont récitées à haute voix21. A la fin de chaque prière, les membres des délégations se
prosternent, et les serviteurs juste derrière eux scandent « Que Dieu bénisse la vie de
Sidi » (llah ybark f ‘mar Sidi). La même séquence se répète pour les seize régions.
80 La cérémonie met en scène clairement cette distinction entre les serviteurs personnels du
palais et les serviteurs impersonnels (élus, haut fonctionnaire). Mais ce sont les premiers,
qui n’ont aucune position officielle, qui deviennent les intermédiaires entre le roi et une
bonne partie de l’élite politique et administrative. Le titre de Sidi, que nous retrouvons
dans d’autres contextes dans la bouche de hauts fonctionnaires ou dignitaires (na’am
sayyidi a’zzaka Llah), est abondamment utilisé dans la cérémonie d’allégeance. Ce titre
disparaît dans les dépêches officielles et les commentaires des journalistes rendant
compte de la cérémonie, au profit de celui du roi, Commandeur de croyants. La cérémonie
d’allégeance met ainsi l’accent sur des aspects que le discours « moderniste » n’arrive pas
à relayer, notamment les formes culturelles d’obéissance et de soumission qui sont
manifestement en décalage avec la dynamique démocratique que le roi et la majorité de
la classe politique revendiquent dans d’autres contextes. Elle manifeste notamment le
décalage entre les principes modernes clamés par la monarchie (le roi est citoyen) et des
rites fondés sur la sujétion. Le roi reste silencieux pendant toute la cérémonie. Il se
contente de répondre aux acclamations par des gestes. Ceci rappelle une coutume très
ancienne, où le sultan chuchotait au chambellan qui transmettait à l’auditoire. C’était une
époque où la sacralité du sultan était fortement exprimée et totalement assumée. Là, nous
avons l’image d’un roi distant qui contraste fortement avec d’autres images exprimant sa
proximité avec le peuple : le roi des pauvres, le roi citoyen, le roi qui tend sa joue à un
autiste, qui embrasse des handicapés, etc. La tension entre ces deux images du roi
115

refléterait, non pas l’hésitation du roi entre le passé et le présent, mais celle de toute une
classe politique, à peine audible sur cette dimension idéologique de la monarchie.
81 Le baisemain met en rapport une personne avec le roi. La décision revient en partie à la
personne en question. De ce fait, la manière de saluer le roi peut varier. Ce qui ne peut
être le cas pour la cérémonie d’allégeance qui est une mise en scène collective. La
variation pourrait être assimilée au désordre (certains se prosterneraient, d’autres se
courberaient, d’autres encore resteraient debout).

NOTES
1. Paru Les Cahiers bleus, n° 18, Cercle d’analyse politique, Salé, 2012, p. 7-40.
2. L’exemple le plus ancien et le plus étudié est celui de la Grèce antique démocratique où des
catégories politiques comme celles de citoyen, de métèque et d’étranger ont été appliquées au
sacrifice et au rapport au sacré en général. Cette logique démocratique, au sens grec, s’est
substituée à celle aristocratique fondée sur la séparation entre les prêtres et les gens du commun
(voir introduction, partie I).
3. Mon intention de départ était de me limiter au règne de Hassan II et de Mohamed VI. Mais de
comparaison en comparaison (Hassan II et Mohamed V...), j’ai été conduit à élargir le cadre
temporel de l’étude.
4. Walter Harris, qui fréquentait la cour du sultan Abdelaziz, était témoin oculaire du protocole
royal. Il nous a laissé quelques brèves descriptions. Par exemple : « Sometimes His Majesty gives an
audience to an official, a local governor of a tribe, who, barefoot, approaches the Sultan, falls upon his
knees, and tree times touches the ground with his head... » (Harris, p. [1921], 1983, p. 55.)
5. Le médecin de Mohamed V rapporte : « Souvent, alors qu’il conduisait sa voiture, il lui arrivait
de répondre à l’appel d’un auto-stoppeur, de discuter avec lui sans lui révéler son identité. » «
Il lui arrivait d’entrer incognito chez un modeste épicier berbère. » (Dubois-Roquebert, 2003, p.
94.) Après l’Indépendance, plusieurs cas illustrant sa simplicité sont rapportés. En mai 1957, au
stade de Casablanca, il abandonna la tribune officielle pour les gradins populaires d’où il assista à
un match de football (J. et S. Lacoture, 1958, p. 100). Moi-même, petit, j’ai entendu dire qu’il
mangeait le couscous avec les gens devant les mosquées.
6. « Le Roi, Amir al Mouminine (commandeur des croyants), symbole de l’unité de la nation, garant
de la pérennité et de la continuité de l’Etat, veille au respect de l’islam et de la Constitution. Il est
le protecteur des droits et libertés des citoyens, groupes sociaux et collectivités. Il garantit
l’indépendance de la nation et l’intégrité territoriale du royaume dans ses frontières
authentiques (article 19, Constitution de 1962). » La Constitution de 1970 introduit une nouvelle
qualité du roi, celle de « représentant suprême de la nation », qualité reprise par les
Constitutions ultérieures, y compris celle de 2011.
7. Voici un autre exemple de cet usage politique de la Commanderie des croyants (type premier).
Le 9 juillet 1983, Hassan II annonce le report des élections législatives prévues pour septembre
(en prévision de la tenue du référendum au Sahara). C’est en vertu d’un dahir (publié le
14 octobre) que le roi a pu combler le vide constitutionnel et exercer toutes les prérogatives
entre la fin du mandat législatif, 13 octobre 1983, et la tenue d’élections législatives, le
15 septembre 1984.
116

8. La Constitution de 1962 remplaça le mot dahir par celui de décret royal. Le retour en 1970 à
l’appellation dahir est une manière de marquer la prééminence des décisions du roi sur celles du
parlement (Essaïd, 1999, p. 160).
9. L’adjectif « ambigu » n’a pour nous aucune connotation péjorative. Une idée ambiguë est une
idée « qui est à plusieurs sens et, par conséquent, d’un sens incertain » (Dictionnaire Littré).
10. « Dieu a voulu que nous accédions au Trône de nos Glorieux Ancêtres, conformément à la
volonté de Notre père, qui nous a fait Prince héritier, aux dispositions de la Constitution et en
application de la Baeïa [ bey’a] par laquelle les représentants de la Nation se sont engagés. »
(Discours du trône, 1999.)
« Nous demeurerons fidèle à la voie hassanienne, attaché à la Baïea, qui Nous engage et qui
t’engage, Baïea [bey’a] qui s’inscrit en droite ligne de celles qui l’ont précédée durant plus de
douze siècles, qui puise sa substance dans le Livre saint et la tradition du Prophète et qui est
intimement liée à la Constitution marocaine qui stipule que le Roi, Amir Al Mouminine, est le
représentant suprême de la Nation, le symbole de son unité, le garant de la pérennité et de la
continuité de l’Etat, de la sauvegarde de la religion, de la patrie et de l’unité du Royaume à
l’intérieur de ses frontières authentiques, celui qui veille au respect de la Constitution, qui assure
la défense des droits et libertés des citoyens et dont la personne est sacrée et inviolable. »
(Discours royal, 20 août 1999.)
11. « En ma qualité d’ Amir Al Mouminine, je suis convaincu que la charia et la tradition du
Prophète, mon aïeul, que le salut soit sur Lui, qui rend hommage à la Femme, peuvent, par les
temps présents, à travers l’ouverture de la voie à l’ijtihad et à la jurisprudence, et en rejetant tout
repli sur soi, toute étroitesse d’esprit, nous permettre de rendre justice à la Femme dans le cadre
de la charia et en conformité avec ses nobles finalités. » (Roi Mohammed VI, interview, 22 mars
2002, op. cit. ; voir aussi le discours royal à l’occasion de la remise au Roi du Code de la famille
adopté à l’unanimité par les deux chambres du parlement (3 février 2004).)
12. « S’il est dans l’ordre des choses que la gestion des affaires ici-bas donne lieu à des avis
divergents qui traduisent, du reste, un aspect de la démocratie et de la diversité des vues sur les
moyens d’assurer l’intérêt général, en revanche, la question de la religion exige que l’on s’attache
au référentiel historique unique qui est le nôtre, à savoir le rite malékite sunnite sur lequel s’est
construite l’unanimité de cette nation et dont la protection est un devoir et une mission dont
Nous sommes le dépositaire. » (Discours royal, 30 avril 2004, op. cit.)
13. Le ministère des Habous et des Affaires islamiques publia, en 2009, un « beau livre » en arabe
sous le titre de Mohamed VI, la Commanderie des croyants en dix manifestations. Toutes ses
manifestations se limitent au domaine religieux. Elles sont en rapport avec le Coran et la
tradition du Prophète Mohamed, les oulémas, les imams, les mosquées, l’enseignement religieux
traditionnel, le discours religieux et les médias, la célébration du culte (prière de vendredi,
sacrifice du mouton, fête de l’anniversaire du Prophète), la culture et le patrimoine, le
pèlerinage, le soufisme.
14. Le charisme est défini par Weber comme « la qualité extraordinaire [...] d’un personnage qui
est, pour ainsi dire, doué de forces ou de caractères surnaturels ou surhumains ou tout au moins,
en dehors de la vie quotidienne, inaccessible aux communs des mortels... » (Weber, 1971, p. 320.)
15. Le même argument fut utilisé quelques années auparavant : « Le Maroc est une monarchie
constitutionnelle et citoyenne, et celle-ci n’est pas un enjeu de pouvoir, elle ne saurait être « mise
en équation », quelle que puisse être la fantasmagorie nourrie ici et là par des journalistes en mal
de sensation. » [Allusion à Telquel et Nichane] (Hassan Alaoui, « Entre faux scoop et dérive, la
presse nationale et les avatars du racolage », Le Matin, 6 août 2007.)
16. On a aussi invoqué le code de la presse reprochant à Telquel de « manquer au respect dû au
roi » (article 41) et de « porter atteinte à l’ordre public » (article 37).
17. La Constitution de 2011 stipule l’inviolabilité de la personne du roi et le respect qui lui est dû
en tant que roi, Amir Al Mouminine et chef de l’Etat.
117

18. Mohamed Sassi, « Du besoin d’une monarchie parlementaire moderne » (entretien avec
Abderrahim Ariri, Ittihad Ichtiraki, 7 août 1999). Suite à cet entretien, Ariri fut sanctionné (8 jours
de suspension) par la direction de son journal. Des journalistes de « droite » ont reproché à Sassi
de ne pas respecter la période de deuil. Ils l’ont traité d’insolent (dçara) profitant d’une période
transitoire pour semer le trouble, la dissension (fitna, tafriqa) (Risalate al-Oumma : « Ma bine llah
yerhem ou llah yençer, ba’dh bnadem ka yedhçer », 9 et 10 août 1999).
19. Yousef Zerqaoui, un journaliste, écrit : « Messieurs, aujourd’hui, le baisemain n’est plus un
signe de respect comme au temps de nos aïeux, c’est plutôt un signe de léchage de bottes. Le hic,
c’est que notre jeune monarque n’a jamais rien demandé à personne, et seul l’excès de zèle de nos
responsables perpétue encore cette coutume féodale. » (Telquel, 2005, n° 129.) Pour Benchemsi :
« Le symbole du baisemain royal n’est minimisé que par ceux qui ont peur de le remettre en
question. Il y a de quoi : y toucher, c’est toucher à la sacralité. Hassan II en avait fait une sorte de
« sas » obligatoire entre l’incarnation de la divinité (lui) et le genre humain (nous autres). Son fils
n’en fait pas une fixation. Il arrive régulièrement que des Marocains osent serrer la main de
Mohammed VI, les yeux dans les yeux. » (Bilan, Mohammed VI : cinq ans de règne, de A à Z,
Telquel, n° 138, 2005.)
20. Abdelaziz Rebbah, alors Secrétaire général de la jeunesse du Parti de la Justice et du
Développement, déclara : « Je pense que le roi devrait abolir cette pratique [le baisemain]. Il fut
un temps où c’était un signe de respect. Aujourd’hui, je pense que le message n’est plus le
même. » (Telquel, 21 juin 2008.) A. Amine, ex-président de l’AMDH (Association marocaine des
droits de l’homme, critique dans une émission diffusée en direct « les rites makhzéniens » :
« J’espère qu’un jour on vienne nous annoncer que les rites makhzéniens sont abolis, que le
baisemain est aboli, que le baise-épaule est aboli, que les gens ne se courbent plus. Et que les gens
[devant le roi] regardent en haut le dos droit. Nous voulons que cela soit annoncé officiellement.
Nous voulons la dignité. » (Moubacharatan ma’akoum, 2M, 16 mars, 2011.)
21. Les prières récitées par l’un des serviteurs du palais : Puisse Dieu vous venir en aide, vous a
dit Sidi (Llah i3awnkoume, gal likoum Sidi). Puisse Dieu être satisfait de vous, vous a dit Sidi (llah
yeçlehkoum ou yardhi ‘likoum, gal likoum Sidi). Puissiez-vous rencontrer le bien, vous a dit Sidi (
Telgaw lkhire, gal likoume Sidi).

RÉSUMÉS
Dans le présent chapitre, j’ai repris le texte d’une conférence donnée en dehors de l’espace
universitaire (Fondation Abderrahim Bouabid, septembre 2011) sur la sacralité, dans un contexte
où le Mouvement du 20 février remettait en question, dans un contexte plus global (le Printemps
arabe), la sacralité du roi. Celle-ci est étudiée en la situant par rapport à des processus politiques
concrets au cours desquels elle est utilisée. Couper la sacralité de ses usages politiques aboutirait
au mieux à une exégèse du lexique sacro-politique. Dans cet aperçu sur les changements les plus
significatifs qu’a connus la sacralité royale durant un peu plus d’un siècle, nous avons analysé la
genèse du désenchantement du pouvoir du sultan avec Mohamed V, sa sacralisation avec Hassan
II et avec Mohamed VI, les tensions entre la sacralisation, d’une part, et la sécularisation et la
démocratisation, d’autre part, entre l’idée d’un roi citoyen et celle d’un roi distant.
118

Deuxième partie. Structures, action


collective et changement
119

Introduction

1 Travaillant sur des sociétés rurales, j’étais d’abord confronté aux modèles binaires
classant les groupes sociaux en traditionnel et moderne (Rachik, 1982). Les sociétés pré-
modernes sont caractérisées par la primauté du groupe sur l’individu et la valorisation du
passé. Les normes et les valeurs y sont claires et contraignantes et empêchent toute
velléité égoïste. Le système culturel y est homogène et ignore tout conflit entre les
normes et entre les valeurs. Durkheim illustre ainsi l’absence de l’individualité dans les
sociétés à solidarité mécanique :
« Dans l’Égypte supérieure, le marchand d’esclaves ne se renseigne avec précision
que sur le lieu d’origine de l’esclave et non sur son caractère individuel, car une
longue expérience lui a appris que les différences entre individus de la même tribu
sont insignifiantes à côté de celles qui dérivent de la race. C’est ainsi que les Nubas
et les Gallus passent pour très fidèles, les Abyssins du nord pour traîtres et perfides,
la majorité des autres pour de bons esclaves domestiques, mais qui ne sont guère
utilisables pour le travail corporel ; ceux de Fertit pour sauvages et prompts à la
vengeance. Aussi l’originalité n’y est-elle pas seulement rare, elle n’y a, pour ainsi
dire, pas de place. » (Durkheim, 1960, p. 105.)
2 A l’opposé, les sociétés modernes accordent plus de valeur à l’autonomie de l’individu, au
présent, à l’avenir et aux idées de progrès. L’individuation est un processus socioculturel
qui favorise l’émergence de l’individu en tant qu’être moral autonome. L’individualisme
est une revendication, une rationalisation, une légitimation du processus d’individuation.
Il en est le support idéologique.
3 Au Maroc, les approches de type holiste, qui dominaient les sciences sociales, ont mis
l’accent sur la société et la culture en tant que système et totalité irréductibles aux
acteurs sociaux. Des acteurs collectifs comme la tribu, le makhzen, la jma’a, la zaouïa sont
pris en bloc et présentés comme une réalité auto-suffisante. Dans une perspective
similaire, la campagne marocaine était approchée en termes de formation sociale, de
mode de production et de classes sociales.
4 Le modèle segmentaire a consolidé l’approche holiste et la réification des groupes
tribaux. Gellner commence son livre en précisant que ses protagonistes ne sont pas des
individus mais des communautés. Et les relations sociales et les alliances tribales sont
déterminées par les structures sociales. Dans un tel système, on ne choisit pas ses alliés,
ni ses ennemis. Ceux-ci sont déterminés suivant une tradition ancestrale qui s’impose à
120

tous. Les critiques du modèle segmentaire étaient aussi de type holiste. Par exemple, le
concept de segment est simplement remplacé par celui de stratification sociale
(Hammoudi, 1974, p. 147-180).
5 La difficulté de sortir des approches réifiant des groupes sociaux était double. D’abord les
théories qui ont critiqué les conceptions holistes n’étaient guère connues des chercheurs
et les enseignants universitaires des années 70 et 80. Ensuite, il semblait évident que les
approches inspirées de l’individualisme méthodologique ne pouvaient s’appliquer aux
sociétés rurales et traditionnelles où l’individu n’est pas autonome. Le biais de ce type de
position est de prendre un modèle abstrait sur un mode réaliste et le substituer aux
communautés étudiées. Il est clair que les différents modèles de la société traditionnelle
sont plus proches du rural que de l’urbain. Mais ceci ne doit pas nous empêcher, au moins
dans un contexte de changement, de ne pas confondre le modèle avec l’objet de l’étude, à
prêter attention aux situations où l’individuation peut être observée ainsi qu’aux
processus où la tradition est négociée, objectée transgressée, etc. (chapitres 8, 9, 10).
6 Dans les sociétés traditionnelles, les individus peuvent être aussi calculateurs et
sceptiques. Même chez Gellner, nous trouvons des exemples où des individus recourent à
des stratégies de défection. Le droit local des tribus étudiées prévoit une amende contre
les défaillants au serment collectif. Ceci montre que l’obligation de soutenir son clan n’est
pas automatique. La possibilité d’être corrompu par la partie opposée est souvent
invoquée. Et même le montant de l’amende, qui est en principe fixe, est négocié en
pratique (Gellner, 1969, p. 106, 118).
7 Ma critique de la tradition holiste remonte à mes premiers travaux sur le conflit social et
l’action collective :
« Partant des théories du conflit social et de l’action collective, l’étude de la
contestation tribale a permis de soulever des questions cruciales relatives à la place
des actions individuelles dans des processus sociaux collectifs. Nous mettons
l’accent, pour expliquer la contestation collective et le conflit qui s’est ensuivi, sur
les conditions structurelles déterminées au niveau des relations entre les groupes
opposés, d’une part, et sur l’environnement politique et social, d’autre part. Nous
montrerons comment ces conditions objectives du conflit, quels que soient leur
impact et leur importance, ne peuvent être actualisées que par l’action d’acteurs
socialement déterminés. Insister sur la dynamique des acteurs dans ses rapports
avec les conditions structurelles et contextuelles permet en outre de mieux définir
la tribu, ou tout autre groupe, et les actions qu’on leur attribue. Des propositions
telles que « la tribu Aït Mizane conteste... » ou le « village Imlil se mobilise
contre... » restent imprécises tant qu’on n’a pas ramené l’action collective en
question (contestation, mobilisation pour créer un bien collectif) aux actions
individuelles qui la constituent. Nous verrons quelle est la position et la fonction
des leaders dans l’intégration d’actions individuelles dans des structures collectives
telles que la contestation tribale ou l’aménagement des équipements collectifs.
Nous espérons par-là dépasser la « sociologie du nombreux » qui réduit les sociétés
(notamment traditionnelles) à des modèles théoriques où l’individu et le groupe
font un. » (Rachik, 1992, p. 15.)
8 Approcher des actions collectives comme un processus social, au cours desquelles des
acteurs socialement situés tentent de réaliser des intérêts individuels ou communs, m’a
aidé à saisir les divers contenus sociaux d’entités, souvent réduites à des boîtes noires,
comme la taqbilt, le douar ou la jma’a. Par exemple, le concept de formation des groupes en
conflit m’a permis de saisir des processus à travers lesquels des individus (leaders, grands
éleveurs…) mobilisent les membres de leur groupe. Aucune mobilisation collective n’est
121

gagnée d’avance. J’ai assisté à des débats vifs autour d’intérêts collectifs et individuels, à
des réticences, à des défections, à des innovations normatives, etc. (chapitres 8, 9 et 10).
9 Assister aux assemblées (jma’a) est une opportunité qui permet de saisir la dynamique
d’un groupe et la place des individus dans ce groupe. En voici un exemple. Le conseiller
communal du village Imlil annonce à la jma’a, une trentaine de chefs de foyer, le
commencement du bétonnage d’un canal d’irrigation. Il demande aux usagers de fournir
la main-d’œuvre, le reste étant pris en charge par la commune rurale. Il propose que les
« tiers » du village (latlate), une division traditionnelle, fournissent alternativement,
jusqu’à la fin des travaux, vingt travailleurs par jour. Le point essentiel du débat concerne
l’équité entre les usagers qui ne possèdent pas tous les mêmes parts d’eau. Certains
assistants défendent l’idée de la proportionnalité, d’autres considèrent que soulever de
telles questions complique les choses. Le conseiller essaie de calmer les assistants en
proposant : « Si je viens chez untel et je lui dis de donner trois travailleurs, et à d’autres
deux ou un travailleur..., personne ne refusera. » L’assemblée se disperse sans prendre de
décision. Quelques jours plus tard, elle se met d’accord sur la règle de la proportionnalité.
Un usager doit fournir autant de journées de travail que de parcelles possédées et
irriguées par le canal en question (chapitre 10).
10 Les chercheurs qui ont assisté à ce type d’assemblée savent que le consensus n’est jamais
automatique (chapitres 11 et 27). Notre assemblée était devant trois options : l’application
de la tradition des tiers, le principe de la proportionnalité et la détermination
discrétionnaire des contributions individuelles par le leader. Et il se trouve que ce sont
ceux qui détenaient le moins de parcelles qui ont imposé leur option, la règle de la
proportionnalité.
11 L’analyse de l’échec d’une action collective, un pacte pastoral régulant la transhumance
dans la haute montagne, m’a permis d’approfondir l’analyse des stratégies individuelles,
l’autonomie des acteurs, leurs intérêts et leurs motivations. L’échec de ce pacte est
essentiellement ramené à la contestation d’éleveurs qui avaient intérêt à conduire leurs
troupeaux à proximité des villages (chapitre 9).
12 Dans une perspective similaire, j’ai étudié la disparition de normes traditionnelles
essentielles au nomadisme en montrant l’inadéquation entre ces normes (chart et mniha)
et les nouvelles motivations des nomades engagés dans des structures et des processus
sociaux inédits (chapitre 12). J’ai ensuite examiné comment l’argent est devenu central
dans leur économie pastorale et comment ce changement a affecté la coopération entre
les éleveurs et les relations contractuelles avec le berger. Le calcul s’est substitué à
l’entraide et à la charité, le berger salarié célibataire est préféré au berger traditionnel
père de famille (chapitre 13).
13 La touiza (tiwizi en berbère) réfère à l’entraide et à la solidarité. Des villageois mettent
leurs efforts en commun pour aider un des leurs à moissonner ses champs ou à construire
sa maison. On peut continuer à expliquer la disparition de ce type d’institution par des
processus globaux comme l’exode rural ou la monétarisation des campagnes. Mais on
peut aussi la mettre en rapport avec la situation des acteurs et leurs intérêts. Il faut savoir
que lors de la touiza, ce sont les jeunes qui participaient, au nom des pères, à l’entraide
collective. Attirés par le travail salarié, notamment occasionnel, ces jeunes-là ont refusé
de continuer à travailler gratuitement. C’est ce type de mécanisme, restituant l’action, la
motivation et la situation d’individus socialement situés, que nous essayons d’identifier et
de décrire afin de saisir le lien entre deux processus macro-sociaux (chapitre 15).
122

14 Parmi les préjugés collés à la campagne, celui du passage direct de l’enfance à l’âge
adulte. Très tôt, l’esprit de l’enfant est façonné à l’image du groupe. Très tôt, il découvre
le monde du travail dans sa propre famille ou à l’extérieur en tant qu’apprenti. Le
leitmotiv de ces préjugés est que tout doit être simple dans une société rurale
traditionnelle. J’ai essayé de montrer que la classification des étapes de la vie est plus
compliquée que ne le laisse croire une division simple en enfance et âge adulte (chapitre
14).
15 L’homogénéité normative est essentielle à toute conception postulant la subordination de
l’individu au groupe. Pourtant, plusieurs études ont insisté sur le caractère flou, flexible,
vague ou malléable des normes traditionnelles. Tout n’est pas simple ni clair pour les
membres d’une société traditionnelle. Les normes ne sont ni comprises, ni respectées par
tous de la même façon. Si c’était le cas, les jeunes ruraux auraient obéi à leurs pères, et les
petits propriétaires de parts d’eau au chef du village et à la tradition qu’il invoqua.
16 Reprenons l’exemple du rite du ‘ar précédemment examiné (chapitre 4). Nous pouvons
mettre l’accent sur son efficacité automatique en ce sens que la personne suppliée n’a
d’autres choix que d’accepter la demande sous peine de sanctions surnaturelles. Dans ce
cas, les individus sont présentés comme prisonniers d’une croyance simple, uniforme et
contraignante. Mais nous pouvons aussi supposer le caractère complexe, malléable et
vague d’une croyance. Dans ce cas, le ‘ar n’implique aucune certitude quant à son issue,
car il est inscrit dans un processus de négociation entre les intéressés. Par exemple, dans
une région du Moyen-Atlas, un candidat aux élections locales sacrifie, en guise de ‘ar, un
animal auprès d’une personne influente lui demandant de pousser les membres de son
village à voter en sa faveur. Notre personne influente ne rejette pas le ’âr mais l’esquive
en s’appuyant sur une argumentation subtile. Il est prêt à voter en sa faveur, mais pour
que les membres de son groupe fassent de même, le candidat doit leur dédier chacun un
sacrifice (Rosen, 1984, p. 123 ; cf. aussi Waterbury, 1975, p. 113). Ceci montre que
l’application d’une norme n’est pas automatique, que les gens ont des options dont le
choix dépend de la flexibilité des croyances, des enjeux et des intérêts des acteurs. Tout
cela est négocié, et là où la négociation est possible, il y a place pour des individus
autonomes.
123

Chapitre 8. Culte et conflit1

1 Le sanctuaire de Sidi Chamharouch est situé dans le territoire de la tribu (taqbilt) Aït
Mizane2. Le culte dont le saint fait l’objet est complexe. Localement, une distinction est
faite entre ziara, tighersi et moussem. La ziara, qui signifie « visite » en arabe, est considérée
comme une affaire privée. Elle consiste dans un ensemble de rites, accomplis au
sanctuaire, où se mêlent les usages locaux et ceux pratiqués par les pèlerins qui sont
souvent des étrangers à la tribu. La tighersi (littéralement sacrifice sanglant) et le moussem
sont des rituels collectifs qui engagent la tribu ou les villages qui la constituent.
2 Le cycle rituel – déterminé par le calendrier julien – débute par un sacrifice collectif dédié
à Sidi Chamharouch au mois d’octobre. Le moussem, qui porte le nom du saint, a lieu au
mois d’août, c’est-à-dire à la fin du cycle agricole. Le début et la fin du calendrier rituel
correspondent donc à deux sacrifices collectifs dédiés au saint3.
3 Précisons tout de suite que notre étude ne concernera pas le culte proprement dit mais
uniquement ses phases préparatoires qui impliquent essentiellement des actions
politiques, c’est-à-dire, du moins dans notre cas, profanes4. Nous commencerons là où
généralement les études anthropologiques s’arrêtent : notre objet n’est pas le sacrifice
comme ensemble de rites mais toutes les actions et les structures sociales que ces
sacrifices impliquent une fois abandonnés par les sacrifiants. On sait que le saint ne
s’approprie pas les sacrifices qui lui sont offerts, que tous les sacrifices ne sont pas
totalement détruits, mais on s’interroge rarement sur leur devenir.
4 Nous avons, ailleurs, étudié le sacrifice comme un acte sacré, et nous espérons
maintenant l’approcher comme un enjeu politique en considérant, par exemple, les règles
qui en déterminent l’appropriation, les actions et les relations sociales qu’il implique.
Dans ce sens nous proposons de centrer notre recherche sur un conflit qui a pour origine
la contestation, par l’un des groupes intéressés, des règles ancestrales du partage des
sacrifices dédiés au saint.
124

Les groupes en conflit


Identification

5 La tribu Aït Mizane se divise en trois villages (douars) : Imlil (appelé aussi Aït Takhsan),
Mzik et Aremd. Selon le recensement de 1982, les trois groupes avaient presque la même
importance sur le plan démographique :

Groupes Ménages Population

Aremd 75 590

Imlil 75 480
Mzik 71 458

Total 1 221 8 251

6 L’habitat de la tribu est assez groupé ; la distance entre les trois villages n’est pas grande,
une trentaine de minutes de marche suffit pour se rendre d’un village à l’autre.
Cependant, les habitations ne sont pas distribuées de la même façon dans l’espace. Aremd,
dont les maisons sont ramassées, contraste avec les deux villages éclatés en petites
agglomérations appelées tadchert (hameau).
7 Les groupes étudiés gèrent en commun plusieurs équipements collectifs, organisent des
activités économiques et rituelles. Une brève description des activités et choses
collectives permettra de donner une idée sur l’organisation sociale de la tribu. Chez les
Aït Mizane, la propriété des champs est privée, mais la propriété des conduites d’eau, leur
entretien, la répartition de l’eau et sa distribution concernent la collectivité. Les villages
ont leurs propres équipements hydrauliques dont l’entretien se fait dans le cadre du
village. Les travaux collectifs réguliers consistent essentiellement dans le curage annuel
des conduites d’eau. Celui-ci exige une mobilisation massive. Tous les usagers doivent,
sous peine d’une amende, y participer. D’autres activités, telle la garde des noyers avant
le gaulage, montre que le village constitue le cadre permanent pour l’organisation du
terroir agricole.
8 Concernant l’activité pastorale, la vie du troupeau est, d’une manière générale,
caractérisée par un double déplacement d’hiver et d’été. Les mouvements les plus
importants du point de vue du nombre des éleveurs et des animaux se font vers les
alpages. Ceux-ci sont situés entre les crêtes de l’Atlas (2 200 à 3 050 mètres) et les villages
dont l’altitude varie entre 1 750 (Imlil) et 1 900 mètres (Aremd). La transhumance d’été,
qui est de faible amplitude, commence à partir de juin. En principe, tout éleveur des Aït
Mizane a le droit de mener son troupeau dans les parcours d’été situés dans les limites du
territoire tribal. En fait, les éleveurs des trois villages exploitent séparément les parcours
qui sont proches. La propriété est déclarée au niveau de la tribu, alors que l’exploitation
se fait au niveau des villages. Pendant « l’hiver » (octobre-mai), les rapports entre les
groupes changent. L’exploitation ne se confond pas avec le cadre villageois, souvent des
éleveurs, appartenant à des villages différents, fréquentent les mêmes parcours.
125

9 En 1984, les trois villages ont conclu un pacte pastoral qui préconisait la mise en défens
des parcours d’hiver. Celle-ci devait commencer au mois de juin et prendre fin au mois
d’octobre. L’objectif déclaré était d’inciter tous les éleveurs à conduire leurs troupeaux
dans les hauts pâturages afin de conserver les parcours les plus proches pour la saison où
le froid et la neige réduisent l’espace pastoral aux environs des habitations.
L’organisation de la transhumance fut éphémère, le pacte fut annulé l’année suivante.
Actuellement, aucune organisation pastorale n’est observée à l’échelle de la tribu [voir
chapitre 9].
10 Concernant l’organisation des choses sacrées, la mosquée tient une place centrale. Il faut
distinguer entre la petite mosquée où se font uniquement les prières quotidiennes et la
grande mosquée à minaret destinée en plus à la prière du vendredi. A Imlil, il existe
quatre mosquées pour cinq hameaux (deux groupes ont une mosquée commune).
Cependant, la grande mosquée est considérée comme la propriété d’Imlil, tous les
hameaux confondus. Mzik ne connaît pas la même situation, il ne possède pas encore la
prestigieuse mosquée. Seuls les hameaux ont construit leurs petites mosquées qu’ils
gèrent séparément. Seul Aremd, village où les maisons sont groupées, possède une
mosquée à minaret où ont lieu toutes les prières. L’entretien de la mosquée, le salaire du
fqih (lettré et maître de la mosquée) et sa nourriture sont pris en charge, selon les cas, par
le village ou par les hameaux.
11 La célébration des rituels permet aussi d’identifier les niveaux d’organisation sociale.
Partant de l’étude du calendrier rituel, nous avons constaté que le village constitue le
cadre social permanent de la majorité des rituels. Excepté le ma’rouf de la Sainte Mit’azza,
organisé par les deux tribus Aït Mizane et Aït Souka, tous les ma’rouf fixes sont célébrés
par les villages5. En plus, certains rituels qui étaient accomplis par la tribu (le sacrifice
d’octobre) sont devenus une affaire de village.

L’organisation du culte de Sidi Chamharouch

12 L’organisation du culte de Sidi Chamharouch, qui nous concerne ici au premier chef,
implique la tribu Aït Mizane et le lignage Id Bel’id (désormais « Lignage »). Selon des
règles qui seront décrites, les sacrifices dédiés au saint, le sanctuaire et le culte en général
sont contrôlés par la tribu et le Lignage.
13 Le Lignage habite le village d’Aremd. Il compte 13 familles, soit 14 % des familles vivant
dans le village. Sa généalogie manque de profondeur historique, toutes les familles se
rattachent directement à deux frères qui auraient vécu à la fin du XIXe siècle. Sur ce plan,
le Lignage ne présente aucune particularité, comparé aux lignages de la tribu. La seule
différence est qu’ils se considèrent et sont considérés comme le lignage desservant de Sidi
Chamharouch. De ce fait, le moqaddem6 du saint, qui assume des fonctions rituelles,
appartient au Lignage. La transmission de ce rôle (tamqeddmite) s’effectue au sein du
Lignage, mais pas nécessairement de père en fils. Ainsi le moqaddem actuel a succédé à son
oncle paternel qui avait remplacé le père du précédent moqaddem. Le statut rituel du
Lignage repose sur une légende dont quelques versions ont été recueillies. Présentons
celle relatée par le moqaddem du Lignage :
« On raconte que la personne qui a rencontré la première fois Sidi Chamharouch
s’appelait Moussa ben Driss. Sidi Chamharouch est venu dans sa maison
métamorphosé – que les auditeurs excusent le terme – en chien noir. Il a demeuré
chez lui sept jours. Moussa s’occupait du chien mais ce dernier refusait de manger.
126

Ensuite, il avait un cheval qu’il chérissait. Le chien dormait dans la même étable que
le cheval... Un jour, Moussa a décidé de visiter l’étable, le chien l’intriguait. A l’aube,
il l'a vu sortir à cheval et se diriger vers le lieu où se tient le moussem. Là, d’autres
saints l’attendaient. Ils ont « joué » avec les chevaux avant de se séparer. Moussa a
tout vu. Il l’a supplié de lui dire qui il était. Le saint quitta sa forme animale et
apparut alors avec ses habits de roi et sa couronne. Il s’adressa à son hôte en lui
disant : « Je savais que ta maison est « celle de la paix ». Maintenant, va chercher la
tribu, je vais vous indiquer ce que vous devez faire. »
« Moussa a averti les trois villages, Mzik, Imlil et Aremd. Seul les Aït Souka sont
restés à l’écart jusqu’à nos jours... Les gens de la tribu sont venus. Le saint les a
conduits et leur a dit : « cette maison (située à l’intérieur du village et appartenant
au cousin paternel du narrateur), la victime du moussem doit y passer la nuit (qui
précède son sacrifice). Ensuite vous allez sacrifier au moussem. Timezguida ou
Aremd (lieu du sacrifice) est sacrée (twaharram). Tous ces endroits sont mes habous,
et personne ne doit y toucher7.
« Chamharouch a guidé les gens de la tribu (plus haut dans la montagne) et leur a
dit : « Voici où je suis, c’est moi Sidi Chamharouch. C’est Moussa qui est mon
héritier, j’étais son invité et j’étais reçu par lui et par ses enfants. Celui qui les
contestera, je lui « demanderai des comptes » devant Dieu et je lui révélerai mes
miracles. Les victimes doivent être distribuées aux pauvres et aux riches. La peau et
la tête et tous les dons, je les offre à Moussa et ses descendants. »
14 Trois séquences se répètent, avec quelques variations, dans les versions recueillies. La
première met en rapport l’ancêtre du Lignage avec le saint. Elle présente les membres du
Lignage comme administrateurs du culte et non comme descendants du saint. Le lieu mis
en évidence consiste dans le choix fait par le saint de fréquenter l’étable de l’ancêtre et de
monter son cheval. Ce privilège se transmet aux descendants de l’ancêtre. Dans ce cas, la
légende tient lieu des généalogies qu’exhibent les propriétaires d’un saint. Le statut du
lignage justifié, la deuxième séquence fait intervenir les villages. Le saint demande que la
découverte de son sanctuaire soit réalisée par l’ancêtre et des membres de la tribu. Par
contre, la troisième séquence, une sorte de charte rituelle, ne concerne que le Lignage. Ici
la légende fonde un droit et en précise quelques aspects. Héritier du saint, le Lignage a
droit à la totalité des sacrifices non sanglants et aux restes des offrandes. Dans d’autres
versions, les règles instituées par la légende ne se limitent pas à la propriété des
sacrifices, elles précisent quelques aspects relatifs au sacrificateur, au lieu du sacrifice et
aux offrandes.
15 Au sanctuaire, les chefs de foyer sont représentés par leurs fils ou frères cadets. Selon un
tour de rôle (tawala), ces représentants contrôlent les sacrifices, égorgent les animaux
dédiés au saint, les dépouillent, dépècent les carcasses et distribuent les parts de viande
aux assistants. Les mêmes règles qui régissent la propriété des sacrifices s’appliquent à la
distribution des rôles rituels.
16 Cependant, la légende et sa charte ne sont pas appliquées à la lettre. Le Lignage n’est pas
le propriétaire exclusif des sacrifices. Du 15 juillet au 14 octobre (du 1er juillet au 30
octobre du calendrier julien), le Lignage est hors-jeu. Pendant ces quatre mois, la tribu
contrôle le sanctuaire et s’approprie les sacrifices. Une organisation complexe à l’échelle
de la tribu et de ses diverses subdivisions accompagne l’appropriation des sacrifices.
17 La notion principale dans cette organisation est celle de « tawala » (l’alternance). Elle
signifie dans ce contexte le fait que, chaque année, les trois villages de la tribu s’occupent
à tour de rôle de l’organisation du moussem. Pour s’acquitter de cette obligation, le village
qui a le « tour » (Aït tawala) a droit aux sacrifices dédiés pendant les quatre mois. Le telt
(tiers) représente la deuxième notion importante pour décrire l’organisation du groupe.
127

Chaque village est divisé en trois parties au niveau desquelles s’effectue généralement
l’appropriation des sacrifices. En effet, le mois est divisé en trois phases pendant
lesquelles chaque tiers, suivant un ordre déterminé par tirage au sort, contrôle les
sacrifices. Ce contrôle se limite à l’organisation des enchères où le droit aux sacrifices est
cédé à des particuliers.
18 Pendant la période qui revient aux tiers, l’acquéreur dispose de certains droits. Ces droits,
auxquels le groupe renonce, ne sont pas conformes aux commandements de la légende.
L’acquéreur ne se contente pas des restes des victimes que le saint a autorisés au Lignage.
A l’issue d’un marchandage avec le sacrifiant (pèlerin), il prend au moins la moitié de la
victime. La viande, les « affaires » obligent, n’est pas distribuée aux assistants, mais
vendue aux bouchers d’Imlil. De plus, l’acquéreur a droit aux oboles déposées dans la
petite caisse du sanctuaire.
19 Dans les trois villages, l’organisation tripartite n’est pas reconduite pour le mois d’août
qui est mis en entier aux enchères. C’est le village, tous tiers confondus, qui organise les
enchères. Deux raisons sont avancées : d’abord le village a besoin d’une somme
considérable pour faire face aux dépenses du moussem qui a lieu au même mois. Ensuite,
comme ce mois connaît un flux irrégulier de pèlerins, il est impossible de procéder à une
répartition qui satisfasse tous les tiers. En effet, le nombre des pèlerins augmente au fur
et à mesure qu’approche la date du moussem. Après le jour de l’immolation, le flux
commence visiblement à décroître. Grâce aux enchères, la collectivité se décharge du
contrôle des sacrifices au profit de ses membres. Elle ne contrôle que l’argent provenant
des enchères.
20 Après avoir déterminé les processus relatifs aux recettes du moussem, poursuivons ces
métamorphoses des sacrifices, en décrivant comment l’argent des enchères est dépensé.
Les principales dépenses sont destinées au financement de l’organisation du moussem.
C’est le village organisateur qui achète la victime dédiée au saint et prépare le festin aux
autorités locales. Les autres rubriques de dépenses concernent d’autres affaires
collectives (en 1988, une partie de l’argent a couvert des frais engagés dans un conflit
opposant Aremd à une tribu voisine en 1989, l’achèvement des travaux d’un petit pont
reliant un hameau d’Imlil au reste du village).
21 L’organisation du culte que nous venons de décrire et notamment les règles du partage
des sacrifices entre les héritiers du saint et la tribu sont récentes, elles datent d’une
dizaine d’années. Cette organisation était dominée par le Lignage qui avait, jusqu’à la fin
des années 60, le quasi monopole des sacrifices dédiés au saint. La tribu n’avait droit qu’à
deux semaines durant lesquelles elle contrôlait les sacrifices. Depuis, le droit aux
sacrifices a été l’objet d’une série de changements qui sont liés au conflit entre les deux
protagonistes.

Déroulement du conflit
22 Lorsqu’on demande à savoir quelle est l’origine du conflit, plusieurs informateurs
commencent par la description plus ou moins détaillée de l’ancienne organisation du
culte qui a connu des changements à partir des années 60. Le village chargé de
l’organisation du moussem avait droit aux sacrifices dédiés au sanctuaire pendant quinze
jours. Une semaine avant la date du moussem, le village en question déléguait des
personnes qui avaient pour tâche de recueillir, de garder et de vendre les sacrifices. La
128

viande des animaux immolés était mise aux enchères ou cédée directement à des prix
modiques aux membres des villages. Après le moussem, le village continuait à s’approprier
les sacrifices pendant une semaine.
23 A l’argent qui provenait de la vente des sacrifices s’ajoutaient les dons collectifs des trois
villages. Toute la tribu était concernée, le village organisateur n’était pas le seul à
supporter les dépenses du moussem. Son rôle se limitait à la collecte des sacrifices dans les
trois villages et à l’achat de la victime. C’était grâce à l’argent qui provenait de la vente de
l’orge collectée et des sacrifices des pèlerins qu’était achetée la victime. Si l’argent se
révélait insuffisant, le reliquat était supporté par les foyers du groupe organisateur. La
quote-part était déterminée en divisant le reliquat par le nombre de foyers.
24 Il semble que l’origine du conflit remonte à la fin des années 50. C’était l’année où le
village de Mzik devait organiser le moussem. Quelques représentants du village sont allés
rencontrer le moqaddem du sanctuaire et l’ont prié de « grouper les deux semaines » de
telle sorte qu’ils puissent disposer de la totalité des sacrifices avant même la date du
moussem. D’après leur requête, le groupe avait besoin d’argent avant le moussem pour
pouvoir acheter la victime. L’année suivante, Aremd a adopté la même solution que Mzik.
Les villages ont commencé à retarder la date du moussem de telle sorte qu’ils puissent
rester au sanctuaire le plus longtemps possible et ainsi s’approprier les sacrifices qui
revenaient normalement au Lignage. Les années suivantes, les villages ont prolongé la
durée de leur droit aux sacrifices en contrôlant le sanctuaire avant les délais convenus
(c’est-à-dire quinze jours avant le moussem). Ainsi la durée qui revenait à la tribu était
passée successivement de 15 à 30 puis à 45 jours.
25 Pour expliquer le conflit, certains informateurs ont mis en rapport la contestation de
l’organisation traditionnelle du moussem et certains changements locaux. Ces explications
étaient mêlées aux événements qui ont déclenché le conflit. Cependant, d’autres
informateurs se sont contentés de rappeler les événements qui ont directement précédé
le conflit. Des membres du Lignage pensent que le conflit a eu lieu parce que le village
d’Aremd a voulu contrôler le sanctuaire cinq jours avant le délai convenu. Le tour de la
tribu était déjà de 45 jours. Le Lignage s’est opposé à ce nouveau prolongement. Les deux
groupes n’ont pas pu trouver un compromis. De vives brouilles individuelles et collectives
ont eu lieu avant de se rendre à l’arbitrage des autorités locales. Des représentants de la
tribu soutiennent le contraire. Selon eux, le délai était déjà passé de deux jours quand des
membres du village sont allés contrôler les sacrifices. Mais le moqaddem s’est opposé en
demandant d’appliquer l’ancien tour de deux semaines. Le moqaddem aurait même dit :
« Vous n’avez droit ni à un mois, ni même à un jour. Vous n’aurez rien. Sidi Chamharouch
m’appartient. »
26 Il était intéressant de développer, au cours des entretiens, les motivations de la
contestation des règles traditionnelles du partage des sacrifices. Nos interlocuteurs
appartiennent aux groupes en conflit. Parmi eux certains ont participé à la provocation et
à la résolution du conflit. Selon un notable d’Aremd (conseiller communal), « au début, le
tour de la tribu était de quinze jours... Mais tout était pris en charge par le makhzen. Les
pèlerins n’étaient pas nombreux et les dépenses n’étaient pas non plus considérables.
Après l’Indépendance, le village organisateur devait préparer le « déjeuner » aux
autorités locales. Les dépenses se multipliaient, et la querelle entre la tribu et le Lignage a
eu lieu (afellas tzine) ».
129

27 La question étant encore sensible, les réticences ou les réponses laconiques et évasives
étaient fréquentes. Des gens qui nous faisaient plus confiance ont développé plusieurs
allusions. Un habitant d’Imlil estime :
« Les dépenses du moussem étaient de plus en plus considérables. Au temps de la
colonisation, le contrôleur civil, le chikh et le caïd offraient des vaches et des
moutons8. En voyant les victimes entassées, on aurait dit une tour. Il y avait
abondance. De plus, la nourriture (lmount) des autorités locales incombait au chikh
et non à la tribu. Après l’Indépendance, c’est le village organisateur qui s’est chargé
des dépenses du moussem. Nous étions dépassés par les événements, et nous ne
pouvions plus supporter l’augmentation des dépenses. Nous avons proposé que
chaque village soit chargé exclusivement de son tour. Le village est libre de faire de
son tour ce que bon lui semble, le louer, le vendre... Il est anormal que le groupe (
jma’t) continue à dépenser alors qu’il y a l’argent du saint. Et le conflit a eu lieu pour
cela (tenker fellas Ima’raka). »
28 Un membre de Mzik (ancien élu communal) explique aussi le changement des règles du
partage des sacrifices par l’accroissement des dépenses collectives :
« Autrefois les pèlerins étaient nombreux. Le Lignage avait droit seulement à la tête
et à la peau des victimes. Mais lorsque le nombre des pèlerins a augmenté, le
moqaddem a commencé à revendiquer l’exclusivité des sacrifices. Il prétendait que
le saint lui appartenait à lui seul... Avant on ne dépensait rien. Il n’y avait que la
victime à acheter. Les trois villages mettaient leurs efforts en commun et
sacrifiaient ensemble... (Il décrit ici la collecte de l’orge). Avant, le prix des victimes
variaient entre 40 et 50 dirhams. (Selon lui, une ‘abra d’orge coûtait à ce moment-là
un dirham9. Il fallait donc une cinquantaine de ‘abra, c’est-à-dire une centaine de
foyers sacrifiants, pour acheter une victime). Par contre, la victime de l’année
passée (1987) a coûté plus de 3 000 dirhams. Il y a également les dépenses du
festin... Il faut s’adapter à son temps et aux dépenses.
« Avant, le mahkzen se prenait en charge, il apportait sa nourriture. Bien entendu,
le chikh de la colonisation prélevait du beurre, du poulet ; mais le jour du moussem il
offrait un veau ou plusieurs en sacrifice. Le makhzen actuel n’apporte rien. Avant,
les pèlerins venaient uniquement de la plaine voisine. Les gens de Marrakech et de
Casablanca ne venaient guère. Maintenant c’est de l’étranger (allusion aux
émigrés), d’Oujda... Sidi Chamharouch est devenu célèbre. »
29 Le moqaddem s’est contenté de défendre la cause de son lignage pendant tout l’entretien.
Aucune explication n’est donnée, il n’a pas arrêté de critiquer les actions des
représentants de la tribu. Il affirme :
« Seule la victime du moussem appartient à la tribu, elle est commune (tga tichourka).
Le reste des victimes (sacrifiées durant toute l’année) appartient aux pauvres. On
nous a contesté ces victimes. Pendant notre tour, on partage les victimes et on
distribue la viande comme à l’accoutumée à tous les pèlerins. Pendant leur tour
(celui de la tribu), ils ne font que voler... Ils essaient de tout nous enlever. »
30 Devant l’impossibilité de résoudre le différend relatif à la durée du tour, des
représentants d’Aremd sont allés exposer le problème aux membres des deux villages
concernés. Une délégation comprenant douze représentants, à raison de quatre par
village, s’est alors formée. Elle est d’abord allée rencontrer le chikh de la tribu qui habite
le village d’Aguersiwal (à une trentaine de minutes d’Imlil). Ce dernier leur a proposé de
se réconcilier et de trouver eux-mêmes une solution. En même temps, le moqaddem s’est
dirigé vers le caïdat de Tahennaout (à une trentaine de kilomètres d’Imlil). Les membres
de la délégation ont décidé de le rejoindre, mais le chikh leur a demandé de patienter et de
se présenter chez le caïd le lendemain.
130

31 Les tentatives de trouver une solution par l’intermédiaire du chikh, c’est-à-dire sans
quitter les frontières de la tribu, ont échoué. Et la délégation était obligée de recourir aux
mécanismes « légaux de résolution du conflit ». Le caïd a également suggéré aux
représentants du groupe en conflit de retourner et de trouver un compromis. Le cercle
est de nouveau bouclé, et le recours aux mécanismes locaux de résolution du conflit s’est
imposé. Cependant, en sortant du caïdat, l’un des représentants d’Aremd a trouvé
honteux de retourner bredouille et a proposé d’aller voir le président du conseil
communal qui résidait à Marrakech. Toute la délégation est partie. Au début, le président
ne fut pas convaincu par les allégations des membres de la délégation. Selon eux, le saint
n’appartient pas au Lignage mais à la tribu. Deux arguments sont souvent cités. Tout
d’abord, on raconte que les anciens moqaddems étaient originaires d’Imlil (et plus
précisément du hameau d’Achayn). C’est l’un de ces moqaddems qui, devenu vieux, a
proposé l’un des ancêtres du Lignage pour le remplacer dans ses fonctions. Selon eux,
c’est la tribu qui délègue la fonction du moqaddem à l’un des lignages qui la composent.
32 Le second argument est plutôt d’ordre juridique. La délégation a insisté sur le fait que le
Lignage n’a pas d’arbre généalogique (chajara) qui prouverait son statut rituel. Il n’a pas
non plus de dahir10. Lors des entretiens, ces arguments sont souvent repris :
« Ce saint doit avoir un dahir qui prouve que les membres du Lignage sont ses
descendants. Il n’y a pas de dahir ! Sont-ils des marabouts ? Sont-ils des chérifs ?
S’ils peuvent le prouver, on leur abandonne tout... Le moqaddem n’a pas de chajara 11.
C’est celle-ci qui « parle » (entendre l’arbre généalogique constitue une preuve)... »
33 Le raisonnement est clair. Comme le Lignage ne dispose d’aucun texte confirmant son
statut rituel et comme il a été investi par la tribu, il appartient à celle-ci de le contester,
voire, comme l’affirment certains membres de la délégation, le destituer. Le troisième
argument est relatif aux recettes du saint. Les adversaires du Lignage trouvent anormal
qu’une seule personne s’empare des rentrées en sacrifices, évaluées par eux entre 40 000
et 60 000 dirhams.
34 Pendant environ six mois, plusieurs audiences ont eu lieu au bureau du caïd. Au début,
certains membres influents de la délégation ont été intransigeants : ils demandaient
d’écarter purement et simplement le Lignage et d’organiser le culte exclusivement et
alternativement entre les trois villages. Le groupe organisateur pourrait s’approprier les
sacrifices dédiés durant toute une année. Ce fut une proposition brutale, estime encore
l’un des membres de la délégation. Il ajoute que « pour résoudre un petit malentendu
avec un ami, il faut savoir faire des concessions. Alors par la suite, on a essayé d’être
modéré ». D’ailleurs, selon des membres de la délégation les autorités locales n’ont jamais
approuvé l’idée d’une élimination totale du Lignage.
35 La solution adoptée arrangeait plus la tribu que le Lignage. Les membres de celui-ci
trouvent encore injuste la nouvelle répartition des sacrifices. Depuis 1979, la tribu
contrôle le sanctuaire pendant huit mois. Cependant, comme disent certains
informateurs avec fierté et parfois avec cynisme, la tribu a eu droit aux mois d’été (juin/
septembre), saison où les pèlerins sont nombreux et les sacrifices, par conséquent,
abondants. En revanche, comme le sanctuaire se trouve loin des habitations (une heure
de marche à compter du village le plus proche, Aremd) et à 2 500 mètres d’altitude, les
membres du Lignage décrivent le nouveau partage autrement : « quatre mois pour la
tribu, quatre mois pour nous et quatre mois pour l’hiver ». En effet, pendant cette saison
les pèlerins sont rares.
131

Conditions structurelles
Formation des groupes en conflit

36 Dans les sections suivantes, nous tenterons d’expliquer le conflit qui a abouti à la révision
des règles du partage des sacrifices. Commençons par les conditions sous lesquelles des
groupes organisés deviennent des groupes de conflit. Nous examinerons comment les
conditions structurelles, en l’occurrence la structure des relations entre la tribu et le
lignage, favorisent le déclenchement du conflit. Cette structure sera définie en la
rapprochant des relations sociales observées entre groupes laïcs et groupes desservants
dans d’autres régions du Maroc. La comparaison se limitera aux règles du partage des
sacrifices et aux rapports sociaux qui en découlent. Nous montrerons que si des rapports
similaires existaient entre les deux groupes étudiés, le conflit serait improbable, voire,
pour les différents acteurs, impensable.
37 Exemple 1. Commençons par le culte de Lalla Aziza (Seksawa, Haut-Atlas) tel qu’il a été
décrit par Berque (1978, p. 284-293, 300, 313-314). Le sanctuaire est administré par un
groupe de familles qui ne prétend avoir aucun lien avec la sainte. D’ailleurs, la tradition
rapporte que la sainte n’a pas de descendants. Mais trois dahirs anciens (1760, 1812, 1863)
consacrent des privilèges au groupe desservant. Ils leur reconnaissent des droits d’eau,
une exemption fiscale plénière et des concessions de droit d’asile. De plus, le moqaddem du
sanctuaire a pour fonction la résolution des litiges.
38 Les revenus du sanctuaire proviennent des sacrifices collectifs (prémices agricoles et
victimes) et individuels. Ils sont perçus exclusivement par le groupe desservant. Le
contrôle de la tribu se manifeste à un autre niveau. Berque cite un exemple où la tribu a
été sollicitée pour trancher un litige entre les membres du groupe desservant. « Un
conflit éclata en 1949 et dut être réglé par l’assemblée de tous les Seksawa, constituée en
cour suprême, en tant qu’intéressés au premier chef par les questions touchant la
sainte. » L’assemblée a pris la décision suivante : « Un prélèvement initial d’un dixième
fut affecté aux veuves et filles en état de besoin, le reste faisait l’objet d’une répartition
égalitaire entre tous les foyers [du lignage desservant], sous réserve d’un préciput pour le
moqaddem. » (Berque, 1978, p. 290.)
39 Deux remarques s’imposent. C’est le groupe desservant qui se soumet à l’autorité du
groupe laïc pour résoudre ses querelles intestines12. En second lieu, la tribu conserve un
droit de regard sur les revenus de la sainte. Elle n’a aucune part dans les sacrifices, mais
c’est à son niveau que se décident leurs règles de répartition. L’autorité de la tribu
apparaît aussi en matière rituelle. Pendant la fête de juillet, les bovins offerts par des
groupes Seksawa sont égorgés par les chefs de ces groupes. Le moqaddem se contente de
réciter des invocations. Dans une autre fête, le victimaire appartient également au groupe
sacrifiant. Ainsi des sacrifices et des rôles rituels importants échappent au lignage
desservant. Toutefois, quelle que soit l’importance de la tribu dans la gestion du culte, le
lignage desservant est ancien (au moins depuis 1760), dispose d’une généalogie et de
plusieurs dahirs attestant son statut rituel. De plus, les noms de foqra ou d’ agourram
(marabout) qui les désignent localement manifestent leur sainteté.
40 Exemple 2. L’organisation du culte du saint de Tazerwalt illustre le cas où un groupe
religieux contrôle exclusivement les revenus du saint13. Concernant les sacrifices qui lui
sont dédiés, deux sources principales sont distinguées :
132

— la grande caisse du saint Sidi Hmad ou Moussa où les pèlerins déposent leurs sacrifices
en argent ;
— les recettes qui proviennent de la vente des victimes.
41 L’ensemble des sacrifices est partagé de la façon suivante : un tiers est destiné à la medersa
(école traditionnelle) de la zaouïa du saint, et le reste revient à tour de rôle à cinq
lignages dont les ancêtres sont directement rattachés au saint14. Excepté les sacrifices
destinés à l’entretien et au fonctionnement de l’école traditionnelle, seuls les chérifs ont
droit aux sacrifices dédiés à leur ancêtre. Ce droit à la caisse est ancien. Déjà en 1645, un
dahir de Ali Boudmi’a, chef politique et petit-fils du saint, réglementait le partage des
revenus de son grand-père15.
42 Exemple 3. Il s’agit de l’organisation d’un culte que nous avons observé nous-même chez
la tribu voisine des groupes étudiés. Le sanctuaire et le culte de la sainte Mit’azza sont
administrés par deux lignages de la tribu Aït Souka. Comme les desservants de Sidi
Chamharouch, ils ne se considèrent pas comme descendants de la sainte. Leur statut
rituel est justifié par le fait que la sainte était bergère chez leur ancêtre. Comme eux
également, ils sont peu nombreux : les deux lignages ne comptent pas plus de onze
familles. L’administration du culte et l’appropriation des sacrifices se font à tour de rôle
entre les deux lignages. Il y a alors deux moqaddems qui assurent alternativement le rôle
de sacrificateur et d’autres rôles rituels (cuisson du pain, première coupe des cheveux).
43 Seuls ces deux lignages ont droit aux sacrifices. A aucun moment la tribu n’intervient, ni
dans le partage des sacrifices, ni dans la gestion du culte. Seules quelques règles limitant
l’appropriation des sacrifices par les desservants sont observées. Par exemple, une partie
des sacrifices collectifs doit être distribuée, pendant le ma’rouf de la sainte, à tous les
assistants. Les desservants ont droit aux peaux et aux têtes, à l’exception des victimes
dédiées à l’occasion du même rituel par les Aït Souka et les Aït Mizane. Elles sont vendues
aux enchères contre de l’orge qui ne sera remise et ajoutée aux sacrifices collectifs que
l’année suivante.
44 En considérant les règles du partage des sacrifices, nous constatons que, dans tous les cas,
le groupe administrateur du culte ne possède pas le monopole des sacrifices. Les limites,
comme nous l’avons vu, sont variées. Une partie des sacrifices est destinée aux
nécessiteux, à l’entretien des biens collectifs ou tout simplement consommée sur place
par les assistants. Toutefois, quel que soit le degré du contrôle de l’organisation du culte
par la tribu, aucun droit aux sacrifices ne lui est reconnu.
45 Revenons aux groupes étudiés pour rappeler que la tribu, non seulement fait concurrence
au Lignage desservant pour une partie des sacrifices, mais se considère comme
propriétaire légitime du saint. Sidi Chamharouch est cité parmi les biens collectifs, avec
les parcours et les canaux d’irrigation. L’importance de la tribu dans la gestion du culte se
manifeste même dans la légende fondatrice du Lignage. D’après celle-ci, le saint demanda
à l’ancêtre du Lignage de convoquer les représentants des villages pour chercher
ensemble le signe indiquant l’endroit du sanctuaire (voir supra). A cet égard, le récit tente
de concilier deux principes d’organisation difficilement compatibles. Tout d’abord, il
associe la tribu à la découverte du sanctuaire et donc à l’action fondatrice du culte.
D’autre part, il souligne l’origine mystique et non politique de la fonction du moqaddem et
du statut du Lignage. En un mot, c’est le saint et non la tribu qui a choisi l’ancêtre du
Lignage. Par contre, les membres influents de la tribu, qui assimilent la légende en
question aux balivernes de femmes, affirment le fondement politique du statut rituel du
133

Lignage. C’est la tribu qui a proposé l’ancêtre du moqaddem actuel. Bref, le Lignage situe sa
légitimité en dehors du groupe, alors que ses adversaires le réduisent à un bedeau au
service de la tribu.
46 La tribu considère donc le saint comme un bien collectif. Sur le plan de l’organisation, elle
se charge de la préparation du moussem. Pour ce faire, elle a droit à une partie des
sacrifices. Face à la tribu, un Lignage qui n’aurait pas eu le temps d’essaimer, d’accumuler
les biens matériels et d’asseoir sa légitimité. Le Lignage n’a pas de profondeur
généalogique. L’ancêtre éponyme aurait accédé à sa fonction de moqaddem vers la moitié
du siècle dernier. La taille modeste du Lignage et surtout le nombre réduit des parts (deux
parts étaient détenues par le père du moqaddem et son frère) dans le tour d’appropriation
des sacrifices indiquent que ses fonctions rituelles ne sont pas très anciennes. Suivant la
généalogie et les règles du partage des sacrifices, on peut dire que le grand-père du
moqaddem détenait seul le droit aux sacrifices qui revient actuellement au Lignage. En
outre, les membres du Lignage ne sont désignés par aucun terme qui qualifie dans
d’autres régions les groupes religieux (agourram, foqra, chérif). Un seul membre est dit
moqaddem de Sidi Chamharouch, mais ce terme désigne toute personne proposée par le
groupe pour se charger d’une affaire collective, religieuse ou laïque16.
47 Nous concluons en disant que la contestation collective des règles du partage des
sacrifices et le conflit qui s’est ensuivi seraient improbables si la tribu n’était pas
impliquée dans l’organisation du culte et le partage des sacrifices. Nous préciserons plus
tard la place de l’histoire des relations structurelles entre la tribu et le Lignage dans
l’explication du conflit.

Les conditions de la mobilisation

48 Pour qu’une contestation collective ait des chances de se produire, des conditions
structurelles internes au groupe agissant doivent être réalisées. L’étude des conditions
(ou des contraintes) de l’émergence d’actions coopératives constitue l’une des questions
fondamentales de la théorie de l’action collective. Nous traiterons dans cette section des
caractéristiques structurelles de la tribu dans leur rapport avec l’habitat, la dimension du
groupe et le coût de l’action collective.
49 L’action collective dépend de la taille du groupe. « La possibilité qu’a un groupe de se
procurer un bien collectif sans mesures coercitives ou incitations extérieures dépend
donc à un degré considérable du nombre d’individus qui composent le groupe, puisque
plus le groupe est grand, moins il est probable que la contribution de chacun y soit
sensible. » (Mancur Olson, 1978, p. 68.) Au fur et à mesure que l’effectif d’un groupe
augmente, l’incitation pour chaque membre à coopérer tendrait à diminuer. Un membre
d’un grand groupe aurait facilement recours à la défection et à la stratégie du ticket
gratuit (free rider) parce qu’il penserait que sa contribution n’aurait aucun effet sur l’issue
de l’action collective. De plus, dans de tels groupes, les défaillants récoltent les fruits de
l’action collective qui sont généralement indivisibles17.
50 En revanche, la pression sociale et les motifs sociaux ne sont opérants que dans des
groupes de faible dimension, dans des groupes suffisamment petits pour que leur
membres aient des contacts directs les uns avec les autres (Olson, 1978, p. 83-84). Dans les
petits groupes, les actions et contributions individuelles peuvent être perçues par les
autres membres du groupe, ce qui limiterait les stratégies de défection. Cependant, même
un grand groupe a des chances d’être efficace s’il est fragmenté en groupes de petite
134

dimension. Dans le cas de ces groupes fédérés, « l’action collective a [...] toutes les
chances de se produire au niveau de chaque unité, et par conséquent d’impliquer
l’ensemble du groupe latent, bien que celui-ci soit de grande dimension » (Olson M., 1978,
p. 12, 85-98).
51 Nous savons déjà que la tribu étudiée est subdivisée en plusieurs sous-groupes, au niveau
desquels sont organisées des activités socio-économiques et rituelles. La tribu est une
structure fédérative en ce sens qu’elle constitue le cadre dans lequel les trois villages
organisent leurs biens communs (les parcours, le moussem...). Lorsque l’on dit que la tribu
conclut un pacte pastoral, célèbre un rituel ou conteste les règles du partage des
sacrifices, il faut entendre plutôt une coopération entre les villages qu’une action de la
tribu en bloc.
52 Dans le conflit qui nous intéresse, la mobilisation s’est faite au niveau des villages. La
collecte des contributions individuelles s’est faite au sein de chaque village, la députation
tribale qui a conduit la contestation comprenait quatre délégués par village... Durant le
conflit, on a assisté à un va-et-vient entre l’assemblée (jma‘t) du village et celle de la tribu.
Ce double processus d’accrétion et de fragmentation favorise les entreprises collectives.
Au lieu que la tribu soit constituée par la masse confuse de deux cents chefs de foyer, elle
est subdivisée en sous-groupes qui sont les noyaux effectifs de la contestation collective.
53 A cette structure fédérative il faut ajouter deux aspects de la morphologie du groupe qui
la favorisent : la dimension et l’habitat. La dimension du village reste modeste, elle varie
entre 70 et 90 foyers. Cependant, la taille d’un groupe ne peut se mesurer seulement sur
le plan démographique ou statistique. Elle ne peut être significative que dans la mesure
où elle a des effets sur les relations sociales et leur densité. Or, cette densité semble
dépendre davantage de la forme de l’habitat d’un groupe que de sa dimension. Un habitat
dispersé constitue une contrainte majeure à l’action collective (voir Marwell G., et al.,
1988, p. 50 et s. ; R. Dahrendorf, 1972, p. 190 et s.). Les habitations des villages étudiés
sont soit groupées (Aremd) soit distribuées en petites agglomérations très proches les
unes des autres (Imlil et Mzik). Même les distances entre les villages, comme nous l’avons
déjà mentionné, sont dérisoires. La disposition des villages dans le territoire tribal leur
permet de se rencontrer presque quotidiennement au petit centre d’Imlil (il s’agit d’une
petite place, appelée tassouqt, petit souq, où s’arrêtent les touristes pour faire leurs
dernières courses avant d’entamer leurs excursions et randonnées). Grâce à l’habitat, les
relations de face à face que connaissent les villages sont aisément observables à l’échelle
même de la tribu.
54 Pour obtenir un bien collectif, les membres d’un groupe latent doivent d’abord affronter
les frais d’organisation puis le coût d’obtention du bien collectif18. Mais un groupe comme
notre tribu, qui est déjà organisée en vue d’autres objectifs, ne fera face qu’au coût
d’obtention directe du bien collectif. Rappelons que les villages qui constituent la tribu
sont des groupes organisés et donc dotés de mécanismes de décision collective. Ceux-ci
concernent des activités vitales et permanentes. Ce sont les mêmes villages qui,
séparément ou ensemble, constituent les cadres sociaux pour l’obtention et l’organisation
des biens collectifs (bétonnage des canaux d’irrigation, gestion de la mosquée,
organisation des parcours, etc.).
55 Aussi, dans de tels groupes, le coût d’organisation pour une action particulière est-il
toujours nul. Les coûts de l’action collective se réduisent aux dépenses directement
engagées pour la réalisation du bien collectif. Il faut noter que celles-ci sont souvent
dérisoires. Par exemple, les coûts de communication, des réunions des assemblées, de
135

l’information des membres des groupes sont, d’un point de vue financier, nuls. La
mobilisation ne nécessite que des dépenses en temps. Compte tenu de la proximité des
agglomérations, les frais de communication que d’autres groupes peuvent affronter
(transport, correspondances..) ne sont même pas envisageables19.
56 Concernant la contestation du droit des sacrifices, le coût était réduit aux dépenses en
temps et en argent relatives aux déplacements de la députation. En répartissant ces frais
sur les deux cents foyers, on s’aperçoit de la dérision des contributions individuelles. La
morphologie et la structure des groupes étudiés ont pour effet la diminution du coût de la
contestation collective, condition primordiale qui rendrait compte de la fréquence des
actions collectives et des conflits en milieu rural.

Environnement social et politique


57 Les conditions structurelles analysées (relations tribu-lignage et relations intratribales)
sont anciennes ; elles rendent compte de la possibilité du conflit mais n’expliquent pas
pourquoi celui-ci n’est survenu que récemment. Nous proposons d’élargir le champ de
notre investigation, en mettant les groupes étudiés en rapport avec leur environnement
social et politique. Plus précisément, nous allons considérer l’effet des changements
exogènes sur le déclenchement du conflit.
58 L’une des limites principales à la rationalisation (au sens wébérien) de l’administration
locale pendant le Protectorat (1912-1955) concernait la rémunération des agents locaux
marocains (caïd, chikh, moqaddem). Ceux-ci qui avaient pour fonction de relayer l’action
des officiers des affaires indigènes et des contrôleurs civils, ne percevaient pas
d'appointements en espèces. En contrepartie de leur travail, l’administration française les
autorisait à prélever leur part de l’impôt agricole et tolérait quelques exactions
supplémentaires (R. Leveau, 1976, p. 7 ; E. Coïdan, 1952, p. 10-13). Avec l’Indépendance, le
principe d’une administration locale prise en charge par le monde rural fut abandonné 20.
Les caïds sont devenus des fonctionnaires, et les chikhs et moqaddems sont indemnisés par
l’administration centrale.
59 Ces réformes de l’administration locale ont eu des effets sur l’organisation du culte et
notamment le moussem. L’ancien chikh de la tribu (Bouqdir) ne pouvait plus continuer à
prendre en charge le festin offert aux autorités locales, ni dédier des victimes à l’occasion
du moussem. Ces dons généreux n’étaient qu’une partie de l’impôt agricole qu’il n’avait
plus le droit de percevoir. Après l’Indépendance, la tribu voit diminuer les recettes et
augmenter les dépenses ; elle est désormais chargée de préparer le banquet aux nouvelles
autorités locales. La première réaction à ce changement fut la demande des organisateurs
de Mzik au moqaddem du saint de les autoriser à collecter les sacrifices pendant les deux
semaines qui précèdent le moussem. Rappelons que la norme voulait que le groupe
organisateur contrôle les sacrifices une semaine avant le moussem et une semaine après.
La date de cette demande n’est pas sûre, nous avons obtenu deux dates, 1959 et 1963.
60 La seconde source d’augmentation des dépenses est également extérieure aux groupes
étudiés. Le prix des victimes n’a pas cessé d’augmenter notamment depuis la moitié des
années 70. Cependant, les revenus du saint ne sont pas restés constants. Le flux des
pèlerins citadins est devenu considérable. Le saint, roi des génies réputés responsables de
plusieurs maladies incurables par la médecine moderne, est de plus en plus sollicité par
des patients, des guérisseurs, des voyantes, etc.
136

61 Ces changements exogènes ont affecté les relations, en créant un déséquilibre entre la
tribu, dont les dépenses n’ont cessé de croître, et le Lignage qui a, presque exclusivement,
bénéficié de l’augmentation des revenus du saint. Devant cette situation, des membres de
la tribu ont engagé plusieurs actions pour créer un nouvel équilibre. La dernière fut la
contestation faite au Lignage en 1979 qui a permis de changer les rapports de force à leur
profit en augmentant les recettes de la tribu et en diminuant celles de leur adversaire.
62 Quelle est le statut de l’environnement social et politique dans l’explication du conflit ? Il
est tentant d’approcher l’organisation du culte comme un système stable dont les
changements ne peuvent être expliqués que par des facteurs exogènes (hypothèse
défendue par R. Nisbet, voir Boudon, 1979, p. 230). De ce point de vue, l’équilibre entre la
tribu et le Lignage serait demeuré constant s’il n’avait pas été affecté par les changements
qu’ont connus l’administration locale, le prix du bétail et le flux des pèlerins. Sans vouloir
trancher d’une façon absolue sur la prééminence des facteurs exogènes ou endogènes,
nous constatons que, dans le cas étudié, l’environnement était nécessaire au
déclenchement du conflit, quoique insuffisant pour son explication21.

Dynamique des acteurs


« L’environnement au sens le plus large crée le contexte dans lequel un choix est
fait, mais ce choix est fait par des individus. » (Edmond Leach, 1972, p. 298.)

Organisateurs, hétérogénéité des intérêts et des ressources

63 Les chefs de foyer de la tribu avaient un intérêt commun dans l’action engagée contre le
Lignage. Tous devaient contribuer à l’organisation du moussem en sacrifiant une quantité
d’orge déterminée. Durant les années 60 et particulièrement les années 70, ces sacrifices
collectifs ajoutés à ceux des pèlerins s’avéraient de plus en plus insuffisants pour
l’organisation du moussem. Le déficit était d’abord comblé par les chefs de foyer, mais
devant l’augmentation incessante des dépenses (victime et festin), ces derniers avaient
tout intérêt à puiser dans la seconde catégorie de recettes, c’est-à-dire celle provenant
des sacrifices privés.
64 La solution appropriée était d’empiéter sur le tour du Lignage en prolongeant, de facto
puis de jure, la durée du contrôle des sacrifices par la tribu. Réviser donc les règles du
partage des sacrifices était une manière pour les chefs de foyer de maintenir à un niveau
supportable leur quote-part et d’éviter le déficit supporté à chaque moussem. Les chefs de
foyer sont individuellement intéressés à changer les règles du jeu. Ils le sont d’autant plus
que les gains attendus de la contestation collective, aussi infimes soient-ils, sont
largement inférieurs au coût de la coopération.
65 L’existence d’un intérêt commun ne constitue qu’une motivation virtuelle à la
participation à une entreprise collective. Les groupes ne peuvent pas compter sur la
participation volontaire de leurs membres. Des mécanismes de coercition et des
incitations sélectives sont mis en œuvre pour provoquer une adhésion obligatoire à
l’action collective (Olson, 1978, p. 22 ; Balme, 1990, p. 277 et s.) Cependant, tous les
groupes ne recourent pas à ces solutions. « Le critère déterminant si un groupe aura la
capacité d’agir en son propre intérêt sans coercition ou incitation extérieure [...] est de
savoir si les actions d’un ou plusieurs individus sont susceptibles d’être perçues par les
autres membres du groupe. » (Olson, 1972, p. 68.) La difficulté de la perception des actions
137

individuelles, c’est-à-dire l’incapacité de distinguer les membres qui participent de ceux


qui s’abstiennent, caractérise les grands groupes. Elle favorise les stratégies du ticket
gratuit. Et ce sont précisément ces stratégies que la contrainte et/ou les incitations
extérieures cherchent à limiter.
66 Etant donné que chez les groupes étudiés la perception des actions individuelles n’est pas
difficile, on pouvait s’attendre à l’absence de mécanismes coercitifs. L’observation
d’actions collectives concrètes montre que la solution n’est pas univoque. La non-
participation au curage collectif des canaux d’irrigation est passible d’une amende (azzayn
) ; le pacte pastoral conclu en 1984 entre les trois villages prévoit des sanctions contre les
contrevenants aux règles de la transhumance. Par contre, concernant les actions
engagées contre le Lignage et la tribu voisine (Tifnout), aucune mesure contraignante n’a
été prévue. Quelle que soit la conséquence que l’on peut tirer de la relativité de
l’adéquation empirique entre la taille du groupe et l’absence de la contrainte, celle-ci,
lorsqu’elle est présente, peut être considérée comme un élément non négligeable dans le
devenir d’une contestation collective22.
67 L’existence d’un intérêt commun, les conditions structurelles ainsi que le contexte social
et politique renforcent la probabilité de la contestation collective mais n’expliquent pas
son émergence. Admettons que les membres d’un groupe soient motivés et prêts à
participer à une contestation, que les conditions structurelles et contextuelles soient
réunies, il n’en demeure pas moins qu’il faut déterminer, à moins de concevoir l’action
collective comme un phénomène spontané et instantané, le processus par lequel des
contributions individuelles deviennent une contestation collective. En d’autres termes,
pour compléter notre démarche, il faut savoir par quels mécanismes sociaux la
coopération s’établit entre les membres d’un groupe, expliquer comment des actions
individuelles s’intègrent dans des structures collectives.
68 On devine que la réponse à ces questions ne peut être recherchée au niveau du groupe
que nous avons pris, jusqu’à présent, comme unité d’analyse. Nous supposons que le
mécanisme principal qui contribue à l’émergence de la coopération et à l’intégration des
actions individuelles est constitué par l’action d’un petit nombre d’acteurs que certains
informateurs ont qualité de « têtes de la tribu » (ikhfawn n taqbilt) et que nous appellerons
« organisateurs » ou « leaders »23. Il faut d’abord remarquer que l’identification des
organisateurs n’est pas faite sur le plan normatif ; ces derniers ne sont nécessairement
titulaires de rôles officiels.
69 Excepté les fonctions en rapport avec l’administration locale (un moqaddem et deux
conseillers communaux), la distribution du pouvoir au sein du groupe n’a aucun
fondement institutionnel. Aucune fonction d’autorité institutionnalisée (chef de village...)
n’a été observée chez ces groupes. Théoriquement, tout se décide au sein de l’assemblée
du groupe où certains chefs de foyer jouent, de facto seulement, le rôle d’organisateurs.
Aussi suivant les enjeux, les actions collectives ne connaissent pas toujours les mêmes
leaders. Ceux-ci ne pouvaient être identifiés qu’en partant d’actions concrètes ; nous
avons par exemple cherché à connaître les personnes qui ont pris l’initiative de
provoquer le conflit et les membres de la députation.
70 De même que la contestation collective ne peut être réduite à la somme d’actions
individuelles, n’étant pas distribuée de façon uniforme sur tous les membres du groupe,
de même les intérêts qu’elle implique ne peuvent être ramenés à une série d’intérêts
individuels identiques. Olson avait déjà souligné l’hétérogénéité des intérêts et des
ressources comme condition favorisant la production d’un bien collectif24. Quelle que soit
138

la terminologie employée (hétérogénéité... asymétrie entre intérêts et ressources25), il


faut tenir compte de la distinction entre l’intérêt agrégé d’un groupe et les intérêts
hétérogènes de quelques membres de ce groupe. Nous tenterons de mettre en rapport le
concept d’organisation et celui d’hétérogénéité des intérêts et ressources pour analyser
l’émergence de la contestation.
71 Nous considérons le groupe étudié comme hétérogène, en ce sens qu’il comprend des
gens dont les intérêts et les ressources mobilisés dans le conflit sont plus importants.
Nous supposons que ce sont ces gens qui sont disponibles pour déclencher et conduire
une contestation collective. L’hétérogénéité ainsi définie et son corollaire, la
centralisation des relations sociales, c’est-à-dire leur convergence vers un petit nombre
de personnes, sont une condition primordiale pour l’émergence et le maintien de la
coopération entre les membres du groupe contestataire (voir Oliver and Marchall, 1985,
p. 524, 528-530 ; Marchall, Oliver and Prahl, 1988, p. 506, 508-514). De ce point de vue,
nous entendons par contestation collective une action déclenchée et dirigée par un
segment de la population, socialement situé, au nom d’un groupe et éventuellement avec
l’appui moral et matériel des membres de ce groupe.

La contestation comme processus

72 Ce n’est pas par hasard que l’appel à la contestation ait pour origine des notables
d’Aremd, village où habitent les membres du Lignage. C’est dans ce village qu’ont eu lieu
les premières brouilles individuelles avec le moqaddem du Lignage. Des informateurs
insistent, dans leur description du conflit, sur l’inimitié qui existe entre le moqaddem et
des notables qu’ils désignent par leur nom. Quatre personnes sont souvent citées
ensemble. Ce sont principalement ces personnes qui, après le malentendu avec le
moqaddem sur la durée du contrôle des sacrifices du moussem que le village devait
organiser, ont généralisé le conflit à l’échelle de toute la tribu. Elles ont rencontré les
notables des villages voisins pour demander leur soutien et leur participation26.
73 Au cours d’une étude récente (1990) sur l’aménagement des canaux d’irrigation [voir
chapitre 11], nous avons consulté un document sous forme de liste où figurent les noms
des usagers, le nombre des parcelles – irriguées par la séguia à aménager – et les quotes-
parts respectives. Cette liste nous permet de situer, sur le plan de la propriété foncière,
les leaders d’Aremd. Nous la comparerons avec les données d’une enquête effectuée en
1982-198327.
74 Leader A (Omar) possède le plus grand nombre de parcelles (56 parcelles). Selon l’enquête
de 1982, la même personne a déclaré 50 parcelles dont la superficie a été estimée à
2,4 hectares. Les trois autres leaders (Agafay, A’rab et Lhajj) possèdent respectivement
une vingtaine de parcelles (environ 1,3 hectare). Ces chiffres, qui peuvent paraître
dérisoires, prennent beaucoup d’importance en montagne. Le nombre moyen des
parcelles (à Aremd et selon la même liste) est de 13,5 alors que la moyenne des superficies
ne dépasse pas 0,55 hectare.
75 Concernant le petit bétail, Leader B (Agafay), malgré la sécheresse qui sévissait dans le
pays au début des années 80, détenait le plus grand troupeau jamais possédé (plus de 300
têtes). Les trois autres possédaient 60 et 70 têtes. La taille moyenne pour le village ne
dépasse pas 30 têtes. Suivant les classes de taille de troupeau adoptées, les leaders
détiennent de grands troupeaux. Concernant le gros bétail, Leader A, le grand
139

propriétaire des parcelles, est le seul à posséder 5 vaches, suivi par Leader C (A‘rab) avec
4 vaches.

Vallée Aït Mizane, 1985.

76 Ces indicateurs, liés aux activités économiques traditionnelles, ne visent qu’à donner une
idée de quelques ressources des organisateurs. Être grand propriétaire est un atout
nécessaire pour figurer parmi les organisateurs. Toutes les députations qui ont
accompagné les différentes actions collectives comprenaient les quatre personnes en
question. Cependant, nous n’avons pas l’intention d’inférer du statut économique des
notables leurs rôles dans la contestation collective. Car les ressources décrites ne sont pas
nécessairement mobilisables dans telle ou telle entreprise collective ; on peut facilement
identifier d’autres notables ou membres du village qui, sur le plan de la propriété,
partagent le même statut que les organisateurs, sans pour autant participer de façon
régulière et active aux actions du groupe.
77 Être organisateur suppose d’autres ressources que les ressources matérielles et des
qualités personnelles que la richesse seule ne peut conférer. Leader D (Lhaj) est conseiller
communal et de ce fait maîtrise l’environnement administratif et politique qui joue un
rôle décisif dans l’issue des conflits. Cette ressource rare lui permet d’être d’une façon
permanente parmi les organisateurs. Rencontrer les autorités locales, parler leur langage,
les convaincre..., n’est pas donné à tous les notables ni, a fortiori, à tous les membres du
groupe.
78 Le même conseiller est actif depuis une quinzaine d’années dans un conflit avec la tribu
voisine ; il faisait partie de l’assemblée de la tribu qui a conclu le pacte pastoral de 1984 ;
c’est lui qui a tenu les comptes du moussem de 1988, notamment l’achat de la victime (ce
rôle consiste à garder l’argent qui provient des sacrifices, décider des dépenses du
moussem et en rendre compte à l’assemblée du village). Les autres leaders sont également
rompus à l’action collective. Ce fut le Leader C qui s’est occupé, en 1985, de la
comptabilité du moussem. Et c’est le Leader B qui s’occupe actuellement de la collecte des
140

contributions destinées à l’aménagement hydraulique (c’est lui qui détient la liste des
usagers que nous avons consultée).
79 D’après l’enquête de 1982, 135 pommiers et 111 cerisiers venaient d’être plantés à Aremd.
L’introduction de ces arbres constituait une innovation dans une tribu où dominait le
noyer. Il est intéressant de remarquer que nos leaders faisaient partie des sept
innovateurs du village. Plus que cela, les leaders A, C et D détenaient 155 arbres nouveaux
(soit 63 %). L’esprit d’initiative des leaders de l’action collective concerne aussi les
activités économiques ; ils sont également les agents des changements économiques. Il est
inutile de multiplier ici les exemples. Disons simplement qu’il y a de fortes chances de
trouver parmi les organisateurs l’un ou l’ensemble des acteurs cités.
80 Nous comprendrons mieux pourquoi la contestation attribuée à toute la tribu a été
déclenchée par des notables d’Aremd si on l’approche comme un processus qui a
empiriquement un début et par conséquent peut être analysé en plusieurs phases. Les
contributions individuelles à une contestation ne sont pas simultanées mais séquentielles.
Nous supposons que l’explication de la contestation ne peut être donnée en bloc, que son
déclenchement ne peut être nécessairement approché comme son déroulement, ni son
issue. L’analyse de la contestation (et du conflit) en plusieurs étapes s’impose au moins
pour la raison suivante : durant ses différentes phases, une contestation n’implique pas
les mêmes acteurs, ni les mêmes interactions.
81 La première phase de la contestation ne concerne que les notables d’un seul village
(Aremd). Le moqaddem de Sidi Chamharouch fait partie des notables du groupe, et il n’est
écarté de l’action étudiée que parce qu’il fait partie du camp adverse. Il a donc participé à
toutes les actions que nous avons déjà mentionnées. Il faisait partie de la délégation
chargée de résoudre le conflit avec la tribu voisine. C’est même lui qui a gardé les
documents des conventions conclues entre les deux tribus sous l’égide des autorités
locales. C’est lui qui a accompagné le Leader D (Lhaj) pour l’achat de la victime de 1988.
Rappelons qu’il occupe une position prépondérante dans son lignage et qu’il a le droit à la
moitié des sacrifices qui reviennent à son groupe.
82 De ce fait, à mesure que le sanctuaire prenait de l’importance et gagnait en célébrité, le
moqaddem seul recevait la part du lion 28. Nous pouvons imaginer que les notables
d’Aremd, qui ont toujours eu l’occasion de contrôler les sacrifices pendant le tour du
village et qui par conséquent peuvent s’apercevoir de leur accroissement, ne restent pas
flegmatiques devant une situation où l’un d’entre eux s’enrichit à outrance. D’ailleurs, on
se souvient que la députation, dans son argumentation, a souligné le fait qu’une seule
personne s’empare des recettes du sanctuaire.
83 Le conflit décrit comme opposant la tribu au Lignage ne concernait dans sa première
phase que les « têtes d’Aremd » et la « tête du Lignage ». Les Leaders d’Aremd ont d’abord
pris contact avec les notables des villages voisins (Imlil et Mzik). Ceux-ci ont soutenu la
contestation dont l’amorce leur a échappé. Leur adhésion s’est manifestée aussitôt dans la
composition de la délégation tribale chargée de résoudre le conflit. Le contrôle des
sacrifices constitue l’enjeu immédiat qui en cache un autre, non moins présent, celui de
l’équilibre des richesses entre notables. Les motivations des Leaders ne se réduisent pas à
celles attribuées au commun des villageois. Ces Leaders cherchent certes à diminuer les
dépenses du moussem (intérêt agrégé) mais aussi la richesse de leur adversaire (intérêt
spécifique). C’est ce que nous avons tantôt qualifié d’hétérogénéité des intérêts dans une
action collective.
141

84 Nous venons d’examiner la première phase où les Leaders d’Aremd se sont attelés à la
généralisation du conflit. La seconde phase consistait dans toutes les démarches visant à
intégrer le maximum possible de chefs de foyer dans la contestation. C’est pendant cette
étape que le groupe d’intérêt est constitué. Les théories du conflit social et de l’action
collective précisent les conditions dans lesquelles « des quasi-groupes viendront à
constituer des groupes d’intérêt » (Dahrendorf, 1972, p. 186). Dans notre cas, il s’agit de
groupes organisés autour de quelques intérêts manifestes et permanents qui sont la
raison d’être même de leur groupement. Cependant, d’autres intérêts récurrents autour
desquels s’organisent des actions ponctuelles demeurent latents. Notre question doit être
formulée comme suit : dans quelles conditions des groupes réels organisés deviennent,
par rapport à des intérêts latents, des groupes d’intérêt ?
85 Devenir un groupe d’intérêt, en l’occurrence un groupe qui revendique la révision des
règles du partage des sacrifices, suppose, comme nous l’avons vu, des conditions liées à
l’environnement et aux structures sociales. Mais ce sont les organisateurs qui sont les
agents dynamiques de ce changement. C’est grâce à leur action que des intérêts latents
deviennent manifestes. Pendant cette phase, il faut considérer les contraintes éventuelles
à la constitution des groupes d’intérêt, contraintes auxquelles les organisateurs doivent
faire face pour initier et maintenir la coopération. Si la première étape est fonction des
stratégies des leaders et des relations qu’ils entretiennent, l’aboutissement de l’étape
suivante, qui connaît la participation des membres du groupe, dépend des rapports entre
ces derniers et les organisateurs.
86 Lors de la contestation des droits du Lignage, la participation des chefs de foyer n’a
connu, d’après nos informations, aucun obstacle. L’adhésion à la cause de la tribu et la
contribution au financement de la contestation se sont faites sans problème. Les
contributions des membres du groupe ou leurs défections dépendent de leurs stratégies à
l’égard du bien à produire. Dans d’autres entreprises collectives (aménagement des
équipements hydrauliques à Imlil en 1989), où les intérêts des leaders étaient opposés à
une partie du groupe, le succès de la mobilisation a reposé sur les négociations et les
compromis au sujet des règles de coopération [voir chapitre 11]. Les négociations et les
marchandages constituent également des mécanismes sociaux fondamentaux qui
contribuent à l’intégration d’intérêts et de stratégies contradictoires. Concernant le
conflit contre le Lignage, les intérêts des leaders et ceux du reste du groupe étaient
différents mais convergents quant au bien à produire (amendement des règles du partage
des sacrifices). C’est pourquoi, semble-t-il, aucune négociation quant aux règles de
coopération n’a été mentionnée.
87 Nous avons noté que tous les conflits observés impliquent dans leur dernière phase des
institutions et des acteurs étrangers au groupe. Il s’agit de l’environnement politico-
administratif du groupe dominé par l’administration locale, et notamment par les
représentants du ministère de l’Intérieur. L’environnement ne se réduit donc pas à un
ensemble de conditions ou de facteurs exogènes favorisant ou limitant une action
collective. Selon les cas, le caïd détermine l’opportunité d’une action collective. Son aval
pour le pacte pastoral, par exemple, fut nécessaire. En principe, une action peut avorter
par simple décision du caïd, seul compétent pour en définir les conditions politiques.
Comme les autorités locales ont pour principe d’action le maintien du statu quo, il est plus
probable qu’elles rejettent toute entreprise qui renferme un risque de conflit ou de
violence.
142

Terrasses et façades, Aremd, 1985.

88 Le réseau des relations entre organisateurs et représentants de l’administration locale


constitue une source considérable qui influence les rapports de force entre les groupes en
conflit. Au début de son action contre le Lignage, la délégation a saisi le chikh, c’est-à-dire
qu’elle a voulu trouver une solution sans dépasser le cadre tribal. C’est le moqaddem qui, le
premier, a fait appel au caïd. Celui-ci a proposé aux différents protagonistes de trouver
eux-mêmes une solution et ainsi de recourir aux mécanismes locaux de résolution du
conflit. Devant la passivité du caïd, les leaders de la tribu ont sollicité le président du
conseil communal. C’est celui-ci qui, de l’aveu des leaders et du moqaddem, a joué un rôle
déterminant dans la résolution du conflit. Son parti pris pour la tribu s’explique, selon ces
derniers, par une ancienne inimitié qui remonte aux premières élections législatives
(début des années 60). Le moqaddem a soutenu alors le candidat adversaire de l’actuel
président du conseil communal.
89 L’articulation entre la situation nouvelle créée par les changements exogènes,
l’environnement politique, les conditions structurelles et la dynamique des acteurs nous a
permis d’expliquer la contestation et le conflit social qui s’est ensuivi. L’absence, dans
notre cas, de l’un de ces éléments, aurait rendu moins probable la contestation. Toutefois,
ces éléments d’explication ne sont pas mis sur le même pied, les conditions structurelles
et contextuelles ne pouvant être actualisées que par l’action d’acteurs socialement situés.

NOTES
1. Paru dans Hespéris-Tamuda, 1992, vol. XXX, fascicule 1, p. 111-136.
143

2. Les Aït Mizane appartiennent aux groupes berbères du Haut-Atlas. Leur territoire (altitude
entre 1 700 et 1 900 m) est situé à une soixantaine de kilomètres au sud de Marrakech et à
quelques heures du fameux sommet Toubqal. Quant au sanctuaire de Sidi Chamharouch (à 2 300
m d’altitude), il faut compter, à partir du dernier village de l’amont, Aremd, une heure de marche
pour y arriver. Sur les mêmes groupes et leurs rites voir Abdellah Hammoudi, La Victime et ses
masques, Paris, Seuil, 1988 ; Hassan Rachik, Sacré et sacrifice dans le Haut-Atlas marocain, Casablanca,
Afrique-Orient, 1990.
3. Il existe un autre sacrifice dédié à Sidi Chamharouch au mois de mai ( tighersi n mayyou,
sacrifice sanglant de mai), mais ce sacrifice, déjà moins valorisé que les deux précédents, a perdu
de son importance.
4. Une étude du culte dans son ensemble est en cours de rédaction [il s’agit de Le Sultan des autres,
rituel et politique dans le Haut-Atlas, Casablanca, Afrique-Orient, 1992].
5. Le ma’rouf est un repas commun. Nous avons consacré une étude détaillée à ce rituel (Rachik,
1990).
6. Le moqaddem, dans un contexte rituel, désigne la personne qui s’occupe de l’administration
d’un sanctuaire, d’une mosquée ou d’un rituel collectif.
7. Habous, biens affectés à un lieu rituel (mosquée, sanctuaire...).
8. Le chikh, en berbère amghar, commandait, sous l’autorité d’un caïd, les tribus Ghighaya.
9. Unité de mesure traditionnelle (environ 13 kilos).
10. Ces dahirs sont accordés par le pouvoir politique en place. Ils recommandent le respect de
leurs titulaires et leur exonération de l’impôt.
11. Les marabouts (en berbère agourram, pl. igourramen) comme les chérifs peuvent avoir un arbre
généalogique qui remonte à un saint. Mais, pour être chérif, il faut en plus que le saint soit
descendant de la fille du Prophète Mohammed.
12. La littérature anthropologique est plutôt remplie d’exemples où ce sont les groupes religieux
qui ont pour fonction la résolution des conflits entre groupes laïcs.
13. Tazerwalt est situé au sud-ouest du Maroc. Voir Paul Pascon et al., 1984.
14. Ibid., p. 193-198.
15. Voir Ahmed Arif, dans Pascon et al., 1984, p. 193-98 ; Paul Pascon et Mohamed Tozy, dans
Pascon et al., 1984, p. 217-218.
16. Les mosquées et les ma’roufs (repas communs) ont leurs moqaddem-s. La fonction dans ces cas
n’est pas héréditaire.
17. Un employé, par exemple, bénéficie de l’augmentation des salaires, qu’il ait participé à
l’action syndicale ou non (Boudon et Bourricaud, 1982, p. 8-15).
18. Concernant la distinction entre coût d’organisation et coût d’obtention du bien collectif, voir
Olson, 1978, p. 47, 69-70.
19. Le coût de communication est fonction de la morphologie du groupe. On peut supposer que le
coût d’utilisation des liens sociaux soit plus élevé pour un groupe dont l’habitat est dispersé (voir
Marwell et al. 1988, p. 507-511).
20. Le dahir du 20 mars 1956 fixant le statut du caïd stipule : « Sont abrogées toutes dispositions
prévoyant le prélèvement sur le produit des impôts des sommes destinées à être réservées aux
caïds et aux chioukh-s. » (Voir R. Leveau, 1976, p. 26.)
21. Voir à ce sujet Boudon, 1985, p. 161-164. Je saisis l’occasion pour dire que la trame explicative
de notre étude doit beaucoup à ce livre.
22. La contrainte ne peut expliquer l’émergence de la coopération, car elle suppose un minimum
d’organisation (voir Balme, 1990, p. 277-279).
23. Selon Dahrendorf, la présence d’un noyau dirigeant est une condition empirique nécessaire à
la formation de groupes d’intérêt (1972, p. 188). La notion d’entreprise politique apporte
également une réponse à la question de l’émergence de la coopération (Balme, 1990, p. 279 et s.).
D’autres auteurs affirment que l’action collective renferme le développement du « critical mass »
144

(masse critique) c’est-à-dire « un petit segment de la population qui choisit de faire de grandes
contributions à l’action collective, alors que la majorité fait peu ou rien. Ces quelques individus
sont précisément ceux qui s’écartent le plus de la moyenne » (Marwell and Texeira, 1985, p. 524
et s.).
24. « Un groupe dont les membres ont des intérêts divers et qui désirent un bien collectif
extrêmement avantageux par rapport à son coût sera mieux en mesure de se le procurer que
d’autres groupes comportant le même nombre de membres. » (Olson, 1979, p. 68.)
25. Bourricaud et Boudon parlent de l’asymétrie entre les intérêts et les ressources des
participants comme condition renforçant l’éventualité d’une action collective (op. cit., p. 12). Voir
aussi Oliver, Marwell and Texeira, 1985, p. 529-530.
26. Il faut préciser que ces quatre personnes constituent le noyau des assemblées ( jma’t) du
village, des délégations officielles. D’autres membres du village sont souvent impliqués, mais
leurs contributions sont intermittentes, et même lorsqu’ils participent, comme il nous est arrivé
de l’observer, leurs initiatives, leurs interventions, leurs temps de parole sont insignifiants.
27. Enquête réalisée par Abdellah Hammoudi et qui a touché plus de 700 foyers habitant la
commune d’Asni (tribu Ghighaya). Seuls Aremd et l’un des hameaux d’Imlil (Fimlil) figurent dans
l’échantillon des villages enquêtés.
28. Cette part est facile à calculer : excepté les deux semaines qui revenaient à la tribu, le
moqaddem avait droit aux sacrifices dédiés pendant la moitié de l’année.

RÉSUMÉS
Que deviennent les sacrifices une fois abandonnés par les pèlerins ? Qui se les approprie ? Selon
quelles règles ? Ce type de question nous éloigne du sacrifice, en tant qu’un ensemble de rites liés
au sacré, pour nous introduire dans la vie politique de la tribu, groupe sacrifiant, avec ses
tentions, ses conflits... Le sacrifice est approché comme un enjeu politique et, dans ce texte,
comme un objet de conflit entre un groupe politique et un groupe religieux. Pour expliquer ce
conflit, nous l’avons ramené aux actions des groupes en conflit et notamment leurs leaders, aux
structures de la tribu et à son environnement politique.
145

Chapitre 9. Espace pastoral et conflit


social dans une vallée du Haut-Atlas
occidental1

1 La tribu Aït Mizane se compose de trois villages : Aremd, Mzik et Imlil qui comprenaient
respectivement 590, 458, et 480 habitants (recensement national de 1982). Elle faisait
partie de la confédération tribale Ghighaya, nom porté par plusieurs tribus
berbérophones (langue tachelhit) qui habitent le versant nord du Haut-Atlas occidental, à
une trentaine de kilomètres au sud de Marrakech. L’économie agro-pastorale des Aït
Mizane est dominée par la culture des céréales (orge et maïs), l’arboriculture
(traditionnellement le noyer et récemment le pommier et le cerisier) et l’élevage (voir
Hammoudi, 1988 ; Miller, 1984).
2 En 1984, les trois villages en question conclurent un pacte qui préconisait la mise en
défens des parcours d’hiver. Celle-ci devait commencer au mois de juin et prendre fin au
début d’octobre. L’objectif déclaré du pacte était d’obliger tous les éleveurs à conduire les
troupeaux vers les hauts pâturages afin de conserver les parcours les plus proches des
villages pour les saisons où le froid et la neige réduisent l’espace pastoral aux environs
des habitations2. Pour assurer le respect de la mise en défens, le pacte condamnait le
contrevenant à une amende (azzayn) de 100 dirhams ( = 13 US$). En cas de refus, celui-ci
devait être convoqué au bureau du caïd (l’autorité locale) où il devait verser le double de
l’amende. L’application du pacte reposait donc sur une double contrainte ; la jma’t
(assemblée du groupe) et les autorités locales garantissaient la réussite de l’action
collective. D’ailleurs, il faut noter que le pacte n’était entré en vigueur qu’après
l’approbation des autorités locales.
3 L’assemblée de la tribu désigna un mouqabil (« celui qui s’occupe de ») chargé d’identifier
et de sanctionner les contrevenants. Celui-ci appartenait au village d’Aremd où il était
moqaddem de la mosquée, c’est-à-dire chargé de son administration. En cas d’insoumission
des contrevenants, il devait les convoquer au bureau du caïd. C’est lui qui gardait l’argent
provenant des amendes. Considéré comme bien commun, cet argent devait contribuer au
financement d’un bien collectif.
146

4 La première année (été 1984), les éleveurs respectèrent le pacte. L’année suivante, le
consensus fut rompu. Des éleveurs violèrent la mise en défens, d’autres contestèrent le
pacte lui-même. Après maintes brouilles individuelles et contestations collectives, les
représentants des villages, en présence du caïd et des contestataires, annulèrent l’accord
tribal (infasakh). Ainsi, après une réglementation éphémère, les éleveurs retrouvèrent la
liberté de mouvement de leurs troupeaux.
5 La présente étude est une tentative d’expliquer l’échec du pacte pastoral. Chez les
groupes étudiés, la mise en défens ne se réduisait pas à une action traditionnelle
reconduisant une coutume ancestrale. Elle était l’aboutissement d’une action collective
instituant une nouvelle règle juridique. Les Aït Mizane ne connaissaient pas la mise en
défens mais étaient au courant de cette pratique pastorale que les tribus voisines
appliquaient depuis des temps immémoriaux. Quelques éleveurs fréquentaient même
l’Agdal d’Oukaymden, parcours mis en défens du 15 mars au 10 août et exploité en été par
deux confédérations tribales, Ghighaya et Ourika. Sept campements appartenant aux Aït
Mizane y furent identifiés en 1983 (Giles et al., 1986, p. 291).
6 Aussi expliquer l’échec du pacte revient-il en même temps à expliquer le rejet d’une
innovation et la faillite d’une entreprise collective. Pour l’heure, nous proposons de
décrire brièvement l’organisation pastorale qui nous permettra de déterminer par la suite
les situations et les stratégies des éleveurs et des groupes.

Figure 1. Localisation de la tribu Ghighaya dans son cadre local et national

Organisation pastorale
7 D’une manière générale, la vie du troupeau est caractérisée par un double déplacement
d’hiver et d’été (la transhumance ne concerne pas les bovins). Les mouvements les plus
147

importants, du point de vue du nombre des animaux, se font vers les alpages (figure 2).
Ceux-ci sont situés entre les villages (dont l’altitude varie entre 1 750 mètres pour Imlil et
1 900 mètres pour Aremd) et les crêtes de l’Atlas (variant entre 2 200 mètres à 3
050 mètres). La transhumance d’été commence en juin. Elle est de faible amplitude, les
parcours les plus éloignés sont à quatre heures de marche du village. La durée de la
transhumance varie selon les éleveurs, mais tous sont obligés de descendre, à cause du
froid, au mois d’octobre. Pendant l’hiver, les moutons sont conduits, à partir de
novembre, vers l’azaghar (piémont et plaine). Les déplacements se font en dehors de la
tribu et dépassent facilement 30 kilomètres. Par contre, les caprins restent dans les
maisons. Lorsque le climat devient doux, ils sont conduits aux alentours des exploitations
agricoles ou vers des pâturages proches du village (assammer, pl. issoummar : versant
ensoleillé)3.
8 Le mot ’azib est fréquemment employé pour désigner les alpages. En fait, un ’azib
comprend aussi des campements de bergers et des enclos (asgoun) de pierres sèches. La
propriété des ’azib est collective. Nous entendons par « bien commun, collectif ou public,
tout bien qui, consommé par une personne xi dans un groupe ( x1, ..., xn), ne peut
absolument pas être refusé aux autres personnes du groupe (Olson, 1978, p. 36). A
condition qu’il soit de la tribu Aït Mizane, tout éleveur a le droit de mener son troupeau
dans tous les parcours situés dans les limites du territoire tribal. Les enclos, destinés à
abriter plusieurs troupeaux, sont utilisés par les premiers bergers qui les occupent (afin
d’identifier les troupeaux, les éleveurs marquent leurs bêtes, généralement à l’oreille,
d’un signe particulier dit afray). En fait, les parcours d’été sont exploités séparément par
les trois villages. Par contre, concernant les parcours d’hiver, il arrive souvent que des
éleveurs appartenant à des villages différents exploitent les mêmes parcours. Cette
situation est due essentiellement à la réduction de l’espace pastoral pendant l’hiver.
148

Figure 2. Parcours d’été des Aït Mizane

Source : Hassan Rachik, Weide-Aushandlungen kollektiver Zugangsrechter, in Jörg Gertel, Ingo Breuer
(dir.), Alltagsmobilitäten Aufbruch marokkanischer Lebenswelten, Transcript Verlag Bilelefeld, 2011, p.
57.

9 Au niveau des villages, aucune organisation des parcours n’est préconisée. La montée vers
les alpages n’est précédée par aucun ban d’ouverture. Après l’échec du pacte, seul le
climat détermine le début et la fin de la transhumance. C’est au niveau des éleveurs que
l’on observe une organisation du gardiennage du troupeau dit tawala (alternance). Il s’agit
d’un contrat en vertu duquel les parties contractantes (2 à 5 éleveurs) décident de
grouper leurs animaux et s’engagent à garder alternativement le troupeau commun. En
principe, le nombre de jours de travail imparti à chaque partie est fixé au prorata des
têtes de bétail apportées. L’unité de compte étant de 5 ou de 10 têtes (on dit « un jour
pour dix têtes »). Pour 40 caprins, par exemple, un éleveur doit assurer la garde du
troupeau, suivant la règle convenue, pendant 4 ou 8 jours. Des contrats effectifs montrent
que la norme n’est pas impérative et que des arrangements ont lieu entre les parties
contractantes. Ceux-ci s’expliquent par la nature des relations liant ces parties. Par
exemple, dans le troisième cas (tableau 1), nous constatons qu’à des tailles de troupeau
manifestement inégales correspond le même nombre de jours de garde. C’est un contrat
où un gendre rend service à son beau-père.

Tableau 1. Contrat de gardiennage, taille du troupeau et nombre de jours de garde

Éleveurs Caprins Ovins Total Nb jours

Contrat 1 A 25 0 25 3
149

B 50 20 70 8

C 35 18 53 5

D 0 14 14 5
Contrat 2
E 0 20 20 5

F 50 0 50 2
Contrat 3
G 25 0 25 2

10 Remarquons que les contrats analysés montrent que les parties contractantes
appartiennent toujours à un même village et éventuellement à un même hameau (petite
agglomération au sein du village). Ceci s’expliquerait par le fait que l’exploitation des
parcours s’opère au niveau des villages. D’autre part, les contrats entre éleveurs
appartenant au même lignage sont fréquents. Néanmoins, le lignage ne constitue pas une
unité de production, car les contrats ne concernent pas toujours l’ensemble des éleveurs
appartenant au même lignage. En plus, plusieurs éleveurs originaires de lignages
différents concluent des contrats pastoraux (tableau 2).

Tableau 2. Origine des éleveurs liés par le contrat de gardiennage alternatif (tawala)

Contrats Nb éleveurs Lignages Hameaux Villages

1 Aït Ifraden Tawrirt


A
2 Aït Idar Achayne

2 Imerda

1 Aït Hmad
B 2 Aït Azeyyame
1 Id Rami Tagadirt
1 Id M’achou Imlil

2 Aït Hmad
C
2 Aït Azeyyame

4 Aït Idar Achayne


D
1 Aït Ifraden Tawrirt

E 3 Aït Idar Achayne

F 5 Azeddour Mzik

G 2 Aït Meskouk Mzik Mzik

H 2 Aït Bouredda Mzik


150

1 Aït Lmoudden
I — Aremd
1 Aït Lqadi

11 Le contrat de gardiennage est considéré comme une solution appropriée aux difficultés
inhérentes à la transhumance (manque de bergers, navette entre le village et les alpages,
etc.) Il permet aux éleveurs de décharger provisoirement les membres du foyer pour les
employer dans d’autres travaux. Un éleveur peut être confronté, en même temps, à trois
situations : la transhumance, la simple remue et la « stabulation »4. Même lorsqu’une
famille dispose de trois bergers, elle ne peut les mobiliser constamment. Si on ajoute à
cela les exigences liées à l’exploitation agricole (récolte de l’orge, des pommes de terre,
irrigation du maïs, gaulage des noix, etc.) qui ont lieu pendant la période de la
transhumance d’été, on comprend pourquoi les agriculteurs s’ingénient à créer ou à
adopter de nouveaux cadres sociaux de coopération. Il arrive qu’un chef de foyer recoure
simultanément au berger salarié et au contrat de gardiennage. En attendant son tour, le
berger travaille dans les champs et s’occupe des brebis et des chèvres suitées.

Tableau 3. Parcours d’été de la tribu Aït Mizane 5

Noms parcours Villages Distance/heures Nb enclos

1. Tiberguent Imlil 2.30 6

2. Adad Izgarne Imlil 2.30 3


3. Zawt Mzik 2.00 1
4. Dou Adj Mzik 2.00 5
5. Berdoune Mzik 0.45 6
6. Tamdout n Chikh Aremd 1.30 3
7. Bougdrour Aremd 1.30 1
8. Tissendar Aremd 1.30 2
9. Ouggoug n Ougdal Aremd 0.30 3
10. Tawount Aremd 1.30 3
11. Isgane n Wagouns Aremd 2.00 0
12. Tizi n Tighalline Aremd 0.45 1
13. Izerrougza Aremd 0.45 2

Tableau 4. Parcours d’hiver de la tribu Aït Mizane

Noms des parcours Villages


151

1. Tiberguent Imlil et Aremd

2. Tagountaft Imlil et Aremd


3. Tasghimout Imlil et Mzik
4. Tighalline Imlil
5. Iguer Ougni Imlil
6. Berdoune Mzik
7. Imoulayne Mzik
8. Dou Adj Mzik
9. Assouggelgh Aremd

12 La transhumance d’hiver ne concerne pas les villages. Chaque transhumant cherche un


correspondant en plaine qui recevra son troupeau. Plusieurs types de relation sont noués
avec les gens de la plaine. Après l’accord du groupe accueillant, un éleveur confie ses
moutons à son correspondant. Dans ce cas, c’est le berger transhumant qui s’occupe du
troupeau. Au correspondant l’éleveur offre des cadeaux, et au groupe accueillant un
« sacrifice ›› appelé « le mouton de l’herbe » (ahrouy n’touga). D’autre part, il peut s’agir
d’un contrat débattu à l’avance. Les deux parties déterminent la période de la
transhumance et fixent le prix. En 1989, les moutons étaient pris pendant trois mois à
raison de 30 dirhams la tête. Selon ce type de contrat, le gardiennage incombe au
correspondant.

Contestation du pacte pastoral


13 Notre enquête relative à la contestation tribale fut réalisée en 1990, s’appuyant sur des
informations éparses recueillies en 1985 et une pré-enquête effectuées en 1989.
Concernant les rapports entre les groupes, il était question de savoir pourquoi les villages
d’Imlil et de Mzik avaient, dans une large mesure, contesté le pacte alors que tous les
éleveurs d’Aremd l’avaient sans cesse défendu. Nous supposions que les rapports entre les
trois villages, de même que leurs emplacements par rapport aux alpages, expliqueraient
cette divergence.
14 Tous les éleveurs d’Aremd interrogés sont unanimes pour maintenir la mise en défens et
à attribuer l’échec du pacte aux groupes voisins : « Ils ne veulent pas monter aux alpages
comme nous, ils préfèrent rester aux environs des villages. » Certains villageois accusent
uniquement les éleveurs d’Imlil : « Nous conduisons nos troupeaux aux alpages et eux se
contentent de venir au-dessus de notre village. Lorsque nous retournerons (des alpages),
nous trouverons nos parcours secs. » L’année de la contestation du pacte (été 1985), le
plus grand éleveur d’Aremd (et de la tribu) ne se contenta pas de simples paroles et
conduisit son troupeau (300 têtes) dans les parcours d’hiver d’Imlil. Cinq années plus tard,
il explique que son action visait à manifester son mécontentement contre les éleveurs
d’Imlil qui ne quittaient pas les parcours d’hiver.
15 Les contestataires d’Imlil eurent l’occasion de s’exprimer publiquement. Au cours d’un
groupement spontané (5/7/1985) sur la petite place du village (souiqa), ils exposèrent
clairement les intérêts divergents des villages. De ce débat houleux, animé par des
éleveurs qui venaient d’être convoqués pour payer le double de l’amende, on comprenait
que le pacte ne profitait qu’à Aremd. Celui-ci, explique l’un des contestataires, « dispose
152

de parcours étendus ; nous refusons de nous cantonner dans les alpages où il n’y a que de
la pierre ; nous ne voulons pas aller en haute montagne et renoncer à nos parcours les
plus proches ». A la question de savoir pourquoi les éleveurs d’Imlil ne conduisaient pas
leurs troupeaux vers les alpages exploités par Aremd, mais communs à toute la tribu, on
invoqua la crainte d’une surcharge ou le refus des bergers.
16 Ce conflit aurait été attisé par des incidents révélés par des habitants d’Imlil et niés par
tous les informateurs d’Aremd. En 1984, le premier jour de l’ouverture des parcours mis
en défens, les habitants d’Aremd conduisirent à l’aube leur bétail dans un parcours
exploité en commun avec Imlil. Ce que le bétail épargna fut fauché par les hommes et les
femmes. L’un des éleveurs d’Imlil se demande : « A quoi sert le pacte si, de toute façon,
nos parcours d’hiver seront secs ? Autant les exploiter pendant l’été alors que les éleveurs
d’Aremd sont dans les alpages. »
17 On comprend la divergence entre les villages en la ramenant à leurs emplacements dans
le territoire tribal. Aremd se trouve en amont et de ce fait accède facilement aux parcours
situés au-delà du sanctuaire de Sidi Chamharouch. Parce qu’éloignés les uns des autres,
les parcours d’hiver et d’été ne peuvent être exploités en même temps par Aremd. En
revanche, les éleveurs d’Imlil (et de Mzik aussi) ont la possibilité d’exploiter en même
temps, durant l’été, les parcours d’été et d’hiver. En fait, il s’agit de parcours continus où
les éleveurs, à cause de l’altitude, distinguent entre la partie exploitée l’été (« le haut ») et
celle exploitée l’hiver. Aussi passent-ils la nuit dans les enclos d’été après avoir déplacé
leurs troupeaux dans la partie du parcours la plus proche du village (voir tableaux 3 et 4
où des parcours importants sont cités comme étant exploités l’hiver et l’été). Du fait donc
de la distance qui sépare ses parcours, seul Aremd avait intérêt à exploiter
successivement les alpages et les parcours d’hiver. De ce point de vue, le pacte lui
permettait de gagner des parcours d’hiver. La divergence d’intérêt que renfermait le
pacte se résumait donc dans l’extension des parcours d’hiver pour Aremd et la réduction
des parcours d’été pour Imlil et Mzik. Compte tenu de sa richesse en bétail, Aremd avait
intérêt à gagner de nouveaux parcours. Concernant le petit bétail, il dispose de 2 400
têtes, nombre que les deux autres villages réunis n’atteignent pas.
18 On comprendrait mieux l’opposition des intérêts entre les villages en montrant comment
l’initiative de décider la mise en défens fut prise par Aremd. Plusieurs informateurs
expliquent la création du pacte par un conflit qui opposait la tribu étudiée à un groupe
voisin (Anmiter de la tribu Tifnout). L’enjeu du conflit concerne l’organisation d’un
parcours de haute montagne dit Isgane n wagouns. Ce parcours est situé sur le territoire
des Aït Mizane mais exploité périodiquement par le groupe voisin. Personne des Aït
Mizane n’a contesté l’ancienneté de ce droit d’usage6. Avant chaque transhumance d’été,
des informateurs s’en souviennent encore, les représentants du groupe voisin venaient
avec leurs cadeaux à Aremd (village le plus proche du parcours en litige) afin de
renouveler l’autorisation. Autrefois, dit-on, les éleveurs n’osaient pas dépasser les délais
fixés par le saint. Pendant la colonisation, ils commencèrent à prolonger leur séjour. Ils se
servaient de l’autorité du fameux caïd Glawi, qui avait plusieurs troupeaux chez eux, pour
menacer les propriétaires du parcours.
19 Apres l’indépendance du pays, les Aït Mizane réclamèrent le retour au traditionnel séjour
de quinze jours. Des brouilles et des bagarres eurent lieu entre des bergers et des éleveurs
des groupes en conflit. En 1962, sous l’égide des deux caïds concernés, les conseillers
communaux et les notables des groupes en conflit signèrent un accord limitant le séjour
au mois de juillet. Ces efforts n’ont pas mis fin au conflit, les hostilités entre les deux
153

groupes n’ont pas cessé. En mai 1989, une nouvelle tentative eut lieu à Tahennaout. Les
caïds et les représentants des groupes en conflit révisèrent la date de l’ouverture. Comme
c’est un parcours de haute altitude, les usagers exigèrent de reculer la date de la
transhumance de quinze jours. L’été suivant, la convention fut de nouveau violée : le 9
septembre, des éleveurs étaient encore dans le parcours. Ce prolongement était justifié
par le fait qu’ils ne pouvaient pas, à cause de la neige qui obstruait les chemins, monter à
la date convenue. Le 8 septembre 1989, une autre convention intertribale retarda la
montée vers les alpages ; la transhumance aura lieu au mois d’août.
20 Considérés par les Aït Mizane comme propriété tribale, les parcours devaient être
défendus par les trois villages. En principe, toute action collective menée à l’échelle de la
tribu doit impliquer les trois groupes au niveau des délégations et du partage des
dépenses. Lors d’un conflit opposant la tribu aux desservants de Sidi Chamharouch, une
délégation tribale de douze personnes rencontra les autorités locales. Chaque village était
représenté par quatre notables. Les dépenses engagées pour la résolution du conflit
étaient supportées par les trois villages. Or, concernant le conflit intertribal, la jma’t qui
était censée représenter toute la tribu ne comprenait souvent que les représentants
d’Aremd. Mieux encore, les dépenses (démarches administratives, déplacements des
représentants, etc.) étaient supportées en grande partie par Aremd. Seuls les éleveurs de
ce village contribuaient régulièrement au prorata des têtes ovines et caprines possédées.
Pendant l’hiver 1989, l’assemblée du village fixa les contributions individuelles à
5 dirhams par tête.
21 Des notables d’Aremd reprochent aux groupes voisins de ne pas les soutenir
suffisamment dans le conflit. A leur tour, des leaders d’Imlil et de Mzik reprochent à leurs
homologues d’agir seuls et de prendre trop d’initiatives : « Ils vont chez le caïd sans nous
consulter. Un représentant d’Aremd est allé seul retirer une copie de la convention
intertribale. Celle-ci, explique un ex-conseiller communal de Mzik, appartient à toute la
tribu. Il aurait fallu au moins trois représentants (un par village). » D’autres reprochent à
Aremd d’avoir décidé seul de l’argent provenant des amendes versées par les
contrevenants au pacte. Cet argent couvrait, en effet, une partie des frais engagés dans la
résolution du conflit intertribal.
22 Les notables et les habitants d’Imlil et de Mzik sont indifférents au conflit car, disent-ils,
leurs parcours d’été sont séparés. En effet, on s’en souvient, si la propriété des parcours
d’été est déclarée tribale, l’exploitation se fait au niveau villageois. Selon des habitants
des deux villages, le parcours en litige est exploité par les éleveurs d’Aremd. Que le conflit
soit tranché au profit d’Aremd ou à son détriment, les effets sur leurs parcours seront
nuls.
23 Des notables d’Aremd proposèrent de mettre en défens les pâturages les plus proches et
ainsi inciter tous les éleveurs de la tribu à monter aux alpages afin de mieux concurrencer
leur adversaire. Il s’agit de motifs que des notables, ayant pris part à la création du pacte,
ainsi que des informateurs de différents villages, mentionnèrent explicitement. L’un des
notables emploie même le mot « cause » (sabab) pour lier le pacte au conflit : « La cause
du pacte était de pousser les éleveurs à monter massivement aux alpages afin de mettre à
l’étroit (anzaham, ansnoukmou) les Aït Tifnout. Ceux-ci amènent plus de 3 000 têtes. » Un
autre éleveur exprime la même idée : le pacte fut conclu « afin que les animaux montent
en masse et commencent d’abord par les pâturages fréquentés par les Aït Tifnout, pour
descendre ensuite progressivement vers les parcours les plus proches ».
154

24 Les gains escomptés, après la fin du conflit, n’allaient pas être les mêmes pour tous les
villages. Devait-on alors s’attendre à ce que des éleveurs participassent à une entreprise
dont les fruits allaient être recueillis par d’autres, fussent-ils de la même tribu ?
25 Les stratégies collectives liées à la morphologie et à la structure des groupes sont
suffisantes dans le cas d’Aremd où tous les éleveurs ont effectivement adopté le pacte.
Concernant Imlil et Mzik, les réactions des éleveurs étaient divergentes. Ce fait impose
d’analyser l’échec du pacte, non pas uniquement à l’échelle du groupe, mais aussi au
niveau des éleveurs.
26 Nous avons commencé par identifier les contrevenants et les contestataires. Une liste,
établie à l’aide d’informateurs, nous a permis de distinguer la contestation du pacte de sa
violation. Certains éleveurs qui ne remettaient pas en cause la mise en défens furent
responsables des contraventions de leurs bergers. Quatre éleveurs, qui étaient obligés de
payer l’amende, faisaient même partie de l’assemblée des notables qui conclurent le
pacte. Parmi ceux-ci le moqaddem (représentant des autorités locales à l’échelle de la
tribu), qui a reconnu que les bêtes échappèrent à son fils et dépassèrent les limites d’un
parcours interdit. Ce cas est difficile à distinguer des situations où, selon les éleveurs, le
transhumant « vole », c’est-à-dire conduit subrepticement son troupeau au-delà des
limites consacrées par le pacte. D’autre part, des éleveurs furent sanctionnés parce que
leurs bergers quittèrent tôt les alpages, une dizaine de jours avant le délai fixé par le
pacte, pour se rendre sur les parcours d’hiver.
27 D’autres éleveurs contestèrent le pacte parce qu’ils refusaient de transhumer. Parmi
ceux-ci, certains violèrent la mise en défens. Quatre réactions négatives à l’égard du pacte
sont distinguées : le non-respect de la durée de la transhumance, la violation des limites
des parcours interdits, la violation avec contestation, la contestation sans violation.
28 Dans le premier cas, plusieurs éleveurs trouvent le pacte rigide. La durée de la
transhumance fixée à quatre mois est incompatible avec la souplesse que requièrent les
déplacements du troupeau. Par exemple, la durée de la transhumance dépend de la
composition du troupeau. Les bergers qui ne conduisent que les caprins ont tendance à
descendre les premiers. Car, expliquent-ils, les caprins ne supportent pas le froid. Celui
qui détient des troupeaux mixtes (caprins et ovins) doit, s’il veut prolonger son séjour,
trouver un abri (grotte) où passer la nuit.
29 Dans le second cas, des éleveurs qui voulaient continuer à transhumer estiment que le
pacte réduit sensiblement leurs parcours d’été. Ces éleveurs avaient l’habitude d’exploiter
dans leur intégralité des parcours qui sont, en vertu du pacte, divisés de façon artificielle.
Du point de vue de plusieurs transhumants, les règles du pacte sont rigides sur les plans
temporel et spatial.
30 Cependant, l’opposition la plus intransigeante vient des éleveurs qui rejettent la pratique
même de la transhumance. Ce choix est fonction de la taille du troupeau. Ceux qui ont de
modestes troupeaux (moins de 20 têtes) n’ont pas intérêt à transhumer pour quelques
bêtes. Les contestataires sont de petits éleveurs. Cette hypothèse est vite écartée. Le
contrat de gardiennage, que nous venons de décrire, apporte une solution appropriée à
cette catégorie d’éleveurs. Cependant, l’éleveur se heurte à une autre difficulté. Même
dans le cadre du gardiennage alternatif, la transhumance exige un berger expérimenté.
En revanche, la conduite des animaux aux environs du village peut être confiée à un
enfant. La taille de certaines familles et les conditions rudes de la transhumance que
fuient les jeunes ruraux (attirés par les métiers du tourisme qui se développe dans la
155

région) influencent les stratégies des éleveurs. Cette contrainte concerne aussi bien les
petits que les grands éleveurs. L’un des contestataires endurcis d’Imlil (éleveur n° 5,
tableau 5) déclare avoir perdu plusieurs chèvres lors de la transhumance imposée par le
pacte. Son berger (fils marié) ne disposait pas de toutes ses capacités mentales. Un autre
contestataire de Mzik conduisait l’été son troupeau dans un parcours (berdoun) proche du
village où il a construit son ’azib (celui-ci fait partie des ’azibs intermédiaires entre le
village et les alpages). C’est son fils (12 ans) qui gardait le troupeau. Notre contestataire
était contraint de faire la navette : il allait au ’azib le soir pour aider son fils, puis
retournait le matin au village.
31 Pour plusieurs éleveurs, cette situation est d’autant plus insurmontable que le
recrutement d’un berger salarié est devenu difficile. Selon eux, ce métier tend à
disparaître à cause de la modicité du salaire. Partant des cas observés, celui-ci varie selon
l’âge entre 1 000 dirhams par an (berger de 15 ans) et 1 800 dirhams (berger de 25 ans). En
plus, le contrat est souvent conclu par le père du berger qui reçoit le pécule. Certains
bergers déclarent ne percevoir que la moitié du salaire. Le contrat comporte d’autres
obligations incombant au propriétaire, mais le salaire en argent reste son élément
principal. En plus des obligations contractuelles (lwajib) de nourrir et de vêtir (djellaba,
akhidous, chaussures, bottes et deux couvertures), le propriétaire donne un « cadeau » (
tasekfedt ou lfabour, généralement une chevrette) au berger.
32 La taille modeste de certaines familles et le manque de berger ne favorisent pas le recours
au contrat de gardiennage alternatif. Mais la taille modeste du troupeau ne constitue pas
une contrainte majeure à la transhumance. D’ailleurs, ce ne sont pas les petits éleveurs
qui contestèrent le pacte. La liste des contrevenants et des contestataires, que nous avons
établie, ne comprend que des éleveurs détenant des troupeaux moyens (de 20 à 50 têtes)
ou grands. De grands éleveurs ne transhument pas afin de conserver le fumier qui est
souvent abandonné, en partie ou en totalité, dans les enclos. Il faut noter qu’en haute
montagne cet engrais est indispensable à l’agriculture intensive. Cette question nous a
amené à examiner les gains et les pertes des éleveurs selon qu’ils transhument ou pas. Le
transhumant perd la totalité du fumier lorsque le ’azib est loin ou inaccessible aux mulets
(’azib de Zawt et Adad Izgarne). Concernant les parcours proches, l’éleveur ne peut
transporter, à dos de mulet, qu’une partie du fumier. Dans tous les cas, les transhumants
savent que sur ce point ils sont perdants. D’autre part, des éleveurs ajoutent la perte du
lait pris par le berger et les chiens. En revanche, les transhumants citent plusieurs
avantages relatifs à l’alimentation du bétail. Dans les hauts parcours, le bétail se repaît, et
son prix devient plus intéressant que celui du bétail resté au village. En outre, les chèvres
sont pleines quelques jours seulement après la montée aux alpages.
33 Après l’expérience d’une année, certains éleveurs s’aperçurent de l’exiguïté de l’espace
pastoral et de la rigidité du calendrier des mouvements pastoraux imposés par le pacte.
Mais l’opposition la plus ferme émana de ceux qui refusaient de continuer le traditionnel
déplacement vers les alpages. Ce sont les éleveurs qui, pour différents motifs, refusèrent
de transhumer qui menèrent la contestation et réclamèrent auprès des autorités locales
l’annulation du pacte7.

Tableau 5. Contrevenants et contestataires du pacte pastoral

Villages Éleveurs Caprins Ovins Observations


156

1 56 20 Contrevenant, violation des limites

2 35 1

3 60 50
Imlil
4 50 20
Contestataires, refus de transhumer
5 60 20
6 50 20
7 30 20

8 60 20

9 50 12 Contrevenants, violation des délais

10 19 20

Mzik 11 15 10

12 150 20
13 70 30 Contestataires, refus de transhumer

14 ? ?
15 ? ?

Aremd 250 50 Contrevenant, violation des limites

Conclusion
34 A partir des faits précédents, nous pouvons déterminer les conditions de la réussite ou de
l’échec d’une action collective. La participation volontaire à une action collective ne
dépend pas uniquement de l’existence d’intérêts communs : « Que des membres d’un
groupe aient avantage à atteindre leur objectif commun ne veut pas dire qu’ils agiront de
manière à y parvenir, en admettant même qu’ils soient raisonnables et intéressés. En
réalité, le cas des très petits groupes mis à part, à moins de mesures coercitives ou de
quelque autre disposition particulière les incitant à agir dans leur intérêt commun, des
individus raisonnables et intéressés ne s’emploient pas volontairement à défendre les
intérêts du groupe. » (Olson, 1978, p. 22.) Ainsi, les grands groupes ne peuvent pas
compter sur la participation volontaire, des mécanismes de coercition sont mis en œuvre
pour réaliser une adhésion obligatoire à l’action collective. Toutefois, un grand groupe a
plus de chance d’être efficace s’il est fragmenté en groupes de petite dimension. Dans le
cas des groupes fédérés, « l’action collective a donc toutes les chances de se produire au
niveau de chaque unité et, par conséquent, d’impliquer l’ensemble du groupe latent, bien
que celui-ci soit de grande dimension » (Boudon et Bourricaud, 1982, p. 12).
35 A ces conditions relatives à la morphologie et à la structure sociale du groupe s’ajoutent
d’autres, conjoncturelles, relatives à l’entreprise collective elle-même. Celle-ci dépend des
coûts d’obtention directe du bien collectif et plus précisément du rapport entre le coût de
la participation individuelle et le bénéfice escompté de l’action collective. A cet égard, les
obstacles s’estompent à mesure que les coûts des contributions individuelles tendent à
être nuls (Olson, 1978, p. 69-70).
157

36 Concernant l’action collective étudiée, le pacte est présenté comme profitant aux éleveurs
qui ont tous intérêt à mettre en défens les parcours d’hiver. Cependant, pour prévenir
toute stratégie de défection, le pacte prévoyait une sanction garantie par le recours
éventuel aux autorités locales. La structure fédérative facilite la prise de décision et la
mobilisation des éleveurs. Celle-ci fut d’abord organisée au niveau du village, puis au
niveau de la tribu. Enfin, notons que le coût financier de la création du pacte est presque
nul (déplacements des notables au bureau du caïd). Ceci est dû au fait que les groupes
sociaux, en milieu rural, ne connaissent pas le coût d’organisation qui précède et
accompagne la création d’un groupe. Les villages étudiés sont déjà organisés autour de
biens collectifs vitaux (canaux d’irrigation, mosquée, etc.).
37 Partant de l’analyse des conditions de l’action collective, on peut mettre en rapport
l’échec du pacte avec l’existence, au niveau des villages et des éleveurs, d’intérêts
divergents, voire contradictoires. L’explication de la contestation du pacte tient compte
de la divergence d’intérêts dégagée par l’analyse, des situations et des conditions
d’élevage des contestataires. La situation étant définie comme un système de ressources
et de contraintes qui, respectivement, favorisent et limitent l’action des éleveurs, en
l’occurrence la transhumance. Le rejet du pacte est rapproché des différentes situations
des contestataires. Cependant, de même que l’existence d’intérêts communs est
insuffisante pour expliquer la mobilisation collective, de même l’existence d’intérêts
divergents ne peut expliquer, à elle seule, la résistance à une entreprise collective.
38 La situation des éleveurs est différemment affectée par des conditions déterminées au
niveau du groupe. A Aremd, aucun éleveur n’a contesté le pacte : vu le nombre des
parcours exploités par ce village, vu le conflit qui les oppose à la tribu voisine, vu la
concurrence inter-villageoise dont les parcours d’hiver font l’objet, tous avaient intérêt à
transhumer et à respecter le pacte.
39 D’autre part, en analysant la situation des éleveurs, on peut comprendre pourquoi
certains d’entre eux ne transhument pas. Mais ce manque d’intérêt ne suffit pas à
expliquer la contestation du pacte. D’autres conditions sont invoquées.
40 La première concerne le contenu du bien contesté lui-même et ses effets sur la situation
des intéressés. La contestation a plus de chance de se produire lorsque le bien collectif
non seulement ne présente aucun avantage pour un segment du groupe, mais, en plus, va
à l’encontre de ses intérêts (il faut transhumer de telle à telle date même si vous perdez
des animaux, même si vous n’avez pas de berger, même si les parcours d’été sont étroits,
etc.). Le rejet du pacte était la seule réaction concevable, car il ne laissait aucune
alternative aux éleveurs qui ne l’adoptaient pas.
41 Mais encore faut-il avoir la capacité d’agir contre un accord collectif. Le statut des
contestataires, qui sont pour la plupart de grands éleveurs, favorisa le rejet du pacte.
Tous les grands éleveurs n’ont pas contesté le pacte ; ils ne partagent pas la même
situation. Néanmoins, être un grand éleveur est un atout dans une contestation collective.
42 Enfin, signalons brièvement l’importance de l’environnement politique qui détermina la
fin de la contestation. Dans notre cas, l’annulation du pacte pastoral échappa
complètement à la tribu. Cette décision revint en dernier ressort aux représentants des
autorités locales. D’ailleurs, dans le contexte rural auquel appartient le cas étudié, ceux-ci
ont pour principe d’écarter toute initiative qui renfermerait un risque de violence. Le caïd
ne pouvait, sans compromettre sa situation, maintenir un pacte pastoral qui risquait de
perturber le statu quo. II était donc dans son intérêt et dans celui des contestataires,
158

même si les mobiles n’étaient pas les mêmes, de mettre officiellement fin au pacte
pastoral.

NOTES
1. Paru dans Montagnes et Hauts Pays de l’Afrique : utilisation et conservation des ressources, Abdellatif
Bencherifa (éd.), publications de la Faculté des lettres et des sciences humaines, Rabat, 1993,
p. 181-197.
2. Dans plusieurs régions du Maroc, le mot agdal désigne à la fois l’acte d’interdire
provisoirement un parcours à l’élevage et le parcours interdit lui-même. Selon Laoust, le mot
agdal « désigne un « pâturage », un fond de vallon où s’étalent des « prairies » gorgées d’eau,
terrain de pacage « interdit » (qqen) à certaines époques, « ouvert » (erzem ) à certaines autres,
à la fin du printemps et en été » (Laoust, 1939, p. 245). Chez les Seksawa (Haut-Atlas), la mise en
défens est appelée agmi. Berque la rapproche de la “devese”, « lieu soustrait à la jouissance
commune » (Berque, 1978, p. 111). Hart définit l’agdal de façon succincte : « Collective pasture
with rigidly fixed opening and closing dates » (Hart. 1984, p. xv). Chez les Aït Mizane l’agdal
désigne un petit pâturage irrigué privé, alors que l’idée de mise en défens est exprimée par des
expressions telles que « fermer les parcours de montagne » (qqen adrar) ou « appliquer
l’amende » (nesker azzayn).
3. Les éleveurs expliquent ainsi la non-transhumance des caprins vers la plaine : « Si les caprins
passent l’hiver en plaine, prennent du poids, retournent en montagne et boivent de l’eau froide,
ils s’étouffent (khsint) et meurent. » « Les caprins mangent de l’herbe sèche en plaine (touga
iqqourne), juste après ils broutent l’herbe « verte » (tzegzaw), boivent de l’eau froide, tombent
malades et meurent. » Parfois, la transhumance concerne les chevreaux qui, précisent certains
éleveurs, doivent être vendus en plaine. D’autres éleveurs pensent aussi que les parcours plats (
isetwa) de la plaine ne sont pas appropriés aux caprins. Ceux-ci s’accommodent des parcours de
montagne où ils trouvent leur alimentation préférée.
4. Simple remue : le bétail est déplacé dans des parcours proches et ramené au village le soir. La
stabulation ou l’embouche ne correspondent que partiellement à ce que les éleveurs désignent
par le mot « gli » qui signifie « borner, limiter, distinguer, séparer » (Jordan, 1934). Lorsqu’on dit
« nous les séparons » (ar ten guelli), on veut dire que les petits, les femelles gestantes ou suitées
restent à la maison ou dans l’exploitation.
5. En 1936, des géographes ont identifié 4 parcours d’été appartenant à la tribu étudiée (parcours
n° 7, 8, 10 et 11). Il faut ajouter un autre parcours indiqué sans nom qui est, d’après son
emplacement, le ’azib n Tighalline (carte du massif de Toubkal, 1936, carte (feuille n 1). Travaux
exécutés par Cap. Greuling, Cap. Delay, Adjt. Sudori ; toponymie mise au point avec la
collaboration de Dresch). Miller a repéré neuf parcours dont nous n’avons pu en vérifier que six
(n 2, 5, 7, 8, 10, 11). Concernant le parcours de Tamsoult qui se trouve dans le territoire d’une
tribu voisine (Azzaden), plusieurs éleveurs affirment ne plus l’avoir fréquenté depuis une
quinzaine d’années (Miller, 1984, p. xxvii, 105-115). Nous avons allongé la liste de trois parcours
dont deux sont essentiels dédiés à la transhumance (n° 1, 4, 14). Il faut noter que le parcours
Isgane n’wagouns (n° 11) appartient à Aremd, mais il est aussi exploité par un groupe de la tribu
Aït Tifnout. Les enclos bâtis dans ce parcours appartiennent à ce dernier. Les éleveurs d’Aremd y
159

conduisent leurs troupeaux, en dehors de la période attribuée à la tribu voisine, et le ramènent le


soir au parcours de Tawount (n° 10).
6. On raconte que les ancêtres du groupe voisin supplièrent le saint Brahim ou Nacer (enterré à
Azzaden) de leur accorder de nouveaux parcours. Le saint intercéda pour eux auprès des Aït
Mizane, qui les autorisèrent à utiliser l’un de leurs parcours pendant quinze jours.
7. Concernant les contestataires ayant un troupeau mixte, la non-transhumance ne concerne que
les caprins. A cause de la chaleur qu’ils ne peuvent supporter, les moutons sont envoyés dans les
alpages.

RÉSUMÉS
Dans les communautés tribales, comme celles étudiées ici, l’explication des actions collectives
réifie souvent les groupes en conflit. La tribu, par exemple, est présentée comme un acteur
irréductible, une boîte noire insondable. Nous avons essayé dans différents textes de dépasser
cette approche en analysant les actions individuelles qui composent une action collective. Dans le
texte qui suit, nous avons tenté d’expliquer l’échec d’une action collective, un pacte pastoral
tribal, en le ramenant aux stratégies des éleveurs contestataires.
160

Chapitre 10. Bien collectif, intérêt et


mobilisation collective en milieu rural1

1 L’organisation sociale de l’entretien et de l’aménagement des équipements collectifs


hydrauliques s’accompagne souvent d’une mobilisation collective. Concernant l’irrigation
de dérivation, les travaux collectifs concernent le curage de la targa (canal creusé pour
conduire l’eau du fleuve jusqu’aux parcelles) et la construction ou la reconsolidation de l
’ouggoug (barrage de prise ou de dérivation, simple levée de pierres et de branchages qui
permet de couper le torrent et alimenter la targa). Deux types de mobilisation peuvent
être distingués. Dans certains cas, l’obligation de participer aux travaux collectifs
incombe uniquement aux usagers, c’est-à-dire les chefs de foyer qui exploitent la targa. Ce
type de mobilisation connaît plusieurs variantes quant à la mesure de la participation de
chaque membre à l’action collective. Par exemple :
— le travail peut être fait en un seul chantier sans déterminer la contribution des
participants ;
— le groupe décide le nombre de travailleurs pour chaque foyer concerné ou pour des
sous-groupes d’irrigants (lignages, quartiers...) ;
— la participation peut se faire suivant les parts d’eau possédées par les usagers (un
travailleur par part d’eau de huit heures) (Chiche, 1984, p. 242 ; Hammoudi, 1982, p. 114).
2 Lorsque l’entretien d’une section de la targa n’exige pas une main-d’œuvre considérable,
des volontaires s’en occupent. Mais ils ne seront appelés de nouveau que si d’autres
usagers accomplissent des tâches similaires (Ouhajjou, 1982, p. 94). Il faut noter que
l’ensemble des usagers n’est mobilisé que pour les branches de la targa exploitées en
commun. Leur nombre se réduit au fur et à mesure que les ramifications de la targa
s’approchent des parcelles privées. Pour les canaux d’irrigation secondaires, seuls les
usagers qui les exploitent sont concernés par les travaux d’entretien. Les rigoles d’accès
aux champs, par exemple, ne regardent que les propriétaires de ces champs.
3 Le second type de mobilisation ne concerne pas uniquement le groupe d’irrigants mais
d’autres membres de la collectivité qui n’exploitent pas la targa. La mobilisation dite hadd
ssaym implique tous les membres mâles d’un groupe ayant atteint ou dépassé l’âge de
pratiquer le jeûne (environ 16 ans). Cette organisation peut être rapprochée de la tiwizi,
car il s’agit d’un travail collectif auquel doivent participer tous ceux qui peuvent manier
161

la houe (Ouhajjou, 1982, p. 95). Un même groupe peut, selon les contextes, recourir aux
deux types de mobilisation. Par exemple, les usagers s’occupent des travaux de routine,
mais en cas d’inondations et à la suite de graves dégâts la mobilisation générale est
imposée2.
4 L’irrigation, l’entretien de la mosquée du village, la construction d’un pont, les conflits
ayant pour enjeu des biens collectifs (parcours collectifs, sanctuaire...) sont associés, chez
les groupes étudiés, à des actions collectives. Partant de la description de l’organisation
de certains aménagements hydro-agricoles que connaissent deux tribus du Haut-Atlas,
nous proposons d’entamer quelques questions relatives à l’action collective en milieu
rural.

Propriété privée d’eau et organisation tripartite


5 Lors du partage de la viande, ultime phase du moussem de Sidi Chamharouch (9 septembre
1989), le conseiller communal du village d’Imlil annonça à la jma‘t (une trentaine de chefs
de foyer) que les travaux d’aménagement de la targa dit Tsilay commenceraient la
semaine suivante. Il précisa que la jma‘t ne devait fournir que la main-d’œuvre ; le
matériel, les matériaux de construction et les maîtres de chantier (quatre) étaient pris en
charge par la commune rurale. Il proposa aux “tiers” (latlat) du village de mobiliser
alternativement vingt travailleurs jusqu’à la fin des travaux.
6 Après ces informations et propositions, des assistants émirent des remarques. Le premier
intervenant proposa de déterminer le “tiers” qui devait commencer les travaux. Un autre
demanda si tous les foyers devaient indistinctement contribuer à l’aménagement sans
tenir compte de la propriété de terres. L’eau et la terre étant localement
interdépendantes, il serait inéquitable, devait-on comprendre, de mettre sur le même
pied les différentes catégories d’usagers. Si la première question fut vite résolue par le
conseiller communal en décidant de commencer par le tiers du bas (le hameau de Fimlil),
la seconde question est restée suspendue. Certains assistants défendaient l’idée d’une
contribution proportionnelle, d’autres considéraient que soulever de telles questions
allait compliquer les choses. Le conseiller communal essaya de calmer les assistants en
proposant : « Si je viens chez untel et je lui dis tu donnes trois travailleurs et à d’autres je
demande deux ou un travailleur... personne ne refusera. » La détermination des quotes-
parts des foyers semble être laissée à la discrétion du représentant du village.
7 Quelques semaines après (26 octobre 1989), j’appris que plusieurs chefs de famille
n’avaient pas contribué aux travaux d’aménagement. Parmi ceux-ci, un jeune chef de
famille relativement aisé qui ne cessait de coopérer, pour ne pas dire aider la jma‘t, aux
différents travaux d’intérêt commun (récemment la construction d’un pont reliant deux
hameaux d’Imlil). Il expliqua son exonération par le fait qu’il ne possédait pas de terre.
Son père était encore vivant, précisa-t-il, c’est lui qui détenait les parcelles et c’est lui qui
devait contribuer aux travaux d’aménagement. La première distinction était faite entre
les ayants droit et les non ayants droit. Ceux-ci n’étaient pas appelés à participer à
l’action collective en question. Une autre distinction concernait les usagers eux-mêmes, le
critère étant l’importance des parcelles irriguées par la targa en question. Plus
précisément, la quote-part est déterminé suivant le nombre d’assder possédés (rigole
reliant les branches de la targa aux parcelles à irriguer). Comme chaque assder n’irrigue
qu’une parcelle, certains informateurs utilisaient également le mot arabe boq’a (lot,
162

parcelle) pour désigner la même unité de mesure de participation à l’action collective.


Pour chaque assder exploité, un usager devait fournir un travailleur ou vingt-cinq
dirhams, correspondant alors au salaire d’une journée de travail. Pour ce qui est de
l’aménagement de la targa d’Alouz (Aremd), les quotes-parts sont également établies
selon les assder exploités. La seule différence avec Imlil est que les usagers devaient, en
plus de leurs contributions financières (nombre d’assder x 25 dirhams), fournir la main-
d’œuvre nécessaire pour l’aménagement. Dans ce cas, le principe de la proportionnalité
n’était pas appliqué. Chaque usager devait fournir le nombre de journées nécessaires sans
tenir compte du nombre de ses parcelles.
8 Prendre l’assder comme critère de définition des quotes-parts ne semble pas résoudre la
question de l’égalité des usagers devant les obligations collectives. Deux usagers peuvent
avoir le même nombre d’assder sans posséder la même superficie : un assder irrigue de
grandes parcelles (taghant) comme il irrigue des parcelles moyennes ou petites (asekter).
Ceci montre que ce qui importe ce n’est pas la superficie possédée mais le nombre de fois
qu’un usager détourne l’eau de la targa pour irriguer ses parcelles.
9 Considérons maintenant l’échec de la mobilisation des usagers suivant l’organisation
tripartite du village. Pour le comprendre, il est indispensable de décrire cette
organisation ainsi que son rapport avec le tour d’eau. Commençons par les principes de
constitution des tiers. A Imlil (comme à Aremd), leur formation repose sur des
considérations spatiales, elle est fondée sur le voisinage. Pour déterminer leur taille, tous
les foyers (au sens de takat) sont recensés. L’effectif obtenu est divisé par trois. Ensuite, on
commence par la maison qui se trouve au bout du village et on cite les noms des chefs de
foyer dans un ordre qui tienne compte de la proximité des habitations. La liste est arrêtée
lorsqu’on atteint le nombre correspondant à l’effectif du tiers. Par conséquent, à Imlil, la
division en tiers ne devait pas recouper les hameaux qui le composent :

Tiers Lignages

1 Targa Imoula, Taourirt

2 Fimlil, Imi n’Talawoul et 2 foyers d’Achayn

3 Achayn, Tagadirt

10 A Mzik, la constitution des tiers se superpose à l’organisation lignagère qui est inscrite
dans l’espace. Mzik du haut et Mzik du bas réfèrent à la place qu’occupent les lignages des
deux sous-groupes dans le village. Le troisième tiers, Arghen, constitue une
agglomération séparée avec sa propre mosquée et son propre cimetière.

Tiers Lignages

Mzik du haut Aït Meskouk, Aït Hmad

Mzik du bas Aït Bouredda, Aït Ouzeddour, Id Boussalem

Arghen Achayn, Tagadirt


163

11 Pour résumer, deux principes exclusifs président à la constitution des tiers. Le premier
est fondé sur le voisinage, le second sur la division en lignages. Suivant le premier
principe, tous les tiers sont égaux compte tenu des foyers qui le composent. Mais des
foyers qui appartiennent au même lignage peuvent faire partie de tiers différents, et
inversement. Dans le second cas, les tiers n’ont pas nécessairement la même taille. Mais la
confusion entre les lignages est évitée.
12 Chaque année, les trois villages composant la tribu Aït Mizane assurent alternativement
l’organisation d’un moussem célébré au mois d’août. Le village organisateur a droit aux
sacrifices dédiés, pendant quatre mois, au saint en l’honneur duquel le moussem est
organisé. Le mois de juillet, par exemple, est divisé en trois, et les tiers du village
organisateur s’approprient, suivant un ordre déterminé par tirage au sort, les sacrifices
durant les jours qu’ils contrôlent. Depuis 1982, chaque tiers organise des enchères où le
contrôle des sacrifices est cédé à l’un de ses membres. Les recettes financent totalement
ou partiellement des actions d’intérêt commun.
13 Quelle est l’importance des tiers relativement aux parts d’eau possédées par leurs
membres ? Les droits d’eau des usagers sont compris dans un tour d’eau (tawala) de sept
jours. Un jour d’irrigation commence vers 17 heures et prend fin le lendemain à la même
heure. La répartition de l’eau est faite par lignage. Neuf lignages sont concernés, auxquels
il faut ajouter les parts de la mosquée.

Tableau 1. Tour d’eau, targa, Tisilay, Imlil

Jours Codes lignages

Vendredi Id Hmad, Aït Idarn Azeyyam

Samedi Aït Bahamd, Aït Ifraden, Isouktane

Dimanche Imerda, mosquée du village

Lundi Aït Idar, Azeyyam

Mardi Aït Bahamd, Aït Ifraden, Isouktane

Mercredi Imerda, mosquée du village, Id Rami

Jeudi Id Rami, Imzilen

14 Il faut remarquer que les foyers des lignages irriguant le même jour suivent l’ordre
topographique des parcelles. Des informateurs disent taghant s taghant (champ par
champ) lorsqu’ils parlent de ce procédé d’irrigation continu dans l’espace mais discontinu
au niveau des lignages. Dans ce système, il n’existe pas de parts d’eau définies dans le
temps dont les usagers seraient propriétaires. L’eau, même si le tour est décrit en termes
lignagers, est attribuée à des parcelles. [....] L’achat de la terre est, dans ce cas,
inséparable du droit d’eau. [....] La question serait compliquée si des chefs de foyer
disposaient des terres sans droit d’eau ou inversement.
164

15 Pour mesurer l’importance des tiers par rapport â la possession des parts d’eau, nous
avons, à l’aide d’informateurs, établi une liste qui comprend le nom des usagers, leur
lignage, leur hameau et le nombre d’assder possédé (voir tableau 2).
16 Si nous comparons les tiers simplement sous l’angle du rapport entre l’effectif des usagers
et les assders possédés, nous remarquons que le tiers Achayn-Tagadirt est le plus
défavorisé : 19 usagers se partagent 68 assder, soit une moyenne de 3,5 assder par usager.
La moyenne pour les tiers confondus étant de 5,3. Fimlil se trouve dans une position
intermédiaire, avec 69 parcelles détenues par 12 usagers soit une moyenne de 5,7. C’est le
tiers de Targa Imoula qui est le plus avantagé avec 102 parcelles pour 14 usagers, soit une
moyenne de 7,2.

Tableau 2. Usagers et assders par lignage et par tiers

Fimlil Achayn Targa imoula


Lignages
Usagers Assder Usagers Assder Usagers Assder

Id Hmad 1 12 2 10 1 6

Aït Idar 0 0 9 26 2 13
Azeyyam 1 9 2 11 0 0
Aït Bahamd 0 0 0 0 4 36
Aït Ifraden 3 14 0 0 2 18
Isouktane 2 16 1 3 3 18
Imerda 0 0 2 3 0 0
Id Rami 0 0 1 4 1 6
Imzilen 5 18 0 0 0 0
Id Ma’chou 0 0 1 4 0 0
Etrangers 0 0 1 7 1 5

Total 12 69 19 68 14 102

17 Il faudra imaginer comment auraient été définies les contributions des usagers si
l’organisation tripartite avait été retenue. Le budget serait divisé par trois et chaque tiers
s’acquitterait de ses obligations indépendamment des autres. Les charges seraient ensuite
répercutées sur les usagers. Quelle que soit la mesure de participation, des usagers ayant
le même nombre de parcelles s’acquitteraient, du fait de leur appartenance à des tiers
différents, de quotes-parts inégales. Un usager de Fimlil remarqua que « des tiers
supporteraient les mêmes dépenses alors qu’à Fimlil plusieurs n’ont pas de parcelle ».
18 Ce calcul est aussi présent dans l’organisation du culte précitée. L’organisation tripartite
est suspendue pour le mois d’août car, selon des informateurs, ce mois ne connaît pas le
même flux de pèlerins. En d’autres termes, partager le mois créerait des inégalités
considérables entres les tiers que le tirage au sort situerait loin de la date du moussem où
le nombre des pèlerins et des touristes atteint son maximum. Même si l’ordre des tiers ne
peut être connu d’avance, la décision est prise, dans les trois villages, de ne pas diviser le
mois qui revient en entier au village, tous les tiers confondus.
165

19 Partant du fait que les bénéfices tirés d’une action collective ne sont jamais ou presque
répartis de manière égale entre les membres d’un groupe, les intéressés s’ingénient à
trouver des critères, aussi divers que les contextes en question, pour mesurer le rapport
entre les bénéfices et les contributions. Deux exemples suffisent pour compléter
l’illustration de ce principe d’organisation collective.
20 Le contrat passé entre un fqih et un groupe est indispensable pour la marche d’une
mosquée, bien collectif par excellence. Tous les foyers doivent, à tour de rôle (tawala),
assurer la nourriture quotidienne du fqih. Ce principe égalitaire s’estompe lorsqu’il s’agit
des contributions financières. La quote-part de chaque foyer est fonction de sa taille et de
sa composition. A Targa Imoula par exemple, pour chaque homme adulte et pour chaque
garçon, un chef de foyer paie respectivement 40 et 10 dirhams. Les hommes sont censés
faire la prière à la mosquée, et les garçons y apprennent le Coran. Et chose importante
parce que souvent répétée, comme raison d’être du fqih au village : « Qui nous lavera si
nous décédons ? » Les femmes ne sont pas prises en compte dans la mesure des
contributions parce qu’elles ne sont concernées ni par la mosquée, ni par les services
publics du fqih.
21 Le second exemple concerne le gardiennage à tour de rôle des troupeaux, appelé aussi
tawala. Des éleveurs, généralement au nombre de 2 à 5, se mettent d’accord pour réunir
leurs efforts et former un seul troupeau dont la garde sera assurée, à tour de rôle, par
eux- mêmes, leurs parents ou leurs bergers. Là aussi, le principe est de s’acquitter de son
obligation au prorata des têtes d’ovins ou caprins possédés : « un jour (de garde) pour dix
têtes ».
22 Revenons à l’aménagement des canaux d’irrigation et restons imprégnés de cet esprit de
calcul pour noter que le conseiller communal qui proposa l’organisation tripartie
appartient au tiers le plus avantagé du point de vue de la propriété des parcelles
(irriguées par la targa à aménager). S’agit-il d’un calcul visant à ce que son tiers dépense
moins que les autres ? Sachant que le choix de l’une ou de l’autre solution n’aura pas
d’effets remarquables sur sa quote-part, il possède six parcelles.
23 L’échec de l’organisation tripartie, dans le cas étudié, peut être approché autrement. La
solution qui consiste à déterminer d’abord la quote-part d’un sous-groupe et ensuite celle
des usagers ne pourrait réussir que si le sous-groupe est un groupe d’irrigants. Or le tiers
ne l’est pas. Chez les Aït Souka, cette organisation qui combine les contributions des sous-
groupes et des usagers avait été adoptée, il y a quatre ans, pour aménager leur targa.
24 Le tour d’eau est de sept jours. Des groupements de foyers se partagent les nuits
d’irrigation. Le budget fut d’abord divisé par sept. Tous les usagers qui irriguent la même
nuit devaient supporter la quote-part collective. Ensuite, chaque nuit d’irrigation est
divisée par trois (moutalita) ou deux (mnass). Les usagers qui figurent dans un même tiers
ou une même moitié se sont arrangés entre eux pour s’acquitter de leurs parts tout en
tenant compte de l’importance des terres possédées. Prenons, pour illustrer cette
organisation, la nuit du jeudi :
- Tiers 1 : 3 usagers (4 heures).
- Tiers 2 : 1 usager (4 heures).
- Tiers 3 : 4 usagers (4 heures).
25 Ce groupe d’irrigants, composé de huit ayants droit, doit payer X/7 = Y. Et chaque tiers
Y/3 = N. La quote-part de l’usager du deuxième tiers sera de N dirhams, puisqu’il exploite
166

la targa à lui seul pendant quatre heures. Les deux autres tiers partagent au prorata des
parcelles irriguées.

Mobilisation et rapports intergroupes


26 Il existe des targa qui sont communes à plusieurs villages. La targa n wagane concerne
deux villages de la même tribu, lmlil et Mzik. Le barrage de dérivation est situé dans
l’oued Aït Mizane au niveau du village d’Aremd. La targa doit traverser, avant d’atteindre
les terres de Mzik, le territoire du village voisin, Imlil.
27 Comme les rapports de force sont souvent en faveur des villages de l’amont, ceux de l’aval
sont astreints à irriguer la nuit (voir tableau 3). Cette règle s’applique aussi aux Aït Souka
qui n’ont droit sur leur targa qu’à douze heures nocturnes.
28 Toutefois, si l’exploitation de la targa est commune, l’entretien et l’aménagement se font
uniquement par les villages de l’aval.
29 Les usagers d’Imlil ne participent pas à l’entretien des canaux d’irrigation inter-villageois.
Aït Souka comme Mzik travaillent seuls leur targa et celle située dans le territoire d’Imlil.
En plus, les Aït Souka qui ont maçonné leur targa n’ont reçu aucune aide de la part des
usagers d’Imlil (qui exploitent la même targa). Une grande partie de l’équipement
hydraulique de Mzik et Aït Souka est située en dehors de leurs territoires. Ils sont obligés
de donner, en guise de droit de passage, des parts d’eau à Imlil qui ne participe jamais à
l’entretien de la targa en question (voir sur le droit de passage, Chiche, 1984, p. 209-210 ;
Hammoudi, 1982, 107-110 ; Mahdi, 1986, 181-188).

Tableau 3. Tour d’eau de Targa Wagane

Mzik Imlil
Jours et heures
Mzik Arghen Achayn Imzilen A. Ifraden

Sa 17h – Di 14h
+ +
Di 14h – 17h

Di 17h – Lu 14h
+ +
Lu 14h – 17h

Lu 17h – Ma 14h
+ +
Ma 14h – 17h

Ma 17h – Me 14h
+ +
Me 14h – 17h

Me 17h – Je 14h
+ +
Je 14h – 17h

Je 17h – Ve 14h
+ +
Ve 14h – 19h
167

Ve 19h – Sa 6h
+ + +
Sa 6h – 17h

30 Les motifs des usagers de ce village à qui j’ai demandé d’expliquer leur « défection »
étaient exposés sans ambages : « Puisse-t-elle (la targa Aït Souka) rester sans curage...
C’est lorsqu’elle est mal entretenue qu’elle nous est utile... Nous souhaitons même qu’elle
soit en mauvais état... Si l’eau est peu abondante (par défaut d’entretien), ce sont les Aït
Souka qui perdent ; pour nous l’eau est suffisante... » Un informateur d’Imlil affirme être
le seul dans son groupe à aider les Aït Souka. Cependant, il a été aussitôt interrompu par
un membre de ce dernier village : « Tu nous aides parce que tu as peur pour la parcelle
située tout près de la targa. C’est toi qui nous demandes de ne pas travailler de son côté.
Mais (s’adressant à moi) il ne touche que la partie de la targa proche de sa parcelle. »
31 Les propriétaires des parcelles riveraines ont intérêt à ce que la targa ne conduise pas
toute l’eau à destination, à ce qu’elle laisse échapper une quantité nécessaire à l’irrigation
des noyers et des agdals (petite parcelle où pousse l’herbe destinée au pâturage).
Entretenir la targa dans ce cas, c’est agir contre son intérêt. L’infiltration, considérée par
certains comme un gaspillage d’eau, constitue un grand enjeu ; elle est une perte pour
certains mais un gain pour d’autres. Dans la partie bétonnée de la targa Aït Souka, située
dans le territoire d’Imlil, plusieurs ouvertures sont aménagées pour laisser passer l’eau
vers les noyers. Les mêmes motifs expliquent aussi pourquoi seule la partie de la targa
Tisilay située loin du terroir agricole a été bétonnée. Nous avons deux intérêts divergents
et deux actions opposées : les usagers des villages de l’aval (Mzik et Aït Souka) cherchent
à conduire le maximum d’eau vers leurs exploitations, pour cela ils entretiennent la targa.
Par contre, ceux de l’amont (Imlil) ont intérêt à ce que l’eau se “perde” (ad jelloune amane),
ce qui explique leur indifférence aux travaux d’entretien. On pourrait s’attendre, suivant
l’idée dominante de communautés rurales valorisant l’entraide et la solidarité sociale, à
une coopération entre des villages appartenant à la même tribu. Or, ce que révèlent les
situations étudiées, c’est que l’action des usagers de l’amont est plutôt fonction d’intérêts
individuels et communs que la position de leur groupe dans la structure tribale.
32 Examinons, à titre comparatif, une action collective qui a pour enjeu des parcours
collectifs. Cette action s’inscrit dans un conflit qui oppose Aremd à une tribu voisine
(Tifnout). La fusion des trois villages (Aremd, Mzik et lmlil) au niveau supérieur, celui de
la tribu, devait se produire puisque le conflit est dirigé contre une tribu étrangère. En
d’autres termes, parce qu’ils appartiennent à la même tribu Aït Mizane, Mzik et lmlil
devaient soutenir Aremd dans son action contre la tribu adverse. Or, les faits se sont
passés autrement. C’est au niveau d’Aremd que l’action collective s’est organisée, et c’est
sa jma’a qui a supporté sur le plan humain et financier les conséquences du conflit. [...]
Quant aux dépenses (démarches administratives, déplacements des représentants...), seul
Imlil soutenait Aremd, mais sa participation, affirment des informateurs du même village,
était fort insuffisante.
33 Peut-on affirmer, pour tous les contextes, qu’une fusion des groupes est
automatiquement inscrite dans la structure segmentaire, sans prendre en compte
l’appréciation par les acteurs des coûts et profits attendus d’une action collective ? Le
conflit a pour objet les azibs (pâturages d’été) que fréquente Aremd. Les éleveurs, même
ceux appartenant à ce village, déclarent que tous les parcours appartiennent à la tribu. En
pratique, chaque village a l’habitude d’exploiter des parcours déterminés. Les éleveurs
168

d’Imlil et Mzik interrogés manifestent leur indifférence quant au conflit en disant que
leurs azibs sont distincts. Autrement dit, que le conflit soit tranché au profit d’Aremd ou à
son détriment, les effets sur leurs parcours d’été seront nuls. Comment alors s’attendre à
ce que des éleveurs participent à une action dont les fruits seront récoltés par d’autres,
fussent-ils de la même tribu ?
34 Cette question peut être posée même au niveau des lignages. La nuit du 24 mars 1990, un
glissement de terrain a détruit une section de la targa (20 mètres). Le lendemain, huit
hommes et deux garçons se sont rendus sur place pour réparer les dégâts. Il ne s’agissait
pas d’un curage de routine, le travail consistait à creuser une nouvelle targa. La position
et la nature des lieux rendaient la tâche difficile. Une telle réparation nécessitait la
mobilisation d’une grande partie du village.
35 Pour comprendre la coopération en question et ses limites, nous avons identifié les
participants ainsi que leurs propriétés situées dans le terroir irrigué par le canal détruit :

Usagers Participation Parcelles Agdals Noyers

1 + 5 3 35

2 + 5 3 35
3 + 7 0 0
4 + 0 3 0
5 et 6 +- 0 1 10
7 et 8 -- 0 1 10

– L’usager n° 3 a envoyé ses deux fils.


– L’usager suivant est venu avec son frère.
– Deux foyers (n° 5 et 6), qui ont une propriété indivise, sont représentés par un seul
travailleur.
– Deux frères défaillants (n° 7 et 8), qui ont aussi une propriété indivise, ont quand même
préparé l’un des trois repas consommés par les travailleurs.
36 Sept usagers appartiennent à un même lignage d’Aremd. Nous aurions pu hâtivement
conclure à une solidarité lignagère automatique ou motivée par une communauté
d’intérêts. Or, notre lignage comprend 12 foyers dont 7 seulement ont été mobilisés. Pour
le reste, nous ne pouvons même pas parler de défection, ils ne sont pas censés coopérer
car] ils ne possèdent aucune propriété dans le terroir en question.
37 Avant de terminer, soulignons un paradoxe auquel nous avons pensé tout au long de cette
recherche. Après que des auteurs aient critiqué les théories qui réduisaient l’explication
de l’action collective à l’existence d’intérêts communs, nous nous trouvons acculés, par
une littérature qui ne met en scène que les groupes et leurs structures, à insister sur cette
notion d’intérêt. S’il est admis que même la présence d’intérêts communs ne peut
déclencher une action collective, que dire alors des études où cette condition est
simplement passée sous silence ? Et si jamais on rencontre des cas de mobilisation qui
impliquent des personnes qui n’ont aucun intérêt dans l’action ou qui ont des intérêts
divergents, il faudrait expliquer comment leur action est possible et compréhensible
(existence de mécanismes de contrainte...).
169

38 Il faut noter que la jma’a peut sanctionner les usagers qui sont défaillants en dépit de
l’intérêt manifeste qu’ils ont dans la réalisation ou l’entretien d’un bien.
39 Deux sanctions peuvent être prises : le paiement d’une amende (azzayn) ou l’exclusion de
la jma’a (et non du village) (concernant la logique de l’action collective, voir Olson, 1978 ;
Boudon et Bourricaud, p. 1-15).
40 Hormis cette réserve, la prise en compte des intérêts en jeu dans une action collective
nous a permis au moins deux choses :
– définir pour chaque action entreprise le contenu social du groupe : au niveau du même
village ou de la même tribu, le groupe des irrigants réunis pour aménager leur targa ne
coïncide pas nécessairement avec celui des éleveurs engagés dans un conflit ayant pour
enjeu les parcours collectifs ;
– approcher la tribu, le village et le lignage non pas comme des groupes agissants (comme
le ferait une personne) mais comme composés d’acteurs ayant des stratégies individuelles
et communes qui ne sont pas nécessairement convergentes.
41 Avril 1990

NOTES
1. Paru dans Abhat, 1994, p. 25-40.
2. Chez les Seksawa, l’ assder est une « prise » qui rattache le canal aux quartiers du terroir
(Berque, 1978, p. 149, voir aussi, 153-155).

RÉSUMÉS
Comme pour les deux textes précédents, le présent chapitre porte sur l’action collective en
milieu rural et plus exactement sur la mobilisation collective en rapport avec l’organisation
sociale de l’irrigation. Sont décrites les règles traditionnelles organisant la mobilisation mais
aussi et surtout la négociation autour de ces règles, négociations menées par des individus, des
irrigants, dans le cadre de la jma’a du village, pour défendre ou s’opposer à telle ou telle règle. La
mobilisation décrite était en rapport avec le bétonnage des canaux d’irrigation réalisé en 1989.
Notre analyse montre que, même dans un milieu supposé traditionnel, la mobilisation est le fait
d’un groupe composé d’acteurs ayant des stratégies individuelles et collectives qui ne sont pas
nécessairement convergentes.
170

Chapitre 11. Jma‘a, tradition et


politique1

1 Je propose de considérer quelques changements et réformes qu’a subis une institution


traditionnelle : la jma‘a, mot arabe qui signifie réunion, assemblée. Partant de mes
observations dans le Haut-Atlas, je définis la jma’a comme une assemblée, un cadre
sociopolitique « informel » qui permet aux membres d’une communauté rurale (souvent
un village ou un groupement de villages) de se rencontrer pour discuter des questions
relatives à l’organisation des biens collectifs tels que les parcours, la mosquée et les
équipements hydrauliques. Les réunions sont irrégulières et se tiennent chaque fois que
des membres de la jma’a le décident. Elles ne se tiennent pas dans un lieu déterminé ; elles
peuvent avoir lieu dans une maison privée, devant la mosquée ou même dans la rue. La
composition n’est pas nécessairement toujours la même : toutes les questions ne
concernent pas forcément tous les membres du groupe. Par ailleurs, lorsque le groupe est
large, un groupement de villages par exemple, la jma’a est composée de délégués de
chaque village. Ces délégués peuvent être des notables qui représentent leurs lignages, ou
des notables cooptés selon des critères appropriés (pour telle ou telle question, certains
notables peuvent être plus compétents que d’autres). C’est au niveau de la jma’a que les
affaires collectives sont gérées, que les droits et les obligations des chefs de foyer sont
déterminés (tour d’hospitalité pour nourrir les étrangers de passage, tour de nourriture
du fqih, corvée de fumier ou de labour, curage des canaux d’irrigation...). La jma’a est l’une
des principales sources du droit local organisant les biens collectifs et les relations entre
les membres du groupe (contrats d’association, questions de voisinage). Elle peut prendre
des sanctions contre ceux qui ne se conforment pas au droit local. Celles-ci peuvent aller
d’une simple amende jusqu’au bannissement de la collectivité (voir Montagne, 1930,
p. 151-152, 219-231, 249-262 ; Berque, 1978. p. 321-27, 374, 418 ; Hart, 1981, p. 90-93, 96 ;
Rosen, 1979, p. 19-122, 38-39 ; Rachik, 1992).
2 En dehors de ses fonctions traditionnelles, la jma’a a été continuellement adaptée par les
acteurs politiques à des situations diverses. L’administration coloniale, en application du
principe de l’administration indirecte, a créé des jma’a officielles, puis des jma’a
administratives et judiciaires. D’autre part, plusieurs penseurs nationalistes ont vu dans
la jma’a le symbole de la démocratie locale. Et à partir des années 80, suite à l’échec d’un
développement rural centralisé, certains fonctionnaires et experts ont érigé la jma’a en
171

partenaire idéal dans la réalisation de ce qui était appelé le « développement


contractuel » et, plus tard, « développement participatif ». [....] Plus récemment, dans le
cadre de la promotion en milieu rural de la « société civile », des jma’a se sont constituées
en associations légales afin de réaliser des actions collectives (électrification des villages,
adduction d’eau potable...). Ce sont ces différents usages de la jma’a que nous nous
proposons d’analyser.

3 Dans la littérature coloniale française, la jma’a était souvent associée à la démocratie, à


« l’esprit berbère démocratique », à la liberté de la discussion (Koller, 1954, p. 43-50). Afin
de contrôler les tribus des montagnes, la France devait choisir entre la jma’a ou les caïds.
C’était un dilemme pour Robert Montagne, qui devait conseiller l’administration
coloniale. Son cœur était avec les « républiques berbères » et leurs jma‘as. Mais
l’administration coloniale devait s’appuyer sur les grands caïds, car il était impossible de
traiter avec les républiques berbères. Il aurait fallu des années de patience pour réunir la
moindre jma‘a et prendre des décisions au sujet de questions comme la réorganisation de
la région, la construction d’une route, le paiement des taxes et l’exercice de la justice.
L’administration aurait été continuellement accablée par d’interminables discussions et
d’insignifiantes réclamations. Montagne en concluait qu’il n’y avait pas de place pour
l’anarchie ordonnée des cantons berbères au sein d’un Etat moderne (Gellner, 1985,
p. 186).
4 Comme la jma’a ne pouvait être un partenaire politique de l’administration française, elle
aurait dû être purement et simplement négligée. Ce ne fut pas le cas. Paradoxalement,
non seulement l’administration coloniale cherchait à maintenir la jma’a, mais elle essayait
de l’implanter dans des zones rurales où elle n’existait plus ou pas. Ce paradoxe s’estompe
si l’on sait que la jma‘a dont parle Montagne est effectivement restée en marge des
réformes, lesquelles d’ailleurs, quand elles ont été présentées par l’administration
coloniale, étaient taillées à la mesure des besoins d’une administration « rationnelle ».
5 Dans le cadre de l’administration indirecte défendue au début du Protectorat par Lyautey,
des jma‘as officielles, représentant des communautés rurales, ont été créées en 1916
(dahir du 21 novembre 1916). Pour la première fois, la jma’a jouissait alors d’un statut
légal. Quelques années plus tard, c’est le principe de spécialisation qui sera introduit avec
l’institution des jma’as administratives et des jma’as judiciaires. Les fonctions se
précisaient. La jma’a judiciaire n’est pas compétente pour les affaires criminelles. Elle est
de plus petite taille que la jma’a administrative et comprend la plupart du temps sept
membres choisis par l’officier des Affaires indigènes qui en assure la présidence. Elle
dispose d’un secrétaire-interprète qui enregistre les rapports en français. La jma’a
administrative, destinée à traiter des affaires locales, est composée de chefs de village
(Gellner, 1969, p. 9, Bidwell, 1973, p. 210, 273-74).
6 Durant les années 40, la jma’a est invitée à jouer un rôle nouveau dans le projet de
modernisation du paysannat auquel s’emploie Jacques Berque (Secteurs de modernisation
du paysannat). Le projet consiste à faire participer les paysans à la gestion de fermes
collectives. La jma’a se trouve, là aussi, réduite à un conseil de notables cooptés par
l’administration, le pouvoir de gestion étant entre les mains d’un directeur français. A la
fin du Protectorat, la Résidence trouve dans la jma’a un moyen de réaliser la
172

décentralisation administrative. En juillet 1954, 1 021 jma’a sont créées dans la zone
française.
7 Les communistes français ont également tenté de créer des jma’as ouvrières. Lamoureux,
qui était actif parmi les ouvriers d’un grand barrage (Bin el-Ouidane), crée ainsi une jma’a
ouvrière afin d’attirer des adhérents marocains. Une autre similaire est créée dans le
centre minier de Jerada.
8 L’histoire des réformes de la jma’a n’est pas uniforme. La jma’a était une sorte de sésame
susceptible de résoudre les problèmes de l’administration indirecte, de la participation
paysanne, de la décentralisation administrative, voire de l’organisation syndicale. Dans
tous ces cas, les institutions créées n’avaient en commun que le nom jma’a. Les réformes
s’accrochent souvent au vocabulaire ancien et visent à créer ainsi une continuité entre le
passé et le présent. Ce conservatisme du signifiant est une des caractéristiques, des
réformes en général, il consiste à conserver un nom ancien pour une institution nouvelle
ou introduire une innovation sous une dénomination ancienne. Mais ce qui caractérise en
plus la réforme de la jma’a, c’est la disjonction entre l’action réformatrice et les
institutions réformées. Peu de choses rapprochent les jma’as officielles des jma’as dites
« naturelles » ou « clandestines » (Bidwell, 1973, p. 286). Il ne s’agit guère d’une
transformation mais plutôt d’une création de nouvelles institutions auxquelles est accolé
le nom de jma’a.
9 Les membres des jma’a officielles sont nommés par l’autorité coloniale sur proposition du
chef de la région pour une période limitée. Ils sont confinés dans des fonctions
consultatives, contrairement aux membres des jma’as traditionnelles qui, ayant le statut
d’associés, sont des chefs de foyer qui possèdent en commun des biens et décident, selon
leur rang social, de la gestion de ces biens. La population représentée par une jma’a
officielle doit être assez étendue pour satisfaire à des critères bureaucratiques. En 1930,
on comptait 72 jma’as judiciaires et en 1954 environ 1000 jma’as représentatives. La
population représentée par ces institutions variait entre 5 000 et 12 000 habitants
(Bidwell, 1973, p. 90, 273, 287). La jma’a traditionnelle est généralement de taille modeste,
car elle suppose des relations quotidiennes de proximité. Elle correspond à un village ou a
un ensemble de villages. Ce n’est pas cette jma’a effective, jugée inefficace du point de vue
de la rationalité bureaucratique, qui intéressait l’administration coloniale.
10 Dans une logique de réforme, c’est moins la logique (la nature, le contenu...) de
l’institution à réformer qui importe que celle du réformateur. Ici la réforme est une
tentative de changement que pondère le recours à la tradition ; ce changement s’inscrit
effectivement dans une logique de rationalisation administrative où le respect de la
tradition ne joue qu’un rôle symbolique. La réforme est souvent fondée sur un rapport
ambigu à l’égard de la tradition et de l’innovation. La jma’a traditionnelle est négligée (on
va jusqu’à la qualifier de clandestine) et même ignorée par les réformes administratives.
La jma’a nouvelle est une institution inédite qui n’a avec l’ancienne qu’un rapport
d’homonymie.
11 La réforme de la jma’a est caractérisée par un décalage entre le changement réalisé et les
institutions visées par le changement. L’administration ne s’intéresse pas à la jma’a,
structure politique effective, mais instaure des structures nouvelles inspirées à la fois
d’une interprétation particulière de la tradition de la jma’a et des exigences des acteurs de
la réforme, en l’occurrence celles liées à la rationalité administrative.
173

II

12 Les nationalistes marocains qui écartaient, souvent, tout ce qui sentait le tribal, ont
valorisé, à leur manière, la jma’a en y percevant le symbole de la démocratie locale. Allal
al-Fassi la présente comme le porte-parole des communautés rurales vis-à-vis du
gouvernement (al-Fassi, 1952). En 1956, juste après l’indépendance du Maroc, l’Istiqlal
projetait de créer des jma’as de village élues. Parlant de la commune rurale, en 1957,
devant les fonctionnaires d’autorité, Mehdi Ben Barka commença par rappeler la
démocratie marocaine traditionnelle : le Maroc « a eu, avec la jma’a, une institution à la
fois très vivante et originale. Avant le Protectorat, la vie démocratique était pleine de
force : elle était entretenue par les (150) jma’as, centres de guerre et de paix, dans les
campagnes. » La commune rurale « pourra comprendre une jma’a élue par les douars ;
chacun de ceux-ci envoyant deux représentants dont le total formera une assemblée
dirigée par un raïs, ou cheikh, élu, assisté d’un secrétaire et d’un trésorier... » (Ben Barka,
« La commune rurale », al-Istiqlal, 2 mars 1957).
13 D’autres ont vu dans la jma’a le symbole du socialisme. Le programme du Mouvement
populaire (parti défendant les ruraux et les Berbères) de 1959 déclarait « la djemaa, cellule
vivante de la communauté locale, et l’existence des terres collectives doivent être à la
base de nos efforts pour la construction du socialisme » (cité dans Waterbury, 1975,
p. 255).
14 La jma’a traditionnelle n’est pas un groupe autonome, un groupe à part. Elle n’a pas
d’existence en dehors du groupe social auquel elle est rattachée (voir Gellner, 1969,
p. 89-90). Aussi la jma’a n’est-elle pas nécessairement égalitaire. Elle peut être associée à
une gestion plus ou moins démocratique, oligarchique, voire despotique. La jma’a n’est
que la manifestation politique de la structure du pouvoir qui prévaut dans le groupe
concerné. Il arrivait qu’un chef puissant diminue son autonomie. Toutefois, les acteurs
politiques n’en ont souligné que l’aspect démocratique, cet aspect même qui pourrait être
invoqué pour contrecarrer les notables traditionnels dont le pouvoir a été consolidé
durant le Protectorat.

III

15 Les promoteurs du développement rural contractuel et participatif et, plus récemment,


ceux de la société civile en milieu rural essaient de tirer profit de l’efficacité pratique de
la jma’a, de son caractère flexible. Celle-ci est perçue comme une ressource sociale dans
l’émergence d’une société civile en milieu rural (F. Mernissi, 1997, p. 46, 59). Elle a été
récemment utilisée afin d’inciter les groupes ruraux à créer des associations modernes.
Les communautés où la jma’a est encore active, où ses membres continuent à se réunir en
vue de gérer les biens collectifs seraient plus sensibles et plus aptes à créer des
associations locales et à réaliser des projets collectifs. Leurs membres sont habitués aux
actions collectives et disposent d’outils sociaux et juridiques pour les mener à terme.
16 Il faudra noter que pour Fatima Mernissi, ce qui est en jeu, ce n’est pas une jma’a créée
par l’administration ou imaginée par une élite politique, mais des jma’as actuelles et
effectives, c’est-à-dire de petites communautés de chefs de foyer partageant un nom
commun, un habitat, une tradition et des biens. Soulignons que ce que Montagne
reprochait à la jma’a traditionnelle est actuellement valorisé par des militants de la
174

société civile. Cela s’explique peut-être par la nature de l’action exercée par les différents
acteurs. L’action de l’administration coloniale est homogénéisante et tend à s’appliquer à
un espace juridique de plus en plus large, alors que l’action des associations est
fragmentée, car elle se situe, à dessein, au niveau des groupes sociaux de taille modeste.
Aussi la taille de la jma’a et les procédures qu’elle peut mettre en œuvre constituent
certes un handicap pour une action centralisatrice mais deviennent un atout pour des
actions centrifuges. Impliquée dans les affaires de la société civile, la jma’a change
notamment pour ce qui est de son rôle politique et de la nature de son leadership. Ces
changements ne sont pas inscrits dans une logique de réforme. Une réforme à l’échelle
nationale serait incompatible avec les interventions ponctuelles des associations.
17 Depuis 1986, plusieurs villages se sont organisés en associations afin de prendre en charge
des biens collectifs aussi divers que les installations destinées à l’électrification ou à
l’adduction d’eau, les dispensaires médicaux et les ambulances et la voirie. La première
caractéristique qu’il faut souligner, c’est que l’initiative de créer des associations de
village est, dans la plupart des cas, exogène. Ce sont des émigrants, qui n’ont pas rompu
avec leurs villages, qui ont souvent eu une part active dans la création des associations,
bien avant même le climat qu’a créé la promotion de la société civile. L’association dont il
est question ici implique donc des émigrants et des membres de la jma’a. L’interaction
entre ces deux types d’acteur explique certains changements intervenus dans la jma’a.
Rapportée dans un livre de Fatima Mernissi, l’expérience des villages de la tribu des
Ghojdama vivant dans la commune rurale d’Abadou (wilaya de Marrakech) est
significative à cet égard. L’association culturelle est créée en 1994. L’un de ses fondateurs,
Ali Amahan, originaire de la tribu, est un anthropologue qui vit à Rabat. Dans cette petite
tribu (8 834 personnes, 1 288 ménages), plus de 40 associations ont été créées entre 1994
et 1997.
18 L’association du village Aït Itkel (121 foyers) a réalisé plusieurs projets. Un équipement
hydraulique entre mars et août 1995. La coopération japonaise a financé le projet (50
000 $) et le village a fourni la main-d’œuvre. Quelques mois plus tard, un projet
d’électrification du même village est réalisé en trois mois (avril-juillet 1996). L’opération a
coûté 750 000 dirhams (environ 80 000 $). L’Association Migration Développement a
financé 60 % du projet et les villageois le reste. Tous les mois chaque foyer paie en
moyenne 25 dirhams (3 $) pour l’eau et l’électricité.
19 Ne pas dépendre continuellement du gouvernement, avoir un espace de liberté pour
gérer ses propres biens collectifs, est une dimension essentielle de la société civile. En
milieu rural, là où l’État est réputé pour son inefficacité et où les communautés sont
contraintes de ne compter que sur elles-mêmes, raisonner en termes de société civile
peut permettre à ces communautés de conserver leur autonomie dans la gestion des
biens.
20 Cependant, les associations locales ne le sont pas complètement. Nous venons de noter
que leurs fondateurs sont souvent des « émigrants » qui ont gardé des liens avec leurs
villages. De plus, les associations des villages s’organisent en réseaux associatifs qui
permettent l’échange d’expériences et l’harmonisation des actions des associations. Les
leaders de réseaux tentent de dépasser l’atomisation des associations et leur
juxtaposition. Par exemple, les associations de la tribu Ghoujdama appartiennent à
l’Association Migration Développement-Local (AMD-L), créée en 1994, qui est une
fédération de plusieurs associations. Ce réseau permet de consolider le lien entre le
niveau local et le niveau national. Toutefois, ce sont les citadins, les émigrants, qui
175

maîtrisent le réseau, la jma’a garde son caractère « paroissial », et ses membres


continuent à être occupés par la chose locale.
21 La nature des nouveaux biens collectifs est cruciale, en ce sens qu’elle permet
d’augmenter le pouvoir des gens instruits. Les membres de la jma’a sont habitués à
compter sur eux-mêmes en ce qui concerne les biens collectifs traditionnels (mosquées,
canaux d’irrigation, parcours collectifs...). Leur connaissance et leur expérience en
matière d’organisation collective sont toujours nécessaires dans la réalisation de
nouveaux projets. Mais pour créer une association, gérer la comptabilité des équipements
électriques, entretenir et réparer les engins mécaniques, etc., ils sont contraints de
compter sur la compétence des jeunes instruits. Lorsque la nouvelle technologie, les
procédures juridiques légales sont en jeu, la jma’a recourt à l’intervention des techniciens
et des leaders d’associations qui négocient pour eux et font le travail à leur place. C’est ce
qu’exprime un vieux membre de la jma’a : « La jam’iyya (association) du village s’appuie
sur les gens éduqués qui sont de plus en plus impliqués dans la solution de nos problèmes.
Ils négocient pour nous. » (F. Mernissi, 1997, p. 76.)
22 Pour gérer les nouveaux biens collectifs, ces élites créent ainsi une nouvelle structure de
pouvoir et une nouvelle division du travail au sein des associations des villages. Avec le
retour au village des jeunes instruits, nous pouvons nous attendre à de grandes mutations
dans les instances dirigeantes des communautés rurales. Les nouveaux entrepreneurs
politiques sont en train de donner de nouveaux fondements au pouvoir (savoir technique
et juridique, relations avec les bailleurs de fonds...). Il leur arrive d’entrer en conflit avec
l’élite traditionnelle, les vieux en turban, comme certains jeunes se plaisent à les
désigner.
23 En dépit des changements que connaît la campagne marocaine, la jma’a demeure un
espace public traditionnel. Seuls les chefs de foyer mâles participent aux réunions. De
plus, certains résidents du village, tels que les étrangers et les forgerons, ne peuvent y
participer. La promotion de la société civile, selon certains militants, ne doit pas
seulement consister en des actions de développement mais doit affecter également le
processus de démocratisation. Aussi la jma’a est-elle créditée d’être un outil mobilisateur
de groupes ruraux, mais aussi critiquée pour son inadéquation aux principes
démocratiques. Pour mériter sa place dans la société civile, la jma’a devra se conformer
aux normes et valeurs de la démocratie moderne que les associations villageoises visent à
diffuser.
24 « La modernité, écrit Fatima Mernissi, c’est d’avoir toujours le choix entre plusieurs
alternatives. [...] On est libre de penser tout notre patrimoine, berbère, arabe,
méditerranéen, universel... Les solidarités traditionnelles de la jemâ’a doivent être
sérieusement analysées comme capital social et articulées à des stratégies globales, et non
bloquées dans des modèles archaïques d’allégeance stupides et insensés. Le capital social
du Haut-Atlas, la solidarité de la jemâ’a n’auront une portée moderne que s’ils sont insérés
dans des stratégies nationales, maghrébines, méditerranéennes et universelles...
Comment échapper aux identités tribales et nous en construire d’autres qui soient basées
sur le respect des droits universels ? » (F. Mernissi, 1997, p. 139.)

IV

25 Peut-on après cette brève analyse des différents usages et conceptions donner une
définition simple de la jma’a ? Il est clair que c’est impossible. Pour elle, comme pour la
176

tribu, le clan, le makhzen, nous sommes restés prisonniers de définitions essentialistes,


souvent sans même être conscients de ce piège. On a voulu définir la jma’a comme s’il
existait une vraie jma’a, une jma’a originelle dont on pourrait identifier les changements
dans le temps. Les jma’a réelles sont diverses, et une définition abstraite montre bientôt
ses limites, car la définition d’une institution donnée ne tient pas compte des usages que
les acteurs font de cette institution. Pour les paysans, la jma’a, comme la famille ou la
prière, est avant tout vécue, et même si elle est pensée, elle l’est par rapport à une
situation donnée. De plus, dans un esprit pragmatique, les paysans en modifient les règles
en l’adaptant à des situations nouvelles. Montagne et l’administration coloniale voulaient
une jma’a qui puisse s’intégrer dans la machine administrative, avec procédures des
fonctions précises. Les jma’as que l’on a créées, dans cette perspective, ne sont ni factices,
ni moins vraies que les autres. Ce qui importe le plus, c’est la logique des acteurs, leurs
attentes et les contraintes qui s’exercent sur eux. C’est pourquoi, contrairement à la jma’a
de Ben Barka et de Allal al-Fassi, la jma’a qu’observe Fatima Mernissi et d’autres n’est pas
démocratique. Les militants de la société civile ont d’autres soucis : la lenteur des
procédures, la taille de la jma’a sont des préoccupations qui passent au second plan par
rapport aux principes démocratiques, notamment celui de l’égalité entre les hommes et
les femmes.

NOTES
1. Paru dans Hespéris-Tamuda, 2003, p. 147-155.

RÉSUMÉS
On ne peut lire un texte sur l’organisation sociale en milieu rural sans rencontrer le mot jma‘a ou
ses équivalents en berbère. Traditionnellement, la jma‘a, est un cadre sociopolitique qui permet
aux membres d’une communauté de gérer leurs affaires collectives. Mais depuis la colonisation,
elle a changé. Plusieurs acteurs politiques (administration coloniale, partis politiques, syndicats)
s’en sont emparé pour lui imposer de nouveaux sens. Ce texte est une esquisse des adaptations de
la jma‘a à différents projets politiques : colonial, nationaliste, moderniste...
177

Chapitre 12. Comment disparaît une


norme 1

1 Comme le capitaliste de Mannheim qui continuait à traiter ses ouvriers suivant des
catégories patriarcales et comme ces prêtres qui continuaient à interdire le prêt à intérêt
dans un nouveau contexte fondé non sur le voisinage et les relations de face à face mais
sur des relations impersonnelles, les nomades dont il est question ici continueraient eux
aussi à valoriser et à pratiquer des normes qui paraissent inadaptées (amour du cheval,
polygamie, etc.). Mais lorsqu’il s’agit d’élevage, la tendance générale consiste dans une
adaptation perpétuelle aux nouvelles conditions en adoptant de nouvelles normes et en
abandonnant les anciennes.
2 Comment rendre compte de l’abandon des normes qui étaient essentielles au nomadisme
et de l’adoption de nouvelles normes qui permettent sa survie ? Pour répondre à cette
question, je considère deux notions, deux normes structurelles, le chart et la mniha, qui
étaient au centre de l’organisation de la mobilité nomade. Ces normes seront d’abord
analysées dans leur rapport aux structures sociales qui fondaient leur existence et aux
acteurs qui avaient un intérêt à les appliquer. Puis nous considérons des processus
sociaux qui expliquent la disparition des normes en question. Dans un contexte de
changement social, nous insisterons sur l’inadéquation des anciennes normes avec les
nouvelles motivations des nomades.

Normes et structures sociales


3 Les nomades étudiés ici appartiennent à la confédération Beni Guil (Maroc oriental, pour
plus de détail, voir Rachik, 2000). La communauté pastorale dans le cadre de laquelle est
régulièrement organisée la production pastorale s’appelle douar. Ce mot réfère à l’idée
d’un campement circulaire de tentes. Le douar est souvent expliqué par des raisons de
sécurité. Les nomades l’adoptaient lorsqu’ils se trouvaient loin de leur territoire, dans des
régions où ils redoutaient les razzias. Cette explication est partielle, car les nomades Beni
Guil ont continué à se déplacer en douar jusqu’aux années 70, c’est-à-dire une soixantaine
d’années après la « pacification » de l’Oriental par l’armée française.
178

4 La notion de douar ne réfère pas seulement à une morphologie temporaire des tentes, elle
désigne aussi un groupe social qui existe indépendamment des formes que les tentes
prennent au cours de l’année. Pour un nomade, le douar est un campement circulaire de
tentes et un groupe de personnes avec qui il a l’habitude de se déplacer. Ce n’est pas un
établissement précaire, un groupement éphémère de tentes fondé sur des faits
provisoires comme l’insécurité et l’émigration pastorale. C’est un groupe de foyers qui a
l’habitude de se déplacer et de camper ensemble. C’est la communauté pastorale de base.
Il faut donc examiner non seulement la double morphologie du douar, tantôt groupé
tantôt dispersé, mais surtout les raisons qui poussent des nomades à nouer des relations
plus ou moins durables et les processus sociaux qui expliquent le maintien de ces
relations.
5 La majorité des nomades possédait en moyenne 3 à 5 chameaux utilisés comme animaux
de bât. Le gardiennage des chameaux, réputé être une tâche délicate, nécessite un gardien
professionnel. On sait que les chameaux exigent une attention constante à cause de leur
tendance à l’errance (lbel tahmel). Leur gardiennage était l’objet d’un chart (contrat non
écrit). Le gardien avait droit annuellement à une douzaine d’agnelles. Le contrat
déterminait également ce qui est communément appelé ‘awla, c’est-à-dire la quantité
d’aliments mensuelle due au gardien (farine, blé, sucre). En plus, il avait droit à une mniha
, c’est-à-dire une dizaine de brebis ou une chamelle qu’il gardait provisoirement pour les
traire à son compte. Une fois par an, il avait droit à un vêtement (une djellaba et un
burnous), des bottes en hiver et des sandales en été. Le contrat était complexe dans la
mesure où la rémunération se faisait au prorata des chameaux possédés. Par exemple,
pour un chameau le propriétaire donnait une chevrette, pour quatre une agnelle et pour
dix deux agnelles.
6 Le douar correspondait à un groupe de chefs de foyer qui avaient un intérêt commun à
réunir leurs chameaux afin de former un troupeau assez grand (une soixantaine) pour
être confié à un gardien. Le recrutement d’un gardien commun constituait la motivation
principale, immédiate et explicite du douar. Troupeau et gardien communs étaient le
fondement principal du douar dont la taille était déterminée par le nombre de foyers
capables de réunir un troupeau de chameaux suffisamment grand pour justifier le
recrutement d’un gardien. La taille moyenne du douar était de six foyers.
7 Le groupement des tentes présentait d’autres avantages. Plusieurs tâches étaient
alternativement exécutées par les membres du douar. La recherche de nouveaux parcours
était accomplie par un ou deux éclaireurs (hawwas). Il n’était pas non plus nécessaire que
les membres du douar aillent au souk (marché hebdomadaire) pour l’achat des denrées
indispensables et pour la vente du cheptel (jliba). Le douar permettait ainsi une économie
de temps, d’efforts et d’argent.
8 Le douar correspondait rarement à un lignage. Ce n’était pas un groupe d’appartenance,
mais un cadre de coopération, un groupe constitué en vue d’une action collective
déterminée. Des nomades issus de lignages différents formaient souvent un douar. Il faut
également noter que contrairement aux groupes d’appartenance (lignage, fraction, tribu),
le douar n’avait pas de nom collectif. Il est un groupe sans emblème, sans identité
collective, ce qui souligne davantage son caractère d’association économique volontaire.
9 En établissant la liste des gens qui avaient l’habitude de camper ensemble, mes
interlocuteurs ne citaient, pour certains douars, que le nom d’une seule personne. Il
s’agissait de grands nomades, dits localement kbir (pl. kbar). Les grands ont tout intérêt,
179

vu le nombre de leurs chameaux (plus de 50) et la taille de leurs troupeaux (plus de 500
têtes), à ne pas s’associer à d’autres nomades mais à constituer leurs propres douars.
10 Deux types de douar sont donc à distinguer : le douar du grand et celui composé de petits
et moyens éleveurs. Au niveau terminologique, le mot douar s’applique aux deux types de
communauté. Le vocabulaire est par contre précis lorsqu’il s’agit de nommer leurs
gardiens respectifs. Les nomades distinguent entre boumhawech et moul lbel. Le gardien est
dit moul lbel, c’est-à-dire le « maître des chameaux » lorsqu’il garde le troupeau du grand.
Par contre, lorsqu’il « ramasse » les chameaux appartenant à plusieurs nomades, il est
appelé boumhawech (le ramasseur).
11 Le grand employait des bergers et un gardien de chameaux. Il admettait dans son douar
des indigents qui n’avaient pas de chameaux et qui comptaient ainsi sur lui pour se
déplacer. Le douar du grand pouvait atteindre, et des fois dépasser, une dizaine de foyers.
Les liens entre les grands et les indigents sont définis en termes de charité. Ceux-ci
pouvaient se déplacer grâce aux grands qui leur prêtaient des chameaux et leur
donnaient le nécessaire pour survivre. Voici comment un grand décrit ces liens :
12 « Celui qui ne possédait pas de quoi se déplacer, on l’aidait à le faire [en lui donnant des
chameaux]. Celui qui n’avait pas de bétail, on lui donnait quelques brebis laitières [mniha].
Celui qui n’avait pas de laine, on lui donnait de quoi confectionner sa tente. »
13 Le douar est principalement une association pastorale entre plusieurs nomades, le
gardiennage collectif étant généralement son pivot principal. Cependant, chaque fois que
la coopération est superflue, voire désavantageuse, le douar correspond au foyer d’un
grand autour duquel vivotent les familles des bergers, du gardien et des indigents. Le
douar réfère à la fois à la coopération pastorale, à l’autonomie des grands et à la
dépendance des infortunés. Il peut être approché comme une forme culturelle et
l’associer à des notions référant à la charité (mniha) et au droit (chart, contrat).
Cependant, ces notions ne sont pas homogènes. J’ai évité ce postulat, souvent implicite,
qu’un groupe tribal, parce que de dimension restreinte, ne peut être que socialement et
culturellement homogène. Les fondements culturels du douar ne sont pas seulement
hétérogènes mais également exclusifs. Nous avons distingué deux types de douar : l’un
fondé sur des notions d’égalité et de contrat, l’autre sur des notions de dépendance et de
charité. Le choix du douar dépend de la richesse du nomade, du nombre de moutons et de
chameaux dont il dispose : un grand n’a pas intérêt à s’associer à d’autres nomades et
fonder son douar sur le contrat ; un propriétaire moyen ne peut à lui seul recruter le
gardien des chameaux et former son propre douar, ni intégrer des indigents au nom de la
charité ; un indigent est contraint d'intégrer le douar du grand. A ce niveau, les
contraintes et les ressources liées à la richesse du nomade doivent être prises en
considération pour comprendre pourquoi certains nomades – petits et propriétaires
moyens – réfèrent au contrat, à l’égalité, à l’entraide, au sevrage mutuel, au gardiennage
des moutons à tour de rôle, etc. et d’autres, les grands et leurs clients, à la charité, à
l’aide, à l’inégalité.

Disparition du chart
14 La réduction de l’aire de nomadisation et la dégradation des parcours, que la sécheresse
des années 70 n’a fait qu’aggraver, désavantagent le déplacement en groupe. Cadre social
de mobilité et de coopération pastorale, le douar est devenu un souvenir de plus en plus
180

lointain. Les nomades lient clairement et directement la disparition du douar à l’abandon


du chameau, consécutif à la sécheresse des années 70 et 80. A la fin des années 80, presque
tous les nomades ont vendu leurs chameaux.
15 Pour un nomade, contraint de fixer sa tente ou de se déplacer seul, le douar est devenu
anachronique. Il n’a d’autre issue que de retirer ses chameaux et ainsi rompre le contrat
pastoral. Ses compagnons restent ensemble tant que d’autres retraits ne viennent pas
diminuer considérablement le troupeau commun. Le salaire du gardien étant fixe, toute
diminution du troupeau conduit à une augmentation du coût des contributions
individuelles.
16 Le chart lié au gardiennage des chameaux a rapidement et complètement disparu. Le chart
passé avec le berger tend aussi à disparaître : la majorité des bergers et des employeurs
lui préfèrent de nouveaux contrats basés sur un salaire mensuel. Le paiement annuel et
en nature paraît de plus en plus désuet. Un lien durable n’arrange plus aucune partie : la
majorité des bergers veut être payée au mois et quitter son employeur chaque fois qu’une
opportunité meilleure se présente ; la majorité des employeurs a intérêt à recruter des
bergers à des périodes déterminées de l’année où le besoin d’une aide est le plus pressant.
A noter ici que la norme qui dépend exclusivement des structures collectives disparaît
plus rapidement (parfois brusquement) que les normes qui ont comme cadre social des
relations sociales privées.

Disparition de la mniha
17 La majorité des grands n’a pas attendu la sécheresse pour rompre avec la pratique
ancestrale qui consiste à rechercher des parcours plantureux dans l’attente d’années
pluvieuses favorables à la reconstitution du troupeau. Leur réaction est inédite et touche
au fondement même du nomadisme traditionnel. La lente mobilité spatiale, associée au
chameau, est devenue inadéquate puis immédiatement désuète, dans un contexte qui
offre un moyen rapide de déplacement. Grâce au camion, les grands comptaient tirer le
maximum des parcours dégradés, en se déplaçant rapidement entre des parcours
éloignés.
18 Mais le camion n’est pas un simple substitut commode et rapide du chameau. Il n’est pas
seulement un moyen de transport. Comme le chameau, il est au centre d’un réseau de
relations sociales. Pour mieux gérer son troupeau et exploiter au maximum les
potentialités de son environnement, le nomade a tout intérêt à adapter son réseau social
aux nouvelles conditions de l’élevage. Le transport motorisé favorise de nouvelles formes
de coopération.
19 Le camion permet surtout de nouer de nouvelles relations sociales durables. Certains
grands forment des groupements pastoraux comprenant une dizaine de nomades. Comme
les déplacements sont de moins en moins fréquents, c’est moins la mobilité de la tente et
du troupeau que le transport quotidien de l’eau qui rend nécessaire le campement près
d’un propriétaire de camion.
20 Cette nouvelle unité pastorale rappelle l’ancien douar du grand. Le propriétaire du
camion occupe une position centrale, tous les membres du campement en dépendent.
Mais le statut de ces derniers et la nature des relations qui les lient au grand ont changé.
Il ne s’agit plus de pauvres nomades, et les relations sociales sont fondées moins sur la
charité que sur le service rémunéré. Les compagnons du grand sont tous des propriétaires
181

moyens (plus de 100 moutons). Prenant en compte ces nouvelles conditions de l’élevage, il
faut rappeler que l’accompagnement d’un grand est plus dicté par le besoin régulier du
transport de l’eau que par le déplacement de la tente et du troupeau qui devient de moins
en moins fréquent. C’est moins le transport de la tente que l’approvisionnement en eau
qui constitue la raison principale du nouveau campement. En été, le transport de l’eau
doit s’effectuer quotidiennement. Rien n’est plus gratuit. Pour un déplacement d’une
cinquantaine de kilomètres, il faut prévoir 350 à 400 dirhams (35 à 40 $). Au douar fondé
sur la charité se sont substituées des unités pastorales fondées sur la rétribution des
services.
21 Un grand pouvait se permettre, au nom de la charité, de prendre en charge quelques
indigents. Mais dès qu’il achète le camion, il se débarrasse des indigents qu’il ne peut plus
transporter. Il a le choix entre se déplacer seul ou former une unité pastorale, sur de
nouvelles bases, avec d’autres nomades ayant besoin de ses services (transport d’eau
principalement). Quand le grand possédait une cinquantaine de chameaux, il pouvait
adopter des clients à qui il prêtait au besoin deux ou trois chameaux. Le maintien de ce
type de relation n’est ni possible, ni rentable après l’adoption du transport motorisé.
Contrairement au chameau, le camion coûte cher au grand.
22 Les notions liées à la charité (mniha, sadaqa) disparaissent au profit de notions qui
impliquent la réciprocité et la rémunération (mouqabil, lakhlas). Ce n’était pas seulement
le sens que les grands accordaient à la charité (leurs attitudes ou dispositions) qui les
poussait à accepter des indigents dans leurs campements, c’était également le fait d’avoir
un excédent de chameaux et que ceux-ci étaient encore le seul moyen de déplacement des
tentes. La notion de charité peut guider l’action altruiste (ou justifier des relations de
dépendance) tant que se maintiennent les conditions sociologiques qui rendent possible
une action charitable. Un grand qui achète un camion ne devient pas, en tant que tel,
mauvais et moins charitable. Seulement, la notion ancienne de charité ne peut plus
« donner forme à son action » sans endommager sa richesse.
23 Contrairement au chart qui dépendait d’une collectivité, la mniha était le fait d’un seul
individu. Une norme ne disparaît pas suite à la disparition de l’acteur et des structures
qui la prennent en charge, elle peut également disparaître si l’acteur (ici le grand, mais
aussi le berger) n’a plus intérêt, vu les nouvelles conditions de l’élevage, à la perpétuer.
24 Ce sont les informations sur les contraintes et les ressources, les motivations et les
objectifs des nomades qui nous ont permis de comprendre comment des normes ont été
abandonnées et d’autres adoptées. Nous avons essayé de comprendre l’abandon de la
charité au profit de la rémunération en réunissant des informations à la fois sur l’ancien
douar du grand et sur sa nouvelle unité pastorale. On ne peut se contenter de dire que les
notions de charité et de réciprocité ont successivement guidé l’action des nomades. Il faut
préciser de quels nomades il s’agit, préciser leurs positions sociales et tenir compte de la
dimension sociologique de ces notions, c’est-à-dire restituer la situation sociale et les
relations sociales qu’elles impliquent. La mniha est liée au douar, au chameau et aux
relations de dépendance entre grands et indigents. La notion de réciprocité est liée aux
nouveaux groupements pastoraux et aux contraintes du transport motorisé.
25 Il faut enfin noter que la défection du grand ainsi que la rupture du contrat pastoral
collectif ont été aussi favorisées par le caractère lâche des structures sociales pastorales.
La liberté de quitter et d’abandonner le douar, un groupe social qui n’a même pas de nom,
est très grande. Aucune contrainte (sociale, morale) ne vient limiter les stratégies de
retrait et de défection des nomades.
182

NOTES
1. Paru dans Mutations sociales et réorganisation des espaces steppiques, Mohamed Mahdi (éd.),
Casablanca, Annajah al Jadida, 2004, p. 57-65.

RÉSUMÉS
La liste des institutions traditionnelles disparues est longue. Chez les nomades elle le semble
encore plus. L’enjeu est d’abord théorique : comment rendre compte de la disparition d’une
norme ? Nous avons essayé de répondre à cette question en analysant la disparition de normes
traditionnelles essentielles au nomadisme en montrant l’inadéquation entre ces normes (chart et
mniha) et les nouvelles motivations des nomades engagés dans des structures et de nouveaux
processus sociaux.
183

Chapitre 13. Les nomades et l’argent1

1 De riches nomades me révélaient qu’ils ne savaient pas compter l’argent qu’ils confiaient
aux commerçants de l’oasis de Figuig venus s’installer à Tendrara. Cette pratique était la
règle, au moins, jusqu’aux années 50. L’argent ne circulait pas dans les steppes, il n’était
pas nécessaire pour une économie pastorale reposant presque totalement sur les
ressources naturelles. Depuis les années 70, le rapport à l’argent a considérablement
changé. Nous allons brièvement examiner ces changements et leurs effets sur les
relations sociales. Les processus sociaux dont il est ici question ont été décrits sous un
autre angle dans un live consacré aux changements sociaux chez les Beni Guil, Maroc
oriental (Rachik, 2000). Les données réunies entre 1989 et 1991 ont été actualisées par une
courte visite en 2002 et une série d’entretiens conduits en 2006, sous notre direction, par
Mohamed Kadiri et Saïd Sbaï, à Tendrara et dans ses environs.

2 Les nomades avaient deux modes principaux pour se procurer l’argent. De nombreuses
razzias ont été rapportées par les autorités militaires françaises. En mai 1896, sept
cavaliers Beni Guil attaquèrent, loin de leur territoire, une caravane d’une tribu
algérienne composée de trois cavaliers et huit fantassins. Ils s’emparèrent de l’argent
provenant de la vente des moutons et 44 chameaux chargés de grains, d’épices et d’étoffes
2
. Par ailleurs, plusieurs faits indiquent l’importance du commerce caravanier chez les
Beni Guil. Leurs caravanes faisaient le lien entre Figuig, le Tafilalet et le Touat
(actuellement en Algérie). Les marchandises étaient variées : soie, lin, burnous,
couvertures en laine, etc. Des contrats conclus avec des commerçants de Figuig montrent
aussi que des nomades Beni Guil participaient au commerce caravanier. En 1903, une
caravane des Beni Guil, qui retournait dans le pays avec 250 chameaux chargés d’orge
achetée au marché de Maghnia en Algérie, fut razziée près d’Oujda3. Les troupes militaires
mobiles françaises contrôlaient le commerce caravanier. Au cours de la reconnaissance
venue de Berguent [décembre 1904], deux petites caravanes, l’une de 11 chameaux,
l’autre de 13 chameaux, ont été reconnues appartenir, l’une à des Oulad Hajji (Beni Guil)
revenant de la Gara de Debdou et portant des grains [...] sur le point de fuir dans l’ouest,
l’autre des Oulad Mbarek venant de Figuig et rapportant un approvisionnement de dattes
à leurs fractions qui s’étaient enfuies au mois de novembre du côté de Debdou pour se
184

rapprocher du prétendant [Bouhmara]4. En 1904, des députations représentant des tribus


Beni Guil ont rencontré le commandant supérieur de Colomb, afin d’obtenir des garanties
pour la sécurité de leurs caravanes5.
3 Les Beni Guil étaient dépendants du commerce lointain. La sanction la plus insupportable
pour leur économie était l’interdiction des marchés par l’autorité française. La fermeture
des marchés rendait leur situation très précaire. L’accord de janvier 1904 avec les
autorités françaises était essentiellement motivé par l’accès aux marchés algériens.
Jusqu’aux années 30, aucune agglomération n’existait chez les Beni Guil. Bouarfa qui
comptait 8 770 habitants en 1960, est né après la découverte (1919) et l’exploitation (1925)
d’un gisement de manganèse. Tendrara, qui comprenait 1 600 habitants en 1970, n’était
qu’un point d’eau (agla). Seul le commerce caravanier leur permettait d’échanger leurs
produits contre les marchandises et denrées nécessaires. Les marchés les plus proches
étaient ceux de Figuig et Debdou et, à partir des années 1900, ceux de Aïn Beni Mathar et
de Beni Ounif. Ce dernier a connu, à partir de 1904, une activité commerciale considérable
grâce aux fréquentations régulières des Beni Guil et les autres tribus nomades voisines.
Pendant le mois de mars 1905, chaque jour des caravanes des Beni Guil arrivaient sur le
marché amenant pour la vente des moutons et des chameaux et rentrant dans leurs
campements avec des chargements de blé, d’orge, de semoule, de sucre, de café, de thé,
etc. Cette situation n’était pas exceptionnelle. Une année plus tard, il est rapporté « que
les indigènes de l’Ouest continuaient à fréquenter régulièrement Beni Ounif. Les Beni Guil
surtout, dont les campements sont, en ce moment, situés aux environs du centre,
viennent très nombreux vendre des moutons, du beurre, du poil de chèvre, etc. et acheter
tout ce qui leur est nécessaire6. » « Pendant l’été de 1906, les Beni Guil ayant appris la
baisse du prix des céréales dans le Tell algérien y envoyèrent de nombreuses caravanes.
Pendant les mois de juillet et août, le seul poste de Forthassa délivra des permis pour un
total de 1 500 chameaux. » (Lt. Bauger, 1907, p. 38.)
4 Dès les années 40, les moyens de transport modernes, les chemins de fer et notamment le
camion ont réduit le chameau à une fonction pastorale. Des témoignages de l’époque
soulignaient ce changement. Blachier nota en 1949 que les chemins de fer et les poids
lourds automobiles ont relégué le chameau transporteur au second plan. La caravane de
chameaux ne tardera plus à n’être qu’un souvenir (Blachier, 1949, p. 10). Gallié constata
aussi en 1953 que les caravanes de chameaux escortés d’hommes armés cherchant les
produits nécessaires avaient été supplantées par les camions (Gallié, 1953). Les nouveaux
marchés de Bouarfa et de Tendrara ont rendu inutile le commerce caravanier. Le nomade
peut désormais vendre ses produits et s’approvisionner sans effectuer de grands
déplacements. Le camion est là pour tout transporter. Croissance urbaine, marchés,
réseau routier et transport motorisé ont profondément changé l’environnement des
nomades.

5 Jusqu’aux années 70, on peut dire que l’argent qui provenait de la vente du bétail servait à
la satisfaction des besoins domestiques (nourriture essentiellement, ustensiles,
vêtements...). L’idée d’investir de l’argent dans le cheptel était, vu les conditions de
l’économie nomade, impensable. Tant que l’argent était en marge de la production
pastorale, son usage n’avait pas d’effets sur les structures sociales. Ceci nous amène à
examiner comment l’argent est devenu central dans le processus productif – et pas
185

seulement à son terme, la vente du bétail – et comment ce changement a affecté les


relations sociales entre nomades.
6 Quel que soit l’effort quotidien fourni pour l’entretien du cheptel, il apparaît qu’un
nomade ne concevait pas de lien direct entre la production pastorale et le travail
humain ; pour lui, le troupeau croissait naturellement. L’alimentation du cheptel
provenait quasi exclusivement des parcours. S’il y a une innovation lancinante pour eux,
c’est la complémentation (l‘alf) : avant, le cheptel broutait avec sa gueule, aujourd’hui on
dépense pour le nourrir (kanet zwayel takoul bfoumha, lyoum nçeyyrou). Pour signifier que
l’alimentation du bétail provenait exclusivement des parcours, nos interlocuteurs
mettaient l’accent sur la même idée : littéralement la brebis pâturait avec sa gueule, nous
élevions le bétail en comptant sur sa gueule, le bétail vivait grâce à sa gueule, etc. (chat
sarha b-foumha, nkesbou zwayel ‘la foumha, t’ich laksiba b- foumha). La complémentation est
très récente, comme l’attestent les datations locales : ‘am chmandar (l’année des pulpes
séchées de betterave en 1978) et ‘am coudissa (l’année de coudissa, un aliment composé
introduit en 1989). Le recours à la complémentation s’est rapidement propagé après la
sécheresse de 1970. Les nomades ont commencé par complémenter une partie du
troupeau, les brebis suitées ou blessées. Ce n’est qu’à partir des années 80 que s’est
généralisée la « véritable complémentation » (l‘alf tâmme), c’est-à-dire celle qui concerne
l’ensemble du troupeau et durant toute l’année. Par ailleurs, le nomade a été contraint
d’acheter au marché de nouveaux produits devenus indispensables pour l’entretien du
troupeau et de sa famille (mangeoires, enclos, fûts, citernes...). Avant 1970, l’argent
n’intervenait guère dans la croissance et la survie du troupeau. Le nomadisme fondé sur
la recherche perpétuelle de « l’herbe de Dieu » est devenu en une décennie un lointain
souvenir. « Avant, on ne complémentait pas, et c’était bien, les brebis broutaient les
plantes de Dieu ; depuis quelles « mangent avec l’argent », elles ont commencé « à se
manger l’une l’autre » (bekri, mat’ellefch, kant dima m‘aha rbah, Imakla dyal Llah, melli bdat
takoul b leflous bdat takoul ba’diyatha). Pour exprimer le fait que le nomade est contraint de
vendre une brebis pour en nourrir une autre, on dit « la brebis mange sa sœur » (châtt
takoul khetha)7. Cette expression traduit un processus auquel le nomade n’était guère
habitué. Seules les dépenses domestiques justifiaient le recours à l’argent et, par
conséquent, la vente du cheptel. Le nomade ne dépend plus du marché uniquement pour
l’entretien de sa famille mais aussi pour l’entretien de son troupeau. « Avant, le troupeau
faisait vivre le nomade, maintenant c’est le nomade qui fait vivre le troupeau (bekri kanet
chiah tejri ‘lina, daba hna lli ka njerriw ‘liha). »
7 Les nomades sont conscients des conséquences des innovations pastorales. Naguère, ils
allaient au marché vendre une partie du troupeau et acheter les produits de base. Tout
était bénéfice ou presque. Actuellement et à mesure que les dépenses de l’élevage
s’accroissent, ils adoptent de nouvelles pratiques dictées par le marché. Ils savent que la
qualité de leur race tend à diminuer avec la complémentation et que la viande perd la
saveur d’antan attribuée aux plantes aromatiques. Mais ils savent aussi que le prix
dépend davantage du poids de l’animal que du goût de sa viande. Toute pratique pastorale
qui contribue à l’augmentation du poids du mouton sera la bienvenue. L’une des
pratiques qui s’est récemment répandue consiste à « choyer l’agneau » (khennet lakhrouf),
c’est-à-dire à ne pas traire les brebis ayant mis bas un mâle. Le lait de la mère revient
exclusivement à l’agneau. Avant, « au temps de l’abondance », on trayait toutes les brebis
sans distinction. Actuellement, la traite sélective est valorisée parce que rentable.
L’agneau est choyé car, contrairement à l’agnelle gardée pour augmenter la taille du
186

troupeau, il est destiné au marché. Cette pratique s’est développée avec la


complémentation. Les nomades parlent souvent de commerce (tijara), de vente (lbi‘), de
prix (tamane) pour la justifier. « Avant on trayait toutes les brebis, maintenant on choie
l’agneau. Avant on ne prêtait pas attention à l’agneau. Aujourd’hui, il est devenu un
commerce. Il faut le choyer quatre mois avant de le vendre. (Bekri kounna nhelbou koulchi.
Daba nkhentou lakhrouf. Kane idour l‘am ga‘ ma teddihafih. Lyoum lakhrouf wella tijara. Khass
ikhentou rba‘ chhour ouyeddih lsouq.) »
8 Certains nomades ont adopté l’élevage des bovins, qui n’était pas adapté à l’ancienne vie
nomade. Les bovins marchent lentement, exigent beaucoup d’eau et des pâturages
appropriés (ils ne sont pas conduits dans des parcours salés, par exemple). Grâce aux
nouveaux atouts dont peut disposer le nomade, ces contraintes sont actuellement
surmontables. L’adoption des bovins révèle clairement les changements profonds de la
société nomade. Grâce au transport motorisé, la lenteur des bovins, leur exigence en eau,
la distance séparant les pâturages appropriés aux ovins et aux bovins ne constituent plus
des obstacles invincibles. Le camion assure le transport des vaches et de l’eau et permet
ainsi un gardiennage séparé des deux espèces. Certains nomades assument un
gardiennage complexe qui exige souvent la division du foyer en plusieurs tentes et
d’incessants va-et-vient entre des parcours souvent distants. Cela en vaut la peine, le prix
du veau est de plus en plus attrayant.
9 En plus de l’alimentation, la préoccupation quotidienne du nomade consiste dans
l’abreuvement du cheptel. La rareté de l’eau rend difficile cette tâche. Les parcours sont
très vastes, et la distance qui sépare les points d’eau des lieux de pâturage est souvent
considérable. Traditionnellement, le nomade déplaçait le troupeau vers les points d’eau (
ncherbouhoum ‘la rejlihoum). Le mouton des Beni Guil est réputé pour son adaptation aux
conditions rudes des steppes. Bon marcheur, il mange peu, supporte la soif, la chaleur et
le froid. Malgré ces qualités, les nomades sont de plus en plus contraints d’en prendre
soin. Ils perdent progressivement l’habitude de conduire le troupeau vers les points
d’eau. Celui-ci est de plus en plus abreuvé par de l’eau transportée. Pour ce faire, il faut
disposer d’un véhicule (camion ou charrette), deux réservoirs en fer, l’un, dit citerna
(citerne) sert à transporter l’eau et l’autre, dit khezna, à la conserver.
10 Le transport motorisé favorise de nouvelles formes de relations sociales. Comparons avec
le douar traditionnel pour apprécier les changements récents. Le douar est composé de
khyam (sing. khayma), mot qui désigne à la fois l’habitation principale du nomade et
l’unité domestique, le foyer. Il constitue la communauté pastorale de base, les foyers qui
le composent ont l’habitude de se déplacer et de camper ensemble. Il y a deux types de
douar. Le premier est fondé sur le contrat. Il groupe des chefs de foyer qui ont un intérêt
commun à réunir leurs chameaux afin de former un troupeau assez grand pour être
confié à un seul gardien. Un petit troupeau était insuffisant pour couvrir le salaire de ce
dernier. Plus le troupeau est grand, plus les contributions individuelles aux frais du
gardiennage diminuent. Le recrutement d’un gardien commun constitue, dans ce cas, la
motivation principale, immédiate et explicite du groupement des foyers. Le second type
de douar est constitué par un grand nomade qui a tout intérêt, vu la taille de ses
troupeaux, à éviter toute association. Il recrute ses propres bergers et son propre gardien
de chameaux. Il accueille en plus des nomades indigents qui vivotent grâce à sa charité (
mniha, brebis laitières) et se déplacent grâce à ses chameaux. Être démuni chez les
nomades, c’est ne pas disposer des moyens pour se déplacer. On estime que trois à cinq
chameaux sont nécessaires pour transporter la tente et le mobilier d’un foyer. La notion
187

de douar réfère donc à des structures sociales opposées, l’une fondée sur la coopération
pastorale, l’autre sur l’autonomie du grand et la dépendance des infortunés. Mais le point
commun, du point de vue de notre problématique, est que toutes ces relations sociales,
qu’elles soient basées sur le contrat ou sur la charité, sur l’échange de services ou sur la
rémunération, ignoraient l’argent.
11 Actuellement, de grands nomades (labkâre) forment, autour du camion, des unités
pastorales avec d’autres chefs de foyer. Compte tenu des déplacements devenus de moins
en moins fréquents, c’est moins la mobilité de la tente et du troupeau que le transport
quotidien de l’eau qui rend nécessaires les services d’un propriétaire de camion. Le
propriétaire du camion occupe une position centrale, tous les membres du campement en
dépendent. Mais le statut de ces derniers et la nature des relations qui les lient au grand
ont changé. Il ne s’agit plus de pauvres nomades, et les relations sociales sont fondées
moins sur la charité que sur le service rémunéré. Les compagnons du grand sont tous des
propriétaires moyens (120 à 300 ovins et caprins). Rien n’est plus gratuit. Voici les prix
approximatifs pratiqués au début des années 90 : 350 à 400 dirhams (40 à 45 dollars) pour
un déplacement d’une cinquantaine de kilomètres. En outre, il faut compter plusieurs
« voyages » (transport de la tente, du troupeau – une cinquantaine de têtes par
« voyage »). Les nomades modestes, qui se déplacent individuellement, se contentent de
transporter par camion la tente et les accessoires. Le troupeau est confié au berger qui le
conduit, souvent pendant quelques jours, au parcours choisi. Le coût de la mobilité ne
cesse d’augmenter, ce qui explique aussi la diminution de la fréquence des déplacements.
Quand le grand possédait une cinquantaine de chameaux, il pouvait se permettre, en se
référant à la charité, d’avoir des clients à qui prêter au besoin deux ou trois chameaux. Le
maintien de ce type de relations, caractéristique de l’ancien douar, n’est ni possible ni
rentable après l’adoption du transport motorisé. Contrairement au chameau, le camion
coûte cher au grand.
12 Cependant, c’est le transport d’eau, presque quotidien, qui constitue la fonction pastorale
principale du camion. Au début des années 90, pour une distance d’une quarantaine de
kilomètres, le transport d’une citerne d’eau coûtait 150 à 200 dirhams (18 à 23 dollars). En
hiver, pour un troupeau d’une centaine de brebis une citerne suffit pendant trois ou
quatre jours. En été par contre, le transport de l'eau doit s’effectuer quotidiennement.
13 Il faut savoir qu’une seule génération de nomades a vécu toutes ces mutations sociales. Ils
doivent payer de plus en plus pour des choses qui étaient naguère « gratuites », c’est-à-
dire qui n’exigeaient d’eux que leurs efforts et ceux de leurs animaux. Il faut cependant
noter que sur le plan sociologique, l’argent circule aussi entre les parents et les proches ;
il n’est plus limité au marché. Le grand nomade ne peut plus faire la charité, il est
contraint, dans les meilleurs des cas, à se faire rembourser. On parle de contrepartie (
mouqabil) et de paiement (khlas). Mais il ne peut pas non plus agir comme s’il était dans un
marché. Ce sont souvent des parents et des voisins auxquels il a affaire. Ainsi le prix fixe
est (encore) exclu. Parfois, le grand ne demande que le prix du fioul (ikhelleç lmazoute).
Même si l’argent intervient dans les relations sociales, celles-ci sont encore personnelles
et non pas, ou pas encore, anonymes. Les compagnons du grand (rfaga) doivent payer et
trouvent cela moralement juste car le propriétaire du camion engage des dépenses. Même
en recevant de l’argent, le grand continue à faire du bien.

3
188

14 Passons à un autre type de relations sociales plus formalisées que les précédentes. Le
contrat – non écrit – passé avec le berger (sareh) demeure à l’image de l’économie
pastorale traditionnelle. Jusqu’à présent, il ne stipulait aucune rémunération en argent.
Selon le contrat (chart), le berger a droit annuellement à un nombre d’agneaux (à peine
sevrés) déterminé à l'avance. En 1990, le nombre variait entre 12 et 16 agneaux. Une fois
par an, il a droit à des vêtements (keswa : djellaba et burnous..., des bottes en hiver et des
sandales en été). Comme les bergers sont en règle générale mariés et vivent séparément
dans leurs petites tentes, le contrat prévoit également ce qui est communément appelé
‘awla ou la‘wine, c’est-à-dire la quantité de nourriture mensuelle due au berger. Celle-ci
consiste généralement en farine, sucre et thé. De plus, il peut avoir droit à une quantité
de laine (jejja) pour remplacer les parties usées (flij) de sa tente, à une mniha, c’est-à-dire
une dizaine de brebis qu’il trait pour sa propre consommation. Lorsque le berger est
célibataire, ce qui était fort rare, il est nourri par son employeur. Un berger marié est
préféré au célibataire. L’idéal pour les propriétaires étant un pater familias (Berque, 1936,
p. 33). La présence d’un célibataire, dit-on, est suspecte, car le risque qu’il approche les
femmes et les filles du propriétaire est plus grand. Le fait que le berger possède son
propre troupeau est également considéré comme un avantage pour l’employeur, car il
sera motivé pour chercher la nourriture de l’ensemble du troupeau.

Rémunérations conventionnelles du berger

Rémunérations 1990/1992 2006

Agneaux (parfois un tiers


12 à 16 15 à 20
de chevreaux)

Djellaba et burnous, bottes Djellaba et burnous (ou deux djellaba


Vêtements
(hiver), sandales (été) s), deux pairs de chaussures

2 à 5 pains de sucre (4 à 10
Sucre 10/12 kg
kg)

Thé 500 g (qabsa atay) 5/6 paquets thé

Farine 50 kg (10 qourdiyya zra’) 50 kg

Mniha 10 à 20 brebis laitières Très rare

Laine 12 jajja (toisons) Non mentionné

15 La condition du berger était fort insupportable, du point de vue des intéressés eux-mêmes
ainsi que de leurs employeurs (sareh bekri yetmermed...). Citons un seul exemple : les
nomades ne connaissaient pas l’enclos (zriba), aussi le berger était-il obligé de dormir au
milieu du troupeau. Il devait ainsi endurer le froid et la pluie. La nuit, il attachait par une
sorte de laisse (lmers) sa main à une brebis déterminée – celle qui entraînait le troupeau –
qui le réveillait chaque fois qu’elle tentait de s’éloigner. Se présenter chez un employeur
avec un lmers à la main était pour le berger une manière de manifester sa volonté et sa
disposition d’être un homme de peine.
189

16 Comme le berger devient de plus en plus rare, les conditions du métier sont
continuellement révisées et améliorées. Le troupeau du berger, qui ne devait pas dépasser
40 têtes, peut aller actuellement jusqu’à 80. L’enjeu est très clair. Il faut savoir que le
troupeau du berger est pris en charge par l’employeur. La règle dans le passé voulait que
si son propre troupeau dépassait 40 têtes, le berger devait se retirer pour s’en occuper.
Les notions de peine et de repos changent aussi. Pour se reposer la nuit, le berger exige
une zriba (enclos sous forme de clôture grillagée). Il faut noter que l’adoption de l’enclos
est récente. Seuls quelques grands nomades en disposaient avant 1970. La raison
principale était la protection du troupeau contre le loup. Mais il a d’autres fonctions
secondaires : certains l’utilisent pour faciliter la complémentation ou pour séparer les
antenais de leurs mères. Plusieurs pratiques dures ont presque disparu. Suite à la
complémentation, la conduite du troupeau la nuit est peu pratiquée. De plus, grâce au
camion, le berger ne conduit guère le troupeau aux points d’eau.
17 Ces changements au niveau du contrat et des conditions du travail du berger sont des
changements d’équilibre et non de structure. En dépit de l'augmentation des
rémunérations et de l’amélioration relative des conditions du travail, plusieurs nomades
interrogés en 2006 prédisent la disparition des bergers. Ceux-ci sont devenus tellement
rares que le contrat commence à être conclu entre les pères et les fils. Le contrat est le
même. Un père interrogé déclare donner respectivement à ses deux fils 11 agneaux et 5
chevreaux, une djellaba, un burnous (selham) et deux paires de chaussures par an, et
chaque mois, 50 kilos de farine, 5 kilos de sucre et 5 petits paquets de thé. Devant
l’impossibilité de trouver des bergers (partis selon lui en Espagne) et le refus des fils de
garder sans contre-partie le troupeau, il a été contraint de faire appel à un moukari, qu’il a
rapidement congédié, trouvant son salaire très élevé (750 dirhams par mois, 85 dollars).

18 L’éventail des métiers était non seulement réduit comme c’est le cas actuellement, mais
quasi nul. Un démuni avait le choix entre devenir berger, s’il avait les qualités requises,
ou vivre de la charité des gens aisés. Même si le contexte de l’emploi est encore limité et
peu diversifié, il permet aux gens de voir dans le contrat avec le berger un résidu du
passé, le seul qui ignore encore l’argent. Depuis les années 80 se diffuse un nouveau
contrat de gardiennage qui bouleverse les relations sociales traditionnelles. Le nom
donné au « berger moderne », moukari, évoque l’idée de location, de louage de service
déterminé dans le temps. Il faut noter que souvent le changement d’une institution se fait
tout en gardant son ancienne appellation. Cependant, il semblerait que lorsque le
changement et le contraste entre le nouveau et l’ancien sont trop évidents, les gens
recourent à un nouveau vocabulaire pour désigner le nouveau phénomène. On oppose
donc le sareh (berger traditionnel, sareh laqdim be l’âme ou l’awla) au moukari (berger
moderne). La nouveauté consiste dans la nature de la rémunération et la durée du
contrat. Le moukari reçoit un salaire mensuel en argent. Celui-ci varie en 2006 entre 700 et
1000 dirhams (80 et 115 dollars). Il faut ajouter que le moukari est nourri par l’employeur
et qu’il revient nettement plus cher que le berger traditionnel.
19 Dans les années 30, Berque remarquait déjà que l’ouvrier agricole et le journalier
apparaissaient comme une dégradation du type khammès (métayer) et que le type de
berger salarié apparaissait lui aussi comme une dégradation du type archaïque (Berque,
1938, p. 126). Dans son étude des contrats pastoraux, Berque avait attiré l’attention sur
190

l’ambivalence et l’ambiguïté du rapport entre le berger et son maître. Au Maroc, comme


en Algérie, il existe un prêt accordé au berger qui est intentionnellement irrécouvrable
(dit salaf au Maroc et çarmia en Algérie). Comme le berger est insolvable, il est contraint
de rester avec son maître (Berque, 1936, p. 10). Et comme il est lié à son maître, il serait
réducteur de ne parler que des aspects contractuels de la relation. Dans certaines régions
au Maroc, on parle de çohba. Le berger est çaheb de son maître. Ce mot qui signifie dans
d’autres contextes « compagnon » ou « ami » doit être entendu ici comme une sorte
d’euphémisme cachant l’idée de « client ». Berque parle de lien juridique statutaire qui
trouve son origine dans un contrat. Le statut et le contrat ne sont donc pas des notions
antithétiques, puisque le contrat peut mener au statut (Berque, ibid.).
20 Le changement sociologique le plus significatif dans le nouveau contrat moukari consiste
dans la disparition des aspects statutaires dans la relation berger/maître. Les relations
entre le berger et l’employeur changent de nature. Le contrat traditionnel était au
minium annuel. Avec le nouveau contrat, le moukari est plus libre en ce sens que si une
opportunité meilleure se présente, il peut facilement rompre le contrat. Cela fait
également le bonheur des employeurs qui ont besoin des services d’un berger pour une
période déterminée de l’année. Seuls les grands nomades préfèrent encore le berger
traditionnel qu’ils trouvent plus sûr. Le moukari peut s’en aller à n’importe quel moment,
ce qui est un grand souci pour le propriétaire d’un grand troupeau (yeg’oud chhar oulla
jouje we rawweh ; il travaille un mois ou deux puis il s’en va). Les attitudes varient donc à
l’égard du moukari. Certains le trouvent pratique et d’autres incompatibles avec le
gardiennage du troupeau qui nécessite un entretien et des relations affectives continues.
Par ailleurs, le moukari passe pour ne pas avoir la baraka (bénédiction), ce qui est plus
l’apanage des métiers traditionnels (du pain fait maison, des denrées traditionnelles, des
maisons traditionnelles, etc.). Argent et sacré ne vont pas de pair.
21 L’argent simplifie les relations sociales. Il permet de ne plus attendre la croissance du
troupeau pour en récolter les bénéfices. Il réduit le temps. On peut même être journalier,
ce qui est absurde dans une économie pastorale traditionnelle. Le jour ne pouvait être
une unité de travail. Même la durée d’un mois était inconcevable. Comment payer en
nature un berger qui travaille durant un mois ? Donnons un exemple qui montre les
difficultés du paiement en nature et les solutions que l’argent apporte pour les dépasser.
Le contrat passé avec un gardien commun des chameaux (boumhawech) était complexe
dans la mesure où la rémunération se faisait, d’un commun accord entre les membres du
douar, au prorata des chameaux qui lui étaient confiés. Le principe, dégagé des clauses de
plusieurs contrats, consistait à déterminer les unités de rémunération (souvent une
agnelle et une chevrette) et le nombre de chameaux gardés correspondant. Par exemple,
pour un chameau, il fallait donner une chevrette, pour 5 un agneau et pour 10 deux
agneaux. Le calcul devient compliqué lorsque les gens ont 3, 7 ou 8 chameaux par
exemple. Le principe est qu’un agneau équivaut à 2 chevreaux. Une personne qui a 2 ou 3
chameaux donne un chevreau, celui qui en a 7 ou 8 donne un agneau et un chevreau. Les
contractants peuvent aussi, pour plus d’équité, fixer d’un commun accord un complément
en argent. C’est le recours à l’argent qui finalement résolvait le problème. On peut
également payer pour un chameau la moitié d’un agneau. On estime alors le prix du
moment d’un agneau, et l’éleveur donne en argent l’équivalent de la moitié du prix
estimé. Toutes ces négociations, qui exigeaient des experts locaux, ont disparu avec la
disparition des chameaux.
191

Conclusion
22 On voit que même dans les contrats traditionnels, le recours à l’argent n’était pas exclu.
La rencontre des communautés nomades traditionnelles avec l’agent est très ancienne, le
marché a été indispensable à leur survie. Cependant, la nature de l’échange était simple.
Exceptée la vente, le reste du processus productif restait, jusqu’aux années 70, à l’abri de
la circulation de l’argent. Depuis, le nomade vend ses bêtes non plus seulement pour
entretenir sa famille mais aussi et surtout pour entretenir son troupeau : transport de
l’eau, complémentation, déplacements, accessoires (citernes, enclos, fûts, mangeoires...).
Les attitudes changent : le calcul passe avant la coopération et la charité, le berger salarié
célibataire est préféré au berger traditionnel père de famille. L’argent facilite les relations
anonymes et éphémères et contribue à la dislocation des relations communautaires
basées sur une coopération permanente. Le nombre de services quotidiennement rendus
par un propriétaire de camion excède les relations traditionnelles restreintes basées sur
le clientélisme, l’échange de services, le don et le contre-don. Les relations sont devenues
tellement nombreuses, tellement complexes, tellement ponctuelles (non répétitives) que
le recours à l’argent, même au fond des steppes, reste l’ultime solution. Comparé aux
contrats agricoles similaires (khammasat, khobza, etc.), qui ont disparu depuis déjà
quelques décennies, le contrat du berger a longtemps survécu. Sa lente agonie s’explique
probablement par le fait que le métier de berger, qui est très dévalorisé (sareh est une
insulte) était l’ultime refuge des marginaux. Depuis quelques années, trouver des jeunes
ruraux qui acceptent ce genre de métier devient de plus en plus une mission quasi
impossible. Ce n’est pas seulement l’argent qui avance, ce sont aussi des statuts
marginaux qui reculent.

NOTES
1. Paru dans Développement rural : environnement et enjeux territoriaux, P. Bonte, M. Elloumi,
H. Guillaume, M. Mahdi (éd.), Tunis, Cérès éditions, 2009, p. 97-89.
2. Lettre du gouverneur général d’Algérie au ministre de la Guerre au sujet d’une « agression sur
notre territoire des indigènes des Beni Guil contre des indigènes des Hmyane », Alger, 24 mai
1896, Archives de Vincennes ; rapport du général Lyautey, Aïn Sefra, 16 juillet 1904, Archives de
Vincennes, Paris, 3H20.
3. L’Afrique française, 1903, n°12, p. 380.
4. Lettre du général Lyautey, commandant de la division d’Oran, 18 janvier 1905, Archives de
Vincennes, 1H1053.
5. L’Afrique française, 1904, n° 4, p. 119.
6. L’Afrique française, 1904, n° 5, p. 151 ; 1905, n°5, p. 221 et n°3, p. 117.
7. On trouve des expressions similaires dans d’autres sociétés : les nomades du sud de l’Algérie
résument leur situation tragique par cette formule : « l’orge mange le troupeau » (Bisson et
Callot, 1986, p. 372). D’autres nomades (Lokai Uzbek) expriment autrement la même idée : « The
192

food of stock is on the ground, if stock feed from human hands they will never be sated. » (Khazanov,
1983).

RÉSUMÉS
Chez les nomades Beni Guil, l’argent qui provenait de la vente du bétail servait à la satisfaction
des besoins domestiques. L’idée de l’investir dans l’accroissement du cheptel était, vu les
conditions de l’économie nomade, impensable. Depuis les années 70, l’argent est devenu au
centre de la production pastorale. Nous examinons ce processus ainsi que ses effets sur les
relations sociales, et plus précisément sur la coopération entre les éleveurs et les relations
contractuelles avec le berger. Le calcul s’est substitué à l’entraide et à la charité, le berger salarié
célibataire est préféré au berger traditionnel père de famille.
193

Chapitre 14. Du vernaculaire au global :


être « ni enfant - ni homme » en milieu
rural1

1 Il était courant de penser que l’enfant marocain passait directement de l’enfance à l’âge
adulte. La circoncision serait en effet un rite de passage où le garçon (entre 3 et 7 ans en
général) est arraché au monde féminin pour entrer dans celui des hommes. Louis Brunot
et Georges Hardy affirmaient qu’il y avait peu de différence entre la psychologie de
l’enfant marocain et celle de l’adulte. Très tôt, l’esprit de l’enfant est façonné à l’image du
groupe. Rapidement, il découvre le monde du travail dans sa propre famille ou à
l’extérieur en tant qu’apprenti (Hardy et Brunot, 1925, p. 7-8). Les exemples ne
manquaient pas :
Pour exprimer que son fils devient un homme, le citadin vous dira : « Il jeûne cette
année le Ramadan » ; le montagnard, pasteur ou guerrier, vous renseignera sur le
même sujet par ces mots : « Mon fils commence cette année à monter à cheval »
(Hardy, 1926, p. 83).
2 Ces stéréotypes, rarement confrontés à des processus sociaux et à la vie des gens, avaient
concerné d’abord les sociétés paysannes européennes et certaines couches sociales
urbaines. Parlant de la société de l’Ancien Régime (France), Olivier Galland remarque que
pour la très grande majorité de la population « la jeunesse n’a pas pour ainsi dire
d’existence pratique : la mise précoce au travail entre 8 et 13 ans selon les emplois – pour
garder le bétail, devenir servante ou chambrière, ou apprenti chez un artisan –
maintenait ces enfants ou adolescents dans un cadre étroit de soumission à l’égard du
père et du maître » (Galland, 1991, p. 9-15). Bourdieu écrit que les fils des ouvriers qui
découvrent tôt le travail ne connaissent pas d’adolescence et que c’est grâce à l’école
qu’une bonne partie des jeunes (biologiquement) vont découvrir cette étape
d’irresponsabilité provisoire, ce statut temporaire « ni enfant-ni adulte » (Bourdieu,
1984, p. 146).
3 A en croire cette vision de la société traditionnelle, la jeunesse, ou toute notion
équivalente, serait récente au Maroc, voire un trait caractéristique du Maroc moderne.
Avant, il suffisait à un garçon de jeûner, de monter à cheval, de porter un fusil, pour
devenir un homme. Je pense que l’idée que l’enfant soit « précocement » mêlé aux adultes
194

est fondée sur une observation hâtive. Par exemple, le critère du travail de l’enfant reste
vague. S’il est vrai que l’enfant est rapidement plongé dans le monde du travail, certaines
tâches demeurent exclusivement attribuées aux adultes. On ne confie pas l’araire à un
enfant, le labour est une activité sérieuse. De même, il existe des assemblées d’adultes
auxquelles les jeunes mêmes mariés ne peuvent assister, etc.

La norme
4 La classification des étapes de la vie est plus complexe que ne le laisse croire un simple
clivage entre enfance et âge adulte. Elle n’est pas exclusivement fondée sur le critère de
l’âge, elle est intimement liée à la question du pouvoir et à la conception de l’ordre
politique. Pour ne pas compliquer l’exposé, je présenterai séparément les résultats de mes
propres enquêtes en milieu rural que je comparerai à d’autres études. Mon point de
départ est le vocabulaire et le rituel d’une communauté du Haut-Atlas (Aït Mizane). Les
notions et les mots en rapport avec les étapes de la vie sont les suivants : enfant (arrad,
fém. tarradt), célibataire en âge de se marier (a‘ezri, fém. ta‘ezrit), jeune marié (mtahel),
adulte accompli (argaz, fém. tamghart).
5 Le passage de l’enfance au célibat est d’ordre physiologique : c’est la capacité de se marier
qui est ici retenue. Devenir « jeune marié(e) » est consacré par un rite de passage, le plus
important dans le cycle de vie d’une personne. Toutefois, le mariage a des effets
différents selon le sexe. Alors que la jeune fille devient une femme (tamghart), le jeune
homme, tant que le père est vivant, ne peut accéder au statut d’homme accompli. Ce
statut est défini sur le plan domestique et politique. L’argaz est membre de l’assemblée (
jma‘a) du village où les questions relevant de la gestion communautaire sont discutées. Il
est le seul responsable devant l’assemblée pour tout acte commis par les membres de sa
famille y compris par ses fils mariés. Il est citoyen (au sens de membre d’une cité) à part
entière. En tant que tel, il est bénéficiaire de certains droits et privilèges et astreint à des
obligations collectives. Pour l’organisation et l’entretien des biens communautaires
(mosquée, équipements hydrauliques, parcours collectifs...), les contributions incombent
aux hommes chefs de foyer. L’assemblée ne demande rien aux jeunes mariés. Pour les
travaux collectifs imposés aussi bien aux hommes qu’aux jeunes hommes célibataires ou
mariés (restauration des canaux d’irrigation par exemple), l’amende due en cas de
défection est exigée du père et non du jeune marié défaillant.
6 Les conditions socio-économiques qui ont permis cette rigidité dans la distribution des
responsabilités politiques et familiales viennent d’être ébranlées. La richesse était
essentiellement foncière (terrasses, champs, pâturages, arbres, droits d’eau) ; elle
appartenait au chef du foyer. Etre responsable politiquement était lié à l’accès à la terre,
qui n’était possible qu’avec la mort du père. Depuis les années 80, l’opportunité d’avoir un
revenu en dehors de l’exploitation familiale s’est multipliée et a favorisé l’indépendance
des jeunes et la formation de familles nucléaires autonomes. Ceci a eu des incidences sur
le plan politique mais aussi sur la division du travail entre jeunes et adultes au sein de la
famille. L’entraide collective (tiwizi), tant vantée comme forme de solidarité entre les
foyers, est perçue par les jeunes comme une corvée imposée par les pères. Des jeunes
reprochent aux pères de manger et de boire du thé en groupe pendant qu’eux travaillent
successivement les champs des membres du village. Le principe de l’entraide est
maintenu, chaque foyer contribue à l’action collective, mais ce sont les jeunes qui « se
tapent » le travail. Ceux-ci ne veulent plus travailler gratuitement et cherchent un emploi
195

occasionnel, parfois à 300 kilomètres du village (cueillette des olives, moissons dans le
Haouz, 60 à 70 dirhams par jour, 5 à 6 dollars). La situation est présentée comme tragique
par les pères qui trouvent insolite d’embaucher de la main-d’œuvre pour des tâches que
leurs fils pourraient accomplir.
7 Pour parer à la défaillance des jeunes quant à l’entretien des canaux d’irrigation
collectifs, l’assemblée du village donne le choix aux chefs de foyer d’assurer la part de
travail qui leur est impartie ou de payer 25 dirhams par jour de travail. Il est de plus en
plus difficile pour les pères d’envoyer leurs fils faire des travaux collectifs bénévoles. Les
jeunes, mariés ou non, cherchent l’autonomie grâce au travail rémunéré. Pour la majorité
d’entre eux, cette autonomie est encore lâche à défaut d’une source de revenu régulière.
8 C’est le développement du tourisme de montagne qui a multiplié les occasions d’emploi. A
partir des années 70, plusieurs métiers ont été introduits : guide, muletier, commerçant...
Ils drainent des revenus qui ne sont plus liés au patrimoine du père. Plusieurs jeunes
mariés ayant des revenus propres se sont établis indépendamment du père en
construisant leurs propres maisons. Une vingtaine de familles nucléaires s’est ainsi
constituée. Ce changement est consacré sur le plan du vocabulaire et sur le plan juridique
et rituel. Entre le « jeune marié » (mtahel) et l’« homme adulte » (argaz) apparaît une
nouvelle étape de la vie : celle du « jeune marié indépendant » nommé afroukh. Ce mot
dériverait de la racine arabe F.R.KH, qui signifie « éclore » et « sortir de l’œuf ». L’afroukh
serait une personne qui, sur le plan social, vient donc d’éclore. C’est sur le plan rituel que
le statut de l’afroukh est consacré. Durant le sacrifice de la vache qui a lieu chaque année,
le partage ne reconnaissait que les chefs de foyer, membres de l’assemblée, qui recevaient
chacun une part de viande dite un « lot » (tasghart, environ 3 à 4 kilos). Depuis quelques
années, les afroukh obtiennent une petite part dite oumagour, mot qui signifie les bribes,
les restes. Elle est environ trois fois moins grande que le lot donné au chef de foyer. L’
afroukh est ainsi défini dans le rituel comme un jeune chef de famille dont le père est
vivant et qui, de ce fait, a droit aux bribes. Son statut est supérieur au jeune marié
– dépendant d’un chef de foyer – qui ne reçoit rien, mais il demeure inférieur à celui de l’
argaz qui est aussi défini dans le rituel comme un chef de famille dont le père est décédé
et qui, de ce fait, a droit à un lot de viande2.
9 En principe, les conditions qui définissent l’entrée dans la vie adulte dans des sociétés
urbaines sont satisfaites : l’afroukh est marié, il travaille, dispose d’un revenu et possède
sa propre maison. En dépit de ce changement, le jeune marié indépendant ne peut
devenir un « homme » qu’après avoir enterré son père. Sa promotion n’est pas liée à son
cycle individuel (comme pour le mariage) mais à celui du père. L’invention du droit aux
« bribes » répondait à une réalité nouvelle, celle de la constitution de familles
indépendantes qui n’ont pas le statut de foyer (takat) du père. Lorsque l’assemblée
recense les foyers du village, elle ne compte pas les familles des afroukh qui restent
attachées au foyer originel. Mais celles-ci existent, elles constituent des unités de
consommation indépendantes. Et c’est en tant que telles qu’elles reçoivent une partie de
la viande sacrée.
10 La discrimination entre l’afroukh et l’argaz se manifeste surtout au niveau politique. Le
premier n’a pas le droit de participer aux assemblées du village, il ne s’acquitte pas des
obligations collectives qui incombent aux seuls chefs de foyer (prise en charge de la
mosquée, des invités du village, contribution à l’organisation des rituels, etc.). Dans les
faits, comme il s’agit de jeunes entrepreneurs relativement aisés, les organisateurs les
impliquent de façon informelle dans l’entretien et l’organisation des choses collectives. Il
196

faut noter que les chefs de foyer n’appartiennent pas forcément à la même génération.
Les gens maîtrisent les principes de leur organisation mais non la dynamique
démographique. De jeunes chefs de famille qui perdent tôt leurs pères accèdent aux
mêmes droits que la génération de leurs pères. Jeunes (imezzi) et vieux (imeqqour) peuvent
assister à l’assemblée. Le critère de l’âge n’est pas consacré sur le plan normatif.
Cependant, dans la vie quotidienne, c’est la cohorte qui est prise en compte. Un jeune
chef de famille qui devient argaz garde ses amis parmi les jeunes mariés.
11 Le travail indépendant crée un décalage entre la norme qui veut que les jeunes, même
mariés, soient irresponsables et les responsabilités effectives qu’ils assument : entretien
d’une famille, gestion d’un commerce, de petits cafés ou hôtels, de services (randonnée,
escalade...) pour touristes étrangers, etc. Les précurseurs qui ont réussi, qui ont appris tôt
des langues étrangères (en plus du français, l’anglais, l’espagnol et l’allemand) sont
surnommés Maurice, Schmidt, etc.
12 La classification des étapes de la vie n’est pas fondée seulement sur l’âge. Elle est
essentiellement liée au pouvoir et à la conception de l’ordre politique. L’assemblée,
instance politique, n’admet pas la cohabitation du fils même marié et du père. Statut
privé et statut politique sont souvent mêlés dans des communautés de face à face. Être
chef de foyer, c’est être citoyen. Cette équation exclut, à la fois, le jeune marié des
responsabilités du foyer et de celles de la cité. Prenant en compte l’ordre politique et les
relations de pouvoir au sein de la famille, il est maintenant facile de percevoir que l’étape
« ni enfant - ni homme » non seulement existe mais peut se prolonger jusqu’après le
mariage et tant que le père est vivant.

Manières d’être
13 Il existe des fêtes qui sont exclusivement célébrées par les jeunes du village. La mascarade
(bilmawn, homme aux peaux) qui suit la fête du sacrifice musulman est une affaire de
jeunes (Hammoudi, 1989 ; Lakhsassi, 1989). Elle offre l’occasion de définir les étapes de la
vie de façon précise. Les enfants sont exclus des lieux de préparation de l’accoutrement.
La majorité des protagonistes sont des célibataires en âge de se marier. Cependant, on
trouve aussi bien des jeunes mariés que des pères de famille. C’est en termes d’opposition
que la définition du groupe célébrant la mascarade est plus claire : les acteurs de la
mascarade s’opposent, d’une part, aux enfants qui n’ont pas le droit de jouer des rôles ni
même d’assister à la préparation de l’accoutrement, d’autre part, aux hommes (argaz) qui
sont provisoirement dessaisis de leur autorité et exclus de l’espace public du village. Tout
homme surpris par les acteurs de la mascarade est raillé en public. Ses secrets,
notamment sexuels, réels ou inventés, sont criés sur tous les toits.
14 La mascarade dont sont exclus les enfants et les hommes est célébrée par de jeunes
célibataires, de jeunes mariés mais aussi par des afroukh. On peut ainsi qualifier de
jeunesse l’étape de vie située entre l’enfance et l’âge adulte (argaz), mais il s’agit ici d’une
étape longue correspondant à trois statuts différents. D’ailleurs, même si les jeunes
mariés et célibataires célèbrent ensemble la mascarade, une vive compétition quant à la
division du travail les oppose. Le choix de celui qui incarnera le personnage principal
(l’homme aux peaux) est un enjeu considérable. Voici quelques joutes qui ont eu lieu lors
de la préparation d’une mascarade et qui illustrent l’opposition entre jeunes mariés et
célibataires :
« Un jeune marié lance aux célibataires un défi :
197

– Si vous parvenez à coudre les peaux, je vous cède ma djellaba.


Un autre jeune marié :
– Mais on ne peut pas leur laisser les peaux il leur faut un garant (damen).
Un célibataire :
– Moi j’offre 150 dirhams contre ces peaux.
Un jeune marié :
– Ne le croyez pas, il bluffe. Les célibataires c’est connu, quand ils reviennent de la
ville après une année de travail, ils n’ont même pas 100 dirhams en poche. Pour
retourner en ville, il faut leur prêter de quoi payer le billet du bus.
Le célibataire :
– Moi je vous répète que je donne volontiers 150 dirhams pour prendre ces peaux. »
(Mahdi, 1992, p. 101).
15 Les jeunes mariés refusent aux célibataires de porter les peaux. Les stéréotypes liés à la
jeunesse sont ici attribués aux seuls célibataires : on ne peut leur faire confiance ; pour
toute transaction, il leur faut un garant ; ils sont prodigues... Cependant, ce que la
mascarade met en évidence, c’est une manière d’être des jeunes y compris celle des
jeunes mariés. Les notions et actions mises en scène indiquent une représentation de la
« jeunesse » comme associée à la liberté, au rejet de l’autorité, à la licence, à l’obscénité.
Les manifestations d’une telle vision transparaissent à travers l’accoutrement, les organes
génitaux mis en évidence, les gros mots parsemant les chants...
16 Le passage de l’enfance au célibat est clair : les critères sont d’ordre physiologique. Le
passage du statut de célibataire à celui de marié l’est aussi : il est scellé par un rite de
passage. Le passage à l’afroukh est consacré par l’obtention des bribes de viande.
Cependant, l’usage du mot afroukh est vague. Il désigne, dans des contextes non rituels, les
mariés et les célibataires en général. Ce flottement terminologique, qu’il est inutile de
fixer avec précision, est inhérent aux situations de changement où un mot ancien est
appliqué à une nouvelle situation. Le mot afroukh était appliqué aux jeunes en général
puis aux jeunes chefs de famille indépendants. Voici un extrait d’un entretien avec un
afroukh qui illustre cet embarras :
« Qui joue dans la mascarade ?
– N’importe qui, iferkhane (sing. afroukh) comme moi.
– Mais es-tu afroukh ? Tu es marié, tu as un fils.
– C’est vrai, mais on m’appelle toujours afroukh.
– Quelle est la différence entre arrad, afroukh et argaz ?
– Arrad, c’est celui-là (montrant son frère qui a trois ans) ou l’autre (son frère
berger qui a 12 ans). L’afroukh est une personne qui n’est pas encore mariée.
– Mais toi, tu es marié. Es-tu afroukh ou non ?
– Si, on m’appelle afroukh.
– Ton père est-il vivant ?
– Oui, il travaille à [...]. Mais quand tu n’as pas de barbe (passant sa main sur son
visage lisse)... Si mon père était mort et si je « portais un foyer » (oussikh takat), on
m’appellerait argaz.

Changement de la norme : le critère du devoir


17 La reconnaissance de l’afroukh n’a eu aucune incidence sur l’ordre politique. La
responsabilité en termes politiques lui échappait encore. Le changement structurel a été
initié par des afroukh qui ont remis en question la règle même du décès du père. Ceux-ci
ont insisté pour devenir membres de l’assemblée du village, pour s’acquitter de leurs
obligations collectives, pour ne plus être en marge de la gestion de la cité. Ils ne
198

dépendent plus du père mais ne veulent pas non plus dépendre de son décès. Disons
quelques mots d’un des précurseurs de ce changement : Mohamed Bounacer. Son histoire
commence, comme dans un conte, par les malentendus consécutifs aux secondes noces du
père. La belle-mère ne s’entend pas avec l’épouse de Mohamed. Chassé de la maison
paternelle, sans terre, ni bétail, obligé de travailler de ses propres mains, il est devenu
aide-maçon, puis maître-maçon autonome. Ce métier lui permet de survivre. Il loue des
terres et prend des vaches en association. Considéré comme afroukh, il reçoit les bribes
pendant une quinzaine d’années. En 1978, âgé alors de 35 ans environ, il s’impose à
l’assemblée (jma’a) pour en devenir un membre. La même année, il reçoit pour la
première fois le lot de viande qui atteste sur le plan rituel de son nouveau statut d’argaz
membre de l’assemblée. La règle du décès du père n’était plus absolue. Une assemblée qui
comprend et le père et le fils reste localement une configuration politique insolite.
Depuis, il ne cesse de défendre le principe du « devoir » (l-wâjib) comme critère d’accès à
l’assemblée. Son frère cadet subit le même sort. Il est, lui aussi, père de famille et vit
indépendamment du père. Il est encore considéré comme afroukh. Posant la question à
celui-ci pour savoir pourquoi il ne s’acquitte pas des obligations collectives, il s’est
contenté d’un geste de la tête et d’un sourire timide signifiant qu’il n’en sait rien. Présent,
son frère pense simplement qu’il ne veut pas. Pour un jeune chef de famille, les charges
collectives seraient insupportables. Il est peut-être difficile de concurrencer à la fois le
père et le frère aîné. La bienséance imposant au frère cadet le respect du frère aîné. Il ne
faut pas oublier que Mohamed a accepté le statut de l’afroukh pendant une quinzaine
d’années. Il semble que la volonté d’accéder au statut d’argaz s’affirme à mesure que l’on
avance dans l’âge.
18 D’autres afroukh ont insisté auprès de l’assemblée pour participer aux charges collectives.
La règle du décès du père qui justifie le statut apolitique de l’afroukh est située sur un plan
privé ; par contre, celle du « devoir » situe l’accès au statut de l’argaz dans un espace
entièrement politique en ce sens que cet accès dépend de plus en plus de la négociation
entre l’afroukh et les membres influents de l’assemblée. Revendiquer les mêmes droits que
les pères est une manière de dépasser leur autorité traditionnelle et ce qui en découlait :
l’inégalité devant la chose publique3. Il existe des cas où l’accès au statut de l’argaz est
consécutif à la déchéance politique du père. Deux frères, qui sont restés afroukh pendant
six ans, ont accédé au statut de l’argaz du vivant du père. L’accès leur en a été facilité par
le fait que le père ne participait plus aux charges collectives. Dans d’autres cas, la
vieillesse du père, son incapacité à participer aux assemblées expliquent l’accès du fils
aîné au statut d’argaz. C’est lui qui devient responsable aux yeux de l’assemblée. Il s’agit
ici d’une mort, pour ainsi dire, politique du père. Dans d’autres cas, la négociation n’est
pas d’ordre politique. L’accès au statut d’argaz est justifié par l’accès à la terre. Citons
l’exemple d’un père qui trouve que vivre avec ses trois fils mariés, sous un même toit, est
ingérable et décide de céder à son fils aîné la part qui lui revient en héritage. Ici, c’est le
père qui renonce à une partie de ses biens et qui pousse son fils à fonder son propre foyer.
Possédant des biens immobiliers, celui-ci est contraint de participer aux charges
collectives.

Les jeunes ruraux : un univers hétérogène


19 Pascon et Bentaher entendent par « jeunes ruraux » une population de célibataires
faisant le jeûne du ramadan. Pour eux, l’entrée aussi bien que la sortie sont claires : « On
199

entre dans la catégorie des jeunes par l’âge, on en sort par le mariage. » (Pascon et
Bentaher, 1969, p. 151.) La capacité de faire le jeûne, elle-même déterminée par un
changement physiologique, demeure un critère général en milieu rural pour définir la
sortie de l’enfance et l’entrée dans l’étape du célibat. Selon un principe local dit « hadd
sayem », tous les garçons qui ont la capacité de jeûner doivent, sous peine d’amende fixée
par l’assemblée, participer aux travaux collectifs.
20 La complexité des statuts que nous avons analysés ne peut être généralisée à l’ensemble
du milieu rural marocain. Elle est surtout liée aux communautés qui connaissent encore
une gestion collective des biens communautaires. La sortie de la « jeunesse », souvent
confuse, ne peut être traitée de façon homogène4. Le mariage constitue la fin d’une étape,
le célibat, mais n’implique pas automatiquement l’accès au statut d’adulte. Nous avons vu
que le fils, même marié, même autonome, peut continuer à participer aux activités et aux
rituels accomplis par les célibataires. Ce sont les extrêmes qui sont nettement définis :
l’enfant et l’homme. Au milieu, les frontières sont lâches.
21 Nous avons considéré la complexité des étapes de la vie en prêtant une attention
particulière au vocabulaire et aux différentes manifestations sociologiques (rituel, droit,
division du travail, etc.) où les différents statuts liés aux étapes de la vie sont exprimés,
représentés, mis en scène. Il faut à présent noter que le mot châbb (équivalent en arabe du
mot « jeune ») est progressivement introduit en milieu rural. L’usage de ce mot s’est
généralisé en milieu citadin à partir des années 30 grâce à la scolarisation et à l’action du
mouvement national. Les premiers protagonistes nationalistes s’identifiaient comme «
chabâb watani », « jeunes nationalistes ». Le mot chabâb n’était pas seulement associé au
sérieux, au combat nationaliste, aux intellectuels mais aussi à l’hérésie, à la frivolité, etc.
Des savants et des maîtres de confréries collaient aux jeunes nationalistes les défauts
attribués alors à la jeunesse solarisée. Lors d’une mobilisation collective (1930), on
propose à un maître d’une confrérie de soutenir les jeunes nationalistes. Le maître
répond : « Un proverbe soufi dit : « comment redresser l’ombre alors que le bois est
courbe ? » Ces gens-là [...] ils se rasent la barbe, urinent debout, laissent pousser les
cheveux. Ils ne font pas leurs prières, ils sont impurs. » (Brown, 1972.)
22 L’usage du terme chabâb par les ruraux n’est devenu fréquent et politiquement significatif
qu’à partir des années 90. La dynamique créée autour de l’idée de la société civile a généré
un contexte favorable au changement politique en milieu rural. Ce changement concerne
notamment le leadership et le rapport entre les jeunes et les « vieux » de la jmâ’a.
Plusieurs villages se sont organisés en associations (ONG) afin d’introduire des biens
collectifs « modernes » (électrification, eau courante, dispensaires, routes, ambulance...).
Ce sont de jeunes émigrants qui ont eu une part très active dans la création des
associations5. Ne pas dépendre continuellement du gouvernement, avoir un espace de
liberté pour gérer ses propres biens collectifs sont une dimension essentielle de la société
civile. En milieu rural, où l’Etat est réputé pour son inefficacité et où les communautés
sont contraintes de compter sur elles-mêmes, la société civile et les idées qui l’entourent
constituent une opportunité pour maintenir une autonomie dans la gestion des biens.
Toutefois, ce sont les émigrants et les jeunes cultivés du village qui maîtrisent la gestion
de l’association. La création et le fonctionnement de celle-ci exigent un savoir-faire qui
fait défaut aux membres de la jmâ’a, qui continuent de s’occuper des biens traditionnels
(mosquées, canaux d’irrigation, parcours collectifs...). Leur connaissance et leur
expérience en matière d’organisation collective sont toujours nécessaires dans la
réalisation de nouveaux projets. Mais pour créer une association, rédiger des rapports,
200

tenir une comptabilité, gérer des équipements électriques, etc. ils sont contraints de
compter sur la compétence des émigrants et des jeunes cultivés. La nature des nouveaux
biens collectifs est cruciale en ce sens qu’elle permet d’augmenter le pouvoir des jeunes
cultivés. Lorsque la nouvelle technologie, les procédures juridiques légales, etc. sont en
jeu, la jmâ’a recourt aux leaders des associations qui négocient pour eux et font le travail
à leur place. La nature des nouveaux biens collectifs, que les membres de la jmâ’a ne
peuvent maîtriser, crée une nouvelle structure de pouvoir et une nouvelle division du
travail au sein des villages. La jmâ’a demeure un espace public traditionnel, elle garde son
caractère paroissial, et ses membres s’occupent des biens traditionnels. Par contre,
l’association, occupée par les jeunes, est ouverte sur l’extérieur, sur l’administration, les
bailleurs de fonds, etc. Le leadership des communautés rurales n’est plus le monopole des
« anciens » ; à côté sont créées de nouvelles structures politiques dominées par les jeunes
qui sont en train de constituer de nouveaux fondements du pouvoir (savoir technique et
juridique, relations avec les bailleurs de fonds...). La promotion de la société civile, pour
certains militants, ne doit pas se contenter des actions de développement rural mais doit
être étendue aux processus de démocratisation. Aussi la jmâ’a est-elle louée en tant
qu’outil mobilisateur de groupes ruraux, mais elle est critiquée pour son inadéquation
avec les principes démocratiques. La jmâ’a devrait se conformer aux normes et valeurs de
la démocratie moderne (F. Mernissi, 1997, p. 139). La gérontocratie est progressivement
remise en cause par les jeunes. Les rapports de pouvoir sont de moins en moins fondés
sur la richesse locale mais sur le savoir, les relations publiques et le capital social qui
dépasse l’espace villageois, voire régional. Les jeunes leaders sont insérés dans des
réseaux situés à l’échelle nationale et internationale. Cette ouverture sur l’extérieur
permet aux jeunes de mieux négocier les enjeux politiques locaux. Grâce aux actions
destinées aux femmes rurales (alphabétisation, promotion des activités génératrices de
revenus, prise en charge des maladies de l’enfant), plusieurs associations ont fait place
aux jeunes filles en tant qu’animatrices. C’est, parfois, à l’issue d’un conflit ouvert que des
jeunes ont imposé que de jeunes filles accèdent au bureau de l’association villageoise.
C’est une nouvelle brèche qui s’est alors ouverte, car traditionnellement les femmes sont
exclues de l’espace public.
23 Les changements économiques et politiques permettent aux jeunes ruraux de dépendre
de moins en moins de l’exploitation du père, aux jeunes cultivés de faire valoir leur savoir
et leur capital social et ainsi de créer des domaines de leadership que les « porteurs de
turbans », comme les jeunes se plaisent à appeler leurs pères, sont incapables de
maîtriser. En milieu rural, la gérontocratie, ordre politique traditionnel jugé
discriminatoire, est de plus en plus concurrencée par les jeunes.

NOTES
1. Paru dans Jeunesse des sociétés arabes : par-delà les menaces et les promesses, sous la dir. de Mounia
Bennani-Chraïbi et Iman Farag, Le Caire/Paris, CEDEJ/ Aux lieux d’être, 2007, p. 79-92.
2. D’autres sociétés ont connu des normes similaires. « Le “jeune” ne devient adulte que lorsqu’il
prend la place de son père, ce qui peut survenir fort tard dans la vie. Le fils de paysan ne devient
201

maître qu’à la mort de son père. » Le principe de la puissance paternelle est issu du droit romain.
Cette puissance « dure, sauf décision d’émancipation, toute la vie du père quel que soit l’âge de
ses enfants » (Galland, 1991, p. 11, 13).
3. Il faut noter que les règles analysées ici ne concernent que la gestion des choses
communautaires. Tout ce qui est en rapport avec les collectivités locales et administratives est
soumis aux règles du droit public positif. Par exemple, le droit de vote, les conditions d’éligibilité
dans les instances représentatives locales ou nationales n’ont rien à voir avec le droit politique
local.
4. Le vocabulaire en milieu rural marocain n’est pas homogène. Ceci est dû à la diversité des
parlers : enfant : drari, ahechmi… ; célibataire : ‘ayel (dépendant), a’arrime… ; jeune fille en âge du
mariage : ‘ouitqa, ‘azba… ; homme : terrasse (fantassin), rajel, argaz, etc.
5. Rapporté dans un livre par Fatima Mernissi, l’expérience des villages de la tribu Ghojdama
(wilava de Marrakech) est significative. L’association est créée en 1994. L’un de ses fondateurs, Ali
Amahan, originaire de la tribu, est un anthropologue qui vit à Rabat. Dans cette petite tribu (8
834 habitants, 1 288 ménages), plus de 40 associations ont été créées entre 1994 et 1997 (F.
Mernissi, 1997, p. 139).

RÉSUMÉS
Parmi les préjugés collés à la campagne, celui du passage direct de l’enfance à l’âge adulte. Très
tôt, l’esprit de l’enfant est façonné à l’image du groupe. Très tôt, il découvre le monde du travail
dans sa propre famille ou à l’extérieur en tant qu’apprenti. Le leitmotiv de ces préjugés est que
tout doit être simple dans une société rurale traditionnelle. Nous avons essayé d’analyser, à
partir de cas concrets, les différents statuts qu’une personne peut traverser avant de devenir
adulte. Il s’avère à l’issue de cette analyse que la classification des étapes de la vie est plus
compliquée que ne le laisse croire une division simple en enfance et âge adulte.
202

Chapitre 15. Dynamique des valeurs


communautaires traditionnelles1

1 Suivant une conception statique et immaculée de la tradition, serait traditionnel tout


élément culturel (valeur, norme, manière de table, technique) que les générations
actuelles ont reçu des générations précédentes et que celles-là sont prêtes, à leur tour, à
transmettre aux générations futures. Agir par tradition, c’est manifester le respect, la
soumission à l’autorité du passé. C’est ce que Weber appelle, en parlant du fondement de
la légitimité traditionnelle, l’autorité de l’« éternel hier », « c’est-à-dire celle des
coutumes sanctifiées par leur validité immémoriale et par l’habitude enracinée en
l’homme de les respecter » (Weber, 1959). Ce type de définition réfère souvent aux
explications stéréotypées avancées par les gens pour justifier leurs comportements
traditionnels : « Nos parents, les anciens se comportaient ainsi autrefois. » L’autorité du
passé et l’atavisme des gens sont les ingrédients principaux d’une conception statique et
passive de la tradition que des mots comme transmission, héritage, legs, patrimoine
résument parfaitement.
2 Comme la culture, la notion de tradition est une notion inclusive. Elle réfère à des faits
tellement divers qu’il est nécessaire de les classer. Comparons deux cas : « par tradition
les gens célèbrent les noces » et « par tradition les membres d’une communauté rurale
participent au curage collectif des canaux d’irrigation ». Dans ce dernier cas, le non-
respect de la tradition est sanctionné par l’assemblée de la communauté (souvent le
paiement d’une amende). L’application d’un droit local conférant un caractère obligatoire
à l’autorité du passé est liée à l’existence de mécanismes de décision collectifs
traditionnels mis en œuvre par la jma’a (assemblée). Nous proposons de faire la
distinction entre les traditions dont la transgression ne donne lieu qu’à des sanctions
diffuses (une famille qui ne célèbre pas les noces subirait l’humiliation, les moqueries, etc.
de son entourage) et les traditions prises en charge par/dans le cadre de structures
sociales et politiques (assemblée, administration, Etat, parti politique) et dont la
transgression fait l’objet de sanctions déterminées. Si la tradition s’imposait d’elle-même,
si elle ne tirait son autorité que du passé, la décision de sanctions contre les déviants
serait superflue, voire impensable2.
3 Le deuxième critère est relatif à la nature du domaine de l’activité traditionnelle. Les
traditions qui sont en rapport étroit avec des activités collectives vitales ont plus de
203

chance d’être respectées. Ne pas célébrer les noces n’aura pas de conséquences directes
sur la reproduction du groupe. Ce n’est pas le cas pour le curage collectif, activité
primordiale pour l’économie locale. Le troisième critère permet de classer les traditions
selon que les gens sont guidés par des intérêts ou non. Pour revenir à notre précédent
exemple, un irrigant participerait au curage collectif pour trois raisons : le respect de
l’héritage des ancêtres, le respect du droit local et l’intérêt qu’il a à irriguer son champ.
En dépit de ces raisons, je peux assurer le lecteur que les défaillants, les resquilleurs n’ont
jamais manqué dans les communautés rurales que j’ai pu observées.
4 Cette classification simple nous permettra d’analyser les différentes dynamiques des
valeurs communautaires traditionnelles et d’éviter de réduire la tradition à une
soumission irrationnelle au passé que nous n’excluons pas, toutefois, en tant que cas
limite. Même dans le domaine rituel souvent associé aux notions de répétition et de
routine, le rapport au passé ne se réduit pas à une conformité absolue (Rachik, 1992).
[Voir supra chapitres 1, 4 et 8.]
5 Les valeurs sont des préférences collectives. Elles réfèrent à des manières d’être, d’agir et
de penser que des personnes ou des groupes sociaux reconnaissent comme idéales. La
solidarité, l’honneur, l’obéissance sont des exemples de valeurs traditionnelles. Dans leurs
vies quotidiennes, les gens établissent des préférences entre des idées, des objets, des
couleurs, etc. Cependant, dans le domaine des valeurs, l’idée de préférence est
normative : ce n’est pas ce que les gens préfèrent qui prime mais ce qu’ils doivent
préférer. La notion de valeur implique une distinction entre le préféré et le préférable,
entre le désiré et le désirable. Préférer la montagne à la plaine serait un jugement de goût
qui n’est pas forcément liée à une obligation normative. Par ailleurs, les valeurs ont des
fonctions pratiques en ce sens qu’elles orientent, justifient, légitiment les actions sociales.
Cependant, il faut rappeler que les valeurs ne sont qu’un élément dans la motivation de
l’action sociale. Il n’est pas exclu que les gens soient motivés par des intérêts financiers,
politiques ou autres qu’ils justifient à posteriori en invoquant telle ou telle valeur. Insister
sur les valeurs n’implique pas que les gens soient esclaves d’une tradition idéale coupée
du monde concret, du monde des intérêts et des compétitions sociales (cf. Cluckhohn,
1959 ; Firth, 1961, 1963).
6 L’analyse dynamique des valeurs traditionnelles ne sera pas menée sous l’alternative de la
continuité (permanence, résistance) ou de la rupture, de la vie ou de la mort. Entre ces
deux pôles extrêmes, d’autres formes de changement seront dégagées et examinées. Nous
savons que les valeurs ne sont pas directement observables, qu’elles sont exprimées à
travers des comportements verbaux et non verbaux, que leur inférence se base sur ce qui
est dit ou fait. Un énoncé comme « les gens du village doivent s’entraider » n’est pas une
valeur au sens strict du terme mais manifeste l’attachement à une valeur, la solidarité
villageoise. Les domaines d’observation des valeurs traditionnelles sont vastes et divers.
Celles-ci peuvent être dégagées à partir des déclarations des gens (entretien et
questionnaire), de la littérature orale (contes, mythes, proverbes) ou écrite, du rituel, des
discours politiques, des dogmes religieux, des manuels scolaires, etc. Dans la présente
communication, nous allons les considérer à partir de processus sociaux observés dans le
cadre de communautés rurales marocaines. Nous avons, à dessein, multiplié les cas
analysés pour illustrer différents aspects de la dynamique des valeurs traditionnelles
dans leur rapport avec les valeurs modernes.
204

Dynamique des valeurs et désagrégation des


structures communautaires
7 La désagrégation des structures communautaires affecte les valeurs traditionnelles. Les
fondements socioculturels de ces structures sont de plus en plus contestés. Commençons,
en partant d’un exemple, par la remise en cause du principe de l’unanimité qui fonde les
communautés traditionnelles. Il s’agit d’un conflit social qui eut lieu en 1985 au sein d’une
tribu agro-pastorale du Moyen-Atlas (Aït Arfa de Guigou) et qui avait pour contexte un
projet de développement pastoral. L’enjeu du conflit était en rapport avec la
détermination, par l’administration publique (ministères de l’Intérieur et de
l’Agriculture), des ayants droit (ceux qui ont le droit d’exploiter les parcours appartenant
à la tribu). Selon la position dominante, tout membre de la tribu est un ayant droit. Est
considéré comme membre de la tribu toute personne dont les ancêtres sont originaires de
la tribu ou ont défendu le territoire tribal durant la période précoloniale, dite localement
« le temps de la poudre » (avant 1911 environ). En plus des originaires (asliyine) et des
anciens, il y a les étrangers (barrani), descendants d’immigrés venus de tribus voisines
après la colonisation ; des résidents dont les grands-parents sont nés dans la tribu sont
encore considérés comme des étrangers. Selon le droit local, seuls les chefs de foyer
appartenant aux deux premières catégories ont le droit d’exploiter les parcours et
d’autres biens collectifs. Ceci en droit, car en fait les étrangers possédaient aussi des
troupeaux qu’ils conduisaient dans les parcours de la tribu. La discrimination était
essentiellement politique en ce sens qu’ils étaient exclus de la propriété et de la gestion
des biens collectifs (mosquée, canaux d’irrigation) et non de leur exploitation.
8 Les limites tribales que tracent les notions d’« originaire » et d’« ancien » et que
confirment des pratiques politiques régulières datent d’avant le Protectorat (1912). Pour
les membres de la tribu, le traditionnel se confond avec le précolonial. La raison de cet
attachement à une valeur traditionnelle, à une définition ancienne de la tribu, ne réside
pas dans une soumission au passé, dans un prétendu traditionalisme des leaders de la
tribu. Il est plutôt le résultat d’une évaluation des conséquences d’une éventuelle
utilisation d’une définition large de la tribu. La conséquence inévitable étant une
compétition ouverte et dure entre les originaires et les étrangers qui bénéficieraient d’un
document officiel (carte de l’usager) leur permettant d’utiliser directement les parcours
sans passer par la générosité traditionnelle de la tribu. L’adoption de l’ancienne définition
de la tribu prévient le changement des rapports de force en faveur des étrangers. Les
membres de la tribu ne résistent pas au changement, mais ils lui préfèrent le maintien
d’une identité tribale traditionnelle parce que, disons le simplement, « ça les arrange ».
9 Considérons maintenant la réaction des étrangers. Dans le passé, un étranger devait se
contenter de ce que lui donnait son hôte et de manifester continuellement sa gratitude. A
noter que l’acceptation d’un étranger se faisait souvent suite à des supplications rituelles
humiliantes (les rites et sacrifices liés au ‘ar). On aurait observé cette même résignation si
le conflit était demeuré interne à la tribu. L’administration publique n’était pas seulement
impliquée, elle avait, à son insu, contribué à affecter les rapports de force en faveur des
étrangers. Par la seule présence des fonctionnaires, représentants de l’administration
centrale, la définition de l’ayant droit n’était plus une question locale. Les étrangers
saisirent l’opportunité pour se libérer des discriminations tribales. Ils revendiquèrent
205

avec insistance devant les délégations des fonctionnaires et devant nous qu’ils étaient
Marocains et citoyens (mouwatin).
10 Les étrangers dévalorisent les notions de tribu et d’étranger qu’ils qualifient de vétustes
et coloniales. Ils exigent en tant que citoyens que tous les Marocains jouissent des mêmes
droits abstraction faite de leurs origines tribales. Ici encore, les étrangers n’abandonnent
pas les valeurs traditionnelles au profit de valeurs modernes (nation, citoyenneté au lieu
de tribu) parce qu’ils sont des modernistes imprégnés de valeurs citoyennes ou
nationalistes. Disposant d’informations sur l’enjeu du conflit, sur les acteurs (originaires,
anciens, étrangers et administration) et leurs intérêts, nous pensons expliquer aussi bien
l’attachement aux valeurs tribales (éponyme, passé commun) que leur rejet par la logique
de la situation politique locale. Plus clairement, les étrangers adoptent des notions
modernes car celles tribales ne les arrangent pas3. Inversement, les membres de la tribu
refusent, dans ce contexte, la référence à la citoyenneté, par attachement à leurs intérêts
justifiés par la référence au passé tribal. Les valeurs sont sélectionnées en fonction de la
logique du conflit social. Sans la référence aux valeurs traditionnelles, la mobilisation
tribale serait un échec. Comment éliminer ses opposants, les étrangers, sinon en
invoquant l’identité tribale? Inversement, sans la référence aux valeurs de citoyenneté et
de nation, comment les étrangers auraient-ils pu contester la valeur, à leurs yeux,
obsolète de la tribu.
11 Nous retenons que le changement essentiel, parce que structurel, consiste dans la remise
en question des stratifications sociales traditionnelles, et dans l’émergence de la
compétition, du conflit entre des valeurs (locales) traditionnelles et des valeurs (globales)
modernes4. Il y a pour la première fois une possibilité structurelle de briser l’unanimité et
de contester des valeurs tribales. Chaque groupe social défendra ses intérêts en invoquant
des sources de légitimité différentes, et la référence au passé ne sera qu’une référence
parmi d’autres.
12 Cette nouvelle structure est rendue possible par la présence de l’administration publique
(changement contextuel) qui serait sensible aux arguments modernes des étrangers.
L’intérêt (latent) de ces derniers ne se serait pas manifesté si la structure sociale du
conflit était restée purement communautaire.

Autonomie de l’individu et ébranlement des valeurs


communautaires
13 Théoriquement, dans les sociétés traditionnelles où la division du travail est faible,
l’individu est soumis au groupe. L’accroissement de son autonomie et sa valorisation sont
consécutifs à la modernisation des sociétés. Pour apprécier l’émergence de cette
autonomie, nous allons examiner des structures traditionnelles économiques et
familiales.
14 Commençons par une institution devenue, au Maroc le symbole de la valeur de solidarité
communautaire, la touiza (tiwizi en berbère). C’est une institution qui réfère à plusieurs
types de relations égalitaires et autoritaires, mais elle est souvent associée à la notion de
l’entraide collective (voir Montagne, 1930, p. 247). Celle-ci peut concerner la communauté
entière, comme dans le cas de « had ssayem » où tout membre mâle en âge de jeûner doit
participer aux travaux collectifs en question. Elle peut concerner un segment de la
communauté, notamment pour les travaux agricoles qui nécessitent une main-d’œuvre
206

nombreuse. Lors des moissons, par exemple, les foyers d’un village mettent leurs efforts
en commun pour moissonner collectivement et successivement l’ensemble des champs
des foyers concernés. C’est une sorte de don (de travail) qui appelle immédiatement, dans
un cadre communautaire, un contre-don.
15 Dans plusieurs régions rurales, l’entraide collective n’est plus qu’un souvenir du passé.
Comment expliquer la disparition d’une institution que les chefs de foyer ont un intérêt
commun évident à maintenir ? Dans les villages du Haut-Atlas enquêtés, le changement
concerne d’abord le contexte économique. Au travail bénévole, au don et contre-don, à
l’échange de services se sont substituées progressivement de nouvelles formes de
rémunération du travail. A cela il faut ajouter le fait que l’entraide collective impliquait
des relations solidaires entre les chefs de foyer mais inégalitaires entre ces derniers et
leurs fils sur qui reposait effectivement le travail collectif. La majorité des fils refuse de
travailler gratuitement alors qu’ils ont l’occasion de vendre leur force de travail, souvent
loin du village. Les jeunes reprochent aux parents de festoyer entre eux pendant qu’eux
travaillent pour la collectivité. La situation est présentée comme tragique par les pères
qui trouvent insolite d’embaucher de la main-d’œuvre alors que leurs fils travaillent pour
leur compte5.
16 La disparition de la touiza ne signifie pas l’étiolement de la solidarité collective en tant
que valeur, mais l’inadéquation d’une forme de solidarité collective aux conditions
nouvelles du travail. Le nouveau contexte économique fait du travail bénévole une
activité indésirable, notamment pour les jeunes. Ici encore, le maintien des valeurs ne
réside pas dans une soumission au passé représenté, dans ce cas, par les parents et les
chefs de foyer. Les valeurs dépendent davantage du contexte social et de leur adéquation
à ce contexte. C’est ce contexte et les opportunités qu’il présente qui permettent aux
jeunes de percevoir comme une corvée ce qui était traditionnellement présenté comme
une valeur.
17 Considérons une autre institution, la mniha, qui est proche de la touiza qui mettait en
rapport un riche et un indigent [voir chapitre 13]. Elle est connue chez des populations
nomades (Oriental et sud du Maroc). Les grands éleveurs nomades n’avaient pas intérêt,
vu le nombre de leurs chameaux (plus de 50) et la taille de leurs troupeaux (plus de 500
têtes), de se déplacer en groupe mais à constituer leurs propres campements (douars). Un
grand nomade employait des bergers et un gardien de chameaux et admettait dans son
douar quelques indigents. Son campement pouvait atteindre une dizaine de foyers. Les
liens avec les indigents étaient définis en termes de charité : prêt de chameaux pour le
déplacement des tentes, de quelques brebis laitières (mniha), de la laine pour renouveler
les parties usées de la tente.
18 La réduction de l’aire de nomadisation et la dégradation des parcours, que la sécheresse
des années 70 a aggravées, ont désavantagé le déplacement en groupe. Cadre social de
mobilité et de coopération pastorale, le douar est devenu anachronique. Les nomades
lient la disparition du douar à l’abandon du chameau. Pour les grands, la lente mobilité
spatiale, associée au chameau, devient inadéquate dans un contexte qui offrait un moyen
rapide de déplacement. Grâce au camion, ils comptent tirer le maximum des parcours
dégradés. Ils forment des groupements pastoraux où, en tant que propriétaire du camion,
ils occupent une position centrale, en ce sens que tous les membres du campement en
dépendent. Mais le statut de ces derniers et la nature des relations qui les lient au grand
ont foncièrement changé. Il ne s’agit plus d’indigents, et les relations sociales sont
fondées moins sur la charité que sur le service rémunéré. Les compagnons (rfaga) du
207

grand sont tous des propriétaires moyens (plus de 100 moutons). Son accompagnement
est plus dicté par le besoin régulier de transport d’eau que par le déplacement de la tente
et du troupeau qui devient de moins en moins fréquent. En été, le transport d’eau doit
s’effectuer quotidiennement. Rien n’est plus gratuit. Pour un déplacement d’une
cinquantaine de kilomètres, il faut prévoir 350 à 400 dirhams (35 à 40 dollars). Au douar
du grand fondé sur la charité se sont substituées des unités pastorales fondées sur la
rétribution des services.
19 Quand le grand possédait une cinquantaine de chameaux, il pouvait adopter des clients à
qui il prêtait au besoin deux ou trois chameaux. Il pouvait se permettre, au nom de la
charité, de prendre en charge quelques indigents. Mais dès qu’il achète le camion, il s’en
débarrasse aussitôt. Le maintien de ce type de relation n’était ni possible ni rentable suite
à l’adoption du transport motorisé. Contrairement au chameau, le camion coûte cher au
grand (Rachik, 2000).
20 Les notions liées à la charité (mniha, sadaqa) disparaissent au profit de notions qui
impliquent la réciprocité et la rémunération (mouqabil, lakhlas). Un grand qui achète un
camion ne devient pas, en tant que tel, mauvais et égoïste, mais la notion ancienne de
charité ne peut orienter son action sans endommager son troupeau. La charité peut
guider l’action du grand ou justifier des relations de dépendance tant que se
maintiennent les conditions sociologiques qui rendent possible une action charitable. Là
aussi, c’est le désintérêt des grands, suite à l’inadéquation de la notion de charité au
nouveau contexte économique du nomadisme, qui explique la disparition de la mniha. On
peut à la limite perpétuer une valeur alors qu’on a aucun intérêt à le faire, mais il est
quasi impensable pour les gens de perpétuer une valeur qui endommage leurs intérêts et
leurs économies. Il serait incompréhensible, compte tenu des informations dont nous
disposons sur le changement de l’environnement social, que les grands nomades, les
jeunes ruraux et les étrangers s’accrochent respectivement aux valeurs communautaires
de la charité, de l’entraide collective et de l’identité tribale6.
21 Les valeurs traditionnelles dépendent de relations interpersonnelles régulières. Or,
l’argent permet de traiter individuellement avec son employeur, il favorise ainsi
l’autonomie des individus. Ceux qui refusent de travailler dans l’exploitation familiale
invoquent comme argument la liberté et l’argent : « Moi je veux un travail propre, bien
rémunéré, qui finit à telle heure, et après on est libre d’aller où on veut dépenser son
argent. » « Le travail sans argent n’a aucun sens. » « Si mon père veut me payer j’accepte
bien de travailler pour lui. » (Pascon et Bentahar, 1969, p. 195-196.)
22 L’argent est à présent au centre des contrats traditionnels qui ne connaissaient naguère
que la rémunération en nature. Le contrat avec le berger était annuel, et la totalité de son
salaire était en nature (12 à 16 agneaux, vêtements, sucre, thé). Actuellement, le salaire
est perçu mensuellement et totalement en argent. Ceci, les jeunes le disent, permet au
berger de quitter son employeur chaque fois que d’autres opportunités d’embauche se
présentent. D’ailleurs, le vocabulaire change aussi : on parle davantage, dans l’Oriental, de
« louage de service » (moukari) que de berger (sareh). C’est l’un des contrats traditionnels
qui a « résisté au changement », les contrats agricoles similaires (khammasat, khobza, etc.)
ont disparu depuis déjà quelques décennies. Ceci s’explique probablement par le fait que
le métier de berger, qui est dévalorisé (sareh est une insulte) était le dernier refuge des
marginaux de la marge. Depuis quelques années, trouver des jeunes ruraux qui acceptent
ce genre de métier est devenu une mission quasi impossible.
208

23 C’est l’individu qui décide de son métier. La famille et la communauté, qui étaient
naguère les principaux employeurs, sont marginalisées. L’insistance sur l’autonomie et la
liberté de l’individu est claire sur le plan économique. Le salaire en argent devient à la
fois le symbole et la condition de cette autonomie. Celle-ci est également valorisée sur le
plan familial. Le choix du conjoint est un indicateur qui permet d’apprécier l’autonomie
des jeunes, surtout si l’on sait que théoriquement les mariages, dans les sociétés
traditionnelles, sont arrangés par les parents. Concernant cette question, une enquête
nationale récente sur les valeurs nous apprend que 75 % des ruraux optent pour
l’autonomie du fils et 60 % pour celle de la fille.
24 La famille étendue est de moins en moins valorisée en milieu rural. La moitié des ruraux
(contre 61 % chez les citadins) ne valorise pas la communauté de logement avec les
parents7. L’exiguïté des exploitations familiales (lorsqu’elles existent) et l’opportunité
d’avoir des revenus, mêmes précaires, ont permis aux jeunes de fonder leurs propres
foyers. Des motivations de ces jeunes se dégagent une série de valeurs anciennes liées à la
« satisfaction attendue des parents » (rdha) ou à « la distance respectueuse » (tiqar) mais
aussi des valeurs nouvelles relatives notamment à l’autonomie, à la propriété individuelle
et à l’intimité du couple (entendre le fait que personne ne sache ce qu’on fait, ce qu’on
achète, ce qu’on mange...) Un jeune guide de montagne motive ainsi sa séparation d’avec
son père : « Si tu vis avec ton père, et si tu construis une maison même à New York, elle
ne t’appartient pas, et le jour où le père meurt, tous, frères et sœurs, héritent ce que toi tu
as construit de tes propres moyens. » (Rachik, 1992.)

Légitimation
25 Les valeurs traditionnelles communautaires constituent un enjeu qui dépasse leurs
contextes habituels. Les idéologies politiques les « perpétuent » en dehors des cadres
communautaires. Des acteurs politiques, des intellectuels ont trouvé dans certaines
valeurs traditionnelles une source de légitimité. L’idéologie nationaliste, comme toute
idéologie, est sélective. La tradition est en principe valorisée, mais certaines valeurs
traditionnelles sont jugées incompatibles avec les valeurs du nationalisme. L’idéal de
l’élite nationaliste, depuis les années 30, est de créer une société culturellement
homogène où tous les Marocains doivent partager des valeurs communes. Les valeurs
traditionnelles associées aux particularismes locaux, considérées comme un obstacle à la
création d’une nation culturellement homogène, étaient combattues et parfois
violemment. C’est contre les confréries religieuses, la tribu, les dialectes berbères que
s’est affirmée l’allégeance à la nation. Allal al-Fassi (leader nationaliste) critiquait l’esprit
tribal (al-rouh al-qabaliya) et reprochait à ses contemporains de continuer à penser « à la
villageoise » (tafkir al-qarya). Une pensée nationale (tafkir watani) exige la promotion d’une
pensée globale (al-tafkir chomouliyane) qui dépasse les anciennes frontières traditionnelles
(Allal al-Fassi, 1979).
26 Cependant, les nationalistes, qui écartent tout ce qui sent le tribal, ont valorisé la jma’a
(assemblée du village, de la tribu), présentée comme le symbole de la démocratie locale, le
porte-parole des communautés rurales (al-Fassi 1952). En 1956, juste après
l’indépendance du Maroc, le parti de l’Istiqlal projetait de créer des jma’as de village élues.
Parlant de la commune rurale, en 1957, devant les fonctionnaires d’autorité, Mehdi Ben
Barka (leader nationaliste) associait la jma’a à démocratie (Ben Barka, 1957). D’autres ont
vu dans la jma’a le symbole du socialisme [voir supra chapitre, 11].
209

27 La jma’a, jusqu’à présent, demeure un espace public traditionnel où seuls les hommes
chefs de foyer participent aux réunions. Souvent, comme nous l’avons mentionné plus
haut, les étrangers résidents au village n’y participent pas. La jma’a n’est pas
nécessairement égalitaire. Elle peut être associée à une gestion plus ou moins
démocratique, oligarchique, voire despotique. Toutefois, les acteurs politiques n’en ont
souligné que l’aspect démocratique. Ce sont des militants de la société civile, engagés
dans des actions de développement rural et inspirés par des approches communautaires
et participatives, qui ont rompu avec cette vision sélective et idéalisante des institutions
traditionnelles. Pour eux, la jma’a, qui demeure valorisée en tant qu’outil mobilisateur de
groupes ruraux dans la réalisation de projets de développement (adduction d’eau potable,
électrification, alphabétisation, etc.), doit abandonner les valeurs discriminatoires et se
conformer aux normes et valeurs des démocraties modernes. Contrairement à la jma’a
idéale des nationalistes et d’autres acteurs politiques, celle observée par les militants de
la société civile n’est pas démocratique. La condition pour que cette valeur traditionnelle
perdure est qu’elle épouse des valeurs universelles.
28 Avec les acteurs politiques, les militants et les intellectuels, nous assistons à un discours
explicite sur les valeurs traditionnelles. Après l’indépendance du Maroc, les nationalistes
voulaient donner une légitimité aux nouvelles institutions démocratiques (parlement,
communes) en les rattachant à des valeurs traditionnelles. Pour les militants de la société
civile, l’autorité du passé ne suffit plus, ce qui compte c’est l’autorité des valeurs
démocratiques. La conformité au présent est plus importante que la conformité au passé.
L’attachement à une valeur traditionnelle ne va pas de soi, il est discuté à la lumière des
valeurs universelles. Même lorsque la valeur traditionnelle est maintenue, ce sont des
raisons pragmatiques qui sont avancées : la jma’a , cadre de mobilisation et de débat
public, est utile pour l’initiation et le maintien du développement rural.

Devenir des valeurs communautaires


29 Pour esquisser des perspectives pour l’avenir, nous serons amenés à faire allusion à
d’autres données qui, faute de temps, n’ont pas été examinées ci-dessus. Concernant les
valeurs communautaires, nous aurons trois scénarios dont certains signes sont déjà
observables.
30 1. Les valeurs communautaires traditionnelles ne seront maintenues que par des
communautés marginalisées disposant encore de biens collectifs traditionnels à gérer
(mosquée, équipements hydrauliques, parcours, etc.).
31 2. On assiste à la disparition des structures communautaires et des valeurs
communautaires. Dans certains cas, l’éclatement des biens collectifs conduira rapidement
à l’érosion des institutions communautaires et des valeurs qui les inspiraient. Des villages
seront réduits à leur aspect morphologique le plus simple : des agrégats de maisons. La
solidarité collective disparaîtra suite à la disparition des pratiques qui lui donnaient
forme : l’irrigation, la transhumance, les fêtes collectives, les pèlerinages, les moussems,
etc. Chez plusieurs tribus transhumantes, les gens fixés en montagne ou en plaine
chassent leurs confrères qui avaient l’habitude de transhumer chez eux. Devenus
agriculteurs, ils ne supportent plus la venue des troupeaux qui endommageraient les
cultures (Hart, 2000). L’hospitalité, la solidarité, la fraternité (lkhawa en arabe, tagmat en
210

berbère) et d’autres valeurs perdront, de plus en plus, les occasions économiques et


rituelles de leurs manifestations.
32 3. Même pour les communautés qui auront la chance de conserver leurs biens collectifs,
les valeurs communautaires changeront en raison de leurs inadéquations aux nouveaux
contextes politiques et économiques. Le contexte politique rend difficile le maintien de la
cohésion traditionnelle basée sur l’acceptation des discriminations sociales (entre
étrangers et originaires, jeunes et adultes, hommes et femmes, etc.). Les communautés,
pour survivre, seront amenées à fonder les liens sociaux sur de nouvelles valeurs et
instituions (association au lieu de jma’a). De plus, le contexte socio-économique
accentuera le décalage entre la volonté de l’autonomie des individus et les valeurs
traditionnelles basées sur les anciennes formes de solidarité sociales ou familiales.
33 Les conséquences sociales de la désagrégation des structures traditionnelles et de
l’émergence de l’autonomie individuelle sont difficiles à prévoir de façon générale. On
peut s’attendre à l’accroissement des tensions, des conflits, des déviations, que l’autorité
du groupe ou de la famille atténuait. Les projets des jeunes ruraux seront de plus en plus
individuels. Par exemple, l’émigration rurale des jeunes garçons et, tout récemment, des
jeunes filles est de plus en plus un projet individuel et non pas familial.
34 4. Le scénario qui aura le plus de chance de s’imposer et de se diffuser consistera dans la
recomposition (là où elles existent déjà), la réactivation (là où elles ont disparu) ou
l’invention (là où elles n’ont jamais existé) de valeurs communautaires autour de
nouveaux biens collectifs introduits par les pouvoirs publics, les organismes
internationaux, les associations et autres intervenants. Comme l’urbanisation aura encore
du chemin à faire, les anciennes valeurs trouveront dans ces nouveaux biens collectifs
(eau potable, électricité, dispensaire, école, etc.) un second (ou un nouveau) souffle. Car
l’approche qui s’imposera de plus en plus, notamment suite à son adoption progressive
par les pouvoirs publics, est celle communautaire et participative8. Les nouveaux biens
collectifs seront gérés non pas par l’Etat mais par les communautés elles-mêmes.
35 La gestion de ces biens exige des compétences que même les vieux notables alphabétisés
ne possèdent guère. Pour assurer une gestion transparente, la majorité des intervenants
(pouvoirs publics, organismes internationaux…) exige la constitution d’une association.
Le contexte futur pour les valeurs communautaires sera dominé par l’introduction de
biens collectifs et de dispositifs institutionnels modernes.
36 Cependant, c’est au niveau des acteurs et des structures sociales que le changement sera
remarquable. La dynamique créée autour de l’idée de la société civile conjuguée avec le
retour de jeunes instruits dans leur milieu d’origine favorise l’émergence de nouveaux
leaders. Ce sont ces jeunes qui gèrent les associations locales. Les anciens notables sont
contraints de compter sur la compétence des jeunes pour créer l’association, rédiger des
rapports, tenir une comptabilité, assurer la maintenance des équipements techniques
collectifs. La nature des biens collectifs et le dispositif institutionnel qui l’accompagne
favoriseront une nouvelle division du travail qui augmentera le pouvoir des jeunes
instruits. Le leadership des communautés rurales ne sera plus le monopole des
« anciens », à côté seront créées de nouvelles structures dominées par les jeunes qui
établiront de nouveaux fondements du pouvoir (savoir technique et juridique, relations
avec les bailleurs de fonds…) et diffuseront les nouvelles valeurs référant à la citoyenneté,
à la démocratie, au développement, à l’écologie, etc.
211

37 La relation entre les valeurs traditionnelles et les valeurs modernes sera de moins en
moins pensée sur le mode de la continuité. Le passé ne servira guère d’alibi. Aux valeurs
modernes que l’on souhaite adopter, on n’essaiera pas de trouver des équivalents (ou
supposés tels) dans le passé. On mettra plus l’accent sur l’incompatibilité entre les valeurs
traditionnelles et les valeurs modernes. Pour être légitimes, les premières devront être en
conformité avec des valeurs jugées universelles comme l’égalité entre les sexes, la non-
discrimination entre les originaires et les étrangers, etc. L’accès des étrangers aux
associations et des femmes à des postes de responsabilité sera un grand enjeu pour les
jeunes leaders ruraux (Jaidi et Rachik, 2002). Défendre l’égalité entre hommes et femmes,
entre originaires et allogènes était inconcevable en milieu rural il y a une vingtaine
d’années. Le processus est encore à ses débuts, et tout porte à penser qu’il se diffusera.
D’autres types d’association, en rapport avec le mouvement culturel amazigh, se
développent en milieu rural. Là aussi, c’est en référence à des principes universels (le
respect de la diversité linguistique et culturelle, le droit d’apprendre dans sa langue
maternelle…) que la langue et la culture berbères seront de plus en plus défendues. Ce
processus d’universalisation des valeurs gagnera du terrain à mesure que se renforceront
les intervenants situant leurs sources de légitimation non seulement dans le cadre d’un
pays, d’une tradition, mais à une échelle planétaire.
38 Dans un contexte rural qui sera dominé par les jeunes leaders travaillant dans un cadre
associatif et gérant des biens collectifs modernes, le contenu des valeurs communautaires
sera de moins en moins fondé sur la réinterprétation et le compromis avec le passé, mais
de plus en plus sur un discours pragmatique et à caractère universel. Par exemple,
l’approche communautaire sera adoptée non pas seulement par respect au passé mais
surtout par ce qu’elle permet de réduire les dépenses publiques, d’accroître le sens
civique chez les intéressés, d’assurer la transparence…

NOTES
1. Paru dans Prospective Maroc 2030 : Forum II, La société marocaine : permanences, changements et
enjeux pour l’avenir, Haut Commissariat au Plan, 2006, p. 202-211.
2. Nous ne partageons pas la distinction faite entre tradition et coutume, réservant à celle-ci la
dimension normative et réduisant la première à l’aspect rituel. Par exemple, le costume d’un juge
relève de la tradition, le contenu de sa sentence relève de la coutume (Hobsbawm, 1983, p. 2-3).
3. L’explication de la dynamique des valeurs traditionnelles par l’intérêt ne doit pas conduire à
des explications utilitaristes. Il y a une grande différence entre dire que les hommes sont guidés
par l’intérêt (qui est une constatation empirique) et que les hommes ne sont guidés que par
l’intérêt (qui est un principe théorique fondant le paradigme utilitariste). [Voir Boudon, 1986,
idéologie, 216-17.] Théoriquement, nous acceptons que les gens agissent pour des raisons autres
que leurs intérêts. Nous allons examiner des situations où l’attachement aux valeurs
traditionnelles est essentiellement affectif et symbolique. De plus, l’existence d’un intérêt
n’explique pas nécessairement l’adhésion aux valeurs. Dans le conflit analysé, tous les intéressés
(membres de tribu et étrangers) ne sont pas mobilisés, n’adhèrent pas et peut-être ne sont même
212

pas au courant des valeurs en compétition. Ce que nous venons de décrire, ce sont les valeurs des
élites agissantes.
4. Cela ne veut pas dire que les communautés traditionnelles, souvent présentées comme
culturellement homogènes, ignoraient les tensions, les conflits de normes et des valeurs
(tensions entre principes de définition du groupe par la généalogie ou le territoire, entre valeurs
communautaires et valeurs individualistes).
5. Déjà en 1969, Pascon et Bentahar mentionnent ce changement de valeur chez les jeunes ruraux
qui s’emploient chez des tiers en fuyant non seulement les corvées collectives mais aussi
l’exploitation familiale : « Il n’est pas rare de voir des moissonneurs adolescents faisant des
travaux à quelques kilomètres de l’exploitation familiale alors que leur père a dû engager des
moissonneurs salariés. » (Pascon et Bentahar, 1969, p. 185.)
6. Notre analyse risque de laisser croire que les communautés traditionnelles étaient
constamment fondées sur les valeurs de solidarité, de travail bénévole, de charité et autres
valeurs du même genre et que le calcul, l’intérêt individuel et l’égoïsme, associés aux sociétés
modernes, n’y ont été introduits que récemment. Parlant de communautés traditionnelles
concrètes (et non d’idéal-types), nous pouvons dire que l’égoïsme et le calcul non seulement y
étaient des principes d’action sociale mais qu’ils y étaient ritualisés. Plusieurs sacrifices collectifs
célébrant la solidarité du groupe (repas pris en commun) comprennent des phases où le calcul et
l’égoïsme des participants sont mis en scène (phase de la vente aux enchères consacrant
l’appropriation individuelle des sacrifices) [voir chapitres, 1, 4, 6].
7. H. Rachik, rapporteur, Enquête nationale sur les valeurs ; à paraître [parue en 2005].
8. Citons à titre d’exemples : le PAGER (Programme d’approvisionnement groupé en eau potable
des populations rurales, ministère de l’Equipement) ; le Programme rural (ministère de
l’Intérieur et UNICEF) ; PCIME (Prise en charge intégrée des maladies de l’enfant, ministère de la
Santé) ; Agence de développement social et, tout récemment, l’INDH (Initiative nationale pour le
développement humain).

RÉSUMÉS
Nous partons d’un examen critique du concept de tradition, au sens d’une soumission
irrationnelle à l’autorité du passé, pour analyser différentes dynamiques des valeurs
communautaires traditionnelles. Celles-ci sont en rapport avec la désagrégation des structures
traditionnelles et le renforcement de l’autonomie des individus. Nous avons analysé des
processus concrets en montrant comment des acteurs, qui étaient naguère contraints de
respecter des normes traditionnelles, en sont venus à les remettre en cause.
213

Troisième partie. Identités collectives


et idéologies
214

Introduction

1 J’ai commencé par étudier des conflits sociaux et des représentations en rapport avec
l’identité tribale et l’identité marocaine, mais loin de toute réflexion sur les identités
collectives (Rachik, 1982, 1988, 1997, voir supra chapitre 16). A la fin des années 90, j’ai
étudié la question des identités en élargissant le champ de mes recherches aux discours
idéologiques nationaliste, amazigh et religieux.
2 L’identité collective est un moyen de classification des individus et des groupes sociaux.
Les critères de classification sont multiples et divers : la tribu, l’ethnie, la religion, la
langue, la nationalité, le métier, la confrérie. En milieu tribal traditionnel, le nom par
lequel une personne est identifiée réfère souvent à des groupements tribaux. Il a souvent
la même structure. Il comprend le nom personnel et le nom du père suivi du nom porté
par un groupe social. Sa caractéristique est sa relativité en ce sens que son contenu
dépend du contexte social de son utilisation (chapitres 19 et 24). Dans un village, le
prénom suivi de celui du père peut être approprié. Dans une assemblée tribale large, dans
un marché ou en ville, le nom doit inclure le nom d’un sous-groupement tribal. Si celui-ci
est suffisamment petit pour être connu à l’extérieur, les personnes porteront le nom du
groupement le plus large, la tribu, la confédération de tribus, la région (Gellner, 1969,
p. 36-37 ; Geertz, 1979, p. 142-50 ; 1986, p. 83-88). Toutefois, il ne s’agit que d’options, et
les gens ne sont pas astreints à cette logique ascendante. Mohamed Khattabi choisit le
nom de son village, peu connu comparé à la région du Rif. Mokhtar Soussi opta pour sa
région, alors que son frère se contenta du nom de son village.
3 L’identité tribale ne sert pas seulement à identifier les individus. Elle ne dit pas seulement
ce qu’ils sont mais ce qu’ils doivent faire. Les droits et les obligations liés aux biens
collectifs (équipements hydrauliques, parcours collectifs, mosquée) sont définis en
fonction de l’appartenance aux groupes concernés. Les étrangers, par exemple, sont
exclus de toute gestion collective (chapitres 17 et 18).
4 En milieu urbain, à défaut de groupes tribaux structurés, la référence à l’identité est
lâche, et les gens l’utilisent davantage comme un système classificatoire selon lequel ils se
perçoivent et perçoivent les autres et accessoirement comme une ressource qui leur
permet d’organiser certaines de leurs relations sociales (transaction commerciale,
échange de services, choix du conjoint). Je n’ai pas eu l’opportunité d’étudier ce type de
relations, mais je me suis intéressé à un autre mode d’identification plus global, en
215

rapport avec les notions de beldi et de roumi. L’objectif étant de dégager à partir des
contextes où ce couple est utilisé, notamment l’ameublement et le costume, des
représentations de l’identité marocaine (chapitre 16).
5 C’est avec l’idéologisation des identités collectives que nous allons assister à des discours
explicites et systématiques valorisant telle identité et rejetant telle autre. L’idéologie, qui
n’est pas prise, ici, dans un sens péjoratif, est un système culturel nécessaire à l’action
politique. Elle est la partie la plus explicite, la plus systématique et la plus activée de la
culture en général. L’idéologisation de l’identité collective passe par l’élaboration d’un
discours explicite qui répond à des questions du type « Qui sommes-nous ? » « Quel type
de société devons-nous construire ou reconstruire ? » « Comment définir le rapport à
l’Autre ? » (chapitre 26). En réaction à la colonisation, l’identité marocaine était explicitée
par des intellectuels nationalistes qui la fondaient essentiellement sur l’arabité et
l’islamité. A partir des années 70, le Mouvement culturel amazigh a reproché à l’idéologie
nationaliste sa conception réductrice de la nation marocaine et a proposé de la fonder sur
la diversité et l’égalité des langues et des cultures (chapitre 23).
6 Deux perspectives peuvent être distinguées dans l’étude des identités collectives. Celle
que nous venons de présenter, où l’observateur restitue la conception que les acteurs se
font de leur identité, et celle où l’observateur détermine l’identité du groupe étudié.
Brunot définit le Marocain en termes de traits psychologiques et culturels tels que la
vanité, la cupidité, et l’excès (chapitre 20 et 21). Berque considère que la culture
marocaine (précoloniale et au sens savant du terme) était caractérisée par le réalisme et
le pragmatisme. Les juristes ne s’intéressaient pas à la partie spéculative du droit mais à
celle tournée vers la vie pratique (chapitre 22). Geertz trouve que l’islam marocain est
caractérisé par le fanatisme, l’agressivité et la sévérité morale (chapitre 33).
7 Au-delà des contenus (nationaliste, amazigh, islamiste) qui sont nécessaires aux identités
collectives, j’ai étudié leurs formes. J’ai montré que des conceptions de l’identité, qui
s’opposent farouchement sur le plan idéologique, peuvent partager des formes
identitaires communes. J’ai distingué l’identité collective molle et l’identité collective
dure. La première est fondée sur des idées diffuses et portée par une catégorie sociale
dont les contours sont vagues. La seconde est portée par un groupe social structuré dont
l’élite produit et diffuse une idéologie caractérisée par une classification univoque et
exclusive et par une conception essentialiste, uniformisante, purificatrice et totalitaire
(chapitres 24 et 25).
216

Chapitre 16. Roumi et beldi


Réflexions sur la perception de l’Occidental à travers une dichotomie
locale1

1 L’étude des représentations de l’Occident réfère généralement au discours savant et


néglige maintes catégories de faits renseignant sur ce que les gens disent et font dans la
vie de tous les jours. Notre approche s’inspire davantage de nos précédentes études sur le
rituel et le sacrifice. D’abord, l’entrée dans l’univers des représentations part des termes
vernaculaires et des notions qu’ils renferment. Notre point de départ consiste dans une
classification binaire locale où l’un des termes réfère à la notion de l’Occident. Au Maroc,
en milieu rural et urbain, plusieurs objets (le savon, l’huile, le beurre, la levure, la volaille,
etc.) sont classés en roumi et beldi. Le mot roumi, qui dériverait de ar-roum (Bysance),
désigne le chrétien et tout ce qui est originaire de l’Occident. Le mot beldi signifie
littéralement « du pays » (balad) et s’applique exclusivement à tout ce qui est « local » et
« indigène ».
2 Le second ancrage de notre observation est constitué par des faits où la dichotomie
étudiée est mise en acte. Ces faits se rapportent à l’organisation de l’espace domestique et
aux comportements vestimentaires. De nouvelles pratiques d’ameublement distinguent le
salon roumi et le salon beldi (dans le discours « savant », on emploie aussi les expressions
salon européen et salon marocain). La même opposition est appliquée au niveau
vestimentaire ; on distingue alors lbas roumi (le vêtement occidental moderne) et lbas beldi
(le vêtement traditionnel).
3 Au début des années 50, Louis Villème, de passage à Fès, visita « un jeune ménage imbu de
modernisme » : « Notre hôte, en contact depuis plusieurs années avec les Européens, se
déclare très affranchi des coutumes. Il n’a pas de préjugé contre les boissons fermentées,
et il est très fier de présenter sa femme aux hommes européens (mais pas aux Marocains).
Il occupe [...] une seule grande chambre meublée de la façon suivante : au milieu et face à
la porte, un lit pour deux personnes, très moderne, encadré de descentes de lit et de
petites tables de nuit avec lampe. [...] A droite, une salle à manger du style « Galeries
Barbès », d’un bois clair et luisant, chaises, buffet bas, ensemble très clinquant. A gauche,
un salon traditionnel marocain [beldi], divans, coussins et table basse où nous est offert un
repas très orthodoxe. » (Villème, s.d., p. 69). L’hôte, moderniste et affranchi des coutumes
marocaines, ne sert pas son invité français dans la salle à manger européenne (qui est
217

juste à côté) mais dans le salon traditionnel. Tout l’ameublement de la maison est
importé, sauf le salon marocain qui, nous l’imaginons, est l’œuvre des artisans de Fès.
4 Lorsque les gens ont un grand espace, le dilemme entre les deux modes d’ameublement
est résolu en adoptant le salon marocain et le salon européen. « Même chez le bourgeois
européanisé, la tradition résiste encore sur un point. On rencontre souvent des intérieurs
où toutes les pièces sont meublées à l’européenne, à l’exception du salon qui reste
conforme au vieil usage : divans bas, chargés de coussins brodés, tentures murales de
couleur, tapis de Rabat... Dans certaines maisons riches, il y a deux salons, l’un à la mode
européenne l’autre à la mode marocaine. De toute façon, s’il n’y a qu’une pièce qui
demeure conforme à la tradition, c’est toujours celle-là. » (Adam, 1968, p. 140). Parlant de
juifs marocains qu’il considère comme désireux d’« adopter jusque dans ses moindres
détails la vie européenne », Villème remarquait que la « seule concession à la coutume
ancienne est la coexistence très fréquente de deux salons : l’un meublé à l’européenne,
l’autre à la marocaine… » (Villème, p. 82).
5 Répondant à la question de savoir s’ils souhaitaient aménager leur intérieur
« entièrement à la mode traditionnelle, entièrement à la mode européenne ou de façon
mixte », 93 % de jeunes lycéens de Casablanca et de Fès (418 enquêtés) ont opté pour une
solution mixte, 4 % pour la mode européenne et 1 % pour la mode traditionnelle (Adam,
1963, p. 107-108). Le compromis entre les deux modes d’ameublement n’est pas exclusif à
la génération des pères. Même actuellement, et chaque fois que le budget domestique et
l’espace habité le permettent, les jeunes couples perpétuent le même compromis.
6 Comprendre la raison d’être de ce compromis, c’est saisir les significations et les usages
des deux modes d’ameublement. Le salon roumi est arrangé à l’occidentale, il est
généralement garni d’un canapé, de deux fauteuils et d’une table centrale
(occasionnellement des petites tables latérales, des coussins...). Le salon beldi reproduit de
façon ostentatoire l’ameublement traditionnel de la pièce principale de la maison ; il se
compose de banquettes couvertes de matelas et de coussins, le tout adossé au mur et
faisant le tour de la pièce. Le salon beldi est consommateur d’espace, il ne peut être en
avant d’un meuble et n’admet pas la concurrence d’autres meubles tels que l’armoire, le
buffet-vitrine ou la bibliothèque. Pour accentuer l’aspect beldi du salon, on ajoute du
zellige (mosaïques incrustés dans le mur 2). Parfois, l’usage du stuc constitue la touche
finale : il s’agit d’un travail en plâtre, soit au plafond, soit en frise entre le mur et le
plafond. Celui-ci peut être aussi en bois avec des motifs traditionnels.
7 Le salon roumi est généralement le coin intime de la famille où l’on regarde la télévision,
où l’on écoute la musique. C’est aussi le lieu où l’on reçoit amis et parents lorsqu’ils ne
sont pas nombreux. En principe, on n’y mange pas, tout au plus y sert-on des boissons. A
l’opposé, le salon beldi est souvent inoccupé, voire désolé. Il est ressuscité pendant les
fêtes et les réceptions cérémonielles où il est exhibé, admiré.
8 L’introduction du salon roumi a créé un redoublement d’objets (deux types de salon) et
par là même une adaptation du dispositif mobilier « traditionnel ». Celui-ci ne recevait
pas le nom de salon beldi, qui est récent et qui n’existe que par opposition au salon roumi.
Le dispositif précédent, composé des mêmes éléments, reçoit un nom qui ne réfère à
aucune dichotomie : bit diyaf, la chambre des invités. Nommer une pièce de la maison
était une manière d’indiquer sans ambages sa fonction. Ce qui n’est pas le cas de
l’expression salon beldi qui est équivoque. Elle est composée de deux mots qui
normalement doivent s’exclure. Au Maroc, un salon est forcément moderne. Derrière le
218

mot beldi, il faudrait identifier des changements dans les perceptions de l’Occident et du
patrimoine traditionnel.
9 Pourquoi alors adopter une nouvelle expression pour désigner un mode d’ameublement
ancien ? C’est que le salon beldi, contrairement à la « chambre des invités », n’est pas
solitaire, il partage le même espace, la réception, avec le salon roumi. La réception est
souvent « un espace semi-ouvert, sans cloisons mais avec des repères plus ou moins fixes
comme demi-murets, moucharabieh, différences de niveau... qui permet de voir ou
d’entrevoir deux ou trois sous-espaces différents : « un salon marocain » (beldi ou taqlidi
quant il est nommé en arabe) garni donc de banquettes faisant le tour de la pièce ; un
« salon moderne » (encore appelé européen) garni de canapés et fauteuils et un coin de
feu, espace petit, intime... » (Naves-Bouchanine, 1988, p. 287). La position spatiale
qu’occupe le salon beldi est nouvelle. Son nom et sa signification sont fonction d’une
contiguïté avec un mode d’ameublement occidental. C’est au moment où de riches
citadins avaient voulu meubler un grand espace (grands appartements et villas) qu’était
apparue l’idée d’un salon beldi, construit par opposition au salon roumi introduit au Maroc
par les Européens.
10 En fait, la nouvelle expression salon beldi ne désigne pas un mode d’ameublement ancien
et traditionnel mais une cohabitation récente entre deux modes d’ameublement
répondant à deux fonctions différentes. C’est une négociation délicate opéré par des
citadins qui ne peuvent ou ne veulent renoncer ni à la « tradition » ni à la « modernité ».
Mais la négociation et le compromis se font selon une nouvelle vision du traditionnel et
de l’occidental. On adopte l’ameublement occidental parce qu’il est quotidiennement
fonctionnel sans sacrifier la dimension esthétique et rituelle de l’organisation domestique
de l’espace.
11 Un cas-limite illustre mieux cette association entre l’européen et le fonctionnel, d’une
part, et le traditionnel et le cérémoniel, d’autre part. Un riche commerçant de Fès a
construit, au début des années 50, deux maisons dans son vaste jardin boisé. « L’une des
maisons est de style traditionnel flamboyant destiné à offrir, dans un cadre d’opulence
extrême, de brillantes réceptions tant aux industriels et commerçants européens... qu’aux
grandes familles marocaines à qui il convient d’affirmer sa puissance. L’autre maison,
d’une conception bien plus moderne, est européenne tant par sa forme que par son
ameublement. Habitée en permanence par le maître de maison, elle est, lors des grandes
réceptions, réservée aux femmes que ne gêne donc pas, grâce au jardin, la proximité des
étrangers. » (Villème, p. 80.) Ce n’est pas seulement la réception qui est divisée en une
partie traditionnelle et une autre moderne mais tout l’espace habité. (Notre commerçant
vit quotidiennement dans la partie européenne de sa villa. La maison traditionnelle
assure seulement une fonction cérémonielle.)
12 On assigne au roumi, à l’occidental, une dimension technique utilitaire, et au beldi une
dimension, cérémonielle, symbolique et affective. C’est comme si, par le mot beldi, on
tendait à assigner une limite à une occidentalisation intégrale. Il existe des domaines
auxquels le beldi, revu et repensé, est plus approprié. Le domaine rituel est tout indiqué.
Le salon marocain est un espace cérémoniel, un espace auxiliaire qui vient au secours du
salon européen pendant les fêtes et les cérémonies où le nombre d’invités excède la
capacité d’accueil de ce dernier.
13 Le couple beldi-roumi, comme d’autres couples classificatoires, induira en erreur si on
maintient séparés les éléments qui relèvent de chaque classe. Il ne s’agit pas d’une
juxtaposition de deux types d’ameublement mais d’une nouvelle structure
219

d’ameublement, même si les éléments qui la composent ont des fonctions et des
significations différentes dans des contextes antérieurs. Nous sommes en présence d’un
redoublement d’objets. Il est fort possible que lorsqu’il y a plusieurs exemplaires l’un des
objets se libère de sa fonction objective au profit d’un usage symbolique (Thysen, 1983).
Le salon beldi est souvent réduit à sa dimension rituelle et esthétique. La fonction
utilitaire quotidienne est assurée par le salon roumi.
14 L’ameublement en beldi et roumi nécessite un grand espace. Peu de gens en fait ont la
possibilité de posséder les deux types de salon3. Mais pour ceux qui en ont les moyens, le
choix de posséder plusieurs salons européens est une possibilité qui est rarement
observée. Le redoublement d’objets ne serait donc pas seulement motivé par des raisons
ostentatoires. Il n’est possible que dans la mesure où des objets anciens sont valorisés. Et
dans notre cas, valoriser un objet ancien, c’est lui assigner une fonction rituelle et
cérémonielle. Ceci est encore avéré sur le plan vestimentaire où le choix des pratiques est
largement plus grand.
15 Les femmes citadines portaient traditionnellement un hayek, vaste pièce de cotonnade
blanche dans laquelle la femme se drapait pour sortir. A partir des années 50, le hayek
commence à être sérieusement concurrencé avant d’être supplanté, dans plusieurs villes
du Maroc, par la djellaba. Celle-ci s’est imposée malgré la résistance des nationalistes et
des autorités marocaines qui la trouvaient non conforme à la tradition. Le pacha de Fès
prenait même des sanctions pénales contre les femmes qui persistaient à la porter
(Villème, s.d., p. 61).
16 La djellaba subit ensuite plusieurs changements. « D’abord absolument classique et
simplement empruntée à l’homme, la djellaba commence elle-même à évoluer ; en effet,
depuis deux ou trois ans, on assiste [fin des années 40] à la naissance d’une véritable
mode créée à Fès, et les élégantes se mettent à porter des djellabas à empiècement et
emmanchures montées avec épaulettes à la façon des tailleurs féminins modernes,
rangées de boutons sur le devant... C’est là quelque chose de très nouveau, un véritable
essai de modernisation d’un vêtement typiquement marocain. » (Villème, s.d., p. 61.) Le
changement le plus important, parce qu’il touche non seulement la forme mais aussi la
structure de la djellaba, se situe au début des années 60 : de jeunes femmes ont opté pour
une djellaba sans capuchon et sans voile4.
17 Parallèlement aux changements que connaît le costume traditionnel citadin, l’adoption
du costume européen se diffuse notamment chez les filles scolarisées et plus tard les
femmes travaillant en dehors du foyer (employées et fonctionnaires notamment). Le lbas
roumi s’applique à tous ces vêtements récemment introduits que seules des femmes
occidentales portaient (jupe, robe, etc.). Le lbas beldi s’applique aux vêtements
traditionnels qui sont produits de façon artisanale (djellaba, cafetan, qmiss, etc.). Le
costume des hommes le plus répandu était la djellaba (vêtement de dessus à manches
courtes muni d’un capuchon), le burnous (vêtement d’extérieur, cape très large et sans
manches munie d’un capuchon) et le haïk (Besancenot, 1988, p. 139, Laroui, 1977, p. 31). La
chaussure la plus répandue, notamment en ville, est la balgha (babouche). Comme
coiffure, le turban (rezza) était généralement utilisé. C’est une « longue pièce de tissu que
l’on porte enroulée autour de la tête en savantes torsades » (Villème, s.d. p. 58) 5.
18 A noter que, pendant la colonisation, même ceux qui adoptent le costume européen font
une concession au niveau de la coiffure. C’est le fez, nommé localement tarbouch, de
lainage rouge agrémenté d’un gland de soie noire (Besancenot, 1988, p. 143) qui devient la
coiffure du citadin moderne6. En portant le costume européen sans renoncer au fez, l’élite
220

citadine cherchait à se distinguer des non-musulmans. Les membres des gouvernements


du Maroc ont continué à le porter pendant les premières années qui ont suivi
l’Indépendance. Aujourd’hui, le fez n’est généralement porté qu’avec la djellaba.
19 Excepté cette phase de colonisation, le costume européen actuel (ce qui n’est pas le cas du
salon européen) est exclusif et n’admet aucune concurrence des pièces traditionnelles. Il
en est de même du costume traditionnel. La djellaba, par exemple, se porte généralement
avec un pantalon golf et des babouches et rarement avec un pantalon long et des
chaussures modernes. Mais il arrive souvent que des hommes et des femmes qui, dans la
vie de tous les jours, portent un costume européen disposent, chacun selon ses moyens,
d’un « vestiaire traditionnel ». Comme pour le salon, l’usage du lbas beldi est de plus en
plus réservé aux contextes rituels et cérémoniels généralement liés aux fêtes familiales et
religieuses. Ce sont en ces occasions que les femmes portent des vêtements traditionnels.
Le cafetan (une sorte de robe ample et longue, sans col, à manches relativement larges) et
d’autres habits du même genre (takchita, qmiss) sont appropriés au temps festif.
Contrairement à la djellaba, il est porté avec des chaussures modernes (les babouches
mêmes celles sophistiquées, le cherbil, ne sont portées que par les femmes d’un certain
âge). Le deuil est aussi un contexte où le vêtement roumi est fortement déconseillé. Pour
exprimer sa tristesse et présenter ses condoléances, une femme doit porter une djellaba
simple, (souvent sans capuchon).
20 Du côté des hommes, la djellaba est de plus en plus valorisée. Elle est souvent portée le
vendredi (jour de prière collective) et les jours de fête. La norme est plus souple. Les
hommes se présentent souvent dans les fêtes et le deuil en costume européen.
21 Le lbas beldi, qui faisait partie intégralement de la quotidienneté des Marocains, tend à
être associé aux fêtes et cérémonies traditionnelles. La dichotomie beldi/roumi fonde de
plus en plus la séparation entre le quotidien et l’utilitaire, d’une part, et le festif et le
rituel, d’autre part. Pour les gens qui quotidiennement s’habillent à l’occidentale, porter
le beldi relève du cérémonial. Cependant, pour perpétuer une tradition, il faudrait la
rénover, l’adapter et lui assigner une fonction rituelle et cérémonielle avant qu’elle ne
soit oubliée ou, dans les meilleurs des cas, figée dans un musée7.
22 C’est au prix d’une sélection, travaillée par la mode européenne, que le costume
traditionnel trouve son dernier refuge dans le cérémoniel. Il assume sa nouvelle fonction
en l’adaptant à la mode vestimentaire actuelle (vêtement de moins en moins ample, de
plus en plus léger, etc.). Nous retrouvons les mêmes suggestions de John Drummond Hay,
lorsqu’il conseillait aux militaires marocains du siècle dernier (1855), de se débarrasser
« des larges robes qui entravaient leurs mouvements et d’adopter des vêtements qui les
habillaient plus près du corps, gagnant ainsi une plus grande liberté dans l’usage de leurs
membres » (cité par Laroui, 1977, p. 30).
23 Toutes les pièces du costume traditionnel n’ont pu être adaptées à la nouvelle fonction
cérémonielle. Ni le cafetan, ni la faragia (particulièrement portés par les lettrés et les
commerçants citadins), ni le haïk, etc. n’ont pu coexister avec le vêtement européen
(Besancenot, 1988, p. 140 et s.).
24 On peut dire la même chose du salon beldi qui ne survit qu’au prix d’une adaptation
rigoureuse aux goûts modernes. Le salon beldi n’est qu’un avatar du salon traditionnel.
Celui-ci est une pièce qui a « la forme d’un rectangle allongé. La largeur (environ 2,80 m)
correspondant au maximum de ce qui pouvait être obtenu en utilisant la technique des
plafonds portés par travée de bois. Avec l’introduction de la dalle de ciment, la dimension
221

tend à changer. » Le salon beldi « est plus carré que rectangulaire. D’inspiration très
largement traditionnelle, il s’éloigne pourtant souvent, en matière de décoration, dudit
modèle : choix des tissus, hauteur et largeur des banquettes, éléments de décoration
murale. » (Navez-Bouchanine, 1988, p. 287.)
25 Voici comment une grande maison de fabrication d’ameublement (Richbond) entend
adapter le salon traditionnel. L’une de ses pages publicitaires présente une vision plus
occidentale du salon traditionnel. Elle commence par en souligner les défauts :
« Votre salon marocain ne vous satisfait plus. Vous êtes las de ces divans si hauts où
l’on est plus perché qu’assis, si lourds qu’il faut se mettre à plusieurs pour en
déplacer un et si aisément déformables que l’on est obligé sans cesse d’en retendre
le tissu. Vous redoutez le moment inévitable où il faudra tout découdre pour laver
et sécher la laine. Enfin et surtout, vous en avez assez d’avoir dans votre maison un
espace perdu, une pièce si peu utilisée et déserte à longueur d’année. Il est peut-
être temps pour vous de découvrir la banquette à ressort « Impériale » de Richbond,
car dans bien des maisons déjà, elle a transformé le salon marocain en une pièce où
il fait bon vivre tous les jours en famille et avec ses amis. Pas trop haute pour un
confort maximum et très légère, elle est faite de ressorts en acier trempé
indéformable qui lui confère une tenue exceptionnelle et une longévité. »
26 Avec les grands fabricants d’ameublement, la frontière entre les deux modes
d’ameublement devient ambiguë. Avec des arguments fonctionnels, le salon marocain se
rapproche du salon européen. Le fabricant moderne entend enterrer la raison d’être du
salon traditionnel. On reproche au matelas traditionnel d’être si haut comme si notre
riche citadin pouvait mettre moins de laine. Le salon beldi est d’abord prestigieux, et la
chère laine en est l’élément principal, et plus il y a de laine plus on est perché. On
reproche au matelas traditionnel d’être lourd, mais dans la maison du riche, les femmes
et les domestiques ne manquent pas. On reproche aussi au salon traditionnel d’être
désolé, mais que faire des grands espaces qu’on ne peut pas totalement et
quotidiennement occuper ? On oublie que le salon beldi est associé à une logique
d’abondance et de fête. Avec la logique actuelle de la rareté et du calcul, on va
s’accommoder des matelas de série, mais on va continuer à leur appliquer le même nom
ancien.
27 Que reste-t-il de l’ameublement et des vêtements qualifiés de beldi lorsque de nouveaux
cadres spatio-temporels, de nouvelles fonctions et significations leur sont assignés ? Le
nom, certainement ; la joie, comme dans toute fête, d’accentuer l’aspect esthétique et la
séparation avec le quotidien dominé par l’utilitaire ; la jouissance du collectionneur qui
exhibe des pièces de sa chère collection ; l’illusion d’entretenir une spécificité et de
brandir une identité...8

NOTES
1. Paru dans Egypte/Monde arabe, n° 30-31, 1997, p. 293-301.
2. « Cette famille très évoluée, une des rares dont les jeunes filles aillent au lycée, sortent
dévoilées et assistent aux réceptions, habitent une vaste maison où l’on voit des salons
traditionnels aux murs couverts jusqu’à deux mètres du sol d’une surabondance de zelliges... »
222

« Les riches notables qui construisent des maisons à allure traditionnelle apprécient la
surabondance du décor : les zelliges, jadis limités aux côtés des portes ou au pourtour des
fenêtres, envahissent les murs, les sculptures de plâtre et recouvrent parfois des plafonds
entiers... » (Villème, s.d., p. 69, 71).
3. Chez les couches sociales modestes, « le mobilier est strictement traditionnel, l’armoire n’a pas
supplanté le coffre, le fauteuil ni la chaise n’ont fait leur apparition, la table à manger reste
petite, ronde, basse et de bois grossier, les ustensiles de cuisine et le service de table n’ont encore
rien emprunté aux mœurs européennes, la natte de jonc recouvre seule le parquet. » (d’Etienne,
1950, p. 29). Actuellement, le plus courant en ville est la pièce principale meublée modestement
comme un salon beldi. Personne n’ose l’appeler ainsi, c’est une pièce qui répond à plusieurs
usages (on y mange, on y dort et, faute de mieux, on est souvent obligés d’y recevoir).
4. La djellaba sans capuchon était présentée comme l’une des causes de la sécheresse du début
des années 60. Je me rappelle des manifestants qui scandaient dans la rue : « jellaba bla qoubb
(djellaba sans capuchon), ma khellat chta tsebb (empêche la pluie de tomber) ».
5. La taguiya, elle, était une coiffure qui semble avoir tardivement intégré le costume
traditionnel. C’est une calotte de laine tricotée à l’aiguille.
6. « Le tarbouch, introduit d’abord dans l’armée, ne gagnera les couches urbaines que tout à fait à
la fin du siècle. » (Laroui, 1977, p. 32.)
7. Nous venons de commencer une étude des images des manuels scolaires officiels en fonction
de nos questions relatives aux types de vêtement. Voici quelques résultats partiels. Nous avons
recensé, dans un manuel de lecture en arabe (4e niveau primaire) 81 images en rapport avec le
costume. Nous avons distingué trois catégories d’image :
a. image représentant une ou plusieurs personnes ne portant que des vêtements traditionnels ; b.
image représentant une ou plusieurs personnes ne portant que des vêtements modernes ;
c. image où les deux types de vêtement sont représentés.
On dirait que les rédacteurs du manuel n’ont pas laissé au hasard la fréquence des images
représentant les vêtements beldi et roumi. L’équilibre entre les deux types de vêtement est
presque parfait. La moitié des images (46 %) relèvent de la troisième catégorie, alors que les
première et deuxième catégories en représentent 24 % et 30 %. Toutefois, les enfants portent
souvent le vêtement occidental. Sur 52 images, seulement 4 représentent des enfants (dont 3 en
milieu rural) portant un vêtement traditionnel. Le seul enfant citadin habillé à la traditionnelle
est une fille impliquée dans la cérémonie du henné. Seul le cérémoniel justifie le recours au
vêtement beldi. Excepté le contexte cérémoniel, l’enfant est présenté comme occidentalisé sur le
plan vestimentaire. Par contre, les images représentant des adultes consacrent une large place au
vêtement traditionnel (47 images sur 91).
8. Ceci est proche d’un discours savant qui recommande d’adopter la technique occidentale
(conçue comme universelle) tout en sauvegardant la spécificité marocaine. La spécificité étant
réduite à des éléments de la culture (langue, religion, coutumes).

RÉSUMÉS
Le vocabulaire est une entrée pratique et précieuse pour l’analyse des représentations
culturelles. Au Maroc, plusieurs objets sont classés en beldi et roumi. Le premier désigne des
objets locaux, le second des objets originaires de l’Occident. Nous avons interprété comment ce
couple est appliqué au costume et à l’ameublement et comment il renseigne sur les places
223

respectives accordées au traditionnel et au moderne, sur les compromis que les gens font pour
leur assigner de nouvelles fonctions. Par exemple, l’association du fonctionnel au roumi, et du
cérémoniel au beldi.
224

Chapitre 17. Usages politiques des


notions de tribu et de nation1

1 Au Maroc, pour s’identifier, les gens peuvent se référer à la nation, à une tribu, à une
localité large qui regroupe plusieurs tribus, à un groupement linguistique (berbère,
arabe), à une religion (musulman, juif)… Je propose de considérer, dans leurs rapports
avec la question de l’identité collective et dans une perspective dynamique, les usages
politiques des notions de tribu (arabe : qabila ; berbère : taqbilt, taqbicht), de nation et de
patrie (arabe : oumma, watan).
2 Nous présenterons brièvement les caractéristiques principales de l’identité tribale
traditionnelle. Ensuite, nous montrerons brièvement comment, durant la période
coloniale, la référence à la tribu était bannie par les nationalistes au profit de notions et
de symboles référant à une idée plus abstraite et plus globale qu’est la nation. Cependant,
l’essentiel de cet essai est de savoir comment actuellement des Marocains socialement
situés combinent leurs loyautés à la tribu et à la nation. En d’autres termes, il est
intéressant de considérer l’usage politique qui est fait de l’identité tribale dans un
contexte où la loyauté la plus large est située au niveau de la nation.
3 La réponse à ces questions ne peut être générale. Nos propositions s’appuieront
principalement sur deux enquêtes de terrain. Seront étudiés deux conflits sociaux où les
notions de tribu, de nation et de citoyenneté… sont mobilisées. Nous essayerons de
montrer à travers l’étude de ces conflits que la hiérarchie des loyautés n’est pas toujours
la même pour les différents acteurs en conflit, que l’usage de telle ou telle notion
moderne ou traditionnelle dépend de la logique de la situation politique définie
essentiellement par la nature de l’enjeu et les stratégies des acteurs en conflit.

Caractéristiques de l’identité tribale


4 Le nom commun, en tant que symbole d’identité, peut constituer un point de départ dans
l’étude de l’identité collective des groupements tribaux. Le nom par lequel un homme ou
une femme sont identifiés a souvent la même structure. Il consiste généralement en trois
éléments : le nom personnel et le nom du père suivi du nom porté par un groupe social.
Cependant, la caractéristique principale des noms personnels était leur relativité, leur
225

contenu dépendait du contexte social de leur utilisation. Dans le village, le nom personnel
suivi de celui du père peut être approprié. Dans une assemblée tribale large, dans un
marché ou en ville, le nom doit inclure le nom du clan (sous-groupement tribal constitué
souvent d’un ensemble de villages). Si le clan est suffisamment petit pour être connu à
l’extérieur, les personnes porteront le nom du groupement le plus large, la tribu ou la
confédération de tribus (voir Gellner, 1969, p. 36-37 ; Geertz, 1979, p. 142-50 ; 1986, p.
83-88 ). Pour résumer, une personne ne porte pas un nom unique et définitif, mais dispose
d’un stock de noms, dont la richesse dépend de la complexité des groupements auxquels
elle appartient et dont l’utilisation repose sur le contexte social.
5 L’identité tribale est relative et contextuelle. Mais elle ne sert pas seulement à identifier
les individus en identifiant les groupements auxquels ils appartiennent. Elle n’est pas
seulement utilisée (comme c’est le cas souvent en milieu urbain) comme un système de
classification de personnes et de groupes. Elle est essentiellement un ensemble de
principes et de règles selon lesquels des statuts et des rôles politiques sont définis et
attribués.
6 En milieu rural, une personne appartient souvent à plusieurs groupes emboîtés (par
exemple, le lignage, le village, la tribu). Chaque niveau de groupement correspond à
l’appropriation de biens communs et la défense d’intérêts communs. Les membres d’un
village posséderaient une mosquée, des équipements hydrauliques (bassins d’eaux,
canaux d’irrigation…). Les membres d’un clan, un groupe de villages, défendraient des
parcours pastoraux... Les droits et obligations liés à ces biens collectifs sont définis en
fonction de l’appartenance aux groupements concernés. Appartenir à un groupe, porter
ou revendiquer son identité, implique des droits (accès aux biens collectifs, aux
équipements hydrauliques, aux parcours) et des obligations politiques (participation dans
le financement et la gestion de ces biens).
7 Pour les groupements tribaux, les biens collectifs constituent le centre de l’organisation
sociale et politique. La résidence dans un village, par exemple, n’implique pas
nécessairement l’accès à ces biens. Seules les personnes identifiées, en termes politiques,
comme appartenant à ce village ont le droit et le privilège d’exploiter ces biens.
8 Il faudrait noter que l’identité tribale a un fondement politique (et, faut-il le répéter, non
biologique, appartenance à un ancêtre commun), et de ce fait, elle n’est pas immuable.
Suivant les contextes, on peut l’acquérir comme on peut la perdre. C’est le statut de
l’étranger qui illustre clairement le caractère et le contenu politique de l’identité tribale.
Il existe maints processus par lesquels un étranger intègre le groupe hôte.
9 Lorsque le réfugié est accepté par son protecteur, il ne peut pas porter immédiatement le
nom du groupe hôte. Les règles de l’adoption et de l’assimilation des étrangers sont
différentes et dépendent de l’ouverture du groupe, de sa taille et aussi du statut social de
l’étranger. Il arrive que le premier immigrant n’ait pas accès à l’identité du groupe hôte.
Ce sont ses descendants qui peuvent devenir progressivement des membres du groupe.
10 Dans tous les cas, intégrer un groupe, porter son nom, est un processus politique. Un
étranger peut venir d’une tribu voisine, parler la même langue, partager la même culture
que le groupe hôte, mais cela reste insuffisant car le contenu de l’identité est politique. Ce
qui est crucial, c’est moins ses attributs culturels ou linguistiques que son statut social et
le réseau social qu’il peut mobiliser pour intégrer le groupe hôte (protecteur, amis,
parents) (Rachik, 1992, p. 144-147).
226

11 Le changement d’identité ne concerne pas seulement les individus, il peut se produire


également au niveau collectif. Plusieurs études ont montré que l’identité est contingente
et qu’elle est politiquement manipulable. Deux situations majeures peuvent être
mentionnées : le cas où un groupe dominant impose son nom à un groupe dominé et le
cas où l’identité est manipulée par un groupe afin de trouver des groupes alliés (Rosen,
1979, p. 53-57).

Le temps de la nation
12 Durant le protectorat (notamment à partir des années 30), la notion de watan, qui signifie
la patrie, devait s’affirmer d’abord en niant les entités locales et autonomes telles que la
tribu ou la confrérie. Il va sans dire que cette période a favorisé l’émergence ou du moins
le renforcement de l’identité nationale. L’élite nationaliste devait mobiliser les Marocains
sur une base nationale impliquant des idées telles que le destin commun, la liberté et
l’indépendance. La tâche des nationalistes fut facilitée par la politique berbère coloniale
selon laquelle les Berbères sont supérieurs aux Arabes (Landau, in Bidwell, 1973, p. 60 ;
Ajeron, 1973). Le résultat majeur de cette politique berbère fut le Dahir berbère qui visait
à soustraire des communautés berbères du droit musulman et les soumettre à des
coutumes locales. Ce qui nous intéresse ici, c’est que le Dahir berbère a donné aux
nationalistes l’opportunité de renforcer l’unité des Marocains fondée sur la religion et
non sur la langue. Comme l’a précisé Allal al-Fassi, un leader nationaliste, « le Dahir
berbère nous a fourni une cible concrète d’attaque » (Bidwell, 1973, p. 275-276).
13 La politique de l’administration coloniale de renforcer les frontières tribales, le
gouvernement traditionnel, les seigneurs locaux, les particularismes linguistiques et
religieux a objectivement instauré le fondement politique de l’identité nationale. Les
nationalistes ont créé peu après (1934) le Bloc d’action nationale, le premier groupement
politique, à notre connaissance, à s’identifier en tant que groupement politique national (
watani). Ils ont ouvertement combattu les identités locales et tribales. La référence à la
tribu et à la confrérie était bannie (al-Fassi, 1979, p. 21-24, 51-55).
14 Un autre aspect de la question fut la division de l’élite nationaliste. Le destin commun, le
désir d’indépendance est insuffisant. Pour résoudre les questions liées à la compétition
politique entre les différentes tendances, les nationalistes ont trouvé dans le sultan du
Maroc un symbole unifiant. Sa déposition et son exil en 1953 et son retour triomphal ont
contribué à faire du trône le symbole (ramz) du pays et de la nation (voir Geertz, 1968,
p. 74-82, 127-129).

Le temps de la tribu est-il révolu ?


15 Les nationalistes ont développé un nouveau sens de l’appartenance, de l’identité, non
seulement en accordant une loyauté à la patrie et à la nation mais, en plus, en dévaluant
et en bannissant les loyautés locales. Mais « faire l’Italie n’est pas faire les Italiens ». Les
identités, étouffées en quelque sorte pendant la lutte pour l’indépendance, se sont
exprimées et des fois de façon violente juste après l’indépendance (Gellner, 1973). Ces
rebellions posent le problème du conflit et des hiérarchies des loyautés et des identités.
Pour avoir une idée sur l’usage politique de la tribu, dans un contexte politique où la
227

loyauté la plus large doit se faire à l’égard de la nation, nous allons considérer deux
conflits sociaux.

Membres de tribus et citoyens

16 Le premier conflit que nous examinerons a lieu au début des années 80. De brèves
informations sur les tribus en conflit sont indispensables. Pendant la période
précoloniale, les deux tribus en conflit, Aït Belqacem et Aït Wahai, constituaient, avec une
tribu voisine Aït Abbou, une sous-confédération tribale appelée Aït Zekri, appartenant à
la confédération Zemmour (région de Rabat). Les tribus Aït Zekri constituaient un
groupement politique scellé par un pacte d’alliance militaire (dit localement khawa, mot
arabe qui signifie fraternité). Elles étaient aussi traditionnellement reconnues par le
pouvoir central comme formant une unité politique et fiscale (rba’, le quart). Pour
faciliter la collecte et la répartition, la confédération était divisée en cinq « cinquièmes » (
khoms), et chaque cinquième était subdivisé à son tour en « quarts » (rba’). Pendant la
période coloniale, l’administration a maintenu pour longtemps l’unité et les limites
traditionnelle des Aït Zekri. Jusqu’à la fin des années 40, plusieurs structures
administratives et judiciaires groupaient les trois tribus sous le nom traditionnel des Aït
Zekri.
17 En 1959, trois années après l’indépendance du pays, la collectivité Aït Zekri fut divisée en
deux communes rurales : l’une, appelée Khemis Sidi Yahya (en référence à un souk
hebdomadaire qui se tient aux environs d’un saint local Sidi Yahya), groupait les deux
tribus en conflit et l’autre, dite Sidi Allal Lamsedder (nom d’un saint local), correspondait
à la tribu Aït Abbou.
18 Sur le plan juridique, la commune est une collectivité territoriale de droit public dotée de
la personnalité morale et de l’autonomie financière. C’est une collectivité décentralisée
dont le conseil est élu au suffrage universel. L’administration centrale, encore influencée
par les idées nationalistes et dominée par des membres ou des sympathisants des partis
politiques issus du Mouvement national, a essayé d’établir un découpage administratif qui
ne recoupe pas les limites tribales. Même lorsque cela était possible, les communes
rurales ne devaient pas porter les noms des tribus auxquelles elles correspondaient. Ces
brèves données visent seulement à montrer que les groupes en conflit avaient plusieurs
éléments en commun : un nom, des intérêts, un passé et des institutions.
19 Quelle est la nature du conflit ? Depuis au moins 1979, les représentants de la tribu Aït
Belqacem ont commencé à contester le découpage administratif qui les réunit dans une
même commune avec la tribu voisine. Une demande de retrait des Aït Belqacem de la
commune rurale a été inscrite par des conseillers communaux à l’ordre du jour d’une
séance du conseil communal, mais elle en a été rapidement retirée sur ordre du
gouverneur de la province (qui juridiquement exerce une tutelle sur les collectivités
locales). En 1981, les leaders de la tribu Aït Belqacem ont dépassé l’échelle locale en
adressant une lettre au ministre de l’Intérieur. L’objet de la lettre était clair : « la création
d’une commune rurale propre » à la tribu Aït Belqacem. Les rédacteurs de la lettre ont
demandé que la commune rurale épouse les limites tribales traditionnelles. Les raisons
avancées étaient politiques : leur intégration dans une même commune avec la tribu
voisine ne sert pas l’intérêt de leur tribu : comme les membres de la tribu voisine sont
majoritaires au conseil communal, tous les équipements créés dans le cadre de la
commune sont construits sur le territoire de leur tribu : le marché, le dispensaire,
228

l’école... : « Le découpage électoral qui a eu lieu en 1959 n’a pas été effectué dans notre
intérêt. Car il nous a subordonné à une commune lointaine à savoir la commune de
Khemis Sidi Yahya qui comprend également la tribu Aït Wahi… Les recettes de notre
tribu, celles du souk Sebt Aït Belqacem, de la forêt et des mines situées dans notre tribu
sont mise au profit de la tribu Aït Wahi puisque tous les services vitaux sont construits
chez eux. » La commune rurale n’est pas conçue comme un espace politique homogène
occupé par des citoyens interchangeables. L’allégeance à la tribu l’emporte, la commune
est ainsi réduite à une scène où se confrontent les notables des deux tribus.
20 L’un des principaux arguments soulignés par les rédacteurs de la lettre est l’éloignement
de ces services publics. Or cet argument est relatif car le siège de la commune et les
équipements communaux sont construits aux limites communes des deux tribus. De ce
fait, les douars Aït Belqacem (au moins deux douars), situés près du siège, auraient un
intérêt à rester dans l’ancienne commune ; ils seraient même désavantagés par la
création de la nouvelle commune dont le siège sera au centre, près du marché
hebdomadaire, et dont les services seront encore plus distants. En tout cas, les leaders de
ces douars ont préféré être loin des services publics de leur propre tribu que d’être
proche de ceux de la tribu voisine.
21 La lettre fut signée par vingt représentants de la tribu, à raison de deux par douars (qu’on
peut traduire par village, mais dans notre cas les habitations sont dispersées ; un douar
comprend en moyenne 80 foyers). Le douar étant l’unité intermédiaire entre les foyers et
la tribu. Il faut noter que ni le village ni la tribu n’ont une personnalité juridique. Ce sont
des groupements traditionnels de fait. Les vingt représentants ont fonctionné à l’instar
d’une assemblée traditionnelle (jma‘a) tribale, qui était et reste une assemblée informelle,
politique de facto.
22 Comment interpréter le recours à des symboles (le nom commun Belqacem) et à des
structures traditionnelles (douar, tribu, jma‘a) pour revendiquer des institutions
modernes, la commune rurale, l’école, le dispensaire, etc. ? Les classifications dualistes
telles que moderne/traditionnel, soulèvent des problèmes plus qu’elles n’en résolvent.
Les leaders ne sont ni modernes, ni traditionnels, et on ne peut résoudre la question en
disant qu’ils sont les deux à la fois. Des concepts tels que réinterprétation ou
traditionalisation sont purement descriptifs. On avance peu en débouchant sur des
propositions telles que les intéressés réinterprètent la commune rurale en lui assignant
des significations anciennes et des fonctions tribales ou qu’ils réinterprètent la tribu et
ses symboles en leur attribuant des significations et des fonctions nouvelles :
« L’institution communale n’est pas rejetée par les Aït Belqacem mais n’est pas non plus
assimilée telle qu’elle est définie par la loi. Elle est réinterprétée à partir d’un fond
traditionnel. Chez les Aït Belqacem, la commune ne peut être réduite à une collectivité
territoriale, elle doit être fondée sur des principes traditionnels qui mettent en valeur le
groupement humain. » (Rachik, 1988, p. 70.)
23 Je propose de dépasser ce genre d’interprétation (que j’ai adopté il y a quelques années)
qui renferme les idées dans une logique qui ne prend pas en compte les processus
sociopolitiques. La culture politique locale (identité et valeurs tribales en l’occurrence),
ne peut être séparée des processus concrets qui les impliquent ni des structures tribales
et du contexte global dans le cadre desquels des acteurs (leaders, suiveurs, clients)
agissent en fonction d’intérêts actuels. On peut analyser un processus concret (réunions
et délibérations au niveau des villages, choix de deux notables par village, réunion des
notables à l’échelle tribale, rédaction de la lettre…) en différentes dimensions, culturelle
229

et politique. Mais, le plus important est de savoir en fin de compte comment des acteurs
mobilisent des idées et des valeurs dans des processus politiques. Nous supposons que
lorsque les symboles d’identité collective sont engagés dans une action collective, il
faudrait les interpréter et les expliquer en fonction de la logique de la situation politique
(la démarche ne peut être la même lorsque des symboles traditionnels sont
individuellement mobilisés pour des raisons rituelles ou esthétiques, Rachik, 1997).
24 La caractéristique principale de cette situation est que les leaders doivent mobiliser les
membres de la tribu (ici ils utilisent un langage basé sur des notions locales). En même
temps, ils doivent convaincre l’administration (ici ils emploient un langage moderne).
D’une part, au niveau local, on recourt aux modes de mobilisation traditionnels, d’autre
part, pour que la revendication soit acceptée, l’argumentation des leaders doit paraître
moins tribale et davantage moderne. C’est ainsi que les leaders, non seulement
revendiquent des institutions modernes mais utilisent des symboles d’identité nationale.
La lettre fut écrite (ou supposée l’être) le 3 mars, qui est une date hautement symbolique
car elle coïncide avec la fête du Trône. Ce faisant, les leaders montrent que la loyauté à la
tribu ne contredit pas celle à l’égard de l’Etat et de la nation. Les intéressés utilisent
simultanément des idées locales et nationales car la situation politique dans le cadre de
laquelle ils sont engagés implique deux types de loyauté, deux types de culture politique.
25 Une situation où on est orienté vers des problèmes de politique locale dont la résolution
implique une orientation à l’égard du système politique en général (le ministère de
l’Intérieur, le roi) ne peut déboucher que sur une action collective qui prend en compte
les exigences des deux modes d’orientation. Ce qui, en se limitant aux idées et aux
symboles, paraît hétérogène, voire paradoxal (recours à des idées modernes et
traditionnelles, endogènes et exogènes), devient compréhensible en le rapprochant de la
situation politique dans lequel il est impliqué.
26 Au début des années 90, les leaders ont eu gain de cause. Leur commune rurale fut créée.
Et qui plus est, elle porte le nom commun de la tribu, « Belqacem ». Un seul nom pour
deux institutions : la nouvelle commune et l’ancienne tribu. Et comme la tribu ne
constitue pas une personne morale du point de vue du droit positif, la commune est
employée pour donner une base juridique à une structure tribale qu’on croyait à jamais
éteinte ou du moins agonisante. On aurait crié au scandale, on aurait jugé réactionnaire et
anti-nationaliste cette isométrie entre la commune et la tribu, si cela s’était produit dans
les années qui ont suivi l’Indépendance. On dirait que la référence à la tribu ne gêne plus
les jeunes fonctionnaires du ministère de l’Intérieur.

Membres de tribus ou citoyens ?

27 En 1985, alors que j’étais consultant dans un projet de développement pastoral et


d’aménagement des parcours, je fus témoin d’un conflit social au sein d’une même tribu
(Aït Arfa de Guigou, Moyen-Atlas). Dans ce projet, le problème majeur qui était posé aux
instances administratives consistait dans la définition des ayants droit, c’est-à-dire les
membres de la tribu qui ont le droit d’exploiter les parcours collectifs. Pour répondre à
cette question, Mohamed Tozy et moi-même avons commencé à identifier et à décrire les
notions locales à travers lesquelles l’ayant droit est déterminé (voir Tozy, 1989, p. 88-91).
Selon la majorité des leaders et des informateurs, tout membre de la tribu est un ayant
droit, et est membre de la tribu toute personne dont les ancêtres sont originaires de la
tribu ou ceux dont les ancêtres ont défendu le territoire tribal durant la période dite « le
230

temps de la poudre » (zmane lbaroud), c’est-à-dire la période pré-coloniale (avant 1912).


(On dit, par exemple, « ceux qui ont acheté la terre avec le sang », « lli chraw lablad b-ddam
» ; « ceux qui ont donné, tiré, des balles », « lli ‘taw lqourtas ».)
28 Ainsi, nous avons trois catégories de chef de foyer : a. l’originaire (dit asli ; ou ahrar qui
signifie « hommes libres ») ; b. les anciens, les descendants d’étrangers (barrani) qui ont
défendu la tribu dans le passé ; c. les étrangers (barrani), les descendants d’étrangers qui
ont immigré après la colonisation. C’est ainsi que nous pouvons trouver des résidents
dont les parents sont nés dans la tribu et qui sont encore considérés comme des
étrangers. Seuls les chefs de foyer appartenant aux deux premières catégories ont le droit
d’exploiter les parcours et d’autres biens collectifs. Ceci en droit, car en fait les étrangers
possèdent aussi des troupeaux qu’ils conduisent dans les parcours de la tribu.
29 La discrimination est essentiellement politique. Le statut de l’étranger est défini sur le
plan de la gestion politique des biens communs. Exposons brièvement son statut par
rapport à l’organisation sociale de trois biens centraux de la vie politique locale : la
mosquée, bien collectif par excellence en milieu rural marocain, les parcours et l’eau
d’irrigation.
30 Chaque village dispose d’une mosquée qu’il gère et finance. La part la plus importante du
financement est constituée par le contrat (chart) passé avec le maître d’école (taleb, fqih).
Chaque villageois est contraint de s’acquitter de cette obligation contractuelle. En plus
des quotes-parts (en numéraire ou en nature) destinées au maître d’école, les membres du
village contribuent à la constitution du troupeau de la mosquée. Celui-ci est confié à un
berger qui a droit annuellement au tiers du croît. Le reste est vendu et sert à l’entretien
de la mosquée. Cette seconde obligation n’incombe pas aux individus mais aux lignages (
’dam). Chaque lignage, plus précisément ses grands éleveurs, donne annuellement un
nombre de têtes proportionnel à la taille de ses troupeaux. Pendant trois ans (1983-1985),
à cause de la sécheresse, les grands éleveurs ont préféré donner de l’argent. Le troupeau
n’était constitué en 1985 que d’une cinquantaine de têtes.
31 L’assemblée du village dispose de plusieurs moyens pour contraindre les récalcitrants
éventuels. Elle peut les obliger à payer une amende, les traduire devant un juge
communal, les mettre en quarantaine (douar Aït Youssef, fraction Aït Mhammed).
32 Les étrangers qui, en tant que musulmans, peuvent utiliser la mosquée, sont exclus de sa
gestion. Lorsque nous avons demandé à nos informateurs comment ils peuvent empêcher
un étranger qui donnerait sa quotes-parts au maître d’école, la réponse était claire :
« [Personne ne l’empêchera mais] son acte relèvera de la charité (sadaqa) et non du
contrat (chart). » Là aussi l’exclusion est subtile : à l’éventuel acte de l’étranger on
applique une notion religieuse et non politique. En outre, celui qui donne le chart n’a pas
le droit de le soustraire de la dîme canonique, ’chour, dont chaque agriculteur doit, selon
la loi musulmane, s’acquitter annuellement. Le chart est donc une catégorie juridico-
politique qui doit être distinguée des catégories religieuses telles que l’aumône et la dîme.
Même lorsque certains douars (comme le douar Aït Youssef) permettent aux étrangers de
participer à l’entretien de la mosquée, l’assemblée précise que c’est facultatif. En cas de
défection, l’assemblée ne peut les contraindre. « L’originaire est obligé, l’étranger a le
choix (aousli mlezzem, lbarrani mkheyyer). »
33 Les étrangers sont aussi exclus de la gestion des parcours. L’institution liée à la gestion
des parcours est le nayb (représentant). Chaque village choisit un représentant qui
s’occupe à la fois de la gestion des parcours et des rapports avec l’administration
231

publique. Les étrangers ne peuvent ni postuler au statut de nayb, ni participer à sa


cooptation. La gestion des parcours dans cette région du Maroc (Moyen-Atlas) est assez
complexe. Plusieurs décisions doivent être prises régulièrement. Il faut fixer la date de la
mise en défens et les parcours concernés, les sanctions (saisie du troupeau, montant de
l’amende par tête, insaf où un repas commun est offert par le récalcitrant), les gardiens
qui assurent le respect des mesures prises. Il faut aussi déterminer la taille du troupeau
maximum à prendre en association d’un éleveur étranger à la tribu. Un éleveur ne doit
pas prendre d’un étranger plus de trois cents têtes. Un berger étranger ne doit pas
posséder sur le territoire tribal plus de cinquante têtes. Ce qui nous intéresse ici, c’est que
les étrangers sont exclus de ces assemblées (jma’a) qui décident de la gestion des
parcours. Par ailleurs, un étranger (excepté chez la fraction des Aït Mhamed où l’eau est
abondante) peut acheter la terre mais jamais l’eau d’irrigation, considérée comme une
chose collective. On dit qu’« il achète la terre en comptant sur la pluie » (kayechri lblad
lechta). En plus de la pluie, l’étranger doit compter sur la générosité d’un voisin, d’un
patron (dit ici saheb, ami) pour pouvoir irriguer sa parcelle. Souvent l’étranger sacrifie
une bête devant le seuil de la maison de son futur « ami » qui est supposé être « lié » (en
berbère immouttel) par le sacrifice. L’étranger ne participe ni à la cooptation des
aiguadiers (au niveau de la fraction, chikh lma, ou du douar, mqadem lma) ni aux
assemblées concernant les équipements hydrauliques.
34 Cependant, les parcours, comme la mosquée et l’eau d’irrigation, peuvent être utilisés par
les étrangers. Avant l’introduction du projet de développement pastoral, la distinction
entre l’originaire et l’allogène n’avait pas de répercussions objectives quant à
l’exploitation des parcours. Tous conduisaient leurs troupeaux dans les parcours collectifs
sans restriction aucune. Avec le nouveau projet, ce est qui en jeu c’est la reconnaissance
officielle de l’ayant droit. Ce qui n’est pas admis par les leaders qui représentent les
originaires de la tribu, c’est de consacrer juridiquement une pratique informelle et
d’interpréter la « générosité » (lkhir) de la tribu à l’égard des étrangers comme un droit
d’accès aux biens collectifs.
35 Les limites tribales explicites, que tracent les notions de « l’originaire » et de « l’ancien »,
sont celles qui ont existé avant le Protectorat (1912). Dans ce contexte, les notions de
l’identité tribale sont « hyper-traditionnelles ». La raison de cet attachement à une
définition ancienne de la tribu ne réside pas dans un prétendu traditionalisme des leaders
et des membres de la tribu ; elle ne peut être expliquée en collant aux faits la formule
magique de la résistance au changement. Il est plutôt le résultat d’une évaluation des
conséquences de l’éventuelle utilisation d’une définition large de la tribu. La conséquence
inévitable est une compétition ouverte et dure entre les originaires et les immigrants qui
disposeraient aussi d’un document officiel qui leur permet d’utiliser directement les
parcours sans passer par la générosité de la tribu. L’adoption de l’ancienne définition de
la tribu prévient le changement des rapports de force en faveur des étrangers.
36 Donnons la parole maintenant aux étrangers, et considérons leur réaction à la définition
de l’identité tribale qui les exclut du droit aux parcours. Dans le passé, un étranger était
un étranger et devait être reconnaissant à ses hôtes. On aurait observé la même
résignation si la question était interne à la tribu et si l’administration (ministère de
l’Intérieur et ministère de l’Agriculture) n’était pas impliquée. Celle-ci a contribué à
affecter, sans le vouloir, les rapports de force en faveur des étrangers. Par la seule
présence des fonctionnaires qui représentent l’administration centrale, la question de la
définition de l’ayant droit n’est plus une question locale. Les étrangers ont trouvé dans
232

leur présence une opportunité qui les libère de la scène tribale. Ils n’ont pas cessé de
revendiquer devant les délégations des fonctionnaires et devant nous qu’ils étaient des
citoyens (mouatin, pl. mouatinine, mot qui dérive de watan, patrie). Pour les discréditer, ils
considèrent les notions de tribu et d’étranger comme des notions coloniales. En tant que
citoyens, les étrangers exigent que tous les Marocains jouissent des mêmes droits
abstraction faite de leurs origines tribales. Ici encore, l’étranger n’utilise pas les notions
modernes de nation et de citoyenneté parce qu’il est moderniste. Disposant des
informations sur l’enjeu du conflit, les acteurs (originaires, anciens, étrangers et
administration) et leurs intérêts, nous pensons expliquer le rejet de l’identité tribale et
l’adoption de notions modernes davantage par la logique de la situation politique que par
des dispositions que les étrangers auraient acquises à travers leurs expériences
individuelles. Plus simplement, les étrangers paraissent modernistes car les notions
d’identité tribale ne les arrangent pas. Inversement, si les membres de la tribu refusent,
dans ce contexte, les notions de citoyenneté, c’est davantage par attachement à leurs
intérêts qu’à la tradition.
37 J’espère que la logique de la situation du conflit telle que nous l’avons brièvement décrite
explique pourquoi les différentes définitions de loyauté et d’identité sont en compétition.
Dans les deux cas étudiés, nous pensons qu’il est sage d’approcher l’identité non pas
comme une catégorie ayant un contenu fixe, mais plutôt comme un ensemble
d’alternatives politiques. Ces alternatives sont influencées par la logique de la situation
politique dont la revendication de telle ou telle identité n’est qu’un élément. C’est, dans le
cas d’action collective et de conflits sociaux, l’analyse de la situation politique (enjeux,
stratégies des acteurs, contexte politique...) qui peut expliquer pourquoi telles notions et
tels symboles d’identité collective sont choisis ou rejetés et quels nouveaux contenus ils
acquièrent. Mais on ne peut pas dire que la culture n’offre qu’un contexte à l’action
politique, comme le soutient Geertz, les éléments culturels sélectionnés sont également
déterminants dans l’action et la mobilisation politiques. Sans la référence aux idées de
tribu, du passé et du nom commun, la mobilisation des leaders, dans les deux cas étudiés,
serait nulle. Comment éliminer son concurrent sinon en invoquant la notion de tribu ?
Sans la référence aux idées de citoyenneté et de nation, comment les étrangers auraient
pu contester les idées, à leurs yeux obsolètes, de tribu et d’étranger ?

NOTES
1. Paru dans Identity, Culture and Politics, vol. 1, n° 1, January 2000, p. 35-47.
233

RÉSUMÉS
Dans les sociétés modernes, les identités tribales sont souvent bannies au profit de notions et de
symboles référant à la nation. Ce texte analyse des conflits au cours desquels des acteurs
politiquement situés invoquent la tribu et/ou la nation. Nous avons décrit la logique de la
situation qui nous a permis de comprendre les raisons qui, au cours d’un conflit, ont poussé des
leaders à recourir à la fois à des notions « tribales » et à des notions « modernes ». La même
approche en termes de logique de la situation est appliquée à un autre conflit durant lequel les
groupes concernés utilisent exclusivement soit l’identité tribale soit la notion de citoyenneté.
L’usage de telle ou telle notion dépend de la situation politique qui implique principalement la
structure des groupes en conflit et les bénéfices ou les pertes que le recours à telle ou telle notion
provoquerait.
234

Chapitre 18. Être étranger en milieu


rural1

1 Le mot étranger renferme au moins deux significations suivant que l’on se place au
niveau de la société globale (l’Etat, la nation) ou des communautés locales (tribu, village,
etc.). Est étranger celui « qui est d’une autre nation » ou celui « qui n’appartient pas à un
groupe (familial, social) » (Petit Robert).
2 La présente étude, tout en se limitant aux communautés rurales, tente de répondre à trois
questions principales2 :
– Comment se manifeste au niveau des représentations collectives la distinction entre
l’originaire et l’étranger ?
– Quel est le statut juridique et politique de l’étranger ?
– Quels sont les mécanismes de son adoption et de son intégration dans le groupe
d’accueil ?

Définition
3 Une première distinction devrait être établie entre une personne (voyageur, commerçant,
transhumant, etc.) qui traverse le territoire d’un groupe étranger et une autre qui quitte
son pays pour résider chez un autre groupe [omise dans le texte publié]. Des fois, ces deux
notions d’étranger se manifestent plus clairement sur le plan linguistique : chez les
Chiadma (Doukkala), on distingue « berrani mjedder » (étranger enraciné) de « berrani
tayyar » (littéralement étranger volant, étranger de passage) (Villes et tribus, p. 152). Les
deux statuts d’étranger soulèvent des questions différentes et seront traités séparément.
Commençons par l’étranger enraciné.

Étranger et généalogie

4 La définition du statut de l’étranger est intimement liée aux critères à partir desquels un
groupe social définit son identité. Ces mêmes critères qui définissent positivement un
groupe social ont une fonction discriminatoire à l’égard d’autrui, notamment l’étranger.
235

5 Un groupe peut être constitué de chefs de famille qui se considèrent – et qui sont
considérés par les groupes voisins – comme descendant d’un ancêtre commun. Les noms
collectifs qui commencent généralement par Aït, Id, Beni, Oulad, etc. impliqueraient l’idée
d’une ascendance commune. Un douar ou un village est généralement constitué d’un
ensemble de lignages. Par lignage, il faut entendre un groupe de familles qui se réclament
d’un ancêtre commun en vertu d’une règle de filiation patrilinéaire. Ces groupes
reçoivent des noms divers au Maroc : ‘adam (en arabe) et ikhs ou ighs (en berbère) qui
signifient os ; tarfiqt, etc.
6 Dans une société lignagère, un étranger est une personne qui ne peut prétendre
descendre de l’un des ancêtres communs des lignages constituant le groupe social qui
l’accueille. Selon Gellner, la généalogie est une manière de conceptualiser l’organisation
des groupes. Ceux-ci ont besoin d’un ancêtre comme d’une sorte de sommet conceptuel.
La généalogie est une représentation des divisions sociales du groupe en plusieurs
segments. L’ancêtre le plus ancien définit le groupe large, alors que ses fils ou petits-fils
(ou certains d’entre eux) déterminent des sous-groupes. D’autres ancêtres plus récents
définiront des groupes plus restreints jusqu’aux groupes englobant immédiatement les
familles. La généalogie a donc une fonction classificatoire. C’est pourquoi elle ne retient
que les ancêtres qui définissent les groupes : « Les ancêtres ne sont pas multipliés plus
que nécessaire. L’individu connaît le nom de son père et de son grand-père : après cela, il
nommera ou connaîtra seulement les ancêtres qui remplissent la tâche utile de définir un
groupe social effectif. Les ancêtres qui ne gagnent pas leur vie en accomplissant cette
tâche ne méritent pas qu’on s’en souvienne. » (Gellner, 1976, p. 10.)
7 Dans le même ordre d’idées, David Hart montre qu’au niveau des personnes, l’idée
d’appartenance à un groupe reste forte à travers le nom complet qu’elles portent.
Autrement dit, le nom d’une personne montre à autrui son appartenance communautaire.
Par exemple Muha u Addi n’Aït Brahim u Lahsine. Chez les Aït Atta (comme chez d’autres
groupes berbères), le nom personnel est suivi de « u » qui signifie « fils de », puis du
nom du père. Le nom se termine par « Aït X », X étant le nom du grand-père ou de
l’arrière-grand-père. A cet égard, Hart remarque la tendance à abréger la chaîne
généalogique : on substitue le nom de l’ancêtre à celui du grand-père : la personne sera
appelée Muha ou ‘Addi n’Aït Dahmun au lieu de Muha ou ‘Addi n’Aït Brahim ou Lahsin.
Dahmun étant l’ancêtre du lignage (Hart, p. 1981, p. 73). Ceci est en rapport avec ce que
Gellner désigne par principe « occamist » selon lequel il est inutile et pas nécessaire – dans
un certain type de généalogie – de multiplier les noms des ancêtres.
8 Le nom complet et la généalogie ne retiennent pas tous les ancêtres. Seuls ceux qui
définissent le groupe ou la personne sont pris en compte. Le reste des ancêtres, dont les
noms ne sont associés à aucun groupe, sont généralement oubliés.
9 Approchant la généalogie comme un mode de représentation de l’organisation sociale,
Hammoudi attire l’attention sur la fonction de la référence à l’ancêtre commun. En plus
de la fonction de définition du groupe dans sa globalité, la référence à l’ancêtre sert aussi
à distinguer, le cas échéant, les originaires (les anciens) des étrangers (Hammoudi, 1974,
p. 153-156).
10 L’étude de l’usage social de l’ancêtre commun montre en quoi la question relative à son
statut mythique ou réel est secondaire pour ne pas dire inutile. La généalogie est une
représentation de l’organisation sociale, et en tant que telle elle est aussi réelle que les
gens qui s’y réfèrent ou la manipulent.
236

11 La définition de l’étranger, lorsque les liens du sang définissent l’identité et les contours
d’un groupe, semble la plus précise et la plus rigide. L’étranger est facilement identifiable.
[...] La généalogie a une fonction discriminatoire, elle sert à distinguer l’originaire de
l’allogène.

Autochtonie, généalogie et groupe étranger

12 Des auteurs rejettent le recours à l’ancêtre et à la généalogie en tant que critère dans la
définition des groupes sociaux. Selon Montagne, cette conception généalogique du groupe
n’est qu’une prénotion. Montagne donne des exemples de cantons (taqbilt) où les lignages
(ikhs) établis dans le pays ne se considèrent pas comme autochtones, mais originaires de
différentes régions du sud du Maroc. Le renouvellement constant de la population était la
conséquence des famines, des exils et des bannissements (Montagne, 1930, p. 149, 154).
13 Étudiant une tribu du Haut-Atlas (Seksawa), Berque se demande comment une taqbilt qui
interprète elle-même son nom en « fils de X », « peut-elle concilier cette appellation avec
la profession tout aussi nette d’origines diverses pour chacun des ikhs-s qui la composent,
et dont presque aucun ne remonte à l’éponyme ? » Il souligne ainsi « la différence de
nature entre la cellule sociale, l’ikhs, justiciable de rattachements successoraux précis, et
la cellule politique, composée de sous-groupes que n’unit entre eux le plus souvent aucun
lien de parenté même fictive » (Berque, 1978, p. 61).
14 Berque parle de fausse autochtonie. Les lignages composant le canton sont originaires de
différentes régions du sud du Maroc. Ils n’ont aucune gêne à avouer leur origine
étrangère. Les recherches portant sur l’origine des lignages ont conduit Berque à qualifier
le canton comme un répertoire d’origines. Il met l’accent sur la contradiction entre le
nom commun que portent les lignages d’un même canton et la diversité de leurs
provenances. Il donne maints exemples illustrant cette contradiction entre le nom de la
taqbilt et la diversité des provenances des lignages. Contrairement au lignage fondé sur
les liens du sang, la taqbilt est une cellule politique composée de sous-groupes qui ne
connaissent entre eux aucun lien de parenté, même fictive. Au niveau du groupe large,
l’accent est mis plutôt sur l’importance classificatoire des noms que sur les rapports de
parenté entre les groupes composant la taqbilt (Berque, 1978, p. 61-68).
15 Selon Gellner, il n’existe pas, chez les sédentaires, une définition généalogique des
groupes larges. Ceux-ci sont plutôt définis sur le plan géographique. Dans ce cas, le mot
Aït ne sera pas suivi d’un nom de personne mais de celui d’un toponyme (par exemple Aït
Talmest). Aussi la conception généalogique du groupe se limite-t-elle aux niveaux
inférieurs (Gellner, 1976, p. 11).
16 La même idée est développée par Hart selon qui la référence à l’ancêtre doit être traitée
différemment selon les niveaux de l’organisation sociale et le genre de vie du groupe
(sédentaire, transhumant, nomade). Au niveau des lignages (ighs) qui n’ont généralement
que quatre générations de profondeur, il est possible que l’ascendance commune
détermine les contours du groupe et que des membres de ce dernier soient en mesure de
montrer généalogiquement les liens entre eux et leur ancêtre. Ce qui n’est pas le cas au
niveau de la taqbilt où aucun lien n’est généalogiquement établi entre les ancêtres des
différents lignages (Hart, 1981, p. 73).
17 Selon Pascon, la généalogie est une représentation de la cohésion du groupe. C’est la
nécessité de fédérer des groupes sociaux qui pousserait une fédération de tribus, par
237

exemple, à choisir le nom d’ancêtre qui la désignerait. Il distingue ainsi l’aspect


fonctionnel de l’aspect idéologique tout en accordant une priorité chronologique au
premier. « La tribu paraît être une association politique entre des lignages, fondée sur des
nécessités économiques... » (Pascon, 1979, p. 109-110.) La solidarité du groupe a des
fondements socio-économiques, mais elle est représentée en recourant à la terminologie
patriarcale, au mythe généalogique.
18 Ces remarques qui limitent la définition généalogique du groupe aux unités sociales
restreintes telles que le lignage appellent quelques commentaires. L’autochtonie n’est pas
une référence pour définir les groupes sociaux. Ceci est observé chez plusieurs groupes
du Haut-Atlas où la sédentarité est attestée depuis plusieurs siècles. (Inutile de rappeler
que cette notion est impensable pour les groupes non-sédentaires.) On distingue
l’originaire (awsli, asli), l’ancien (aqdim, qdim) et l’étranger (berrani). L’originaire n’est pas
un autochtone. Il n’existe pas, à notre connaissance, de terme signifiant la notion
d’autochtonie. Il suffit dans la plupart des cas que des familles soient installés depuis
deux ou trois générations pour qu’elles soient considérées comme originaires (Toufiq,
1978, tome 1, p. 139). L’étranger est un immigré fraîchement installé.
19 L’« ancien » serait une catégorie intermédiaire entre l’originaire et l’étranger. Il serait un
membre dont le père ou le grand-père étaient adoptés par le groupe d’accueil. A Timahdit
(Moyen-Atlas), on distingue un statut intermédiaire entre l’originaire et l’étranger : celui
des chefs de foyer dont les ascendants ont lutté, du temps de la siba, à côté des foyers
originaires. Sur le plan juridique et politique, ils sont assimilés aux originaires (voir infra
chapitre 17).

Le statut de l’étranger
20 Nous avons vu que la définition de l’étranger peut se situer d’abord au niveau
idéologique, notamment lorsque l’identité du groupe est fondée sur les rapports de sang.
Cependant, que la généalogie existe ou non, qu’elle ait une fonction discriminatoire ou
non, la distinction entre l’originaire et l’étranger se manifeste sur d’autres plans
juridique, politique et rituel.
21 Le statut d’une personne au sein d’un groupe social peut être ramené à un système de
droits et d’obligations. Concernant les obligations collectives, le contrat (chart) avec le fqih
constitue une occasion où la distinction entre l’originaire et l’étranger est manifeste. A
l’étranger, la jma’a, à Timahdit, ne demande aucune contribution à la rémunération du
fqih et à l’entretien de la mosquée. Et si l’étranger prend l’initiative et donne quelque
chose au fqih, son geste relève de la charité et non du contrat et du droit.
22 L’étranger ne peut présenter sa candidature à la chefferie du groupe. Chez les Aït Atta, la
tradition exigeait des originaires d’être capables de citer plusieurs ancêtres dont le
nombre peut aller jusqu’à sept. « Toute une mémoire historique, détenue par les «
anciens », situe les individus et les familles par rapport au critère de l’origine : de ce
qu’on pourrait appeler la profondeur généalogique. Quiconque veut contester un chef, ou
éliminer socialement un adversaire, commence d’abord par lui trouver une origine
étrangère à la tribu. » (Hammoudi, 1974, p. 158.) Chez plusieurs tribus, l’étranger ne peut
acheter ni la terre, ni les parts d’eau (irrigation) (Jamous, 1981, p. 67, 46) [voir chapitre 5].
23 Il n’est pas dans notre intention de donner une définition uniforme de la notion
d’étranger et encore moins un statut homogène des personnes étrangères. Plusieurs
238

variations sont observées. Le statut de l’étranger serait fonction des structures des
groupes d’accueil. Chez certains groupes, l’étranger peut rapidement en devenir membre.
Il peut participer aux obligations collectives et bénéficier des droits correspondants. Sa
position dans le groupe dépendra aussi de son statut social (chérif, fqih, etc.) et de sa
richesse. Les sociétés qui ne réfèrent pas à une « fiction » tribale sont généralement très
ouvertes aux étrangers. En effet, il existe des groupes – appelés dans le Haouz de
Marrakech soukkane, mlaqit ou ‘azzaba – formés de chefs de famille d’origines diverses,
migrant ou fugitifs, travaillant comme tenanciers et métayers sur les terres du makhzen
ou des notables. Pascon remarque que la « citoyenneté » chez les Mesfioua s’acquiert
facilement, que les étrangers sont vite assimilés. Cette force intégratrice du groupe est
due au fait qu’il s’agit d’un ramassis de gens de tous horizons (mlaqit) (Pascon, 1977,
p. 151, 167-168).
24 Dans une société caractérisée par l’emboîtement des groupes sociaux, le statut de
l’étranger est relatif. Un membre qui change de tribu n’est pas considéré sur le même
pied qu’un membre qui a simplement changé de douar tout en restant dans la même
fraction ou dans la même tribu. On distingue par exemple barrani lfakhda (l’étranger à la
fraction) de berrani laqbila (l’étranger à la tribu) (Le Coz, 1965, p. 10). Dans le Haut-Atlas,
un chef de foyer qui change de village tout en restant dans le même canton n’est pas
considéré comme étranger.

Les mécanismes d’adoption des étrangers


Protection

25 Un étranger peut demander la protection d’une personne influente en recourant au rituel


du ‘ar. Le suppliant qui cherche à s’assurer cette protection peut sacrifier une bête au
seuil de l’habitation de son futur protecteur ou de la mosquée du groupe sollicité. Ainsi,
dans certaines régions (Demnat) les étrangers sont appelés « ceux du sacrifice sanglant » (
Aït tighersi) (Toufiq, 1978, tome, 1, p. 138) [voir chapitre 5].
26 Chez la tribu Iqar’iyyine (Rif), l’immigrant qui s’installe sur son territoire n’a pas à
demander l’autorisation à un groupement tribal. Il lui suffit de trouver un chef de foyer
qui accepte de l’accueillir et devenir ainsi son protecteur. Le protégé doit aussi un soutien
absolu à son protecteur (Jamous, 1981, p. 46).
27 Ce processus d’intégration est particulier aux groupes fermés. L’immigrant meurt sans
intégrer le groupe. Ses fils restent unis, achètent de la terre et trouvent une aire de
résidence. Leurs descendants peuvent former un lignage, et ils ne sont plus considérés
comme des étrangers.
28 Dans des contextes où les conflits armés entre groupes étaient fréquents, l’adoption
d’étrangers ou de groupes étrangers étaient une stratégie qui augmentait la taille du
groupe et renforçait sa force militaire. Ceci renforçait notamment les leaders des groupes
qui étaient les seuls à disposer des moyens pour accueillir des étrangers.

Le mariage

29 Donner ses filles au groupe protecteur est considéré comme humiliant pour le protégé.
Celui-ci ne peut exiger un sdaq considérable. Sachant que la supériorité du donneur de
239

femmes se manifeste essentiellement dans la négociation du sdaq. Dans le cas inverse,


lorsque le protecteur est donneur de femme, la logique discriminatoire est encore plus
évidente. C’est le père de la mariée qui fournira le sdaq pour sa fille, et c’est lui qui
donnera son nom aux petits-enfants. L’étranger est réduit à un simple géniteur qui ne
figurera pas dans la généalogie de la famille. Ce sont des individus isolés, ayant perdu
toute attache familiale, qui généralement acceptent cette pratique (Jamous, 1981, p. 49,
52-56). Chez les Zemmours, le mot amazzal désigne cet « étranger qu’un chef de tente
adopte et marie à l’une de ses filles ou nièces » (Marcy, 1949, p. 371). L’étranger demande
d’abord la protection d’un membre du groupe qui l’héberge et lui donne du travail. Il
arrive que le protecteur ait un intérêt à lui donner sa fille ou toute autre femme de son
foyer. En contrepartie, le protégé paiera le sdaq en travail dont la durée est convenue
entre les parties (généralement de un à treize ans). Le protégé est appelé amazzal, « celui
qui court » parce qu’il « court » pour le sdaq de sa femme. Le protégé a droit à l’issue du
contrat à une part déterminée (le tiers ou le quart) à prélever dans les acquêts du foyer.
Dans d’autres tribus du Maroc central, l’équivalent du mot amazzal est amzaïd ou amzouïd,
c’est-à-dire « celui qui réalise des acquêts » (zouayed). Il faut remarquer que les enfants
issus du mariage de l’amazzal appartiennent au beau-père. A l’issue du contrat, et si
l’épouse y consent, l’amazzal peut mettre fin au mariage uxorilocal en quittant le groupe.
Il peut aussi être adopté par son beau-père mais cette fois-ci comme son propre fils. A ce
titre il bénéficiera des droits normaux d’un héritier légitime (Marcy, 1949, p. 38-46).
30 Chez les Ichqern (Moyen-Atlas), l’équivalent de l’amazzal est dit « amhars ». Ce mot
« vient du verbe berbère « hars » qui signifie « approcher ». Cela voudrait dire que
l’amhars n’entre pas dans la famille du maître mais s’en approche seulement » (Denat,
1951, p. 294). Le contrat d’amhars, comme celui d’amazzal, peut être considéré comme un
contrat de louage agricole et de mariage. Concernant le premier aspect, le contrat stipule
la part (un quart ou un cinquième) qui revient à l’amhars des biens acquis par le foyer
pendant la durée du contrat (deux à huit ans). Quant au mariage, il devient définitif
seulement après que l’amhars ait réglé la totalité du sdaq. A noter qu’il n’y a pas de fête de
mariage, comme c’est le cas pour les noces normales. Ne pas célébrer les noces suffit à
donner au mariage et à l’amhars un statut inférieur. Pendant la durée du contrat, l’amhars
est un statut précaire et transitoire. Il est un père potentiel. Fréquemment, les enfants
portent le nom du père ou du frère de la mère. A la fin du contrat, l’amhars peut devenir
membre du groupe lorsqu’il fonde son propre foyer (Denat, 1951, p. 293-299).
31 « Quand est-ce que l’étranger sera considéré comme un membre à part entière du
groupe ? ai-je récemment demandé à un informateur originaire d’un village dans la
région des Doukkala.
– Lorsque tous ceux qui le savent décéderont. »
32 Alors, les descendants d’un étranger seront considérés comme tels – même lorsqu’ils sont
socialement et politiquement intégrés – tant qu’il y aura des personnes qui se so-
uviendront de leur origine.
240

NOTES
1. Paru dans « Regards croisés sur l’étranger », Minbar al-Jamiaa, n° 3, Meknès, 2001, p. 139-150.
Soumis à un groupe d’études en tant que texte provisoire, cet article fut publié à mon insu. Je le
reprends après avoir écarté ce qui en faisait un texte provisoire.
2. Nous traiterons plus tard des questions relatives aux profils de l’étranger (saint, fqih, forgeron,
berger, etc.) et à l’étranger de passage.

RÉSUMÉS
Sont examinées les définitions de l’étranger, en milieu rural, en rapport avec les notions de
généalogie et d’autochtonie, puis les manifestations de la discrimination entre l’originaire et
l’étranger sur les plans juridique, politique et rituel et, enfin, les mécanismes d’adoption de
l’étranger et de son intégration dans le groupe d’accueil.
241

Chapitre 19. Nom relatif et nom fixe1

1 Je m’intéresse, depuis quelques années [1997-], aux usages sociaux et politiques des
identités collectives tribales et nationales, en portant une attention particulière aux
caractéristiques des noms des personnes traditionnellement portés au Maroc2. Le nom
par lequel un homme ou une femme sont identifiés consiste généralement en trois
éléments : le nom personnel et le nom du père suivi du nom porté par un groupe social,
un village, une tribu, une confrérie, une corporation. Par ailleurs, la caractéristique
principale du nom d’une personne est sa relativité : son contenu dépend des contextes
sociaux de son utilisation. Dans une tribu, le nom personnel suivi de celui du père et de
celui du village peut être approprié. Dans un marché ou en ville, le nom doit inclure le
nom de la tribu, ou, si celle-ci n’est pas suffisamment connue à l’extérieur, celui du
groupement le plus large, la confédération tribale, voire la région.
2 Une personne ne porte pas un nom unique et définitif mais dispose d’un stock de noms,
dont la richesse dépend de la complexité des groupements auxquels elle appartient.
3 A l’occasion d’une conférence que j’ai donnée en 1999 sur les identités collectives, Susan
Slymovics, une anthropologue américaine, me posa une question que je cite de mémoire :
« Tu as parlé de la relativité des noms traditionnels et de leur caractère contextuel, qu’en
est-il de ton nom, « Rachik » ? » La question est intéressante dans la mesure où elle
permet de confronter une connaissance obtenue à l’échelle des groupes traditionnels avec
un élément biographique. Heureusement, j’avais quelques éléments de réponse, car
depuis des années je conversais avec ma mère et mon père au sujet de leurs origines et de
leurs itinéraires. En parlant avec eux et en lisant les archives privées de leurs parents, j’ai
été sensible aux changements des noms portés par mes ascendants. Ceci n’a rien
d’exceptionnel. Fréquentes étaient les situations où les gens adoptaient de nouveaux
noms.
4 Officiellement, je suis né à Indaouzal. Réellement, je suis né à Aït Boumes’aoud (village
paternel). Il semble que l’officier de l’état civil n’a pas voulu se casser la tête en
demandant le lieu de ma naissance, il a juste mis (223) le nom du village natal de ma
mère. Les deux villages appartiennent à deux tribus différentes mais voisines. Depuis ma
tendre enfance, et pendant une dizaine d’années, je passais, avec mes parents, mes
vacances d’été dans ces deux villages. Si je devais chercher une origine, ce serait ces deux
242

villages. Depuis que j’ai commencé à converser avec mes parents de leur passé et du passé
de leurs ascendants, la question de l’origine est devenue floue, complexe, insaisissable...
5 Je me souviens de cet exercice que mon père me faisait de temps à autres – se rappeler les
noms de ses aïeuls : Abdesslam (mon grand-père), ben Mohamed, ben Moulid, ben
Abderrahmane. Ce dernier, qui constitue le seuil de la mémoire et la limite de la
profondeur généalogique, est décédé en 1812 (selon un acte notarié établi en 1832). Le
plus important, ici, est que, pendant trois générations, aucun membre de la famille n’a
vécu et n’a été enterré ni dans son pays d’origine, ni dans son pays natal.
6 Mohamed quitta son pays natal Hargha (village dans l’Anti-Atlas), entre 1863 et 1867,
pour s’installer à Rzagna, où il se maria. Cinq enfants dont Abdesslam, mon grand-père
paternel, virent le jour dans le village d’accueil de leur père. Mohamed quitta ensuite sa
famille pour aller s’installer à Tameslouht, dans la région de Marrakech. De Hargha à
Rzagna, puis à Tameslouht, un itinéraire bien familier aux habitants de la plaine du Souss
et de l’Anti-Atlas. L’émigration se faisait traditionnellement dans ce sens.
7 De Tameslouht, il continua à écrire à son fils Abdesslam (entre 1914 et 1923). Dans quatre
lettres, il se contentait de signer « Mohamed ben Miloud », ou tout simplement « votre
père ». Une seule fois, il cite un nom complet « Mohamed ben Miloud al-Harghi,
maintenant à Tameslouht ». Harghi est son origine, son nassab, par référence à sa tribu
Hargha (Arghen, en berbère).
8 Il faut rappeler que la question de l’identité n’est pas seulement un jeu de nomination et
de re-nomination. En milieu rural, le nom ne sert pas seulement à classer les individus, à
déterminer leur origine. Se déplacer en dehors de sa tribu, fût-ce chez une tribu voisine,
fait de l’immigrant un étranger. Intégrer le groupe adoptif, c’est devenir membre de son
assemblée, c’est jouir des droits collectifs, s’acquitter des obligations collectives ; c’est
aussi porter le nom de ce groupe. Si Mohamed se contentait de citer Tameslouht comme
une adresse et non comme une partie intégrante de son nom, c’est parce qu’il s’y
considérait comme étranger.
9 Son fils Abdesslam nous a laissé plusieurs documents juridiques ; son identité était
complexe. Tout d’abord, il était identifié comme Abdesslam ben Mohamed al-Razguini,
nom qui réfère à sa tribu natale, Rzagna, et non pas au pays d’origine de son père (224)
Hargha. Plus tard (1910), en notant la date du décès de sa mère, il identifia sa mère
comme suit : Khadija bent al-Hassan Bani [du groupe] Aït Ouslim ar-Razguiniya. Le fils
adopte le nassab de sa mère – non pas en vertu d’une quelconque survivance
matrilinéaire – mais parce que le nom est lié à l’histoire, à la biographie, si l’on veut, de la
personne qui le porte.
10 Dans un contrat foncier (1901) on peut lire « at-taleb sid Abdesslam ben Mohamed ben
Moulid al-Harghi thoumma (puis) al-Razguini ». Le notaire situe dans le temps l’identité
double de l’acheteur : il est à la fois Harghi et Razguini, mais la première identité, celle du
père, précède la seconde.
11 Comparons cela à la manière dont est identifié l’oncle de Abdesslam, qui a accompagné
son père dans leur immigration à Rzagna. Dans un autre acte foncier, on peut lire « at-
Taleb al-abarre wa al-’adil Mhamed ben Miloud al-Harghi aslane (par son origine) wa (et) ar-
Razguini darane (en vertu de sa résidence) ».
12 Deux manières d’identifier, fondées sur un double critère : celui de l’origine (asl) et celui
de la résidence (dar). Pour un étranger, ces critères ne coïncident pas. Aussi un étranger
est-il souvent porteur d’une identité double. Il faudra noter que Abdesslam et son oncle
243

portent différemment le nom Razguini. Pour le premier, la naissance et une longue


résidence seraient deux atouts permettant l’accès à l’identité du groupe hôte : la
distinction entre l’origine et la résidence n’est pas exprimée dans le nom de Abdesslam.
Son oncle, né à Hargha, n’est Razguini que par résidence.
13 Dans un contrat ultérieur (1905), Mhamad est identifié comme Razguini, toute référence à
son identité d’origine (Harghi) disparaît. S’agit-il d’une omission du notaire ? Peu
probable. Il peut s’agir d’un signe d’intégration. Après une quarantaine d’années de
résidence, un étranger pourrait porter exclusivement l’identité du groupe d’accueil. La
résidence et l’appartenance actuelle et politique à un groupe prennent en fin de compte
le dessus sur l’origine. Deux frères, d’une part, un père et son fils, d’autre part, ne portent
pas le même nom. Identité et généalogie ne vont pas forcément de pair.
14 L’histoire de cette famille continue avec une nouvelle émigration. Abdesslam sera, comme
son père, et pour des raisons méconnues, obligé de quitter Rzagna avec sa mère, ses frères
et sa sœur, pour élire domicile chez le groupe Ida ou Kays. Le nouveau village d’accueil
n’est autre que mon village natal. Celui-ci forme avec quatre autres villages la fraction
d’Ida ou Kays qui appartient à la tribu Rahalla.
15 Abdesslam continuait à enseigner le Coran loin de son nouveau village. En 1916, il se
maria avec Sakina Omar, appartenant à une famille aisée et influente. Voici un extrait de
l’acte du mariage : (225) « [...] s’est marié avec la bénédiction de Dieu et selon la tradition
de son Prophète at-taleb... Sidi Abdesslam ben Mohamad al-Keysi (fraction Ida ou Kays) à
Aït Boumas’oud, ar-Rahali (tribu Rahhala) al-Jazouli (région de Jazoula) avec son épouse
Sakina bent Omar Chelloud des Aït Bouhou ou-Mansoural-Keysiya, à Aït Boumas'oud, ar-
Rahaliya ».
16 Quelques années plus tôt (1904), il portait à la fois le nom de Rezguini et de Harghi. Avec
l’acte du mariage, il est devenu Abdesslam al-Keysi, ar-Rahali al-Jazouli. Acte de mariage
et acte de naturalisation !
17 Que signifie le fait de porter plusieurs noms, de cumuler des identités sociales
différentes ? Les noms portés sont relatifs. Cependant, cette relativité ne dépend pas
uniquement du fait que, traditionnellement, une personne appartient à plusieurs groupes
qui s’emboîtent (village, fraction, tribu, région), ni seulement du contexte qui détermine
quel niveau d’emboîtement il faudra choisir (tantôt on est Keysi, tantôt Rahhali, tantôt
Jazouli ou les trois à la fois). La relativité du nom dépend aussi des péripéties
biographiques. Le nom est malléable, il n’est pas le symbole fixe d’une personne définie
en dehors du temps ; il est un symbole changeant accompagnant et illustrant des
péripéties individuelles. Le nom traduit un rapport politique entre une personne et un
groupe : étrangère, elle garde le nom d’origine, et assimilée, elle a droit au nom du groupe
d’accueil. Aussi, elle aura autant de noms que les groupes qui l’ont adoptée.
18 Par ailleurs, l’identité n’est ni définitive, ni claire. On ne peut abandonner rapidement
une identité ancienne. Dans une société de face à face, tout se sait. L’étranger n’est que
rarement identifié de façon uniforme et définitive. Prise dans la durée, l’identité (de
l’étranger notamment) est ambiguë. Une dizaine de contrats conclus par Abdesslam
(entre 1916 et 1945) montre la complexité et l’ambiguïté de son identité.
19 Le flottement ne se limitait pas au nom. Le Souss est un pays à dominance berbérophone.
Mais il existe des îlots arabophones, dont la tribu Rzagna. La langue maternelle de
Abdesslam (au sens propre du terme) est la langue arabe courante. Ce n’est que plus tard,
durant leur installation chez les Rahhala, qu’il aurait appris à parler couramment le
244

berbère, langue maternelle du père. Je ne me souviens pas de mon grand-père, décédé


alors que j’avais trois ans, mais j’étais toujours impressionné par l’accent de son frère
Lhoussein, lorsqu’il parlait l’arabe dialectal. Rien à voir avec l’accent de mon père ou de
mes oncles, où, jusqu’à présent, on note aisément l’accent de la langue berbère.
20 Toutefois, Abdesslam portait Hargha dans son cœur. Il rétablit le contact avec le pays de
son père. Il y acheta même des terres. Une lettre (non datée) provenant d’un parent resté
au village « d’origine » qualifie encore Abdesslam de Hassanî (relativement au village
d’origine du père situé à Hargha). Son élève et compagnon, Ben Akhsay (que j’ai
interviewé), n’avait jamais entendu le mot Rzagna. Pour lui, l’origine, c’est Arghen
(Hargha).
21 Le nom n’était pas figé. Il était le reflet d’une identité multiple. Quel est le lien entre
Abdesslam al-Razguini, Abdesslam al-Kaysi al-Rahali al-Jazouli et Abdesslam al-Hassani ?
Peut-on encore concevoir qu’une personne porte des noms aussi divers ? Elle serait
aujourd’hui accusée d’usurpation et d’usage de fausses identités. Le nom traditionnel
défiait toute uniformisation. Quel logiciel devrait-on imaginer pour identifier des
personnes portant des identités changeantes en fonction de leur biographie et du
contexte où elles sont impliquées ? « Identité caméléon » et modernité sont
mutuellement exclusives.
22 Que signifie avoir un nom fixe comme celui de « Rachik » que mon père adopta en 1957
lors de l’établissement du livret d’état civil ? Que signifie porter un nom depuis sa
naissance jusqu’à sa mort, un nom indépendant de tout contexte, libre de tout
attachement à un groupe, imperméable aux changements ? Que voudrait dire un nom
qu’il faudrait partager avec d’autres, même si leurs biographies les « départagent » ?
Mokhtar Soussi (d. 1963), savant et historien marocain, avait un frère qui s’appelait
Mohamed al-Ilghi. Les deux soulignaient le caractère local de leurs identités, mais alors
que le second prit le nom de leur village, Illgh, le premier, qui était impliqué à l’échelle
nationale, prit celui – plus connu et moins « paroissial » – de la région du Souss. Là
encore, deux frères, deux biographies, deux identités.
23 Le nom Rachik n’est pas un nom d’identité. Ce nom indique plus qu’il n’identifie. Ce que
j’ai appris de l’identité de mon grand-père, c’est que l’identité d’une personne n'est pas
définie par rapport à des identités collectives représentées comme des cercles emboîtés et
exclusifs, mais à leurs intersections : avec certaines personnes, Abdesslam partage le
cercle de Hargha (lieu d’origine de son père), avec d’autres, celui de Rzagna (village
natal), avec d’autres encore, celui de Rahhala (tribu d’adoption). Mieux encore, il était
« Tijani » et fondateur d’une zaouia Tijania dans sa tribu d’adoption.
24 S’il y a quelque chose à retenir de ces bribes biographiques, et si je voulais exprimer dans
un langage présent une partie de ce que mon grand-père a vécu, j’écrirais, en imaginant
qu’il me parle : « Tu sais, une identité ne peut être héritée totalement, elle ne peut être
non plus rejetée totalement. C’est à toi de construire ta propre identité en multipliant
sans cesse les cercles de ton appartenance. C’est qu’en matière d’identité il y a peu de
choses à transmettre de génération en génération, mais il y a beaucoup de choses à
forger, individuellement ou collectivement. L’identité n’est pas une simple ligne directe
liant un individu à un groupe, quel que soit le fondement de ce groupe – linguistique,
religieux ou politique. L’identité est un rapport actuel qu'une biographie tient avec
d’autres biographies et d’autres groupes. Ce n’est pas nécessairement le pays des ancêtres
qui attribue le nom, l’identité. Regarde ! Je me suis défini souvent comme Razguini et non
comme Harghi. Je n'ai pas subi le nom de mon père. Vois-tu dans quel labyrinthe tu t’es
245

empêtré en voulant réunir dans un seul texte ce que moi j’ai vécu de façon successive et
partielle ! Même pour une seule personne, les noms, les identités changent, tombent en
désuétude... Qui peut cumuler à l'infini toutes les identités héritées, tous les noms portés
par ses aïeuls? Faut-il toujours remonter très loin? D’ailleurs as-tu le droit de t’appeler
Harghi ou Razguini ? Ils sont tellement liés à des histoires individuelles que tu les
porterais de façon aussi arbitraire. Ton nom..., rappelle-moi déjà ce nom que ton père
choisit..., je sais que ce nom n’est pas berbère, qu’il ne réfère à aucun groupe, qu’il est
fantaisiste... Ah ! Ça me revient, Rachik ! Peu importe, moi non plus je ne suis pas
totalement berbère ! Rachik serait un choix judicieux. Mon fils aurait opté pour le nom de
sa tribu natale, comme je l’ai fait moi-même. Il aurait mis Rahhali. Seulement voilà, je te
permets encore de me faire dire que le nom Rahhali, ou tout nom similaire, est lourd de
conséquences ; toi et tes enfants le porteront très mal, il sent la campagne, la tribu, la
confrérie... Rachik n’est ni meilleur que Rahhali, ni pire. Il est tout simplement plus
adapté à votre temps. Il est un signe de votre temps. Il n’y a aucune raison à ce que vous
portiez des noms contextualisés alors que vous prêtez peu d’attention au contexte, des
noms de communautés alors que votre temps est marqué par l’anonymat et l’absence de
lien communautaire... »
25 L’identité rectiligne est fondée sur l’exclusion : imaginez une généalogie où les femmes
sont intégrées : quel beau labyrinthe! Imaginez que je porte en même temps le nom de ma
mère et celui de mon père, que ces noms soient également un ensemble de noms conçus
de la même façon, que je porte aussi le nom de mon village natal, le nom de la ville où j’ai
grandi, Casablanca, et d’autres noms que j’ai forgés moi-même, le nom de mon métier,
juriste, politologue de formation et anthropologue de conversion... : quel beau
labyrinthe !

NOTES
1. Paru dans Voix du Maroc, n° spécial sur le Maroc, Casablanca, Ed. le Fennec, 2000, p. 223-228.
2. Ce texte est repris en le remaniant dans Anthropologie des plus proches : retour sur le temps de mes
parents, Rabat, éd. de L’Institut royal pour la culture amazighe, 2012.

RÉSUMÉS
Je pars de la biographie de mon grand-père et des différents noms qu’il portait pour réfléchir sur
le sens du nom traditionnel. Mon grand-père n’hérita pas le nom de ses ascendants, il portait
d’autres noms qui reflétaient sa trajectoire biographique. J’ai interprété le fait de porter
plusieurs noms en les comparant avec le nom fixe que je porte, Rachik.
246

Chapitre 20. La culture marocaine :


approches anthropologiques1

1 Depuis quelques années, j’étudie les usages politiques des identités collectives et plus
particulièrement l’élaboration de l’identité nationale marocaine, sur le plan politique et
culturel. Parallèlement à cette étude, je me suis intéressé aux approches
anthropologiques qui ont contribué à la conception d’une identité culturelle marocaine.
Au début du siècle passé, la catégorie « culture marocaine » n’allait pas de soi. Son
existence même était liée aux cadres théoriques des auteurs qui l’avaient élaborée.
Chercher un contenu universel à des faits culturels locaux ou assigner des limites tribales,
linguistiques (berbérophones ou arabophones), religieuses (civilisation musulmane),
politiques (culture nationale) etc., dépend des différentes manières d’approcher la
culture. Partant de cette idée, je propose de commenter quelques approches
« occidentales » de la « culture marocaine ».

Culture universelle
2 Doutté commence ainsi son livre sur la magie et la religion : « C’est une chose malaisée à
définir que ce que nous appelons une « civilisation » : obligés de préciser l’objet de notre
étude, nous dirons, sans nous dissimuler que cette définition est toute extérieure et
approximative, qu’une civilisation est l’ensemble des techniques, des institutions et des
croyances communes à un groupe d’hommes pendant un certain temps. Ainsi il y a une
civilisation française, une civilisation germanique. »
3 L’objet du livre de Doutté est la civilisation musulmane dans l’Afrique du Nord (ou au
Maghreb). Il considère des idées et des rites liés à la magie, au sacrifice, au carnaval. Sa
description est éclectique, il passe d’un rite accompli en Algérie aux paroles rapidement
recueillies lors d’un voyage à Mogador. Son interprétation se limite à intégrer des faits
décrits dans le cadre d’une pensée primitive universelle. Plusieurs rites sont rapportés
pour illustrer les lois de la magie, le statut extraordinaire des magiciens (personnes
exerçant des métiers peu accessibles au vulgaire comme les forgerons, personnes
appartenant à des races différentes comme les nègres). Les curieuses pratiques du
247

carnaval maghrébin sont interprétées comme des débris du meurtre rituel d’un dieu de la
végétation. Le sacrifice est étudié comme une illustration de la théorie d’Hubert et Mauss.
4 Bref, la civilisation du Maghreb, point de départ déclaré de l’étude, se trouve noyée dans
des interprétations valables pour d’autres cultures : « En résumé, les cérémonies diverses
usitées dans le Maghreb à propos de la fête de ’achoûrâ et les représentations burlesques
qui s’en rapprochent, quoique célébrées à d’autres dates, sont les équivalents du carnaval
européen. » « La croyance à la magie sympathique a un caractère universel que les
ethnographes ont définitivement démontré. » « ... de semblables croyances s’observent
dans toutes les religions » (Doutté, 1908, notamment p. 5, 27-50 ; 496-525 ; 540 ; 1905,
p. 57-108 ; voir aussi Emile Laoust, 1921).
5 Doutté était davantage intéressé par les questions théoriques de son époque que par une
connaissance ethnographique de la société étudiée. Et quand bien même la description
ethnographique est poussée, elle est vite noyée dans des rapprochements avec d’autres
cultures et dans des interprétations à caractère universel. Suivant les pas de James Frazer,
d’Edward Tylor, d’Hubert et Mauss et d’autres, Doutté rattache les faits localement
observés à une pensée universelle : les lois de la magie, le profil du magicien, le transfert
du mal, l’usage des chiffons et des nœuds sont universels, le modèle ternaire du sacrifice
élaboré par d’Hubert et Mauss s’applique au sacrifice maghrébin et au sacrifice
musulman.
6 Comme en sociologie politique, il faudrait définir les agendas des chercheurs et des
« communautés scientifiques ». Une analyse de cet agenda et des théories qu’elle
implique faciliterait la compréhension des études qui, en grande partie, n’en sont que des
exécutions particulières. Au début du vingtième siècle, la recherche d’une culture locale,
qu’elle soit tribale, marocaine, arabophone ou berbérophone, n’était pas encore à l’ordre
du jour. Les idées et les pratiques locales sont interprétées à la lumière de propositions
théoriques valables pour toutes les cultures.

Culture locale et sens universel


7 Westermarck commence son premier livre sur le Maroc en classant les indigènes
musulmans [sic] du Maroc en berbérophones et arabophones. Chaque groupe étant lui-
même subdivisé en plusieurs sous-groupes. Les tribus berbérophones comprennent les
Berbères du Rif, les Beraber, les Chleuh, les Drawa et les différentes tribus des environs
d’Oujda. La population arabophone comprend les Arabes qui habitent principalement les
plaines, les Jbâla et les citadins arabophones. Tenant compte de cette diversité, il choisit,
pour ses enquêtes de terrain, des tribus représentant ces divers groupes (rien n’est dit sur
les motivations de ces choix). Le plus important, comparé à Doutté, est cette
préoccupation d’approcher les coutumes, les croyances et le rituel, en soulignant la
diversité de la culture étudiée. Il écrit qu’« il ne faut pas s’imaginer que les coutumes
soient absolument uniformes, fut-ce dans une même tribu » (Westermarck, 1921, p. 7).
8 Des études de Westermarck on ne devrait pas s’attendre à des conclusions générales sur
la culture marocaine. Ceci est lié à sa conception du terrain qu’on peut grouper autour de
quelques idées-clefs.
9 1. Une approche comparative mais essentiellement interne à la culture étudiée. Le même
phénomène est étudié dans différentes parties du Maroc.
248

10 2. Son intérêt pour les interprétations locales des indigènes. « Dans mon étude des
cérémonies nuptiales, je ne me suis pas contenté d’établir les simples faits extérieurs,
mais je me suis efforcé autant que possible de découvrir les idées subjacentes. Le lecteur
verra que les explications données par les indigènes eux-mêmes ne sont pas toujours
identiques. » Les idées des informateurs font partie des données à recueillir. Leur
diversité doit être expliquée plutôt qu’occultée [au profit d’une culture marocaine
homogène]. Même la transcription des mots n’est pas, à dessein, uniformisée : « Comme
un même mot est souvent prononcé différemment dans différents endroits, le lecteur ne
devra pas m’accuser de contradiction s’il le trouve transcrit tantôt d’une façon, tantôt
d’une autre. » Ce respect ethnographique du local qui va jusqu’au respect des variations
phonétiques d’un même mot semble exagéré.
11 Sa manière d’exposer les données recueillies (sa stratégie d’écriture si l’on veut être à la
page) reste proche de sa conception du terrain et du statut qu’il accorde à l’information
orale : « Je donnerai in extenso les récits de mes informateurs, malgré les répétitions qu’ils
contiennent ; bien qu’elles puissent être un peu fastidieuses pour le lecteur, elles
garantiront l’authenticité de mes renseignements. »
12 Un grand pas est franchi par Westermarck, relativement aux approches contemporaines
consistant à découvrir l’origine des faits étudiés. Il n’abandonne pas totalement l’utilité
des conjectures quant aux origines diverses (et non plus une origine unique) des
coutumes, mais il estime que ceci ne doit pas rendre l’ethnologue de terrain (field-
ethmologist) « moins curieux de rechercher la signification actuellement attachée aux faits
qu’il rapporte ». La prise en compte de la diversité sociologique de la population, l’intérêt
pour la signification actuelle et non seulement originelle des coutumes, l’intérêt pour les
significations données par les informateurs, la volonté de les exposer in extenso et
séparément des interprétations de l’auteur écarteraient toute conception
homogénéisante de la culture.
13 Il faudra peut-être mentionner le statut universitaire de Westermarck. II faisait ses
terrains tout en enseignant un semestre en Finlande et un autre en Angleterre.
Contrairement à Doutté et aux chercheurs au service d’une administration coloniale, il ne
cherche pas à simplifier et à homogénéiser pour rendre une action administrative
possible. Ses préoccupations sont plutôt théoriques. Rien à voir avec d’autres auteurs qui
cherchent un panorama et une vue aérienne de la culture. Le souci d’homogénéiser une
culture et de la rendre plus ordonnée qu’elle ne l’est serait une manifestation de l’autorité
politique et/ou scientifique de l’anthropologue. Westermarck aurait pu s’installer dans
une seule région, synthétiser les explications de ses informateurs, écarter leurs
contradictions, éviter leurs répétitions et produire, grâce à la magie de l’écriture, une
culture homogène dont il serait l’unique auteur. Westermarck opte pour une option
opposée en respectant la diversité ethnographique.
14 Cependant, l’ethnographie qui reste locale est largement décalée par rapport à
l’interprétation qu’elle veut universelle. Sa conception de la description (centrée sur une
fidélité au terrain) comme étant séparée de l’interprétation (centrée sur les idées et les
suggestions de l’auteur) expliquerait pourquoi dans sa conclusion les différents détails
ethnographiques sont rassemblés selon des schèmes universels. La question et la réponse
sont posées à un degré de généralité qui dépasse les groupes étudiés. Par exemple,
« Pourquoi suppose-t-on que la mariée et le marié se trouvent dans des conditions
dangereuses, et pourquoi la mariée est-elle considérée comme dangereuse pour les
autres ? ». Plusieurs rites et croyances sont interprétés dans leur rapport avec la nature
249

du mariage : comme tous les rites de passage, le mariage entraîne des dangers. De plus,
l’acte sexuel, associé à la souillure, dont le mariage est l’objet, augmente le risque des
dangers. C’est cela qui explique la multiplication des rites purificatoires. Le local qui
semble exagéré dans les chapitres descriptifs est sacrifié au profit d’hypothèses et
explications universelles. Le détail local est bon à décrire, mais il ne semble pas digne de
figurer dans une interprétation générale. Le travail de terrain renseigne sur le local qui
n’est qu’une illustration de l’universel, dans le cas de Westermarck, un test des
« grandes » théories. Théories qui n’ont pas pour objectif de rendre compte du mariage au
Maroc, par exemple, mais du mariage en général (Westermarck, 1921, p. 9-13, 287-305 ;
1968, p. 8-34).

Mentalité, âme, culture marocaines


15 L’approche qui « s’attache à retrouver sous l’enveloppe marocaine les traits de l’homme
universel » est critiquée par des chercheurs qui s’inspirent essentiellement des études de
psychologie collective. Pour Louis Brunot, les postulats ne sont plus déterminés par la
découverte d’une culture (mentalité) universelle, mais par la recherche de traits
caractéristiques de la culture (mentalité) marocaine. Il affirme que la mentalité des
Marocains, qui n’est pas considérée comme primitive, est différente de celle des
Européens. Ensuite, tout en reconnaissant l’existence de différents types de Marocain (le
chleuh, l’arabe, le rural, le citadin, le nègre, le juif islamisé, le marabout, etc.), il cherche,
non pas les nuances qui existent entre ces types, mais les « caractères fonciers », les
« traits communs à tous ces types en ne considérant que la grosse masse du peuple : l’élite
moderne ou modernisée qui tend, du moins en apparence, à se rapprocher de nous, est
moins intéressante, à cet égard, que les ruraux ou les vieilles femmes vivant dans un
monde rural radicalement différent du nôtre ».
16 Sans le démontrer, le fond berbère est présenté comme le fond commun à toutes les
populations marocaines, qu’elles parlent ou non le berbère. « Si les Marocains ne
constituent pas un peuple au point de vue politique, linguistique, ethnique ou social, ils
ont cependant une mentalité commune dans ses grands traits, une mentalité berbère, et
ce sont ces traits, ces cinq ou six grands instincts qu’on retrouve dans les forêts et dans
les palais qu’il s’agit de dégager. »
17 La mentalité des Marocains est réduite à quelques traits psychologiques tels que
l’impulsivité, la vanité, le désir de paraître, l’amour propre exagéré et la sensualité. Les
Marocains sont extrêmes en tout, ils sont impulsifs, ils exagèrent toujours. « Ce trait
explique ces contrastes de générosité et d’avarice, de courage et de panique, d’ardeur et
de lassitude. » Ces propositions sont fondées sur un choix éclectique d’exemples
illustratifs et non sur des descriptions. « A la moindre nouvelle alarmante, vraie ou
fausse, on voit les cours du marché s’élever ou s’effondrer sans raison ; les boutiques se
ferment, on liquide à vil prix ; on refuse le papier monnaie et on achète des quantités :
c’est trop souvent la panique ou l’emballement. » « Des élèves arrivent à l’école ; ils
veulent tout savoir, tout apprendre ; les programmes pour eux ne sont pas trop chargés,
les journées sont trop courtes et les vacances trop longues ; ce beau feu dure un mois ou
deux, puis l’élève disparaît. »
18 Le Marocain est un épicurien : « Le Marocain, qu’il soit de la montagne ou de la plaine,
paysan ou citadin, recherche les jouissances matérielles et la volonté de toute force. » Il
est susceptible, il est cupide, vaniteux, il est matérialiste mais très religieux. Ce qui
250

différencie la mentalité marocaine de celle française, « c’est surtout une question


d’équilibre et de régularité : chez nous, les instincts, les mêmes instincts que ceux des
Marocains, agissent simultanément et tentent une harmonie sous l’égide de la raison ;
chez l’indigène, les instincts s’emparent tour à tour de la conscience entière et exécutent
alternativement un brillant et rapide solo. » (Brunot, 1923, p. 35-59.)
19 Dans un livre au titre révélateur, L’Âme marocaine à travers la littérature française, Hardy
mentionne le dépassement des théories de James Frazer (dont Doutté et Laoust
s’inspiraient largement). Celui-ci était préoccupé par les idées universelles et par les lois
générales de l’évolution de la culture humaine. Hardy écrit que « la plupart des
ethnographes, en particulier, fidèles aux doctrines en cours, tendent à porter leur
meilleur effort de recherche, non point sur les manifestations qui mettraient en lumière
l’individualité du groupement, mais sur celles qui apparentent ce groupement à
l’humanité tout entière ». Il ajoute plus loin : « Et ce serait s’exposer à de graves erreurs
pratiques que [les Marocains] traiter, dans les rapports journaliers, selon les préceptes
d’un code frazérien. » Dépasser les approches de Frazer en considérant l’individualité du
groupement en question, plutôt que de découvrir chez ses membres « ces grands
instincts…, cet automatisme psychologique qui survivent à la fois chez le Balouba de la
forêt congolaise et chez le Parisien le plus raffiné », c’est donner une possibilité aux
chercheurs de découvrir la particularité de « l’âme marocaine » et de la « culture
marocaine ». La grande mutation consiste dans le dépassement du cadre anthropologique
(au sens originel du mot, recherche de ce qui est commun aux humains) et l’affectation de
frontières ethniques ou nationales à la culture étudiée2.
20 Hardy refuse de ranger le Maroc dans des catégories larges (humanité, Islam, Afrique).
Selon lui, il ne faudra pas attribuer aux Marocains les traits généraux de l’islam. Il parle
même d’un islam marocain « qui est débordé par le tempérament indigène ». Il propose
« d’étudier le Maroc en lui-même, de le traiter comme une individualité bien marquée,
quitte à noter, au passage, les influences qu’il a subies ».
21 Deux notions l’aident à tracer les frontières de la culture marocaine : celles de « pays » et
de peuple3. Il montre rapidement que le Maroc est vraiment un « pays » grâce aux
remparts géographiques naturels qui le protègent : la mer, la montagne et le désert. Dans
ce « pays » a vécu et vit un « peuple ». Au Maroc, il n’existe pas un tourbillon de
peuplades hétérogènes. « Il y a un type marocain, d’origine et d’allure essentiellement
berbères, un peuple qui comporte assurément quelques variétés, mais dont tous les
membres gardent un air de famille et pendant longtemps ont parlé la même langue : la
langue berbère. » Hardy parle aussi de l’individualité historique du Maroc centrée autour
de l’indépendance à l’égard des Romains, des Arabes, des Turcs.
22 Une fois montrée l’individualité géographique et historique du Maroc, il propose de
ramener « l’individualité de l’âme marocaine à quelques traits bien nets, à mettre en
valeur les caractères essentiels de sa mentalité tout en gardant à l’esprit sa particulière
diversité ». Hardy reprend la psychologie des contrastes déjà esquissée par Brunot : « Ce
qui nous déroute le plus dans l’âme marocaine, c’est la conjugaison de tendances qui,
dans notre âme à nous, sont franchement séparées : individualisme (sensualité : par
exemple, l’importance de la prostitution malgré la polygamie et la faible fréquence du
célibat ; cupidité, vanité : le désir de paraître) et grégarisme. » (Hardy, 1926, p. 5-19) 4.
23 L’approche de Brunot et de Hardy n’est intéressante que dans le changement des
dispositions intellectuelles à l’égard des cultures des peuples colonisés. Avec ces auteurs,
la culture de ces derniers a des frontières. Elle n’est plus noyée dans des univers culturels
251

larges (culture humaine universelle, culture primitive). De plus, elle peut être réduite à
quelques principes organisateurs. L’identification de ces principes reste lâche car elle
n’est pas fondée sur une ethnographie systématique. On ne peut en partant d’une dizaine
d’exemples qualifier les Marocains d’épicuriens et leur mentalité d’impulsive. Les
résultats sont décevants, car ils ne dépassent pas l’exposé de stéréotypes illustrés par
quelques exemples5.

Culture, système et action


24 Entre dégager des principes théoriques universels aux diverses manifestations culturelles
ou s’empêtrer dans le détail d’une culture locale, Geertz semble trouver un équilibre en
liant les « concepts éloignés de l’expérience », c’est-à-dire les concepts utilisés par
l’anthropologue, aux « concepts proches de l’expérience », c’est-à- dire les concepts
utilisés et compris par les intéressés :
25 « Se limiter aux concepts proches de l’expérience laisse un ethnographe barbotant dans
l’immédiat aussi bien qu’empêtré dans le dialecte ; se limiter aux concepts éloignés le
laisse échoué dans l’abstraction et étouffé dans le jargon. » Geertz propose de saisir les
concepts « qui relèvent de l’expérience proche, et le faire assez bien pour les placer dans
un rapport éclairant avec des concepts éloignés par l’expérience que les théoriciens ont
fabriqué pour capturer les traits généraux de la vie sociale » (Geertz, 1986, p. 73-74).
26 Quels sont les traits généraux de la société et de la culture marocaine que Geertz a
capturés ? Dans son étude du souk à Sefrou, il considère celui-ci comme un concours
d’informations. Sa caractéristique principale est que l’information n’est pas crédible.
Geertz montre comment le recours à la nisba constitue le moyen qui permet aux gens
d’accéder à une information crédible. La nisba est un système de classification locale à
travers lequel les gens se définissent par rapport à leur famille, leur village, leur tribu ou
leur ville. Elle tend à être incorporée dans des noms personnels (par exemple : Omar al-
Bouhaddiwi = Omar de la tribu de Bouhaddou). Cependant, Geertz approche la nisba non
seulement comme une simple représentation de ce que sont les personnes mais aussi
comme un ensemble de catégories culturelles à l’aide desquelles les gens orientent leurs
interactions. En d’autres termes, la nisba en tant que construction culturelle, ne fournit
pas seulement un système de classification selon lequel les gens se perçoivent et
perçoivent les autres, mais aussi un cadre qui leur permet d’organiser certaines de leurs
transactions. Connaître la nisba d’une personne simplifie le processus de recherche d’un
partenaire plausible, généralement appartenant à la même tribu. C’est la stratégie
principale qui permet de limiter les coûts de la recherche du partenaire. Elle sert à éviter,
par exemple, les manipulations de la qualité des marchandises dans cet échange de face à
face [repris de Rachik, 2000].
27 L’intérêt de l’approche de Geertz est que la culture n’est pas étudiée en soi, en tant que
système de symboles. La culture est approchée en tant que dimension des processus
sociaux et des actions sociales. Une étude de la nisba, des représentations de la parenté ou
de l’origine (asl) est inséparable des actions et des transactions au cours desquelles des
Marocains l’utilisent. Une analyse qui prend en compte l’interaction entre la culture et
l’action sociale ne déboucherait pas sur la description d’une culture qui aurait une
existence autonome (peu importe dans ce cas les qualificatifs qu’on lui colle : marocaine,
berbère, tribale).
252

28 La tentation de la généralisation et peut être aussi la logique de la polémique avec Gellner


conduisent Geertz à s’éloigner de son approche interprétative et dynamique de la culture.
En effet, il conclut son étude en rejetant le modèle segmentaire et soutient que c’est le
modèle construit à partir de l’étude du souk qui caractérise l’organisation sociale au
Maroc : au lieu des fissions et des fusions de lignages, c’est la communication imparfaite
qui serait la clé pour la compréhension des traits de la société marocaine et maghrébine ;
au lieu de l’opposition complémentaire, le marchandage et la négociation ; au lieu de la
consanguinité, la clientèle (Geertz, 1979).
29 La généralisation à l’organisation marocaine n’est pas du tout argumentée. On ne sait pas
comment le souk devient le modèle de la société marocaine. Le recours à la nisba, au
marchandage et à la négociation est une possibilité parmi d’autres. Les gens disposent
d’un stock culturel, d’un stock de solutions, diversifié, contradictoire, qui permet de
s’adapter à différentes situations [repris de Rachik, 2000].
30 La culture dégagée, à travers l’étude du marché, semble homogène. Elle est réduite,
comme tout système culturel que Geertz ne cherche pas explicitement à élaborer, à
quelques principes comme la communication imparfaite, le marchandage et la
négociation. La question est de savoir comment prendre en compte l’hétérogénéité d’une
culture et ses incohérences. Au sujet de la nisba et au sujet de l’efficacité de son
utilisation, le chercheur trouverait des notions contradictoires qui découragent et
déconseillent toute transaction avec ses proches, les gens de sa tribu. Tantôt on valorise
la nisba tantôt lam’arfa (« ‘andou lam’arfa » veut dire « il a des relations »), tantôt on
recourt au frère du père tantôt au frère de la mère, tantôt aux alliances tribales (tata),
tantôt au sacrifice du ‘ar, tantôt on dévalorise tout, exceptée la force de l’argent.
31 Présenter une culture comme étant plus ordonnée qu’elle ne le paraît, ramener une
culture ou l’un de ses aspects à un seul modèle, c’est sacrifier, au profit de cet ordre
culturel, les alternatives qui sont offertes aux membres d’un groupe sur le plan culturel
(le caractère flou des noms et leur diversité) et sociologique (le souk, le marché moderne
à prix fixe, diversité du réseau personnel faiblement fondé sur la nisba).

Bribes culturelles
32 A partir des années 70, l’anthropologie interprétative est devenue la cible des critiques de
jeunes anthropologues américains. Ces critiques partent des réflexions sur la nature de la
rencontre ethnographique, ses implications scientifiques, éthiques et politiques. On peut
réunir ces critiques autour de l’autorité de l’observateur et de l’auteur. Crapanzano
critique ce qu’il appelle la neutralité et l’invisibilité de l’auteur. Il s’appuie sur une étude
de Geertz relative au combat de coqs. Il remarque que Geertz emploie le « je » au début du
texte, juste pour montrer qu’il était bien là-bas, qu’il était bien avec les habitants de Bali,
qu’il est tellement avec eux qu’il a également pris la fuite (accompagné de Hildred, son
épouse) suite à une descente de la police venant empêcher le combat de coqs. Cependant,
une fois reconnu par les Balinais, l’usage du « je » disparaî ; en tant qu’observateur,
Geertz s’éclipse au profit d’une voix invisible, celle de l’auteur interprétant ce qu’il a
observé. Crapanzano se demande pourquoi Geertz et son épouse sont traités comme des
individus alors que les Balinais sont pris en général. Sans aucune preuve, Geertz attribue
toutes sortes de sens, d’expériences, de motivations et d’intentions aux Balinais dans leur
ensemble. En dépit de ses prétentions herméneutiques et phénoménologiques, il n’y a pas
253

de compréhension à partir du point de vue de l’indigène. Geertz a observé plusieurs


combats de coqs, mais il n’en a pas décrit un seul (Crapanzano, 1986, p. 71-75). Cette
tension entre la description et l’interprétation est au centre des critiques adressées à
l’anthropologie interprétative.
33 L’autorité monophonique de l’anthropologue est interrogée. L’anthropologie
postmoderniste tente de promouvoir la nature coopérative de la situation
ethnographique, elle récuse le rapport observateur/observé. Elle cherche à promouvoir
l’idée d’une production mutuelle du discours. On parle du partenaire indigène, du texte
négocié, du texte participatif. On passe du texte culturel au sujet parlant, qui regarde
autant qu’il est regardé, qui discute, esquive. Le dialogue devient un mode de production
de textes. L’autorité de l’anthropologue est attaquée. Le texte ne doit pas être perçu
comme étant la propriété de l’auteur, mais comme un produit partagé entre l’auteur et
les sujets qu’il étudie. Le texte est le produit d’une négociation complexe qui est souvent
escamotée par l’auteur (Marcus et Fischer, 1986 ; Clifford, 1986, p. 1-26).
34 La métaphore du texte est concurrencée par celle du dialogue (ou d’autres notions
proches : interlocution, conversation, polyphonie, débat). L’autorité monophonique est
un trait des sciences qui prétendent représenter les cultures comme étant homogènes.
L’autorité de l’anthropologue et la représentation de la culture comme un texte vont
ensemble. La position neutre et invisible de l’anthropologue a des effets sur la définition
de la culture. En s’éliminant dans sa recherche ethnographique, il nie le caractère
dynamique de la culture étudiée et produit une image statique du peuple étudié et de sa
culture. C’est cette image gelée dans le texte ethnographique qui devient la culture de ce
peuple (Crapannzano, 1980).
35 De cette réflexion sur les relations de production des textes anthropologiques, sur
l’autorité de l’auteur, sur le caractère dialogique de l’entreprise de terrain, découle une
nouvelle conception de la culture qui est toujours en devenir et qui résiste à toute
systématisation finale. La culture n’est plus un objet à décrire, non plus un corpus unifié
de symboles et de sens qui peut être définitivement interprété. En attaquant l’autorité de
l’anthropologue, en promouvant le dialogue, on récuse par là même une représentation
totalitaire de la culture due à l’existence d’une seule voix. Prendre en compte la
multiplicité des voix ne peut pas aboutir à ces généralisations du type : la religion des
Nuer, la culture zandé, la culture marocaine, etc. L’ethnographie postmoderne ne peut
être que fragmentaire (Tyler, 1986, p. 131 ; Clifford, 1986, 16-19).
36 Voilà ce qui est dit. Voyons un peu ce qui se fait. Le livre de Crapanzano Tuhami : Portrait
of a Moroccan est une série de fragments de dialogues avec un pauvre tuilier marocain
coupée par les interprétations de l’auteur. Crapanzano n’est pas arrivé à gérer la double
dimension, spécifique et typique, d’une rencontre ethnographique. Il y a ce qui relève
spécifiquement de la rencontre, ceci est attribué à Tuhami. Cependant, concernant
d’autres questions, il commet ce qu’il reproche à l’anthropologie dite traditionnelle : on
ne sait pas comment certaines idées et pratiques concernant la circoncision, les
pèlerinages, le mariage, les femmes sont attribuées aux Marocains dans leur ensemble,
voire des fois à la culture méditerranéenne (lorsqu’il s’agit de l’honneur et de la pudeur)
(Crapanzano, 1980, p. 13, 17, 30-32, 39-52).
37 La visibilité et la non-neutralité sont cérémonieusement affichées dès le début du texte en
avouant qu’il arrive mal à placer un fragment de dialogue dans le texte narratif. Mais dès
qu’il dépasse la relation qui le lie à Tuhami, dès qu’il traite des questions traditionnelles
254

de l’anthropologie traditionnelle (sic), il devient lui-même invisible et écrit des textes


« traditionnels ». La dimension spécifique de la rencontre favorise le dialogue et le rend
possible. En revanche, la dimension typique semble têtue, hermétique à tout dialogue : on
peut la décrire en transcendant les voix des interlocuteurs. Tuhami est à la fois unique et
stéréotypé. Seul son aspect unique est l’objet du dialogue. L’aspect typique semble être un
seuil que l’anthropologie dialogique n’arrive pas à apprivoiser. On ne sait plus si le
portrait esquissé est celui d’un Marocain (sous-titre du livre) ou celui du Marocain. Est-on
alors condamné, dès qu’il s’agit de la dimension typique d’une culture, de se passer du
dialogue et de dresser des portraits généraux ?
38 Dwyer est l’un des rares à avoir poussé l’approche dialogique à ses limites. Exceptés
l’introduction et l’épilogue consacrés à des questions théoriques, son livre est une
traduction « littérale » et presque intégrale d’une série d’entretiens avec un seul
interlocuteur à propos de thèmes et d’événements tels que le mariage, la période
coloniale, la confrérie. Toutefois, il souligne l’aspect inégalitaire de la rencontre entre
l’anthropologue et l’informateur. C’est l’anthropologue qui identifie les événements et les
thèmes à discuter, c’est lui qui pose des questions. L’informateur se contente de répondre,
de faire des digressions. L’anthropologue reflète les préoccupations de sa société, il est
poussé ainsi à imposer une forme à l’expérience de l’informateur. Le dialogue n’efface pas
cette inégalité que Dwyer exhibe (Dwyer, 1982).
39 Geertz précise qu’il ne rejette pas l’anthropologie fondée sur la conversation mais
certaines de ses applications simplificatrices (Geertz, Préface à Eickelman, 1985). Je
trouve que l’une de ses vues simplistes, c’est de réduire les connaissances du tuilier et du
paysan interrogés à des voix. On critique l’autorité de l’anthropologue tout en exagérant
celle de l’informateur ou de l’interlocuteur. Tout se passe comme si la « voix » était
automatiquement l’auteur de ce qui est dit. Il faudra arriver à imaginer que lorsqu’on
écoute une voix, ce sont des voix qu’on entend : celles de l’interlocuteur, de ses parents,
de ses maîtres, de ses amis, de ses voisins.
40 La position de ces anthropologues est extrême : elle passe d’une critique de l’autorité de
l’anthropologue et d’une conception totalitaire de la culture à la négation de toute
généralisation. Celle-ci est associée au positivisme, lui-même associé à la domination
coloniale. La solution proposée serait de produire des dialogues, des fragments de culture
inachevés, en mouvement. Avec le post-modernisme, des catégories comme la « culture
marocaine », « l’âme marocaine » et « la mentalité marocaine » s’évanouissent au profit
de fragments culturels et de bribes de conversations avec des interlocuteurs marocains.
Entre cette totalité culturelle attribuée à une nation ou un pays et les fragments culturels
analysés au niveau des individus, il y a lieu à une réflexion plus nuancée des rapports
entre l’individuel et le collectif.
255

NOTES
1. Paru dans Le Maroc à la veille du troisième millénaire, M. Berriane et A. Kagermeier (éd.),
Publications de la Faculté des lettres et des sciences humaines de Rabat, série Colloques et
séminaires n° 93, 2001, p. 49-155.
2. Franz Boas est l’un des premiers anthropologues à critiquer les présupposés évolutionnistes
selon lesquels l’histoire de la vie culturelle de l’humanité suit des lois définies et applicables à
toutes les cultures. En 1896, il propose déjà une « étude détaillée des coutumes dans leur relation
avec la culture totale de la tribu qui les pratique ». Avec Boas, ce n’est plus la culture humaine qui
est étudiée en tant que telle, mais des cultures distinctes correspondant à des communautés
déterminées. (Franz Boas [1896] : « The Limitation of the Comparative Method of Anthropology »,
in Race, Language and Culture, Chicago 1982, p. 270-280.) Il faut noter qu’aucune mention n’est faite
par Brunot et Hardy à Boas et à son école.
3. Cependant, Hardy affirme que le Maroc n’est pas une nation et que l’idée de patrie est
inconnue des Marocains (Hardy, 1926, p. 17, 28, 29). Brunot affirme que le Maroc a tout pour
constituer une nation, mais l’esprit particulariste des Marocains détruit tout (Brunot, 1923,
p. 35-59). Dans ce cas, une mentalité rapidement bricolée devient un facteur explicatif d’un
phénomène aussi complexe que l’existence d’une nation.
4. D’autres traits sont considérés : l’activité de l’esprit des Marocains est concentrée dans la
mémoire. Il cite l’exemple des savants qui répètent plusieurs détails sans organisation et sans
interprétation, les historiens qui citent les dates sans en voir le mouvement. Il y a aussi les traits
liés à la vie affective : le Marocain n’est ni gai, ni triste, ni bon ni mauvais, il est serein (Hardy,
1926, p. 30-41).
5. L’excès (associé à une culture dionysiaque) et la modération (associée à une culture
apollinienne) sont deux principes que Ruth Benedict a dégagés de l’analyse des cultures
indiennes qu’elle a étudiées. L’interprétation de ces cultures est fondée sur une description
systématique culturelle (mariage, divorce, rituels, cosmologie, danse, division du travail)
appropriée aux études qui visent la recherche de configurations ou de formes (Ruth Benedict,
1950).

RÉSUMÉS
Le texte présente, de façon didactique, différentes approches de la culture marocaine.
Théoriquement, cette catégorie était impensable pour une approche évolutionniste privilégiant
la dimension universelle (Doutté) et pour une approche empirique se limitant au tribal et au local
(Westermarck). C’est le dépassement de ces paradigmes et l’adoption d’une échelle d’observation
nationale qui ont permis d’étudier, dans les années 20, la culture marocaine (Brunot, Hardy). Plus
tard, Geertz décrit, en partant d’une approche interprétative, les traits de l’islam marocain.
Critiquant Geertz, des auteurs « postmodernistes » (Crapanzano, Dweyer) rejettent toute
256

généralisation et par conséquent des catégories comme « la culture marocaine » ou « l’islam


marocain »
257

Chapitre 21. Les « Marocains »,


construction d’une catégorie1

1 Parler de Marocains, de culture (de mentalité, d’art, de costume, de noces, etc.) marocaine
n’allait pas soi. A la fin du XIXe et au début du XXe siècle, la majorité des voyageurs, des
anthropologues et des chercheurs en général décrivaient des communautés rurales, des
villes, des institutions particulières, etc. Le Maroc comme cadre d’étude des phénomènes
culturels était quasi absent. Décrire les Marocains en tant que tels supposait un
changement dans la vision des observateurs, dans les théories qui ne permettaient pas de
poser la question de l’identité culturelle d’un peuple. Ceci n’est pas particulier au Maroc.
Pendant longtemps, les études anthropologiques des sociétés non occidentales se
situaient à une échelle soit locale soit universelle. La prédominance simultanée du local
(communautés restreintes) et de l’universel correspondait à une division du travail entre
l’ethnographe-voyageur s’occupant de la collecte de données locales et l’anthropologue
de bureau qui mettait de l’ordre en comparant différentes cultures. Le cadre théorique
était dominé par l’évolutionnisme qui avait pour objet l’humanité dans son ensemble. Les
études anthropologiques situées à l’échelle d’une nation ou d’un pays n’ont commencé à
se développer qu’après les années quarante. Les plus célèbres ont porté sur le caractère
national. La Seconde Guerre mondiale, l’affrontement entre nations ont poussé des
anthropologues américains, avec l’impulsion et l’encouragement de leur gouvernement, à
privilégier le cadre national. Parler de cultures nationales n’était pas possible à un
moment où l’anthropologie privilégiait soit le cadre local soit le cadre universel.
2 Il faut souligner, cependant, un paradoxe. En Occident, on parlait de nation, de caractère
national depuis au moins le début du XIXe siècle (voir Fichte, Discours adressés à la nation
allemande). Le concept de « caractère » était utilisé (depuis au moins 1880) par des
chercheurs qui se sont intéressés au Maroc, mais ce n’est qu’au début de 1920 qu’on
parlera de façon systématique du caractère des Marocains.
3 De Foucauld écrit en 1883 : « Nous nous sommes occupés à plusieurs reprises de la langue,
des usages, des coutumes des Marocains ; nous n’avons pas dit un mot de leur caractère :
c’est qu’il nous paraît difficile d’être exact à ce sujet. Quelles qualités, quels défauts
attribuer à un ensemble de tant d’hommes, dont chacun est différent des autres et de soi-
même ? S’efforce-t-on de démêler des traits généraux ? Lorsqu’on en croit reconnaître,
une foule d’exemples contradictoires surgissent, et, si l’on veut rester vrai, il faut se
258

restreindre à des caractères peu nombreux, ou dire des choses si générales qu’elles
s’appliquent non seulement à un peuple, mais à une grande partie du genre humain. » Il
pense qu’il est possible de décrire ce que sont les Marocains. La raison principale qui l’en
empêche n’est pas d’ordre théorique mais pratique. Il estime qu’une longue expérience et
des études approfondies sur les Marocains sont nécessaires. Il trouve que le temps qu’il a
passé au Maroc (une année environ) est insuffisant pour parler du caractère des
Marocains. Son objectif est modeste : « Je me bornerai à signaler quelques traits isolés qui
m’ont frappé et que j’ai retrouvés en beaucoup de lieux ou remarqué dans certains
groupes. » Suit une courte liste de défauts (vices) et de qualités (vertus) : mœurs
dissolues, cupidité extrême, « le brigandage, le vol à main armé sont considérés comme
des actions honorables », « d’ordinaire peu attachés à leurs épouses, les Marocains ont un
grand amour pour leurs enfants », « la plus belle qualité qu’ils montrent est le
dévouement à leurs amis », « la générosité et l’hospitalité dépendent des groupes et de
leur richesse ». Il termine cette courte liste en parlant de la bravoure des Marocains et de
leur attachement à l’indépendance de toute autorité politique (de Foucauld, 1939,
p. 247-249).
4 Retenons que, théoriquement, il était possible à la fin du XIXe siècle de généraliser
quelques traits culturels à tout un peuple, à toute une nation. C’est le concept de
« caractère », un ensemble de vices et de vertus spécifiques à un peuple, qui rendait
possible cette généralisation. Chez de Foucauld, celle-ci est entendue de façon simple et
dépendait de la fréquence des traits. Examinons maintenant deux points de vue
théoriques incompatibles avec toute généralisation à l’échelle d’un pays ou d’une nation :
l’un évolutionniste et l’autre empiriste, illustrés ici respectivement par les travaux de
Doutté (1867-1926) et de Westermarck (1867-1936). Doutté a essayé d’appliquer aux
phénomènes sociaux, notamment religieux, des théories élaborées par l’école
anthropologique anglaise et par l’école sociologique française. Son interprétation se
limite à rattacher les faits décrits au Maroc et au Maghreb à des croyances universelles.
Le fanatisme des Marocains est interprété en le rapprochant de la crainte de l’étranger
observée chez les primitifs. Des formes de politesse sont interprétées de la même
manière. Pour demander le nom d’une personne, il faut user de périphrase polie : « ki
semmak Allah ? ». Car chez les primitifs, le nom est identifié à l’âme, c’est pourquoi il doit
être prononcé avec d’extrêmes ménagements (Doutté, 1905, p. 344).
5 Doutté a consacré une place primordiale à l’étude des phénomènes religieux. Car c’est à
ce niveau que l’évolutionnisme était dominant. Les croyances et les rites locaux sont
partiellement décrits et sont vite noyés dans l’océan d’une culture primitive universelle.
Il lui suffit d’essuyer la couche récente qui voile à peine les pratiques et les croyances
originelles pour conclure que le local ne diffère pas de l’universel, qu’il en est
l’illustration et le prolongement. La recherche de l’universel, d’un sens originel, confond
les sociétés primitives et paysannes, musulmanes et chrétiennes, africaines et
européennes, etc.
6 Cependant, Doutté emploie le concept de civilisation définie comme « l’ensemble des
techniques, des institutions et des croyances communes à un groupe d’hommes pendant
un certain temps. Ainsi il y a une civilisation française, une civilisation germanique... ».
Une civilisation a des caractères spécifiques, elle est définie dans l’espace et dans le
temps : elle naît, vit et meurt. Théoriquement, il aurait pu penser à une civilisation
marocaine. Mais c’est dans le cadre de la « civilisation musulmane » que le Maroc était
étudié. Le trait caractéristique de cette civilisation est que l’islam, contrairement aux
259

sociétés modernes où la religion n’est qu’un élément parmi d’autres, imprègne


entièrement tous les aspects de la vie sociale (droit, morale, organisation sociale et
politique) (Doutté, 1984, p. 5-14). D’un côté, il tente d’étudier la religion dans ce qu’elle a
d’universel ; de l’autre, il utilise le concept de civilisation pour tracer une frontière entre
les sociétés musulmanes et les sociétés modernes. Cependant, comme l’islam n’a pas
anéanti les anciens cultes, il retrouve de nouveau, sous la peau du musulman, l’indigène
et l’universel.
7 Dans un contexte colonial, la recherche de l’universel serait insuffisante. Doutté était
séduit par les théories évolutionnistes qui faisaient autorité sur le plan scientifique, mais,
confronté aux exigences de l’administration coloniale, il était obligé de prendre en
compte la « question marocaine » et, par conséquent, les différences entre les pays du
Maghreb. Deux types de connaissance peuvent être distingués chez lui : le premier, où le
Marocain est noyé dans une pensée universelle, le second, où le Marocain est perçu
comme différent. Il observe quelques traits distinctifs des Marocains qui sont faiblement
organisés sous la notion de caractère. Décrire le caractère d’une population, c’est, pour lui
aussi, énumérer ses vices et ses vertus, ses traits les plus saillants (Doutté, 1903,
p. 269-270).
8 Comparés aux Algériens, les Marocains ont beaucoup moins de réserve, de tenue, de
pudeur. Ceci se manifeste surtout dans les bains maures. De plus, le Marocain « donne
librement sur lui-même des détails tout à fait intimes, reconnaît facilement être atteint
de maladies honteuses et avoue aisément de petites indispositions comme la constipation,
par exemple, que les Algériens mourraient plutôt que d’avouer » (Doutté, 1905, p. 143).
Les Marocains mangent au marché, ce qui serait considéré comme scandaleux par les
Algériens. Même en parlant des différences culturelles, c’est « l’ethnographie des
sauvages » qui fournit l’explication de l’attitude des Algériens : les maléfices peuvent
atteindre l’âme par l’un des orifices les plus importants, la bouche. Aussi faut-il manger
en dehors de tout regard étranger (Doutté, 1905, p. 141-143). Cet exemple illustre la
pensée de Doutté : il n’explique pas pourquoi les Marocains mangent au marché
(constatation d’un fait local), mais plutôt pourquoi les Algériens s’interdisent de le faire
(illustration de l’universel). Seul le comportement négatif des Algériens peut être
interprété parce qu’il rappelle un tabou universel. Le comportement des Marocains est
simplement noté comme un écart.
9 Les vertus sont décrites lorsqu’il s’agit de communautés locales. En dépit de ses séjours
éphémères, il a osé décrire les traits distinctifs des tribus qu’il a traversées. Les Doukkala
« sont de bons musulmans, mais plutôt tièdes ». Une légende raconte qu’ils « traitent
leurs saints comme leurs ânes, auxquels ils ne pensent que pour les bâter ». Il note aussi
la coquetterie et la facilité de leurs femmes, un thème assez cher aux voyageurs français.
Et Doutté de conclure que cette indifférence religieuse est commune aux Berbères de
l’Afrique du Nord. D’autres traits sont cités en vrac et sans développement. Les Doukkala
se lavent beaucoup, ils sont propres. Dominés durant des siècles, ils sont façonnés à la
servitude. « Ils sont actifs, vigilants, prévoyants, leur esprit apte au commerce, et ils
savent à merveille débattre leurs intérêts. D’un abord facile, bien qu’un peu méfiants, ils
entrent aisément en contact avec l’Européen. » Ils ont perdu, comme tout peuple en
contact avec les civilisés, la qualité de l’hospitalité (Doutté, 1905. p. 276-278, 311-312).
10 En s’approchant des gens et en s’éloignant des théories mettant l’accent sur l’universel,
tout s’inverse chez Doutté. L’islam présenté comme traversant toutes les sphères de la vie
sociale a peu de chose à voir avec l’islam des Marocains perçus dans des situations
260

concrètes. Les Berbères sont des musulmans relâchés, leur religion est tiède, le culte des
saints n’a pas partout la même vigueur... La multiplication des niveaux d’observation
conduit forcément Doutté à de nombreuses contradictions. Le local est souvent un
prétexte pour illustrer l’universel, mais il est aussi ramené aux traits particuliers aux
Marocains qui, à défaut d’une théorie appropriée, sont présentés de façon disparate.
11 Westermarck, qui a mené ses enquêtes de terrain au Maroc entre 1908 et 1926, était
influencé par l’empirisme de l’école philosophique anglaise. Malinowski souligne (en
1927) les qualités fortes de l’œuvre de Westermarck : la longue durée de ses séjours, sa
capacité à se mélanger avec les gens, à parler leur langue et à étudier à travers elle leur
mode de vie et leur culture, son attention à séparer la théorie de l’énoncé des faits, sa
description détaillée et exhaustive des faits (Westermarck, 1926, Préface).
12 Westermarck fonde ses études sur des faits de première main. Cependant, il soutient à
plusieurs reprises qu’une description externe des faits est insuffisante. Les faits restent
insignifiants jusqu’à ce que les indigènes les expliquent, leur donnent un sens. « Dans
mon étude des cérémonies nuptiales, je ne me suis pas contenté d’établir les simples faits
extérieurs, mais je me suis efforcé autant que possible de découvrir les idées subjacentes.
Le lecteur verra que les explications données par les indigènes eux-mêmes ne sont pas
toujours identiques... » (Westermarck, 1921, p. 10-11). Il se démarque nettement des
interprétations conjecturales : « Pour ma part, je ne tenterai pas ici d’exposer une théorie
générale concernant l’origine des cérémonies du mariage ; je m’en tiendrai aux coutumes
nuptiales d’un seul peuple, les indigènes musulmans du Maroc, parmi lesquels j’ai passé
environ six ans occupé à des recherches d’ordre sociologique. » (Westermarck, 1921, p. 5).
Pour lui, l’étude ne doit pas porter seulement sur la religion des générations disparues, la
religion perdue, mais surtout, la religion actuelle telle que pratiquée par les Marocains.
13 Le point de vue empiriste de Westermarck, son intérêt pour le point de vue des indigènes
et l’abandon relatif des théories évolutionnistes (explications en termes d’origine) ont
permis de souligner la diversité culturelle du Maroc. Il observe les rituels dans 14 tribus
et 2 villes marocaines. La conception qu’il se fait du travail anthropologique écarte toute
conception homogénéisante des rites et des croyances observés. De ses études on ne
devrait pas s’attendre à des propositions générales sur les croyances des Marocains. En
tant qu’homme de terrain, il loue la diversité culturelle ainsi que l’approche comparative
interne à un pays. Le même phénomène est étudié dans différentes parties du Maroc. Ce
sont les différences qui sont souvent mises en relief. La généralisation à l’ensemble des
Marocains est lâche et peu fréquente.
14 Après avoir décrit les liens qui se nouent entre différentes personnes à l’occasion d’une
demande en mariage, il montre que ses descriptions « mettent en relief l’un des traits
caractéristiques des Marocains, leur empressement à avoir recours à des mandataires et à
des intermédiaires chaque fois qu’il y a chance de refus ou de discussion, et leur crainte
des questions directes et des réponses nettes ». A partir des mêmes données, il expose
rapidement un autre trait : « Les Marocains aiment mieux dire un mensonge que paraître
impolis. » Cela veut dire qu’au lieu de refuser une demande en mariage, on préfère mentir
en prétextant que la fille est promise à son cousin (Westermarck, 1921, p. 22).
15 Nous voyons comment les points de vue évolutionniste (échelle universelle) et empiriste
(échelle locale) sont incompatibles avec la recherche d’une culture commune aux
Marocains. Considérons pour l’heure comment des auteurs ont pu généraliser des traits
culturels à l’ensemble des Marocains. Traiter des Marocains dans ce qu’ils ont de commun
et de façon systématique a commencé (jusqu’à preuve du contraire) avec Louis Brunot et
261

Georges Hardy2. En 1920, Brunot formule, dans un discours adressé aux instituteurs de
l’enseignement indigène, son projet de recherche de psychologie marocaine. Il conseille
aux instituteurs d’adapter la pédagogie officielle française aux conditions spéciales de la
population scolaire indigène. Il leur demande d’étudier le milieu marocain, à commencer
par les élèves : « Noter les réflexions de vos élèves, leurs actes ordinaires, tâchez de les
comprendre et de dégager progressivement les grandes lignes de la psychologie
marocaine. » Il révèle quelques aspects de cette psychologie. En principe, « le Marocain
n’accepte jamais du premier coup ce qui est hâtif et anguleux ; il se dérobe poliment et ne
se laisse plus ressaisir. La patience doit être la qualité essentielle de quiconque a affaire à
lui. » (Brunot, 1920, p. 3-6.)
16 Lors d’une séance mensuelle de l’Institut des Hautes études marocaines (11 janvier 1921),
à laquelle assistent le Résident général Lyautey, Emile Laoust, Louis Brunot, Henri Basset
et d’autres chercheurs, Hardy, qui préside la séance, esquisse un projet similaire à celui
de Brunot. Il « montre l’intérêt que présenteraient des études spéciales de psychologie
indigène. […] Il estime notamment qu’on doit, au moins pour le moment, négliger les
travaux de psychologie générale, les analyses de l’ » âme musulmane » prise dans son
ensemble et s’en tenir à des enquêtes de détail, à des manifestations superficielles de
l’activité mentale ou de la moralité, comme la politesse, l’ironie, la colère, le jeu, etc. »
(Compte-rendu des séances de l’Institut, Hespéris, 1921, p. 465.)
17 Le projet prit forme avec la publication d’un article de Brunot « L’esprit marocain, les
caractères essentiels de la mentalité marocaine » (1923) et d’un livre de Hardy, L’Âme
marocaine (1924). A noter que le cadre théorique est la psychologie collective et que le
cadre institutionnel de la réflexion est l’administration coloniale qui vise un savoir utile.
La connaissance dans ce cas n’est pas seulement spéculative, elle doit permettre à
l’instituteur et à l’Européen en général d’opter pour un comportement approprié dans
leurs relations avec les Marocains.
18 Selon Brunot, la mentalité marocaine « forme un système complet d’instincts et de
réactions parfaitement naturels ». L’étudier, c’est en « démêler les traits (ou les
caractères) essentiels ». La première difficulté qu’il surmonte concerne l’hétérogénéité du
peuple marocain. Celle-ci est notée sur le plan racial, linguistique (plusieurs dialectes),
social (différentes classes sociales qui ont des manières de vivre et de penser assez
dissemblables). Il existe différents types de Marocain : « le Chleuh, l’Arabe, le rural, le
citadin, le nègre, le juif islamisé, le commerçant, l’artisan, le fqih, le marabout, etc., types
très tranchés qui paraissent irréductibles l’un à l’autre ». Mais Brunot opte pour la
recherche des traits communs à tous ces types. Il souligne la complexité de la société
marocaine mais tend à ramener son hétérogénéité apparente à un petit nombre de traits
psychologiques communs.
19 Donnons quelques exemples de ces traits. Les Marocains « ont une sensibilité, une
émotivité qui s’exaspèrent facilement. Ils sont extrêmes en tout, ils sont impulsifs ». Ce
caractère dominant de l’âme marocaine explique ces contrastes de générosité et
d’avarice, de courage et de panique, d’ardeur et de lassitude. « Le Marocain exagère
toujours soit dans un sens, soit dans l’autre. Quand un sentiment, ou un désir, apparaît
dans l’âme indigène, il l’envahit tout entière et annihile le reste. » Il cite plusieurs
exemples illustrant l’impulsivité des Marocains : « Des élèves arrivent à l’école ; ils
veulent tout savoir, tout apprendre ; les programmes pour eux ne sont pas trop chargés,
les journées sont trop courtes et les vacances trop longues ; ce beau feu dure un mois ou
deux, puis l’élève disparaît. » Autre exemple : « A la moindre nouvelle alarmante, vraie ou
262

fausse, on voit les cours du marché s’élever ou s’effondrer sans raison ; les boutiques se
ferment, on liquide à vil prix ; on refuse le papier monnaie et on achète des quantités :
c’est trop souvent la panique ou l’emballement. »
20 Ce caractère impulsif et extrême est étudié au niveau des sentiments qui sont les ressorts
de l’âme marocaine. Le premier ressort, c’est l’amour-propre sous toutes ses formes,
notamment la vanité et le désir de paraître. Le Marocain « veut que la noce de sa fille soit
la plus brillante, que sa femme porte les bijoux les plus lourds et les plus nombreux... que
sa mule soit la plus grasse des mules. La vanité n’est pas le monopole du Marocain, mais
ce qui fait sa différence, c’est la façon extrême avec laquelle il l’étale. » Un amour-propre
exagéré se traduit en susceptibilité. Le Marocain est susceptible, il se vexe facilement.
Mais s’il est sensible à la raillerie, il l’est aussi à la flatterie. « On obtient beaucoup de lui
en caressant son propre amour... » Quant à la modestie, « elle est plus souvent chez lui le
résultat d’une nécessité que du tempérament moral » (Brunot, 1923, p. 41-42). La
sensualité est un autre grand mobile de l’activité de l’indigène : « Le Marocain, qu’il soit
de la montagne ou de la plaine, paysan ou citadin, recherche les jouissances matérielles et
la volupté de toute force. » (Brunot, 1923, p. 43.) La vanité, la sensualité et la cupidité,
poussées à l’extrême, provoquent l’individualisme outrancier. Les maîtres-ouvriers
gardent jalousement leurs secrets, les groupes sociaux, les tribus, les familles tiennent à
leur indépendance et ne pensent pas à l’intérêt commun. La société indigène manque
ainsi de cohésion, les groupes sont simplement agrégés sous la pression du
gouvernement. Le peuple marocain avait tout ce dont une nation a besoin d’avoir : une
administration, une agriculture et un commerce suffisants, des arts, des écoles... Le seul
obstacle consistait dans leur esprit particulariste.
21 Le Marocain est religieux avec excès. De tout temps, il vit dans un monde dominé par les
puissances surnaturelles, par les génies, le mauvais œil et la baraka. Tous ses actes sont
religieux, le paysan accompagne ses travaux de rites visant à rendre favorables les
puissances cachées ; le commerçant ouvre sa boutique en prononçant des formules
pieuses, le Marocain recherche l’extase et arrive facilement au mysticisme grâce aux
confréries qui sont nombreuses (Brunot, 1923, p. 51-53).
22 Que retient-on de ce portrait psychologique ? Le Marocain est d’un amour-propre
chatouilleux, il est vaniteux et susceptible ; c’est un épicurien qui risque de devenir un
débauché ; c’est un individualiste, il a un goût immodéré pour l’argent, il est cupide ; il est
religieux avec excès. En fait, même si la liste des vices est plus illustrée que celle des
vertus, c’est une psychologie de contrastes que développe Brunot. Étant extrême, le
Marocain bascule d’une vertu à sa négation : de l’ardeur à l’oisiveté, de la simplicité à
l’arrogance, de la résignation à l’anarchie, du grégarisme à l’individualisme, de la
générosité à la cupidité, du renoncement absolu au désir effréné. Ce qui différencie la
mentalité marocaine de la mentalité française, ce ne sont pas les traits psychologiques
qui, pris séparément, ne sont le monopole d’aucun peuple, c’est « l’arrangement et la
disposition qui sont différents ». « C’est surtout une question d’équilibre et de régularité :
chez nous, les instincts, les mêmes instincts que ceux des Marocains, agissent
simultanément et tentent une harmonie sous l’égide de la raison ; chez l’indigène, les
instincts s’emparent tour à tour de la conscience entière et exécutent alternativement un
brillant et rapide solo. » (Brunot, 1923, p. 40-45.) Admettons que A soit une vertu et que B
soit un vice, le Marocain ne serait ni A ni B mais serait excessivement A et excessivement
B. Le Marocain n’est ni généreux ni cupide, il est excessivement généreux et
excessivement cupide. L’excès et l’exagération sont les traits dominants de son âme.
263

23 Le livre de Hardy est un montage d’idées d’auteurs français qui ont traité de l’âme
marocaine ou de l’un de ses aspects. C’est une collection de citations, souvent longues,
fréquentes, redondantes et fastidieuses. Cependant, il offre un intérêt indéniable, celui
d’expliciter et de situer les idées de Brunot et d’autres auteurs. Hardy commence son
étude par souligner la différence radicale des Marocains en critiquant les écrivains qui
cherchent « sous l’enveloppe marocaine les traits de l’homme universel », « le primitif de
l’esprit humain ». Il propose de rejeter l’approche évolutionniste de James Frazer en
considérant l’individualité du groupement en question (Hardy, 1924, p. 5-6, 155). Il
critique aussi les études qui ont rangé les Marocains dans des configurations religieuses
ou culturelles larges (islam, Orient, Afrique). Selon lui, il ne faut pas attribuer aux
Marocains les traits généraux de l’islam. Il parle d’un islam marocain. Les Marocains sont
musulmans, mais leur islam « est débordé par le tempérament indigène ». Il conclut
« qu’il n’est pas facile de ranger le Maroc dans une catégorie connue et que le plus simple,
le moins aventureux, c’est d’étudier le Maroc en lui-même, de le traiter comme une
individualité bien marquée, quitte à noter, au passage, les influences qu’il a subies »
(Hardy, 1924, p. 6-13). Il montre les fondements géographiques, sociologiques et
historiques de cette individualité. Son individualité historique est expliquée par son
indépendance à l’égard des Romains, des Arabes et des Turcs. Le pays est habité par un
peuple et non, comme c’est souvent le cas dans d’autres régions de l’Afrique, par un
tourbillon de peuplades hétérogènes sur le plan linguistique et moral. « Il y a un type
marocain, d’origine et d’allure essentiellement berbères, un peuple qui comporte
assurément quelques variétés, mais dont tous les membres gardent un air de famille et
pendant longtemps ont parlé la même langue : la langue berbère. » (Hardy, 1924,
p. 13-17.)
24 Individualité géographique, sociologique, historique et même physique constituent
autant de contours nécessaires pour justifier l’existence d’une âme marocaine. Suivant les
pas de Brunot, il ramène l’essence de l’âme à une liste de vices : vanité, cupidité, égoïsme,
goût de l’anarchie, léthargie intellectuelle, goût de la routine, absence de sens critique,
d’esprit de généralisation et d’imagination.
25 Brunot n’est pas toujours à l’aise lorsqu’il généralise à tous les Marocains. Il est conscient
de l’abus des généralisations mais trouve ce défaut inévitable. Dans Au seuil de la vie
marocaine, le refus des généralisations est plus explicite et plus fréquent. Il est rarement
question d’âme marocaine ou d’expression similaire. Il trouve que la généralisation est
une source d’opinions erronées sur les Marocains. « La manie de généraliser est la cause
d’erreur la plus grande. Nous ne voulons voir dans tous les individus indigènes que des
exemplaires parfaitement identiques à l’indigène-type que notre imagination a créé. Ils
doivent être tous ignorants de la civilisation et de la langue françaises, chevaleresques,
hospitaliers, jaloux de leurs femmes. [...] Ou bien ils doivent être tous fanatiques,
conspirateurs, fourbes. Ou bien encore, ils doivent être tous paresseux, fatalistes,
chapardeurs, vermineux... Que de jugements tranchants et universels sont ainsi exprimés
chaque jour. [...] S’il nous arrive de constater qu’un Marocain ne correspond pas à l’idéal
schématique que nous nous sommes fait de sa race, nous nous créons un idéal
schématique nouveau mais tout aussi faux que le premier parce qu’universel. [...]
Pourquoi ne pas voir dans les Marocains des hommes comme nous, de caractères et de
mœurs très variés, appartenant à des classes sociales différentes, provenant de pays
différents, ayant des origines ethniques diverses ? » (Brunot, s.d., p. 108-109.)
264

26 La singularité des Marocains n’est pas absolue. Dans la vie quotidienne, le Marocain est
sobre, il mange assez peu. Mais lorsqu’il reçoit, c’est presque toujours un véritable festin.
« Ce contraste entre la sobriété ordinaire et la somptuosité des repas de réception n’a rien
qui doive nous étonner : on le retrouve ailleurs, même chez nous, dans nos vieilles
provinces. » (Brunot, s.d., p. 74.) Rappelons que c’est sur des exemples similaires que
Brunot a construit sa psychologie des contrastes.
27 C’est cet ensemble artificiel (mentalité marocaine, esprit marocain) que Brunot a
construit et qu’il n’est plus prêt à défendre. Il n’est plus question seulement des
Marocains dans leur ensemble, ni d’un Marocain abstrait. La démarcation principale
sépare l’élite de la masse (les Marocains de basse condition qui fréquentent les cafés
maures, les portefaix, les fumeurs de kif, les joueurs)., l’élite citadine qui, sans être
francophone, est imprégnée, grâce à sa culture, des conceptions européennes profanes. Il
y a aussi les Marocains qui ont adopté le mode de vie européen : ces individus portant
faux-col et veston que Brunot qualifient de « froidement émancipés » et qui prennent
l’apéritif à la terrasse d’un café et boivent du porto dans les réceptions... Il parle aussi du
Marocain moyen lorsqu’il s’agit des croyances les plus répandues et qui ne sont pas
partagées par l’élite (Brunot, s.d. p. 68, 88, 100, 113.)
28 Au milieu de ces affirmations voulant limiter la généralisation à des catégories sociales,
Brunot retrouve ses anciens réflexes : le Marocain est naturellement poli, « la
susceptibilité est un caractère dominant de l’âme indigène ». « Le Marocain est très
formaliste, il est sensible aux bons procédés et il est soucieux de sa dignité. » (Brunot, s.d.
p. 117, 125.) L’hésitation de Brunot est manifeste. Il a renoncé à la tentative de construire
une mentalité marocaine homogène, mais il a continué à attribuer des attitudes
communes à tous les Marocains. Si l’ensemble est faux, les éléments de cet ensemble
demeurent vrais (susceptibilité du Marocain, politesse exagérée, atavisme, etc.).
Cependant, en critiquant l’abus de généralisation, ce sont ces éléments eux-mêmes qui
sont réduits à des opinions erronées. Entre voir dans les Marocains des individus ayant
des tempéraments particuliers et voir en eux des individus interchangeables partageant,
sinon un système d’instincts, du moins les mêmes attitudes, Brunot ne tranche pas.

NOTES
1. Paru dans Hommage à Paul Pascon : devenir de la société rurale, développement économique et
mobilisation sociale, N. Akesbi, D. Benatiya, L. Zegdouni, A. Zouggari, Institut agronomique et
vétérinaire Hassan II, 2007, p. 59-68.
2. Hardy était à la tête de la Direction générale de l’instruction publique où Brunot occupait le
poste d’inspecteur de l’enseignement indigène.
265

RÉSUMÉS
Ce texte est proche du précédent qu’il développe sur certains points, notamment celui en rapport
avec le concept de « caractère ». A la fin du XIXe siècle, il était théoriquement possible, grâce à ce
concept, défini comme un ensemble de vertus et de vices, de généraliser des traits culturels à
tout un peuple. Nous examinons comment ce concept était partiellement appliqué aux Marocains
par Charles de Foucaud et Edmond Doutté et systématiquement par Henri Brunot.
266

Chapitre 22. Berque, droit et culture


marocaine1

1 Jacques Berque est l’un des rares sociologues qui se soit intéressés aux rapports entre le
droit, d’une part, la société et la culture, d’autre part. Son apport, somptueusement
négligé par nos facultés de droit, mérite réflexion.
2 Berque débuta sa carrière scientifique en examinant les rapports entre le contrat et le
statut. Le contrat pastoral comprenait, en Algérie et au Maroc, un prêt ou une avance
intentionnellement irrécouvrables (respectivement çarmiya et salaf). Insolvable, le berger
est contraint de rester lié à son maître. Berque mit en évidence la nature statutaire du
lien juridique en insistant sur la notion d’avance, plutôt que, comme on avait l’habitude
de le faire, sur celle de rémunération (alimentation et un lot d’agneaux dont le nombre
variait entre 6 et 12 têtes) (1936 a, p. 10-11 ; 1936 b. p. 45-49). En montrant la
prédominance du statut sur le contrat, il nuance l’opposition de Summer entre ces deux
notions qui dominaient alors la philosophie juridique. La relation entre le berger et son
maître (dite çohba) reposait sur un lien juridique statutaire qui trouve son origine dans un
accord (Berque, 1936 b, p. 40- 45, 60-65). Ceci s’applique également au contrat agricole où
le métayer (khammas) reçoit des avances (çarmiya, salaf) de son maître. Ces avances
irrécouvrables transforment progressivement le berger et le métayer en serfs (1938,
p. 114). Berque montre ainsi que les notions de statut et de contrat ne sont pas
antithétiques et qu’une situation contractuelle peut déboucher sur une situation
statutaire. De l’étude de plusieurs types de contrats pastoral et agricole, il conclut qu’en
« matière de contrats ruraux, la part de l’individu et de la convention est minime et celle
de la coutume et du statut, prédominante » (1940, p. 226).
3 Par ailleurs, le trait dominant de la culture marocaine, sur lequel Berque revenait
fréquemment, consistait dans l’hégémonie du juridique dans la culture marocaine et de
l’orientation quasi exclusive de ses intellectuels pour les questions juridiques :
« [...] Le droit sous toutes ses formes absorbait à lui seul les trois quarts de
l’enseignement. Il y avait là quelque chose de purement marocain. Il semble
qu’aucun pays du monde islamique n’ait poussé autant que celui-ci, et dans une
voie si sainement réaliste, l’étude et l’application des sciences juridiques. Il faut lire
une page au hasard dans l’énorme littérature des formulaires, wathâïq des
pratiques, ‘amal, des jurisprudences, nawâzil pour sentir que c’était là une forme de
267

culture profondément originale, nourrie d’un suc puissant et pleine de valeurs


maghrébines (1938 a, p. 208). »

Réalisme et pragmatisme
4 Berque considérait la propension pour le droit comme un trait de la culture marocaine.
Mais ce n’est pas tout. Il constatait en plus une hégémonie croissante d’un type de droit,
le droit jurisprudentiel. La culture marocaine ne s’intéressait pas à la partie spéculative
du droit (recherche des principes, uçûl), mais à celle tournée vers la vie pratique (nawâzil,
cas d’espèce) (1949, p. 395). Pour chaque société, il y avait des questions qui étaient plus
pressantes que d’autres. L’une des questions récurrentes et lancinantes posées au Maroc
était la suivante : que faire lorsque la coutume locale contredisait le dogme musulman ?
Théoriquement, il y avait deux possibilités : soit interdire carrément la coutume en
question, soit lui trouver des justifications dans la tradition musulmane. C’était cette
seconde option plus pragmatique, plus proche de la vie des gens, qui était adoptée. Cette
démarche était évidemment commune à d’autres communautés musulmanes, mais ce qui
était spécifique au Maroc, selon Berque, c’est qu’elle fondait et donnait le ton à sa culture
juridique. Le trait essentiel de cette culture consistait dans sa propension à mêler le
concret au spirituel, d’où le développement de la casuistique centrée sur la normalisation
de la coutume. Celle-ci, déjà normale pour ses usagers, doit être de nouveau normalisée
du point de vue du droit musulman. Le ‘amal contribua largement à « la naturalisation
dans le droit d’un immense matériel de faits coutumiers, principalement agraires » (1949,
p. 397). Il se développa en ville, notamment à Fès, puis se propagea à la campagne à
travers les lettrés locaux (1978, p. 163, 245, 388-389).
5 Berque examine les techniques juridiques dont dispose le juriste pour normaliser la
coutume. Par exemple :
— II recourait au syllogisme d’analogie (qiyas). Selon le droit musulman, tout contrat
fondé sur l’aléa est interdit. Cependant, les contrats pastoraux et agricoles ont été
généralement fondés sur une rétribution aléatoire (une part de la récolte ou du croît du
cheptel). Pour justifier ces contrats, le juriste les rapprochait des contrats dont le
caractère licite était évident (qirâd/mushâraqâ) (1940, p. 221).
— Il n’était pas contraint de se tenir à l’opinion dominante. Le ’amal donnait la possibilité
d’appliquer un dire isolé (qawl châdd) qui tenait compte du contexte (1940, p. 222, 296).
— Il invoquait la notion de bien commun (maslaha) ou celle de nécessité (daroura) pour
justifier le maintien d’une coutume (1940, p. 223-224, 293).
6 Toutefois, selon Berque, ces mécanismes juridiques avaient permis à la jurisprudence
marocaine d’intégrer les faits de coutume et non la coutume elle-même (1940, p. 219).
Réduite à un usage de fait, la coutume perdait son aspect obligatoire. De ses deux
principaux caractères, la répétition et l’impératif social, le juriste marocain ne retenait
que le premier. Il regardait souvent la normalisation de la coutume comme un pis-aller
(1940, p. 219, 225-228 ; 1944, p. 293). Il « péchait par excès d’abstraction, par un
intellectualisme schématique, trop enclin à ne voir dans la vie qu’un matériel de faits sans
profondeur ; ici par une sorte d’opportunisme revêche, qui se résigne à accueillir
l’institution aberrante, mais en étrangère, en ennemie et en cherchant, non à l’assimiler,
mais à en limiter l’accroc » (1944, p. 293). Le juriste était sensible au maintien de
coutumes nécessaires au fonctionnement de la société. Il était réaliste et pragmatique,
mais son objectif consistait à encadrer, diriger, absorber la vie plutôt que de la pénétrer
268

et de l’assimiler. Il admettait la coutume sans la reconnaître comme source normative :


« Ainsi donc la négation à la fois tendancieuse et raisonnée du droit berbère par l’islam
s’accompagne, dans la technique juridique, de multiples moyens de l’admettre sans le
reconnaître2 (1978, p. 244). » Les normes orientales demeuraient l’idéal, le milieu local
n’était que déviation et dérogation. Les docteurs maghrébins n’assumaient pas le
caractère maghrébin de leur production.
7 Encastré dans des processus sociaux et dépendant des contingences de lieu et de temps, le
‘amal ne pouvait être qu’un droit varié, instable, ambivalent et ambigu. Par définition, il
écartait toute applicabilité générale. Le pragmatisme et le réalisme qui l’inspiraient et
l’animaient impliquaient une révision constante de la jurisprudence. Ce caractère
d’instabilité rendait la création juridique insaisissable pour l’Occidental. Le juge n’était
pas lié par son premier jugement, même lorsque les cas qui se présentaient à lui étaient
pareils. Aucune jurisprudence, même unanime, ne s’imposait au juge. Des juristes
condamnaient le fait d’imposer aux cadis les solutions d’autres cadis. Dans ce cadre
juridique, la fonction du juge était prépondérante. Il ne lui était pas interdit d’appliquer
une règle inverse à celle dont le caractère majoritaire ne faisait pas de doute.
L’ambivalence de la norme n’était pas perçue comme une anomalie à corriger, elle était
un trait essentiel de la culture juridique. Ce droit à la variété était fondé sur la doctrine
musulmane. Ce que la jurisprudence écartait, selon Averroès, ce n’était pas la
discordance, mais l’esprit de la discordance (nafs al-khilâf) (1944, p. 298-318).
8 Berque définit le ‘amal comme « un droit procédural, agonistique, où la sentence ne
résulte pas d’un texte univoque, mais de la controverse judiciaire, et laisse toujours la
place à l’éventualité d’un retournement » (1967, p. 507-509). L’ambiguïté s’étendait même
à des matières où la règle aurait dû être claire et univoque. Au XIXe siècle, au sujet de la
question de savoir si le mariage est valable lorsque l’époux change de domicile (d’une
ville à la campagne ou inversement), des jugements contradictoires sont apportés. Le
droit marocain, exprimé en ce cas d’espèce, était un droit moins soucieux
d’enchaînements doctrinaux, il était au contraire plus attentif au milieu et à la
conjoncture. Le réalisme et le pluralisme empirique qui s’ensuivaient constituaient ses
principaux caractères3. Berque oppose la méthode du droit positif qui se développe par
codifications à celle du ‘amal qui se fait par cas ou précédents. Le résultat était une masse
de solutions juridiques isolées les unes des autres. Du point de vue de la fixation et de la
codification, le ‘amal n’offrait pas de bases valables à l’établissement d’un droit positif
(1944, p. 276, 314 ; 1967, p. 508).
9 Berque constatait la propension du juriste marocain au réalisme, au pragmatisme et son
évitement des discussions spéculatives. C’était un trait général de la culture marocaine
qu’on peut comprendre en le rapprochant de la volonté du juriste à encadrer la vie dans
toutes ses variations. Pour mieux saisir les idées de Berque, nous pouvons dire que le
droit positif moderne serait proche des vêtements de confection ou du prêt à porter alors
que le ’amal serait proche du “sur mesure”.
10 Le même souci de pragmatisme s’exprimait au niveau du droit local. Le khammès
(métayer) recevait un cinquième sur la récolte des céréales d’hiver et un quart sur les
cultures de printemps. Avec la paupérisation des années 1935-1937, le propriétaire était
amené à avancer, tous les huit et dix jours, une quantité fixe de grains. Les “anciens” (
chyoukh el-fellaha) décidèrent en 1938 de ramener à un cinquième la part du khammès sur
les cultures de printemps. Berque y voyait une sorte de compensation pour le patron
(1944, p. 294). Être sensible au concret, réadapter sans cesse la coutume locale aux réalités
269

changeantes étaient une disposition et une pratique communes aux docteurs et aux
paysans. La différence essentielle était que ceux-ci, souvent illettrés, ne s’embarrassaient
pas des techniques savantes de normalisation des coutumes.
11 La conception réaliste et pragmatique s’appliquait également aux pratiques religieuses :
« […] Le casuiste prend soin de montrer qu’il existe des degrés de notification légale. La
danse sera, selon les cas, prohibée [...] ou simplement blâmable ou seulement
désapprouvée, voire recommandée, ou même, tenons-nous bien « obligatoire », wâjiba,
dans le cas de la transe mystique de l’initié... (1967, 514). » Dans le même esprit, il y avait
différentes manières de contourner les interdits religieux. Une personne qui ne trouvait
sur le marché que des montres en or et en argent pouvait les acheter, invoquant la
nécessité de déterminer l’heure des prières. On pouvait également recourir à des
distinctions subtiles entre l’or pur et l’alliage ou entre la montre qu’on transportait et
celle portée en sautoir (1967, p. 513).

Droit dialectique
12 En accumulant des opinions contradictoires et des jugements variés, la démarche du ‘amal
encourage et conduit à la controverse : « On dirait que ce droit vise moins la solution que
le procès [...]. Le dialogue judiciaire est un des actes privilégiés de cette culture, où il
finira d’ailleurs – et dans le cas du Maghreb notamment – par influencer tous les genres,
voire même par monopoliser une grande part de l’activité intellectuelle (1967, p. 518). »
Le fikh marocain était un droit dialectique en ce sens qu’il était fondé sur une procédure
contradictoire où les parties échangeaient leurs arguments (1944, p. 287). Le cadi al-Ifrâni
al-Miknassi (d. 1515), auteur réputé des majalis, écrit : « le témoin est le véritable cadi, et
le cadi un simple exécuteur » (1949, p. 407). Ce caractère éminemment dialectique se
traduisait par une négligence des faits. Le cadi n’avait pas de pouvoir d’enquête. Aucune
place n’était faite lors du procès à l’examen objectif des faits laissés à l’initiative des
parties (murâfa’ât) (1944, p. 289). Un accusé objectivement coupable de meurtre pouvait
plaider que celui qui l’avait surpris en flagrant délit était un ennemi de la famille. Le juge
suivait l’accusé sur son terrain, et le débat devenait une analyse des conflits entre clans. A
cet égard, Berque distinguait entre la vérité objective basée sur l’enquête et la vérité
subjective, la seule qui comptait, fondée sur le dialogue entre les parties, sur le serment et
sur le témoignage4. Le serment était perçu comme quelque chose de dangereux et de
pénible, une corvée magico-religieuse (sic) que le créancier même de bonne fois rejetait.
Très souvent les parties arrivaient à un compromis hors prétoire, le débiteur payait la
moitié de la dette (1944, p. 303-308).
13 Berque considère comme une lacune de la procédure judiciaire l’indifférence à la réalité
objective et le manque d’ouverture sur l’observation des faits5. Il pense que le renouveau
de la justice marocaine devait venir non seulement des codifications mais aussi et surtout
de l’introduction des techniques inquisitoires. La procédure traditionnelle, strictement
contradictoire, devait devenir en partie inquisitoire. Le témoignage oral, les versions des
parties qui dominaient le procès devaient être confrontés aux faits (1944, p. 338-339).
270

Exclusivisme de la mnémotechnie
14 Berque considère également la prééminence de la mémoire (hifz) dans l’enseignement
comme un trait de la culture juridique marocaine. C’est une méthode qui impliquait
l’utilisation d’abrégés mnémotechniques, de glose et de commentaires. C’est une série de
dits (aqwâl) parmi lesquels les casuistes pouvaient distinguer l’opinion susceptible de
légitimer leurs positions et jugements (1949, p. 397-398). Abderrahman al-Fassi
(1631-1685) écrit plusieurs opuscules consacrés majoritairement au droit et au ‘amal sous
forme de guide versifié. Y sont résumées les normes de la loi islamique (chari‘a), les
dérogations imposées par les usages locaux, les solutions (‘amal) de l’école de Fès qui
s’écartaient de l’opinion malékite dominante (machhûr).Par rapport à l’œuvre des
prédécesseurs comme al-Wancharissi, le ‘amal marque, selon Berque, « le passage du
traité à l’abrégé, du raisonnement à la recette mnémotechnique, de la dissertation à
l’adage » (1938, p. 80). L’élaboration du droit pragmatique se réduit, comme l’hagiologie, à
des tâches de secrétariat. La culture marocaine à partir du XIVe siècle se résume dans la
confection de bréviaires juridiques et d’inventaires des saints et des mystiques (1938,
p. 82).
15 Dans ce contexte où la culture marocaine était polarisée sur le droit jurisprudentiel, al-
Youssi, contemporain de Abderrahmane al-Fassi, s’intéressait à la philologie et à la
théologie. Il était l’un des rares auteurs du adab (humanités, lettres) de son temps. A une
époque où la culture marocaine était tombée dans les abus de la mémoire, où l’activité
intellectuelle était réduite à une psalmodie de textes, al-Youssi constitua une exception.
Ses qualités intellectuelles, sa faculté de synthèse, sa capacité d’intuition et son rejet du
hifz (culture mnémonique) contrastaient avec la culture dominante de son époque.
Berque notait chez lui « la rareté des citations d’auteurs, l’aptitude à dépasser les sources,
à remonter aux principes, à dégager des raccourcis » (1958, p. 10-11). Al-Youssi
développait la science de l’impromptu (le titre de l’un de ses ouvrages, Muhadarat, réfère à
cette idée). La connaissance qui l’inspirait « s’exprime par effusions intuitives, en pleine
communication avec le partenaire [...]. Elle dédaigne l’esclavage des références et vise à
établir entre l’élève et le docteur un circuit de spontanéité (2001, p. 30). » Contrairement
à ses contemporains, il n’était pas dans le bréviaire et le commentaire des commentaires.
Même lorsqu’il s’intéressait au droit, ce n’est pas les cas d’espèce qui l’attiraient. Il
réfléchissait davantage sur les techniques juridiques (comme la dari‘a, enchaînement) qui
permettaient d’incorporer à la jurisprudence les coutumes locales (1958, p. 96-99).

Dynamiques culturelles
16 Berque ne s’intéressait pas seulement au passé de la culture marocaine, il considérait
aussi, quoique de façon partielle, son devenir. Berque décrit la décadence de
l’enseignement volontaire (tathawu‘). Traditionnellement, le savoir (‘ilm) était conçu
comme un ensemble de connaissances nécessaires pour une vie religieuse complète.
Enseigner ce savoir était, par conséquent, plus un sacerdoce qu’un métier. Une activité si
religieuse, si différente des professions « profanes », écartait en principe toute notion de
salaire fixe. Le savant vivait de dons et de la charité. Par ailleurs, l’enseignement n’était
pas organisé selon un emploi du temps préconçu : c’est le savant qui choisit l’heure et la
matière de son enseignement. L’organisation (tenzim) de l’université Qarawiyyine à Fès
271

mit fin à l’enseignement volontaire. Le savant autonome est devenu un fonctionnaire. Il


n’est plus libre de son emploi du temps ni du choix des cours. Tout cela a conduit à la
baisse du prestige professoral. « Traitement mensuel équivaut, dans l’esprit des
Marocains et surtout en matière d’esprit, à domestication (1938 b, p. 202-206). »
17 La dynamique intellectuelle affecte davantage les jeunes, de plus en plus attirés par la
littérature française et égyptienne (1938 b, p. 239). « Le droit, qui est peut-être la branche
la plus authentique du génie national, ne trouve guère, parmi les jeunes, de sectateurs. Ce
qu’on lit, ce sont les Egyptiens... (1938 b. p. 208). » Ce n’est pas seulement les sources
(France et Egypte) et les types de savoir (humanités au lieu du fikh) qui ont changé, mais
aussi et surtout les habitudes intellectuelles. On ne lit plus de la même façon : la mutala’a
(lecture cursive) se substitue au hifz. L’étudiant était amené à feuilleter un livre, à lire les
journaux, ce qui constituait un changement radical dans les habitudes intellectuelles. Il
dépassait la culture à citations et centons et s’acheminait vers une culture d’idées
générales.
18 Le juriste influencé par la culture occidentale s’écartait de l’école juridique marocaine
ancienne. Al-Hajoui s’était intéressé au « renouvellement du droit » (tajdid al-fikh). En tant
que dignitaire du makhzen, il était en contact avec les juristes français. Il avait également
voyagé en Orient. Il dénonçait plusieurs défauts du fikh : recours aux bréviaires, aux
commentaires des commentaires, à la torrentielle mémoire, souvent exclusive de critique
(1944, p. 277-283). Cependant, pour la majorité des savants, le renouvellement était
compris dans son acception théologique. Le but n’était pas de renouveler les théories et
les techniques juridiques, mais de moraliser et de normaliser tout ce qui était exogène au
mode de vie local. Par exemple, la question de la radiodiffusion fut réduite au problème
de la diffusion du Coran (1944, p. 327).
19 Berque devait aussi prendre position et proposer des réformes. Tout au début de la
colonisation française en Algérie, un officier imagina une organisation moderne (Société
indigène de prévoyance) en observant la coutume du silo commun, réserve précieuse
pour les temps de disette. Berque commente cette anecdote en parlant de « fécondation
d’authentiques données du terroir par la doctrine française » (1945, p. 37). Il mentionne
aussi la transformation de la jma‘a en une solidarité moderne de travail. Le type de
changement souhaité et défendu par Berque consiste dans la fécondation de l’ancien par
le nouveau : « La querelle des anciens et des modernes règne au-dedans de chacun. Est
efficace, est vivante toute action qui arrive à s’insérer dans la querelle, à être un combat.
Est féconde toute action qui réussit à émouvoir de concert et l’orgueilleux conservatisme
et l’utopie progressiste (1939, p. 17). » Le changement ne doit aucunement rompre avec la
culture traditionnelle marocaine. Obtenir au Maroc un ordre à l’occidental aurait été
dangereux pour la France. Il conseille le traditionalisme, sans quoi la technique
occidentale deviendrait contrainte et impiété. Il propose « d’agir non par pression, ni par
contrainte, mais par suscitation interne » (1939, p. 23). Comparé au corporatisme
occidental, la corporation marocaine ignorait les règles définitives, la discipline du
recrutement, les coutumes inflexibles, l’ordre de production. Cette variété et instabilité
des règles et des coutumes appelées à être dépassées devaient se faire selon des véhicules
traditionnels (1939, p. 18). L’innovation technique devrait apparaître comme issue du
génie corporatif. C’est pourquoi Berque recommandait le recours à des maitres-ouvriers
pour enseigner dans l’atelier. Apprise à l’atelier et non à l’école, par des maîtres
traditionnels et non par des professeurs étrangers au métier, l’innovation a plus de
chances d’être adoptée. Il était clair pour Berque que c’est moins le contenu de
272

l’innovation qui faisait problème que les canaux de sa diffusion : « Ces instincts
traditionnalistes ont droit à notre respect. Mieux encore, ils doivent servir. Car ils
recèlent une authentique force constructive... (1939, p. 20). » S’agissant du fikh, Berque
reproche au Protectorat sa tendance à le figer dans l’espoir d’obtenir le soutien des
conservateurs (1967, p. 508).

Culture, ton et contenu


20 On peut dire que Berque a une conception, intentionnellement, molle du concept de
système. Dans son analyse de la culture marocaine, il constate des régularités (réalisme,
pragmatisme, ambivalence, inappétence aux faits, prédominance de la vérité subjective,
hégémonie de la mnémotechnie, etc.) sans les ériger en système. Pour parler un langage
qu’il n’utilise pas, il dégage des patterns mais jamais un pattern des patterns. Comparé à la
conception culturaliste, il évite de gravir cet étage supérieur où les régularités (patterns,
modèles, motifs, etc.) analysées sont reliées par un trait psychologique commun
qualifiant dans son ensemble la culture en question : dionysiaque, apollinienne,
pragmatique, paranoïaque, etc. On peut trouver quelques raisons à son allergie aux
systèmes trop cohérents, trop fermés et trop artificiels. Il y a d’abord l’idée de l’individu
qui peut échapper à l’emprise d’un système. A un moment où la culture marocaine était
dominée par la mnémotechnie, Berque montre comment al-Youssi valorisait
l’impromptu. Il y a aussi les idées de la longue durée et des vastes espaces : « [...] Le
principal apport de ma recherche aura-t-il consisté dans un déchiffrement « remontant »
de ces petites sociétés [tribus]. Cherchant à m’insérer au plus profond d’elles par leurs
subtilités mêmes, leurs failles, leurs contradictions, je les restituais justiciables de la
longue durée et des vastes espaces du Maghreb (1978, p. 476-477). » Il ne suit pas la
majorité des ethnologues qui considèrent les traits de la culture marocaine comme
immuables. Prenant en compte la profondeur historique du phénomène étudié, il montre
comment les juristes passaient du traité au bréviaire et, suite à l’introduction de la presse
écrite, à la moutala’a. Cependant, Berque n’applique pas sa conception molle du système à
tous les traits étudiés. Concernant le pragmatisme et le réalisme, par exemple, son
approche est plutôt essentialiste.
21 Nous trouvons un autre aspect de sa conception du système dans son usage des notions de
limites et de frontières. Parlant de la culture marocaine, il ne la limite pas de façon
tranchée et rigide à un espace national. Sa métaphore d’un « tissu maghrébin »
représente la culture marocaine (et les cultures locales) comme un espace autonome.
C’est pour lui une question de ton. Au Maroc, la culture met l’accent sur des traits qui
sont partagés par d’autres pays du Maghreb et du Moyen-Orient. Bref, on ne trouve pas
chez Berque une conception de la culture marocaine comme un système de traits
immuables correspondant à un espace politique. Nous pensons qu’il était le seul à avoir
défini la culture marocaine en termes de ton et non de contenu : « La première
constatation à faire c’est qu’il existe une koïnè juridique maghrébine. Au Maroc, par
exemple, où elle s’exprime de façon autonome, elle offre, vue de l’extérieur, une
homogénéité certaine. Unité de ton plutôt qu’unité réelle de contenu... (1944, p. 309). » Il
faut, cependant, remarquer que la comparaison entre les différents acteurs de cette
diversité de tons (pays maghrébins, Orient) est peu documentée, prompte et sporadique.
Par exemple, Berque utilise ça et là des affirmations laconiques : « Le Maghrébin, c’est
quelqu’un qui se pose et se définit lui-même par rapport à l’Orient, mais jamais sans
273

l’Orient. » Il affirme aussi que la différence réside dans le triomphe du fikh au Maroc, les
savants marocains étaient plus tributaires de l’Orient en matière de hadith qu’ils ne
l’étaient en droit (1958, p. 107-108). Ce type d’affirmation est repris pour le Maroc et, par
extrapolation, pour le Maghreb. Mais nous n’avons quasiment aucune idée sur la
variation des tons entre pays maghrébins.
22 Par ailleurs, il faut remarquer que la démarche de Berque aurait été différente s’il avait
comparé, comme ses prédécesseurs et collègues l’avaient fait, la culture marocaine à la
culture française et occidentale. A partir des rares comparaisons qu’il fait entre le fikh et
le droit positif occidental, il montre que la différence entre ces deux systèmes juridiques
était de fond et non pas de ton. Aussi, la question du ton et du contenu n’est-elle pas
seulement d’ordre théorique, elle est aussi et surtout d’ordre empirique. L’idée du ton (ou
de variation) ne serait valable que pour les espaces vastes (Maghreb...) où les continuités
sont aussi fortes que les discontinuités6.

NOTES
1. Paru dans Droit et mutations sociales et politiques au Maroc et au Maghreb : mélanges offerts
en l’honneur du professeur Hassan Ouazzani Chahdi, coordination et présentation, Abdelouhab
Maalmi, Paris, Publisud, 2012, p. 509-519.
2. Berque critique la réduction du droit indigène à la « coutume ». « Dans bien des cas, en effet,
cette « coutume » offre les caractères de cohésion raisonnée, d’expression légiférée, voire même
de codification écrite, qui sont ceux même de la loi. En fait, « la coutume », au Maghreb, c ‘est le
droit du prédécesseur et concurrent. « Le juriste musulman qualifie de “coutume” (’urf)
dépourvue de toute autorité normative les droits locaux d’inspiration extérieure ou antérieure à
l’islam. » « Le juriste colonial entend par coutume tout ce qui n’est pas droit positif, y compris les
règles du droit musulman (1978, p. 242-244). »
3. « Toute l’histoire du droit maghrébin est celle d’un débat entre des normes religieuses et un
concret peu réductible. » « Cette apparente antinomie entre la précision terre-à-terre de l’espèce,
et particulière, et le travail abstrait qui l’élabore offre à l’observateur l’un des traits les plus
curieux de ce grand problème des rapports entre l’intelligence maghrébine et le réel... (1944,
p. 303). »
4. « En réalité seule compte pour le Marocain rural la vérité subjective, telle qu’elle se construit
de forces, religieuse ou morale, que véhiculent le groupe, les personnes, les rites. L’humble vérité
objective, que prétendent serrer nos enquêtes, apparaîtrait à ces imaginatifs, à ces passionnés,
inhumaine, et, qui pire est, fastidieuse (1944, p. 308). »
5. Berque résuma ainsi les profondes tendances du Marocain qui avaient marqué son droit : « à la
fois méticuleux et imprécis, empirique et subjectif, généralisateur, intellectualiste, mais
insoucieux de classement, de séries ; produit d’une impérieuse réduction à l’humain ; d’une
primauté du technique, d’un dédain du donné n’allant pas toutefois jusqu’à la reconstruction
méthodologique du réel. De ce point de vue, l’éparpillement du fikh en nawaâzil, règne mêlé du
conforme et du discontinu, s’explique, sur le plan intellectuel, par la proximité de l’immédiateté,
en quelque sorte de l’espèce par rapport à l’esprit du juge maghrébin : point d’examen objectif
parce que point de recul et guère d’existence autonome de l’objet (1944, p. 306). »
274

6. Sur la définition de la culture maghrébine en termes de ton et de variation, le passage suivant


est plus explicite : « L’homogénéité, à la fois d’origine, de vicissitude et d’espérance du Maghreb,
se découvre en effet à quiconque le fouille assez profondément, le vit assez intensément. Non, il
n’y a pas discontinuité entre Fès et les Seksawa, entre ce haut-lieu berbère et ce foyer de l’islam
arabe. Entre le canton montagnard, la ville et la tribu arabophone ou berbérophone, paysanne,
transhumante ou nomade, il y a moins différence de contenu que variation dans l’agencement. »
Par ailleurs, il précise plus loin : « L’unité de l’ensemble n’exclut nullement la personnalité
respective des participants : bien mieux, elle la postule (1978, p. 478, 479). » Mais toutes ces
affirmations et d’autres du même genre, qui traduisent des positions de principe plutôt que des
conclusions de recherche, ne sont pas documentées par Berque.

RÉSUMÉS
Berque nous offre une autre manière de caractériser la culture marocaine. Celle-ci était dominée
par l’orientation quasi exclusive de ses intellectuels pour les questions juridiques, et plus
particulièrement le ‘amal. La culture marocaine ne s’intéressait pas à la partie spéculative du
droit (recherche des principes, ouçoul) mais à celle tournée vers la vie pratique (nawâzil, cas
d’espèces). La question récurrente et lancinante consistait à savoir que faire lorsque la coutume
locale contredisait le dogme musulman. Dans ce cadre, Berque analyse les traits de cette culture
comme le réalisme et le pragmatisme.
275

Chapitre 23. Conceptions de la nation


marocaine : repères1

1 L’objectif du présent texte est d’esquisser à grands traits des types de conception de la
nation marocaine. Pour éviter une présentation abstraite, nous serons amenés à illustrer
ces types de conception par des données appartenant à l’histoire politique du Maroc. La
méthode d’exposition sera chronologique, mais il ne s’agit pas pour autant d’une
succession historique des conceptions étudiées. Pour éviter tout malentendu inhérent aux
démarches illustratives, nous tenons à préciser qu’illustrer un type de conception en se
référant à tel acteur politique ne veut pas automatiquement dire que l’acteur politique en
question n’ait adopté que le type de conception qui fait l’objet de l’illustration. Bref, notre
travail consiste dans un essai d’élaboration d’une typologie et non dans l’étude
systématique des conceptions de la nation chez tel ou tel acteur politique2.
2 Nous allons examiner un mode de groupement social récent qui exige, par rapport aux
anciens modes de groupement (tribu, communauté religieuse, corporation, cité, etc.), que
la loyauté suprême soit donnée à la nation. Le nationalisme est ici entendu comme un
ensemble de sentiments et d’actions visant la réalisation et la diffusion des fondements
politiques et culturels consolidant cette loyauté suprême à la nation. Les conceptions de
la nation sont souvent dégagées à partir des discours des nationalistes. Ce n’est pas le lieu
de soulever les questions méthodologiques en rapport avec l’analyse du discours
nationaliste. J’insiste seulement sur la quasi absence d’un corpus idéologique où la
question de la nation serait centrale. Celle-ci est souvent traitée de façon laconique. Le
second problème est lié au vocabulaire, notamment pour les textes écrits en arabe.
Suivant le contexte, la notion de nation (de national, de nationaliste) est exprimée par les
mots oumma, watan ou qawm et leurs dérivés.
3 Nous allons mettre l’accent sur trois types de conception. La conception que nous
qualifions d’homogénéisante est née et s’est consolidée pendant la période coloniale. La
conception conflictuelle correspond à une période où les relations entre le roi et les partis
politiques issus du Mouvement national connaissaient de vives tensions. C’est avec la
Marche verte que, de nouveau, nous assisterons, avec un vocabulaire et des fondements
historiques et culturels différents, à un retour à une conception homogénéisante de la
nation. Entre-temps (à partir des années 70) se développait une conception plurielle de la
276

nation fondée sur la diversité culturelle et sur la dimension amazighe de la nation


marocaine.

4 L’usage du mot watan par des intellectuels marocains remonterait au début du 19 e siècle
(Mennouni, 1973, p. 139). Cependant, c’est durant les années 20 que son usage est devenu
fréquent. Dans le règlement intérieur d’une association créée à Salé en 1928, on peut lire :
l’association « est un groupement de jeunes Marocains qui se sont engagés à respecter la
religion musulmane et à conserver leur être national (kiyan watani)... Le journal mural 3 de
l’association dirigée par Saïd Hajji reprend une caricature4 qui est ainsi commentée : « La
photo représente le Maroc colonisé pris dans un pressoir, en train de mourir
progressivement... Notre journal est fondé pour combattre le colonialisme et
l’esclavagisme... Que chaque Marocain écoute et lise et qu’il pleure sur son sort s’il ne se
ressaisit pas immédiatement. Que son slogan soit la mort si nécessaire. Vive le Maroc
(yahya al-maghrib) ! » (Kadiri, 1992, p. 144, 225-226.)
5 Le sentiment nationaliste n’était pas fondé au début sur une élaboration idéologique de la
nation. Il est rapporté que lors de la préparation de la contestation du Dahir berbère les
jeunes contestataires de Salé n’étaient pas d’accord sur la nature des idées à utiliser pour
mobiliser les gens. Deux conceptions s’affrontaient. La première proposait d’approcher le
dahir d’un point de vue politique en insistant sur l’atteinte de l’administration coloniale à
la patrie et au territoire (tourab). L’autre, apparemment dominante, optait pour la
résistance religieuse, car le sentiment religieux était plus fort chez les Marocains que le
sentiment nationaliste. Certains rejetaient même l’idée de « nation » en invoquant
l’exemple du nationalisme de Mustapha Kemal perçu comme une expérience négative à
cause de ses positions à l’égard de la religion musulmane. Finalement, la mobilisation
s’est faite sur une base religieuse. L’idée de « nation » ne mobilisait qu’une partie des
intellectuels, alors que le sentiment religieux restait le moyen privilégié par ces mêmes
intellectuels pour mobiliser les masses (Hajji, 1983 ; Rachik 2003, p. 43-59).
6 A partir des années 30 s’impose progressivement un vocabulaire politique nationaliste.
Citons les « Revendications de la nation marocaine » (matalib al-oumma al-maghribiya)
présentées au gouvernement espagnol en 1931 par un groupe de nationalistes de Tétouan
(al-hayaa al-wataniva al-oula) dont la majorité sont des militants d’écoles privées (Ibn
Azzouz, p. 1980, p. 65-66). En 1934, le Comité d’action marocaine (Koutlat al amal al watani)
présente au sultan et au gouvernement français le Plan de réformes marocaines (134
pages).
7 Abdellah Laroui soutient que tout nationalisme travaille sur un matériau premier, sur un
héritage historique qui influence son contenu, qu’entre le nationalisme marocain et le
protonationalisme (patriotisme local, résistance au nom de l’islam) il existe une
continuité idéologique : les deux « utilisaient des moyens différents, dans des situations
différentes, pour défendre un seul et même objet : la norme islamique actualisée par le
système makhzénien » (Laroui, 1977, p. 27, 424-436). On peut facilement critiquer Laroui
en glanant des exemples illustrant des ruptures avec le passé, mais cette critique
resterait, à l’image des idées critiquées, sélective et partielle. Sur le plan idéologique, on
peut citer l’adoption de notions modernes qui n’ont pas de connotation religieuse :
peuple, nationalisme, patriotisme, masses, etc. (qawmiya, wataniya, cha’b, jamahir). Sur le
plan sociologique, la constitution d’un réseau groupant des élites locales est un fait inédit
277

dans l’histoire du Maroc, et c’est l’existence même de ce réseau qui donne un fondement
sociologique à l’idée moderne de nation. Le fait que des nationalistes originaires de
différentes villes (Fès, Rabat, Salé et Tétouan au début) se rencontrent pour débattre de
questions communes constitue une concrétisation de l’idée de l’attachement à une
nation. Toutefois, nous pensons que l’analyse en termes de rupture ou de continuité est
forcément éclectique et réductrice. Ce n’est pas l’origine des matériaux (histoire
marocaine, philosophie des Lumières, islam, etc.) qui détermine leurs sens mais l’usage
effectif qu’en font les nationalistes. La conception de la nation marocaine est bricolée en
utilisant différents ingrédients, anciens et modernes. Et lorsqu’il s’agit de bricolage, la
fonction originelle d’un élément importe moins que sa fonction actuelle.
8 L’islam est retenu comme un emblème de la nation marocaine, mais il s’agit d’un islam
qui, à l’instar du nationalisme, combat tout particularisme religieux (confréries, culte de
saints, etc.). Toute religiosité locale devrait être combattue en faveur d’une religiosité
décontextualisée groupant tous les Marocains musulmans. L’islam utilisé par les
nationalistes acquiert un nouveau sens. Le point commun essentiel entre le nationalisme
et le salafisme réside dans leur allergie à tout ce qui est local et particulier. Il ne s’agit pas,
ici, d’une continuité mais d’une volonté de rompre avec les traditions locales.
Inversement, la rupture n’est pas totale, puisque le nationalisme perpétue une certaine
tradition religieuse. Nous voyons que dans les deux cas, les matériaux sont apparemment
anciens. Comme la tradition n’est pas homogène, les nationalistes sont contraints d’être
sélectifs en optant pour une tradition au détriment d’une autre. Par ailleurs, il ne s’agit
pas seulement de sélection mais aussi de réinterprétation des aspects de l’héritage
culturel retenu. On oublie que ce qui est nouveau, c’est l’idéologie nationaliste à travers
laquelle ces anciens matériaux sont évalués et valorisés. Cette idéologie vise à créer une
communauté de Marocains homogène sur le plan religieux. Dans le cas du nationalisme,
c’est le religieux qui est pris dans une logique politique nouvelle et non l’inverse. Par
exemple, la notion de Oumma n’a plus seulement un contenu religieux, musulmans et juifs
marocains appartiennent à la même Oumma marocaine. Parmi les revendications de la
délégation de Fès qui a rencontré le sultan suite à la promulgation du Dahir berbère en
1930 : « Il n’existe pas de religion nationale (dine qawmi) exceptés l’islam et le judaïsme. »
(al-Fassi, 1948, p. 146, 207.) C’est la valorisation de l’homogénéité culturelle au détriment
des spécificités culturelles locales qui est un processus inédit dans l’histoire politique et
intellectuelle de la société marocaine. Le makhzen, comme tout Etat traditionnel, ne
faisait pas de l’unité culturelle un fondement de la société marocaine. C’est avec l’Etat
moderne et ses différentes institutions, notamment l’école, que l’idée d’une culture
homogène est possible (cf. Gellner, 1989).
9 Passons à la monarchie. Là aussi, classer les faits selon qu’ils illustrent la continuité ou la
rupture n’est pas d’une grande utilité. La différence substantielle entre Mohamed V [alors
Mohamed ben Youssef] et les sultans du Maroc antérieurs est qu’il a été érigé par les
nationalistes en « symbole de la nation marocaine ». En 1933, plusieurs articles ont été
publiés par des nationalistes revendiquant la célébration de l’intronisation du sultan. En
voici quelques extraits : « Nous demandons aussi à ce propos que le gouvernement prenne
une décision qui fait du jour de l’intronisation de Sa Majesté une fête nationale (‘îd watani)
. » On devait montrer aux gens que « le jour de la fête est le symbole d’une nation (Oumma
) qui a une civilisation séculaire » (Majallat al-Maghrib, juillet et novembre, 1933). Le
peuple marocain était appelé à faire du jour de l’intronisation de Mohamed V « une fête
nationale, populaire et officielle de la nation marocaine et de l’Etat marocain » (L’Action
278

du peuple, 20 octobre 1933). Les Marocains israélites participèrent à la célébration de la


fête du Trône. Le président de la communauté israélite à Rabat ordonna que la « prière
des rois » soit lue dans toutes les synagogues du Maroc (Majallat al-Maghrib, novembre,
1933).
10 On proposa que la fête soit célébrée selon le calendrier lunaire musulman (le 22 joumada
II). Car le pays est arabe, son roi est arabe et sa langue est l’arabe. Le calendrier grégorien
(al-tarikh al-ifranji) doit être maintenu seulement pour les questions administratives et
agricoles (Abdelhafid al-Fassi, 1933 ; Ibn Abbas, 1933). Sur ce point, la périodicité
religieuse n’a pas été retenue. L’administration coloniale n’est pas la seule responsable,
puisque c’est le calendrier grégorien qui sera retenu plus tard pour toutes les fêtes
nationales. Une rupture qui passe souvent inaperçue.
11 Si on considère les fêtes traditionnellement célébrées au Maroc, nous constatons que les
fêtes traditionnelles et religieuses impliquaient soit des collectivités restreintes soit la
communauté très large des musulmans. La fête du Trône constitue une occasion inédite
pour manifester ce niveau national intermédiaire, naguère inexistant ou flou, entre une
identité locale et une identité panislamique. La fête du Trône est la première fête à
mobiliser des Marocains en tant que tels, non pas en tant que musulmans, ni en tant que
membre d’une communauté locale, d’une cité, d’une tribu, d’une confrérie ou d’une
corporation. Vouloir fêter le même jour dans différentes régions du pays, par des
musulmans comme par des juifs, par des « berbérophones » comme par des
« arabophones », par des ruraux comme par des citadins, par des savants comme par de
petites gens, c’est manifester son appartenance à une communauté, le Maroc, qui
transcende les clivages politiques, religieux et linguistiques.
12 Pendant la période coloniale, l’idéal des nationalistes était de constituer une nation
marocaine unie sur le plan politique autour de la monarchie et homogène sur le plan
religieux et linguistique. En 1934, le Plan de réformes marocaines demande de
« soumettre la totalité de la population marocaine, tant des villes que des campagnes, à
une organisation uniforme de la justice et à des programmes identiques
d’enseignement ». Il demande également de faire de l’arabe la langue officielle de
l’empire chérifien, de l’employer dans tous les tribunaux auxquels ressortent les
Marocains, de publier en arabe tous les documents édités en français par l’administration
française et se rapportant au Maroc (rapports, statistiques, etc.), d’obliger les compagnies
de transport d’imprimer leurs billets, les affiches, etc. en arabe... Les nationalistes
rejetaient toute diversité religieuse et linguistique jugée nuisible à l’élaboration d’une
culture nationale homogène.

13 Quelques années après l’indépendance du Maroc, l’accord qui fondait les relations entre
le Mouvement national et le roi s’est désagrégé. Ayant à l’esprit le contexte politique
conflictuel (fin des années 60 jusqu’à 1974), notre question est de savoir ce que devient
l’idée de nation lorsque les protagonistes sont mus par des stratégies et des idéologies
politiques opposées. Le désaccord qui nous intéresse ici était essentiel, il portait sur des
questions liées à l’intégrité territoriale (révision des frontières avec l’Algérie, la question
de la Mauritanie...).
14 Nous allons prendre comme illustration de la conception conflictuelle de la nation
l’émergence d’un nationalisme dit « populiste » ou de « gauche » adopté par l’UNFP et qui
279

se manifestait dans ses principales revendications visant à donner un sens total à


l’indépendance politique et économique du Maroc : « la consolidation de l’indépendance
et la défense de l’unité et de l’intégrité du territoire national », « l’évacuation des forces
étrangères et la liquidation des séquelles du colonialisme sur le plan militaire,
économique et technique », la nationalisation des secteurs vitaux, la récupération des
terres de colonisation, etc. (charte de l’UNFP du 6 septembre 1959). Du point de vue de la
gauche, le parti de l’Istiqlal était associé à un nationalisme conservateur qui insistait sur
l’arabisation de l’enseignement et de la justice, le rétablissement du chraâ...
15 Sous le titre « Le Parti dans la nation », Ben Barka écrit : « [...] Nous sommes par
excellence le parti des masses laborieuses [...], des paysans et de l’intelligentsia
révolutionnaire. Nous sommes donc le parti du peuple marocain à l’exclusion des classes
exploiteuses, féodalité terrienne et grande bourgeoisie parasitaire, alliées et supports du
néo-colonialisme. » (Ben Barka, 1966, p. 61-62.) En insistant sur les classes sociales, la
nation est présentée comme constituée d’acteurs dont les intérêts s’opposent. Pour les
masses « [...] la libération nationale devait consister en une libération des conditions
d’exploitation ». On insiste sur le fait que le pouvoir n’a pas été intégralement pris par les
forces populaires et révolutionnaires authentiquement patriotiques et qu’il a été partagé
avec les forces antipopulaires et conservatrices. La conception de la société marocaine
comme étant scindée en deux blocs appelle une définition conflictuelle et non cohésive de
la nation. A la question « Qui sommes-nous ? » posée à la manière des précurseurs
nationalistes, Ben Barka répondit en 1962 : « Il faut nous définir comme une option
révolutionnaire face à l’option réactionnaire et démagogique actuelle. » (Ben Barka, 1966,
p. 36, 43.) A la même question, la réponse nationaliste était quasi exclusivement : « Nous
sommes Marocains, Arabes, musulmans. »
16 Ceci contrastait foncièrement avec la vision initiale de l’UNFP. Les signataires de la charte
du 6 septembre 1959 avaient proclamé « qu’il n’y a aucune contradiction entre les
différentes couches sociales du peuple marocain et que seule leur union peut faire échec
aux visées impérialistes et assurer la réalisation des objectifs nationaux [...] ». Le parti
pensait encore dans le cadre d’une vision cohésive de la nation nécessaire pour lutter
contre toute menace externe. L’appel est ainsi lancé à tous « les patriotes sincères sans
discrimination ni exclusive pour rejoindre les rangs de l’UNFP ».
17 Les conditions politiques qui fondaient cette conception cohésive ont été rapidement
ébranlées. Ce qui avait réuni les nationalistes pendant la période coloniale était fortement
mis en doute. Même le roi en tant que symbole de la nation était remis en question : « [...]
Sous couvert de l’intérêt national et de l’unité symbolisés par le roi, les forces
conservatrices [...] retardaient l’échéance des réformes de structure qui porteraient
atteinte à leurs privilèges. » (Ben Barka, 45). Le manifeste de l’UNFP du 17 mai 1963 est
plus explicite et plus acerbe :
« A ceux qui seraient tentés de préconiser une espèce d’Union nationale notre
réponse est claire : il n y a pas d’union nationale possible autour d’un pouvoir
féodal, d’esprit fondamentalement réactionnaire. [...] Depuis trois ans, ce régime,
incarné et personnalisé qui oublie qu’il doit au patriotisme confiant des masses
populaires jusqu’à son existence même, prépare patiemment et sournoisement le lit
de ses maîtres néo-colonialistes. »
18 Suspendue l’époque où la nation était définie essentiellement sur le plan culturel (islam et
arabité). Cette conception ne peut plus, selon l’UNFP, fonder une union nationale qui doit
être définie exclusivement sur le plan politique. C’est ce qui explique sa position lors de la
« guerre des sables » (14 octobre 1963). Ben Barka lance, au nom de l’UNFP, le 16 octobre
280

1963, un « Appel au sujet du conflit algéro-marocain » où il soutient la révolution


algérienne contre le régime marocain considéré comme allié du néocolonialisme : «
Le néo-colonialisme tente maintenant de transformer le Maroc en une plateforme
d’agression contre la révolution algérienne, utilisant des slogans pseudo-nationalistes
[...], même si le prix devait en être l’abandon des véritables intérêts de la nation et le
sacrifice de vies innocentes de citoyens algériens et marocains [...] c’est pourquoi il est du
devoir du peuple marocain de déjouer cette machination néo-colonialiste [...]. » (Ben
Barka, 1969, p. 157-158.) Cet appel est une illustration extrême de la conception
conflictuelle de la nation : la distinction est faite entre le pseudo nationalisme et le
nationalisme véritable ; les intérêts véritables de la nation et les intérêts du pouvoir. La
solidarité avec ses concitoyens n’est pas prédéterminée, elle n’est pas automatique.
19 Du point de vue nationaliste (la nation doit demeurer cohésive quelles que soient les
divergences internes) que Laroui défend, l’UNFP n’aurait pas dû donner la priorité à la
solidarité révolutionnaire au détriment des droits nationaux. On ne doit pas combattre le
régime de son pays en s’appuyant sur des ressources extérieures. Même sous un régime
despotique, la loyauté à la nation doit passer avant toute considération politique ou
idéologique (Laroui, 2005, p. 37). Nous avons ici deux conceptions de l’intérêt national :
une conception qui prend en compte les clivages politiques de la société et implique des
alliances politiques externes et une autre qui exige de mettre en veilleuse les divisons
internes dès qu’il s’agit d’un conflit externe. (Cette logique est proche de celle que définit
le modèle segmentaire : fission à un niveau de l’organisation sociale et fusion au niveau
supérieur.)
20 L’appel à la Marche verte a consacré une réconciliation entre le roi Hassan II et les partis
du Mouvement national et enclenchait le retour à une vision cohésive de la patrie et de la
nation marocaines. L’idée d’associer la Marche verte à un complot monté par des
puissances étrangères pour déstabiliser la révolution algérienne était encore présente,
mais elle n’a été adoptée par aucun parti politique marocain (à l’exception de
l’organisation politique clandestine Ila al-Amam) (cf. Laroui, 2005, p. 83, 157).

21 A partir des années 70, le MCA (Mouvement culturel amazigh) n’a cessé de reprocher à
l’idéologie nationaliste de réduire l’idée de la nation à l’islam et à l’arabité et a proposé de
fonder la nation marocaine sur la diversité linguistique et culturelle. Dans une phase
initiale (1967-1990), la culture populaire est érigée en patrimoine national et en
fondement de la patrie, de la personnalité et de l’authenticité de la nation marocaine. La
conception de la culture nationale doit respecter deux principes fondamentaux : la
diversité et l’égalité des cultures (Azaykou, 1982 ; Boukous, 1977). Ces principes sont
dirigés contre la conception du Mouvement national à qui il est reproché d’exclure tout
pluralisme linguistique et culturel. La charte d’Agadir, signée en 1991 par six associations,
résume les principes du MCA :
« Sur le plan politique, nonobstant la participation massive des Imazighen à la lutte
armée pour la libération de la patrie du joug colonial, leurs droits culturels et
linguistiques ne sont pas reconnus. Cette occultation est la conséquence des
priorités du Mouvement national durant la lutte pour l’indépendance, des options
des organisations nationales, de l’orientation du courant salafiste et de la politique
d’Etat après l’Indépendance. Ces priorités et ces options se résument dans la
281

volonté d’édifier un Etat national centralisé, fondé sur l’idéologie exclusive de


l’arabisme et de l’unitarisme linguistique et culturel. »
22 La Charte définit l’identité culturelle marocaine en termes de composantes
complémentaires : la « culture marocaine est composée de plusieurs apports représentant
la culture amazighe, la culture arabo-musulmane, la culture africaine et la culture
universelle ».
23 Selon Mohamed Chafik, toute culture est le résultat d’un compromis. La culture
marocaine est un compromis entre un substrat autochtone et des influences exogènes. Le
fond culturel berbère n’est pas totalement recouvert par les apports arabes, français, etc.
Les parlers arabes marocains offrent une illustration de la manière dont se fait le
compromis entre un substrat berbère et des influences exogènes. Les parlers arabes
comportent entre 20 et 25 % de vocables berbères. En plus du vocabulaire, les aspects
phonétiques et syntaxiques sont plus révélateurs de l’influence du berbère. Les Berbères
ont adopté le vocabulaire arabe tout en gardant les structures de leur langue maternelle.
« [...] Les formes berbères se cachent partout sous le manteau arabe. » Les manifestations
du substrat berbère de la culture marocaine sont nombreuses : la toponymie, la poésie, la
danse, l’architecture, l’art décoratif, etc. (Chafik, 1984).
24 D’autres intellectuels amazighs rejettent l’idée d’une culture hybride composée de
diverses composantes et défendent l’homogénéité de la culture marocaine. Le peuple
marocain n’a jamais connu l’intrusion d’une communauté étrangère démographiquement
importante. Avoir été un peuple homogène explique pourquoi la culture marocaine « est
une et unifiée » (Azaykou, 1986, p. 54-55). Moumen Safi soutient aussi que l’identité
marocaine est une identité purement amazighe, sa religion l’islam et ses langues,
l’amazighe et l’arabe. L’identité marocaine est pure et indépendante, elle ne peut être
mélangée avec d’autres identités. Ses fondements sont la terre et la langue. Les Amazighs
se sont distingués des autres peuples depuis qu’ils ont choisi comme patrie l’Afrique du
Nord et comme langue l’amazighe. Montrer la pureté de l’identité amazighe revient à
exclure les composantes exogènes. L’islam ne peut être un élément identitaire car il ne
détruit pas l’identité des peuples convertis. Destiné à l’humanité entière, il est au-dessus
des identités. Les Marocains doivent être fiers de l’islam qui est intégré dans l’identité
amazighe sans la définir. On ne définit pas une totalité (l’amazighité) à partir d’un
élément qui s’y est ajouté (l’islam). Il en est de même pour la langue arabe qui est
assimilée par l’identité originelle. Parler la langue arabe, dont l’introduction au Maroc est
historiquement datée, ne fait pas du peuple marocain un peuple arabe. L’âme d’un peuple
réside dans sa langue originelle. Adopter une nouvelle religion et parler une autre langue
ne changent rien à la pureté de l’identité marocaine fondée essentiellement sur la terre.
Pour Safi, la conception plurielle de l’identité n’est qu’une étape dans l’affirmation de
l’identité amazighe. L’idéal n’est plus la diversité culturelle mais l’unité du peuple
amazigh. Le sens de l’histoire est de retrouver l’homogénéité perdue. La diversité doit
déboucher enfin de compte sur un monolinguisme. La dualité linguistique est une erreur
de l’histoire qu’il faut réparer en généralisant la langue amazighe à tous les citoyens qui
constitueront comme dans le passé un peuple amazigh pur (Safi, 2002).
25 L’attitude des pouvoirs publics à l’égard de l’amazighité, en tant que dimension de
l’identité nationale, est complexe et ambiguë. Elle va de l’indifférence à la valorisation
symbolique en passant par l’inopportunité de la question dans un processus de
construction de l’Etat national. Le changement d’attitude a commencé à partir des années
90. Le discours royal du 20 août 1994, assimilé par le MCA à une reconnaissance de la
282

langue et de la culture amazighes, prévoit l’enseignement de l’amazigh dans les


établissements scolaires et la programmation de journaux télévisés dans les trois
dialectes amazighs. En 1998, le Premier ministre A. Youssoufi souligne, dans sa
déclaration politique devant le parlement, la dimension amazighe de l’identité nationale.
En 1999, la Charte nationale de l’éducation et de la formation accorde une place (jugée
secondaire par le MCA) à l’amazigh dans l’école marocaine.
26 C’est avec le roi Mohamed VI que sera consacrée la conception plurielle de la nation
marocaine :
« 1. Perpétuant l’œuvre de nos vénérés ancêtres, nous nous sommes engagé à
préserver les fondements de l’identité marocaine séculaire, unifiée autour des
valeurs sacrées et intangibles du Royaume : la foi en Dieu, l’amour de la patrie,
l’allégeance au Roi, Amir Al Mouminine et l’attachement à la monarchie
constitutionnelle. 2. Nous référant au discours du Trône que nous avons adressé à la
nation le 30 juillet 2001 à l’occasion de la fête du Trône et dans lequel nous avions
mis en exergue le caractère pluriel de notre identité nationale : identité plurielle
parce que bâtie autour d’affluents divers : amazigh, arabe, subsaharien-africain et
andalou, autant de terreaux qui, par leurs ouvertures sur des cultures et des
civilisations variées et en interaction avec elles, ont contribué à affiner et enrichir
notre identité. 3. Convaincu que la reconnaissance de l’ensemble de l’héritage
culturel et linguistique de notre peuple renforce l’unité nationale par la
consolidation de notre identité. [...] 5. Soucieux de renforcer le substratum de notre
culture et le tissu de l’identité de notre nation riche par la diversité de ses
affluents. [...] » (Dahir portant création de l’Institut royal de la culture amazighe.)
27 L’accent est mis sans ambages sur la diversité des affluents de l’identité nationale
marocaine, sur la reconnaissance de l’ensemble de l’héritage culturel et linguistique du
peuple marocain. « L’amazigh constitue un élément principal de la culture nationale. »
Cependant, la pluralité des affluents doit être pensée dans le cadre de l’unité nationale
fondée sur « la religion musulmane tolérante et généreuse, la défense de la patrie dans
son unité et son intégrité, l’allégeance au Trône et au Roi et l’attachement à la monarchie
constitutionnelle, démocratique et sociale ». L’innovation consiste dans le dépassement
de la conception du Mouvement national visant l’homogénéité culturelle. Toutefois, le
point commun (la continuité si l’on veut) demeure la conception cohésive de la nation qui
peut se conjuguer avec la conception homogénéisante ou plurielle de la nation. C’est
pourquoi on insiste sur le fait que la reconnaissance de l’amazighité concerne tous les
Marocains :
« Nous voulons aussi affirmer que l’amazighité qui plonge ses racines au plus
profond de l’histoire du peuple marocain appartient à tous les Marocains, sans
exclusive, et qu’elle ne peut être mise au service de desseins politiques de quelque
nature que ce soit. Le Maroc s’est distingué, à travers les âges, par la cohésion de ses
habitants, quels qu’en soient les origines et les dialectes. Ils ont toujours fait preuve
d’un ferme attachement à leurs valeurs sacrées et résisté à toute invasion étrangère
ou tentative de division. » (Discours royal du 17 octobre 2001 à Ajdir.)
28 Nous retrouvons les principes et les notions défendus par le MCA : conception de
l’identité nationale en termes de composantes, « l’unité dans la diversité », « l’amazighité
est une responsabilité nationale ». La reconnaissance royale et officielle de ces principes
devrait rendre, sur le plan normatif, impérative la conception plurielle de la nation pour
l’ensemble des acteurs politiques et non seulement pour ceux qui la revendiquent.
283

Conclusion
29 Les types de conception de la nation sont liés à des contextes politiques particuliers.
L’homogénéité culturelle de la nation est défendue à un moment où des événements sont
perçus par les principaux acteurs politiques comme constituant un danger externe
(colonisation, guerre, etc.). Elle serait liée à une conception autoritaire de l’identité
nationale (voilà ce que vous devez être). La conception conflictuelle de la nation a plus de
chance d’être adoptée lorsque le consensus sur l’interprétation du danger externe fait
défaut. La position politique et idéologique de certains acteurs politiques les orienterait à
privilégier le combat contre leurs rivaux internes. La conception plurielle de la nation
serait en rapport avec l’ouverture et la démocratisation du système politique. Comme elle
a été consacrée par des décisions royales, la conception officielle de la nation ne serait
plus associée à l’homogénéité culturelle en tant qu’idéal.

NOTES
1. Paru dans Cercle d’analyse politique, Les Cahiers Bleus, n° 8, 2006, p. 5-16. Une première version
de ce texte fut présentée en 2007 au cercle d’analyse politique à la Fondation Abderrahim
Bouabid à Salé. Le principe du club est qu’un membre présente un working paper qui est discuté
par un invité. Pour mon texte, le discutant était Abdellah Laroui dont l’intervention est publiée
dans ce même n° 8 des Cahiers bleus, février 2007, p. 17-28.
2. Cette dernière précision est apportée par l’auteur de la présente note [Hassan Rachik] dans
une version remaniée, en réaction aux remarquées soulevées par Abdellah Laroui lors de la
présentation d’une première version (note de la rédaction des Cahiers bleus).
3. Al-widad, n° 52, 8 janvier 1929.
4. La caricature est publiée par le journal Le Cri marocain (n° 107) édité à Casablanca.

RÉSUMÉS
La conception de la nation n’est pas figée, elle change suivant les contextes et les acteurs. Pour le
Maroc, nous avons analysé trois types de conception : la conception homogénéisante qui est née
et s’est consolidée pendant la période coloniale ; la conception conflictuelle qui correspond à une
période où les relations entre le Roi Hassan II et des opposants issus du Mouvement national
connaissaient de vives tensions, et la conception plurielle de la nation fondée sur la diversité
culturelle de la nation marocaine.
284

Chapitre 24. Identité dure et identité


molle1

1 Les identités collectives impliquent des structures sociales et des systèmes idéologiques
tellement complexes et hétérogènes qu’il serait artificiel de les approcher en bloc. Il y a
différentes manières de porter une identité collective. Certaines sont, pour ainsi dire,
dures et lourdes à porter, d’autres sont molles et légères. Le poids d’une identité
collective peut être apprécié à la fois sur le plan sociologique et idéologique. Il varie
d’abord selon le degré de structuration des groupes sociaux en question. Par exemple,
dans une communauté tribale ou dans toute communauté organisée autour de biens
collectifs et disposant d’instances collectives de décisions, porter l’identité de son groupe
implique des obligations et des droits politiques. Ici, la dimension pratique de l’identité
collective est plus importante. Appartenir à un groupe, porter ou revendiquer son
identité, implique des droits (accès aux biens collectifs) et des obligations politiques
(participation au financement et à la gestion de ces biens). Être étranger c’est être exclu
de la vie politique du groupe. La résidence, quelle que soit sa durée, n’implique pas
nécessairement l’accès aux biens collectifs. L’identité pratique ne s’exprime pas dans un
discours abstrait et systématique, elle est revendiquée, négociée, discutée dans le cadre
de contextes sociaux et politiques concrets.
2 Dans une tribu du Haut-Atlas, l’une des manifestations de l’exclusion des étrangers se
produit lors d’un partage rituel d’une vache sacrifiée à un saint local. Seuls les chefs de
foyer membres du groupe ont droit aux parts de viande. Pour illustrer les usages
pratiques d’une identité politique, je vais résumer une phase du rituel à laquelle j’ai
assisté en 1988 et où un étranger a été adopté par l’assemblée du village [voir chapitre 4].
Après avoir établi la liste des ayants droit (une soixantaine), des assistants demandèrent
si aucun chef de foyer n’avait été omis. Un jeune chef de foyer proposa d’ajouter le nom
d’un habitant qui fut aussitôt contesté par l’organisateur chargé d’établir la liste. La
raison invoquée est qu’il n’était pas membre du village. En effet, personne ne contesta
qu’il venait d’une ville où sa mère, originaire du village, avait immigré suite à son
mariage. Ses parents décédés, notre étranger s’installa, une douzaine d’années
auparavant, au village maternel où il hérita de biens immobiliers. Durant toute cette
période, il était carrément exclu du partage des sacrifices et des réunions de l’assemblée
du village. Le jeune chef de foyer qui soutenait l’intégration de l’étranger fit une longue et
285

intéressante plaidoirie. Seuls des arguments politiques furent invoqués. Il rappela les
différentes situations où l’étranger était considéré comme membre du groupe
(contributions à des dépenses collectives, paiement d’amende suite au viol d’une
obligation collective, en l’occurrence le curage des canaux d’irrigation, etc.). Il résuma le
tout de façon ironique en disant « s’il fait chaud, vous le comptez », reprochant ainsi à
l’assemblée sa position ambiguë. Celle-ci l’intégrait lorsqu’il s’agissait de l’acquittement
des obligations et l’excluait dès qu’il était question de l’octroi des droits. Le débat
s’acheva sur des avis partagés, quoique le nombre des gens favorables à l’intégration de
l’étranger augmentait. Toutefois, il fallut attendre la distribution de la viande pour
connaître la décision définitive : l’étranger obtint pour la première fois le lot de viande
qui consacra rituellement son nouveau statut politique (Rachik, 1992, p. 129-147).
3 L’identité tribale a un fondement politique, et, de ce fait, elle n’est pas immuable. Suivant
les contextes on peut l’acquérir comme on peut la perdre. C’est le statut de l’étranger qui
illustre clairement le caractère et le contenu politique de l’identité tribale. Il existe
maints processus par lesquels un étranger intègre le groupe hôte. Les règles d’adoption et
d’assimilation des étrangers sont diverses et dépendent de l’ouverture du groupe social
d’accueil, de sa taille mais aussi du statut social de l’étranger. Il arrive que des étrangers
résidant depuis plusieurs générations n’intègrent jamais le groupe social. Dans tous les
cas, intégrer un groupe et porter son nom est un processus politique, le fondement
culturel étant accessoire. Un étranger peut venir d’une tribu voisine, parler la même
langue, partager la même religion, les mêmes coutumes que le groupe hôte, mais cela
reste insuffisant (Gellner, p. 60-63 ; Rachik, 2002, p. 117-158 ; Rosen, 198, p. 53-57).
4 L’identité collective dans des communautés restreintes disposant de structures de
décision est avant tout un statut politique qui implique un système de devoirs, de droits
et de privilèges. Dans une ville, les personnes appartenant à une tribu, à une région, à un
pays, peuvent toujours s’identifier par rapport à leurs groupes d’origine. Mais, tant qu’ils
se contentent d’invoquer séparément leurs origines, tant qu’ils ne se connaissent pas
entre eux, tant qu’ils ne sont pas organisés de façon continue, ils constituent plutôt une
catégorie sociale qu’un groupe social structuré. Dans ce cas, la référence à l’identité serait
lâche et les personnes concernées l’utiliseraient davantage comme un système
classificatoire et accessoirement comme une ressource ou référence pour régler des
questions pratiques privées (emprunt, mariage, échange de services, etc.). En fait, sur le
plan des idées, les identités collectives sont réduites à un inventaire de traits culturels, à
des stéréotypes.
5 Partant de l’étude de Geertz relative au souk, considérons brièvement l’usage des
identités collectives dans une petite ville marocaine. Selon lui, la caractéristique
principale du souk est que l’information n’est pas crédible. Il le considère comme un
concours d’informations. Ce qui fait mal dans un souk, c’est ignorer ce que d’autres
savent. L’information au sujet du prix, de la qualité, du poids des marchandises n’est pas
crédible. Aussi, les différents éléments du souk peuvent-ils être appréciés par rapport à
leur efficacité en tant que moyen de recherche d’une information crédible. Geertz montre
comment le recours à la nisba constitue le moyen qui permet aux gens d’accéder à une
information crédible.
6 La nisba est un système de classification locale à travers lequel les gens se définissent par
rapport à leur famille, leur village, leur tribu, leur ville. Elle tend à être incorporée dans
des noms personnels (par exemple : Omar al-Yazghi = Omar de la tribu de Yazgha).
Cependant, elle est approchée non seulement comme une simple représentation de ce que
286

sont les personnes, mais aussi comme un ensemble de principes, de catégories culturelles
à l’aide desquelles les gens orientent leurs interactions. En d’autres termes, elle est une
construction culturelle qui ne fournit pas seulement un système de classification selon
lequel les gens se perçoivent et perçoivent les autres, mais aussi comme un cadre qui leur
permet d’organiser certaines de leurs transactions. Connaître la nisba d’une personne
simplifie le processus de recherche d’un partenaire plausible, généralement appartenant
à la même tribu. C’est la stratégie principale qui permet de limiter les coûts de recherche
du partenaire. Elle sert à éviter les manipulations du poids, de la qualité des marchandises
dans cet échange de face à face.
7 L’usage de l’identité tribale dans un marché ne réfère pas à la tribu en tant qu’unité
sociopolitique. En ville, les personnes se classent elles-mêmes et classent les autres en
invoquant de larges groupements humains dont les structures sont lâches, voire obsolètes
(confédérations tribales, régions...). Les personnes qui réfèrent à de telles identités ne se
connaissent pas et, vu leur nombre, ne peuvent pas se connaître personnellement. En
ville, l’identité collective et les informations qui lui sont liées se réduisent à un ensemble
de stéréotypes qui visent à caractériser une catégorie sociale dont la dimension est large,
le contenu lâche et les contours vagues. Les personnes nées à Fès sont des commerçants
de tissus, les personnes originaires du Sous sont des épiciers, etc. (Rosen, 1984, p. 21-28).
Dans une transaction commerciale, savoir qu’un Soussi serait un épicier, radin et de
bonne moralité n’avance pas à grand-chose. On ne dit guère jusqu’à quel point les gens
croient aux stéréotypes qu’ils associent à une identité collective déterminée et jusqu’à
quel point ils les prennent en compte dans leurs interactions. Il semble que les
informations que les gens essaient d’obtenir sont basées essentiellement sur leurs
expériences personnelles ou celles d’autres personnes en rapport avec l’éventuel
partenaire. Geertz lui-même soutient que la nisba n’apporte qu’une esquisse vague de ce
que sont les acteurs et que les principales informations sont obtenues au cours du propre
processus de l’interaction. Il conclut que la catégorisation de type nisba conduit, de façon
paradoxale, à un hyper-individualisme. Les acteurs font appel aux informations liées aux
identités collectives de leurs partenaires, mais c’est au cours de l’interaction que les
notions qui déterminent les appartenances (tribu, douar, parenté) sont négociées, quand
d’autres informations sont recueillies (Geertz, 1986).
8 Lorsque le groupe terminal correspond à une catégorie sociale large, l’identité est molle
et se réduit à des stéréotypes ayant peu d’effets sur les interactions sociales. L’utilisation
des identités collectives comme un moyen de mobilisation, comme un instrument
politique, exige que le groupe en question soit organisé (ou en cours d’organisation) de
façon « informelle » (tribu) ou formelle (association, parti politique, etc.). La mobilisation
peut être fondée sur une idéologie identitaire explicite et systématique. Différentes
études sur le nationalisme montrent que plus le groupe est organisé (Mouvement
national) et plus l’idéologie est systématique, plus les contraintes sur les membres sont
nombreuses et plus l’identité nationale est dure à porter. Le cas extrême étant le devoir
de sacrifier la vie au nom de la nation. C’est dans le cadre de ce type large d’identités
« dures » que je propose d’esquisser les traits d’une idéologie identitaire autoritaire.

Classification univoque
9 Nous avons vu que l’identité collective implique la classification des gens et des groupes
sociaux. Les critères de cette classification sont divers : la politique, la religion, la langue,
287

la race, l’ethnie, la nationalité, etc. sont autant de critères classificatoires. Cependant, le


classement des gens et des groupes n’est pas nécessairement exclusif, ni univoque. Des
personnes que la religion sépare peuvent invoquer la nationalité comme trait commun.
Inversement des personnes que la nationalité sépare peuvent invoquer une religion
commune, une langue commune, etc. On peut revendiquer plusieurs identités collectives
tout en établissant un classement hiérarchique entre elles ou tout en indiquant
simplement à quelle communauté l’individu doit manifester l’allégeance extrême : être
Espagnol avant d’être Catalan, être Marocain avant d’être musulman, être Arabe avant
d’être chrétien, etc., ou l’inverse. Le choix entre plusieurs identités peut être fondé sur un
compromis. Dans ce cas, la question de la hiérarchie est évacuée, on parle d’identité
multiple ou plurielle en mettant sur un même pied les différentes identités collectives
dont on se réclame.
10 On peut reconnaître une identité dure par le type de classification simple et binaire des
personnes et des groupes qu’elle impose. Elle adopte un critère unique pour définir le
groupe et l’opposer à Autrui. Elle impose une définition fixe et exclut la relativité ou la
hiérarchie des identités collectives. On ne doit pas avoir le choix entre de multiples
identités qui seraient revendiquées suivant le contexte, on doit en porter une quel que
soit le contexte. Il n’existe pas nécessairement une correspondance entre l’identité dure
et des identités collectives. Souvent, une même identité collective fait l’objet de plusieurs
idéologies, et la version dure n’est qu’une version parmi d’autres. Par exemple, le
nationalisme arabe fait l’objet de multiples idéologies, et la version dure qui exclut les
identités nationales, les minorités, les langues non arabes, etc. n’est qu’une version parmi
d’autres. D’autres versions moins autoritaires reconnaissent les identités nationales tout
en mettant l’identité arabe par-dessus toutes les identités.
11 En conséquence, l’identité dure tend vers l’exclusion de tout conflit de loyauté. Il y a
conflit de loyauté lorsque les membres d’un groupe social sont placés face à un choix
difficile entre des identités dont ils se réclament. Dans une rébellion tribale, faut-il être
loyal à sa tribu ou à sa nation ? Dans un conflit religieux, faut-il être loyal à sa nation ou à
sa religion ? Il y a absence de conflit lorsque la loyauté est due exclusivement soit à la
tribu, soit à la religion, soit à la nation. L’absence de conflit de loyauté n’est pas, à
proprement parler, un trait des identités dures, il est surtout une conséquence de la
classification univoque qu’elles imposent2.

Objectivation de l’identité
12 L’identité d’un groupe social serait fondée sur son identité culturelle. Cela veut dire que
les membres de ce groupe partagent des éléments culturels objectifs : une langue, une
religion, des coutumes, etc. Cette approche essentialiste exagère les fondements objectifs
de l’identité collective et néglige ses fondements subjectifs. Ce n’est pas en partant des
traits culturels communs observés par le chercheur que l’identité collective peut être
constituée. Il faut aussi que les acteurs considèrent ces traits comme étant des éléments
qui les distinguent d’autres groupes sociaux. Des gens qui parlent la même langue, qui
revendiquent une ascendance commune ou pratiquent la même religion ne partagent pas
forcément une identité collective. La croyance subjective dans ces éléments (ou l’un
d’entre eux) constitue une dimension fondamentale dans la définition de leurs identités.
L’élément objectif n’est donc pas suffisant, il faut voir si les personnes concernées elles-
mêmes l’utilisent ou non comme un critère classificatoire, comme un élément identitaire.
288

Objectivement, les personnes peuvent être classées selon la couleur de leur peau, mais ce
n’est que lorsque les groupes en question croient que la couleur constitue un élément
social et culturel distinctif que l’élément objectif se transforme en un élément identitaire.
Il y a des pays où la couleur ne constitue pas un emblème identitaire.
13 Il en est de même pour les traits culturels. Ceux dont on tient compte dans la définition
d’une identité collective ne sont pas ceux objectivement identifiés par l’observateur mais
les traits retenus par les acteurs comme étant des marqueurs distinctifs et des emblèmes
de différence. Selon cette conception, les personnes qui adhèrent à une identité collective
ne partagent pas forcément une culture commune, ni une psychologie commune. Ce
qu’elles partagent c’est seulement quelques emblèmes, idées, symboles qui servent à
marquer une différence culturelle (Barth, 1969). L’identité collective serait donc fondée
non pas sur des éléments communs objectifs mais sur la croyance subjective dans certains
éléments considérés comme distinctifs. Même l’existence « réelle » des traits culturels
invoqués comme fondement de l’identité collective n’est pas nécessaire. Il suffit que les
personnes concernées y croient. Un groupe peut fonder son identité sur une histoire
commune imaginaire, sur une généalogie commune fabriquée... Il est inutile, du point de
vue de l’étude de l’identité collective, de savoir s’il existe ou non une histoire commune
avérée ou une parenté réelle.
14 Cette distinction entre la conception objective et la conception subjective est certes
essentielle pour l’approche des identités collectives. On a souvent associé, d’une part, la
définition objective à la définition que l’observateur élabore à partir d’éléments objectifs
et, d’autre part, la définition subjective à la définition que l’observateur élabore
également mais en partant du point de vue des acteurs. Je pense que cette opposition
cache deux aspects essentiels des identités collectives : le premier est que les acteurs
(leaders tribaux, intellectuels, idéologues, etc.) construisent aussi des définitions
objectives de l’identité collective. La seconde est que ce qui est subjectivement choisi ou
perçu par certains acteurs est imposé aux autres et devient, par la force des choses, un
élément objectif et extérieur. Une première génération peut choisir un emblème
(dimension subjective d’identité) qui sera présenté aux générations suivantes comme un
élément identitaire objectif, faisant croire qu’il est ancien, historique, voire éternel.
15 L’identité dure présente les fondements identitaires d’un groupe comme étant objectifs. A
la limite, on appartient à telle identité à son insu et contre sa volonté. Les éléments qui
définissent une identité sont objectifs, aucune alternative n’est laissée aux membres du
groupe. Le mode sur lequel l’identité collective est conçue est celui du statut prescrit.
L’individu hérite, purement et simplement, les éléments qui définissent son identité
collective. L’exemple le plus extrême est celui où l’identité est fondée sur la race. Ce n’est
pas un hasard que les idéologies les plus autoritaires fassent appel aux traits biologiques
pour fonder leurs conceptions de l’identité. Les éléments culturels sont également conçus
comme conférant, objectivement et automatiquement, une identité collective. Les
exemples abondent : des nationalistes arabes affirment qu’est Arabe celui qui parle
l’arabe, même s’il le nie ; des intellectuels amazighs soutiennent que tous ceux qui
habitent l’Afrique du nord sont Amazighs (Berbères) à leur insu, même s’ils ne parlent
aucun dialecte berbère. Pour eux, c’est la terre qui confère l’identité et non pas seulement
la langue. L’identité d’un groupe est présentée comme étant « naturelle » et « objective ».
Ses membres n’ont aucune alternative que d’endosser l’identité qu’on leur confère
objectivement, c’est-à-dire autoritairement. Toute négociation est exclue, non seulement
sur l’identité à porter mais aussi sur son contenu.
289

Homogénéisation culturelle
16 Nous avons rapidement mentionné que les identités collectives peuvent être distinguées
selon qu’elles soient fondées sur des systèmes culturels diffus et implicites ou sur des
idéologies structurées et explicites. L’idéologisation des identités collectives exige des
spécialistes (des intellectuels, des idéologues) qui sélectionnent les emblèmes, les
symboles, les événements historiques, et tout autre élément à partir duquel ils peuvent
bricoler un système de sens, une définition de l’identité du groupe en question.
L’idéologie étant entendue comme un système d’idées et de valeurs qui établit, de façon
explicite, ce qu’est et ce que doit être le Nous et ce qu’est l’Autre. Elle peut être
considérée comme la partie « activée » d’un système culturel. Elle définit, pour les
membres du groupe en question, les manières de penser (types de hiérarchie à établir
entre les identités...), de se comporter (comment s’habiller, se saluer, etc.) et de sentir
(événements qui doivent nous rendre heureux ou tristes) qui sont conformes au Nous.
Elle définit également les attitudes et les comportements à observer vis-à-vis de l’Autre
(dialoguer avec lui, le respecter, le mépriser, l’excommunier, l’exterminer).
17 Les idéologies identitaires ont pour idéal l’homogénéité des systèmes culturels qu’ils
défendent. L’intensité de l’homogénéisation culturelle dépend de l’échelle sociale de sa
réalisation (infranationale, nationale, mondiale) et aussi du type de culture en question
(haute culture, basse culture, culture tout court). Selon Gellner, l’homogénéisation
culturelle est un phénomène moderne qui a été pris en charge par le nationalisme. Dans
les sociétés agraires traditionnelles, les communautés rurales ne partagent pas de culture
commune. Ce qui les caractérise, c’est plutôt la séparation, les différentiations et les
clivages culturels entre les élites et le reste de la population. Personne n’a intérêt à
promouvoir une homogénéité culturelle. L’Etat se contente de prélever l’impôt et de
maintenir l’ordre. L’identité collective traditionnelle (tribale, corporatiste, religieuse) est
davantage fondée sur la stratification culturelle que sur l’homogénéisation culturelle.
L’idée que l’aristocratie partage la même culture que les paysans serait impensable dans
une société traditionnelle (Gellner, 1983, p. 24-43 ; Eriksen, 1993, p. 102-104).
18 En revanche, la société moderne industrielle exige une homogénéité culturelle. On ne doit
plus être le produit d’un village ou d’un clan. La culture ne doit plus être diversifiée et
enclavée dans des localités. Elle ne doit plus confirmer et légitimer une stratification
sociale. La société industrielle exige une population mobile possédant une culture
commune, une formation générique lui permettant de changer de profession, des
systèmes de communication explicites ne dépendant plus du contexte. Selon Gellner, le
nationalisme est une théorie de la légitimité politique qui exige que les limites culturelles
coïncident avec des limites politiques, celles de l’Etat. Il se définit par cette volonté
d’établir une congruence entre la culture et la société.
19 Cependant, il ne s’agit pas de culture au sens large mais de haute culture. La nation n’est
pas fondée sur une culture commune qui lui préexiste. Au contraire la formation des
nations, les processus d’homogénéisation culturelle qui les accompagnent et le système
éducatif qui diffuse cette haute culture sont les conséquences de l’industrialisation.
L’individu est directement membre de la nation, en vertu de cette haute culture
commune. L’homogénéité culturelle, que le nationalisme s’efforce de promouvoir, est le
produit des conditions structurelles de la société industrielle. La culture en question est la
haute culture diffusée par l’Etat et son système éducatif.
290

20 La standardisation culturelle est certes indispensable pour des identités collectives se


situant à une échelle globale. Anderson (1983) montre comment la langue imprimée a
contribué à créer les bases d’une conscience nationale. Les gens qui parlaient des variétés
de français, d’anglais, etc., pouvaient se comprendre de plus en plus dans une langue
vernaculaire imprimée qui est de plus en plus standardisée. Ce lectorat, connecté grâce à
l’imprimé et comprenant la « même » langue, est considéré comme l’embryon d’une
communauté nationale imaginaire. Il montre comment, en Europe, la conscience
d’appartenir à une nation a été possible grâce à la convergence d’une technologie de la
communication (l’imprimerie), du développement des langues vernaculaires et d’un
système de production (le capitalisme).
21 L’homogénéisation culturelle que visent des idéologies identitaires ne se réduit pas à ces
processus de standardisation réalisés aux niveaux linguistique et éducatif. L’idéologie du
melting pot (creuset culturel) va plus loin. Des individus originaires de divers horizons
culturels et linguistiques doivent fusionner dans un seul groupe social partageant une
culture et une identité communes.

Identité impérative et identité sélective


22 Avec l’idéologisation de l’identité collective, l’homogénéisation culturelle tend à devenir
impérative et totalitaire, en ce sens qu’elle vise à infiltrer toutes les sphères de la vie
sociale et notamment ce qui est donné au regard. Le corps et le vestimentaire constituent
des cibles idéales des identités impératives à cause de leur dimension spectaculaire : les
gens disent (ou sont obligés de dire) ce qu’ils sont à travers le vêtement et le corps,
(cheveux longs, hijab, skinhead, manières de porter barbe, tatouage), l’ameublement. Des
fondamentalistes musulmans rejettent l’ameublement moderne et même traditionnel et
se contentent de nattes ou de tapis. Sur le plan des relations sociales, les idéologies
identitaires imposent d’autres contraintes sur les partenaires à choisir (amis, conjoint,
collègues, clients...).
23 Toute identité collective ne se contente pas seulement de dire « ce qu’on est » mais aussi
« ce qu’on doit faire ». La différence essentielle entre une identité impérative et une
identité sélective est que celle-là indique aux gens ce qu’ils sont et ce qu’ils doivent faire à
des occasions déterminées et dans des secteurs limités de la vie sociale : porter tel
vêtement traditionnel, religieux ou national à telle ou telle occasion. L’identité sélective
laisse plus de liberté aux individus. L’identité la plus dure à porter serait celle fondée à la
fois sur une idéologie autoritaire et totalitaire de l’identité collective. Celle-ci ne se
contente pas d’un choix d’occasions pour manifester l’identité, il faut la crier
quotidiennement sur tous les toits. Elle ne se contente pas non plus d’un secteur de la vie
sociale (rituel, vêtement, ameublement, alimentation, etc.) mais vise à organiser et à
uniformiser la vie sociale des gens, aussi bien publique que privée et intime.
24 L’idéologie identitaire peut puiser dans la politique comme dans la religion. Son idéal
consiste dans l’effacement de l’individualité des membres d’un groupe (qu’ils soient
communistes, fascistes, nazis, intégristes chrétiens, islamistes ou juifs, etc.), en les
rendant interchangeables (même barbe, même coupe de cheveux, même forme et couleur
de vêtement, même ameublement, même alimentation, même célébration des noces, des
funérailles, etc.)3.
291

25 Plus l’identité collective est sélective, limitée à quelques secteurs de la vie sociale, plus
elle est molle, et plus faible est son pouvoir contraignant. Ici, les gens ne se sentent pas
obligés de revendiquer une identité collective, d’endosser jour et nuit toute une culture.
Quelques objets, rites, symboles, etc. suffisent pour y référer. Les emblèmes identitaires
sont certes nécessaires à la survie et à la cohésion d’un groupe social. Toutefois, moins ces
emblèmes sont nombreux, plus molle serait l’identité collective à porter, plus large serait
la liberté des gens revendiquant une identité commune.

Purification
26 L’identité est construite et vécue non pas dans l’isolement mais dans l’interaction avec
des groupes sociaux. Le contenu du Nous dépend de la conception et des interactions avec
l’Autre. Ce sont les limites, les frontières (au sens symbolique et non spatial et territorial)
avec l’Autre qui comptent. Construire une identité collective revient à choisir quelques
éléments qui symbolisent la distinction à l’égard de l’Autre. Ce n’est pas seulement ce qui
est commun (culture, langue, nationalité, religion) qui importe dans une identité
collective, il faut, en plus, que ce qui est commun traduise des différences, trace des
frontières culturelles avec l’Autre.
27 La nature et le contenu des frontières choisies pour se distinguer de l’Autre diffèrent
selon le degré autoritaire des idéologies identitaires. Dans les stéréotypes, l’Autre est à
peine défini, et dans le pire des cas (pour ceux qui les subissent, bien entendu) il est
ridiculisé, caricaturé, méprisé, etc. A l’extrême de « l’identité à plaisanterie » (par
exemple, les blagues et anecdotes que les ressortissants d’un pays racontent sur leurs
voisins), nous trouvons la purification qui peut concerner la langue, les coutumes, l’art,
l’histoire. Elle reste une manière tranchée et extrême de créer les frontières avec l’Autre.
Il s’agit d’un instrument utilisé pour traquer les apports étrangers et chasser les intrus.
Être un bon francophile, c’est opter pour les mots français au lieu des mots étrangers,
souvent anglais : c’est dire « télécopie » au lieu de « fax », « défi » au lieu de « challenge »,
« bonne fin de semaine » au lieu de « bon week-end », etc. C’est ce que Hobsbawm appelle
le « nationalisme philologique », c’est-à-dire l’insistance sur la pureté linguistique du
vocabulaire national, qui a obligé les scientifiques allemands à traduire « oxygène » par
Sauerstoff et inspire aujourd’hui en France un combat d’arrière-garde désespéré contre les
ravages du « franglais » (Hobsbawm, 1992, p. 108). Au Maroc, le parti de l’Istiqlal,
défenseur d’une politique d’arabisation de l’Administration et de l’enseignement, visait,
au lendemain de l’indépendance du Maroc, l’élimination des mots français et étrangers de
la langue véhiculaire (darija) et leur remplacement par des mots arabes : la forme était
franchement impérative : « Ne dis pas croissa [croissant] dit hilaliya. » Toute idéologie
identitaire vise à homogénéiser, à purifier la langue et la culture des apports étrangers.
Elle devient autoritaire lorsque la purification devient systématique et impérative,
lorsque des sanctions sont prises à l’égard des personnes (journalistes, intellectuels, etc.)
qui ne respectent pas l’idéal de l’identité dure et pure.
28 Pour résumer, on serait en présence de deux classes extrêmes d’identité collective : l’une
est molle, à la fois sur le plan de l’organisation sociale (catégorie sociale) et sur le plan
idéologique (stéréotypes), l’autre est dure, portée par un groupe structuré dont l’élite
produit et diffuse une idéologie systématique. Un type d’identité collective tient une
place intermédiaire, en ce sens qu’il est fondé sur une organisation structurée (tribu,
confrérie religieuse, etc.), mais pas sur une idéologie identitaire systématique. L’identité
292

dure serait caractérisée par une classification univoque et exclusive et par l’absence de
conflit de loyauté. Elle est présentée comme étant naturelle, objective, externe et
transcendant les membres du groupe. Elle a pour idéal non seulement l’homogénéisation
du groupe sur le plan social et culturel, mais la purification culturelle, linguistique voire
ethnique. La réalisation de ces idéaux se fait dans le cadre d’une conception impérative et
totalitaire de l’identité collective.

Identité « dure » Identité « molle »

Classification univoque et exclusive. Identité plurielle, relative et contextuelle.

Présence de conflit de loyauté, de


Absence de conflit de loyauté. compromis, de métissage, etc. entre
différentes identités.

Dialogue quant à la définition des


Identité présentée comme naturelle, objective,
fondements de l’identité. Présence
externe et transcendant les membres du groupe.
d’alternatives.

Valorisation de l’homogénéisation culturelle et


Prise en charge de la diversité culturelle.
de la purification.

Identité impérative et totalitaire. Identité sélective.

NOTES
1. Paru dans Revista CIDOB d’afers internacionals, n° 73-74 (2006), p. 187-198.
2. L’absence de conflit de loyauté est un trait des identités collectives fondées sur le principe de
l’emboîtement. Selon ce principe, il existe plusieurs groupes sociaux, mais chaque groupe social
est emboîté dans un groupe plus grand jusqu’au groupe le plus large. C’est le principe de la
segmentation tribale : l’individu appartient à une famille qui fait partie d’un lignage, celui-ci est
englobé dans un village qui est à son tour englobé dans une tribu, etc. Dans ce cas, il existe une
complémentarité entre les différentes identités collectives. L’identité du lignage ne contredit pas
celle du village, ni celle de la tribu.
3. Le caractère impératif d’une identité est exprimé par exemple par les termes « engagement »,
« engagée ». Leurs équivalents en arabe, iltizame, multazim, sont utilisés par des idéologies
politiques se définissant comme progressistes et par des idéologies religieuses se définissant
comme fondamentalistes. Dans les deux cas l’adepte est « lié » au système définissant son
identité politique ou religieuse.
293

RÉSUMÉS
Les identités collectives sont souvent étudiées en termes de contenu culturel, religieux,
linguistique ou politique (nationaliste, arabe, islamiste, socialiste…). L’analyse des formes des
identités collectives que nous proposons permet d’apprécier le degré de liberté laissé aux
porteurs de ces identités. Nous distinguons deux types opposés : l’identité dure et l’identité
molle. La première est fondée sur une classification univoque et exclusive, sur une conception
naturelle, homogène et totalitaire. La seconde sur une conception plurielle, relative et sélective.
Ces formes identitaires traversent différentes identités définies en termes de contenu.
294

Chapitre 25. Identité collective et


démocratie

1 Mon exposé porte sur les conceptions idéologiques de l’identité et leur rapport à la
démocratie comme système valorisant la liberté individuelle, le dialogue, le respect de la
différence, le rejet de toute pensée unique… J’ai l’intention de l’inscrire dans le contexte
du débat actuel relatif à l’identité et notamment à la question de la constitutionnalisation
de la langue amazighe. Mais avant de donner mon avis sur cette question, j’aimerais
présenter ma conception des identités collectives et leur rapport avec la démocratie.
2 La position idéologique extrême est celle qui trouve que tout discours identitaire est
dangereux et qu’il ne peut conduire qu’au communautarisme, au chauvinisme, à
l’intégrisme. D’autres trouvent que certaines identités sont bonnes et d’autres mauvaises.
Un nationaliste peut valoriser l’identité nationale et trouve abjecte tout discours sur
l’identité tribale, confrérique ou linguistique. La référence à l’amazighité a été au Maroc
le réceptacle privilégié des craintes invoquant les dangers qui guettent l’unité nationale.
3 Je pense que les attitudes à la fois intellectuelles et politiques à l’égard des identités
collectives ne prennent en compte que les contenus de ces identités, arabiste, amazighe,
wahhabite, etc. L’importance des contenus est indéniable, mais les formes et les logiques
identitaires le sont davantage. Et la compatibilité avec des valeurs démocratiques passe
davantage par l’analyse des formes (types, modèles…) que par les contenus. Pour dire les
choses simplement, du point de vue de la forme, nous pouvons rapprocher, par exemple,
deux idéologies, l’une dite arabiste et l’autre dite amazighe, parce qu’elles partagent les
mêmes logiques identitaires : elles défendent toutes les deux des conceptions totalitaires,
closes, pures de l’identité. Inversement, elles peuvent avoir en commun des conceptions
sélectives, ouvertes et plurielles de l’identité.
4 Les identités amazighe, arabiste ou autre ne devraient ni faire peur ni rassurer. Se
contenter des contenus des identités ne peut aboutir qu’à des jugements simples et hâtifs.
La question à poser, à mon avis, est de savoir quelle est la logique identitaire mise en
œuvre par l’idéologie en question. J’ai essayé de résumer ces logiques identitaires à
travers un modèle opposant les identités molles aux identités dures [voir infra chapitre
24]. J’ai constaté que les différentes idéologies nationalistes, arabistes, amazighes,
islamistes sont traversées, à des degrés différents, par ces deux logiques identitaires. Dans
295

un contexte où le débat sur les identités est politiquement nécessaire (ce débat n’est pas
pour autant fatal), je pense que les identités molles sont compatibles avec les valeurs
démocratiques. Considérons alors les critères à partir desquels nous distinguons les
identités molles des identités dures.

Identité ouverte et cumulative versus identité close et


exclusive
5 L’identité close est fondée sur l’exclusion de l’Autre. Aucun lien possible n’est
envisageable entre les deux cercles identitaires. On ne peut être dans deux cercles
identitaires différents en même temps. Pour entrer dans l’autre cercle, il faut abandonner
son cercle initial. Il y a des intellectuels arabistes qui présentent l’identité marocaine
comme étant exclusivement une identité arabe. Ils excluent toute dimension amazighe de
l’identité marocaine. D’autres trouvent une origine historique arabe aux Amazighs de
l’Afrique du Nord. Deux manières de tuer la diversité. On trouve la même logique chez des
intellectuels amazighs qui définissent l’identité marocaine comme exclusivement
amazighe et pour qui l’idéal consiste à retrouver le temps où l’amazighité était la langue
exclusive des Amazighs de l’Afrique du Nord. Une autre manière de tuer la diversité.
6 Les identités closes risquent de recourir à la purification notamment ethnique et
linguistique. Défendre la pureté de telle ou telle identité revient à en exclure les
composantes jugées exogènes. Au Maroc, nous avons surtout des velléités de purification
linguistique et culturelle. Ça peut être les mots étrangers introduits dans la darija
marocaine : il ne faut pas dire croissa, il faut dire hilaliya. Ça peut être l’interdiction de
rites citadins (neggafa, tetqal) dans les cérémonies de mariage dites amzighes. Dans ce type
de logique identitaire, la diversité culturelle est associée à l’impureté.
7 Par opposition à l’identité close, des idéologies plus modérées insistent sur le caractère
ouvert et cumulatif des identités collectives. Il s’agit d’identités avec au moins un trait
d’union (Hyphen identities, comme dans African-American). La conception de l’identité
marocaine en termes de composantes (amazighe, musulmane, arabe, africaine…) a été
d’abord défendue par la majorité des intellectuels amazighs. La charte d’Agadir, signée en
1991 par six associations amazighes, définit la culture marocaine en termes de
composantes complémentaires : la « culture marocaine est composée de plusieurs apports
représentant la culture amazighe, la culture arabo-musulmane, la culture africaine et la
culture universelle ». Selon Chafik, toute culture est le résultat d’un compromis. La
culture marocaine est un compromis entre un substrat autochtone, lié à la terre, et des
influences exogènes (Chafik, 1984, p. 184-85).
8 Une fois la diversité culturelle et identitaire acceptée et affirmée se pose la question de la
hiérarchie des loyautés et du conflit de loyautés. Il arrive qu’on hiérarchise les identités
et qu’on assigne une loyauté suprême à l’une d’entre elles. Sati’ al-Houçri, fondateur de
l’arabisme, reconnaissait les identités nationales mais défendait le principe de « l’arabité
d’abord ». Selon cette logique, il faut se considérer Arabe d’abord, puis Marocain ensuite.
Pour un nationaliste, l’identité nationale passe avant l’identité tribale. La conception
plurielle de l’identité peut être déclinée d’une autre façon. On pense que toutes les
composantes sont égales et que la seule différence est d’ordre chronologique. On met
« Africain » avant « Américain » et « Amazigh » avant « Arabe ».
296

Identité construite versus identité essentialiste


9 La conception essentialiste de l’identité fonde celle-ci sur une culture homogène et
objective, c’est-à-dire externe aux individus et s’imposant à eux. La culture est souvent
réduite à un ensemble de traits psychologiques manifestant une personnalité collective,
un caractère, une âme, un esprit de groupe. L’Amazigh serait par exemple par nature
sobre, austère, démocratique, radical (voir Chafik, 1989, p. 43-45, 101-109). L’identité est
assignée aux individus et à leur insu. Par exemple, certains intellectuels affirment que
tous les habitants de l’Afrique du Nord sont Amazighs, qu’ils parlent ou non l’amazigh.
D’autres affirment que ceux qui parlent l’arabe sont des Arabes. Aucune initiative n’est
reconnue aux individus dans leurs choix identitaires. A l’opposé, nous avons des
conceptions qui approchent l’identité collective, et la culture en général, comme une
construction culturelle qui ne s’impose pas aux gens comme une force naturelle.
L’identité collective est, notamment dans un cadre idéologique, une affaire de
négociation, de conversion et d’adhésion.
10 Si l’identité collective, en tant que substance, est présentée sur le mode du statut prescrit
(on hérite son identité et la culture qui va avec), l’identité en tant que construction l’est
sur le mode du statut acquis. Elles impliquent l’idée de la conversion et de la volonté
individuelle. Elles s’inscrivent dans le cadre d’une conception subjective de l’identité, en
ce sens que le point de vue et le choix des acteurs sont pris en compte. Nous avons donc
plusieurs manières de définir une identité. Un Amazigh, par exemple, serait celui qui
parle un dialecte amazigh (définition objective basée sur la langue) ou celui qui descend
de parents amazighophones (définition objective basée sur une identité prescrite) ou
encore celui qui revendique l’identité amazighe (définition subjective).
11 L’amazighité, l’arabité, l’islamité peuvent être perçues comme un héritage du passé. Mais
aucune idéologie ne peut mobiliser tout un héritage. Quelques éléments sont choisis et
valorisés au détriment d’autres. C’est dans ce choix, dans cette sélection que se situe le
contenu de l’identité, non pas dans un héritage externe et s’imposant aux acteurs. Nous
ne récusons pas le caractère objectif et contraignant d’une identité collective, mais plutôt
cette exagération qui fait de l’identité une sorte de force naturelle contre laquelle les
individus n’ont pas d’autre choix que de s’y soumettre. Nous voulons aussi attirer
l’attention sur le fait qu’on devient amazighiste, arabiste ou islamiste, comme on devient
nationaliste, marxiste ou gauchiste. Il s’agit d’une conversion idéologique. Il y a des
intellectuels berbérophones (islamistes ou arabistes) qui refusent cette conversion, qui
affirment que la langue des Marocains est l’arabe et vont jusqu’à appeler à la liquidation
des dialectes berbères. L’inverse est aussi vrai, quoique dans des proportions moindres. Il
n’est donc pas nécessaire d’être né de parents amazighs ni parler l’amazigh pour défendre
une identité marocaine plurielle où l’amazighité tient une place centrale.
12 Quels que soient les attachements culturels antérieurs des gens, il faut que
l’environnement culturel leur offre des choix en matière d’identité et de culture. Or, il se
trouve que la marginalisation de la langue et de la culture amazighes appauvrit cet
environnement et par conséquent la portée des choix individuels et collectifs. En d’autres
termes, l’option pour telle identité ou telle dimension de l’identité doit être accompagnée
et renforcée par une offre identitaire aussi diverse qu’équitable. On ne peut demander à
une personne de faire un choix démocratique si l’offre elle-même ne l’est pas. L’identité
comme enjeu politique doit impliquer à la fois une responsabilité individuelle (sa liberté
297

potentielle) et une responsabilité collective (de l’Etat, des partis politiques, de la société
civile, des intellectuels, etc.) assurant le caractère pluriel et équitable des identités ou des
composantes identitaires.
13 Le principe à défendre est donc que les gens soient libres de choisir, de négocier,
d’adhérer ; mais il faut en même temps que l’environnement culturel (média, école…), qui
dépasse les choix et les capacités des individus, assure une offre diverse et équitable.

Identité relative et contextuelle versus identité fixe


14 Une conception fixe de l’identité impose de porter et de réclamer de façon permanente
une seule identité. Certaines idéologies imposent à leurs adeptes de n’être que
musulmans, d’oublier leurs attachements à une nation qui n’est que la création de la
colonisation. Pour ce genre d’idéologie, les notions de patrie ou de patriote n’ont pas de
sens. Nous trouvons des exemples de ce type de conception imposant une identité fixe et
unique dans certaines idéologies islamistes, nationalistes, arabistes ou amazighes.
15 Une identité qui serait compatible avec les valeurs démocratiques insisterait davantage
sur le caractère relatif et contextuel de l’identité collective. A condition que l’offre en
termes identitaires soit diverse et équitable, les gens auront la possibilité de ne pas
s’accrocher de façon exclusive et continue à une seule identité, mais d’opter pour un
stock d’identités dont les éléments peuvent être mobilisables selon les contextes. C’est
une richesse pour les individus de ne pas être enfermés dans un ghetto identitaire quel
que soit le contenu culturel, politique ou religieux invoqué par les adeptes de ce ghetto.
C’est une richesse aussi pour les groupes que de ne pas être constamment composés par
des individus interchangeables. La circulation des individus dans divers cercles
identitaires ouverts est une condition nécessaire pour une conception molle de l’identité.
Je préfère une conception identitaire ouverte sur le contexte à une conception
essentialiste, car elle implique une certaine créativité et une certaine réflexivité. Le
contexte est souvent dynamique et changeant, alors que l’essence est conçue comme fixe
et éternelle.
16 L’identité contextuelle dépasse la question de la hiérarchie des identités et des loyautés.
Elle n’oblige pas une personne ou un groupe à être d’abord musulman ou arabe ou
amazigh, etc. mais à être ceci ou cela selon les contextes. L’identité molle va de pair avec
les situations où les individus et les groupes invoquent selon les contextes leurs identités
tribales, nationales, régionales, religieuses ou politiques. Le classement des gens et des
groupes n’est pas nécessairement exclusif, ni univoque. Il peut varier selon les contextes.
Des personnes, que la religion sépare, peuvent invoquer la nationalité comme trait
commun : juifs et musulmans marocains. Inversement, des personnes, que la nationalité
sépare, peuvent invoquer une religion commune (l’islam pour des musulmans indiens et
marocains) ou une langue commune (l’amazighe pour des Amazighs algériens, marocains
et touaregs).
17 Le refus du dialogue et le déficit de reconnaissance de son identité pousseraient des
intellectuels à opter pour une conception fixe et pure de l’identité. Le Manifeste berbère,
publié en 2000, affirme que l’identité des Marocains est une identité arabe et amazighe,
mais, prévient-il, si les adversaires persistent à dire que les Marocains sont exclusivement
arabes, on répliquera que les Marocains sont exclusivement amazighs. C’est un exemple
qui montre clairement qu’une identité n’est pas élaborée dans l’isolement, qu’elle est
298

négociée. L’avertissement du Manifeste berbère montre que la définition de l’identité


dépend davantage du contexte politique que d’une culture objectivement définie.

Identités sélectives versus identités totalitaires


18 Toute identité collective est impérative. Cela veut dire qu’elle ne dit pas seulement ce
qu’on est (dimension classificatoire) mais aussi ce qu’on doit faire (dimension pratique).
Ce caractère impératif se manifeste au niveau des sanctions (organisées ou diffuses) mises
en œuvre en cas de transgression des normes définissant l’identité collective. Comme
exemple de sanctions diffuses, on peut citer le cas assez courant des gens francophones
qui, dans des meetings, sont sommés de parler en arabe. Comme exemple de sanctions
organisées, on peut citer celles prévues par le droit positif en cas d’atteinte aux symboles
de la nation.
19 Cependant, on peut distinguer, selon l’extension et le degré de leur autorité, deux types
d’identité impérative. Nous parlons d’identité totalitaire lorsqu’elle vise à imposer aux
gens de manifester leur identité au niveau de toutes les sphères de la vie sociale, manière
de se saluer, de se vêtir, de meubler sa maison, d’occuper ses loisirs, etc. Elle vise
notamment ce qui est donné au regard. Le corps et le vestimentaire constituent la cible
idéale des identités totalitaires à cause de leur dimension spectaculaire : les gens disent
(ou sont obligés de dire) ce qu’ils sont à travers leurs vêtements et leurs corps (cheveux
longs, skinhead, manières de porter la barbe, le voile, le tatouage…). Les identités
collectives totalitaires imposent aussi, sur le plan des relations sociales, d’autres
contraintes en rapport avec le choix des partenaires (amis, associés, conjoint, clients,
alliés politiques...).
20 A l’opposé de l’identité totalitaire, l’identité sélective indique aux gens ce qu’ils sont et ce
qu’ils doivent faire à des occasions déterminées et dans des secteurs limités de la vie
sociale : porter tel vêtement (djellaba et caftan) pendant les fêtes ou à l’occasion des
cérémonies domestiques. A l’occasion d’un deuil, les femmes ne doivent pas porter un
vêtement occidental (roumi). Les parlementaires portent le costume national le jour de
l’inauguration de la session d’octobre. On serait devant une conception impérative
totalitaire si, en vue de démontrer leur marocanité, on demandait aux Marocains de ne
porter que les vêtements traditionnels, aux parlementaires de porter le costume national
dans leur vie quotidienne.
21 L’identité impérative totalitaire vise à organiser et à uniformiser la vie sociale privée et
intime des gens. Son idéal consiste dans l’effacement de l’individualité des gens en les
voulant interchangeables. Plus une identité collective est sélective, limitée à quelques
secteurs de la vie sociale, plus faible est son pouvoir contraignant. On n’est pas obligé
pour revendiquer une identité collective de l’afficher de façon permanente. Quelques
emblèmes suffisent pour exprimer ponctuellement son ou ses identités collectives. Ces
emblèmes sont certes nécessaires à la survie et à la cohésion d’un groupe social.
Toutefois, moins ils sont nombreux et plus large serait l’autonomie, en termes
identitaires, de l’individu.
299

Un mot sur un débat actuel


22 Après le débat sur la graphie amazighe, un autre débat d’envergure nationale vient d’être
lancé il y a quelques semaines à propos de l’identité du pays et notamment la place que
l’amazighité y occupe. Le débat est essentiellement orienté par la question du statut,
national ou officiel, que le projet de la Constitution de 2011 devrait assigner à la langue
amazighe.
23 Les intellectuels amazighs ont pris conscience très tôt (depuis la fin des années 60) que la
langue amazighe ne peut survivre en s’appuyant uniquement sur les structures et les
véhicules traditionnels (famille, villages, jma’a, poésie…). De nos jours, la survie et la
revitalisation d’une langue ne peut se faire sans s’appuyer sur les appareils de l’Etat
(école, radio, télévision…). Mais ceci exige une reconnaissance officielle préalable de la
langue amazighe. La reconnaissance par la monarchie et par différents acteurs politiques
(gouvernement Abderrahmane Youssoufi, l’Instance Equité et Réconciliation…) eut un
effet considérable sur le processus d’institutionnalisation accompagnant et renforçant la
place de la langue amazighe (création de l’IRCAM, chaîne de télévision tamazight,
enseignement de l’amazigh…).
24 Quelles que soient la lenteur du processus et les difficultés que rencontrent les acteurs
institutionnels, nous devons constater que l’environnement culturel dont je parlais plus
haut s’est indéniablement enrichi. Pour parler de mon expérience, je devais attendre
d’aller voir mes parents, rencontrer un collègue amzighophone ou aller dans le Haut-
Atlas pour écouter ou parler tachelhit. Depuis quelques années, grâce aux publications de
l’IRCAM, à la chaîne tamazight (en dépit du manque de moyens qui crève l’écran), à la
radio (et notamment aux émissions de débat en tachelhit), mon environnement culturel
s’est relativement enrichi. La visibilité des dialectes amazighs dans l’espace public
constitue la condition essentielle du maintien et du développement de la langue
amazighe. A ceux qui diraient : « Tout cela est d’ordre personnel, vous enrichissez votre
environnement culturel, c’est bien, mais cela ne nous concerne pas ! », je réponds que
personne ne peut tirer profit de l’ensemble des offres culturelles dans un contexte donné.
Cependant, peut-on, en démocrate, fermer les yeux sur la censure de livres sous prétexte
qu’on ne va pas les lire ou qu’ils sont écrits dans une langue qu’on ne maîtrise pas ?
25 Je pense que le principe de l’enrichissement de notre stock culturel dépasse les frontières
culturelles identitaires et qu’il s’agit d’un principe à mettre en œuvre par tous ceux et
toutes celles qui seraient un peu d’accord avec une conception molle de l’identité : une
identité ouverte et cumulative (et non close et exclusive), relative et contextuelle (et non
fixe), sélective (et non totalitaire)… C’est dans ce cadre que je pense défendre le principe
de l’officialisation de la langue amazighe. Ceci approfondira et consolidera le processus de
reconnaissance entamé depuis quelques décennies et donnera surtout de nouvelles
opportunités et de nouveaux espaces à l’enrichissement et à l’expansion de la langue et de
la culture amazighes. Est-ce que cela est suffisant ? Personne ne peut le prédire. Ce que
nous pouvons affirmer pour l’heure, c’est que l’officialisation est nécessaire non pas dans
le cadre d’un intérêt réduit à l’amazighité mais dans le cadre de l’enrichissement du stock
culturel du pays. Et à ce niveau, tous ceux qui ont un rapport avec notre pays peuvent se
sentir concernés.
26 D’autres arguments sont avancés au profit ou contre l’officialisation de la langue
amazighe. Mon argument, c’est ma profession d’anthropologue qui me l’inspire : faire de
300

l’anthropologie (terrain, lecture, enseignement, publication) ou intervenir en citoyen


dans un domaine en partie anthropologique (langue, culture, identité…) visent
essentiellement à élargir et à enrichir les discours que tiennent les gens d’un pays sur
eux-mêmes et sur leur monde. Les dialectes amazighs (et pas seulement, on peut citer
aussi l’architecture, l’artisanat, les rites…) sont une série de portes inappréciables sur des
stocks culturels anciens et en devenir. A nous d’en ouvrir, d’en agrandir, voire d’en bâtir
de nouvelles menant vers des manifestations culturelles inédites.
27 Cela ne se fera pas sans tensions et sans crispations identitaires. Ces processus sont
compatibles avec un cadre démocratique basé sur une conception molle des identités. Ce
que je crains, ce sont les crampes identitaires qui empêchent de marcher de l’avant. Ces
crampes se nourrissent des conceptions dures des identités, qu’elles soient nationalistes,
religieuses ou linguistiques.

RÉSUMÉS
Le présent texte est inédit. Il développe le chapitre précédent sur la question du rapport entre les
formes identitaires et les valeurs démocratiques. Il fut présenté en 2011 au Cercle d’analyse
politique (Fondation Abderrahim Bouabid). Le contexte était marqué par les débats autour du
projet de la Constitution de 2011 et, en ce qui concerne notre contribution, par la question de la
constitutionnalisation de la langue amazighe en tant que langue officielle. Ce contexte et le lieu
de la présentation expliquent certains aspects subjectifs du texte. J’ai repris l’idée que ce sont les
formes des identités collectives et non pas leurs contenus culturels qui permettent d’apprécier
leur compatibilité avec les valeurs démocratiques. Aussi pouvons-nous rapprocher, du point de
vue de la forme, deux idéologies, l’une dite arabiste et l’autre dite amazighe, parce qu’elles
partagent les mêmes formes identitaires : elles défendent toutes les deux des conceptions
totalitaires, closes, pures de l’identité. Inversement, nous pouvons rapprocher d’autres versions,
amazighes et arabistes, qui peuvent avoir en commun des conceptions sélectives, ouvertes et
plurielles de l’identité.
301

Chapitre 26. De l’idéologisation de la


religion1

1 Nous nous proposons de considérer comment un système d’idées religieuses se


transforme en une idéologie. L’étude de l’idéologisation de la religion, en tant que
processus intellectuel, présente quelques difficultés, comparée avec une analyse des
sciences naturelles ou sociales. Tout d’abord, nous n’avons pas affaire à un processus à
sens unique, si une religion peut devenir idéologie, une idéologie peut aussi devenir
religion. Le marxisme, par exemple, est souvent assimilé à une religion séculière ou
pseudo-religion. Il arrive, en outre, qu’un mouvement raciste utilise des théories
anthropologiques ou biologiques pour légitimer son projet social. Cependant, les
frontières entre le racisme et l’anthropologie ou la biologie sont plus claires que celles
entre, par exemple, l’islam et l’islamisme. On n’appelle pas biologiste, ni même raciste
biologiste, un intellectuel raciste qui réfère à la biologie pour les besoins de son action,
alors qu’un intellectuel qui réfère à l’islam est dit islamiste. Nous supposons que de même
que l’analyse de la biologie ou de l’anthropologie serait superflue pour comprendre le
phénomène raciste, de même l’examen de l’islam (histoire, exégèse, etc.) serait moins
utile à la compréhension des usages idéologiques de l’islam.
2 Commençons par décrire les conditions politiques et culturelles de l’idéologisation de la
religion, à savoir l’évanescence de la religion normale traditionnelle suite aux
changements structurels et à l’extension du champ de la politique moderne ; extension
qui favorise en même temps l’apparition des intellectuels et de leur public. Le passage du
statut de théologien à celui d’intellectuel est un indicateur pertinent du passage de la
religion à l’idéologie, laquelle tend à traiter plus de questions sociales et politiques que de
questions théologiques et métaphysiques. Mais aucune idéologie ne peut mobiliser une
religion dans sa totalité et sa diversité. Le concept de bricolage serait utile pour l’analyse
des mécanismes de sélection et de rejet qu’une idéologie opère en référant à une religion.
3 Précisons qu’il s’agit ici de jalons théoriques que nous comptons plus tard confronter de
façon plus systématique à des processus déterminés d’idéologisation.
302

Ébranlement des sociétés traditionnelles


4 Le processus d’idéologisation peut être examiné chez Mannheim – qui n’utilise pas ce
terme – à travers ses notions de « corruption idéologique » et de « déformation
idéologique ». Ce processus varie selon la distinction qu’il établit entre le sens particulier
et le sens total de l’idéologie. La conception particulière de l’idéologie, proche du sens
commun de mensonge, dénote le scepticisme à l’égard des idées de l’adversaire. Ces idées
sont considérées comme des déformations (travestissements...) plus ou moins conscientes
de la réalité. Elles vont du calcul, de la ruse, de la tromperie, du mensonge conscient à
l’illusion inconsciente et involontaire. Par contre, la conception totale de l’idéologie
réfère au système d’idées d’une époque ou d’un groupe social. Elle opère sur le plan
théorique et non psychologique. Elle vise la reconstitution de la pensée d’un groupe
social. Si le sens particulier de l’idéologie désigne comme idéologique seulement une
partie des assertions de l’adversaire, le sens total de l’idéologie met en question toute sa
vision du monde (Weltanschauung).
5 Concernant le premier sens, Mannheim considère la méfiance et le soupçon, que les
hommes ont toujours eu à l’égard de leurs adversaires, comme les antécédents de
l’idéologie. La question est de savoir comment un discours ordinaire fondé sur la
méfiance, la ruse, le mensonge délibéré, la tromperie intentionnelle se transforme en
idéologie. Mannheim qualifie ce processus de « corruption idéologique » : « Mais c’est
seulement quand la défiance de l’homme envers l’homme, qui se manifeste plus ou moins
à toute période de l’histoire humaine, devient explicite et est méthodiquement reconnue,
que nous pouvons parler avec raison d’une corruption idéologique dans les propos
d’autrui. » (Mannheim, 1952, p. 22.) Le discours ordinaire de la défiance se transforme
donc en idéologie lorsqu’il devient explicite et systématique. De plus, avec
l’idéologisation, les illusions et les déformations de la réalité cessent d’être attribuées à
des individus et sont plutôt approchées comme une fonction de la situation sociale dans
laquelle ces individus évoluent. En d’autres termes, la corruption idéologique a lieu
lorsque la déformation n’est plus attribuée au calcul malveillant et intentionnel du sujet
mais quand elle lui est en quelque sorte imposée par sa situation sociale.
6 La corruption idéologique implique donc le caractère explicite et systématique du
discours et l’absence du caractère délibéré et intentionnel. Par ailleurs, elle est définie
par rapport à un contexte social où les changements sociaux sont profonds et rapides. Elle
suppose le dépassement du système de pensée unique qui caractérisait la société
traditionnelle, la critique des valeurs considérées antérieurement comme éternelles et
absolues et l’émergence de systèmes de pensée conflictuels. Selon Mannheim, « le
traditionalisme était souverain en un monde qui, bien que fertile en événements,
n’admettait qu’une seule manière stable de les interpréter » (Mannheim, 1952, p. 43).
L’idéologisation avait d’abord pour contexte la désintégration sociale de la société
traditionnelle et notamment sa désintégration intellectuelle. L’idéologie naît dans une
société où il n’est plus possible de partager la même pensée, les mêmes critères de
validité. Dans une société traditionnelle, les parties adverses pouvaient entrer en lutte à
mort tout en partageant les mêmes valeurs, la même vision du monde. Un clan féodal
peut entrer en conflit avec un autre sans remettre en question les fondements
intellectuels de son adversaire. Tel n’est pas le cas de la classe bourgeoise qui n’a pas
seulement développé, explicité et systématisé sa défiance à l’égard des féodaux (sens
303

particulier de l’idéologie), elle a également créé un nouveau système de valeurs et un


nouveau style de pensée qui remettent en cause les valeurs de la classe féodale.
L’idéologisation suppose donc un contexte dynamique dans lequel de nouvelles valeurs
émergent et les anciennes disparaissent, un contexte caractérisé par la désintégration de
l’unité intellectuelle et par le conflit d’idées entre des systèmes de pensée divergents
(Mannheim, 1952, p. 24-25, 38 ; et Ricœur, 1986, p. 219-220).
7 Nous pouvons distinguer deux aspects ou deux étapes dans le processus d’idéologisation
tel qu’il est décrit par Mannheim : l’idéologisation peut se faire d’abord en transformant
une défiance naïve en un système d’idées explicite et systématique, ensuite en proposant
un système de valeurs opposé au système antérieur. Il semble que le désaccord sur les
valeurs ne concerne que la seconde étape. L’idéologisation a pour contexte le passage
d’un système d’idées unique, fixe, intangible – inhérent au système de pensée
traditionnel – à des systèmes d’idées pluriels, conflictuels, changeants, critiques et
critiquables. Cependant, Mannheim n’intègre pas dans sa définition théorique de
l’idéologie les systèmes d’idées émergents qu’il cite comme exemples (idéologies
bourgeoise et prolétarienne). Au contraire, seules les idées, les normes, les modes de
pensée dépassés et inapplicables sont appelés à dégénérer (sic) en idéologie (Mannheim,
1952, p. 46) ; ce qui n’est pas le cas des idéologises bourgeoises et prolétariennes.
8 Concernant son interprétation, par exemple, de l’interdiction du prêt à intérêt,
Mannheim parle du développement d’une norme éthique vétuste en idéologie. A cet
égard, nous pouvons distinguer dans son analyse trois moments du processus
d’idéologisation. Dans un premier temps, l’idée (la norme...) en question est adaptée à la
situation sociale. L’interdiction du prêt à intérêt, qu’il choisit comme exemple pour
illustrer sa définition de l’idéologie, était valable dans une communauté de face-à-face,
basée sur l’économie de réciprocité, sur le voisinage et sur les rapports personnels
intimes. On comprend pourquoi dans ce type de sociétés il est immoral d’accorder un prêt
à intérêt.
9 La deuxième étape est caractérisée par des changements rapides liés au capitalisme
naissant. Ces changements font que l’ancienne norme éthique n’est plus congruente à la
situation nouvelle. Le prêt à intérêt est devenu indispensable dans une société qui est de
plus en plus basée sur des rapports sociaux marchands, impersonnels et anonymes.
10 La troisième étape correspond au processus d’idéologisation proprement dit. Celui-ci
consiste à développer des discours et des actions visant le maintien d’une norme
dépassée. Ce que l’Eglise fit et dit pour maintenir l’interdiction du prêt à intérêt est
idéologique en ce sens qu’elle s’attachait à des idées dépassées. De norme morale et
religieuse, l’interdiction du prêt à intérêt devient idéologique du fait de son dépassement,
de son décalage par rapport au nouveau contexte. C’est le concept du dépassement
(d’inadéquation, de non-congruence, de décalage) qui définit, selon Mannheim, une
idéologie. En ce sens, l’idéologisation s’applique à toute action et à tout discours tendant à
maintenir des idées dépassées.
11 Mannheim applique également le concept d’idéologie aux situations où les acteurs
invoquent des absolus impossibles à mettre en œuvre dans la réalité tout en orientant
leurs actions quotidiennes selon des principes et des intérêts qu’ils essaient de dissimuler.
Dans tous les cas, l’idéologie est approchée comme une forme de connaissance qui ne
permet plus de comprendre le monde actuel. C’est le cas du « propriétaire terrien, dont
les terres sont déjà devenues une entreprise capitaliste, mais qui s’efforce encore
d’interpréter ses rapports avec ses ouvriers agricoles et sa propre fonction dans
304

l’entreprise au moyen de catégories rappelant l’ordre patriarcal » (Mannheim, 1952,


p. 45-47). Cet exemple montre que l’idéologisation implique dans tous les cas la notion de
déformation liée à l’attachement anachronique à des idées dépassées. Cependant, cet
attachement n’a pas nécessairement pour contexte le conflit social et n’est pas non plus
motivé par des intérêts. Dans son combat contre le prêt à intérêt, l’Eglise avait intérêt à
soutenir la classe féodale contre la bourgeoisie naissante. Mais, dans le cas du
propriétaire terrien, l’inadéquation s’explique plutôt par le manque d’un nouveau
vocabulaire et de nouvelles notions rendant compte de la réalité nouvelle.
12 Pour Mannheim, la transformation idéologique d’idées religieuses, éthiques ou
patriarcales est liée au passage d’une situation où ces idées étaient adaptées à une
situation où elles ne sont plus valables. Ce n’est pas tant le contenu d’un système d’idées
qui est déterminant pour définir l’idéologie, mais le rapport entre ce système d’idées et la
réalité sociale. Une croyance devient idéologique lorsque, en dépit de son inadaptation à
la réalité sociale, des acteurs sociaux la défendent et essaient de la maintenir. Ce sont ces
idées dépassées et les tentatives de les maintenir que Mannheim qualifie respectivement
d’idéologie et de déformation idéologique : « La connaissance apparaît déformée et
idéologique quand elle ne réussit pas à tenir compte des réalités nouvelles s’appliquant à
une situation et quand elle s’efforce de les dissimuler en pensant sous des catégories non
appropriées. » (Mannheim, 1952, p. 47).
13 L’analyse de l’idéologisation décrit le passage d’une situation d’idées adaptées à celle où
ces mêmes idées se trouvent dépassées. L’interdiction du prêt à intérêt et les catégories
patriarcales ne sont en soi ni vraies ni fausses. Elles sont seulement devenues, à un
moment de l’histoire, en déphasage par rapport à une économie basée sur le marché et
l’échange impersonnel. Leur évaluation ne porte pas sur leur véracité mais sur leur
adéquation à la nouvelle réalité sociale. La question est de savoir qui sera le bon juge de
cette adéquation.
14 Dans son analyse de la genèse de l’idéologie, Geertz insiste à son tour sur la dynamique du
contexte social où la tradition et les repères hérités sont affaiblis, voire perdus : « Dans un
système traditionnel, les actions sont guidées par des jugements irréfléchis, ce qui
épargne les acteurs sociaux d’être sceptiques, hésitants au moment de la décision. [...]
C’est lorsque la tradition en tant que règles et conceptions de la vie est ébranlée que
fleurissent les idéologies. » (Geertz, 2001, p. 70-71.) C’est la désorientation, consécutive à
l’inadéquation des guides traditionnels de l’action au contexte sociopolitique moderne,
qui favorise l’apparition d’activités idéologiques.
15 Dans son analyse des changements religieux au Maroc et en Indonésie, Geertz affirme que
le contexte social qui favorise l’idéologisation de la religion est caractérisé par le doute,
l’incertitude, le manque d’assurance, la perte des repères... C’est un contexte dynamique,
caractérisé par l’affaiblissement des traditions religieuses qui, toutefois, restent
accessibles aux gens et gardent encore leur force d’attraction. « Ces traditions, ou plus
exactement leurs fidèles, se sentent le dos au mur : ils sont tout à la fois héritiers d’une
conception qui a fait ses preuves et affreusement dépassés. [...] La ferveur subsiste, mais
non l’assurance. » (Geertz, 1992, p. 76.) Cependant, le doute ne porte pas sur la validité de
la foi mais sur sa solidité. « La différence entre l’époque traditionnelle et l’époque actuelle
« est que aujourd’hui la question n‘est plus « que dois-je croire ? » mais : « comment dois-
je croire ? » [...] les gens ne se sont pas mis, en grand nombre, à douter que Dieu existe ; ils
se sont mis, sinon en grand nombre du moins en nombre significatif, à douter d’eux-
mêmes. » (Geertz, 1992, p. 76)
305

16 Geertz est proche de Mannheim quant à la nature du contexte social favorisant


l’idéologisation (désintégration intellectuelle, décalage entre les idées et la réalité). Pour
les deux, l’idéologisation de la religion est une conséquence des changements sociaux qui
ont ébranlé l’assurance religieuse et rendu difficile la mise en œuvre des traditions
religieuses. Cependant, alors que Mannheim voit dans l’idéologisation de la religion (et de
l’idéologisation en général) un attachement à des idées dépassées qui empêchent les gens
d’appréhender la réalité changeante telle qu’elle est, Geertz, au contraire, l’approche en
tant que réaction inédite (même lorsqu’elle réfère au passé) et élaboration, dans un
contexte d’incertitude, d’un nouveau cadre de référence capable de donner du sens à la
nouvelle situation. La fonction de l’idéologie consiste à produire des notions, des images,
des symboles qui, donnant un sens aux changements en cours, permettent aux acteurs de
comprendre des situations sociales inédites et d’agir en conséquence. Pour des acteurs
qui vivent l’ébranlement de leurs sociétés traditionnelles et la perte de leurs repères
habituels, l’idéologie leur fournit un sens qui guide leurs activités sociales et politiques.
L’idéologie est une carte (un patron, un blue print) d’une réalité sociale problématique. Le
caractère précis ou vague de cette carte est une question empirique qui ne peut avoir des
réponses identiques (Geertz, 2001, p. 70-74). Contrairement à Mannheim, Geertz ne réduit
pas l’activité idéologique à une tentative d’attachement au passé, ni l’idéologie à un
système d’idées dépassées. Au contraire, tout en constatant le décalage entre la culture
traditionnelle et le contexte moderne, il voit dans l’idéologie un moyen de remédier à ce
décalage.
17 Les sociétés traditionnelles musulmanes avaient pour idéal la réalisation d’un consensus
religieux fort. Elles connaissaient des contestations (rébellions...) au nom de la religion.
Cependant était exclue l’idée d’une société plurielle où le conflit permanent constitue un
trait de la dynamique politique. Il arrivait que la société fût traversée par des hérésies,
des schismes, mais l’idéal demeurait le consensus. Lorsque deux courants politiques ou
religieux entraient en conflit, l’un d’eux devait subordonner l’autre. L’idéologisation de la
religion suppose une société plurielle où les conflits politiques sont le résultat de la
complexité de la structure politique et où aucune idéologie religieuse ne peut exterminer
ses concurrentes. La rupture grandissante du consensus religieux est une conséquence de
l’ébranlement des traditions religieuses et de l’extension du champ de la politique
moderne, favorisant le pluriel et le conflictuel. Plus le consensus est faible, plus les choix
sont ouverts, plus les conflits sont nombreux, plus la demande idéologique augmente
(Baechler, 1976, p. 60).
18 Gellner centre son analyse sur les types de religiosité, urbaine et rurale, que connaissait le
monde musulman. « Les villes rendent l’instruction possible et la valorisent. L’instruction
permet d’avoir un accès direct à la révélation et donc facilite l’absence d’intermédiaires
[religieux]. Cela conduit à insister sur les règles et leur élaboration et à s’abstenir de tout
excès rituel et permet donc un puritanisme général. » (Gellner, 2003, p. 22.) En milieu
rural, l’analphabétisme, qui rendait impossible tout recours au Coran, poussait les ruraux
à recourir au rituel et à une religion « personnalisée ». En tribu, on avait besoin d’un
personnel religieux non seulement comme intermédiaire avec Dieu mais aussi comme
médiateur dans les conflits tribaux. Aussi la religiosité tribale était-elle caractérisée par la
hiérarchie, la médiation, la prolifération d’images concrètes du sacré et l’excès des
pratiques rituelles (Gellner, 2003, p. 22-23 ; 1981, p. 42-43).
19 Ce schéma, associant la campagne au saint et la ville au savant, est nuancé par Gellner.
Les villes avaient leurs savants mais aussi leurs saints et leurs soufis. La différence était
306

qu’en ville, le soufisme (mysticisme) présentait une alternative à l’islam formel, alors
qu’en tribu, il en était le substitut. Par ailleurs, en ville, la religion modérée, savante et
rationnelle pouvait satisfaire les gens aisés. Ce n’était pas le cas des classes inférieures,
des pauvres et des déracinés qui avaient besoin d’émotions, d’une religion perçue non pas
comme une source de savoir et de contemplation, mais comme un moyen pour échapper à
la vie ordinaire. Ce sont les confréries qui jouaient ce rôle. Cependant, les confréries
urbaines et rurales n’avaient pas le même contenu social : à la campagne, c’est un groupe
de parenté, dans la ville il s’agit d’un club de gens partageant des rites particuliers. D’un
autre côté, l’histoire rurale connut des leaders ruraux qui prêchaient une religion pure.
Cette interprétation puritaine de la religion qui avait peu de place dans la vie quotidienne
tribale correspondait plutôt à un mouvement politique plus large qui la transcendait
(conquête du pouvoir, guerre contre des envahisseurs) : « Dans la vie quotidienne, les
hommes de tribu se servent d’une religion anthropolâtre à l’orthodoxie douteuse, mais
quand ils arrivent dans la ville en nouveaux conquérants, c’est sous la bannière d’un
mouvement unitaire puritain. » (Gellner, 2003, p. 24-25 ; 1981, p. 48-53.)
20 Gellner conclut sa comparaison entre religiosité urbaine et religiosité rurale comme suit :
« Aussi, au cours du temps, l’image se complique. Les villes et les tribus ont également à la
fois des savants et des saints. En temps normal et stable, les tribus n’ont que des saints,
tandis que dans les villes, où les deux espèces coexistent, ce sont les savants qui
prédominent (2003, p. 25). » Gellner remarque qu’en islam nord-africain [islam
maghrébin dans le texte traduit en français], c’est la religiosité urbaine qui avait les traits
« protestants », alors que celle tribale manifestait des traits « catholiques » (Gellner, 2003,
p. 26). C’est le style « protestant » qui va triompher (Gellner, 1981, p. 149-173).
21 Gellner néglige le rôle des acteurs et centre explicitement son explication sur les
conditions structurelles. Ou plus exactement, ses acteurs « ne parlent pas, ne pensent pas,
ils agissent » (Asad, 1986, p. 8). Pour Gellner, il ne suffisait pas de dire que la réforme
religieuse était l’œuvre du mouvement réformiste. Sa position est clairement exposée en
recourant à une métaphore agricole : « Il est plus important de savoir pourquoi le sol est
prêt pour la semence que de savoir qui a semé, quand et comment, et pourquoi cette
graine a prospéré. » (Traduit par nous, Gellner, 1981, p. 154.) Gellner explique le succès du
réformisme religieux en examinant le changement de la base sociale de la religiosité
tribale. Ce changement explique pourquoi la situation traditionnelle où l’islam était
coextensif au maraboutisme s’était inversée, et surtout pourquoi des musulmans étaient
devenus réceptifs au nouveau message réformiste. Les gens n’adoptaient pas des idées
réformistes pour des raisons intellectuelles. Ils ne devenaient pas d’avides auditeurs de la
prédication réformiste parce qu’ils la trouvaient logique. Les changements structurels qui
avaient lieu, en gros au début du XIXe siècle, ont affaibli le style religieux traditionnel et
accéléré son remplacement par un style qui était latent dans la société traditionnelle.
Personne ne pouvait entendre l’idéologie réformiste au moment où les sanctuaires et les
lignages religieux jouaient un rôle crucial dans la vie politique et dans la vie économique
tribale.
22 C’est le bouleversement des structures tribales, suite à la centralisation administrative, à
l’émigration, au commerce routier, etc., qui avait rendu possible l’idéologisation de la
religion et superflus les sanctuaires et leurs gérants. Ceux-ci ne pouvaient plus servir les
ruraux, ni intervenir comme médiateurs dans les vendettas et les conflits tribaux, ni
organiser les serments collectifs, etc. Dans ce contexte de déstructuration, il était plus
307

facile d’écouter les réformistes et leurs critiques du maraboutisme (Gellner, 1981,


p. 159-161).
23 Dans son étude sur le nationalisme, Gellner définit la société traditionnelle en termes de
stratification et de clivage culturels. Les communautés agraires traditionnelles, d’une
part, les élites et les masses, d’autre part, ne partageaient pas de culture commune.
Personne n’avait intérêt à promouvoir une homogénéité culturelle, « ... tout milite contre
ta définition d’unités politiques en termes de frontières culturelles » (Gellner, 1989, p. 24).
L’Etat se contentait de prélever l’impôt et de maintenir l’ordre. Avec le nationalisme, le
rapport entre culture et société politique change radicalement : la société doit être
traversée par une culture commune et les limites culturelles doivent coïncider avec celles
de l’Etat (Gellner, 1989, p. 12, 28-34, 69-75). Au pluralisme culturel de la société
traditionnelle succède l’homogénéité culturelle de la société industrielle (Gellner, 1989,
p. 86). Cependant, la société islamique portait déjà en elle une haute culture, l’islam
savant, autour de laquelle fut cristallisé le nationalisme naissant. Cette haute culture
cesse d’être exclusive à une classe de clercs pour devenir le médium et l’emblème d’une
nation. Au Maroc et dans d’autres pays arabes et musulmans, la réforme de l’islam
coïncide avec la naissance du nationalisme. Le rejet du culte des saints et son
remplacement par une théologie unitaire et individualiste, établissant un rapport
personnel et singulier avec Dieu, correspondaient aux exigences du paradigme
nationaliste fondé sur l’homogénéité culturelle. A cet égard, Gellner trouve l’islam unique
en ce sens qu’il a permis qu’une grande tradition préindustrielle portée par des clercs
change en un idiome national omniprésent (Gellner, 1981, p. 114-120).
24 Influencé par Hume et Ibn Khaldoun, Gellner comparait les types de religiosité en termes
d’alternance et d’oscillation. Le Maroc, tribal ou urbain, connaissait donc une oscillation
entre une religion dite anthropolâtre et une religion purifiée. Gellner notait également,
suite aux idéologies réformistes et nationalistes et aux transformations que le monde
musulman connaît depuis la période coloniale, que cette oscillation n’était plus possible.
Car la religiosité tribale avait perdu ses fondements sociologiques.
25 Contrairement à Gellner, nous supposons que la tradition religieuse au Maroc n’était pas
basée sur une opposition claire et nette entre le ‘alim et le soufi. Mieux encore, être en
même temps ‘alim et soufi était plutôt la règle. Aussi, la critique des ‘alim-s ne concernait-
elle pas le soufisme en général mais un type de soufisme qui serait incompatible avec leur
statut social et intellectuel (Munson, 1993, p. 81-96 ; Zubaida, 200, p. 31-69).
26 Tout en prenant en compte des changements structurels qui ont affecté les structures
traditionnelles rurales mais aussi urbaines, nous devons étendre notre analyse aux
acteurs.
27 En dépit de leurs divergences, les auteurs analysés mettent l’accent sur le contexte qui
favorise l’idéologisation de la religion qui est un contexte dynamique caractérisé par la
désintégration des traditions religieuses.

Du théologien à l’intellectuel
28 L’idéologisation exige un nouveau type d’acteur qui supplante le spécialiste de la religion
traditionnel. La comparaison que fait Walzer entre Calvin et Luther est intéressante pour
apprécier le passage du théologien à l’idéologue. Luther était un théologien préoccupé,
comme le voulait la tradition, par la connaissance privée de Dieu. Il ne s’est pas vraiment
308

intéressé aux problèmes de l’organisation ecclésiastique. En revanche, Calvin, qui


appartenait à la génération suivante de protestants, était, depuis le début, engagé dans
une innovation systématique. Mais le plus important, c’est que cette innovation
concernait moins la théologie que l’organisation de la conduite morale et sociale. Sa
théologie était pour ainsi dire antithéologique : il récusait le fait de parler, de penser des
sujets obscurs, de poursuivre des spéculations inutiles qui étaient loin de la vie de tous les
jours et dont la certitude est hors de portée des humains. « Laisser à Dieu la connaissance
de soi-même » résume un peu la position de Calvin. Les formes d’expression littéraires du
calvinisme consistaient dans les manifestes, les exhortations et les polémiques. Pour ces
raisons, Walzer qualifie le calvinisme de religion sociale qui contient des idées qui sont
pratiques, sociales, programmatiques et organisationnelles. Le saint luthérien renonçait
au monde d’ici-bas pour une recherche du royaume divin. Calvin s’engageait à prendre le
royaume terrestre et à le transformer. Le calvinisme traduisait, sur le plan pratique et
idéologique, le besoin et la possibilité d’une réforme de la société. Ce qui le caractérisait
en tant que politique inédite, c’est la passion de refaire la société et de l’améliorer. Le
théologien ne pouvait jouer ce rôle qui lui reste étranger. Ce nouveau rôle exigeait un
nouveau type d’acteur, l’idéologue. Walzer pense que Calvin était plus un idéologue qu’un
théologien. Sa croyance dans le fait que le monde pouvait être politiquement contrôlé a
fait de Calvin un activiste et un ecclésiastique politique. Le calvinisme souligne que
l’activité politique est un effort créatif dans lequel les saints sont autant privilégiés que
responsables d’une réforme continue et permanente. Leur participation à la politique
était conçue comme faisant partie de leur vie religieuse et non pas quelque chose de
distinct et de séparé (Walzer, 1987, p. 10-28).
29 La religion se transforme en idéologie lorsqu’une élite se trouve dans une situation de
défendre sa religion contre une situation politique supposée la violer. Nous venons de
voir que le contexte social de l’idéologisation est marqué par la disjonction entre des
traditions évanescentes et la volonté de les maintenir. Les traditions religieuses ne
peuvent plus se maintenir d’elles-mêmes, elles ne peuvent plus se reproduire
« naturellement ». Avec l’idéologisation de la religion, tout devient délibéré, volontaire,
étudié, voulu (Geertz, 1992, p. 77). Dans le monde musulman, les réformistes salafis
étaient les premiers à sentir cette tension entre la sécularisation et les croyances
religieuses. Le salafisme du début du siècle passé représente la première expression de
l’idéologisation de l’islam.
30 Faire de la religion une idéologie passe par l’explicitation des idées, des attitudes, des
sens, des questions, etc. L’idéologie, à la différence des autres schèmes culturels, requiert
un discours explicite. Elle se démarque des modes traditionnels de l’apprentissage
implicite et de la transmission anonyme. Ce sont des intellectuels qui posent, par
exemple, des questions du type « Qui sommes-nous ? » « Pourquoi l’Occident a progressé
et les musulmans ont régressé ? ». Ce genre de question était impensable dans une société
traditionnelle où chacun croit savoir qui il est, sa temporalité et son appartenance sociale
et religieuse ne posant pas de problème.

Émergence du public
31 Les mêmes conditions structurelles favorisent à la fois le passage du théologien à
l’intellectuel et l’émergence du public. Le calvinisme visait les gens ordinaires de toutes
les classes. Calvin n’était pas à la recherche d’un roi moral, à la manière des écrivains du
309

Moyen-âge, mais plutôt d’hommes ordinaires prêts à devenir l’instrument de Dieu. Il


réalisait ainsi le dépassement de la passivité politique des gens et leur implication dans
des organisations. Les catholiques, au Moyen-âge, avaient aussi organisé les fidèles mais
sans toucher au système politique féodal et aux liens patriarcaux. Calvin initia une
nouvelle organisation en associations basées sur l’adhésion volontaire et l’engagement
idéologique et non pas sur les rapports de sang, de patronage aristocratique ou de
résidence. Le calvinisme bénéficiait d’un contexte historique qui rendait possible
l’autonomie des calvinistes, leaders et public. L’apparition d’hommes libres, de personnes
détachées des liens féodaux (masterless men de Hobbes, exilés, vagabonds). Seuls ces
hommes étaient capables de s’organiser volontairement et sur la base d’un engagement
idéologique. Dit simplement, le calvinisme n’aurait pu voir le jour si les leaders et les
adhérents étaient restés sous l’emprise féodale. Il apprit aux hommes passifs les styles et
les méthodes de l’activité politique et les poussa à revendiquer le droit de participer à la
politique (Walzer, 1987, p. 13-29).
32 Dans les pays musulmans, l’homme de religion (‘alim, faqih, saint, etc.) pouvait légitimer le
pouvoir politique en place ou le critiquer en lui conseillant (naçiha) le bon chemin à
suivre. Cependant, l’homme de religion agissait souvent seul. Même lorsque des
mobilisations collectives eurent lieu au nom de la religion, elles étaient en général
éphémères. L’émergence du public est cruciale pour que l’idéologisation de la religion ait
lieu. Cette émergence advient lorsque les membres de la société traditionnelle ne sont
plus condamnés à une passivité politique, plus particulièrement dans le cadre religieux.
En d’autres termes, le public apparaît lorsqu’il y a la possibilité pour les gens d’adhérer à
une organisation, abstraction faite de leur tribu, localité, classe sociale ou ordre religieux.
En Europe, ceci eut lieu suite à l’effondrement de la société féodale. Dans les pays
musulmans, il fallut attendre le moment colonial et les processus sociaux qu’ils rendirent
possible : forte urbanisation, exode rural, développement des nouveaux moyens de
transport, etc.
33 On réfère souvent à l’activisme pour opposer l’idéologie à la culture et à la science. Mais
lorsque l’on compare l’idéologie à la religion, ce n’est pas l’activisme en tant que tel qui
les oppose. L’islam, comme d’autres religions, a stimulé l’activisme. Dans le passé, des
leaders religieux ont été activistes. Seulement, il s’agissait d’un activisme intermittent et
sporadique. Il était question d’émeutes, de révoltes, de légitimation ponctuelle. De nos
jours, l’action idéologique tend à devenir systématique et durable. L’activité idéologique
devient un aspect de la vie religieuse.
34 Dans le passé, le jihad et autres mouvements religieux mobilisaient les croyants sans les
détacher de leurs tribus, confréries, corporations, groupes mystiques, etc. Une fois le jihad
terminé, chacun retrouvait son groupe. Aujourd’hui, l’adhérent potentiel à un
mouvement religieux doit couper tout lien avec ses groupes primordiaux traditionnels. La
possibilité de recruter des gens n’ayant aucune appartenance est de plus en plus grande
en milieu urbain. Pour les idéologies référant à l’islam, être musulman n’est plus
seulement une question de naissance ou de foi, mais surtout une conversion et un
engagement idéologique.

Bricolage
35 Pour les intellectuels salafis du début du siècle passé, l’islam, tel qu’il était
traditionnellement compris, était incapable de guider les gens dans une société en plein
310

changement. Par conséquent, ils élaborent de nouvelles d’idées basées sur une nouvelle
interprétation de l’islam. L’idéologie salafie ne peut être interprétée comme un système
d’idées dépassées (Mannheim), mais comme un moyen d’adaptation au changement de la
société. C’est cet effort d’adaptation qui peut être qualifié d’idéologique. Il s’agit d’un
mouvement fondamentaliste qui, sur la base d’un retour à l’islam du temps du Prophète
et de ses compagnons, bannit les traditions religieuses locales. L’effort porte
essentiellement sur la manière de justifier la modernité du point de vue d’un islam
purifié. Les inventions scientifiques, les idées liées à la Déclaration des droits de l’homme,
à la démocratie, etc. devraient être trouvées dans le Coran et la tradition du Prophète.
Pour se maintenir, la religion doit être fondée sur des idées qui lui sont externes.
36 Les premiers salafis étaient radicaux sur le plan religieux, les salafis contemporains le
sont sur le plan politique : rejet de la démocratie, des arts occidentaux, etc. Mais dans les
deux cas, la théologie est marginalisée. Par ailleurs, il est intéressant de considérer
comment les mêmes concepts de jahilia, de jihad et d’autres légitiment des positions
opposées. Le concept de jahilia par exemple était utilisé par les premiers réformistes pour
désigner les croyances et les pratiques jugées hétérodoxes. Le même concept est récusé
par les idéologues arabistes qui ont tenté de revaloriser cette étape de l’histoire arabe.
Saïd Qotb donne au même mot un sens très large en l’appliquant à l’Occident et à toutes
les sociétés musulmanes qui ne se conforment pas à la manière dont il conçoit l’islam.
37 Le bricolage désigne « l’activité besogneuse de ceux qui, même s’ils n’ont pas la maîtrise
des problèmes qu’ils évoquent, en cherchent modestement la solution » (Bourricaud,
1980, p. 11, 28-29). L’idéologue est un bricoleur qui essaie de dépasser la tension qui
existe, dans un processus d’adaptation, entre le passé et le présent. Le bricolage est
inséparable du décalage plus ou moins grand entre les moyens et les fins. Pour confirmer
une conviction, démontrer le bien-fondé d’une décision, etc., l’idéologue est contraint de
faire flèche de tout bois. Il peut recourir à la religion, à la science, à la philosophie, à
l’histoire, etc., pour justifier et consolider ses convictions. Le bricolage idéologique est
très éclectique. Le choix des éléments ne prend pas en compte leurs usages anciens. Seule
compte la fin qui consiste à justifier ou à condamner un fait actuel (mixité à l’école,
parlement, télévision, cinéma, etc.). A cet égard, il est pertinent de poser la question de
savoir, pour tel acteur ou tel autre (conservateur, réformiste, progressiste, arabiste, etc.),
quelles sont les secteurs (registres, répertoires) et les éléments du système religieux
susceptibles d’être transformables en idéologie. Si on adopte la distinction de Weber
entre « la religion dans le monde » et « la religion hors monde », l’idéologisation de la
religion écarterait ou marginaliserait la première attitude au profit de la seconde.
38 Une idéologie religieuse peut aussi être amenée, dans une logique de bricolage, à
mobiliser des idées séculières (coutumes locales, histoires nationales, conventions
internationales, etc.). Le dosage entre les références religieuses et les références
séculières donne une idée sur l’aspect hermétique ou ouvert des idéologies religieuses.
Quel que soit ce dosage, toute idéologie religieuse est par définition une tentative de
décodage d’une expérience actuelle et contemporaine. Ceci est vrai même quand le
lexique est ancien. Ce qu’il faut changer et comment le faire sont les principaux thèmes
des idéologies religieuses. D’où l’insistance sur le vocabulaire politique et la
marginalisation du vocabulaire théologique, métaphysique et mystique. D’où la
préférence pour des supports de discours légers et efficaces : le manifeste, le tract, la
fatwa, le slogan, etc. L’usage des traités, des livres, voire des articles comme le faisaient
311

Mohamed Abduh et Sayid Qotb est de plus en plus délaissé et oublié. Plus la religion est
idéologisée, plus les supports tendent vers la fatwa et le slogan.

NOTES
1. Paru dans Territoire : localité et globalité, sous la dir. de Rahma Bourqia, Paris, L’Harmattan, 2012,
p. 153-170.

RÉSUMÉS
L’idéologisation de la religion est favorisée par des changements structurels et culturels, parmi
lesquels l’évanescence des conceptions traditionnelles de la religion et de leurs fondements
sociaux, l’extension du champ de la politique moderne qui favorise l’apparition d’idéologues et
de leur public. Le passage du statut de théologien à celui d’intellectuel, qui traite plus de
questions sociales et politiques que de questions théologiques et métaphysiques, constitue un
aspect central de la transformation de croyances religieuses en idéologie. Comme les idéologues
ne peuvent mobiliser une religion dans sa totalité, nous avons utilisé le concept de bricolage pour
analyser leurs mécanismes de sélection.
312

Quatrième partie. Connaissance


anthropologique et situation
ethnographique
313

Introduction

1 Mon rapport aux anthropologues que j’invoque dans mes écrits est fort variable. Le plus
simple a été de les citer de façon ponctuelle pour tel ou tel détail ethnographique. J’ai
aussi essayé de mettre en rapport un aspect de leurs ethnographies avec leurs cadres
théoriques. Le troisième rapport est plus complexe et plus systématique. Il s’agit de
rapprocher les travaux d’un auteur de sa situation ethnographique. Si je prends l’exemple
de mon rapport à Westermarck, j’y ai d’abord référé de façon furtive pour ses
descriptions de la baraka et de la grotte de Sidi Chamharouch (Rachik 1990, 1992). Puis, je
lui ai consacré un texte où j’ai décrit et critiqué sa conception du ‘ar (Rachik, 1993,
p. 167-183 ; voir supra, chapitre 4). Enfin, j’ai approché son œuvre en la mettant en
rapport avec sa situation ethnographique, concept que j’ai utilisé pour la première fois
dans mon livre Le Proche et le lointain (2012). Ceci est valable pour d’autres auteurs comme
Doutté, Montagne, Berque, Geertz et Gellner. Je considère l’approche en termes de
situation ethnographique comme un couronnement de mes lectures critiques de ces
auteurs et d’autres. Dans mes textes précédents, j’avais étudié, mais de façon sporadique,
des composantes de la situation ethnographique telles que les orientations théoriques et
la rencontre ethnographique.
2 Rappelons que le concept de situation ethnographique d’un chercheur comprend
plusieurs dimensions : l’orientation théorique, la position sociale, les déterminants du
travail de terrain comme la durée du séjour, le rapport aux observés et la maîtrise de leur
langue. Le concept de situation ethnographique est plus large que celui de rencontre
ethnographique qui est lié à l’expérience interactive du terrain. Je dirai un mot sur le
concept de situation ethnographique par rapport auquel je situerai brièvement mes
lectures critiques des auteurs traités dans cette partie.

Orientation théorique
3 Nous pensons que toute connaissance anthropologique ne peut être le fait d’un auteur
désincarné capable de contempler directement la réalité comme le positivisme l’avait
souhaité et exigé. Quels que soient ses intérêts, sa position sociale, son idéologie, un
anthropologue est amené, de par son rôle de chercheur, à se placer dans le cadre d’une
tradition théorique qui fait autorité à ses yeux, à lui emprunter son lexique, ses postulats,
314

ses hypothèses, etc. (Boudon, 1986, p. 128-133). Un anthropologue colonial, par exemple,
doit respecter la science normale de son temps, référer à des autorités scientifiques qui
constituent sa source d’inspiration et de légitimité, des collègues et des pairs dont les
travaux sont utiles et nécessaires à ses recherches. Il doit être reconnu par ses pairs,
publier des livres et des articles dans des revues académiques spécialisées. Doutté, qui
contribua à l’expansion coloniale de la France, était en contact avec Marcel Mauss et la
revue fondée par Durkheim, L’Année sociologique ; Berque, fonctionnaire colonial pendant
une vingtaine d’années, était en rapport avec son cercle prestigieux de Paris, Marcel
Mauss, Louis Gernet et Marc Bloch.
4 Toute connaissance anthropologique part d’a priori théoriques qui peuvent être plus ou
moins systématiques, plus ou moins explicites. La connaissance d’un auteur serait mieux
comprise en analysant ses a priori et ses cadres théoriques qui inspirent et orientent les
questions à poser, les concepts à utiliser, les faits à observer, la manière de les observer et
de les interpréter.
5 Partant de leurs ethnographies, nous avons considéré les différences entre Doutté, qui
s’inspire largement de James Frazer, et Westermarck, qui puise ses idées dans la
philosophie empirique britannique (chapitre 31). J’ai aussi comparé Geertz avec Gellner.
Geertz approche la culture comme un système de sens. Cette approche interprétative
fonde sa pratique de l’ethnographie qui vise les structures de sens à travers lesquelles
l’acteur produit, perçoit et interprète ses actions. A l’opposé, Gellner souligne
l’importance des structures sociales, accorde peu de place aux actions sociales et aux
significations que les gens attribuent à leurs actions. Concernant la sainteté, par exemple,
Geertz l’approche comme un ensemble de notions telles que le miraculeux et le
généalogique, alors que Gellner le fait en termes de rôles sociaux tels que l’arbitrage et la
supervision des élections tribales (chapitre 29). Approcher la religion comme un système
de survivances et de débris antiques ou comme un système de sens ou encore comme un
système de rôles sociaux conduit à des descriptions fort différentes des phénomènes
religieux.
6 Toutefois, nous avons conçu le cadre théorique d’un chercheur comme un guide qui lui
laisse une marge de liberté. Même dogmatique et têtu, il faut faire l’hypothèse que ses
interprétations ne sont pas toutes nécessairement adéquates avec le cadre théorique dont
il se réclame. Les théories ne prévoient pas tout, et le chercheur n’est pas constamment
vigilant pour appliquer systématiquement la théorie adoptée. Cela veut dire qu’il faut
être attentif au décalage et aux contradictions qui pourraient exister entre les traditions
théoriques invoquées par un auteur et son approche effective. Il arrive à Geertz d’omettre
son approche sémiotique et compréhensive au profit d’une approche culturaliste et
holiste. A cet égard, j’ai analysé sa manière de généraliser et de construire une catégorie
aussi large que l’islam marocain. J’ai examiné ses postulats (homogénéisation culturelle
du pays), puis le statut du cas particulier (vie d’un saint, vie d’un roi) sur lequel il fonde sa
généralisation. Ma critique principale est l’absence de continuité empirique entre le cas
choisi, qui est en fait un cas exemplaire et non particulier, et la religiosité ordinaire des
Marocains (chapitre 33).
7 Waterbury a tenté d’expliquer les comportements de l’élite et l’immobilisme politique au
Maroc par l’attachement inconscient aux normes tribales. Il s’appuie ainsi sur un modèle
segmentaire qui est en fait l’opposé de celui défendu par Gellner. Il ne s’agit pas
seulement de constater l’erreur théorique de Waterbury en comparant sa conception de
315

la segmentarité avec celles de Gellner et d’Evans-Pritchard, mais de comprendre l’usage


qu’il en a fait (chapitre 30).

Position sociale
8 La connaissance, qu’elle soit commune ou scientifique, est affectée par la position sociale
de l’acteur. Elle n’est pas un processus immédiat qui conduit un sujet vers une réalité
objective, mais plutôt un processus médiatisé par un sujet socialement situé. L’homme
d’Eglise développerait une connaissance sur l’argent et sur le prêt à intérêt qui serait
différente de celle du capitaliste et du négociant. Karl Mannheim nuance la relativité de la
connaissance en affirmant que « la situation hors classe des intellectuels constitue une
garantie de la validité de leur pensée sociale » (Mannheim, 1929, p. 102 ; Merton, 1965,
p. 335, 351-354). Il y aurait donc un type de position sociale qui n’affecterait pas la
neutralité et l’objectivité des recherches scientifiques. C’est le cas du sociologue de la
connaissance qui se situe souvent en marge des systèmes sociaux. Cette marginalité lui
permet de percevoir les perspectives intellectuelles des différents groupes et d’éviter
d’être, par conséquent, prisonnier d’une seule perspective intellectuelle. Il y a donc pour
Mannheim la possibilité d’être objectif, et cette objectivité est sociologiquement fondée.
La marginalité et son corollaire, la capacité de percevoir les perspectives des différents
groupes sociaux ainsi que leurs limites, permettent de prétendre à l’objectivité du
chercheur.
9 La notion de Mannheim d’une intelligentsia flottante, définie par rapport aux classes
sociales, n’épuise pas la question de la position sociale. Un chercheur, comme n’importe
quel acteur social, a une position qui est associée aux rôles sociaux qu’il assume en
société. Il peut être militaire, fonctionnaire, universitaire, militant. Nous distinguons la
position générale ou commune et la position particulière des chercheurs. La première les
définit en tant que corps homogène en les distinguant d’autres positions sociales, celles
de banquier, de négociant ou de politicien. La seconde réfère aux différences que connaît
le corps des chercheurs lui-même. Robert Merton distingue, par exemple, le chercheur
intégré dans une bureaucratie et celui qui ne l’est pas. Le chercheur bureaucrate a pour
client le politicien, et le chercheur indépendant, le public. C’est pourquoi, pour rester
fidèles à leurs intérêts intellectuels et sauvegarder leur autonomie, des chercheurs
choisissent l’Université. Merton examine ensuite les effets de ces différentes positions sur
le choix et la définition des problèmes. La position professionnelle du chercheur
bureaucrate fait de lui un technicien. Il subit la pression de l’action qui influence sa
manière d’aborder les problèmes. Il pense par rapport à une situation déterminée et en
des termes techniques. Par contre, le chercheur indépendant, affranchi de tout contrôle
bureaucratique, se sent libre d’envisager toutes les conséquences politiques de son
travail. Il n’est pas obligé de donner un but pratique à son action. Le choix du sujet
dépend de considérations théoriques et non politiques. Il peut s’intéresser à toute
question qu’il trouve théoriquement significative (Merton, 1965, p. 357-368).
10 Il faut noter que des chercheurs peuvent partager une même position sociale et pas
forcément les mêmes dispositions théoriques, et inversement. Un banquier percevra
autrement les phénomènes monétaires qu’un professeur de latin (position sociale), et il
les interprétera différemment selon qu’il est ou non influencé par John Keynes (cadre
théorique) (Boudon, 1986, p. 106-118). La position sociale d’un chercheur, ses intérêts
matériels et intellectuels peuvent orienter ses travaux, mais pas au point d’indiquer dans
316

le détail un contenu et une méthode. Un universitaire comme Westermarck, dont les


recherches sont financées par l’Université de Helsinki, sera, à certains égards, différent
de Doutté qui conduit ses missions dans le cadre de l’expansion coloniale française.
Toutefois, lorsque les deux s’inspirent des théories universelles et évolutionnistes des
croyances, leurs interprétations se rapprochent.
11 En parcourant la littérature anthropologique consacrée au Maroc, j’ai constaté la quasi-
absence d’études relatives aux pratiques dites orthodoxes telles que la prière. L’essentiel
de l’ethnographie portait sur des pratiques et des croyances religieuses dites populaires.
Pour comprendre ce déséquilibre, je l’ai ramené davantage aux cadres théoriques
anthropologiques favorisant l’exotique et l’insolite qu’à la position religieuse du
chercheur, souvent non musulman, qui lui interdit l’accès aux lieux sacrés (chapitre 35).
12 L’anthropologie a traditionnellement été fondée sur la notion de l’éloignement entre
l’observateur occidental et les indigènes. Avec l’avènement d’anthropologues marocains
se pose la question du rapport de ces derniers à « leur culture » et à ce qui se produit à
son sujet. J’ai furtivement réfléchi sur ma position de lecteur, anthropologue et marocain,
par rapport aux écrits de Geertz sur des cultures qui me sont complètement étrangères et
ses écrits sur la culture marocaine qui devrait m’être familière. J’ai certes un « avantage
culturel » en tant que Marocain, mais comment l’interpréter (chapitre 28) ?

Rencontre ethnographique
13 L’anthropologie est essentiellement définie comme une discipline fondée sur l’enquête
prolongée de terrain auprès de sociétés étrangères. A cet égard, il est aussi pertinent
d’examiner les effets du cadre théorique et de la position sociale du chercheur sur son
expérience de terrain et, par conséquent, sur le contenu final de sa recherche. De ce point
de vue, la situation ethnographique est une articulation entre la position sociale de
l’anthropologue, son cadre théorique et son expérience quotidienne de terrain.

Durée du séjour et taille du groupe


14 La durée du séjour sur le terrain n’est pas une question simplement pratique. Elle est
influencée par l’orientation théorique du chercheur et éventuellement par sa position
sociale. Doutté ne réalise que de courtes missions, il parle de « courses marocaines ».
Westermarck mène son terrain durant sept ans, dont deux de façon continue, et Berque
réside au Maroc durant une vingtaine d’années dont presque le tiers chez les tribus
Seksawa. De façon générale, nous avons l’explorateur, le fonctionnaire colonial résident
et l’universitaire (l’anthropologue standard) avec des séjours fréquents et plus ou moins
longs.
15 La question est de savoir quel type de terrain et d’ethnographie telle ou telle position
sociale permet ou ne permet pas. Un voyageur, comme Douté, n’aurait pas le même type
d’accès aux gens et à leurs idées qu’un fonctionnaire résident tels que Louis Brunot ou
Jacques Berque. Pour le fonctionnaire résident, l’espace où il circule est d’abord un espace
d’autorité lié à une fonction administrative avant d’être un terrain au sens
anthropologique du terme. Le chercheur colonial et son produit, la connaissance
coloniale, restent des catégories vagues qu’il faut nuancer suivant les positions
particulières des auteurs et leurs cadres théoriques.
317

16 La durée du séjour est en rapport avec la taille du groupe étudié. Voyager, avoir pour
terrain plusieurs groupes, étudier de façon intensive une seule communauté constituent
des options ethnographiques inscrites dans des traditions théoriques différentes.
L’anthropologie commença par spéculer sur l’humanité avant de limiter son champ
d’observation à des aires culturelles ou à des communautés restreintes. Les travaux de
Westermarck illustrent ce changement d’échelle. Il choisit quatorze tribus et deux villes
qui représentaient, à ses yeux, la population marocaine. C’est l’enquête multi-site (multi-
locale fieldwork) avant terme. Montagne produit des monographies tribales, mais son
terrain reste large et couvre principalement le sud du Maroc. Berque observe les
communautés qu’il commande et qui sont souvent restreintes. Gellner opte, suivant en
cela la tradition anthropologique britannique, pour une confédération tribale. Plusieurs
anthropologues américains, à la suite de Geertz, optent pour des villes moyennes, des
communautés plus complexes mais délimitées sur le plan géographique.

Ressource linguistique
17 Parler la langue des groupes étudiés est devenu une exigence anthropologique. C’est un
élément crucial dans l’appréciation d’un travail anthropologique. Mais le plus important,
c’est l’inscription de cette ressource dans le processus ethnographique. On peut
apprendre la langue des groupes étudiés pour les dominer, les administrer ou dialoguer
avec eux. L’usage de la langue dépend de la disposition de l’anthropologue à parler ou non
aux indigènes ou à ses interlocuteurs, à prendre au sérieux ou non leurs paroles et leurs
points de vue. Cette disposition est théorique et éthique. Prendre au sérieux la parole des
sujets étudiés n’allait pas de soi. C’est une disposition qui, en général, faisait défaut aux
anthropologues précurseurs. Elle ne constitue pas une attitude isolée et ne prend sens
que dans le cadre des traditions théoriques utilisées. En tout cas, elle s’accommode
difficilement des paradigmes d’inspiration positiviste qui voient des pré-notions partout,
qui considèrent la religion des indigènes comme une superstition, la magie comme une
pseudo-science et les mythes comme des délires. Prendre en compte le sens que donne
l’acteur à son action (Westermarck, Berque, Geertz,) ou le rejeter (Doutté, Montagne,
Gellner) sont deux principes contradictoires qui orientent les chercheurs vers des
descriptions différentes, voire opposées (chapitres 28, 29 et 32).

Le rapport aux observés


18 La relation aux sujets observés dépend aussi de la manière dont le chercheur pense et
perçoit
sa différence : civilisé/sauvage, chrétien/musulman, colonisateur/colonisé, dominant/
dominé, citadin/rural, étranger/Marocain. C’est à ce niveau que les préjugés risquent
d’alimenter l’interprétation anthropologique. Nous distinguons à cet égard le rapport
théorique aux observés et le rapport effectif. Le premier consiste dans ce que
l’observateur nous dit explicitement la manière dont il conçoit ses rapports aux observés.
Ce niveau est plus simple à identifier et à décrire. Par contre, le rapport effectif aux
observés est souvent omis ou occulté dans les textes anthropologiques. Nous avons
essayé, quand cela a été possible, de l’examiner à partir de textes relatant l’expérience de
terrain (journal de voyage, mémoire, interview, préface).
318

19 La condition primordiale à un travail de terrain consiste dans l’acceptation du chercheur


par les groupes étudiés. L’expérience de Doutté offre un exemple clair de comment son
rapport aux Marocains affecta son travail ethnographique. Doutté, qui voyagea au Maroc
entre 1900 et 1909, se sentait impur dans un pays qu’il trouvait inhospitalier pour les
chrétiens. Quel type d’information pouvait-il obtenir dans ce contexte défavorable ? Se
faire écouter, se faire accepter par une communauté qui ne partage pas la même religion
n’était pas une mince affaire pour les chercheurs du début du siècle passé. Il est courant
d’insister sur l’empathie et sur les longs séjours comme conditions favorables au travail
ethnographique ; il serait aussi intéressant de savoir quel type d’ethnographie est produit
dans le cadre d’interactions éphémères caractérisées par l’antipathie. Dans l’histoire de
l’anthropologie, le recours à ce qu’on appelle la technique de l’entretien n’était pas
évident. Parler aux indigènes n’allait pas de soi. Ceci dépendait des dispositions
théoriques et éthiques de l’anthropologue. A cet égard, j’ai comparé Doutté, qui était
arrogant et parlait peu aux Marocains, avec Westermarck, qui était conscient de
l’importance du sens que les gens donnaient à leurs rites et croyances. Nous sommes
devant deux types d’ethnographie, fondés respectivement sur l’antipathie et la sympathie
(chapitres 31 et 32).
20 Le problème de la relation aux observés se pose autrement pour l’anthropologue
occidental contemporain. Dans ce sens, j’ai considéré les contraintes des rencontres
ethnographiques, notamment celles en rapport avec des questions éthiques et plus
particulièrement la question de la conduite idéale à adopter à l’égard des informateurs et
des groupes étudiés (chapitre 34).
319

Chapitre 27. Robert Montagne et la


sociologie de la chefferie1

1 Gellner utilise, pour rendre compte des travaux anthropologiques sur le Maroc, les
termes mêmes qu’il emploie pour analyser les tribus berbères : « clan d’affiliation »,
« lignage spirituel », « marabout ». Dans leurs pays respectifs, Berque et Geertz sont des
« marabouts » (igourramen, sing. agourram). Ce sont des poètes qui prennent trop de
liberté dans leur interprétation des faits étudiés. Au lignage spirituel de Geertz, il associe
d’autres anthropologues américains qui accordent plus d’importance à la culture, aux
systèmes de significations, qu’aux structures sociales. Il reproche à ce « lignage » d’avoir
largement cité Berque et boudé les travaux de Montagne (Gellner, 1985, p. 107-113). De
plus, il estime que Montagne est injustement ignoré par les chercheurs occidentaux :
Lévi-Strauss ne le cite pas dans son travail sur les moitiés. Pour obtenir sa réhabilitation,
Gellner le rattache à l’un des ancêtres de l’anthropologie, Evans-Pritchard. La
comparaison vise à le libérer de ce provincialisme maghrébin qui entrave sa réputation
internationale. Par rapport à Evans-Pritchard, l’erreur de Montagne serait d’avoir
privilégié la taqbilt (une fédération de villages) et de ne voir l’opposition équilibrée des
groupes qu’à ce niveau de l’organisation politique. C’est une limite à la théorie
segmentaire qui n’assigne aucun niveau particulier au jeu d’opposition et d’équilibre
entre les segments. Montagne aurait été le père de la théorie segmentaire s’il n’avait été
aveuglé par la recherche d’un niveau d’organisation crucial pour lequel il a même inventé
un nom : le canton (taqbilt). Dans tous les cas, faire de lui un précurseur de la théorie
segmentaire n’est pas négligeable. Mais ce serait un hommage maladroit que de
n’invoquer Evans-Pritchard que pour révéler ses erreurs. Aussi Gellner souligne-t-il deux
aspects de l’œuvre de Montagne qui sont, cette fois, négligés par Evans-Pritchard :
l’analyse des rapports entre les tribus et le pouvoir central et l’attention accordée à
l’histoire dans l’étude de ces rapports (Gellner, 1985, p. 179-193).
2 Réhabiliter un auteur constitue un enjeu, une source de légitimation (d’une théorie, d’un
chercheur) dans une bataille entre “clans”, où il n’est ni nécessaire ni souhaitable de
désigner un vainqueur. Il est pourtant intéressant, dans une analyse des travaux
anthropologiques sur le Maroc, d’identifier les affinités entre les anthropologues
contemporains et leurs prédécesseurs ; la manière dont (et les questions au sujet
desquelles) ces derniers sont invoqués et cités. Nous limitant à Montagne, nous
320

constatons qu’il est souvent associé aux rapports entre les tribus et le makhzen, à la
notion de siba et à la théorie des leffs. Son originalité est souvent réduite à ses études des
structures tribales. Nous voulons souligner ici une autre approche, qui prend en compte à
la fois les structures et les processus politiques – approche négligée par Gellner dont la
théorie ne fait aucune place à la chefferie temporelle2. Montagne montre que les systèmes
politiques ne sont pas stables mais oscillent entre la démocratie ou l’oligarchie et la
tyrannie éphémère. L’une de ses questions fondamentales est relative aux processus
d’affaiblissement des structures politiques communautaires et à la naissance du pouvoir
personnel.
3 En étudiant l’organisation sociopolitique actuelle (1982-1992) des Aït Mizane, une petite
tribu (taqbilt, « canton ») du Haut-Atlas occidental, nous avons constaté la vitalité des
structures politiques communautaires3. L’organisation des canaux d’irrigation, des
parcours collectifs, des sanctuaires, des activités touristiques, etc., sont autant
d’occasions où les membres de la jma‘a (« conseil des chefs de famille », « assemblée » :
Montagne emploie les deux) se rencontrent, discutent, se chamaillent... et décident. Les
péripéties d’un conflit récent (1959-1979) qui a opposé la taqbilt des Aït Mizane au
moqaddem d’un sanctuaire rappellent des processus politiques étudiés par Montagne, dans
lesquels un moqaddem devient un chef et soumet à son pouvoir le conseil du groupe (jma‘a
). Notre objectif est simple. Nous proposons de rapprocher l’étude menée par Montagne
des processus politiques que nous avons-nous-mêmes considérés. Dans les deux cas, les
protagonistes principaux sont la jma‘a et ses notables et un prétendant au pouvoir, le
moqaddem, et ses alliés.

Emergence de la chefferie
4 Dans son étude de la chefferie chez les berbères sédentaires, Montagne reprend
explicitement l’approche de Masqueray appliquée à l’évolution des groupes sédentaires
de L’Algérie. A travers l’étude comparative de plusieurs chefferies berbères (une
quarantaine), il propose de dégager des règles constantes, des étapes nécessaires dans
l’évolution de la chefferie. Constatant les lacunes de l’histoire, défaillante à fournir des
données précises pour dégager ces règles et ces étapes, il conduit entre 1923 et 1926
plusieurs enquêtes de terrain – « missions d’études » dans son vocabulaire – dans le Haut-
Atlas occidental et la plaine du Sous essentiellement, dans le Rif et l’Anti-Atlas
(Montagne, 1930, p. III).
5 Il est l’un des rares chercheurs à avoir analysé les structures politiques précoloniales à la
fois d’un point de vue structural et dynamique (Gellner, 1969, p. 26, 63-67). L’étude des
règles constantes, des étapes successives de la constitution de la chefferie est fondée sur
l’observation et la comparaison de processus politiques historiques. Il prend « le risque de
s’égarer dans les mille détails de la vie berbère ». Il écrit qu’on ne peut « sans s’attacher à
des exemples précis, arriver à saisir les aspects essentiels de cette forme de transition
éminemment instable et éphémère entre le gouvernement des assemblées et celui des
caïds » (Montagne, 1930, p. 1930, 270-271). D’ailleurs, c’est davantage à travers l’exposé et
l’analyse de ces détails de la vie politique (« parasités », pour ainsi dire, par la
terminologie de l’époque : évolution, lois sociales, causes générales...) que nous pouvons
dégager son approche, qui sera esquissée en mettant l’accent sur les différents statuts de
chefs et le passage d’un statut à l’autre (moqaddem, amghar, caïd).
321

6 Le moqaddem est désigné par le conseil du canton (taqbilt). Remplacé chaque année, il est
souvent choisi alternativement dans chaque village du canton. Quelquefois, il est tiré au
sort entre les chefs des lignages. Comme son nom l’indique (moqaddem : « celui qui est
placé en tête »), il n’est que le premier des notables (ineflas), « celui qui précède, que l’on
place en avant » : il n’est que le porte-parole du conseil (un Primus inter pares) 4.
7 Ses attributions sont générales. Les mariages et les divorces se font en sa présence. Il
procède au partage d’héritages et prélève alors une petite part sur les successions. Il
punit conformément à la coutume (‘orf) les crimes et délits et inflige l’amende appropriée.
L’argent ainsi perçu est divisé en trois parties : la première lui revient, la deuxième est
destinée au conseil, et la dernière alimente un fonds de réserve. C’est le moqaddem qui a le
privilège de tenir les comptes du fonds du village qui permet d’héberger les hôtes, de
rétribuer les menus services rendus au conseil, de donner aux pauvres de petits secours et
surtout de célébrer avec éclat les fêtes d’alliance (tinoubga). Le moqaddem n’est donc pas
un chef à proprement parler. Le pouvoir est détenu par le conseil. Toutefois, le chef
virtuel est d’abord un moqaddem désigné et contrôlé par ce conseil. Il ne peut devenir
amghar, chef de canton, qu’en diminuant le pouvoir de ceux qui l’ont désigné5. Précisons
les conditions dans lesquelles naît et se développe l’autorité d’un amghar.
8 La première condition est endogène. « L’autorité du moqaddem est variable selon sa
richesse et sa situation personnelle. » Un moqaddem ambitieux doit surtout compter sur la
force de son lignage et ses alliés. La montée d’un chef est d’abord liée aux luttes et
alliances (soffs) entre les différents lignages. L’inégalité entre les lignages est une
condition primordiale pour la naissance d’un chef. Chaque canton « possède toujours, en
effet, parmi les dix ou quinze familles [plutôt lignages, d’après le contexte], deux ou trois
groupes plus forts, plus riches et plus guerriers, auprès desquels les autres viennent
chercher appui ». Donc l’égalité des chefs de famille dans le conseil du canton « est
purement apparente ». Le chef est un moqaddem ambitieux, qui triomphe avec l’appui du
lignage le plus fort. Il élimine ses rivaux (au besoin en les assassinant). Les actes ne sont
plus signés par le conseil comprenant les chefs de lignage (une douzaine), mais par trois
ou quatre personnages importants.
9 Le chef commence par changer les règles du partage des amendés. En plus du tiers auquel
il a droit, il s’accapare le tiers qui revient au canton. Il perçoit en plus le tiers de l’impôt
coranique (la’chour), généralement versé aux personnages religieux et aux pauvres. Il
impose au gré des circonstances des impôts extraordinaires (frida). La naissance du
nouveau chef est consacrée par le changement du titre. Il abandonne le titre de moqaddem
pour prendre celui d’amghar. Dans la montagne, la richesse foncière est extrêmement
limitée. Il reste donc au chef à augmenter, à mesure que son autorité s’affermit, les tarifs
des amendes et à diminuer la part qui revient aux notables. Il confisque les biens des
criminels et de ses ennemis. Mais toutes ses ressources restent faibles pour maintenir et
développer son autorité (Montagne, 1930, p. 224-227, 271-274). Le canton est petit pour
servir l’ambition d’un chef. Les ressources doivent être recherchées à l’extérieur. La
guerre contre les cantons ennemis draine des ressources complémentaires. Il devient chef
de son leff, puis chef de toute la tribu. Il bouleverse les anciennes alliances tribales (leffs)
et crée autour de lui des associations de cantons et de familles, des « alliances de combat »
(amqon n mokohelt, littéralement : « alliance de fusil ») qui ne sont plus fondées sur les
divisions traditionnelles (Montagne, 1930, p. 283-285, 300-306).
10 Par ailleurs, Montagne ajoute une condition qui rendait possible la formation du pouvoir
de l’amghar, à savoir l’éloignement du makhzen. Les cantons de montagne dont il est
322

question ici échappent à l’autorité des représentants (caïds) du sultan. Paradoxalement, le


développement de l’autorité du chef doit reposer sur le sultan. Montagne insiste sur le
contexte politique global pour étudier la chefferie berbère. Un chef qui veut accroître son
autorité demande la reconnaissance du sultan.
11 Le chef Mohamed de Tagontaft (mort en 1883) était à l’origine un simple amghar de
canton. Il est devenu chef d’un leff, puis chef de plusieurs tribus de l’oued Nfis et du Haut-
Atlas. Dans le passé, le chef qui dominait les tribus de haute montagne se proclamait roi (
aguellid). Sous le règne de Moulay al-Hassan, cette alternative n’était plus possible. Au
contraire, un chef qui voulait accroître son autorité demandait la reconnaissance du
sultan. En 1876, l’amghar Mohamed sollicita la reconnaissance du sultan qui le nomma
caïd. Dépasser le statut de l’amghar pour celui du caïd se faisait avec l’appui du sultan
(Montagne, 1930, 286, 327-328, 395-400 ; voir Naciri, Istiqça, tome X, p. 302).

Structures communautaires et pouvoir personnel (


jma‘a contre moqaddem)
12 Gardons à l’esprit ce processus politique décrivant la naissance des grands caïds de l’Atlas
et retournons chez les Aït Mizane pour considérer l’échec de l’émergence d’un leadership
religieux. Il s’agit d’une taqbilt composée de trois villages (douars) groupant plus de 200
familles. La jma‘a, une assemblée ad hoc de chefs de famille, se réunit fréquemment, dans
un lieu public et de façon informelle, pour gérer les choses collectives (mosquée,
équipements hydrauliques, parcours, rituels...).
13 Dans l’un des trois villages, Aremd, réside un lignage qui administre depuis au moins trois
générations le sanctuaire de Sidi Chamharouch. Il comprend treize familles. Il a à sa tête
un moqaddem qui n’a que des fonctions rituelles (sacrificateur notamment). Il a droit aux
offrandes en nature et en argent ainsi qu’à la peau des victimes dédiées au saint (la viande
étant distribuée aux pèlerins). Le contrôle des sacrifices se fait à tour de rôle entre le
moqaddem, d’une part, et ses quatre cousins, d’autre part (leurs fils mariés ne sont pas
comptés). Étant fils unique, le moqaddem s’approprie une part à lui seul. Circonstance
favorable majorée depuis les années 70 par l’affluence croissante des pèlerins. Les
recettes sont de plus en plus substantielles. Le moqaddem se distingue du reste des
membres de la tribu. Sa maison, qui surplombe le lieu du sacrifice et où il reçoit les
autorités locales le jour du moussem, témoigne de son éminence.
14 Mais la jma‘a a toujours conservé un droit de regard sur le sanctuaire. Afin d’organiser le
moussem annuel du saint, elle contrôlait les sacrifices pendant une quinzaine de jours. Les
recettes du sanctuaire et les sacrifices des villageois suffisaient à organiser le moussem. A
partir des années 60, pour faire face à l’augmentation des dépenses (la victime, une vache
et le festin offert aux autorités locales), la jma‘a décida de prolonger la durée du contrôle
du sanctuaire (deux semaines, puis un mois, puis 45 jours et enfin quatre mois). Le
moqaddem s’opposa en vain à ces décisions. Le conflit fut finalement porté par une
délégation de la taqbilt (quatre représentants par village) devant les autorités locales. La
députation essaya même de destituer le moqaddem. Elle soutenait que le sanctuaire avait
toujours été une propriété collective et que l’ancêtre du lignage était désigné par la jma‘a.
L’argument principal portait sur les recettes du sanctuaire. La jma‘a trouvait anormal
qu’une seule personne s’emparât des rentrées en sacrifices évaluées, en 1978, entre 40 000
et 60 000 dirhams.
323

15 Le moqaddem et les membres du lignage se contentaient de mentionner l’ancienneté de


leur statut rituel et d’invoquer une légende, que les membres de la députation tenaient
pour des balivernes, selon laquelle leur ancêtre avait été choisi par le saint – et non pas
par la jma‘a doit-on entendre – pour administrer le sanctuaire. La solution du conflit
n’arrangeait pas le moqaddem qui la trouvait injuste. Depuis 1979, la jma‘a contrôle le
sanctuaire pendant quatre mois, et le lignage pendant huit mois. De plus, la jma‘a a droit
aux mois d’été, saison où les pèlerins sont les plus nombreux et les sacrifices, par
conséquent, abondants. Comme le sanctuaire est situé loin des habitations et à 2 500
mètres d’altitude, les membres du lignage décrivent autrement le nouveau partage :
« quatre mois pour la tribu, quatre mois pour nous et quatre mois pour l’hiver », disent-
ils. Et en effet, pendant cette saison, les pèlerins se font rares.
16 Le moqaddem du sanctuaire compte parmi les notables actifs du conseil (de son village et
de la taqbilt) et participe à la gestion des choses collectives autres que le sanctuaire. Il
dispose de plusieurs atouts pour augmenter son pouvoir. Il hérite de la fonction et, en
tant que fils unique, il bénéficie d’une part considérable des recettes du sanctuaire. Il
aurait pu accroître son pouvoir si les règles anciennes du partage du sacrifice avaient été
maintenues. Son échec est dû à la vitalité des structures politiques communautaires
permettant le contrôle du pouvoir personnel et à l’action des notables qui animent ces
structures politiques. Le conseil est un cadre de mobilisation des villageois dont la vitalité
dépend des organisateurs, en l’occurrence les notables.
17 Le moqaddem aurait réussi son ascension sociale et politique si le conseil n’avait pas été
impliqué dans l’organisation du culte et le partage des sacrifices. A mesure que le
sanctuaire prenait de l’importance et gagnait en célébrité, le moqaddem recevait la part du
lion. Les notables, qui contrôlaient périodiquement les sacrifices et s’apercevaient de
l’accroissement des recettes du sanctuaire, ne pouvaient rester indifférents devant une
situation où l’un d’entre eux s’enrichissait à outrance. D’ailleurs, la députation des
notables contestait officiellement le fait qu’une seule personne puisse s’emparer des
recettes d’un bien considéré comme collectif.
18 Ce n’est pas par hasard si la contestation du moqaddem fut déclenchée et soutenue par les
notables de son village. Parmi ceux-ci, quatre personnes, souvent citées ensemble,
rencontrèrent les notables des villages voisins pour demander leur soutien et leur
participation à la députation tribale. L’enjeu étant l’équilibre des richesses entre notables.
Ceux-ci avaient tout intérêt à intégrer le maximum possible de chefs de foyer dans la
contestation. D’où l’intérêt d’une structure politique telle que la jma‘a. C’est à ce niveau
que les notables mobilisaient le reste des villageois. Dans le conflit en question, aucune
défection n’a été mentionnée. Tous les chefs de famille avaient un intérêt à ne plus
supporter l’organisation du moussem et à puiser dans la caisse du saint.
19 A la vigueur du conseil, il faudra ajouter la faiblesse du lignage desservant. Seul le
moqaddem conduisait et supportait financièrement les frais du conflit. Dans des structures
politiques similaires, une personne ambitieuse qui veut accroître son pouvoir personnel
doit compter sur l’appui d’un lignage fort (et des lignages alliés) et sur la bénédiction d’un
conseil affaibli. A cet égard, le moqaddem était doublement désavantagé. Un autre
handicap est lié à la mobilisation des ressources extérieures. Le moqaddem n’avait
nullement le soutien des autorités locales (cheikh de la taqbilt et caïd d’Asni,
représentants du ministère de l’Intérieur). Celles-ci proposèrent aux différents
protagonistes de trouver eux-mêmes une solution et de recourir ainsi aux mécanismes
locaux de résolution des conflits. Devant la passivité du caïd, les notables de la tribu
324

sollicitèrent le président du conseil communal. C’est celui-ci qui, de l’aveu des notables et
du moqaddem lui-même, joua un rôle déterminant dans l’issue du conflit. Son parti-pris
pour la tribu s’explique, selon ces derniers, par une ancienne inimitié qui remontait aux
premières élections législatives du début des années 60. Le moqaddem soutenait alors le
candidat adversaire de l’actuel président du conseil communal (pour une étude détaillée
du conflit, voir Rachik, 1992 a, p. 11-134 [voir supra chapitre 8], 1992 b).
20 Il faut observer un processus social qui est en cours pour s’apercevoir de l’incertitude des
gens et des acteurs principaux quant au déroulement du conflit social. Rien n’est joué
d’avance. Tous les acteurs en compétition s’accordent sur l’importance du président du
conseil communal dans l’issue du conflit. L’inimitié ancienne entre ce dernier et le
moqaddem, une donnée fortuite, n’est devenue une ressource décisive dans le conflit
qu’une fois mobilisée par les membres de la députation qui ont anticipé son efficacité. De
plus, le fait d’allier le président à la cause de la jma‘a n’était pas simple. Au début, il était
réticent car, selon lui, le lignage du moqaddem était traditionnellement l’administrateur
du sanctuaire. Pour le convaincre, l’argument crucial était le quasi-monopole par le
moqaddem des recettes croissantes du sanctuaire. Le président du conseil connaissait la
tribu puisqu’il était son cheikh pendant la période coloniale. Il connaissait également le
moussem du saint pour avoir été, jusqu’aux premières années de l’Indépendance
(1956-1958), le sacrifiant principal. Mais à l’époque, le sanctuaire n’avait presque pas de
recettes. Ce n’est qu’à partir des années 70 que les pèlerins citadins sont devenus
nombreux et avec eux les offrandes. La somme avancée par la députation au président du
conseil aurait été suffisante pour l’impliquer dans la résolution du conflit. Les
représentants de la jma‘a ont misé sur l’inimitié ancienne entre leur allié potentiel et leur
adversaire. L’ancien cheikh n’a pas hésité alors à prendre sa revanche. Revanche qu’on ne
peut mesurer qu’en écoutant la manière acerbe avec laquelle le moqaddem le traite
encore.
21 La chefferie étudiée par Montagne relève du passé. Cependant, elle demeure une
référence pour les études sur la constitution du leadership en milieu rural. Rappelons que
Montagne analyse l’émergence de la chefferie en termes de condition sociale et en termes
d’étapes successives. Il a le mérite de ne pas réduire l’étude des tribus du Haut-Atlas à
l’analyse de leur morphologie sociale et à la découverte des règles régissant leurs
systèmes politiques (théorie des leffs) et d’intégrer dans ses préoccupations la dynamique
politique tribale. Cependant, l’analyse des processus politiques est conduite de la même
manière que les structures politiques :
22 « N’est-il pas permis même de se demander si la constitution du pouvoir des chefs, qui
s’élèvent un instant au-dessus des tribus anar- chiques, ne se poursuit pas, elle aussi, dans
ses rapides étapes, selon des règles constantes, inconnues des hommes, mais qui
cependant dirigent invariablement leurs démarches ? » (Montagne, 1930, p. 271.)
23 Le résultat de l’analyse devait donc déboucher sur les étapes de la constitution de la
chefferie : devenir moqaddem, disposer d’un lignage fort, affaiblir la jma‘a, devenir amghar
loin du pouvoir central, devenir caïd grâce au sultan. Ce processus est répétitif. La voie
pour un chef est tracée, les étapes sont connues d’avance. Chaque chef suit les traces de
ses prédécesseurs. Déterminée par des structures sociales, la chefferie est surtout pilotée
par des processus politiques.
325

NOTES
1. Paru dans La Sociologie de Robert Montagne, sous la dir. de François Pouillon et Daniel Rivet,
Paris, Maisonneuve et Larose, 2000, p. 103-110.
2. Gellner est plutôt intéressé par l’absence de chefferie temporelle chez les tribus du Haut-Atlas
central, absence expliquée à la fois par le rôle des lignages saints dans l’arbitrage des conflits
politiques et par le principe de rotation des chefs (appelés aussi amghar) à la tête des
groupements tribaux (Gellner, 1969). L’absence de chefferie temporelle serait une preuve
supplémentaire du caractère segmentaire des tribus étudiées.
3. Les Aït Mizane appartiennent aux groupes berbères du Haut-Atlas. Leur territoire est situé à
une soixantaine de kilomètres au sud de Marrakech et à quelques heures de marche du fameux
sommet du Toubqal. Ils dépendent sur le plan administratif de la commune rurale d’Asni. Quant
au sanctuaire de Sidi Chamharouch (à 2 500 mètres d’altitude), il faut compter, à partir du
dernier village le plus en amont, Aremd, une heure de marche pour y arriver. Sur ces mêmes
groupes et leurs rites, voir Hammoudi, 1988 ; Rachik, 1990 et 1992.
4. L’équivalent berbère du mot arabe moqaddem dérive de la racine zwr, qui signifie aussi
précéder (Montagne, 1930, p. 62, 88, 222, 329).
5. En arabe chikh. Amghar, pl. imgharen, nom verbal provenant de la racine mghr, être grand par la
taille, l‘âge, la situation sociale, etc. Cf. Charles de Foucauld, Dictionnaire touareg/français, II,
p. 164.

RÉSUMÉS
Robert Montagne est souvent présenté comme un précurseur de l’étude des tribus en termes de
structure sociale. Nous analysons dans ce texte comment il a aussi pris en compte des processus
politiques, notamment l’instabilité des systèmes politiques et leurs oscillations entre la
démocratie et la tyrannie éphémère, et comment il a expliqué la naissance du pouvoir personnel
des grands caïds en rapport avec les processus d’affaiblissement des structures politiques
communautaires. Nous avons rapproché, dans un second temps, l’étude de Montagne d’un conflit
intra-tribal récent où les protagonistes principaux sont la jma‘a et des notables de la tribu.
L’étude de ce conflit nous a permis de comprendre l’échec de l’émergence d’un leadership
religieux.
326

Chapitre 28. Lire des textes


anthropologiques sur « sa propre
culture1 »

1 Les anthropologues continueront peut-être à vouloir se convaincre et convaincre qu’ils


ont certainement compris et pénétré une culture qui leur est étrangère. Selon Geertz,
après la décolonisation et le changement du contexte politique et moral dans lequel
s’inscrivait le travail ethnographique, les difficultés de pénétrer, d’étudier une culture ne
sont plus seulement techniques, elles sont morales et politiques : « Un des principaux
fondements sur lesquels les écrits anthropologiques reposaient hier encore, à savoir que
leurs objets et leur public étaient non seulement séparables mais moralement distincts,
qu’il fallait décrire les premiers mais pas s’adresser à eux, informer le deuxième mais pas
l’impliquer, s’est pratiquement désintégré. » Partant de ce constat, il pose les questions
suivantes : « Qui faut-il convaincre, à présent ? Les africanistes ou les Africains ? Les
américanistes ou les Indiens d’Amérique ?... Et de quoi ? De l’exactitude des faits ? De la
validité de la théorie ? De la puissance de l’imagination ? De la profondeur morale ? »
(Geertz, 1996, p. 132.)
2 Si l’on sait que l’anthropologue n’est plus souvent en face de sujets coloniaux, on est
moins sûr du statut de ses nouveaux sujets : informateur, interlocuteur, co-auteur,
citoyen... L’anthropologue (occidental) devra prendre en considération à la fois les
africanistes et les Africains. La situation sera plus complexe lorsque l’« africaniste » est un
Africain, le « marocaniste » un Marocain. L’une des conséquences significatives, favorisée
par ce changement du contexte politique du travail ethnographique, est relative au
métier même de l’anthropologue et à sa production. Le texte qu’il produit sera à mi-
chemin entre le texte littéraire et le texte scientifique. Savoir qui parle, qui écrit, devient
une question pressante. Et les anthropologues se voient de plus en plus contraints de se
présenter, de déclarer leur origine, leur sexe... et les effets que leur statut (d’étranger, de
femme...) peut avoir sur la recherche. Sans aller jusqu’au revers du processus, à savoir « la
maladie du journal » (Geertz, 1996, p. 92) ou l’herméneutique narcissique (Gellner, 1992,
p. 23-26), j’aimerais rapidement articuler la question concernant l’auteur à mon statut de
lecteur de textes anthropologiques sur le Maroc et poser quelques questions simples.
327

3 En lisant Geertz, ma position de lecteur change selon que le travail porte sur le Maroc (qui
m’est partiellement étranger) ou sur une culture qui m’est complètement étrangère (Bali,
par exemple). Comment décrire et interpréter cette différence, ce « plus », cet « avantage
culturel », que me confère mon « statut de Marocain », statut explicité par un
anthropologue essayant de dialoguer avec ses collègues, avec ses prédécesseurs, en se
détachant de toutes frontières politique et culturelle. En hommage à Geertz, j’essayerai
d’apporter un simple témoignage, un retour partiel sur mes notes et mes textes pour voir
comment, en tant qu’anthropologue, en tant que Marocain, j’ai lu les travaux de Geertz,
ceux de ses collègues et de ses critiques2.
4 Être un anthropologue indigène, et par conséquent produire une anthropologie indigène,
ne me convient pas, et j’ajouterai, ne m’intéresse pas. Je ne me considère pas comme un
indigène, et je ne peux le devenir. La société globale, à laquelle j’appartiens et que je ne
peux définir que de façon imaginaire (comme c’est le cas pour tout membre appartenant
à une société imaginaire, et à ce niveau je ne me sens pas différent de l’Américain, du
Français...), est complexe. Ce n’est pas l’opposition indigène/non indigène qui sera
pertinente pour définir la différence entre un anthropologue marocain et un
anthropologue occidental. Ce n’est pas par rapport à l’Autre (anthropologue occidental)
que le rôle des anthropologues marocains devra être défini mais plutôt par rapport au
statut de leurs interlocuteurs. Sur le terrain, je me suis toujours considéré comme un
étranger, un outsider, car je ne cessais de faire un effort pour comprendre les actions de
mes interlocuteurs marocains, berbérophones ou arabophones, leurs interprétations des
sacrifices, des innovations pastorales, leurs explications des conflits locaux... Ce que
certains anthropologues occidentaux appellent la « fatigue culturelle », pour qualifier
l’effort qu’ils doivent déployer afin de comprendre une culture non occidentale, je pense
l’avoir éprouvé à plusieurs reprises. Il est évident qu’elle ne peut être la même pour un
chercheur qui a appris une langue étrangère dans le but de faciliter son travail de terrain
et un autre qui a été socialisé dans la même langue que ses interlocuteurs. Il est
également évident que l’anthropologue marocain n’apprend pas tout sur le terrain, qu’il
existe des éléments culturels communs au chercheur et à ses interlocuteurs. Si j’ai à
témoigner à ce sujet, je peux dire que ces éléments communs sont souvent les plus
superficiels, que ce que j’apprenais sur le terrain est si nouveau, si considérable que le
temps m’a toujours manqué pour le « transcrire » quotidiennement. Le flux de
l’information était si fort que j’étais souvent contraint d’omettre ce que j’apprenais de
façon accidentelle. Parfois, c’est du vertige culturel qu’il faudrait parler. Mon ignorance
était tellement grande chez les nomades du Maroc oriental que j’ai dû apprendre presque
tout. Il faut dire qu’ils sont plus étonnés de ce que je sais de leur culture (qui est peu de
chose), que de ce que j’ignore. Ce n’est pas parce que je suis Marocain que je peux
marcher les mains dans la poche, savourer les verres de thé et mener des conversations se
terminant souvent par : « je sais, jeee sais ; ça je savais ; ce n’est pas vrai ! C’est
exactement comme chez nous... ». Pour eux, je suis citadin, et un citadin ne peut savoir
ce que veut dire siga, hlassa, sar’oufa, lgâra, t’arguiba...
5 D’autres situations (que je n’ai pas étudiées) auxquelles réfèrent des notions comme
« sous-culture », « enclave culturelle », peuvent être rajoutées pour montrer la
discontinuité entre la « culture » de l’anthropologue (marocain ou non) et celle de ses
interlocuteurs. En tout cas, l’anthropologue marocain, travaillant sur le Maroc, ne se
meut pas dans un espace culturel homogène. Et c’est pour cette raison qu’il a droit, peut-
328

être pas autant que ses collègues travaillant sur d’autres cultures, à la « fatigue
culturelle ».
6 Par ailleurs, j’apprends davantage sur la culture et la société marocaines en lisant les
travaux de mes collègues et de mes prédécesseurs. Si ces évidences sont acceptées, si je
passe une dizaine d’années dans trois villages dont la taille ne dépasse pas 300 familles
pour comprendre quelques aspects de leur culture et que je retourne chez moi souvent
déçu parce que je n’ai pas approfondi telle ou telle question ou parce que je n’ai pas saisi
le sens de tel geste..., comment être convaincu de propositions du type « les Marocains
pensent ceci », « les Marocains font cela » ? Je suis Marocain, et je devrais être le premier
à le savoir (Rachik, 1990 ; 1992). À prendre ces généralisations au sérieux, tout
anthropologue marocain voulant travailler sur le Maroc est condamné à ne pas avoir de
terrain, ou plutôt à accepter que sa quotidienneté et son terrain se confondent. C’est
d’abord ce type de généralisation que je vais brièvement discuter.
7 Maintes questions peuvent être posées à cet égard. Qui permet, qui rend possible ce type
de généralisation : une connaissance de la langue de la société étudiée, les techniques
ethnographiques, un séjour prolongé sur le terrain, le paradigme théorique à partir
duquel la culture de l’autre est approchée, les « stratégies » d’écriture... ? Il va sans dire
que je ne peux répondre ici à ces questions, et même celles que je choisirai ne seront
considérées que partiellement.

Des objets et des théories


8 J’étais fasciné par les travaux ethnographiques qui partaient d’un objet apparemment
simple pour aboutir à une description complexe des différents éléments, de leurs noms,
des usages qu’on en fait, des coutumes qui leur sont liées... J’étais fasciné de découvrir à
travers l’araire et la tente... un univers complexe de mots, d’idées et de pratiques. Le
prototype était pour moi le livre d’Émile Laoust, Mots et choses berbères (1920). Ce genre de
recherche est tombée en désuétude en même temps que la colonisation.
9 Si je parle de Laoust, c’est seulement pour souligner la différence entre des études où l’on
est pressé par une avalanche de mots et de choses locaux et celles où ces mots et choses
sont quasi inexistants. Convaincre, séduire..., ce n’est plus produire une « ethnographie
riche », c’est pouvoir expliquer grâce à une théorie la société et la culture étudiées. Au
Maroc, on le devine, c’est Ernest Gellner qui a séduit des chercheurs pour avoir expliqué
le fonctionnement du système politique tribal grâce à sa théorie de la segmentarité, assez
simple à énoncer, à schématiser et prête à être facilement colportée. Ceux qui n’ont pas
été convaincus par ses travaux lui reprochent l’inadéquation de sa théorie aux faits.
Hammoudi lui reproche notamment de fonder son analyse des tribus sur leur idéologie
égalitaire, de négliger la stratification sociale, les liens de dépendance entre les groupes
sociaux... (Hammoudi, 1975, 147-149). Munson rapporte des faits de l’histoire des mêmes
tribus étudiées par Gellner où le système des alliances segmentaires ne fonctionnait pas
(Munson, 1993 b, p. 269-276).
10 Par ailleurs, une théorie qui est imposée à une société et à une culture a peu de chance de
convaincre des chercheurs et des lecteurs pour qui la culture locale (le savoir local,
l’exégèse, le point de vue de l’indigène...) est centrale. Entre l’avalanche de mots berbères
et les interprétations intermittentes de Laoust, d’une part, l’omniprésence d’une théorie
329

et l’indigence vernaculaire de Gellner, de l’autre, il existe une place à une pratique


ethnographique qui lie les concepts de l’anthropologie et les concepts locaux.
11 Ce détour, peut-être forcé, par Laoust et Gellner, est important pour situer dans
« l’histoire de la connaissance anthropologique du Maroc » l’ethnographie, définie par
Geertz comme une description interprétative. Geertz lie les « concepts éloignés de
l’expérience », les concepts utilisés par l’anthropologue, par l’observateur, aux « concepts
proches de l’expérience », les concepts utilisés et compris par les intéressés. « Se limiter
aux concepts proches de l’expérience laisse un ethnographe barbotant dans l’immédiat
aussi bien qu’empêtré dans le dialecte ; se limiter aux concepts éloignés le laisse échoué
dans l’abstraction et étouffé dans le jargon. » Geertz propose de saisir les concepts « qui
relèvent de l’expérience proche, et le faire assez bien pour les placer dans un rapport
éclairant avec des concepts éloignés de l’expérience que les théoriciens ont fabriqués
pour capturer les traits généraux de la vie sociale » (Geertz, 1986, p. 73-74).
12 Quels sont les traits généraux de la société et de la culture marocaines que Geertz a
capturés ? Dans son étude du souk à Sefrou, il considère celui-ci comme un concours
d’informations. Sa caractéristique principale est que l’information n’est pas crédible. Il
montre comment le recours à la nisba constitue le moyen qui permet aux gens de
surmonter cette difficulté. La nisba est un système de classification locale à travers lequel
les gens se définissent par rapport à leur famille, leur village, leur tribu, leur ville. Elle
tend à être incorporée dans des noms personnels (par exemple Omar al-Bouhaddiwi =
Omar de la tribu de Bouhaddou). Cependant, la nisba est approchée non seulement comme
une simple représentation de ce que sont les personnes mais aussi comme un ensemble de
principes, de catégories culturelles à l’aide desquels les gens orientent leurs interactions.
En d’autres termes, la nisba, construction culturelle, ne fournit pas seulement un système
de classification selon lequel les gens se perçoivent et perçoivent les autres, mais aussi un
cadre qui leur permet d’organiser certaines de leurs transactions. Connaître la nisba d’une
personne simplifie le processus de recherche d’un partenaire plausible, généralement
appartenant à la même tribu. C’est la stratégie principale qui permet de limiter les coûts
de la recherche du partenaire. Elle sert à éviter les manipulations du poids et de la qualité
des marchandises dans cet échange de face à face.
13 Geertz conclut son étude en rejetant le modèle segmentaire. Il soutient que c’est le
modèle construit à partir de l’étude du souk qui caractérise l’organisation sociale au
Maroc : au lieu des fissions et des fusions des lignages, c’est la communication imparfaite
qui serait la clé pour la compréhension des traits de la société marocaine et maghrébine ;
au lieu de l’opposition complémentaire, le marchandage et la négociation ; au lieu de la
consanguinité, la clientèle... (Geertz, 1979, notamment p. 140-150, 216-235 ; 1986, p. 73-75,
84-86).
14 La généralisation à l’organisation marocaine n’est pas du tout argumentée3. On ne sait pas
comment le souk devient le modèle de la société marocaine (comme on ne sait pas
pourquoi le combat de coqs est érigé, par le même auteur, en modèle de la société
balinaise). Pourquoi présenter une culture comme étant plus ordonnée qu’elle ne le
paraît ? Pourquoi ramener une culture, ou l’un de ses aspects, à un seul modèle ? Quel est
le statut ethnographique de ces propositions attribuant toutes sortes de sens, d’actions,
de stratégies, aux Marocains dans leur ensemble ?
15 En tant qu’anthropologue, je préfère, comme Geertz, des titres comme « Religions in Java »,
plutôt que « The Religion of Java » (Geertz, 1995, p. 55). En tant que Marocain, je peux avoir
deux réactions extrêmes. Soit lire un texte sur le Maroc tout en répétant « c’est ça »,
330

« c’est vraiment ça »... (ce qui m’arrive rarement, et dorénavant je ferai attention), soit
me sentir complètement étranger aux Marocains dont il est question. Dans le premier cas,
le texte anthropologique serait une sorte de miroir qui reflète quelques aspects de ce que
je sais et de ce que je fais (et je me demande si un tel texte peut exister). Dans le second
cas, le texte serait une série de découvertes de nouvelles manières de penser et d’agir des
sujets et des groupes étudiés avec qui je suis censé partager la même culture. Dans la
plupart des cas, la situation est complexe. J’ai beaucoup appris en lisant Geertz. Le fait
même de recourir à la nisba lors des transactions commerciales est nouveau pour moi qui,
comme plusieurs citadins, recours au shopping comparison (dour f-souq, c’est-à-dire faire le
tour du marché). Je n’exclus pas les citadins de Sefrou. Geertz mentionne souq elbatrina (le
marché de la vitrine, i.e., les boutiques du centre de la ville) sans le décrire. On ne sait pas
ce que devient la nisba dans ce marché. Par ailleurs, lorsque la somme est importante
(pour l’achat d’un ordinateur, d’un grand tapis...) et le recours au shopping comparison
insuffisant, c’est le réseau amical que je mobilise le plus. À la différence des gens de
Sefrou et des « Marocains » chez Geertz, je ne recours pas aux gens des tribus de mon
père, ni à ceux de ma mère (je n’ose même pas dire, après avoir grandi à Casablanca, ma
tribu...). Toutefois, je sais, à partir de l’expérience de certains de mes amis, que c’est une
possibilité parmi d’autres et que c’est une opportunité que j’aurais moi-même saisie si elle
s’était présentée et avérée plus efficace.
16 Je pense qu’un anthropologue ne peut convaincre en généralisant à toute une culture. La
ville et les grands souks sont des espaces particuliers qu’il faut prendre en considération
en étudiant l’usage de l’identité collective. Ils mettent en rapport des gens de diverses
origines. Il semble qu’en ville et aux marchés, les gens se classent eux-mêmes et classent
les autres en invoquant de larges groupements (confédérations tribales, régions...). Les
gens qui réfèrent à de telles identités ne se connaissent pas et ne peuvent, vu leur
nombre, se connaître personnellement. Et relativement à l’usage de l’identité collective,
c’est la principale distinction entre une ville comme Casablanca, où je réside, et des
communautés rurales restreintes que j’ai pu étudier. En ville, excepté les cas où elle est
liée à des groupements informels ou à des associations organisées, l’identité collective
tend à être un système de classification basé sur de vagues traits et attributs communs.
L’identité collective est un ensemble de stéréotypes qui vise à caractériser une catégorie
sociale dont la dimension est large, le contenu lâche et les contours vagues. En milieu
urbain, les informations liées à la nisba tendent à devenir des stéréotypes. Une personne
ordinaire à Sefrou penserait qu’un ensemble de traits peuvent être corrélés : les gens nés
à Fès sont commerçants de tissus, les gens originaires de Sous sont des épiciers... (Rosen,
1979, p. 40-47 ; 1984, p. 21-28). Dans une transaction commerciale, savoir qu’un Soussi est
souvent un épicier n’avance pas à grand-chose. Concernant les mêmes Soussis, les
attributs stéréotypés qui leur sont collés sont contradictoires : agharas (le droit chemin, la
droiture, la rectitude) mais aussi lghech (la tricherie). La confiance qui lui est associée
– car il fait crédit aux gens – n’exclut pas la méfiance. On te pose la question sous forme
d’énigme : « Sais-tu pourquoi le Soussi a placé un miroir au fond de son tiroir ? » ; la
réponse doit être : « Pour s’assurer que c’est lui-même et non pas un autre qui ouvre le
tiroir chaque fois qu’il rend la monnaie... »
17 Plus sérieusement, la question qu’il faudrait se poser est de savoir jusqu’à quel point les
gens croient aux stéréotypes qu’ils associent à telle ou telle identité collective et jusqu’à
quel point ils les prennent en compte dans leurs actions. Il semble que les informations
que les gens essaient d’obtenir sont basées essentiellement sur l’expérience personnelle
331

ou celles d’autres personnes qu’ils connaissent et qui sont en rapport avec l’éventuel
partenaire.
18 Geertz lui-même soutient que la nisba n’apporte qu’une esquisse vague de ce que sont les
acteurs et que les principales informations sont obtenues au cours du processus de
l’interaction elle-même. Il conclut que la catégorisation de type nisba conduit, de façon
paradoxale, à un hyper-individualisme. Les acteurs recourent aux informations liées aux
identités collectives de leurs partenaires, mais c’est au cours de l’interaction que les
notions déterminant les appartenances (tribu, douar, parenté) sont négociées et d’autres
informations recueillies (Geertz, 1986, p. 87). Mais alors, pourquoi l’insistance sur la nisba
et non pas sur ces « autres informations » recherchées par les partenaires ? Peut-être
parce que ces autres informations sont tellement vagues, disparates, irrégulières qu’elles
ne peuvent être réunies sous une notion indigène comme le sont celles auxquelles la nisba
réfère.
19 Le recours à la nisba est une possibilité parmi d’autres. L’étranger (à la famille, à la tribu,
au pays) peut être un partenaire idéal. Et c’est une heureuse coïncidence que la maxime
qui réfère à ce type de situation contienne le mot souk : « le pain du souk, c’est l’étranger
qui le consomme » (khoubz souq yaklou Ibarrani – on utilise ce proverbe lorsqu’une
personne reproche à un parent de privilégier des étrangers alors qu’elle s’estime
prioritaire). Les gens disposent d’un stock culturel, d’un stock de solutions, diversifié,
contradictoire..., qui permet de s’adapter à différentes situations. Lorsque Rosen n’étudie
pas un groupe social pris globalement mais reconstitue le réseau social d’une personne
déterminée, il montre la complexité des stratégies et des notions mobilisées (les groupes
de parenté, le ‘ar, l’argent, le pacte de Tata, les faveurs anciennes, etc.) (Rosen, 1979,
p. 40-47 ; 1984, p. 21-28).
20 La culture dégagée à travers l’étude du marché semble homogène. La question est de
savoir comment prendre en compte l’hétérogénéité d’une culture et ses incohérences4. Au
sujet d’une même nisba et au sujet de l’efficacité de son utilisation, le chercheur
trouverait des notions contradictoires qui découragent et déconseillent toute transaction
avec ses proches et les gens de sa tribu. Tantôt on valorise la nisba tantôt lam’arfa (‘andou
lam’arfa, veut dire « il a des relations »), tantôt on recourt au frère du père, tantôt au frère
de la mère, tantôt aux alliances de Tata, tantôt au sacrifice du ‘ar, tantôt on dévalorise
tout excepté l’argent. Peut-on être proche de la logique de la vie, comme nous y invite
Geertz, en réduisant les alternatives offertes aux gens à une proposition générale ?

Le mythe de l’auteur invisible5


21 À partir des années 70, l’anthropologie interprétative est devenue la cible des critiques de
jeunes anthropologues américains. Ces critiques partent des réflexions sur la nature de la
rencontre ethnographique, ses implications scientifiques, éthiques et politiques. On peut
les réunir autour de l’autorité de l’observateur et de l’auteur. Crapanzano, critique ce
qu’il appelle la neutralité et l’invisibilité de l’auteur, en général, et de Geertz, en
particulier. Il s’appuie sur une étude de Geertz relative au combat de coqs.
22 Il remarque que Geertz emploie le « je » au début du texte, juste pour montrer qu’il était
bien là-bas, qu’il était bien avec les habitants de Bali, qu’il est tellement avec eux qu’il a
également pris la fuite (accompagné de Hildred, son épouse) suite à une descente de la
police venue empêcher le combat de coqs. Cependant, une fois reconnu par les Balinais,
332

l’usage du « je » disparaît ; en tant qu’observateur, Geertz s’éclipse au profit d’une voix


invisible, celle de l’auteur interprétant ce qu’il a observé. Crapanzano se demande
pourquoi Geertz et son épouse sont traités comme des individus alors que les Balinais
sont pris en général. Sans aucune preuve, Geertz attribue toutes sortes de sens,
d’expériences, de motivations, d’intentions aux Balinais dans leur ensemble. En dépit de
ses prétentions herméneutiques et phénoménologiques, il n’y a pas de compréhension à
partir du point de vue de l’indigène. Il a observé plusieurs combats de coqs mais il n’en a
pas décrit un seul (Clifford, 1986 ; Marcus et Fischer, 1986 ; Tyler, 1986, p. 126-131).
23 L’autorité monophonique de l’anthropologue est interrogée. L’anthropologie
postmoderniste tente de promouvoir la nature coopérative de la situation
ethnographique, elle récuse le rapport observateur/observé. Elle cherche à promouvoir
l’idée d’une production mutuelle du discours. On parle du partenaire indigène, du texte
négocié, du texte participatif. On passe du texte culturel au sujet parlant, qui regarde
autant qu’il est regardé, qui discute, esquive les questions... Le dialogue devient un mode
de production de textes. L’autorité de l’anthropologue est attaquée. Le texte ne doit pas
être perçu comme étant propriété de l’auteur, mais comme un produit partagé entre
l’auteur et les sujets qu’il étudie. Le texte est le produit d’une négociation complexe qui
est souvent escamotée par l’auteur (Crapanzano, 1986, p. 71-75).
24 La métaphore de texte est concurrencée par celle de dialogue (ou d’autres notions
proches : interlocution, conversation, polyphonie, débat...). Autorité de l’anthropologue
et représentation de la culture comme un texte vont ensemble. La position neutre et
invisible de l’anthropologue a des effets sur la « nature » et la définition de la culture. En
s’éliminant dans sa recherche ethnographique, celui-ci nie le caractère dynamique de la
culture étudiée et produit une image statique du peuple étudié et de sa culture. C’est cette
image gelée dans le texte ethnographique qui devient la « culture » de ce peuple (Clifford,
1986, p. 16-19).
25 De cette réflexion sur les relations de production des textes anthropologiques, sur
l’autorité de l’auteur sur le caractère dialogique de l’entreprise de terrain découle une
nouvelle conception de la culture qui est toujours en devenir et qui résiste à toute
systématisation finale. La culture n’est plus un objet à décrire, non plus un corpus unifié
de symboles et de sens qui peut être définitivement interprété (Crapanzano, 1980, p. X).
En attaquant l’autorité de l’anthropologue, en promouvant le dialogue, on récuse par là
même une représentation totalitaire de la culture due à l’existence d’une seule voix, celle
de l’auteur. En prenant en compte les voix différentes et contradictoires de ses
interlocuteurs, l’anthropologue ne peut pas aboutir à des généralisations du type : la
religion des Nuer, la culture zandé, etc. L’ethnographie postmoderne ne peut être que
fragmentaire (Tyler, 1986, p. 131).
26 Voilà ce qui est dit. Voyons un peu ce qui se fait, en nous limitant à des anthropologues
qui ont travaillé sur le Maroc. Le livre de Crapanzano, Tuhami, Portrait of a Moroccan, est
une série de fragments de dialogues avec un pauvre tuilier marocain, entrecoupés par les
interprétations de l’auteur. Celui-ci n’est pas arrivé à gérer la double dimension,
spécifique et typique, d’une rencontre ethnographique. Il y a ce qui relève spécifiquement
de la rencontre, ceci est attribué à Tuhami. Cependant, en ce qui concerne d’autres
questions, il commet ce qu’il reproche à l’anthropologie dite traditionnelle : on ne sait pas
comment certaines idées et pratiques concernant la circoncision, les pèlerinages, le
mariage, les femmes, sont attribuées aux Marocains dans leur ensemble, voire des fois à la
333

culture méditerranéenne (lorsqu’il s’agit de l’honneur et de la pudeur) (Crapanzano, 1980,


p. 13, 17, 30-32, 29-52).
27 La visibilité et la non-neutralité sont cérémonieusement affichées dès le début du texte,
où l’auteur avoue qu’il a du mal à placer un fragment de dialogue dans le texte narratif.
Mais dès qu’il dépasse la relation qui le lie à Tuhami, dès qu’il traite des questions
traditionnelles de l’anthropologie traditionnelle, il devient lui-même invisible et écrit des
textes « traditionnels ». La dimension spécifique de la rencontre favorise le dialogue et le
rend possible. En revanche, la dimension typique semble têtue, hermétique à tout
dialogue : on peut la décrire en transcendant la voix de l’interlocuteur. Tuhami est à la
fois unique et stéréotypé. Seul son aspect unique est l’objet du dialogue. L’aspect typique
semble être un seuil que l’anthropologie dialogique n’arrive pas à apprivoiser. On ne sait
plus si le portrait esquissé est celui d’un Marocain (comme l’indique le sous-titre du livre)
ou celui du Marocain. Est-on alors condamné, dès qu’il s’agit de la dimension typique
d’une culture, de se passer du dialogue et de dresser des portraits généraux ?
28 Dwyer est l’un des rares à avoir poussé l’approche dialogique jusqu’à ses limites. Exceptés
l’introduction et l’épilogue consacrés à des questions théoriques, son livre est une
traduction « littérale » et presque intégrale d’une série d’entretiens avec un seul
interlocuteur à propos de thèmes et d’événements tels que le mariage, la période
coloniale, la confrérie... Toutefois, il souligne l’aspect inégalitaire de la rencontre entre
l’anthropologue et l’informateur. C’est l’anthropologue qui identifie les événements et les
thèmes à discuter, c’est lui qui pose des questions. L’informateur se contente de répondre,
de faire des digressions... L’anthropologue reflète les préoccupations de sa société, il est
poussé ainsi à imposer une forme à l’expérience de l’informateur. Le dialogue ne cache
pas cette inégalité, mais la met en lumière, l’exhibe (Dwyer, 1982).
29 Geertz précise qu’il ne rejette pas l’anthropologie fondée sur la conversation mais
certaines de ses applications simplificatrices (Geertz, Préface à Eickelman, 1985 ; Geertz,
1996, p. 92-100, 129-146). L’une de ses vues simplistes serait de réduire les connaissances
des interlocuteurs interrogés à des voix. On critique ainsi l’autorité de l’anthropologue
tout en exagérant celle de l’interlocuteur. Tout se passe comme si celui-ci était
automatiquement le propriétaire de ce qu’il dit ou de ce qui est dit. Il faut arriver à
imaginer que lorsqu’on écoute une voix ce sont des voix que l’on entend : peut-être celle
des parents de l’interlocuteur, de ses maîtres, de ses amis, de ses voisins...
30 En effet, la position de cette nouvelle conception de l’anthropologie est extrême : elle
passe d’une critique de l’autorité de l’anthropologue, d’une conception totalitaire de la
culture à la négation de toute généralisation. Celle-ci est associée au positivisme, lui-
même associé à la domination coloniale. La solution proposée serait de produire des
dialogues, des fragments de culture inachevés, en mouvement. Ce qui passait pour la
culture marocaine s’évanouit au profit de bribes de conversation avec des interlocuteurs
marocains, le plus éloignés possible du mode de vie de l’anthropologue (un pauvre tuilier,
un habitant d’oasis, un paysan du Sous, un cadi de l’Atlas...). Sommes-nous condamnés
soit à des généralisations du type « les Marocains font, pensent... », soit à la transcription
fragmentaire de quelques voix souvent meurtries ? Dans toute polémique, les
protagonistes sont souvent forcés de recourir, pour mieux se définir, à des notions et à
des théories extrêmes. Le résultat consiste dans de faux dilemmes vigoureusement
inconciliables. Soit une conception totalitaire de la culture (qu’il serait erroné et injuste
de coller de façon absolue à l’œuvre de Geertz), soit une conception fragmentaire ; soit
l’objectivité, soit la subjectivité ; soit le texte, soit le dialogue, etc. Pour éviter ces
334

prétendus dilemmes, il faut peut-être travailler à l’intersection des différentes


problématiques tout en gardant un œil attentif sur leurs confins. Il faut interroger le
passage souvent brusque et inopiné de l’étude d’un bazar, d’un combat de coqs, d’un
saint, à des généralisations sur la religion et la culture d’un pays, tout comme la réduction
des communautés et des sociétés étudiées à un principe unique, qu’il soit culturel ou
structurel (telle conception de l’islam, de la sainteté, de la personne, segmentarité, nisba,
parenté, etc.). Geertz reproche à Gellner d’avoir pris en compte exclusivement le principe
de la segmentarité (moi contre mes frères ; moi et mes frères contre mes oncles ; moi, mes
frères et mes oncles contre les étrangers, etc.) et d’avoir ignoré des situations du type
« moi et mes ennemis contre mes frères » (Geertz, 1971, p. 20-21). Geertz aurait dû lui-
même s’inspirer de cette suggestion en étudiant, en plus du souk, où le recours à la nisba
serait approprié, le « marché moderne » à Sefrou (« souk de la vitrine », « boutiques du
centre-ville ») et la logique des situations où les prix sont fixes, où les gens ont intérêt à
recourir à d’autres formes culturelles qui, à la différence de la nisba, soulignent l’inutilité,
l’inefficacité, voire le danger de traiter avec ses parents et les gens de sa tribu (Rachik,
2003b, 95-109 [voir infra chapitre 29]. Il n’aurait pas dû non plus se contenter de la
biographie d’un saint pour en faire non seulement le modèle de la sainteté au Maroc mais
celui de l’islam marocain. Celui-ci est qualifié de fanatique, car le saint étudié est
fanatique, immobile, rebelle contre le sultan. Que serait devenu l’islam marocain si Geertz
avait pris en compte des saints analphabètes, des saints « fous », des saints cloîtrés, des
ermites vivant à l’écart de la société et du pouvoir politique ? (Rachik, 1999, p. 107-120
[voir supra chapitre 6].) La catégorie « islam marocain », éclatée en plusieurs sens, aurait
en fin de compte peu de sens. Toutefois, ce n’est pas parce que des catégories comme
« culture marocaine » sont critiquables qu’on doit fatalement opter pour une approche
fragmentaire de la culture et de la société. Je pense qu’on aurait tort d’ériger en principes
théoriques rigides des questions qui sont essentiellement d’ordre empirique.
31 Mars 2000

NOTES
1. Paru dans La Méditerranée des anthropologues, Dionigi Albera et Mohamed Tozy (éd.), Aix-en-
Provence, Maisonneuve et Larose, Maison méditerranéenne des sciences de l’homme, 2005,
p. 353-356.
2. Cette contribution reprend une communication présentée à l’occasion d’un hommage organisé
à Sefrou en l’honneur de Clifford Geertz et en sa présence, mai 2001.
3. Geertz recourt à un autre type de généralisation (qu’on peut appeler théorique, par opposition
à celle de type empirique que nous avons examinée) et qui mérite une étude à part (voir Geertz,
1973, p. 331, 337-341).
4. Geertz ne prend pas en compte l’hétérogénéité culturelle lorsqu’il étudie les idéologies des
« nouveaux États » (les États et sociétés traditionnels balinais et marocains sont présentés
comme culturellement homogènes). Il parle alors de tension, de loyautés compétitives, de
motivations opposées, voir C. Geertz, 1973, p. 255- 259, 320-321 ; H. Rachik, 2003a [voir infra,
chapitre 29].
335

RÉSUMÉS
Depuis les années 60 au moins, les conditions du travail anthropologique ont profondément
changé. Parmi ces changements, l’arrivée d’anthropologues « indigènes » qui a suscité des
questions théoriques remettant en cause l’anthropologie « traditionnelle ». Dans ce cadre,
j’interroge mon statut de lecteur (indigène ?) de textes anthropologiques sur le Maroc. J’ai
cherché à savoir si, comparé à un anthropologue étranger, ma familiarité avec la culture
marocaine me confère ou non quelques avantages.
336

Chapitre 29. Chose et sens : réflexions


sur le débat entre Geertz et Gellner1

1 Contrairement à Geertz, Gellner a été un chercheur solitaire. Il utilisait, pour qualifier ses
collègues ou ses émules, les mêmes termes qu’il employait pour décrire l’organisation
tribale. Il semblait obsédé par l’idée d’identifier les clans des anthropologues. Une
attitude qui est manifeste chez lui car il réagissait fréquemment aux travaux de ses
collègues. Son livre Muslim Society, par exemple, comprend une dizaine de compte-rendus
de livres. Il parle d’appartenance clanique (clan affiliation) pour qualifier les relations
entre Geertz et ses collaborateurs. Il traite Geertz de marabout (agourram en berbère) qui
dirige un lignage spirituel composé d’apprentis comme Paul Rabinow (Gellner, 1985,
p. 208, 218-219).
2 Il est vrai que Geertz utilise des métaphores liées à la parenté et qualifie de « famille
d’esprit » l’équipe qu’il dirigeait entre 1965 et 1971. Celle-ci comprenait Hildred Geertz,
Lawrence Rosen, Paul Rabinow et Thomas Dichter. Cette « famille » ne constitue pas une
équipe au sens propre du terme. Chacun a travaillé selon ses propres moyens sur ses
propres questions. Mais s’ils constituent une famille, c’est parce qu’ils partagent le point
de vue selon lequel les systèmes de sens, qu’ils soient hautement explicites comme l’islam
ou moins explicites comme l’hospitalité, permettent aux individus de mettre de l’ordre
dans leur vie. Tous conçoivent les relations sociales comme encastrées dans des formes
symboliques qui leur donnent une structure, et leur tâche est d’identifier ces formes et de
considérer leur impact2.
3 En publiant ses réflexions sur son expérience de terrain, Rabinow a rompu très tôt avec
cet « esprit de famille ». Pour attester cette rupture, il fait appel, à l’occasion de l’édition
française de son livre, à un allié de taille, Pierre Bourdieu. Celui-ci profite de son statut de
préfacier pour attester cérémonieusement le divorce de Rabinow et régler ses comptes
avec Geertz. Par le retour sur soi, écrit Bourdieu, par le retour de l’interprète sur son
interprétation, par l’objectivation du sujet connaissant, par la réflexion sur le travail de
terrain qui n’est qu’un travail de construction d’une représentation de la réalité sociale,
Rabinow marque une double rupture. La première, la plus décisive, avec la représentation
positiviste du travail scientifique, d’une science qui annule le savant, « une science sans
savant qui réduit le sujet connaissant à des tâches d’enregistrement ». La seconde
rupture, « sans doute la plus difficile psychologiquement, avec cette sorte de refurbished
337

positivism (en anglais dans le texte) que Geertz donne en modèle, avec toutes les
séductions de son talent d’écriture, aux jeunes chercheurs américains, à travers l’éloge de
ce qu’il appelle (après Ryle) « thick description » et l’exaltation de la particularité et du «
local knowledge » (in Rabinow, 1988) ». Il est étonnant que Geertz, qui a approché le texte
ethnographique comme une fiction, comme un texte intermédiaire entre le texte
scientifique et le texte littéraire, qui analyse les stratégies textuelles des auteurs, etc., soit
confondu avec Gellner et traité de positiviste.
4 Geertz et Gellner se seraient opposés en partant de leurs approches, non pas de la société
marocaine, mais de la société tout court : Geertz approche la société comme un texte et
Gellner comme un organisme. Dans un compte-rendu du livre Saints of the Atlas, Geertz
écrit que « comme Gellner a choisi une tribu, a été formé dans le cadre de l’anthropologie
sociale britannique, il a une conception organique de l’ordre social, le projet qu’il perçoit
est généalogique3 ». Gellner aurait répliqué : Geertz a choisi une petite ville, a été
influencé par Parsons et par Weber, il a une conception sémiotique de la culture, le projet
qu’il perçoit est interprétatif.
5 Gellner visite pour la première fois le Haut-Atlas durant les vacances de Noël de
1953-1954. Il conduit ses travaux de terrain entre 1954 et 1961. Ses recherches ont été
essentiellement consignées dans son livre Saints of the Atlas, publié en 1969. D’emblée, il
précise que les personnages de son histoire ne sont pas des individus mais des
communautés. Il s’agit des saints et des tribus. C’est le rapport entre ces deux groupes
sociaux et, à travers eux, le rapport entre la politique et la religion qui sont examinés
dans une tribu agro-pastorale7.
6 La vie rurale tend à favoriser une religiosité différente de celle des villes.
L’analphabétisme, qui rend impossible tout recours au livre saint, pousse les ruraux à
recourir au rituel et à une religion « personnalisée ». Ils ont besoin d’un personnel
religieux, non seulement comme intermédiaire avec Dieu, mais aussi comme médiateur
entre les groupes sociaux. La religiosité rurale est caractérisée par la prolifération
d’images concrètes du sacré, l’excès des pratiques rituelles, la hiérarchie et la médiation.
Ainsi, sur le plan politique et religieux, la tribu a besoin des saints. Bref, les questions
posées concernent, essentiellement, le fonctionnement et le maintien de l’hagioarchie, le
« gouvernement » par des saints, dans un environnement tribal quasi anarchique
(Gellner, 1969, p. 7-10, 31-35).
7 Gellner commence par l’étude de l’environnement tribal de la sainteté. À cet égard, sa
question centrale s’inspire de la tradition de l’anthropologie sociale britannique relative
aux « sociétés sans gouvernement ». Il s’agit d’expliquer comment l’ordre est maintenu
parmi les tribus en dehors de l’intervention du pouvoir central. Gellner trouve la réponse
dans la structure segmentaire des sociétés tribales et dans la fonction médiatrice des
saints.
8 Rappelons que le principe de l’emboîtement est un trait essentiel de la structure
segmentaire. Le groupe le plus large est subdivisé en sous-groupes, qui sont à leur tour
subdivisés en d’autres sous-groupes jusqu’à l’échelon inférieur (tribu, clans, lignages,
familles). Une personne appartient à plusieurs groupes qui s’emboîtent. La société
segmentaire ne connaît pas (ou faiblement) l’interférence d’autres groupes sociaux dont
la constitution est fondée sur d’autres critères que la filiation patrilinéaire (sectes,
groupes d’âge...). La définition des groupes exclut donc tout chevauchement des groupes
sociaux et leurs conséquences éventuelles, notamment le conflit de loyauté. Ainsi, pour
338

tout conflit éventuel, il existe des groupes qui peuvent être activés et qui s’équilibrent les
uns face aux autres. L’ordre est maintenu grâce à l’équilibre et à l’opposition des groupes.
9 Dans une société segmentaire où l’ordre est fondé sur l’opposition équilibrée des
segments, les saints sont une excroissance irrégulière (Gellner, 1969, p. 54-55 ; 1976,
p. 26-28). Les saints étudiés par Gellner portent le nom d’Ihansalen (descendants du saint
ancêtre Sidi Saïd Ahensal). Ce sont des chérifs (descendants du prophète). Être chérif est
la première condition pour devenir saint ; cependant, seuls certains d’entre eux le
deviennent. Accomplissant un certain nombre de rôles, un saint est défini par ce qu’il fait
et par ce qui se fait à son égard. Il apparaît comme une sous-classe de chérif, occupe un
statut spécial et possède une compétence pour intercéder auprès de Dieu au profit de ses
protégés. Ce statut, il le doit en principe à sa naissance. Mais en plus de la descendance du
saint, il doit avoir d’autres qualifications. Tous les descendants du saint ne peuvent
accéder au statut d’agourram, bien qu’ils le soient tous potentiellement.
10 Théoriquement, un agourram est un chérif, il possède la baraka, il est médiateur entre les
hommes et Dieu, il arbitre entre les hommes, il est riche, généreux et hospitalier, il est
pacifiste (il ne porte pas d’armes et ne s’engage pas dans les vendettas...). Gellner suggère
d’autres manières de définir l’agourram que de demander aux gens ce qu’est un agourram
et d’observer le processus social par lequel une personne accède à un tel statut. Ce type de
définition est rejeté car il ne peut saisir l’essence de la sainteté de l’agourram. Gellner
définit la sainteté en termes de rôle. Il donne une longue liste comprenant les services
accomplis par les saints. Parmi ces services, la supervision des élections des chefs de
tribu, la médiation entre groupes en conflit, la protection des voyageurs. Les saints
assurent également la continuité des fonctions tribales, la procédure des serments
collectifs et, enfin, accordent la bénédiction.
11 Il commente la liste en disant qu’elle comprend des services clairement perçus par les
gens (comme la médiation) et d’autres (comme la continuité) qui ne seraient pas perçus
ou qui ne sont pas clairement conceptualisés. La différence principale entre le point de
vue de Gellner et celui des gens étudiés est relative à l’attribution de la bénédiction
(baraka). Il écrit que ce service qu’il a mis à dessein en dernier lieu devrait figurer, selon
le point de vue des Berbères, au début de la liste. Selon Gellner, la baraka, les miracles et
autres aspects de la sainteté ne sont que des épiphénomènes. Un agourram doit inventer
des légendes au sujet de ses pouvoirs magiques. D’autres services sont subjectivement
perçus de façon différente de ce qu’ils sont « réellement » (guillemets de Gellner) pour le
sociologue. C’est le cas du serment collectif (Gellner, 1969, p. 70-79, 150-154).

Croyances et situation segmentaire


12 Le serment collectif est une procédure juridique permettant de déterminer le bien-fondé
d’une accusation et donc de mettre fin au conflit en question. Les co-jureurs (imgellan) ne
sont pas des témoins. Ils ne sont pas supposés avoir des informations relatives à
l’innocence ou à la culpabilité de l’accusé. Si un groupe social perd à cause d’une minorité
qui a refusé de prêter le serment, c’est cette minorité qui paie l’amende. Si, au contraire,
la majorité refuse et qu’une minorité accepte, c’est encore la minorité qui supporte les
conséquences en cas de défaite. Ces règles ne militent pas contre le parjure, au contraire,
elles favorisent la solidarité du groupe. Le principe étant « mon clan, à tort ou à raison ».
C’est la minorité qui est toujours sanctionnée.
339

13 Toutefois, comment éviter que le groupe prenne toujours parti en faveur de ses
membres ? Un juge qui ne condamne jamais n’est pas un juge. Le serment collectif est
possible grâce à l’organisation segmentaire. Le conflit n’oppose pas seulement les deux
groupes concernés. Chacun des groupes peut connaître des conflits internes latents. Un
groupe peut sanctionner l’un de ses membres en le laissant tomber. L’existence de deux
conflits simultanés traduit une situation segmentaire par excellence. Le groupe
accusateur peut ne pas accepter le serment collectif et reprendre les hostilités. Aussi le
groupe des co-jureurs ne doit-il pas se montrer systématiquement solidaire de ses
membres ? C’est cette situation segmentaire qui explique pourquoi certains membres
refusent de prêter serment, plutôt que la crainte des sanctions surnaturelles. Gellner
affirme que les croyances sont ici secondaires. Il insiste sur les structures sociales, sur le
double conflit qui caractérise le contexte du serment collectif. À la limite, celui-ci peut
être étudié sans référence aux croyances collectives, l’étude des structures sociales suffit
à l’expliquer (contrairement à Evans-Pritchard, un ancêtre du modèle segmentaire, qui
approche la sorcellerie comme une philosophie locale du hasard). Les gens de la tribu ne
sont pas des philosophes traitant des questions de la foi et du doute. Selon Gellner, il
n’existe pas de bonnes réponses à la question de savoir si les gens « croient réellement »
dans les punitions surnaturelles sanctionnant le parjure (Gellner, 1969, p. 111-115).
14 La situation segmentaire explique le maintien de l’ordre et plus précisément les
mécanismes de résolution des conflits entre groupes. Gellner nuance l’aspect mécanique
de sa théorie en écrivant que « les décisions politiques ne suivent pas nécessairement la
structure segmentaire. Rien ne serait plus erroné que de voir les hommes des tribus,
esclaves en pensée et en actes de leurs clans, incapables d’évaluer des conséquences ou
d’agir indépendamment. Il serait aussi faux de négliger cette structure au niveau des
décisions politiques [...] la présomption initiale et relativement forte consiste en ce que
les allégeances de tribu et de clan soient honorées, à moins que d’autres motifs
n’interviennent. »
15 Cependant, juste après, il affirme que le principe segmentaire opère chez les tribus
étudiées dans une pureté remarquable (absence de stratification, élection tournante...).
Les exceptions sont théoriquement pensables, mais il n’avance aucune illustration de ces
situations où les hommes des tribus ne sont pas esclaves de la structure segmentaire
(Gellner, 1969, p. 111-115 ; 1976, p. 36-41).
16 Nous sommes face à un mode d’explication qui gagne à tous les coups. La situation
segmentaire explique des comportements contradictoires : dans le cas du serment
collectif, elle rend compte aussi bien du soutien des membres du groupe (mon clan à tort
ou à raison) que de leur défection éventuelle (un juge qui ne condamne pas n’est pas un
bon juge). La constante chez Gellner, quand on a à l’esprit les travaux de Geertz, réside
dans le fait que le recours aux structures sociales pour expliquer des comportements
politiques est fondé sur un rejet explicite et systématique des explications locales et sur
un évitement du point de vue des indigènes. Gellner serait un néo-durkheimien qui
souligne l’importance des structures sociales, accordant peu de place aux actions sociales
et aux significations que les gens attribuent à leurs actions.
340

Nisba comme construction culturelle


17 Lorsque Geertz commença ses travaux au début des années 50, la conception de
l’entreprise anthropologique, qui reposait sur le fait que « des gens ont une culture là-bas
et que le travail du chercheur est de revenir nous dire ce que c’était », commençait à être
interrogée. Une décennie plus tard, lorsqu’il était au Maroc, les doutes, dit-il, étaient
devenus plus forts. Mais les paradigmes, à la fois de la recherche et de l’écriture, sont
restés classiques. On ne dépassait pas les « people studies » (Nuer, Trobriandais, Talensi...)
(Geertz, 1995, p. 43-44).
18 À cet égard, Geertz traite Gellner de « vieux croyant ». Car pour celui-ci, il existe encore,
d’une part, un objet extérieur, comme l’Everest, et, d’autre part, un ensemble de concepts
analytiques appelé à le décrire. Geertz lui reproche sa conception immaculée de la
compréhension scientifique, sa conception du monde vécu comme divisé en faits qui se
présentent directement au chercheur. Les alliances de parenté jouent un rôle dans
l’organisation sociale nord-africaine, notamment en milieu rural, mais rien ne justifie le
privilège particulier qui leur est accordé. Les gens ne sont pas enfermés dans un système
de droits et d’obligations. Geertz reproche notamment à Gellner de venir au Maroc avec
une théorie finie en cherchant simplement à l’illustrer4.
19 Les travaux de Geertz sur le Maroc sont inséparables de ses réflexions sur le concept de
culture et sur la pratique de l’ethnographie. La culture est approchée comme un système
de sens, et l’une des questions principales posées par lui et son « équipe » est de savoir
comment les constructions culturelles de la réalité affectent l’action sociale. C’est ainsi
que le point de vue de l’indigène est central pour l’approche interprétative. La conception
de la culture de Geertz est liée à sa conception de la pratique de l’ethnographie. La
« description dense » a pour objet les structures de sens à travers lesquelles les gens
produisent, perçoivent et interprètent leurs actions.
20 Les processus grâce auxquels, sur le terrain, un anthropologue accède au savoir de ses
sujets et aux sens que ceux-ci donnent à leurs actions doivent être examinés.
L’interprétation ethnographique et la réflexion sur le processus de recherche (sur le
terrain et au bureau) vont ensemble. Les textes anthropologiques ne sont que des
interprétations d’autres interprétations locales. L’ethnographie est interprétative, ce
qu’elle interprète, c’est le discours social. Ce que l’ethnographe affronte sur le terrain, ce
n’est pas une série de faits objectifs, mais une multiplicité de structures conceptuelles
complexes. L’ethnographie s’apparente à essayer de lire un manuscrit étranger, fané,
plein d’ellipses, d’incohérences et de commentaires tendancieux. Le but de
l’anthropologie, c’est l’élargissement de l’univers du discours humain. C’est un but auquel
la conception sémiotique de la culture est adaptée. La culture est un contexte à l’intérieur
duquel des processus et des institutions peuvent être décrits de manière dense. On ne
trouve pas chez Geertz une théorie aussi systématique que la théorie segmentaire.
L’approche interprétative résisterait à toute théorie (Geertz, 1973, p. 3-33).
21 Geertz considère le souk de Sefrou (petite ville du Moyen-Atlas) comme un concours
d’informations. La caractéristique principale du souk est que l’information n’est pas
crédible. Ce qui fait problème, c’est que ce que tu ne sais pas, d’autres le savent. Le souk
étant un concours d’informations et le but la recherche d’informations crédibles, il reste à
définir le moyen qui permet aux gens d’y accéder. Geertz trouve ce moyen dans la nisba,
qui est un système de classification locale à travers lequel les gens se définissent par
341

rapport à leur famille, leur village, leur tribu, leur ville... La nisba est une construction
culturelle (un ensemble de notions culturelles), un guide pour la construction de la réalité
sociale et un système classificatoire selon lequel les gens organisent leurs interactions.
Pour engager une transaction commerciale, l’information essentielle dont il faut disposer
est relative à la nisba. Connaître la nisba d’une personne est la stratégie principale qui
permet de limiter les coûts de la recherche du partenaire. Elle sert à éviter les
manipulations de poids, de qualité des marchandises dans un échange de face à face.
22 Elle est approchée comme une représentation de ce que sont les personnes mais aussi
comme un ensemble de catégories culturelles à l’aide desquelles l’interaction entre
personnes est organisée. En d’autres termes, elle ne fournit pas seulement un système de
classification selon lequel les gens se perçoivent et perçoivent les autres, mais aussi un
cadre qui leur permet d’organiser certaines de leurs transactions (Geertz, 1979,
p. 147-149). Cette approche est conforme à la conception de Geertz de la culture
appréhendée comme un guide pour l’interaction sociale, comme une structure de sens à
travers lesquels les hommes donnent forme à leur expérience.
23 Geertz conclut son étude en rejetant le modèle segmentaire et estime que c’est le modèle
construit à partir de l’étude du souk qui caractérise l’organisation sociale au Maroc : au
lieu des fissions et des fusions des lignages, c’est la communication imparfaite qui serait
la clé pour la compréhension des traits de la société marocaine et maghrébine ; au lieu de
l’opposition complémentaire, le marchandage et la négociation ; au lieu de la
consanguinité, la clientèle (Geertz, 1979, p. 235).
24 Selon Geertz, la théorie segmentaire est un idiome ; elle est imposée par l’observateur et
n’est pas enracinée dans les faits. Pour Gellner, elle est devenue un idiome car le pouvoir
central est devenu fort et les structures segmentaires faibles (Gellner, 1985, 191, 208). Les
tribus étudiées par Gellner décrivent la notion de segmentarité par le terme berbère
bdhane qui signifie « diviser ». Ce terme, mentionné par David Hart (1981, p. 19) et non
par Gellner, moins sensible au vocabulaire local, aurait pu avoir le même destin théorique
que le mot nisba. La logique de la polémique semble faire oublier à Geertz que la
segmentarité peut être fondée sur des notions locales, sur un ensemble de conceptions
culturelles, sur des représentations classificatoires qui peuvent, comme la nisba, affecter
les relations sociales (coopération, alliances politiques, conflits...). Supposant que la
segmentarité n’est qu’un idiome, il faut montrer en quoi un idiome, qui est également
« un point de vue indigène », « un savoir local », pour reprendre les termes de Geertz, ne
peut orienter des actions sociales.
25 La généralisation à l’organisation marocaine n’est pas du tout argumentée par Geertz. On
ne sait pas pourquoi le souk devient le modèle de la société marocaine, comme on n’a pas
su pourquoi le combat de coqs a été érigé en modèle de la société balinaise. Doit-on
réduire la complexité et la diversité d’un pays, d’une culture à un principe organisateur, à
un modèle unique ? Les gens de Sefrou sont-ils continuellement confrontés à l’incertitude
du souk, à la communication imparfaite ? En admettant que ce soit le cas, n’auraient-ils
pas d’autres moyens pour affronter cette incertitude que le recours à la nisba ?
26 On gagne peu de choses en substituant au modèle segmentaire un autre inspiré du souk.
C’est comme si, pour reprendre un exemple cité par Geertz lui-même, un chercheur
essayait de critiquer des études sur le marché de voitures neuves (la tribu de Gellner où
les normes sont fixes et contraignantes) en se basant sur les transactions des voitures
d’occasion (le souk de Geertz où le principe du marchandage est valorisé). La situation,
l’enjeu, les acteurs impliqués (individus anonymes, parents, groupes tribaux...) doivent
342

être pris en considération. Si les gens négocient, marchandent, c’est en fonction de leurs
statuts sociaux, de leurs situations et de leurs ressources. Au lieu d’écarter la
consanguinité au profit de la clientèle, il serait plus pertinent de se demander dans
quelles conditions les gens recourent à l’un ou à l’autre. Le principe de la clientèle serait-
il approprié aussi bien pour les relations dyadiques (acheteur/vendeur) que pour des
actions collectives (contrats pastoraux, conflits intertribaux...) engageant des membres
appartenant à des communautés organisées ?

Sainteté et notions culturelles


27 Considérons maintenant l’étude comparative de Geertz sur le changement religieux au
Maroc et en Indonésie, et plus particulièrement sa définition de la sainteté au Maroc.
Selon lui, le contenu d’une religion est incorporé dans les images et les métaphores que
ses adhérents et ses fidèles utilisent pour caractériser la réalité. Une religion est fondée
sur des institutions qui rendent ces images disponibles pour d’éventuels utilisateurs. On
ne peut concevoir l’islam au Maroc sans les oulémas et les zaouïas.
28 Concernant l’histoire du Maroc, Geertz insiste sur l’homogénéité culturelle. Citadins et
ruraux ne vivent pas dans des mondes culturellement différents. Sociétés rurale et
urbaine sont des variations d’un même système culturel (rappelons que Gellner, qui
soutient le contraire est, à cet égard, plus proche de Max Weber qui distingue entre la
religion des paysans et celle des artisans). Les raisons de cette homogénéisation résident
dans une interaction continue entre les cités et les tribus. Celles-ci ont créé les cités qui, à
leur tour, ont constamment essayé de contrôler les tribus. Le « Maroc disparu » n’était
pas aussi hétérogène qu’il le paraît. Les leitmotivs de la société, en ville comme à la
campagne, étaient le saint et l’homme politique fort. Il arrive que ces deux figures
fusionnent dans une seule personne. La figure centrale étant dans ce cas le saint guerrier.
Le fondateur de la dynastie idrisside est un descendant du prophète Mohamed, ceux des
dynasties almoravide et almohade des réformateurs religieux, etc. A partir du XVe siècle,
l’histoire est pleine d’hommes religieux qui ont tenté de prendre le pouvoir politique.
Après 1911, de tels acteurs ont conduit la lutte contre la colonisation française.
29 Le trait culturel principal réside dans le fait que le centre de gravité était les tribus et non
les grandes cités. C’est des tribus que la civilisation islamique tire ses sources. Elles ont
laissé des traces sur l’islam marocain. Les cités et leurs oulémas étaient marginalisés.
L’islam était – et il le demeure dans une large mesure – la religion du culte des saints, de
la sévérité morale, du pouvoir magique et de la piété agressive. Ceci était vrai dans les
rues de Marrakech et de Fès comme dans l’Atlas et le Sahara. Cet islam a été, dès le début,
caractérisé par un fondamentalisme agressif, une détermination à établir une croyance
purifiée et uniforme. À l’opposé du Maroc, l’islam en Indonésie est basé sur le compromis
et le pragmatisme, il est syncrétique et « multivocal » (Geertz, 1971, p. 4-9).
30 Pour illustrer cette différence entre deux conceptions de l’islam, Geertz compare deux
figures religieuses. Sunan Kalidjaga est le symbole du lien entre deux grandes civilisations
et deux grandes religions. C’est lui qui lie Java « l’indi » et Java l’islamique. Les Javanais
racontent l’histoire de sa conversion à l’islam. Il était un grand voleur, un grand buveur...
Un jour, il attaque un musulman et tente de le déposséder de ses bijoux. À la suite des
miracles accomplis par le musulman (celui-ci devine le nom de son agresseur, transforme
un arbre en or...), le voleur est convaincu que le désir de la richesse est superflu. Il se
repent et souhaite se convertir en homme pieux. Le musulman lui dit d’attendre à côté
343

d’une rivière. Ce qu’il a fait pendant une quarantaine d’années. À son retour, le musulman
lui donne son nouveau nom Kalidjaga (« celui qui garde la rivière ») et lui demande d’aller
propager l’islam.
31 La figure marocaine que Geertz compare à Kalidjaga est al-Youssi (d. 1691). D’après la
légende, il fut d’abord pèlerin, puis rebelle, avant de devenir saint. Contrairement à
Kalidjaga, qui cherche la paix dans l’immobilité et le calme, il n’arrête pas de voyager. Il
rencontre son maître ben Nassir (fondateur de la zaouia Tamegrout au sud-est du Maroc),
se fait transmettre la baraka en lavant ses vêtements et en buvant l’eau de la lessive. La
seconde rencontre importante est une confrontation avec le sultan Ismaël. De cette
confrontation, le saint, grâce à son pouvoir miraculeux, est sorti vainqueur. Il demande
au sultan un décret (dahir) reconnaissant son statut de chérif (Geertz, 1971, p. 28-34).
32 La différence entre les deux figures est frappante, renvoyant à ce genre d’oppositions
binaires qui sont si tranchées qu’elles paraissent artificielles (la recherche d’opposition
binaire serait un effet pervers de la comparaison). Nous avons là deux figures qui
n’auraient d’autre raison d’existence que de se définir négativement : l’une est immobile
(rien n’est dit sur la mobilité de Kalidjaga pour diffuser l’islam), l’autre bouge ; l’un est
quiétiste, yogi, l’autre rebelle et fanatique ; pour l’un la transmission de la sainteté est
spirituelle ; pour l’autre, il s’agit d’une transmission physique de la baraka.
33 La sainteté (marabouthood) n’est pas définie en termes de rôle ou de fonction comme chez
Gellner, mais en termes de notions qui la fondent : le miraculeux et le généalogique.
L’acteur de prodiges et le descendant du prophète Mohamed ont tous la baraka. Il existe
une tension entre les deux principes. La légende raconte la confrontation entre des
représentants des deux principes : le saint (dimension miraculeuse) et le sultan
(dimension généalogique). Al-Youssi demande au sultan de lui reconnaître la dimension
généalogique : les deux principes sont alors incorporés dans une même personne. Le
charisme et l’effort individuel, d’une part, et le patrimoine familial, de l’autre, ont dominé
l’histoire politique du Maroc. Des Idrissides aux Alaouites, chaque dynastie met l’accent
sur un principe au détriment d’un autre (Geertz, 1971, p. 43-47).

Chose ou sens ou le piège des dilemmes


34 Gellner critique Geertz et l’anthropologie interprétative en les associant au
postmodernisme qui, selon lui, prétend que tout est texte, que les sociétés sont réduites
au sens, que le sens est là pour être décodé ou déconstruit, que la notion d’une réalité
objective est suspecte, que la poursuite des généralisations scientifiques est taxée de
positivisme et que la théorie devient un obstacle pour comprendre l’Autre et ses
significations. De l’étude des sociétés, l’anthropologie sociale dégénère en l’étude des
réactions de l’anthropologue à ses propres réactions à l’égard de ses observations de la
société. Le postmodernisme, qui est une mode culturelle éphémère, est intéressant
comme un cas contemporain du relativisme. La vérité est élusive, polymorphe, subjective.
Le monde n’est pas une totalité de choses, mais de sens. Tout est sens, le sens est tout et
l’herméneutique en est la clef et le prophète.
35 Le positivisme apparaît comme signifiant la croyance en l’existence de faits objectifs et
surtout en la possibilité d’expliquer lesdits faits par une théorie vérifiable qui serait
indépendante de toute culture et de l’humeur de l’observateur. Ce qui est critiquable,
c’est le fait qu’une théorie puisse être comprise et énoncée sans référence à l’auteur et à
344

son identité sociale. Selon le postmodernisme, les faits sont inséparables de l’observateur
qui les étudie et de la culture (occidentale) qui fournit les catégories dans les termes
desquelles ils sont examinés. C’est ainsi que l’anthropologue a tout intérêt à nous parler
de lui-même et de confesser sa culture. L’observateur est un être en chair et en sang, avec
ses attentes, ses intérêts, ses défauts, etc. Gellner résume les deux points (liés au sens et à
l’auteur) en parlant d’un glissement de la chose vers le sens et de l’objet vers le sujet, une
sorte de narcissisme herméneutique. Ce qu’il reproche à Geertz et au postmodernisme,
c’est d’avoir doublement mis l’accent sur la subjectivité : celle de l’acteur et celle de
l’auteur (Gellner, 1992,
p. 23-71).
36 En mettant Geertz dans la mouvance postmoderniste, Gellner exagère quelques traits et
en attribue d’autres à Geertz lui-même, qui s’en défend en critiquant certains
anthropologues américains (James Clifford, Paul Rabinow et Vincent Crapanzano). Geertz
insiste certes sur le sens, sur le point de vue de l’indigène. Mais il évite et rejette ce qu’il
appelle, après R. Barthes, « la maladie du journal » où le « je » l’emporte sur l’étude de
l’Autre (Geertz, 1996, p. 92-100, 129-146).
37 De plus, dans ses études de terrain, il propose des généralisations relatives au
changement social, à l’organisation sociale, à l’islam et à la sainteté. Le problème, c’est
que la généralisation se réduit chez Geertz à une extension brusque des résultats d’une
étude locale (souk de Sefrou) ou d’une expérience particulière (biographie d’un saint,
d’un roi) à une échelle globale (l’organisation sociale et la culture marocaines). Ce passage
inopiné du local au global et du particulier au général n’est pas argumenté. Les questions
théoriques qu’impliquent le changement d’échelle, le passage du local au global, du tribal
au national, etc., ne sont guère soulevées. Tout se passe comme si, à travers les ruelles
d’un souk, on pouvait regarder le Maroc. Sur ce point, Gellner est moins ambitieux, en ce
sens que son modèle segmentaire n’est pas extensible à d’autres tribus sédentaires et à
plus forte raison au pays dans sa globalité. Il trouve d’ailleurs décevant la tentative de
certains politologues de généraliser le modèle segmentaire au système politique global 5.
38 On ne saisit donc pas pourquoi le souk devient le modèle de la société marocaine, ni
pourquoi al-Youssi devient le modèle de la sainteté au Maroc. Doit-on réduire la
complexité et la diversité de la sainteté d’un pays à un modèle unique ? Pour un auteur
qui insiste sur le sens, l’individu et le point de vue de l’indigène, je ne comprends pas
pourquoi les gens de Sefrou, puis les Marocains, sont mis dans un même souk n’ayant
d’autres moyens d’affronter l’incertitude que le recours à la nisba. Je ne comprends pas
pourquoi sa démarche innovatrice (relativement à la tradition orientaliste alors
dominante) pour étudier l’islam n’est pas appliquée à l’étude de l’« islam marocain », et
pourquoi l’islam en général serait hétérogène et pas celui d’un pays. L’hagiographie des
saints « marocains » est pleine de saints analphabètes, de saints « fous », de saints
cloîtrés, de saints ermites, etc., qui vivent à l’écart de la société et du pouvoir politique
(Rachik, 1999, p. 107-120 [voir supra chapitre 6]). Elle est pleine de saints qui sont plus
proches de Kalidjaga que d’al-Youssi. Comme Kalidjaga, Moulay Bou’azza était un coupeur
de route6. Comme lui, sa vie spirituelle a basculé après avoir été témoin d’un miracle
effectué par son maître, le saint Moulay Bou Ch’ayeb. Comme lui, il a accédé à la sainteté
en restant immobile. Moulay Bou Ch’ayeb « le mena près d’une daya (étang, mare, simple
flaque d’eau) et lui ordonna de l’attendre. L’autre attendit ainsi pendant un an sans
changer de place, si bien qu’il lui poussait de la mousse sur les épaules ; il ne mangeait
que les petits brins d’herbe qui croissaient à ses pieds. Au bout d’un an, Moulay Bou
345

Cha’ib revint et, satisfait de l’obéissance de son nouveau disciple, il l’emmena avec lui... »
La ressemblance entre Kalidjaga, gardien de la rivière, et Moulay Bou’azza est frappante.
On aurait pu appeler celui-ci « le gardien de l’étang » (Doutté, 1905, p. 120-121).
39 Le débat entre Geertz et Gellner réduit des questions complexes à un dilemme : structures
sociales ou action sociale, chose ou sens, vérité ou fiction, objet ou sujet, communauté ou
individu... Le biais de leur « science sauvage » est que chaque auteur « traite comme
typiques des questions particulières, comme générales des questions singulières »
(Boudon, 1995, p. 524, 478-480). Le débat est souvent approché comme un dilemme et non
pas comme un stock de solutions, d’hypothèses ou de suggestions dont la pertinence n’est
pas déterminée d’avance. Geertz suggère à Gellner de prendre aussi en compte les
situations du type « moi et mon cousin contre mon frère, moi et l’étranger contre mes
parents » (Geertz, 1971). Il aurait été intéressant de comparer les situations où les gens
invoquent la parenté et celles où ils font prévaloir le calcul, les sentiments et l’intérêt
privé (Rachik, 1992 ; 2000, p. 166-175). Geertz aurait dû suivre sa propre suggestion en
comparant le souk, où l’information n’est pas crédible, avec d’autres situations où les prix
sont fixes. Il aurait dû comparer al-Youssi aux saints du Haut-Atlas. Gellner aurait dû
expliquer pourquoi les gens s’entourent d’un monde mystique et de sanctions
surnaturelles au lieu de les réduire à des épiphénomènes, pourquoi les sanctuaires et
leurs saints persistent alors que la majorité des rôles qu’il a énumérés est tombée en
désuétude, et aussi pourquoi l’histoire le nargue en ne retenant que le rôle (lié à la
baraka) négligé par lui et privilégié par les indigènes. Il aurait dû expliquer pourquoi les
saints, qui étaient en marge de la politique tribale, deviennent après la colonisation les
acteurs principaux de la politique locale.

NOTES
1. Paru dans L’Anthropologie du Maghreb selon Berque, Bourdieu, Geertz et Gellner, L. Addi, Paris,
Awal/Ibis Press, 2003, p. 95-109.
2. « What we ail hold is the view that the systems of meaning, whether highly explicit like Islam
or rather less so like hospitality, in terms of which individuals live out their lives constitute what
order those lives attain. We see social relationships as embodying and embodied in symbolic
forms that give them structure, and we are concerned to identify such forms and trace their
impact. » (Geertz, C. ; Geertz, H. ; Rosen, 1999, p. 6.)
3. « [...] as his object of the study is a berber tribe (the Ahensal), his training is in British social
anthropology, and his conception of social order is organismic, the plan he perceives is
genealogical » (Geertz, 1971).
4. « [...] the best way to solve the intricacies of North African society is not to descend upon it
with a finished theory looking for an instance », in « In Search of Norh Africa. » (Geertz, 1971.)
5. Gellner écrit : « Originally the property of social anthropologists, its [the segmentary model]
recent success have tended to be outside anthropology, where it has been extensively borrowed,
but used in a looser manner, by political scientists and others. » (Gellner, 1973, p. 3.)
6. Moulay Bou’azza (d. 572) est un saint réputé à l’échelle nationale, il est enterré dans le Moyen-
Atlas, région de Khénifra.
346

RÉSUMÉS
Geertz et Gellner représentent deux traditions (paradigmes) anthropologiques opposées. Geertz
approche la culture comme un système de sens et décrit comment des constructions culturelles
de la réalité orientent l’action sociale. A l’opposé, Gellner souligne l’importance des structures
sociales, accorde peu de place aux actions sociales et aux sens que les gens leur attribuent. Nous
avons montré comment ces points de vue théoriques ont orienté leurs approches respectives de
la société et de la sainteté.
347

Chapitre 30. Le fantôme de la tribu :


politique et tradition1

1 La tradition occupe une place essentielle dans les études du système politique marocain
contemporain. Les acteurs politiques s’y réfèrent afin de légitimer de nouveaux
comportements ou l’utilisent pour mobiliser une population sensée ne comprendre que
les symboles anciens. L’étude de la place de la tradition dans les stratégies de légitimation
et de mobilisation politiques devait être accompagnée par une réflexion sur l’usage qu’en
font les chercheurs eux-mêmes dans leurs systèmes explicatifs. La tradition est souvent
présentée comme incontournable et sa connaissance indispensable pour qui cherche à
expliquer les comportements et les systèmes politiques des « pays en développement ».
2 Nous nous limitons à l’étude de John Waterbury, qui a tenté d’expliquer les
comportements de l’élite politique marocaine en les rapportant à un double héritage :
celui de la tribu – que nous proposons d’analyser – et celui du makhzen (pouvoir central).
Selon lui, les représentants de l’élite agissent conformément aux normes traditionnelles.
Ils ne le font pas par nostalgie du passé, « mais adoptent naturellement et spontanément
les modes de réaction – que ceux-ci conviennent ou non aux tâches de l’heure – d’une
société et d’une époque auxquelles ils sont encore reliés » (Waterbury, 1975, p. 26-27).
Ainsi, l’attachement aux normes et aux valeurs traditionnelles survit à leur raison d’être
fonctionnelle, il est même involontaire et échappe à la conscience des acteurs politiques.
3 Il serait superflu de rappeler que la tribu, en tant qu’organisation politique, a disparu.
Cependant, alors même que des études confirment la détribalisation de la campagne
marocaine, d’autres retrouvent les traces de la tribu en pleine ville et au sommet du
système politique doté d’institutions modernes (parlement, partis politiques, syndicat,
etc.). Waterbury affirme que les « schèmes appliqués par des chercheurs occidentaux à
l’étude des tribus du Moyen-Orient peuvent nous aider à comprendre les réactions
sociales et politiques de la société en elle-même. Il apparaît une ressemblance frappante
entre l’immobilisme interne que l’on constate dans plusieurs tribus du Moyen-Orient et
celui qui apparaît dans la vie politique marocaine. » Les comportements politiques sont
expliqués en les ramenant à la culture et à l’organisation politique traditionnelles. En
analysant les attitudes des Marocains envers le pouvoir et les types de comportement
politique qui en découlent, il soutient qu’en général « les normes et les modes du
comportement social et politique ont leur origine dans la tribu », que les aspects
348

essentiels de l’interaction des groupes fondamentaux dans le système tribal segmentaire


renseigne sur le système politique marocain. Bref, les attitudes et les comportements
politiques des Marocains sont examinés en les liant aux traditions héritées du makhzen et
de la vie tribale. Waterbury affirme à maintes reprises les effets de la politique
traditionnelle ou tribale sur la vie politique moderne (Waterbury, 1975, p. 83-85, 92, 97,
98, 110, 112, 113, 115).
4 Pour tout chercheur analysant la vie politique au Maroc, il semble qu’un détour par le
système politique traditionnel soit inévitable. C’est ce que fait Waterbury qui commence
sa deuxième partie (Essai d’interprétation) par un chapitre consacré au contexte social
qu’il réduit au système tribal segmentaire. Il expose sans ambages les « caractéristiques
communes aux tribus et aux élites politiques » du Maroc (Waterbury, 1975, p. 20-21,
83-102).

Identité tribale, conflit de loyauté et incertitude des


alliances
5 Le point de départ est fourni par les études des tribus du Moyen-Orient (notamment
celles d’Evans-Pritchard sur les Nuer et les Senoussi). La tribu ne se définit et n’existe que
par opposition à une force extérieure. Sa cohésion ne tient ni à un ancêtre commun, ni à
un chef mais aux tensions et à l’hostilité existante entre les groupes qui la composent. Les
critères qui fondent la segmentation de la tribu sont variés (classe d’âge, territoire, sexe,
etc.), mais la forme la plus commune de la segmentarité demeure la division en lignages
agnatiques. Waterbury parle d’identité situationnelle définie comme multiple et
changeante en ce sens qu’un individu peut appartenir simultanément à plusieurs
groupes. Aussi l’identité qu’il brandira dans un conflit dépendra de la situation : « Un
individu peut se trouver pris dans le réseau de plusieurs alliances entrecroisées et
opposées qui exercent sur lui des influences tellement contradictoires qu’elles le
paralysent. Prenons l’exemple d’un individu dans une tribu marocaine : il appartient à un
groupe lignager en rivalité avec d’autres lignages. Lui et son clan peuvent faire partie
d’un leff qui tend à polariser les conflits au niveau du territoire. Les clans alliés dans le leff
peuvent être adversaires au niveau des lignages. Le même individu peut encore faire
partie d’une alliance locale plus restreinte portant sur les droits de pâturage, la
répartition de l’eau, etc., qui interfère avec les liens agnatiques et l’appartenance au leff
. » (Waterbury, 1975, p. 88-89.) Ce sont ces réseaux d’alliances imbriquées qui tendent à
éviter le conflit ou à le contenir dans des proportions supportables.
6 L’identité situationnelle des individus a des conséquences sur la vie politique. Comme ces
individus sont partagés entre plusieurs groupes (conflit de loyautés), il est peu probable
de connaître d’avance sur qui il faut compter. Par conséquent, les alliances sont souvent
instables. On ne peut compter sur les alliés d’aujourd’hui qui peuvent devenir les ennemis
de demain. Devant une telle situation où « les ennemis jurés sont aussi rares que les amis
pour la vie », la neutralité, qui n’est jamais totale, est valorisée. C’est en tenant compte de
ces traits du système segmentaire que Waterbury examine la vie politique marocaine. Il
remarque que lors des scissions des partis de l’Istiqlal et du Mouvement populaire, le
nombre des hommes politiques qui se sont retirés du conflit tout en gardant de bons
contacts avec les parties adverses est impressionnant. Comprendre la neutralité de ces
349

hommes politiques c’est d’abord la lier au système segmentaire tribal et notamment à


l’une de ses caractéristiques, le conflit de loyautés.
7 Prenant en compte l’instabilité et l’incertitude des alliances, « tabler sur un seul individu,
une seule faction, une seule cause risquerait d’être désastreux. Il est bien plus sûr de
multiplier les alliances. » Dans ce cas, le pouvoir n’est pas utilisé pour créer, mais pour se
défendre. « L’utilisation défensive du pouvoir et de l’autorité – qu’elle soit instinctive ou
délibérée – est la caractéristique essentielle du comportement politique des Marocains. »
Cela explique des particularités des comportements et du système politiques au Maroc,
notamment son immobilisme paradoxal. Pour assurer sa défense, le Marocain est
contraint de s’intégrer dans un réseau complexe d’alliances et de miser sur tous les
tableaux. Même lorsqu’il opte ouvertement pour un groupe, il tentera de garder de bons
rapports avec ses adversaires. Il évite les situations tranchées, grâce à un « sens aigu de la
relativité de la victoire et de l’ambivalence de l’amitié comme de l’inimitié » (Waterbury,
1975, p. 21, 25-26, 98-101).
8 Pour résumer, ce sont les caractéristiques d’un système segmentaire tribal qui rendent
compte des comportements de l’élite responsable de l’immobilisme politique. L’identité
situationnelle, en tant que caractéristique structurelle, semble être à l’origine des autres
aspects structuraux du système politique : elle explique le conflit de loyauté et
l’incertitude des alliances politiques. Devant une situation où les alliances sont
incertaines, les acteurs politiques multiplient les contacts pour des raisons défensives.
Aucune initiative politique ne peut, sans courir de grands risques, être alors prise. La
gestion des alliances et le manque d’initiative expliquent l’immobilisme politique.

Tradition bricolée
9 Il faudra analyser comment un chercheur peut aussi prendre part à la réinvention, voire
la confection pure et simple d’une prétendue tradition. Précisons la manière dont
Waterbury a bricolé la tradition politique du Maroc. Par bricolage, nous entendons, ici, le
fait de recourir à plusieurs sources consacrées à la tradition politique tribale pour y
puiser des éléments souvent contradictoires, voire exclusifs. L’assemblage de ces
éléments étant dicté, non pas par une documentation et un examen systématiques des
différents éléments de ladite tradition, mais par un choix éclectique servant à illustrer, en
forçant l’interprétation, l’hypothèse relative aux faits étudiés.
10 Waterbury méconnaît les caractéristiques du système segmentaire des tribus du Haut-
Atlas marocain étudiées par Ernest Gellner. Son détour par le Moyen-Orient peut être
aisément compris si l’on sait que Gellner insiste sur une définition univoque des segments
de la tribu, alors que lui a besoin d’un système segmentaire où la division est fondée sur
plusieurs critères. La multiplicité des critères est centrale dans son explication puisqu’elle
fonde sa notion d’identité situationnelle qui rend compte du conflit de loyauté, de
l’incertitude des alliances, etc.
11 Waterbury et Gellner défendent des conceptions opposées du système politique tribal
marocain. Selon Gellner, le système segmentaire définit de façon claire l’appartenance
des individus aux groupes, le principe de l’emboîtement des groupes étant un trait
essentiel de la structure sociale. Une personne qui appartient à plusieurs groupes peut
avoir plusieurs identités collectives (celle de son lignage, de son village, de sa tribu, etc.)
qui ne sont pas conflictuelles mais complémentaires. La société segmentaire ne connaît
350

pas (ou faiblement) l’interférence d’autres groupes sociaux dont la constitution est
fondée sur d’autres critères que la filiation patrilinéaire (sectes, associations, groupes
d’âge, etc.). La définition des groupes exclut tout chevauchement des groupes sociaux et
leurs conséquences éventuelles notamment le conflit de loyauté (Gellner, 1969). Le
système segmentaire tel qu’analysé par Gellner est incompatible avec les notions
d’identité situationnelle, de conflit de loyauté et d’incertitude des alliances. Les alliances
étant pré-arrangées, un segment de la tribu A défendra vraisemblablement un autre
segment de la même tribu contre des groupes appartenant à la tribu voisine B. Ici, la
culture politique traditionnelle ne fait aucune place à la neutralité. La mécanique de
fusion et de fission, garante principale de l’équilibre politique, ne jouerait pas si l’un des
groupes en conflit ou ses membres importants se tenaient à l’écart ou se liaient de façon
imprévisible avec un groupe ennemi.
12 Alors quelle tradition tribale choisir ? Celle qui valorise la neutralité ou celle qui l’exclut,
celle compatible avec le conflit de loyauté et l’incertitude des alliances ou celle qui met à
l’œuvre des alliances pré-arrangées (et non prédéterminés)... Waterbury semble tailler la
tradition politique à la mesure des faits qu’il étudie. Au lieu de comprendre l’imbrication
des alliances, le conflit de loyauté et la neutralité, qui souvent en découlent, en partant
des structures politiques actuelles et des motivations des acteurs politiques, il les
transpose dans une tradition dont il semble être le seul compositeur. La tribu invoquée
n’est qu’un ensemble de faits empruntés à des auteurs s’inscrivant dans des paradigmes
souvent opposés (Evans-Pritchard, Gellner et David Hart pour les aspects qui ne
dérangent pas ses hypothèses mais aussi Rosen, Berque, Pascon et Bourdieu). C’est une
notion construite à la lumière d’une situation politique contemporaine. En effet, la
démarche est l’inverse de ce que Waterbury prétend faire. Ce n’est pas sa connaissance de
la tradition politique qui l’aide à comprendre le système politique postcolonial, c’est son
analyse pertinente (il faut le reconnaître) du jeu politique contemporain qui l’aide à
fabriquer une tradition politique à la mesure des faits examinés. La multiplication des
alliances, l’évitement des situations tranchées, la valorisation de la neutralité, etc. qu’il a
observés en étudiant le système politique ne sont que des échos du « passé ». Connaissant
les faits actuels, il lui était facile de calquer sur eux une prétendue tradition politique.
Démarche à reculons où la tribu n’est qu’un fantôme sans consistance concrète dont les
principes politiques s’imposeraient à tous les acteurs politiques, aux vieux turbans
comme aux jeunes turcs, aux traditionalistes comme aux modernistes.
13 Waterbury indique que sa conception des alliances défensives doit beaucoup à Rosen. En
multipliant les alliances, le Marocain cherche avant tout à se défendre. Le but de ces
alliances n’a pas besoin d’être précis, il les contracte au cas où il aura besoin de ses
obligés... Les moyens les plus sûrs pour s’assurer la loyauté de ses alliés sont les dettes
morales et financières. Pour illustrer cela, il se contente de décrire les rapports existant
entre un patron (un riche commerçant casablancais) et ses clients et protégés
(Waterbury, 1975, p. 98, 100-102).
14 Si Rosen suggère à Waterbury les alliances défensives, c’est parce que son approche ne
prend pas uniquement comme objet les groupes sociaux auxquels les gens appartiennent,
les catégories et les principes à travers lesquels les familles et les tribus sont agencées.
Elle dépasse ces unités car, selon lui, les actions sociales ne sont pas contenues dans les
limites des appartenances familiales ou tribales. Sa méthode consiste à lier la forme et le
processus, le concept et l’action, l’effort individuel et l’appartenance collective. Il soutient
que les notions (telles que celle de lignage, de village) sont ouvertes et malléables et ne
351

prennent leur forme qu’une fois attachées à la vie des individus. Il soutient que les
relations sont plus personnalisées qu’institutionnalisées (dans le sens de liens structuraux
durables) et que les termes les qualifiant sont flexibles et ouverts à toute négociation et
conclut qu’il n’existe pas de principe unique – parenté, résidence, secte, classe – qui
constitue une explication de la vie en société (Rosen, 1984). Waterbury est devant deux
types d’alliance, les unes sont pré-arrangées et font très peu de place à l’incertitude, à la
neutralité et à l’imprévision (Gellner, Hart), les autres sont négociables et changeantes
(Rosen, Berque). Que choisir ? Il opte successivement pour les deux sans se soucier du fait
que l’analyse de Rosen récuse le modèle segmentaire. On ne peut être plus sélectif.
D’ailleurs, il reconnaît, que son approche qui se réfère à « une situation historique
complètement dépassée » « n’est pas sans danger ni difficulté, car elle repose sur une
interprétation sélective et subjective des matériaux de recherche ». Toutefois son analyse
ne tient aucunement compte de ces limites.
15 Les Marocains, écrit-il, « conçoivent difficilement qu’ils puissent agir de façon autonome,
et ils ne se sentent à l’aise que s’ils sont intégrés dans une collectivité ». « Dans une
société où l’individu compte moins que le groupe, le comportement d’imitation joue un
rôle important [...] dans le domaine politique. » Si, par exemple, un chef (caïd ou amghar)
adhère à un parti, toute la tribu suivra. Il s’agit ici d’une tribu où tous les individus sont
interchangeables et dont les actions politiques sont prévisibles. Notons rapidement que le
fait qu’une autorité (chef, amghar, caïd...) impose son choix à la tribu ne constitue pas en
soi un comportement segmentaire.
16 Waterbury oublie vite ce qu’il venait de souligner à propos des sociétés segmentaires :
« Paradoxalement, la cohésion de la tribu ne tient pas à des buts partagés, ni à la ferveur
soulevée par un chef [...], mais aux tensions et à l’hostilité entre les unités qui la
composent. » (Waterbury, 1975, p. 99, 102.)
17 Guidé encore par les faits étudiés, il soutient aussi que si une « communauté a une
importance capitale, les individus sont remarquablement libres d’y agir en suivant leurs
intérêts. Les chassés-croisés d’un bord à l’autre sont fréquents et ne sont pas jugés
sévèrement (l’approche sélective continue, il cite Berque à cet égard). Il affirme qu’après
l’indépendance du Maroc (1956) les « tribus sont devenues des coalitions d’intérêt et les
« barons » ruraux des manipulateurs politiques, le type pur de la tribu – groupe fondé sur
les sentiments primordiaux – a été inévitablement altéré. Même dans le Maroc
indépendant les tribus se comportent en factions politiques, aux ordres de politiciens
ambitieux, mais leurs « patrons » jouant de leur influence pour que l’intervention de
l’autorité centrale soit accrue et non diminuée. Les tribus ont choisi d’entrer dans le jeu
et non de s’y opposer. » (Waterbury, 1975, p. 84, 100.)
18 Là aussi la tradition bricolée comprend paradoxalement la primauté du groupe et la
liberté de l’individu, le système segmentaire et le patronage. Ce n’est pas tout. La
soumission de l’individu au groupe contredit la notion d’identité situationnelle et ce qui
en découle (conflit de loyauté...), car elle n’est concevable que dans des groupes emboîtés
où la position de l’individu est définie de façon univoque. Dans le cas d’une appartenance
multiple à des groupes enchevêtrés, la primauté du groupe est un contresens. Lorsqu’une
personne a la possibilité de choisir entre plusieurs chefs ou plusieurs groupes imbriqués
auxquels elle appartient, c’est de la liberté de l’individu qu’il faudrait parler. On ne peut
pour une même situation politique invoquer à la fois le primat du groupe sur l’individu
(trait par lequel on a souvent défini la politique tribale) et le conflit de loyauté, car les
352

deux principes sont exclusifs. Mais le bricolage des chercheurs, comme tout bricolage,
semble s’accommoder des apories.
19 La morale de l’histoire, c’est que la tradition en général et la tribu en particulier ne sont
pas seulement un ensemble de faits et d’idées qu’un chercheur arrache au passé, elles
sont souvent une construction intellectuelle au service d’une argumentation théorique.
Ce qui paraît curieux, c’est que les analyses pertinentes de Waterbury peuvent se passer
de l’invocation d’un fantôme de la tribu. Le recours à l’anthropologie jouerait un mauvais
tour aux politologues qui cherchent constamment une tradition dans laquelle doivent
baigner des faits actuels et présents2. Le retour presque rituel de la tribu (et à la tradition
en général) n’est pas toujours inévitable pour comprendre la vie politique actuelle au
niveau central et local.

NOTES
1. Paru dans Prologues, n° 29-30, 2004, p. 59-65.
2. Il semble que Gellner fasse allusion à Waterbury lorsqu’il écrit : « Originally the property of social
anthropologists, its [the segmentary model] recent success have tended to be outside anthropology, where it
has been extensively borrowed, but used in a looser manner, by political scientists and others. » Ernest
Gellner : « Introduction : Approches to Nomadism », in Nelson, Cynthia (éd.), The Desert and the
Sown, Berkley, University of California, 1973, p. 3.

RÉSUMÉS
Pour un chercheur analysant la vie politique au Maroc, il semble qu’un détour par le système
politique traditionnel soit inévitable. C’est ce que fait Waterbury, selon qui les comportements de
l’élite trouvent leur origine dans le système tribal segmentaire. Nous montrons que le système
segmentaire auquel réfère Waterbury s’oppose à celui défini par Gellner. Mais le plus important,
dans notre analyse de l’approche de Waterbury, a été de montrer comment la tradition d’un
groupe n’est pas seulement un ensemble de faits et d’idées arrachés au passé, elle est souvent une
construction intellectuelle au service d’une argumentation théorique. Le modèle segmentaire de
Waterbury est taillé selon les besoins de son analyse. Le recours à l’anthropologie jouerait un
mauvais tour aux politologues qui cherchent une tradition dont découlent des faits actuels et
présents.
353

Chapitre 31. Pourquoi parler aux


indigènes ?
Essai sur l’entretien chez Doutté et Westermarck1

1 Les anthropologues ont commencé par produire des interprétations des cultures
étrangères, des théories de la religion, de la magie, etc. sans faire du terrain, et ceux qui
ont observé les communautés étudiées n’ont pas eu nécessairement recours à l’entretien.
Dans l’histoire de l’anthropologie, échanger la parole avec les gens étudiés et en tenir
compte dans l’interprétation des données n’allait pas de soi. Le dialogue, l’entretien ou
toute forme d’interaction verbale dépendent des dispositions théoriques et éthiques de
l’anthropologue. L’entretien ne s’est pas toujours imposé à l’anthropologue. Son usage
n’allait pas de soi. Terrain et entretien n’allaient pas forcément de pair, la connaissance
anthropologique se passait des interactions avec les gens étudiés.
2 L’anthropologue de terrain pouvait étudier la société en question de façon externe, c’est-
à-dire sans accorder de l’importance à la parole des gens étudiés. Ce que ces derniers
disent de leurs actions ne sont que des prénotions dont un chercheur doit se débarrasser.
Ce principe méthodologique, formulé par Emile Durkheim, est souvent exagéré en visant
à séparer de façon rigide les idées du chercheur de celles des gens. On oublie que
Durkheim précise que les prénotions restent des indicateurs qui permettent au sociologue
de forger ses concepts et que la définition qu’il donne des phénomènes sociaux ne doit
pas faire violence aux prénotions. Les définitions du suicide, de la religion, de la prière
etc. s’écartent certes du sens commun mais ne devraient pas rompre avec les
représentations que les gens ont de ces phénomènes (Durkheim, 1977).
3 Un chercheur qui applique à la lettre la règle méthodologique de Durkheim ne pensera
pas à l’entretien en tant qu’outil de production des données. Recourir à l’entretien, c’est
d’abord supposer que les idées des gens (prénotions, représentations, etc.) sont
fondamentales pour la compréhension des faits étudiés. Il ne suffit pas de parler aux gens.
Selon Radcliffe-Brown, pour qui l’anthropologie est une science naturelle, l’entretien
viserait la description objective des relations sociales. Sur ses carnets de notes figurent
les paroles des intéressés (informateurs, sujets étudiés), mais ces paroles sont réduites au
domaine du particulier. L’anthropologie, à l’instar des sciences naturelles, doit
s’intéresser au général. Elle vise la formulation de lois sociales. La parole des gens, leurs
354

informations, leurs commentaires sur la parenté, sur le culte des ancêtres, etc. ne sont
qu’une matière première dont l’anthropologue se sert pour formuler des propositions
générales (Radcliffe-Brown, 1968).
4 Evans-Pritchard conçoit l’anthropologie comme une science historique. Dans ses travaux
sur les croyances, l’intérêt est explicitement porté sur ce que font les gens et sur ce qu’ils
disent de ce qu’ils font. Etudier la religion, la magie, c’est comprendre le sens que les gens
eux-mêmes donnent aux actions et aux croyances magiques et religieuses (Evans-
Pritchard, 1972). L’entretien est un moyen parmi d’autres pour accéder au sens. Cette
attitude sympathique à l’égard du sens local, à l’égard du point de vue indigène sera
développée par des anthropologues qui s’inspirent de Max Weber et de ce qui sera appelé
l’anthropologie interprétative. Selon Geertz, l’ethnographie ne se réduit pas à un
ensemble de techniques, elle est un effort descriptif interprétatif. Il critique la description
externe (comme le fait un behavioriste radical) et opte pour ce qu’il appelle après Ryle
« la description dense » (thick description). Celle-ci a pour objet les structures de sens à
travers lesquelles les gens produisent, perçoivent, interprètent leurs actions. Les textes
anthropologiques ne sont que des interprétations d’interprétations locales.
L’ethnographie est interprétative, ce qu’elle interprète c’est le discours social. Ce que
l’ethnographe affronte sur le terrain, c’est une multiplicité de structures conceptuelles
complexes (Geertz, 1973, p. 3-30).
5 L’objet central de l’ethnographie est certes une condition favorable à l’usage de
l’entretien. Sans cet outil, on voit mal comment un ethnographe peut accéder au sens que
les gens attribuent à leurs actions. La nature de la rencontre ethnographique, ses
implications scientifiques, éthiques et politiques sont complexes. L’entretien soulève des
questions théoriques relatives notamment au statut de l’interviewé (colonisé,
informateur, interlocuteur, objet, sujet) et au statut de la parole échangée : que devient
cette parole dans le texte final ? L’anthropologie postmoderne (dialogique, critique)
interroge l’autorité monophonique de l’anthropologue (Geertz est souvent visé), la
dominance de sa parole qui tend vers le monologue. Elle essaie d’établir entre
l’ethnographe et l’interlocuteur (mot préféré à celui d’informateur) un dialogue et une
coopération qui s’oppose au monologue de l’ethnographie dite traditionnelle.
L’ethnographe ne doit pas seulement recourir à l’entretien, donner la parole aux gens,
transcrire et enregistrer leurs interprétations locales, celles-ci doivent en plus figurer
dans le texte final. On parle d’un texte polyphonique où la voix de l’anthropologue
n’étouffe pas celle de l’interlocuteur (Dwyer, 1982 ; Clifford, 1983 ; Tyler, 1986 ; Marcus et
Schiffer).
6 Quelle que soit sa bonne volonté, l’ethnographe postmoderne aura seul le pouvoir de
choisir les membres du groupe étudié avec qui il souhaite parler, il aura seul le pouvoir de
les nommer informateur, interlocuteur, ami, collaborateur, co-auteur, etc. ; il aura seul le
pouvoir de faire un texte dialogique ou polyphonique ; il aura seul le droit de décider du
nombre de voix qui logeront dans son texte. Et quand bien même l’anthropologue
changerait sa conception de la pratique ethnographique et ses attitudes envers
l’interlocuteur, qui peut être sûr que ce dernier en fera autant ?
7 En dépit du caractère polémique, du caractère souvent forcé des questions posées, la
réflexion postmoderne sur la pratique du terrain, dont l’entretien est un moment
privilégié, suggère des questions pertinentes sur l’histoire de l’usage de l’entretien en
anthropologie. Nous proposons de comparer deux chercheurs, Doutté (1867-1926) et
355

Westermarck (1862-1936), en posant des questions relatives aux conditions théoriques et


pratiques de l’usage de l’entretien en anthropologie.
8 Doutté naquit à Evreux (France) en 1867. Il eut une formation scientifique. En 1885, il
partit en Algérie. En plus de sa carrière dans l’administration, il enseigna dans différents
établissements (à Tlemcen en 1898, à l’Ecole des Lettres d’Alger en 1901 et à la faculté des
Lettres de l’université d’Alger) (Valensi, 1984, p. 241-243). Il maîtrise l’arabe (dialectal et
classique), mais avoue ne pas savoir dix mots de berbère (Doutté, 1914, p. 62).
9 Doutté est un savant voyageur. Il prend conscience, très tôt, des limites des recherches en
cabinet. Dès sa première étude sur les saints au Maghreb (1901), il note le caractère
incomplet de sa recherche : il lui « reste encore beaucoup à demander aux sources écrites,
aux sources arabes en particulier et surtout à l’observation et à l’information orale ».
« Quiconque, au Maghrib, n’a pas vu un grand marabout parcourant les tribus où il est
connu ne peut se figurer jusqu’à quel point est exact le mot d’anthropolâtrie... » Un
chercheur en cabinet ne peut rendre visuelle la vénération d’un saint, Doutté le voyageur
peut le faire : « On se précipite sur le passage de ce saint homme pour baiser le pan de son
burnous, pour baiser son étrier s’il est à cheval, pour baiser la trace de ses pieds s’il est à
pied... » (Doutté, 1900, p. 1, 17.)
10 Doutté effectue, entre 1894 et 1910, plusieurs voyages au Maroc qui ont donné naissance à
deux livres : Merrâkech (1905) et Missions au Maroc en tribu (1914), à quelques articles et à
des rapports confidentiels. Le livre Magie et religion en Afrique du Nord (1908) est né d’un
cours.
11 Merrâkech restitue le voyage effectué en 1901 (25-30 mars) dans trois tribus (Chaouia,
Doukkala et Rehamna). Il n’est pas seulement un récit de voyage, ni un livre
d’exploration : les informations sur l’itinéraire, le relief, le climat, le sol sont accessoires.
C’est l’information sur les groupes, leurs coutumes, fêtes, alimentation, habillement, jeux
etc. qui abonde. Cependant, cet aspect ethnographique reste secondaire par rapport aux
digressions théoriques que Doutté se permet à partir des faits observés. Digressions sur la
tribu, le fanatisme des Marocains et la crainte de l’étranger, le culte des tas de pierres. Le
livre est une succession de courtes observations, de descriptions rapides et de longues
digressions théoriques. Doutté le savant commande, et parfois écrase, Doutté le voyageur.
12 Le deuxième livre de Doutté est un récit discontinu de plusieurs voyages effectués au
Maroc entre 1901 et 1910. Mais l’essentiel du livre, on le doit au voyage effectué du 1 er au
15 mai 1901, de Marrakech à Mogador en passant par le Haut-Atlas. Dans la préface,
Doutté expose son choix quant à la forme du livre. Il décide de garder la forme
personnelle du récit du voyage. Cette forme, explique-t-il, exclut le savant exposé
sociologique qui implique le grand déploiement de l’érudition et la multiplication des
références théoriques. Doutté se définit ici comme un voyageur qui cherche à
comprendre ce qu’il observe. Ce que note le voyageur dépend de ce qu’il sait des sciences
de son époque et de l’histoire des gens qu’il observe. Ce va-et-vient entre le récit du
voyageur et l’interprétation savante constitue la principale articulation du livre.
13 Notre voyageur sort de la ville de Marrakech le 1er mai 1901. Comme dans un récit de
voyage, l’itinéraire (palmeraie, canaux d’irrigation...) et le temps (chaleur...) sont décrits.
Il indique le nom du premier village qu’il traverse et le dialecte berbère qui y est parlé.
Premier prétexte et première sortie rapide du savant : Doutté nous apprend que, jusqu’au
dix-septième siècle, la langue parlée à Marrakech était le berbère. Cette langue recule
sous un double effet : l’action du makhzen et l’islamisation.
356

14 Dans le paragraphe suivant, c’est la grande plaine traversée qui parle au voyageur :
« Toute la grande plaine quaternaire où nous marchons est couverte de gros galets
bariolés : les couleurs du quartz laiteux, du feldspath blanc, du mica fauve et l’amphibole
verte. » Ils racontent au voyageur géologue l’histoire de la montagne. Doutté observe la
terre et ses roches mais aussi le ciel. Il décrit brièvement des oiseaux dont il donne les
noms en latin. C’est la cigogne qui retient son attention. Le garde marocain lui raconte
une légende de son pays. De la vénération de la cigogne aux oiseaux marabouts, aux
animaux sacrés, aux légendes où les animaux étaient des humains, aux idées totémiques
où l’homme primitif se croit le parent des animaux, il en arrive à évoquer Edward Tylor
qui « enseignait déjà que la distinction absolue entre l’animalité et l’humanité n’existe
pas chez les sauvages... » (Doutté, 1914, p. 2-8).
15 Fréquents sont les va-et-vient entre observation et différents types de savoir : de la
langue parlée vers l’histoire, des galets vers la géologie, des cigognes vers l’anthropologie.
L’attention vive du voyageur est dispersée, mais elle ne capte que ce qui s’offre au regard,
à l’écoute et qui a un sens pour le savant. La légende est rapportée parce qu’elle conduit
directement à Tylor. On passe d’un savoir à un autre et de données à d’autres au gré de
l’arbitraire du voyage bridé par son savoir. Il faut noter que la part de l’arbitraire est
diminuée chez Doutté. Il n’est pas un voyageur aventurier qui ne sait pas de quoi le
lendemain sera fait. Le voyage est préparé, les lieux visités seraient ineffables sans cette
préparation. Sur les lieux historiques, il connaît déjà les sources arabes et étrangères.
L’itinéraire est décidé en fonction des lieux historiques (ruines, mosquée, écoles...) et
sacrés (sources, cavernes, sanctuaires) qu’il veut observer. Bref, le voyageur n’est pas
totalement libre, il est escorté par le savant.

Tradition théorique
16 Le voyage est une forme élémentaire du terrain. Se contenter du voyage comme un
moyen de connaissance ou sentir le besoin d’un séjour prolongé parmi les groupes étudiés
ne sont pas des décisions triviales. Le terrain, et notamment l’entretien, présupposent des
dispositions théoriques et éthiques particulières. Doutté est davantage intéressé par les
questions théoriques de son époque que par une connaissance ethnographique de la
société marocaine. Et, quand bien même la description ethnographique est poussée, elle
est aussitôt engloutie dans des interprétations à caractère universel. Suivant les pas de
James Frazer, Edward Tylor, Henri Hubert, Marcel Mauss et d’autres, Doutté rattache les
faits localement observés à une pensée universelle : les lois de la magie universelle sont
illustrées par des rites locaux, le profil du magicien est similaire indépendamment des
cultures, le modèle ternaire du sacrifice élaboré par Hubert et Mauss est appliqué au
sacrifice maghrébin et au sacrifice musulman, etc. Toute interprétation sérieuse devait
s’inspirer de l’ethnographie comparée. Sans ce guide précieux, les rites et les croyances
des Marocains sont méconnaissables, ineffables. Interpréter un rite local c’est montrer en
quoi il n’est pas local, c’est lui trouver des sosies dans l’ethnographie comparée et lui
coller l’un des sens universels qui font autorité.
17 Dans sa démarche interprétative des faits religieux, Doutté suit les étapes suivantes :
– il part d’une description brève et partielle du phénomène étudié ; il rapporte
éventuellement une interprétation indigène, qu’il accepte ou rejette selon qu’elle colle ou
non avec son point de vue ;
357

– partant des faits partiels et des bribes de sens collectés, il visite le magasin de
l’ethnographie comparée et ramène un sens universel qu’il applique au rite étudié ;
– il montre comment des rites sont islamisés et comment d’autres (survivances, débris,
vestiges...) échappent encore à la vague d’islamisation.
18 Cette démarche ne favorise pas une description du rituel étudié. Souvent l’identification
d’un seul rite suffit pour l’interpréter. Pour la circoncision par exemple, un seul rite est
mis en avant pour lui coller un sens : enterrer la dépouille plaide pour la théorie de
l’expulsion du mal (Doutté, 1905, p. 351-54, 372). C’est le sens primitif des rites et des
croyances qui est visé. Cette recherche des racines profondes ne prête pas attention aux
frontières entre les religions et entre les civilisations. L’expulsion du mal, la crainte de
l’étranger, la peur de la photo, l’origine magique des rites agraires, etc., ces racines
profondes et d’autres confondent les cultures. Chrétien ou musulman, Marocain ou
Français, tous transfèrent le mal sur des êtres et objets sacrés.
19 Lorsqu’on s’intéresse à la formation des rites, aux survivances, aux fossiles, aux débris des
rites antiques, lorsque étudier une société c’est l’exhumer, lorsque la source dominante
du sens est l’ethnographie comparée, il y a peu de place pour les interprétations locales et
donc peu de place pour l’entretien, le dialogue avec les gens étudiés.

Rapport à l’indigène
20 Grâce à la forme personnelle du récit de voyage nous découvrons les rapports de Doutté
aux indigènes. La manière de vivre et de penser ces rapports nous permet de comprendre
pourquoi Doutté n’a guère eu recours à l’entretien. C’est en chrétien et c’est en costume
européen qu’il voyage. Il n’est pas obligé de se déguiser comme le faisaient ses
concitoyens explorateurs. Les tribus visitées et les chemins empruntés sont sûrs. Ceci
n’empêche pas Doutté d’avoir un fusil et d’être accompagné par un garde et des guides
(Doutté, 1914, p. 37, 144, 150). Doutté voyage en tente et campe à l’écart des habitations.
C’est dans la tente qu’il travaille et reçoit éventuellement ses informateurs. Il écrit qu’il
préfère vivre au campement que chez les indigènes et les notables qui lui offrent
l’hospitalité (Doutté, 1914, p. 15, 48).
21 Doutté note le mépris que les Marocains ont pour les Européens et les chrétiens. Voici
l’incident qui a déclenché une quinzaine de pages sur le fanatisme des indigènes :
« Ce soir est la fin d’une belle journée ; la rentrée des troupeaux met tout le douar
en mouvement ; une vieille négresse s’approche de nous et nous offre de l’eau
contenue dans une outre goudronnée... : toutefois, avant de donner l’outre, elle
s’assure près de mes compagnons musulmans que je n’en boirai pas ».
22 Et voici comment Doutté présente la perception que se font de lui les indigènes. En dépit
de leurs prévenances à l’égard du chrétien, ils n’arrivent pas à dissimuler le mépris qu’ils
ont pour lui. Le chrétien est perçu comme quelque chose d’impur, et son corps semble
répugnant.
« Dans ces sentiments d’antipathie que les Marocains professent à l’égard des
Européens, il faut assurément distinguer la haine de l’infidèle et la crainte du
conquérant. Ils ne sauraient comprendre que l’amour de la science ou même la
seule curiosité soient les uniques mobiles des voyageurs européens qui visitent leur
contrée sans être commerçants ; ils ne s’expliquent les investigations et les
questions des explorateurs qu’en leur attribuant le dessein de reconnaître le pays
pour en faciliter la conquête à leur gouvernement : et peut-être après tout ne se
358

trompent-ils qu’en partie. « On craint le conquérant plus qu’on ne hait le


chrétien », dit de Foucauld. » (Doutté, 1905, p. 24-28.)
23 Pour Doutté, l’hostilité des Marocains ne s’explique pas seulement par des raisons
religieuses (le mépris de l’infidèle) ou politiques (la crainte du conquérant). Elle a une
racine plus profonde : la crainte de l’étranger : « La haine du mécréant n’est chez les
musulmans que l’islamisation de la crainte primitive de l’étranger. » Il note plusieurs
comportements qui manifestent cette haine : le refus de dire salam à un chrétien par les
gens et de l’écrire dans les lettres officielles. « D’autres musulmans mâchent les syllabes
du salâm et prononcent indistinctement : es semm ‘alik, « que le poison soit sur toi. » En
s’adressant à un chrétien on dit plutôt messiou que sidi, qui est un signe de respect (1905,
p. 30-38 ; 1914, p. 139).
24 Retenons que la situation d’interaction est caractérisée par un grand fossé qui sépare
Doutté des gens qu’il veut observer. Tous les statuts qu’il a passés en revue rendent
l’interaction avec les observés difficile, impossible et, dans le meilleur des cas, comme
nous allons le voir, hypocrite et sournoise. Il croit être perçu comme étranger, chrétien et
en partie comme conquérant. La distance devient plus grande lorsqu’il manipule les
instruments, les livres et notamment l’appareil photographique. Chaque geste le rend de
plus en plus distant : il est un étranger qui veut ensorceler les Marocains, un espion qui
prépare la conquête du pays, un infidèle idolâtre qui a la prétention sacrilège de
reproduire ce que Dieu a créé (Doutté, 1905, p. 138). A le croire, les indigènes ne voient en
lui qu’une personne dangereuse, impure, répugnante, etc.
25 En entrant à Marrakech (30 mars 1901) et en voyant la foule et les mendiants, Doutté écrit
qu’il a « la sensation d’être violemment rejeté en arrière de plusieurs siècles et de
pénétrer, comme en un rêve, dans un monde entièrement différent du nôtre » (Doutté,
1905, p. 408). Dans son rapport pratique aux indigènes, c’est la différence absolue qui est
soulignée. On ne peut manquer de noter ce décalage entre, d’une part, le rapport
théorique aux Marocains, l’« humanisme universel » [...] qui met côte à côte les
Marocains et d’autres peuples du monde, y compris les paysans français, d’autre part, le
rapport effectif à leur égard qui insiste sur le grand écart entre le monde du chercheur et
celui des observés. Toutes les barrières possibles entre Doutté et les indigènes sont
notées.
26 C’est un climat de méfiance qui règne pendant ses voyages. Les exemples abondent.
Doutté décrit et interprète l’hostilité, la haine, la curiosité, le mépris, l’humiliation dont il
fait l’objet. Même devant les compliments et la bienveillance des indigènes, il reste
méfiant. Lorsque des gens ordinaires lui offrent en chemin le lait aigre, ce n’est pas pour
lui souhaiter un bon voyage, la raison en est la cupidité. Ce n’est pas un acte de charité
mais un acte de mendicité qui se renouvelle et devient pour Doutté une véritable
persécution (Doutté, 1905, p. 135). La négresse lui refuse l’eau, c’est le fanatisme qui vient
au secours de Doutté. Des femmes lui proposent du lait, mais il n’est pas dupe pour croire
à la générosité des indigènes. Que l’indigène refuse ou offre, il est broyé par la machine de
Doutté qui gagne à tous les coups. Aucune situation n’est normale. Lorsque des Marocains
disent qu’ils souhaitent la venue des Français, Doutté n’en voit « qu’une de ces
manifestations de politesse exagérée dont les musulmans sont si prodigues » (Doutté,
1905, p. 33). Il ne retient que les aspects négatifs de l’interaction. Lorsqu’il est bien reçu
par les indigènes (on égorge un mouton en son honneur), lorsque la cupidité n’est pas de
mise, lorsque des indigènes l’appellent Sidi l H’akîm (Monsieur le médecin), il rapporte les
faits en trois lignes, sans commentaire (Doutté, 1914, p. 139, 210, 420). Il oublie la crainte
359

de l’étranger, la haine de l’infidèle qu’on refuse d’appeler « Sidi », la mendicité et


l’hypocrisie du Marocain. L’interaction avec les indigènes est vécue sur un mode de
combat où tout serait permis : stratagèmes, mensonge, hypocrisie, force, argent. Doutté
essaie toutes ces solutions pour pénétrer dans les lieux sacrés interdits aux chrétiens.
27 La question est de savoir comment, dans un contexte aussi défavorable, un chercheur
peut parler aux indigènes. Dans ce climat d’hostilité générale, Doutté conduit rarement
des entretiens avec les indigènes. Comme le sens est recherché dans l’ethnographie
comparée, comme il s’agit d’un voyage rapide, comme les indigènes sont antipathiques,
les questions sont posées à la sauvette à des hôtes, à des gens de circonstance. Souvent
l’exégèse est impossible : les gens sont incapables de donner des explications de leurs
rites et croyances. Et, lorsqu’ils le font, il s’agit souvent d’interprétations sommaires. Ce
sont généralement des lettrés, des chérifs ou des professionnels (fauconnier,
conservateur de sanctuaire) qui répondent à ses brèves questions.
28 Doutté appelle informateurs des gens à qui il a posé une ou deux questions. Considérons
la seule interaction, rapportée par lui, qui serait proche de l’entretien. Nous sommes le 6
octobre 1902 à la zaouïa du saint Sidi Rahhâl qui n’est pas loin de Marrakech. L’objectif de
la visite est de prouver l’existence de la pratique de la prostitution sacrée. Examinons le
contenu de son interaction avec son informateur. Doutté rapporte :
« Pour délier les langues, je fais porter au moqaddem, c’est- à-dire au préposé de la
zaouia, une petite ziâra, c’est-à-dire une offrande en espèces sonnantes, et je lui
laisse entrevoir l’éventualité d’un pareil cadeau à mon départ, s’il veut bien nous
procurer quelques facilités d’information : la vue de l’argent le rend tout de suite
aussi accueillant et aussi loquace qu’il était réservé et silencieux à notre arrivée ; il
promet de venir nous visiter sous notre tente. »
« Le soir même, il tient sa promesse et, à la nuit tombée, il vient dans notre
campement où nous le régalons d’un plat de couscous et de nombreuses tasses de
thé... »
29 Après des détours et des questions posées sur la personne de Doutté, [que celui-ci ne
précise pas], le moqaddem consent à raconter la légende du saint. Doutté précise qu’il a
reproduit fidèlement la légende en prenant des notes presque sous la dictée. Il commente
ainsi les paroles du moqaddem : « Son discours fut un peu long, mais la légende qu’il
dévidait ainsi nous plaisait par sa pieuse naïveté, et, à l’étude, elle peut donner lieu à
quelques remarques intéressantes. » En fait, il s’agit d’une traduction, le texte originel
n’est pas donné. La légende est assez longue, elle n’est pas mise entre guillemets (1905,
p. 171-181).
30 L’entretien ressemble à un interrogatoire :
« Mais notre homme était trop bon musulman pour avouer cela ; comme nous le
pressions de questions à ce sujet, il nous répondit simplement qu’il y a dans les
Chaouias deux zaouïas [...] où les femmes ont l’habitude de se livrer aux passants.
[...] Comme, cependant, les faits qui contredisent son assertion sont notoires, nous
le mettons au pied du mur, et il finit par dire qu’il y en a quelques-unes qui offrent
volontiers leurs charmes aux passants. Il a ajouté enfin à voix basse que Sidi Rahhâl
a dit « Dert Bnâti h’maraât ou men irekeb ‘alihoum iençada’ », c’est-à-dire : j’ai fait mes
filles bourriques (elles sont indomptables), et qui les montent se brisera (ou n’en
peut venir à bout) (1905, p. 187-188). »
31 Doutté essaie, par tous les moyens, de contraindre l’informateur à parler. Il croit
connaître les faits qu’il cherche seulement à avérer. L’entretien ne porte que sur des faits
à faire avouer par l’informateur. Les mots employés pour décrire l’entretien sont très
éloquents : « délier sa langue », « chercher à arracher des aveux », « presser l’informateur
360

de questions », « le mettre contre le mur », « le quasi-aveu est révélé à voix basse ».


Doutté sait qu’en parlant au chrétien son informateur risque sa réputation. Il note « le
caractère secret de la légende, tout au moins vis-à-vis des mécréants ; il nous a fallu de
grands efforts pour décider le moqaddem à nous la raconter, et lorsqu’il la raconte, on sent
qu’il a conscience d’accomplir un acte de grave importance. » On est proche de
l’espionnage, une information qui doit être retenue est livrée en cachette, la nuit, contre
de l’argent.
32 Doutté est cynique lorsqu’il décrit l’attitude du moqaddem à la vue de l’argent, lorsqu’il lui
fait entrevoir un autre cadeau, lorsqu’il dit l’avoir régalé. Une relation mercantile : de
l’argent et du régal contre une légende. Voici ce qu’il écrit lorsqu’il rencontre le
moqaddem le lendemain : notre « rigide musulman est devenu d’un abord beaucoup plus
familier : comme il a réussi à faire taxer ses paroles en poids de l’or, il est prêt maintenant
à nous donner toutes sortes d’informations. Malheureusement il n’a plus grand chose à
nous apprendre... » (Doutté, 1914, p. 190.) Un entretien suffit pour dévider le sac de son
informateur ; celui-ci est vite consommé, il ne sert plus à rien. Ici, ce ne sont pas les gens
fanatiques qui évitent Doutté, c’est tout l’inverse.
33 Doutté cherchait à compléter son information en interrogeant des filles du saint. Celles-ci
déclinent au début son invitation. Doutté est étonné que les filles du saint « montrent
dans leur orthodoxie musulmane une pudeur qui leur fait défaut ailleurs ». En termes
plus crus : une prostituée n’a pas à faire la fine bouche, elle n’a pas à se soucier
d’orthodoxie, elle doit être prête à tout divulguer... Les mêmes stratagèmes sont
employés : « Enfin, après des négociations longues, et surtout coûteuses, nous finissons
par obtenir d’une bienveillante conductrice qu’elle nous amènera ce soir, sous notre
tente, une des descendantes de Sidi Rahhâl. » Doutté les reçoit le soir dans sa tente. Une
fille du saint lui dit que leur inconduite est une bénédiction du saint et laisse entendre
que la débauche va de pair avec la baraka du saint. Plus tard, deux autres informatrices
sont interrogées loin de la zaouïa. L’une d’elles confirme ce que Doutté connaissait déjà.
L’autre soutient une idée contraire, la débauche est une malédiction (da’wa) du saint
(Doutté, 1914, p. 188-199).
34 Le statut accordé aux croyances indigènes oriente l’usage de l’entretien. A maintes
reprises, Doutté essaie de convaincre les indigènes que leurs croyances sont fausses. Il
passe devant un tas de pierres surplombé d’un bâton. Pour les indigènes c’est le tombeau
d’une sainte, Lalla Aïcha. Pour Doutté, ils se trompent : « [...] et l’on a beau nous affirmer
que c’est le tombeau d’une sainte de ce nom, nous avons trop étudié le culte des pierres et
les monuments funéraires dans l’Afrique du Nord pour que ce simple tas de cailloux
n’évoque à notre esprit le souvenir des pratiques funéraires primitives. » (Doutté, 1914,
p. 107.) Nous pouvons citer maints exemples où Doutté combat les croyances des
indigènes, les méprise ou s’en moque (Doutté, 1905, p. 191-192 ; Doutté, 1914, p. 26, 27, 32,
105, 134, 321).
35 Doutté ne cherche pas à examiner ce que les gens et les lettrés savent. Au lieu de rendre
compte de ce savoir, il le juge et le rejette. Prendre en compte le point de vue de
l’indigène suppose avant tout l’humilité du chercheur. Or, dans un contexte précolonial
où un chercheur se croyait être savant parmi les ignorants et civilisé parmi les indigènes,
il aurait été anachronique d’exiger cette qualité. Doutté pense qu’il est supérieur et, à en
juger par sa science, son pays, sa caravane, ses collaborateurs, ses muletiers, son cuisinier
et son campement, il l’est.
361

36 Nous avons montré que le recours à l’entretien est influencé par les traditions théoriques
dont Doutté s’inspire et par la nature de l’interaction avec les indigènes. L’évolutionnisme
en anthropologie s’accommode fort bien avec le métier de l’anthropologue de bureau : on
peut écrire sur les primitifs sans avoir besoin de les rencontrer et on peut penser les
connaître d’autant mieux qu’on reste à l’écart du détail de leurs croyances. Un savant
voyageur est supposé apporter des illustrations locales aux théories universelles. Pour ce
genre d’illustration, un séjour bref, une observation externe, rapide et éclectique sont
appropriés. L’entretien est marginal car le sens des actions étudiées réside davantage
dans l’ethnographie comparée que chez les gens étudiés. Doutté recourt à l’entretien pour
établir des faits, le sens des faits ne peut être donné par des gens qui se trompent, mais
par l’ethnographie comparée.
37 Une relation continue à un informateur et un séjour prolongé seraient disproportionnés
par rapport au type de question posé par Doutté. Une ethnographie hâtive est mieux
adaptée à la recherche du sens originel. Doutté n’a pas besoin de prolonger ses entretiens,
ses observations, ses séjours pour conclure que le jet de pierre, la circoncision et d’autres
pratiques sont des rites d’expulsion du mal. L’interprétation est connue, elle est donnée
par des maîtres autorisés, lui voyage essentiellement pour ramener des données locales
illustrant les interprétations universelles des maîtres. Sa démarche interprétative ne
favorise pas une relation continue avec les indigènes.
38 Le recours à l’entretien suppose un cadre théorique insistant sur le local et sur une
sensibilité empathique (réelle ou affichée). Les interprétations de Doutté s’accommodent
bien avec une ethnographie hâtive, une observation rapide des faits et une collecte
sélective de bribes de sens : des propositions du type « la prostitution sacrée est une
malédiction » suffisent pour Doutté. L’idée de terrain ne peut naître des théories adoptées
par Doutté. Ce n’est pas un hasard si les chercheurs qui ont inventé et pratiqué le terrain
l’ont fait après avoir enterré définitivement ou presque l’évolutionnisme. Nous allons le
voir avec Westermarck.
39 Le trait essentiel de l’interaction avec les indigènes découle moins du statut religieux
(chrétien, infidèle...) ou politique (conquérant) que de celui d’ethnographe pressé. Doutté
ne fait que passer. Les séjours longs ne sont pas encore une exigence scientifique. Les
interactions éphémères et fugaces suffisent, car ce qui est visé c’est une connaissance
externe (des Marocains) taillée selon des interprétations universelles.

Westermarck, ethnologue de terrain


40 Pendant qu’il préparait son livre The Origin and Development of Moral Ideas, Westermarck
décidait d’acquérir une connaissance de première main sur des « cultures de races
civilisées et sauvages ». Il vint pour la première fois au Maroc en 1898. Il abandonna son
projet d’étudier plusieurs pays, réalisant que l’étude des indigènes d’un seul pays exige
une connaissance de leurs langues et de longs séjours parmi eux (Westermarck, 1968). La
même année (20 juillet 1898), il écrit dans une lettre :
« This country is really so interesting that I could not give it up. I have explored it
in all directions and collected much information touching the religion of the people
– I mean to say their actual religion, their belief in evil spirits, magic, saints, etc. »
(Cité dans Ihanus, 1993, p. 29.)
41 Ce qui intéressait Westermarck, depuis le début de son aventure au Maroc, c’était non
seulement l’illustration de l’évolution des concepts moraux, mais aussi la religion actuelle
362

des Marocains. Ce changement d’approche des croyances et des coutumes est primordial
pour l’émergence d’un intérêt à la pratique pour le terrain. Westermarck se démarque
nettement des études spéculatives et conjecturales : « Pour ma part, je ne tenterai pas ici
d’exposer une théorie générale concernant l’origine des cérémonies du mariage ; je m’en
tiendrai aux coutumes nuptiales d’un seul peuple, les indigènes musulmans du Maroc,
parmi lesquels j’ai passé environ six ans, occupé à des recherches d’ordre sociologique. »
(Westermarck, 1921, p. 5.) Il restreint explicitement l’objet de son œuvre à la religion et à
la magie populaires des Marocains et ne traite qu’occasionnellement de l’islam savant.
Son objectif principal est de rendre compte de façon systématique « de ce qu’il a vu et
écouté des lèvres des indigènes ».
42 Westermarck écrit dans ses mémoires qu’il était attiré par l’empirisme de l’école
philosophique anglaise, par sa clarté et par son sens de la réalité. Il affirme n’avoir de
sympathie ni pour les idées de Kant, ni pour le néo-hégélianisme qui dominait en
Finlande (Lahtinen, 1993, p. 20). Ce parti pris empiriste explique sa décision de fonder ses
études sur des faits de première main. Cependant, il soutient à plusieurs reprises qu’une
description externe des faits est insuffisante. Les faits restent insignifiants jusqu’à ce que
les indigènes les expliquent, leur donnent un sens. Dans son étude sur les rites agraires, il
écrit : « In my study of native ceremonies I have not been content with ascertaining them the bare
external facts but have, so far as possible, tried to discover the ideas underlying them. »
(Westermarck, 1913.) Nous retrouvons la même idée, parfois la même phrase, dans ses
publications ultérieures : « Dans mon étude des cérémonies nuptiales, je ne me suis pas
contenté d’établir les simples faits extérieurs, mais je me suis efforcé autant que possible
de découvrir les idées subjacentes. Le lecteur verra que les explications données par les
indigènes eux-mêmes ne sont pas toujours identiques... » (Westermarck, 1921, p. 10-11 ;
Westermarck, 1968, p. 9.) Il est plus explicite dans ses mémoires : « Facts in themselves leave
me as a rule rather cold ; but they become a different matter, component parts, indeed, of a person
’s mentality, as soon as he thinks that he can extract from them which they do not directly express.
» (Cité dans Ihanus 1993, p. 30.)
43 Westermarck explique pourquoi il ne peut se contenter d’une description externe des
rites. L’usage d’objet similaire peut avoir une origine psychologique différente, les mêmes
objets (le lait, le blé, les œufs, etc.) peuvent être employés dans des desseins variés. Il
donne l’exemple des œufs qui, dans les cérémonies nuptiales, « peuvent avoir pour
signification soit de favoriser la fécondité, à cause d’associations physiologiques, soit de
porter bonheur ou de rendre le temps beau, à cause de leur blancheur, soit de faciliter les
rapports sexuels à cause de la fragilité de leur coque » (Westermarck, 1921, p. 10-11). Des
rites similaires peuvent avoir des significations différentes que seule l’information orale,
et non l’observation externe, peut révéler. Pour décrire, il ne suffit plus de voir, de
regarder et dans le meilleur des cas de cueillir, de façon occasionnelle et intermittente,
des paroles d’indigènes. Avec Westermarck, la parole de l’indigène est centrale, et elle
porte sur les significations actuelles que les gens donnent à leurs pratiques. C’est grâce à
ces prédispositions théoriques liées au statut du fait (empiriquement établi), au sens
actuel et local, que l’information orale est privilégiée, que le recours à l’entretien en tant
que forme organisée de questions (à distinguer des simples questions posées à la sauvette)
est possible.
44 Pour Westermarck, l’étude des rites permet de connaître les idées et les croyances des
Marocains. Il affirme que les rites, loin d’être superflus, jouent un rôle dans la vie sociale
de ceux qui les pratiquent :
363

« Le lecteur jugera peut-être que bien des faits relatés dans cette monographie sont
trop insignifiants pour mériter l’attention de savants sérieux, mais il doit se
souvenir qu’ils ne le paraissent pas aux Marocains eux-mêmes. Leurs cérémonies
nuptiales ne sont pas des formalités dénuées de sens, mais des pratiques auxquelles
on attribue une influence matérielle sur le bonheur des individus, des familles et de
communautés entières. Ils nous révèlent des idées et des croyances qui, pour
absurdes qu’elles puissent être, n’en sont pas moins des forces puissantes dans la
vie sociale du peuple. » (Westermarck, 1921, p. 13.)
45 Westermarck hésite cependant entre l’interprétation du sens actuel et la découverte du
sens originel. Il n’abandonne pas totalement l’utilité des questions en termes d’origine.
L’anthropologue, selon lui, ne doit pas se contenter de la recherche des significations
actuelles, il doit aussi élaborer des conjectures sur les origines des coutumes. Mais il
estime que c’est la signification actuelle qui peut aider à faire des conjectures
relativement aux significations perdues. A l’opposé de Doutté, il n’est pas venu au Maroc
avec une théorie cherchant des exemples pour l’illustrer. Il inverse la démarche, le
terrain ne sert pas à avérer des conjectures universelles, c’est plutôt un moyen pour en
produire.
46 L’originalité de Westermarck consiste dans la place centrale qu’il accorde à la
signification actuelle des coutumes et, par conséquent, à l’information orale et aux
entretiens avec les indigènes. Ceci exige un nouveau type de chercheur, qui ne peut être
ni l’explorateur, ni le savant voyageur mais l’ethnologue de terrain (field-ethnologist selon
ses termes). Le style du savant voyageur qui ne fait que passer, qui parle peu aux gens, ne
convient pas à Westermarck. Pour apprécier son originalité et son innovation, il faut
avoir à l’esprit la domination de la référence au passé dans les études anthropologiques
de son époque. La majorité des livres, y compris ses premiers livres, comportait les mots
suivants : origine, développement, évolution. Lui-même n’arrive pas à échapper
totalement aux questions sur l’origine et le développement des institutions et des idées.
S’intéresser au présent d’un peuple et aux significations actuelles des coutumes était une
grande avancée dans l’étude des cultures étrangères qu’il faut reconnaître à
Westermarck.
47 Malinowski l’a fait en soulignant (1927) les éléments forts de l’œuvre de Westermarck : la
longue durée de ses séjours, sa capacité de se mélanger avec les gens, de parler leur
langue et d’étudier à travers elle leur mode de vie et leur culture, sa volonté à séparer la
théorie de l’énoncé des faits, sa description détaillée et exhaustive des faits (Malinowski,
Foreword, dans Westermarck, 1968).

Écouter les indigènes


48 Westermarck choisit le Maroc parce qu’il offre l’avantage d’être proche de l’Europe. Ceci
lui permet d’effectuer, entre 1898 et 1926, des séjours courts et fréquents, 21 séjours au
total, l’équivalent de 7 années de terrain. Enseignant dans les universités de Helsinki (qui
finance ses recherches au Maroc), de Turuku et de Londres, il profitait de ses vacances
pour faire son terrain.
49 Westermarck ne réduit pas son terrain à un groupement tribal. Ce sont les coutumes d’un
pays dans sa diversité qu’il cherche à étudier : 14 tribus et 2 villes sont choisies. Ce choix
n’est pas explicitement motivé. Nous savons simplement que la langue parlée n’est pas un
critère satisfaisant pour fonder la diversité culturelle, que la distinction entre
364

berbérophones et arabophones ne coïncide pas avec des clivages culturels. La division est
plutôt d’ordre géographique et régionale : la plaine, la montagne, le nord, l’est, le centre
et le sud sont représentés.
50 Westermarck était appelé à voyager dans différentes régions du Maroc. Ses déplacements
n’étaient pas exempts de risque. Comme pour ses contemporains, il n’était pas libre de
circuler dans toutes les régions du Maroc. Il refusa le déguisement : « Au Maroc, écrit-il,
de très nombreuses régions sont inaccessibles à tout voyageur qui ne peut se déguiser en
indigène, ce qui devient naturellement impossible en cas de séjour prolongé. » La
solution du déguisement, adoptée par l’explorateur dont le séjour est éphémère, ne
convient pas à la manière dont Westermarck conduit ses travaux de terrain et qui exige
un contact prolongé avec la population. Il lui est arrivé, rarement, de se déguiser pour
assister à des cérémonies (Westermarck, 1921, p. 8 ; Westermarck, 1968, vol. I, p. 67).
51 C’est en tant qu’étranger et chrétien qu’il entre en contact avec les Marocains. Mais il
n’invoque guère son statut comme obstacle à la communication avec les indigènes. Il
rapporte comment des Marocains l’ont traité comme un infidèle impur : un hôte refuse de
lui serrer la main, une femme hésite de puiser d’une rivière d’où il aurait bu, un garçon
refuse de prendre une pièce de monnaie pour un service rendu... Mais, contrairement à
Doutté, il n’en fait pas un problème insurmontable pour entrer en contact avec les
Marocains. Il rapporte avoir de bons rapports avec les indigènes. Dans plusieurs lettres
(1899) il ne cache pas sa joie d’être parmi des gens qui vivent un autre âge. Il mentionne
l’accueil bienveillant qu’il reçut « chez les montagnards et les bédouins, généralement
peu réputés pour leurs dispositions amicales envers les Européens... » (Westermarck,
1921, p. 8 ; 1968, vol. ii, p. 4). Dans ses Mémoires, il montre souvent que ses rapports aux
gens et aux lieux sont fort sympathiques. Il y écrit que les indigènes (simple folk) lui
disaient qu’il avait les lèvres d’un infidèle mais le cœur d’un croyant. « ... I felt grateful to
those simple folk who for so long had treated the strange « nazarene » as a friend and brother and
had always tried to persuade him, as well as themselves, that he certainly “had the lips of an
infidel, but the heart of one of the faithful. » (Westermarck, 1929, p. 193.)
52 La place de l’informateur n’est pas accessoire chez Westermarck : « Mes descriptions de
cérémonies nuptiales sont donc, pour une large part, tirées d’informations orales que j’ai
recueillies d’individus de l’un et de l’autre sexe. » Même lorsqu’il assiste aux cérémonies,
il compensait le fait de ne pas pouvoir tout observer par l’information orale. C’est le sens
des coutumes pratiquées qui serait au centre de ses entretiens. Avec lui, nous assistons à
une esquisse de réflexion au sujet de l’entretien. Il adopte explicitement les règles
suivantes. Il n’accepte que les énoncés des indigènes appartenant au pays en question, les
énoncés des Européens résidents ne sont pas pris en compte car ils manquent de
précision. Lorsque l’informateur est étranger à la tribu étudiée, il donne des indications
sur l’autorité à accorder à l’information recueillie. Il a pris l’habitude de répéter aussi à
ses informateurs leurs énoncés afin d’éviter toute mésentente, et il a testé leur crédibilité
en donnant à dessein un sens différent à ce qu’ils disent, mais dans tels cas ils l’ont
toujours corrigé. Il trouve remarquable la précision des indigènes même lorsqu’il s’agit de
menus détails (Westermarck, 1921, p. 8-9).
53 Westermarck tenait à entretenir l’informateur dans sa langue. Concernant l’intérêt
accordé à l’apprentissage des langues indigènes, il est un précurseur. Il recrute ses
enseignants parmi les indigènes. Il explique que le meilleur interprète peut omettre des
détails qui peuvent lui paraître triviaux mais qui sont d’une grande importance pour la
compréhension de la coutume ou de la croyance en question, il peut être distrait pour un
365

moment, comme il peut donner un sens imprécis à des expressions qui défient toute
traduction littérale. La diversité linguistique du Maroc ne l’a pas empêché de décrire,
dans leurs vocabulaires, les rites et croyances des différents groupes berbères et
arabophones. Des rites oraux sont intégralement reproduits dans les différents parlers
marocains (Westermarck, 1968, p. 64-69, 134-135).

Parole et texte
54 Il ne suffit pas de noter que Westermarck parle aux informateurs, recueille leurs
descriptions et interprétations. Il faut aussi examiner la question du statut de
l’information orale et des idées indigènes dans ses écrits. La manière d’exposer ses
descriptions reste proche de sa conception du terrain et du statut qu’il accorde à
l’information orale : « Je donnerai in extenso les récits de mes informateurs, malgré les
répétitions qu’ils contiennent : bien qu’elles puissent être un peu fastidieuses pour le
lecteur, elles garantiront l’authenticité de mes renseignements. » Même la transcription
des mots n’est pas, à dessein, uniformisée : « Comme un même mot est souvent prononcé
différemment dans différents endroits, le lecteur ne devra pas m’accuser de contradiction
s’il le trouve transcrit tantôt d’une façon, tantôt d’une autre. » (Westermarck, 1921, p. 9,
13.) Ce respect de l’information orale, qui va jusqu’à rendre fastidieuse la lecture d’un
texte, par le maintien des variations phonétiques d’un même mot, par exemple, témoigne
du souci d’une fidélité empirique à la diversité culturelle.
55 Westermarck met au centre de son enquête les explications locales. Celles-ci sont
introduites par des expressions comme « on dit expressément », « comme on me l’a dit »,
« on l’explique ». Lorsque des explications différentes du même rite lui sont données, il
les rapporte toutes. Selon lui, cette diversité est probablement due à ce que l’origine
réelle du rite est partiellement ou totalement oubliée et que de nouvelles interprétations
s’y sont substituées. Le rite survit à l’idée qui était derrière son origine (Westermarck,
1968, p. 9-10 ; 1921, p. 150, 167, 223, 232). Lorsque son point de vue ne concorde pas avec
celui local, il rapporte les deux points de vue, en distinguant entre le mobile réel ou
originel et le mobile actuel. Par exemple, le mobile réel du léger soufflet que donne le
marié à sa future épouse serait de chasser les influences néfastes, bien qu’on lui attribue
actuellement le but d’inspirer à la mariée la crainte de l’époux (Westermarck, 1921,
p. 143, 192, 194, 224).
56 Westermarck s’entoure de beaucoup de précautions en rapportant les interprétations
locales. Maintes fois il avoue son incertitude et ses doutes. On ne trouve pas chez lui la
certitude et l’arrogance de Doutté se traduisant par le rejet et le mépris du point de vue
local. Au contraire, il manifeste du respect pour la culture locale et la précision de
l’exégèse locale et reproche à ses collègues de ne pas en tenir compte dans leurs
explications qui restent purement spéculatives (Westermarck, 1968, p. 150-152, 199-200 ;
1921, p. 132).
57 Lorsque ses interprétations ne sont pas fondées sur l’exégèse locale, Westermarck le
mentionne. Sur la coutume de déguiser le jeune homme en mariée, aucune explication
locale ne lui a été fournie. Il recourt, avec une grande prudence qui contraste avec
l’assurance de Doutté, à la comparaison avec d’autres contrées où le but du déguisement
est de tromper les esprits qui rôdent autour du jeune couple : « On peut supposer avec
plus de vraisemblable que ces coutumes sont des moyens de protection contre les esprits
dangereux ou plus spécialement contre le mauvais œil. » (Westermarck, 1921, p. 26-27.)
366

58 Westermarck adopte deux types d’interprétation. Le premier est fondé sur les
interprétations locales : les finalités des rites sont ramenées à la purification et à la
protection du mal. Le second type d’interprétation répond à des questions à caractère
universel. Lorsqu’il pose la question des origines des rites et des croyances, ses
interprétations s’éloignent des données du terrain. Il ne s’agit pas seulement
d’interpréter des rites en termes de purification et de protection, il faut aussi expliquer
l’origine psychologique du recours aux rites purificatoires. Pour les cérémonies de
mariage par exemple, un grand nombre de rites « procèdent du sentiment ou de l’idée
que la mariée et le marié sont dans un état dangereux ». La source de ce danger est
double. D’abord le mariage, comme tout rite de passage, entraîne des dangers. Ensuite
l’acte sexuel, associé à la souillure, dont le mariage est l’objet, augmente le risque des
dangers. En résumé, les dangers surnaturels qui menacent la mariée et le marié
s’expliquent par « la nouvelle condition de vie dans laquelle ils vont entrer et [par] la
nature particulière de l’acte par lequel le mariage est consommé » (Westermarck, 1921,
p. 280-299).
59 Le local est progressivement noyé dans des explications universelles. Il devient une
illustration de l’universel et un test des « grandes » théories. Théories qui n’ont pas pour
objectif de rendre compte du mariage au Maroc mais du mariage en général. On dirait que
Westermarck abandonne les interprétations universelles lorsqu’il est pris dans la logique
du terrain, mais ne peut les éviter lorsqu’il retourne au bureau. L’anthropologue de
terrain et l’anthropologue de cabinet respectent encore, même à l’échelle d’un même
chercheur, une répartition du travail entre l’observation de terrain et l’élaboration de
théories universelles.
60 La césure entre le terrain et la théorie caractérise l’œuvre de Westermarck. Celle-ci est
d’abord une collection de fragments ethnographiques. Le souci d’exhaustivité
ethnographique est fort présent, et il est souvent un but en soi. Les différents chapitres
consacrés aux sources du mal abondent de détails ethnographiques, de récits relatant les
malheurs des gens causés par les esprits ou le mauvais œil. Mais le détail ethnographique
ne sert guère l’interprétation finale de Westermarck qui se veut psychologique et
universelle. En fin de compte, ce que disent les informateurs n’a pas de place dans les
interprétations universelles où disparaît le point de vue des intéressés tant respecté par
Westermarck l’ethnographe.
61 L’interprétation du mauvais œil est un exemple extrême de la césure entre l’ethnographie
locale et l’explication universelle. Westermarck montre que la croyance dans le mauvais
œil présente une grande similarité non seulement avec les pays musulmans de l’Orient
mais aussi avec l’Europe antique et moderne. Pour une superstition aussi répandue, il
serait inutile, selon Westermarck, d’en chercher l’origine chez un peuple particulier. On
ne peut l’imputer qu’à une cause psychologique d’un caractère général (Westermarck,
1968. p. 476). La croyance dans le mauvais œil serait liée à la peur qu’on ressent lorsqu’on
loue la santé ou la prospérité de quelqu›un. Selon la loi d’association par contraste, qui
joue un rôle important dans les croyances magiques, l’éloge ou l’admiration appellent son
opposé (Westermarck, 1968, p. 415-418). C’est, en fin de compte, l’explication en termes
d’origines psychologiques qui fonde l’universalité des rites et croyances religieuses.
62 La richesse ethnographique des travaux de Westermarck est irréductible. En dépit de son
schéma interprétatif, Westermarck n’a pas essayé de tailler les faits selon les patrons
bénédiction/mal (baraka/lbas), purification/expulsion du mal ou selon ses explications
psychologiques. Plusieurs croyances, rituels ou phases de rituels (la malédiction, les
367

fiançailles, etc.) ne cadrent pas avec son schéma interprétatif. Ce dilemme, cette tension
entre la fidélité au local et l’élaboration de théories universelles, caractérise l’œuvre de
Westermarck qui s’inscrit dans une période transitoire où le paradigme naissant (étude
fondée sur l’empirisme, le terrain, le sens actuel donné par les indigènes) ne se distingue
pas clairement de l’ancien paradigme dominant (explication en termes psychologiques
qui peut se passer du terrain et du point de vue des indigènes). Westermarck nous a légué
une œuvre charnière, avec ses contradictions, ses hésitations entre le sens originel et le
sens actuel, entre l’universel et le local, entre l’anthropologue de cabinet et
l’anthropologue de terrain.
63 En comparant Doutté et Westermarck, nous avons essayé de montrer que l’entretien ne se
réduit pas à un ensemble de techniques qu’un chercheur doit maîtriser (formulations des
questions, relance, etc.), mais qu’il est orienté, même sur des aspects qui paraissent
techniques, par les dispositions théoriques et éthiques du chercheur. En escamotant cette
question le recours à l’entretien risque, suite à sa banalisation par les manuels des
méthodes de recherche, de devenir évident, allant de soi et réduit à une interaction
simple et éphémère sans fondements théoriques et éthiques.
64 Mai 2003

NOTES
1. Paru dans Cahier de Recherches du Centre Jacques-Berque, n° 1, 2004, p. 19-37.

RÉSUMÉS
Comme pour les chapitres précédents, nous considérons comment les cadres théoriques
respectifs de Doutté et de Westermarck ont orienté leurs ethnographies et particulièrement leurs
rapports aux indigènes. S’inspirant de l’ethnographie comparée évolutionniste, Doutté ne
trouvait guère d’intérêt à parler aux indigènes. Par contre, Westermarck, qui était influencé par
la philosophie empirique britannique, était amené à parler aux indigènes et à prendre au sérieux
leurs paroles. Nous montrons que l’entretien ne se réduit pas à une technique de recherche, son
usage dépend des dispositions théoriques et éthiques de l’anthropologue.
368

Chapitre 32. Ethnographie et antipathie1

1 Clifford Geertz raconte comment lui et sa femme étaient rejetés par les habitants d’un
village balinais où ils comptaient conduire leurs enquêtes (1958). Il montre les difficultés
auxquelles peut se heurter un anthropologue que les gens refusent de voir, de saluer... Il
décrit aussi comment, suite à un incident, l’attitude des habitants changea complètement,
comment la mystérieuse nécessité du travail anthropologique, celle d’établir des rapports
sympathiques, fut finalement réalisée. Lui et sa femme assistaient à un combat de coqs
qui n’était pas autorisé. Des policiers surgirent pour interdire le combat, tous les
spectateurs fuirent. Nos anthropologues firent de même appliquant le principe
anthropologique : « A Rome, il faut faire comme les Romains. » Cette complicité suffit
pour déclencher la sympathie des villageois : « Non seulement, écrit Geertz, nous n’étions
plus invisibles, mais nous attirions toute l’attention, nous étions l’objet de tout un
débordement de cordialité, d’intérêt et, plus particulièrement d’hilarité. » Les habitants
apprécièrent l’attitude solidaire des anthropologues, qui ne couraient aucun risque en
restant sur place (Geertz, 1972, p. 165-170)2.
2 La description d’un costume, d’un carnaval, d’un système de croyances, etc. est orientée
par les prédispositions théoriques de l’anthropologue, par ses idées et préjugés sur les
rapports à entretenir avec les gens étudiés. L’œuvre d’un anthropologue renseignerait
autant sur la société étudiée que sur lui-même. Ce que Geertz nous dit de son expérience
ne relève pas du « journal narcissique », mais d’une conception du rapport aux indigènes
qui puise dans sa conception compréhensive et interprétative de l’anthropologie. Plus
tard, il est devenu presque rituel qu’un anthropologue racontant son terrain insiste sur la
sympathie des gens, sympathie qui serait garante de la crédibilité d’une description du
point de vue de l’indigène. Cependant, la sympathie des gens n’était pas toujours une
exigence pour pouvoir les étudier. Comment alors penser des situations inverses où les
sentiments d’antipathie constituent la règle, où l’anthropologue se passe de la
mystérieuse nécessité d’établir des rapports sympathiques ? Il est trivial, à présent,
d’insister sur les conditions sociales (sympathie, empathie...) d’une « ethnographie
dense » qui prend en compte les sens que les gens attribuent à leurs actions sociales, il
serait aussi intéressant de savoir quel type d’ethnographie est produit dans le cadre
d’interactions éphémères dominées par l’antipathie.
3 Je partirai de l’expérience d’Edmond Doutté (1867-1926) qui effectua des voyages d’études
au Maroc entre 1900 et 1910 (avant le protectorat français, 1912-1956). Pour des raisons
369

de santé, il émigra en 1885 en Algérie où il mena une carrière administrative


(administrateur adjoint de commune mixte en 1892, rédacteur à la préfecture d’Oran en
1894). Après 1901, il se convertit à la recherche et à l’enseignement universitaire. Il était
le premier à avoir appliqué aux pays du Maghreb les théories de l’école anthropologique
anglaise (James Frazer, Edward Tylor) et de l’école sociologique française (Marcel Mauss,
Emile Durkheim). Il visait la reconnaissance de ses pairs et tenait à être au contact des
lieux privilégiés de la sociologie en France. Il collabora à l’Année sociologique et eut droit à
des comptes-rendus de ses travaux par d’éminents sociologues français (voir Valensi,
1984, p. 227-244).
4 A la différence de ses maîtres, Doutté tient un statut intermédiaire entre le chercheur de
cabinet et le chercheur de terrain. Conscient des limites des recherches de cabinet, il
note, dès sa première étude (1900), que son projet doit être complété par l’observation et
l’information orale. En tant qu’administrateur qui était au contact avec la population, il
pouvait imaginer l’intérêt du voyage et de l’observation directe pour une meilleure
connaissance des faits sociaux. Ses voyages avaient pour but la connaissance des
Marocains et de la société marocaine. Un voyage d’étude (appelé aussi mission) est une
forme élémentaire de terrain en ce sens qu’il n’implique que des interactions éphémères
avec les gens étudiés. Ces interactions, inscrites dans un contexte précolonial, sont
présentées par Doutté comme dominées par des sentiments antipathiques.

Illustrer l’universel
5 Les voyages d’étude de Doutté ont donné naissance à deux livres, Merrâkech (1905) et
Missions au Maroc : en tribu (1914), à des articles et à des rapports. Le seul livre qui n’est pas
né d’un voyage mais d’un cours est Magie et religion en Afrique du Nord (1908). Le premier
livre restitue le voyage effectué en 1901 (25-30 mars, 31 mai - 10 juin) dans trois tribus
situées entre Casablanca et Marrakech. Ce n’est pas seulement un récit de voyage, encore
moins un livre d’exploration : les informations sur l’itinéraire, le relief, le climat, le sol
sont accessoires. C’est l’information sur les groupes et leurs coutumes qui abonde.
Cependant, cet aspect ethnographique reste secondaire par rapport aux digressions
théoriques que Doutté se permet à partir des faits observés. Digressions sur la tribu, le
fanatisme, la crainte de l’étranger, le culte des tas de pierres, etc. Le livre est une
succession de courtes observations, de descriptions rapides et de longues digressions
théoriques. Doutté le savant commande et parfois écrase Doutté le voyageur.
6 Le deuxième livre est un récit discontinu de plusieurs voyages effectués au Maroc entre
1901 et 1910. Mais l’essentiel du livre, on le doit au voyage effectué du 1er au 15 mai 1901,
de Marrakech à Mogador en passant par le Haut-Atlas. Doutté décide de garder la forme
personnelle du récit de voyage. Cette forme, explique-t-il, exclut le savant exposé
sociologique qui implique le grand déploiement de l’érudition et la multiplication des
références théoriques.
7 Doutté se définit comme un voyageur qui veut comprendre ce qu’il observe. Mais ce que
le voyageur saisit dépend de ce que le savant sait. Ce va-et-vient entre le récit du
voyageur et l’interprétation du savant constitue la principale articulation du livre. Notre
voyageur sort de la ville de Marrakech le 1er mai 1901. Comme dans un récit de voyage,
l’itinéraire (palmeraie, canaux d’irrigation...) et le temps (chaleur...) sont décrits. Il
indique le nom du premier village qu’il traverse et le dialecte berbère qui y est parlé.
Premier prétexte et première sortie rapide du savant qui nous apprennent que jusqu’au
370

dix-septième siècle la langue parlée à Marrakech était le berbère. Il observe aussi le ciel et
ses oiseaux. C’est la cigogne qui retient son attention. Son compagnon lui raconte une
légende de son pays. De la vénération de la cigogne aux oiseaux marabouts, aux animaux
sacrés, aux légendes où les animaux étaient des humains, aux idées totémiques où
l’homme primitif se croit le parent des animaux, il arrive à Edward Tylor, qui « enseignait
déjà que la distinction absolue entre l’animalité et l’humanité n’existe pas chez les
sauvages... » (1914, p. 2-8.)
8 Fréquentes sont les oscillations entre observation et différents types de savoir : de la
langue parlée vers l’histoire, des cigognes vers l’anthropologie, des galets vers la géologie,
etc. Le voyageur capte ce qui a un sens pour le savant. La part de l’arbitraire est atténuée,
l’itinéraire est décidé en fonction des lieux historiques (ruines, mosquée, écoles...) et
sacrés (sources, cavernes, sanctuaires) à observer. Bref, le voyageur n’est pas totalement
libre, il est escorté par le savant. Et le savant est imprégné par les questions dominant
l’ethnographie comparée de son époque.
9 A la fin de son texte sur l’islam maghrébin, il parle des vues nouvelles suggérées par ses
recherches en Algérie et au Maroc. La première se résume dans l’étude de « la persistance
des cultes antiques en islam », une voie où, selon lui, rien n’a encore été fait. Sa première
étude systématique, où son projet est mis en œuvre, est consacrée au culte des pierres.
Elle est un modèle de ses recherches ultérieures sur les phénomènes religieux. Le mot
kerkour s’applique à tout amoncellement de pierres, qu’il soit sacré ou non. Il peut
s’appliquer à un tas de pierres destiné à montrer les limites d’un champ, d’une prairie. Il
est dit menzeh ou mechhed lorsqu’il est élevé à l’endroit où un homme est mort.
L’interprétation donnée généralement par des Marocains est que le rite chasse les
revenants. Et Doutté qui ne demande pas mieux s’empare de cette « interprétation
locale » pour affirmer que « la croyance que l’âme du mort hante le lieu du trépas pour
attaquer les passants est antique et universelle ». Souvent, le tas de pierres est en relation
avec le tombeau d’un saint. Il est situé aux endroits dits rgouba, d’où l’on voit pour la
première fois le sanctuaire. Le rite consiste à ajouter une pierre au tas déjà construit. Les
gens sont incapables de donner une interprétation de leurs rites. Ce sont des lettrés qui
expliquent que la pierre est posée par ceux qui ont une grâce à demander au saint et qu’il
s’agit d’un simulacre d’offrande.
10 Prendre en compte le point de vue de l’indigène suppose avant tout l’humilité du
chercheur ; or, dans un contexte précolonial, où un chercheur se croyait être savant
parmi les ignorants et civilisé parmi les indigènes, il serait anachronique d’exiger cette
qualité. Doutté pense qu’il est supérieur, et il l’est à en juger par sa science, son pays, sa
caravane, ses collaborateurs, ses muletiers, son cuisinier et son campement. Il n’isole pas
seulement son campement mais aussi sa science de celle des indigènes. Deux savoirs quasi
parallèles, mais il n’y a de place que pour le savoir que représente Doutté. Ce que les gens
ordinaires savent est faux, superstitieux, simple, etc. A maintes reprises, Doutté essaie de
convaincre les indigènes que leurs croyances sont fausses. En passant devant un tas de
pierres surplombé d’un bâton, les indigènes disent que c’est le tombeau d’une sainte. Pour
Doutté, ils se trompent : « [...] et l’on a beau nous affirmer que c’est le tombeau d’une
sainte [...], nous avons trop étudié le culte des pierres et les monuments funéraires dans
l’Afrique du Nord, pour que ce simple tas de cailloux n’évoque à notre esprit le souvenir
des pratiques funéraires primitives (1905, p. 107). »
11 Après avoir décrit quelques rites, la seconde étape de la démarche interprétative consiste
dans un décollage brusque vers le sens universel du rite étudié. Doutté s’appuie sur des
371

travaux qui assimilent le rite du jet de pierres à un sacrifice. Il cite certains cas spéciaux
où le rite exprime la malédiction qui pèse sur une divinité abandonnée, les jets de pierres
lors du pèlerinage à la Mecque en sont un exemple. Il expose aussi les idées de Frazer qui
voit dans le transfert du mal dans une pierre une pratique magique commune à tous les
primitifs du monde. La présence de tas de pierres, dans certains lieux précis (le long des
chemins, les sommets de montagne, etc.), est une preuve qu’il s’agit d’un rite magique
destiné à enlever la fatigue. Ce n’est que plus tard que le rite magique reçoit une couleur
religieuse, le jet de pierres est alors accompagné d’offrandes et de prières. Doutté estime
que la théorie de l’offrande et celle de l’expulsion du mal sont complémentaires. Le même
rite peut exprimer des croyances différentes. Au début il était associé à l’expulsion du
mal, puis à l’offrande, et plus tard à une nouvelle croyance. Inversement, plusieurs rites
peuvent exprimer une même croyance : les nœuds, les chiffons suspendus aux branches
d’arbres, les pierres jetées expriment la même croyance en l’expulsion du mal.
12 Le jet de pierres est un rite magique devenu un rite religieux. Postuler l’antériorité du
magique sur le religieux trouve un écho particulier dans les études consacrées aux pays
musulmans. Étudier un rite, une croyance, ce n’est pas seulement en éclairer le sens
originel (primitif, antique, païen...), c’est aussi montrer son islamisation. Après
l’excursion dans l’ethnographie comparée, l’étape suivante exige un retour chez les
groupes étudiés pour montrer comment le rite magique en question est devenu religieux.
La question de l’islamisation des rites païens est une question que tout ethnologue de
l’époque devait poser. Une analyse complète d’un rite doit montrer à la fois le sens
primitif originel, l’islamisation et éventuellement le caractère inachevé de ce processus
en identifiant les survivances des rites païens. Le rite par lequel les Marocains écartaient
le maléfice est devenu une prière. Pas à Allah, Dieu invisible et présent partout, mais au
saint dont ils connaissent le tombeau. Car « le cerveau de nos Marocains n’est pas
susceptible jusqu’ici de représentations aussi abstraites ». Les tas de pierres vont être
dédiés aux saints qui prennent pour eux le mal. Doutté montre que pareilles croyances
sont déjà constatées dans le folklore européen. Mieux, pour illustrer l’universalité de la
croyance, il cite la messe catholique où se renouvelle le sacrifice de Jésus considéré
comme une expiation et une purification. La messe est un exemple où se perpétuent « les
vieux cadres où le sauvage moulait sa pensée rudimentaire : transfert du mal, magie
sympathique, offrande expiatoire, etc. ». L’islamisation n’est cependant pas complète.
Plusieurs rites (frotter avec la pierre la partie malade avant de la jeter, la crainte de
renverser un tas de pierres ou d’en toucher) sont des survivances de l’ancienne croyance
au transfert du mal (1905, p. 58-59, 104-108).
13 La démarche interprétative de Doutté peut être ainsi résumée : a. il part d’une description
partielle du phénomène étudié ; b. il cherche le sens des rites choisis en s’inspirant de
l’ethnographie comparée ; c. il montre comment certains rites sont islamisés ; d. il
identifie les survivances (débris, vestiges...) qui échappent au processus d’islamisation.
14 Ce qu’il faut retenir, c’est que cette démarche interprétative ne favorise pas une
ethnographie détaillée des croyances et des pratiques. Le « local » diffère peu de
l’universel, il en est le prolongement et l’illustration. Il est réduit à une strate
superficielle qui voile à peine les pratiques et les croyances originelles, une strate à partir
de laquelle l’universel est encore reconnaissable. Doutté est davantage intéressé par les
questions théoriques de son époque que par une connaissance ethnographique de la
société étudiée. Suivant les pas de Frazer, Tylor, Hubert, Mauss et d’autres, il rattache les
faits localement observés à une pensée universelle. Les rites magiques sont interprétés à
372

la lumière des lois de la magie (le principe de contiguïté, de sympathie) qui sont partout
les mêmes, le modèle ternaire du sacrifice élaboré par Hubert et Mauss est appliqué au
sacrifice maghrébin et au sacrifice musulman, etc. La comparaison est un moyen
privilégié pour produire du sens. Toute interprétation sérieuse devait s’inspirer de
l’ethnographie comparée. Sans ce guide précieux, les pratiques et les croyances locales
sont incompréhensibles, ineffables. Interpréter un rite local, c’est lui chercher un sens
universel qui fait autorité. La recherche de l’universel ne prête aucune attention aux
« frontières culturelles » entre les tribus, les pays, les religions... Chrétien ou musulman,
Marocain ou Français, tous transfèrent le mal sur des êtres et objets sacrés. Que veut dire
alors connaître les croyances et les rituels de la société marocaine pour une théorie où il
suffit de gratter le musulman et l’indigène pour découvrir l’universel ? Lorsqu’un
chercheur s’intéresse à la formation des rites, aux survivances, aux fossiles, aux débris
des rites antiques, lorsqu’étudier une société c’est l’exhumer, lorsque le sens d’un rite
local est recherché dans l’ethnographie comparée, il y a peu de place pour l’ethnographie
du local. A cet égard, parler d’une connaissance de la société marocaine est une gageure.

Constater le local
15 Quelle que soit sa sympathie pour les idées de Frazer, Tylor ou Mauss, un voyageur est
sensible aux différences entre les peuples observés. Dans un contexte colonial, la
recherche de l’universel serait insuffisante. Doutté cherchait aussi la bénédiction du
gouvernement colonial en Algérie et du Comité du Maroc qui ont financé ses missions
d’études. Les résultats de ses recherches doivent être aussi politiquement utiles (voir
Pascon, 1980, p. 241-261). Notre voyageur regarde les indigènes tantôt avec les yeux du
savant tantôt avec ceux de l’administrateur colonial. Cette double posture explique la
confusion des idées de Doutté : l’approche des Marocains change selon qu’il s’inspire de
l’ethnographie comparée ou de la « connaissance provinciale », c’est-à-dire les idées et les
préjugés partagés par des chercheurs français travaillant sur le Maghreb.
16 Selon Doutté, décrire le caractère d’une population, c’est énumérer ses vices et ses vertus,
ses traits les plus saillants (1903, p. 269-270). Il note les traits distinctifs des Marocains
qu’il n’arrive pas à organiser et interpréter. Il note de façon disparate les différences
entre les Marocains et leurs voisins. Les Marocains mangent au marché, ce qui est
considéré comme scandaleux par les Algériens. Même en parlant des différences
culturelles, c’est l’ethnographie des sauvages qui fournit l’explication du tabou : les
maléfices peuvent atteindre l’âme par l’un des orifices les plus importants, la bouche.
Aussi faut-il manger à l’abri de tout regard étranger. Cet exemple illustre l’approche de
Doutté : il n’explique pas pourquoi les Marocains mangent au marché (trait particulier),
mais plutôt pourquoi les Algériens s’interdisent de le faire (illustration de l’universel).
Seul le comportement négatif des Algériens peut être interprété parce qu’il évoque un
tabou universel. Le comportement des Marocains est simplement noté comme un écart.
17 Le Marocain « donne librement sur lui- même des détails tout à fait intimes, reconnaît
facilement être atteint de maladies honteuses et avoue aisément de petites indispositions
comme la constipation, par exemple, que les Algériens mourraient plutôt que d’avouer ».
Comparé à l’Algérien, le Marocain est moins poli, a moins de réserve, de tenue, de pudeur.
Ceci se manifeste surtout dans les bains maures. Les mœurs des Marocains sont en
général dissolues (les amours contre nature, la vente dans les marchés de jeunes garçons
et de filles) (1905, p. 141-143, 151-154 ; 1903, p. 270).
373

18 Doutté ignore toute frontière culturelle lorsqu’il s’inspire des théories universelles, il les
rétablit timidement lorsqu’il traite du caractère des Marocains. En s’approchant des gens
et en s’éloignant de l’ethnographie comparée, tout s’inverse chez Doutté. L’islam qu’il
présente comme une religion dominant toutes les sphères de la vie sociale (politique,
droit, économie...) a peu de chose à voir avec l’islam des Marocains perçus dans des
situations concrètes. Les Berbères sont des musulmans relâchés, leur religion est tiède, le
culte des saints n’a pas partout la même vigueur... Les différences concernent les
Marocains eux-mêmes. Le Maroc est un cadre d’étude artificiel, « la « société marocaine »
est une expression inexacte car en dépit de quelques caractères communs entre les
différents groupements du Maroc, ce sont les différences qui l’emportent sur les
ressemblances. La couardise, l’hospitalité, l’avarice, la bravoure, la lâcheté, la politesse, la
rudesse, la grossièreté, etc., sont des traits qui distinguent et opposent différents groupes
du Maroc (1903, p. 190, 269-70). »
19 Doutté traite différemment deux catégories de faits. La première, qui domine son œuvre,
est systématiquement interprétée en s’inspirant de l’ethnographie comparée. La seconde,
particulière au Maroc ou aux groupes sociaux qui le composent, est présentée, à défaut de
cadre théorique, de façon amorphe. Les théories de l’offrande, de l’expulsion du mal, de la
magie, etc. permettent de grouper des pratiques et croyances montrant le primitif qui se
cache derrière le Marocain. En revanche, l’étude des traits des Marocains est influencée
par les stéréotypes dominant la connaissance ordinaire ou savante sur le Maghreb. Le
paradigme d’une culture universelle empêche Doutté d’ériger en système des questions
relatives au caractère des Marocains. Aucune théorie ne permet de grouper (en patterns,
configurations, caractère national), le relâchement religieux, le manque de pudeur, la
mendicité, l’amour effréné du luxe, l’hospitalité, etc. Aucune ne permet non plus de
rendre compte des différences entre les Marocains.

Rapport aux indigènes


20 A la différence de ses prédécesseurs (de Foucauld en 1883-1884, de Segonzac en
1904-1905) qui étaient obligés de se déguiser en juif ou en musulman, c’est en chrétien et
c’est en costume européen que Doutté voyageait. Les tribus visitées et les chemins
empruntés étaient sûrs. Ceci ne l’empêchait pas d’avoir un fusil et d’être accompagné par
un garde et des guides. Il voyageait en tente et campait à l’écart des habitations. C’est
dans sa tente qu’il travaillait et recevait ses informateurs. Il préférait vivre au campement
que chez les indigènes et les notables qui lui offraient l’hospitalité (1914, p. 15, 48).
21 Dans son rapport effectif aux indigènes, c’est la différence radicale qui est soulignée. Tout
au long du voyage, Doutté note le mépris que les Marocains ont pour les Européens et les
chrétiens. Voici l’incident qui déclenche une quinzaine de pages sur la crainte et la haine
des étrangers :
« [...] une vieille négresse s’approche de nous et nous offre de l’eau contenue dans
une outre goudronnée... : toutefois, avant de donner l’outre, elle s’assure près de
mes compagnons musulmans que je n’en boirai pas.
« Les indigènes ici ne sont pas fanatiques, ils ont même pour l’Européen des
prévenances, mais à qui connaît un peu les musulmans ils ne réussissent pas à
cacher le profond mépris qu’ils ont pour nous. Quel que soit l’accueil que le
chrétien reçoive au Maroc, il souffrira toujours s’il a une nature tant soit peu
délicate, de respirer cette atmosphère de mépris. [...] On se sent au Maroc « nasrâni
374

» (chrétien) dans toute la force de ce terme auquel s’attache toujours chez les
musulmans tout un cortège d’idées défavorables [...].
« Dans ce voyage à travers des populations incultes, nous devons bien nous figurer,
si froissant que cela soit pour notre amour propre, que nous paraissons à ces
Marocains quelque chose d’impur et que notre corps même leur semble répugnant.
« Dans ces sentiments d’antipathie que les Marocains professent à l’égard des
Européens, il faut assurément distinguer la haine de l’infidèle et la crainte du
conquérant (1905, p. 24-28). »
22 Pour Doutté, l’hostilité des Marocains ne s’explique pas seulement par des raisons
religieuses (le mépris de l’infidèle) ou politique (la crainte du conquérant), elle a une
racine plus profonde : la crainte de l’étranger. « La haine du mécréant n’est chez les
musulmans que l’islamisation de la crainte primitive de l’étranger. » Il rapporte plusieurs
comportements qui manifestent cette haine : le refus de dire salam à un chrétien par les
gens et de l’écrire dans les lettres officielles. « D’autres musulmans mâchent les syllabes
du salam et prononcent indistinctement : essemm ‘alik, « que le poison soit sur toi ». En
s’adressant à un chrétien on dit plutôt messiou que Sidi qui est un signe de respect (1905,
p. 30-38 ; 1914, p. 139). »
23 La situation d’interaction est caractérisée par un grand fossé qui sépare Doutté des gens
qu’il veut observer. Tous les statuts qu’il passe en revue rendent l’interaction avec les
observés ardue. Il est perçu comme étranger, chrétien et comme conquérant. Le statut du
savant curieux et amoureux de la science, qu’il veut et croit être, n’offre aucune
crédibilité. La distance devient plus grande lorsqu’il manipule les livres, les instruments
de mesure, et notamment l’appareil photographique. Chaque geste, écrit-il, le rend de
plus en plus distant : il est un étranger qui veut ensorceler les Marocains, un espion qui
prépare la conquête du pays, un infidèle idolâtre qui a la prétention sacrilège de
reproduire ce que Dieu a créé (1905, p. 138). Les indigènes ne voient en lui qu’une
personne étrange, dangereuse, impure, répugnante, etc. Il sillonne le Maroc sans pouvoir
quitter sa peau de chrétien (lui qui était agnostique !). C’est un climat de méfiance qui
règne pendant ses voyages. Les exemples abondent. Il reste sceptique devant les
compliments et la bienveillance des indigènes. Lorsqu’en chemin des gens lui offrent le
lait, ce n’est pas pour lui souhaiter un bon voyage, c’est un acte de mendicité qui se
renouvelle, tout au long du voyage, et devient une véritable persécution (1905, p. 135). La
négresse lui refuse l’eau, c’est la haine de l’infidèle qui est invoquée. On lui propose du
lait, mais il n’est pas dupe pour croire à la générosité indigène. Que l’indigène refuse ou
offre, il est broyé par la machine de Doutté qui gagne à tous les coups. Aucune situation
n’est normale. Lorsque des Marocains disent qu’ils souhaitent la venue des Français,
Doutté n’en voit « qu’une de ces manifestations de politesse exagérée dont les musulmans
sont si prodigues » (1905, p. 33). Un groupe de femmes dont les maris sont prisonniers
viennent se plaindre à lui en disant « c’est vous l’islam » c’est-à-dire « vous êtes plus
miséricordieux que les musulmans eux-mêmes ». Sa réaction est indifférente : « [...]
depuis que nous parcourons le Maroc, on nous a dit cela tant de fois que nous n’en
sommes ni flattés ni émus (1914, p. 414). »
24 De l’accueil des indigènes, qui va des injures à l’hospitalité bienveillante, Doutté
n’interprète que les aspects négatifs. Lorsqu’il est bien reçu par les indigènes (on égorge
un mouton en son honneur), lorsque la cupidité n’est pas de mise, lorsque des indigènes
l’appellent Sidi lhakîm (le médecin), il rapporte les faits en trois lignes et sans
commentaire (1914, p. 139, 210, 420). Il oublie la crainte de l’étranger, la haine de
l’infidèle qu’on refuse d’appeler Sidi, la mendicité et l’hypocrisie du Marocain.
375

25 Voilà comment Doutté croit être perçu par les indigènes. Considérons comment lui les
perçoit. Nous avons dit qu’il ne s’inspire pas seulement de l’ethnographie comparée, mais
aussi d’un savoir « provincial » sur les sédentaires et les nomades, les Arabes et les
Berbères. Il hait les nomades, symboles absolus de l’antipathie, du fanatisme, de la
paresse... Citons un passage où il compare deux groupes voisins, l’un sédentaire et l’autre
nomade.
« De beaux villages se succèdent à de courts intervalles, les gens sont moins durs à
l’Européen, et au douar [Aït Imoûr, près de Marrakech] où nous campons nous
recevons un accueil agréable. Nous retrouvons chez eux les bonnes qualités de cette
race berbère, en qui est le plus clair espoir de l’Afrique du Nord : de la franchise, de
la fidélité, le sens des intérêts économiques, l’absence de fanatisme agressif. » Les
nomades de la tribu voisine, Tekna, sont fustigés : « Le contraste avec le pays que
nous quittons est grand. Nous laissons les figures sympathiques et ouvertes, les
champs cultivés avec soin, les gros villages aux belles maisons en terre surmontées
de magasins de grains, pour le pays inculte et désert, où de maigres douars se
montrent de loin en loin, où de rares individus à visages rébarbatifs paissent dans
l’immense étendue leurs troupeaux de moutons et de chameaux. En un quart
d’heure, nous sommes passés du Maghrib berbère et laborieux au Sahara
improductif et fanatique, du pays des sédentaires au pays des nomades (1914,
p. 336-337, 340-344, 226). »
26 Il est difficile de comprendre comment les membres de toute une tribu puissent avoir des
figures revêches, des visages rébarbatifs. Le regard de Doutté n’est pas ici filtré par la
tradition anthropologique mais par la tradition historique coloniale insistant sur
l’éternelle lutte entre les sédentaires et les nomades, les Berbères et les Arabes. Nous
sommes ici en présence d’exemples où le stéréotype l’emporte sur les traditions
anthropologiques dont Doutté s’inspire. Vu avec les yeux de Frazer, le Marocain est
fanatique, sa haine de l’infidèle et du conquérant a une origine profonde, la crainte
primitive de l’étranger. Vu de près, le Berbère sédentaire échappe au fanatisme, et tous
les vices sont attribués au nomade. Arrivé à Volubilis (ruines romaines), toutes les
nuances entre les Berbères et les Arabes, les nomades et les sédentaires, sont oubliées. Les
vestiges de la civilisation latine lui inspirent ceci :
« Il est impossible de faire comprendre à celui qui ne l’a pas ressentie lui-même
l’émotion qu’éprouve le voyageur plongé depuis des mois dans la barbarie haineuse
de l’islam lorsque fatigué de l’indigente architecture arabe, il retrouve le style
simple, la belle solidité et l’exécution soignée de ces beaux monuments qui durent
comme la marque éternelle du génie latin (1914, p. 419). »
27 Il oublie sa joie, son émerveillement devant la mosquée du Mahdi, devant les belles
maisons du Haut-Atlas, il oublie la douceur, l’hospitalité et l’amitié « de ces gens inconnus
dont les souvenirs sont conservés dans l’herbier de son cœur », les tribus qui sont moins
durs aux chrétiens... Le récit du voyage permet de déceler l’ambivalence des attitudes de
Doutté qu’il serait artificiel de trier et anachronique de juger. Ils sont tout cela à la fois,
mais pris dans des situations diverses et dans des stratégies d’écriture différentes :
raconter n’est pas analyser, et analyser n’est pas juger.

Ethnographie fugace
28 Comment conduire une recherche dans un contexte aussi défavorable ? Au Maroc, un
chercheur non musulman ne peut entrer dans des lieux sacrés, qu’ils soient consacrés par
l’islam (mosquée) ou par des pratiques religieuses locales (sanctuaire, caverne, source,
376

etc.). Cette interdiction s’étend des fois aux noms des saints que ses interlocuteurs
remplacent par des pseudonymes (1914, p. 12, 35). Dans de telles situations, Doutté
recourt à tous les moyens pour obtenir l’information, le stratagème, l’argent, la force.
Lorsqu’il part visiter la mosquée du Mahdi (Haut-Atlas), il ne dévoile pas le but de sa
visite. Il veut la décrire à l’insu des habitants. Il faut aussi éviter les lettrés qui s’opposent
à la visite du chrétien. C’est ainsi qu’il feint de s’intéresser aux plantes qui se trouvent sur
le chemin (1914, p. 63-66). Il arrive enfin à visiter la mosquée. Voici comment il rapporte
son exploit sur les indigènes :
« Les habitants n’y souffrent pas la présence du chrétien [...]. Cependant j’y suis
entré tout botté ; j’y suis resté une journée entière ; j’en ai photographié tous les
détails ; j’ai mesuré tous les murs ; j’ai mangé dans le mihrâb et je suis encore étonné
de n’avoir soulevé que quelques murmures. Je dois ce résultat inespéré non pas à
mon propre savoir-faire, mais à l’assistance de mon fidèle ami Si Bou Mediène qui
n’a pas hésité à s’élever au-dessus des préjugés habituels aux musulmans rigides,
parce qu’il comprenait, mieux que ses coreligionnaires, la portée de notre
exploration scientifique. »
29 Son collaborateur, musulman algérien, explique aux habitants qu’il ne se sent pas obligé
d’ôter ses chaussures dans une mosquée où on ne fait plus de prière. Et comme cette
revanche ne suffit pas, Doutté recourt à d’autres stratagèmes :
« Je m’efforçai de seconder ses procédés [ceux de son collaborateur] : j’avais appris
jadis la Borda [poème religieux en arabe], j’en répétai les premiers vers, ce qui
produisit un profond étonnement, je citai la chehâda : « il n’y a de dieu que Dieu et
Mohamad est son prophète », et je finis à ma grande surprise par ne plus
rencontrer d’hostilité manifeste, allant et venant au milieu des marabouts et
passant dans les cimetières sans qu’on me fît d’opposition [...] Personne ne souffla
mot, une atmosphère de sympathie s’établit ; je sentis que la cause était gagnée...
(1914, p. 112-114). »
30 Le déguisement des premiers explorateurs était total et durable, il passe par le
changement de nom, de religion, de costume, etc. Celui de Doutté est éphémère, il passe
par le comportement. Pour gagner la sympathie de l’indigène, il croit être obligé de le
tromper en exprimant son admiration comme le ferait un musulman pieux et lettré. La
sympathie est gagnée, mais elle est intentionnellement fondée sur le simulacre. Simuler
serait une technique d’enquête appropriée à un contexte caractérisé par la méfiance.
31 Le projet de Doutté, qui consiste essentiellement à collecter des illustrations locales aux
théories universelles, s’accommode bien avec un séjour bref ; une ethnographie fugace,
une description externe (se passant de toute interprétation indigène), rapide et
éclectique, est appropriée. Sa démarche interprétative, conjuguée à un climat d’hostilité,
ne favorise pas une interaction continue avec les gens étudiés. Comme il s’agit d’un
voyage rapide, les questions sont posées à la sauvette à des hôtes, à des gens de
circonstance. Il n’a pas besoin de séjours et d’entretiens longs pour conclure que le jet de
pierres est un rite d’expulsion du mal. Le contenu de l’interaction avec les indigènes
découle moins du statut religieux que de celui de l’ethnographe pressé. L’interaction
éphémère ne permet qu’une ethnographie fugace et externe taillée selon des patrons
universels.
377

NOTES
1. Paru dans « Le Maghreb dans les débats anthropologiques », Prologues, n° 32, Hassan Rachik
(éd.), hiver 2005, p. 56-64.
2. Je remercie vivement Jean-Noël Ferrié pour sa lecture du présent chapitre et pour ses
remarques.

RÉSUMÉS
Doutté voyageait au Maroc dans une ambiance qu’il trouvait hostile. Il croyait être perçu par les
indigènes comme un chrétien, un être impur, un conquérant. Dans son rapport aux indigènes,
c’est la différence radicale qui est soulignée. Sachant l’importance qu’auront les idées
d’empathie, du point de vue de l’indigène et d’autres similaires, il est intéressant pour l’histoire
de l’anthropologie de savoir quel type d’ethnographie est produit dans des situations dominées
par l’antipathie.
378

Chapitre 33. Islam marocain ? De la


généralisation chez Geertz1

1 Les études anthropologiques furent menées d’abord à une échelle universelle


(l’humanité), puis locale (communautés tribales, paysannes...). Celles privilégiant l’échelle
d’un pays, d’une nation, ont commencé à se développer après les années 40. Les plus
célèbres ont porté sur le caractère national. Ce changement d’échelle implique de
nouvelles questions quant au mode de généralisation. Depuis le début du siècle passé,
l’anthropologie a été associée à la pratique du terrain, à l’observation directe, à l’insertion
de l’anthropologue dans le groupe étudié, etc. La question est de savoir comment des
anthropologues, tout en partant de leurs pratiques de terrain ou d’autres (observation à
distance d’une culture nationale initiée par Ruth Benedict dans Le Sabre et le chrysanthème,
données de l’histoire...), élaborent des propositions généralisables à l’échelle d’une nation.
2 Nous proposons de partir d’une étude de Geertz où il est question de deux types
d’orientation religieuse, l’un associé à l’« islam marocain » et l’autre à l’« islam
indonésien »2. Sa démarche est succinctement et clairement exposée :
« Il n’est pas d’autre voie pour parvenir à une connaissance générale que de
traverser un épais fourré de cas particuliers. » Il trouve exagéré le point de vue qui
nie toute connaissance générale sous prétexte que toute connaissance ne se
rapporte qu’au particulier. Il critique aussi le mode de généralisation qui consiste à
réduire la diversité des phénomènes religieux à un nombre restreint de types
généraux comme l’animisme, le totémisme, le mysticisme, etc. Le biais de ce mode
de généralisation, c’est qu’il suppose que ces types/cases ne peuvent recevoir qu’un
seul contenu. Le mot mysticisme, qui peut être appliqué aux styles religieux
classiques du Maroc et de l’Indonésie, n’a pas partout la même signification. Une
manière de surmonter ce problème serait de le définir en mettant l’accent sur les
ressemblances et en occultant les contrastes. Ce type de généralisation est
explicitement rejeté par Geertz, car il s’éloigne des détails concrets propres aux
deux pays. Le concept de mysticisme ou de mystique est utilisé par lui « non pas
comme pour exprimer une homogénéité sous-jacente à la diversité des phénomènes
religieux en surface, mais pour analyser la nature de cette diversité, puis chercher
les différentes significations que revêt ce concept dans des contextes différents... (p.
36-39). »
3 Geertz part de l’analyse intensive et microscopique de cas particuliers à partir desquels il
construit ses généralisations. La question est de savoir comment ces cas particuliers sont
379

identifiés et comment le lien est établi, empiriquement et théoriquement, entre le


particulier et le général.

L’homogénéité culturelle
4 Le postulat sans lequel le lien entre le particulier et le général n’aurait aucun sens
consiste dans l’homogénéité culturelle des pays étudiés. Celle-ci est à la fois spatiale (elle
concerne tout le pays) et temporelle (elle est historiquement ancienne). Geertz situe la
période de la formation de la nation et de l’islam marocains (sic) entre 1050 et 1450. Elle
est caractérisée par un processus qu’il qualifie d’original et qui consiste dans la prise du
pouvoir par des tribus marginales. Citadins et ruraux ne vivent pas dans des mondes
culturellement différents. Société rurale et urbaine sont des variations d’un même
système culturel. Cette homogénéisation est due à une interaction continue entre les cités
et les tribus. Le « Maroc disparu » n’était pas aussi hétérogène qu’il le paraissait.
5 Les figures centrales de la société, en ville comme en campagne, étaient le saint et
l’homme politique fort. Le roi Idriss II (IXe siècle), fils du fondateur de la dynastie
idrisside, « est à la fois descendant du prophète, chef militaire énergique et scrupuleux
purificateurs religieux ». Les dynasties suivantes, almoravide et almohade, sont fondées
par « des réformateurs visionnaires de retour du Moyen-Orient, déterminés non
seulement à fustiger l’erreur mais à en mettre en pièces ses suppôts ». Depuis, l’histoire
du Maroc est pleine d’hommes religieux qui ont pris ou tenté de prendre le pouvoir
politique. Après 1911, de tels acteurs ont conduit la lutte contre la colonisation française.
Il conclut ainsi ce survol historique :
« Le trait caractéristique de ce Maroc-là est que le centre de gravité culturel ne se
situe pas, si paradoxal que cela puisse paraître, dans les grandes villes, mais dans
ces tribus mobiles, agressives. [...] C’est des tribus qu’ont surgi les poussées
formatrices de la civilisation islamique au Maroc, elles y ont marqué l’empreinte de
leur mentalité... L’islam de Berbérie était – et demeure pour une large part –
foncièrement un islam de culte de saints, d’austérité morale, de pouvoirs magiques
et de piété agressive, et cela tant dans les ruelles de Fez et de Marrakech que dans
les immensités de l’Atlas et le Sahara (p. 22-23). »
6 L’Indonésie est une société paysanne et non tribale. C’est une économie basée sur la
riziculture intensive irriguée. La religion hindouiste était dominante jusqu’au XIVe siècle.
L’Indonésie connaissait, avant l’avènement de l’islam, une tradition de centralisation
étatique. Cette tradition politique et culturelle (Etat central et religion universaliste) rend
compte des traits de l’islam indonésien. Il est remarquablement malléable, provisoire,
syncrétique et multiforme. Il avait un rôle de diversification culturelle, de cristallisation
de conceptions différentes. Contrairement au Maroc, où il est une « force puissante
d’homogénéisation culturelle et de consensus moral, de normalisation sociale de
croyances et des valeurs fondamentales » (p. 26).
7 Voilà comment, de leurs traits de caractère, Marocains et Indonésiens ont imprégné
l’islam. Ces traits se décident dès le début : « Peut-être en est-il des civilisations comme
des êtres humains : si grands soient les changements qu’ils connaissent par la suite, les
traits fondamentaux de leurs caractères, on pourrait dire la structure des possibles entre
lesquelles elles continueront toujours à évoluer, se décident dès cette période de
malléabilité où elles se sont d’abord formées (p. 24). » Ceci explique peut-être pourquoi
380

Geertz met dans le même sac ce que les informateurs lui racontent sur le terrain et les
faits historiques du XVIIe siècle.
8 Dès le début, l’islam marocain était caractérisé par un rigorisme sans compromis, un
perfectionnisme moral et religieux, un fondamentalisme ardent, une détermination à
établir des croyances purifiées et uniformes à la totalité de la population. Et dès le début,
l’islam indonésien était souple et pragmatique, ne prétendait pas à la pureté et s’attachait
moins à l’intensité qu’à l’ouverture de l’esprit. Bref, à la ferveur utopique de l’islam
marocain s’oppose la modération de l’islam indonésien (p. 30).
9 Les traits fondamentaux de l’islam marocain sont élaborés à partir de faits historiques.
Suivant la méthode d’exposition adoptée par Geertz, et que nous avons respectée dans
notre analyse, les propositions générales précèdent l’analyse des cas particuliers. Ceci
rend la démarche un peu confuse, car on ne sait pas exactement si c’est la lecture de
l’histoire religieuse d’un pays qui a influencé l’analyse des cas particuliers retenus ou si
c’est l’inverse. Si l’interprétation des traits de l’islam marocain peut être induite de
processus historiques globaux, on se demande alors à quoi sert l’analyse de cas
particuliers et par conséquent la référence à la pratique de terrain. Dans le meilleur des
cas, ceux-ci serviraient à confirmer et à illustrer des traits déjà observés à une échelle
globale. Mais on peut aussi supposer que la démarche de l’exposition diffère de celle de la
recherche et que c’est la connaissance intime de cas particuliers qui a suggéré à Geertz sa
lecture historique globale. Nous allons privilégier cette hypothèse qui s’accorde avec sa
démarche explicite, celle de partir de l’analyse du particulier pour construire le général.
10 Geertz, comme la majorité des anthropologues, fonde ses recherches sur des résultats de
première main. Son terrain est Sefrou (une petite ville) et sa région où il a étudié les
aspects socioculturels du souk, de l’identité collective et de l’organisation de l’irrigation.
Son originalité dans Observer l’islam est, comme le titre l’indique, de tenter de partir d’une
connaissance intime du local basée sur l’observation pour parvenir à une connaissance
globale (impossible à observer, au sens que l’anthropologie du terrain donne à ce mot).
L’essentiel des matériaux ne provient donc pas d’une recherche de terrain. Pour lui, le
terrain est, dans ce cas, plus une source d’inspiration (d’hypothèses, de pistes de
réflexions, d’interprétions, etc.) qu’une source de données. Préciser la place du travail de
terrain, dans une étude qui esquisse des interprétations à une échelle globale, nous aide à
mieux comprendre ce que Geertz entend par généralisation.
11 Pour lui, généraliser ce n’est pas tracer les contours de toute une civilisation à partir d’un
système social en miniature, ce n’est pas prendre une ville, un village comme typique du
pays dans son ensemble, ce n’est pas réduire le Maroc à Sefrou, prendre une partie pour
le tout, ce n’est pas « faire passer des vérités de clocher pour des vérités générales », ce
n’est pas substituer une connaissance locale (parochial understanding) à une connaissance
globale (comprehensive understanding). Il ne cherche pas à étendre à l’ensemble d’un pays
une interprétation valable à une société locale, restreinte, aussi intime et intensive que
soit la connaissance dont celle-ci fait l’objet. Ce qu’il cherche, « c’est de découvrir de quel
intérêt peuvent être les vérités de clocher par rapport au niveau global, en quoi des
découvertes particulières et approfondies peuvent ouvrir des pistes à des interprétations
générales, brossées à grand traits ». C’est d’appliquer à des faits observés à une échelle
globale des approches et des analyses du même type que celles appliquées aux faits
observés sur le terrain. L’objectif est de s’appuyer sur son expérience de terrain pour
rendre compte de l’histoire religieuse de tout un pays. Il tente de répondre à des
questions aussi démesurées, en se tournant vers le concret, le particulier, le
381

microscopique : « Nous sommes les miniaturistes des sciences sociales, peignant sur des
toiles minuscules par touches qui se veulent délicates. Nous espérons trouver au niveau
du plus réduit ce qui nous échappe à celui de l’ensemble, tomber sur des vérités générales
en passant au crible des cas particuliers (p. 18). »
12 Ceci nous amène à un autre aspect de la question de la généralisation. Si celle-ci n’est pas
une extrapolation à une échelle globale des résultats d’études de terrain, quels cas
particuliers choisir, analyser en détail, pour parvenir à une interprétation générale
valable à l’échelle globale ?

Cas particuliers
13 Geertz analyse des légendes relatives à deux figures religieuses. La première concerne
Sunan Kalidjaga (Sahid), un prince javanais du XVIe siècle considéré comme un acteur de
l’islamisation du pays. Il est le symbole du lien entre deux grandes civilisations et deux
grandes religions, le Java indianisé et le Java musulman. Geertz insiste sur l’histoire de sa
conversion à l’islam, telle que racontée par les Javanais. Le jeune seigneur est devenu un
véritable vaurien, un voleur, un brigand. Un jour, il attaqua un musulman de passage,
Susan Bonang, et tenta de le déposséder de ses bijoux, de ses vêtements et de sa canne
d’or. Bonang lui montra la futilité du désir des biens matériels en transformant
miraculeusement un arbre en or qui croula sous le poids des bijoux... Le brigand comprit
alors que le désir de la richesse est superflu, se repentit et souhaita se convertir en
homme pieux. Il demanda à Bonang de l’initier à la connaissance spirituelle. Celui-ci lui
demanda d’attendre près d’une rivière :
« Sahid attendit, au bord de la rivière, pendant des années – certains disent dix ans,
d’autres vingt, ou même trente ou quarante – absorbé par ses pensées. Des arbres
poussèrent autour de lui, les crues de la rivière vinrent le submerger, des foules
passaient près de lui, le bousculaient et s’en allaient, des bâtiments étaient
construits puis détruits, et lui restait là, en extase, insensible à tout. Enfin Bonang
revint et vit que Sahid [...] était en effet resté inébranlable. Mais au lieu de lui
enseigner les doctrines de l’islam, il se contenta de dire : « Tu as été un bon élève, et
l’effet de ta longue méditation est que maintenant tu en sais davantage que moi. »
Puis il se mit à lui poser des questions d’ordre religieux, des questions difficiles,
auxquelles son élève, sans avoir été instruit, apporta des réponses immédiates et
correctes. Bonang lui donna son nouveau nom Kalidjaga (« celui qui garde la
rivière ») et lui dit d’aller répandre la doctrine de l’islam, ce qu’il fit avec une
efficacité inégalée. »
14 Geertz conclut que la tradition indianisée informe et oriente la manière de concevoir la
conversion à l’islam. Kalidjaga était devenu musulman sans avoir lu le Coran, sans être
allé dans une mosquée. C’est grâce à une disposition intérieure, qui rappelle le yoga, qu’il
est devenu non seulement musulman, mais un héros exemplaire, un connaisseur et un
propagateur de l’islam (p. 40-44).
15 La figure marocaine comparée à Kalidjaga est Sidi Lahcen al-Youssi, un ‘alim, un docteur
de la religion (1631-1691). Il était originaire d’une tribu berbère d’éleveurs transhumants
des montagnes du Moyen-Atlas. Son époque correspondait à l’essor de la dynastie
alaouite. Elle était caractérisée par l’instabilité politique, la prolifération de pouvoirs
politiques guidés par des personnages religieux. Les deux figures eurent des réactions
complètement opposées à l’égard des changements que leurs sociétés traversaient. Alors
que « Kalidjaga tente de prendre la tête du mouvement en le transposant dans sa propre
382

conscience et en créant, au niveau de son microcosme, l’harmonie espérée au niveau du


macrocosme, al-Youssi s’efforce de le maîtriser en le combattant, en dénonçant par ses
enseignements et ses actions les contradictions internes qu’il cherchait désespérément à
contenir. La première attitude est essentiellement esthétique ; elle trace un idéal. La
seconde est essentiellement morale ; elle impose le sien (p. 45). »
16 D’après la légende, al-Youssi quitta son village à l’âge de douze ans, pour devenir d’abord
un pèlerin, puis un rebelle avant d’être consacré saint. Contrairement à Kalidjaga qui
cherchait la paix dans l’immobilité et le calme à toute épreuve, il n’arrêtait pas de
voyager. Lors de ses pérégrinations, il rencontra son maître Ben Nassir (fondateur de la
zaouïa de Tamgrut au sud-est du Maroc), qui était souffrant d’une maladie répugnante.
Celui-ci demanda à ses élèves de laver sa chemise. Tous refusèrent par peur pour leur
santé. Al-Youssi, à qui le maître ne demanda rien, étant inconnu de lui, se proposa de le
faire. Et c’est en lavant la chemise du maître et en buvant l’eau qui en coulait qu’il eut la
baraka, une sorte de « pouvoir surnaturel » qui est un attribut et un signe de sainteté.
Geertz conclut l’interprétation de cette phase de la légende comme suit :
« Les éléments de sa transformation spirituelle [...] méritent d’être relevés :
l’extraordinaire courage physique, le dévouement personnel absolu, l’intensité
morale et extatique et la transmission presque physique de la sainteté d’un homme
à un autre. C’est cela plutôt qu’un stoïque quiétisme que signifie pour l’essentiel la
spiritualité au Maroc (p. 47-48). »
17 Le deuxième événement retenu par la légende surgit une trentaine d’années plus tard. Il
s’agit d’une confrontation entre le saint et le sultan Ismaïl. Celui-ci le reçut comme hôte
d’honneur dans son palais. Des gens qui participaient à la construction des murailles
vinrent se plaindre auprès du saint de mauvais traitements. Celui-ci commença par briser
tous les plats que les serviteurs lui apportaient dans ses appartements. Le sultan, mis au
courant, le convoqua et lui reprocha ses actes. Al-Youssi répliqua : « Eh bien, qu’est ce qui
compte le plus : la poterie d’Allah, ou nos poteries d’argile ? [Autrement dit : je brise des
plats qui sont des créations de l’homme, mais vous brisez des hommes, qui sont des
créations de Dieu.] » Le sultan lui reprocha son ingratitude et lui ordonna de quitter la
ville. Devant le refus du saint, il alla lui-même le chasser, mais il échoua.
Miraculeusement, son cheval ne put franchir une ligne tracée sur le sol par le saint. Le
sultan demanda le pardon au saint qui exigea à son tour un décret (dahir) reconnaissant
son statut de chérif (descendant du prophète) (p. 44-49).

Tableau. Traits des styles religieux marocain et indonésien (Geertz, Observer l’islam, op. cit.,
notamment p. 50, 69, 75)

Al-Youssi Kalidjaga

Rustre Citadin

Homme de tribu ordinaire Aristocrate déchu

Fanatique, puritain Yogi

Activisme Intériorité

Ferveur Imperturbabilité
383

Impétuosité Patience

Assurance Équilibre

Acharnement Sensibilité

Moralisme Esthétisme

Populisme Élitisme

Affirmation de soi Effacement de soi

Exaltation radicale de l’individualité Dissolution radicale de l’individualité

Zélote Quiétiste

Maraboutisme Illuminisme

Transmission physique de la baraka Transmission spirituelle de la sainteté

18 Les deux figures ont un point commun, leur conservatisme. Chacune a essayé d’asseoir la
tradition. Celle qu’al-Youssi voulait renforcer est le maraboutisme3. Hormis ce point
commun, les différences entre les deux hommes, pris comme métaphores de la véritable
spiritualité, sont frappantes. Elles évoquent ce genre d’oppositions binaires qui sont si
tranchées qu’elles paraissent artificielles. La recherche d’oppositions binaires serait un
effet pervers d’une démarche comparative insistant sur les contrastes. Nous avons deux
figures qui n’auraient d’autre raison d’être que de se définir négativement : l’une est
immobile (rien n’est dit sur sa mobilité pour diffuser l’islam), l’autre bouge beaucoup ;
l’une est quiétiste et yogi, l’autre rebelle et fanatique ; l’une se fait transmettre la sainteté
de façon spirituelle, l’autre de façon physique, etc. (voir tableau ci-dessus).
19 Le marabout est un homme lié à Dieu. Le contenu de ce lien est résumé par la notion de
baraka. Littéralement, elle signifie bénédiction, au sens de faveur divine. Elle est associée
à d’autres notions telles que la prospérité matérielle, la santé physique, la chance, le
pouvoir magique. Elle est « une interprétation culturelle de l’existence selon laquelle le
sacré se manifeste dans le monde sous forme de dons particuliers à des individus
déterminés ». A la question de savoir qui en est doté, Geertz distingue deux conceptions.
L’une réfère au miraculeux (un marabout est celui qui réalise des prodiges), l’autre à la
généalogie (un marabout est celui qui justifie une descendance du prophète). La légende
raconte la confrontation entre le saint, représentant la conception miraculeuse, et le
sultan, représentant la conception généalogique. En obtenant du sultan la reconnaissance
de son statut de chérif, le saint réconcilie, en les incorporant, deux conceptions de la
baraka, qui ne sont pas à priori conciliables. Le charisme comme don et effort individuel
et le charisme comme patrimoine familial sont deux principes qui ont dominé l’histoire
politique du Maroc. Des Idrissides aux Alaouites, chaque dynastie met l’accent sur un
principe au détriment de l’autre (p. 59-63).
384

Changement religieux
20 Les changements de genre de vie collective ont affecté les styles religieux. La crise
religieuse consiste dans une tension, une confrontation entre les formes traditionnelles
de la foi et les conditions de vie modifiées (p. 34-35). Les conceptions religieuses
traditionnelles ne sont plus immédiatement convaincantes, intrinsèquement
contraignantes, elles ne portent plus en elles-mêmes leur propre autorité. Ce n’est pas le
contenu des croyances qui a changé mais la manière d’y croire. A la foi se substitue le
raisonnement :
« Au Maroc, cela apparaît le plus souvent comme une simple disjonction entre les
formes de la vie religieuse, surtout les plus proprement islamiques, et la substance
de la vie quotidienne. » Le point commun, au Maroc comme en Indonésie est que
« dans un contexte de changement (colonisation...) marqué par la désillusion et le
scepticisme, ce sont les gens, les intellectuels, les savants réformateurs qui sentent
l’obligation de défendre des conceptions religieuses qui ne peuvent plus se
maintenir grâce à l’autorité de l’habitude et de la tradition. On soutient des idées
religieuses au lieu d’être soutenues par elles (p. 31-32). »
21 Le maraboutisme, qui résume l’islam marocain, se manifeste dans le culte des saints, la
doctrine soufie diffusée par les confréries et le principe chérifien associé au makhzen (p.
63-68). Attaqué par le scripturalisme et par le laïcisme, le maraboutisme a perdu de son
hégémonie. Pour Geertz, la description de l’évolution religieuse à partir du XIXe siècle est
celle d’un doute toujours plus grand. La différence entre l’époque d’al-Youssi et celle
contemporaine est que la question n’est plus « que dois-je croire ? » mais « comment
dois-je le croire ? ». Les gens ne doutent pas que Dieu existe mais doutent d’eux-mêmes.
Dans un contexte de changement religieux, les traditions religieuses sont toujours
accessibles, mais leur puissance symbolique est devenue faible ; elles ne produisent plus
les mêmes certitudes. Le processus de changement dans le pays est caractérisé par la
perte d’assurance spirituelle. C’est dans cette ambiance d’incertitude que les symboles
religieux subissent un changement significatif : « de révélations imagées du divin, de
preuves fournies par Dieu, elles se transforment en affirmations idéologiques sur
l’importance du divin (p. 76-77). »
22 La monarchie marocaine fonde sa légitimité sur deux principes d’organisation, religieux
et politique. Le premier met l’accent sur une autorité spirituelle inhérente au souverain
en tant que tel, le second sur les relations entre le souverain et la communauté. L’autorité
spirituelle du monarque (baraka, légitimité intrinsèque) découle de son ascendance
prophétique. L’autorité politique (légitimité contractuelle) découle d’un contrat, bay‘a,
entre le souverain et la communauté (ou ses représentants). Pour la population, le sultan
était le principal marabout du pays. Il était aussi le dirigeant choisi selon les règles de la
bay‘a (p. 91-93).
23 Pendant la période coloniale, le sultanat était un objet de débat entre l’élite nationaliste
et le sultan. La question était de savoir quelle est l’importance à accorder à l’autorité
spirituelle ou à l’autorité politique. En d’autres termes, la question consistait dans le
choix entre une monarchie maraboutique ou une monarchie représentative. Des
nationalistes ont donné plus d’importance à la notion du contrat et ont considéré le
charisme dynastique comme une hérésie locale. La notion de bay‘a, qui était davantage un
acte d’hommage, est présentée par des nationalistes comme un véritable accord. Après
son retour de l’exil (1953-1955), le sultan fut accueilli en héros populaire, son autorité
385

religieuse s’était accrue. Finalement, c’est l’idée du roi maraboutique qui l’emporta (p.
93-94).
24 Cependant, la tension interne entre rôle religieux et rôle politique persiste. La volonté de
moderniser l’Etat a davantage accru cette tension : Mohamed V ôte le voile à ses filles
mais cloître ses épouses, porte des vêtements occidentaux en privé et des vêtements
marocains en public, etc. Il a fractionné sa vie entre deux domaines séparés, le domaine
spirituel et le domaine pratique. Il illustre ainsi parfaitement la disjonction radicale entre
la vie religieuse et la vie profane qui est la caractéristique de l’islam marocain
contemporain (p. 96-97). Voici une autre illustration du passage d’un cas particulier, les
comportements d’un roi, à un trait général caractérisant l’islam marocain dans son
ensemble. Ceci est en rapport avec la distinction de Geertz entre la force d’un modèle
culturel et sa portée. Par force, il entend « la profondeur à laquelle un tel modèle est
intériorisé dans la personnalité des individus qui l’adoptent, son caractère central ou
marginal dans leur existence ». Et par portée, « l’éventail des contextes sociaux dans
lesquels les considérations d’ordre religieux apparaissent pertinentes ». Au Maroc, la
portée de la religion est faible, la quotidienneté y est laïque, c’est la force de la religion
qui est plus importante. En Indonésie c’est l’inverse, la religion est partout (p. 126).

Du cas particulier au modèle général


25 C’est par le bas, les cas particuliers, que devrait commencer la critique des généralisations
proposées. Toute déficience au niveau de l’ethnographie du cas particulier affecterait
l’édifice interprétatif dans son ensemble. Nous pouvons ainsi nous demander si le portrait
esquissé d’al-Youssi est fiable ou pas. On peut, par exemple, montrer que ce dernier
n’était pas si voyageur que le prétendait Geertz, qu’il passa une vingtaine d’années à la
zaouïa de Tamegrout et que sa mobilité ultérieure n’était pas inhérente au Marocain qu’il
était mais au contexte politique caractérisé, comme l’indique Geertz lui-même, par
l’instabilité politique. Al-Youssi était souvent indésirable, et, comme le rapporte la
légende, il était souvent pourchassé par les autorités politiques (Munson, 1993, p. 1-34).
Voici comment une contingence historique et biographique peut devenir un trait
fondamental d’une orientation religieuse. Nous supposons que la démarche comparative
peut influer l’ethnographie des cas particuliers. A l’immobilisme du saint indien, il fallait
trouver un saint marocain voyageur.
26 Par ailleurs, Geertz ne s’intéresse pas seulement à la biographie du saint mais aussi au
mode de vie des Marocains : « Comme ses compatriotes (car cette opposition a une
valeur générale, elle n’est pas seulement propre aux personnages que nous avons pris
comme exemple, mais aux peuples qu’ils représentent), sa façon d’être était le
mouvement ; sa règle, la mobilité ; et sa quête de la vérité ne passait pas par l’attente
patiente que celle-ci se manifeste dans le vide de sa conscience, mais par une traque
inlassable et systématique. Il ne voyageait pas pour trouver un nouveau sanctuaire quand
le précédent s’écroulait, mais parce qu’il était par nature un voyageur, comme ses
ancêtres bergers (p. 46-47). » La proposition générale est vite obtenue : al-Youssi ainsi que
ses compatriotes sont par nature des voyageurs. Il serait facile de montrer que les
Marocains étaient aussi et depuis longtemps des sédentaires, que les tribus
transhumantes ne voyageaient pas mais se déplaçaient entre les pâturages d’été et ceux
d’hiver, que plusieurs dynasties marocaines sont originaires de tribus sédentaires, etc.
Cependant, ce genre de critique portant sur l’inadéquation empirique n’est pas essentiel
386

dans notre cas. On peut trouver dans l’histoire du Maroc des saints dont le voyage est au
centre de leurs activités religieuses, des fondateurs de dynasties qui sont allés jusqu’en
Orient, qui ont sillonné le Maghreb ou le Maroc pour propager leurs conceptions
puritaines de la religion et de la société. Et pour ces hommes-là, le modèle proposé par
Geertz est pertinent et fortement suggestif.
27 Laissons de côté la question de l’inadéquation empirique et posons d’autres questions
plutôt d’ordre méthodologique. D’abord, est-ce que le choix de cas exemplaires (des saints
et des leaders politiques, le roi du Maroc et le président de l’Indonésie) est pertinent pour
tracer les contours de la spiritualité de tout un peuple ? Ce n’est pas la fiabilité du cas
particulier qui est ici mise en cause, mais sa place dans le processus de généralisation. Al-
Youssi représente davantage une élite, les docteurs, que les Marocains dans leur
ensemble. Quel que soit le degré de stratification culturelle de l’époque, il est plus sage de
ne pas confondre la vie des étudiants et des docteurs avec celle des gens du commun (
al-‘awâmm), l’activité du transhumant qui déplace ses animaux avec les pérégrinations
d’un « aspirant à la science ». Parlant de ces années d’apprentissage, Berque, qui a
consacré un livre à al-Youssi, écrit :
« Ces studieuses randonnées, al-Youssi toute sa vie les poursuivra. Nulle part il ne
se fixe. Le hasard des temps, mais aussi à coup sûr son indépendance, son
inquiétude, son instabilité l’éloignent des prébendes. Pour le moment, il n’est qu’un
« aspirant à la science », tâlib al’ilm, entre bien d’autres. Le type est constant dans le
pays. L’étudiant qui se double parfois d’un « aspirant en ésotérisme », murîd, erre de
sanctuaire en sanctuaire. Pour vivre il se confie à la charité des bonnes gens ou,
chaque fois qu’il le peut, à la protection de ses cousins et de ses compatriotes. Cette
précarité fait que la recherche de la science « produit tous les types d’homme : du
parasite au dévot, du saint au ruffian. » (Berque 2001, p. 11.)
28 Pour al-Youssi, et pour tout étudiant campagnard, le voyage était l’unique moyen que lui
offrait son époque pour accéder à la science. Les maîtres, il faut les chercher là où ils sont.
Et les maîtres aussi se déplacent pour différentes raisons : améliorer leurs situations
matérielles, rechercher du prestige auprès des détenteurs du pouvoir, fuir l’arbitraire
d’un despote, etc. Jusqu’à présent, il est de coutume pour les maîtres d’enseigner loin de
leurs groupes d’origine. Compte tenu de ces faits, on ne peut déduire la spiritualité des
Marocains en s’appuyant sur le segment de la population le plus mobile, le plus
voyageur... Al-Youssi n’est pas un voyageur par nature, il l’est plutôt par nécessité. Et le
voyage est plus un atout de l’intellectuel à l’époque qu’une disposition intérieure
partagée par tous les Marocains.
29 Nous pensons qu’il faut distinguer entre le cas particulier et le cas exemplaire. La sainteté
relève d’une spiritualité exceptionnelle, seuls quelques élus y accèdent. Tel type de
sainteté peut être un idéal spirituel pour tel peuple, mais l’hypothèse d’une discontinuité
entre la sainteté et les orientations religieuses est également plausible (Rachik, 1999,
p. 107-119 [voir supra chapitre 7]). Partir d’une expérience de sainteté pour connaître le
style religieux d’un peuple serait comme partir de la poésie pour découvrir les traits d’un
parler ordinaire. Un cas ne peut devenir particulier pour un modèle général que sous
certaines conditions. La plus importante est celle d’une continuité (qui ne se confond pas
forcément avec la représentativité) entre le cas particulier retenu et le modèle général.
Dans notre cas, le passage de la sainteté à la religion ordinaire ne va pas de soi, car la
sainteté est un cas exemplaire. La tension entre l’exemplaire et l’ordinaire doit être prise
en compte. Tout ce que les réformateurs puristes ou fanatiques imposent n’est pas
accepté par les populations concernées. Ibn Tumert, fondateur de la dynastie almohade,
387

n’a pas cessé, dans ses pérégrinations, d’interdire la danse collective, la mixité entre
hommes et femmes, etc. Mais les idées et les comportements d’Ibn Toumert renseignent
sur sa conception de l’islam et non sur celle de ses compatriotes qui ont continué à
danser...
30 Pour éviter que la relation entre le cas particulier et le modèle général ne soit arbitraire,
les anthropologues n’ont d’autres solutions que de multiplier les cas retenus. Geertz
aurait pris comme cas “particuliers” d’autres saints. Il ne l’a pas fait, car, nous dit-il avec
une certitude déconcertante, il aurait pris n’importe quel autre saint marocain,
l’interprétation aurait été la même (p. 40). S’il est vrai que les saints (leurs vies, leurs
miracles, leurs légendes, etc.) se ressemblent, il est exagéré d’affirmer que tous les saints
d’un même pays se ressemblent. L’hagiographie des saints « marocains » est pleine de
saints analphabètes, de saints « fous » [voir supra chapitre 6], de saints cloîtrés,
immobiles, de saints ermites qui vivent à l’écart de la société et du pouvoir politique. Elle
est pleine de saints qui sont plus proches du saint indien que d’al-Youssi. En voici un
exemple. Comme Kalidjaga, Moulay Bou‘azza (d. en 572, saint de grande renommée au
Maroc et très présent dans l’hagiographie) était un brigand, un coupeur de route ; sa vie
spirituelle a basculé après avoir été témoin d’un miracle effectué par son maître, le saint
Moulay Bou Ch‘ayeb. Comme lui, il a accédé à la sainteté en restant immobile. Le maître
« le mena près d’une daya (étang, mare, simple flaque d’eau) et lui ordonna de l’attendre.
L’autre attendit ainsi pendant un an sans changer de place, si bien qu’il lui poussait de la
mousse sur les épaules ; il ne mangeait que les petits brins d’herbe qui croissaient à ses
pieds. Au bout d’un an, Moulay Bou Cha‘ib revint et, satisfait de l’obéissance de son
nouveau disciple, il l’emmena avec lui... » (Doutté, 1905, p. 120-121.) La ressemblance
entre Kalidjaga, gardien de la rivière, et Moulay Bou‘azza est frappante. On aurait pu
appeler celui-ci « gardien de l’étang ». J’aurais pu facilement compliquer le tableau en
montrant qu’à travers les légendes et l’hagiographie relatives à Moulay Bou‘azza et
d’autres saints se profilent différentes « visions du monde » et « styles religieux ».
31 Le problème, c’est que la généralisation se réduit parfois chez Geertz à une extrapolation
brusque des interprétations d’un fait particulier (biographie d’un saint, d’un roi, le bazar
de Sefrou, le combat de coqs) à la société dans sa globalité. C’est la pertinence de cette
extrapolation qui est en cause dans le processus de généralisation de Geertz. Cette
extrapolation inopinée du particulier au général n’est guère motivée. Les questions
théoriques qu’implique le choix de cas particuliers ne sont guère soulevées. On peut
même dire qu’à cet égard on est loin de la tradition culturaliste qui analyse le caractère
d’une communauté (tribu, nation), sa personnalité de base, en partant de divers domaines
sociaux et culturels (le rituel, la danse, la magie, les mythes, etc.) (Rachik, 2003, p. 95-109 ;
Rachik 2005, p. 353-365 [voir supra chapitres 28 et 29]).
32 Lorsque la généralisation s’inscrit dans une démarche comparative, elle est à la fois
homogénéisante et discriminante. Deux concepts-clefs orientent la généralisation chez
Geertz : ceux de la vision du monde et de l’ethos. Pour lui, la vision du monde désigne
« l’ensemble des idées d’un peuple sur la nature profonde de la réalité » et l’ethos, le style
de vie d’un peuple, la manière dont il fait les choses et aime qu’elles soient faites. La
religion comprend donc « une vision du monde centrée sur le problème de la croyance »,
et « un ethos centré sur le problème de l’action ». « L’illuminisme indonésien représente
la réalité comme une hiérarchie esthétique couronnée par un vide et propre à un style de
vie glorifiant le calme de l’esprit. Le maraboutisme marocain présente la réalité comme
un champ d’énergies spirituelles qui cristallisent en la personne de certains individus et
388

propose un style de vie glorifiant la passion morale. Dans le Maroc classique, Kalidjaga ne
serait pas un héros mais un lâche tout comme, dans le Java classique, al-Youssi ne serait
pas un saint mais un rustre (p. 112-113). »
33 Des anthropologues qui ont utilisé le concept d’ethos dans l’étude des cultures primitives
insistent sur la variation de l’ethos selon le sexe (ethos masculin et féminin) ou selon la
stratification sociale (Bateson, 1958, p. 128-163). La cohérence et la généralisation
peuvent connaître des limites suivant les divisions sociales que connaît une société. La
critique des « vertus généralisatrices » des concepts d’ethos et de vision du monde
dépasse les limites de ce texte.
34 Il faut noter que la démarche de Geertz est novatrice relativement à la tradition
orientaliste alors dominante (Saïd, 1979, p. 326). Il ne parle pas d’ethos musulman, de
personnalité islamique, etc. Au contraire, il montre que l’islam n’est pas homogène et
varie selon les visions du monde et les ethos des peuples qui l’ont adopté. Ce que nous
reprochons à Geertz, c’est de ne pas pousser la logique de son approche jusqu’au bout.
Pourquoi ne pas appliquer le même principe à l’étude de l’islam au Maroc et considérer
ses différentes modalités ? Pourquoi l’islam en général serait hétérogène et pas celui d’un
pays ? Pourquoi les différences doivent-elles être observées à l’échelle des pays et non pas
à l’intérieur d’un même pays ? Je pense que pour répondre à ces questions, le postulat de
l’homogénéité culturelle du Maroc, de son histoire religieuse en particulier, doit être
dépassé. Nous pouvons comprendre qu’il y ait au Maroc un ethos de la sainteté, un style
religieux, caractérisé par le fanatisme, l’agressivité et la sévérité morale. Mais, c’est un
ethos parmi d’autres. A titre d’exemple, celui du « saint » fou (majdûb ou bahlûl), est
caractérisé par l’extravagance, l’obscénité, la liberté, la sédentarité.

NOTES
1. Paru dans D’Islam et d’ailleurs, Mohamed Kerrou (éd.), Tunis, CERES Editions, 2008, p. 225-251.
2. Nous allons nous référer essentiellement au livre de Geertz Islam Observed rédigé entre 1966 et
1968 et publié en 1968. La traduction française a été publiée sous le titre Observer l’islam :
changements religieux au Maroc et en Indonésie, Paris, La Découverte, 1992. C’est cette traduction
que nous utiliserons ici pour nos références à ce livre en indiquant les pages dans le corps du
texte.
3. Le mot « marabout » est la version française du mot arabe murabit dont la racine signifie
attacher, nouer, lier, fixer, amarrer. Un marabout est un homme attaché, lié, rivé à Dieu comme
un chameau à un pieu, un bateau à un quai, un prisonnier à un mur... (p. 58).
389

RÉSUMÉS
L’échelle choisie par Geertz pour étudier l’islam n’était pas habituelle pour les approches
anthropologiques et orientalistes. Il ne s’agit pas de l’islam des localités et des tribus, ni de l’islam
en général, mais d’un islam observé à une échelle intermédiaire, celle des nations. De son étude
consacrée à l’islam au Maroc et en Indonésie, j’ai choisi d’interroger son procédé de
généralisation. J’ai examiné des conditions de la généralisation comme l’homogénéisation
culturelle du pays, puis le statut des cas particuliers sur lesquels Geertz fonde sa généralisation.
Ma critique porte d’abord sur l’inadéquation empirique entre le saint décrit par Geertz et le saint
historique, mais ma principale critique porte sur l’absence d’une continuité empirique entre le
cas choisi, qui est, en fait, un cas exemplaire et non un cas particulier, et la religiosité ordinaire
des Marocains. La question est donc de savoir si le choix de cas exemplaires (un saint, un roi, un
président de la république) est pertinent pour définir la spiritualité d’un peuple.
390

Chapitre 34. De la longanimité de


l’anthropologue (occidental)
Réflexions sur les bonnes conduites à l’égard des informateurs 1

1 Suite à John Dewey, Geertz soutient l’idée que penser est un acte social et en tant que tel
il peut être moralement jugé. Tout penseur est moralement responsable de ses actes. Le
métier d’anthropologue, notamment durant son travail de terrain, implique des questions
éthiques qui ne sont guère posées par/pour les autres disciplines des sciences sociales. Sa
vie professionnelle et sa vie tout court se confondent sur le terrain (Geertz, 2000,
p. 21-23). Cependant, la dimension éthique de l’anthropologie déborde la rencontre de
face à face avec les groupes sociaux étudiés. En schématisant, on peut dire que toute
rencontre ethnographique implique deux moments et deux espaces de négociation, sur le
terrain (là-bas) et au bureau (ici). Sur le terrain, l’anthropologue engage des relations
sociales avec ses interlocuteurs, relations qui sont en grande partie liées à son métier. Il
recourt à des assistants, des informateurs, des guides, des serviteurs, etc. En vivant avec
les gens, il est appelé à les rémunérer, à les photographier, à enregistrer leurs paroles,
etc. Et toutes ces actions sont orientées par des règles éthiques qui ne sont pas toujours
claires. Par exemple, qu’est-ce qu’une rémunération juste ? Doit-on ou non aider les gens
étudiés et si oui comment ? Peut-on mener clandestinement des recherches ? Dans un
second temps, la mise en texte de l’expérience du terrain implique un autre type de
négociation en rapport avec la neutralité ou l’engagement de l’auteur, le dilemme de la
signature, la place réservée dans le texte à l’auteur et à ses interlocuteurs, la nature du
public cible, etc. Il est inutile de préciser que pour plusieurs questions, la localisation (ici
et là-bas) n’est pas pertinente. Par exemple, est-ce que le chercheur doit juger ou non les
cultures étudiées ? Est-ce qu’il doit se contenter d’analyser les problèmes et de présenter
des diagnostics ou au contraire donner des avis, proposer des remèdes, des solutions aux
problèmes analysés (Geertz, 2000, p. 22-29) ?
2 Quel que soit le lieu, il y a des actes que l’anthropologue doit accomplir et d’autres éviter.
Il peut s’inspirer de principes éthiques tels que le respect des gens et de leurs cultures,
l’égalité entre les cultures. Respecter les gens étudiés reviendrait à les traiter comme des
fins en soi et non comme des moyens, les considérer comme autonomes et capables
d’avoir leur propre point de vue. Mais ces principes généraux ne sont que des guides
vagues. Vouloir être respectueux des cultures est un acte de foi qui est difficilement
391

traduisible sur le terrain. Le recours à la fixation de règles précises et à la casuistique est


certes utile pour l’action et le débat éthiques, mais ne résout que partiellement le
problème (American Anthropological Association, 1998 ; Barnes, 2003, p. 162-180). La
position du problème dépasse la bonne volonté de l’anthropologue, sa bonne
connaissance des devoirs du métier, sa grande expérience. Sur le terrain, il est un acteur
parmi d’autres, agissant dans le cadre d’une situation sociale et d’un environnement
culturel qu’il ne peut totalement maîtriser. A cet égard, l’apport de Geertz à la question
éthique est d’avoir insisté sur le contenu social de la rencontre ethnographique.

La machine à écrire de Geertz


3 Comme toute relation sociale, celle entre l’anthropologue et son informateur peut être
une relation coopérative ou conflictuelle, basée sur l’égalité ou la domination. Il serait
naïf de désigner une fois pour toutes un dominant et un dominé, la relation est tellement
complexe que suivant les situations et les enjeux l’un peut devenir la chose de l’autre.
Commençons par considérer comment des anthropologues se voient imposer sur le
terrain des statuts et des conduites qu’ils rejettent et condamnent sur le plan éthique.
Certaines « mauvaises » conduites seraient inévitables parce qu’elles reposent sur des
aspects structurellement inhérents à toute rencontre ethnographique. Geertz analyse l’un
de ces aspects qu’il désigne d’asymétrie morale. Il insiste sur la tension morale entre
l’anthropologue et son informateur. Leur collaboration est basée sur des demandes et des
attentes différentes, voire opposées. D’une part, l’anthropologue intéressé par la
connaissance de cultures étrangères, la collecte de données répondant aux standards de
sa discipline, la publication, la carrière, etc., d’autre part, les informateurs et les gens
étudiés intéressés par les salaires, les aides financières, les services personnels, le
privilège d’être choisi par l’anthropologue comme un expert dans l’un des domaines
étudiés, la chance de parler à un étranger neutre, etc. Geertz remarque que, sur le terrain,
ces exigences deviennent si banales et si routinières qu’il finit par se résigner à l’idée
d’être perçu par ses informateurs et même par ses amis (locaux) davantage comme une
source de revenu qu’une personne. L’un des avantages de l’enquête anthropologique est
d’apprendre à Geertz ce qu’on sent lorsqu’on est traité comme un fou et considéré comme
un objet et comment endurer tout cela. Il ajoute la culpabilité de l’anthropologue
d’appartenir à une classe de privilégiés, d’être un prince parmi les indigents. Il pense se
trouver dans une posture morale comparable à celle du bourgeois conseillant aux pauvres
d’être patient : Rome ne fut pas construite en un seul jour. Il avoue qu’il se sent
éthiquement désarmé devant une telle situation qu’il qualifie d’ironique et de
moralement asymétrique.
4 Geertz donne un exemple qui illustre cette asymétrie morale. Lorsqu’il était à Java, son
meilleur informateur était un commis qui avait l’ambition de devenir un écrivain. Un
incident vint brouiller les bonnes relations entre l’anthropologue et son informateur.
Celui-ci empruntait et gardait pendant longtemps la machine à écrire de Geertz. Un jour,
il envoya son petit frère pour l’emprunter de nouveau. Geertz lui écrit une note indiquant
qu’il en avait besoin. La réaction de l’informateur ne tarda pas, il riposta par une note qui,
ne faisant aucune mention du refus de Geertz, indiqua qu’il ne pouvait se rendre à leur
rendez-vous pris pour le lendemain. Un peu plus tard, il fit savoir à Geertz qu’il avait
beaucoup de travail et qu’il ne pouvait plus collaborer avec lui. En dépit des efforts de
Geertz de réparer l’incident, allant jusqu’à se reprocher de s’être comporté comme un
392

âne, la relation fut rompue. Geertz trouva un autre informateur qui travaillait à l’hôpital
et qui, selon lui, était plus intéressé par ses médicaments que par sa machine à écrire. La
relation entre l’anthropologue et son informateur est caractérisée par une tension morale
et par une ambiguïté éthique. Le premier informateur se conduisait comme un collègue et
un pair de Geertz. La relation ne pouvait durer qu’en maintenant cette fiction. Lui prêter
la machine à écrire était une manière de le reconnaître comme écrivain. La lui refuser
pouvait être interprété comme un déni du statut d’écrivain auquel il aspirait (Geertz,
2000, p. 30-37).
5 Je pense que Geertz met l’accent sur l’aspect exceptionnel de la relation. L’informateur
n’est pas toujours un écrivain. Ce qui est commun à cette histoire et à d’autres similaires,
c’est que l’informateur se croit avoir le droit de tout demander à l’étranger qui a le devoir
de tout satisfaire. Que veut dire, dans une telle situation, le respect de l’informateur ?
Continuer à lui prêter sa machine à écrire ou la lui refuser comme il aurait fait avec
n’importe quel concitoyen américain se conduisant de façon similaire ? Partant de cet
exemple, on perçoit bien le dilemme de la situation. Maintenir la relation avec
l’informateur en se pliant à ses exigences même lorsqu’elles affectent négativement le
travail de terrain ou les refuser et prendre le risque de mettre fin à toute collaboration.
Aucune des solutions n’est satisfaisante. Cependant, Geertz était prêt à sacrifier sa
machine en vue de maintenir la collaboration avec son informateur. Je sens ici une
culpabilité exagérée chez Geertz et chez d’autres anthropologues qui travaillent sur des
« cultures étrangères ». On dirait que la longanimité est fatalement inscrite dans leur
expérience de terrain. Même devant un informateur capricieux, Geertz était prêt à céder.
On peut interpréter autrement cette attitude. C’est une preuve de pragmatisme : mieux
vaut perdre une machine à écrire qu’un informateur. La réussite du travail de terrain
repose davantage sur les hommes que sur une machine. Si cette interprétation est
pertinente, alors la longanimité serait fonctionnelle et le terrain peut s’accommoder de
quelques écarts éthiques. L’informateur peut, selon le code éthique de l’anthropologue,
mal agir – ce qui justifie le refus initial de Geertz – mais les mauvaises actions des
informateurs sont acceptables si elles ne nuisent pas trop au bon déroulement du travail
du terrain – ce qui explique le fait que Geertz ait regretté son refus.
6 On peut approcher autrement la situation analysée par Geertz. Le fait que dans une
relation les gens aient des attentes et des intérêts différents, voire divergents, est banal.
Une relation normale n’est pas forcément celle où les partenaires partagent les mêmes
intérêts et les mêmes attentes. De ce point de vue, le fait que l’anthropologue et
l’informateur poursuivent des objectifs différents ne conduit pas nécessairement à
l’asymétrie morale. Celle-ci est plutôt due à un type de relation engageant un étranger et
un indigène. Pour qu’il y ait asymétrie morale, il faut que les partenaires suspendent leurs
éthiques respectives : l’informateur croit ne pas être tenu par l’éthique de son groupe
lorsqu’il a à faire à des étrangers, et l’anthropologue croit élaborer et appliquer une
éthique spécifique au terrain qui serait fondée sur la longanimité, le renoncement et les
concessions. Geertz aurait pu être convaincu par le fait d’appliquer « l’éthique
américaine » qui ne serait pas ici différente de celle du groupe étudié, il aurait pu croire
que refuser les caprices de son informateur est une bonne conduite et qu’il n’est pas
responsable des conséquences fâcheuse de sa bonne conduite. L’issue du processus serait
la même : rupture d’une relation et engagement d’une autre.
393

La voiture de Rabinow
7 Les cas ou des informateurs cherchent à profiter des anthropologues seraient en soi
banals. A quoi d’autres peut-on s’attendre de gens démunis à qui la chance a envoyé un
anthropologue supposé être riche et capable de rendre toutes sortes de service ? Dans une
région rurale où les voitures sont très rares, Paul Rabinow était contraint de jouer le
chauffeur de taxi. Sa voiture est un personnage crucial dans le récit qu’il fait de son
expérience de terrain au Maroc. Face aux demandes répétitives des villageois, il leur
proposa un accord sur des jours où il pouvait les transporter en ville. Un bel exemple
d’une éthique de compromis qui a vite échoué. Les villageois commencèrent à prétexter
de fausses urgences. Pour plusieurs raisons, Rabinow ne pouvait pas refuser, la plus
importante est qu’il ne pouvait être sûr de la duperie des gens. L’une des femmes qu’il
avait transportées décéda à l’hôpital. Ne pouvant trouver un compromis ni supporter le
harcèlement de la population, Rabinow se résigna à se débarrasser de la maudite voiture
(Rabinow, 1988, p. 64, 66, 97, 102-105).
8 Comme dans le cas de Geertz, on a l’impression que l’anthropologue doit toujours
acquiescer, être toujours souriant, de bonne humeur ; il n’aurait droit ni de refuser, ni de
se mettre en colère, ni de plaisanter, ni de ridiculiser ses informateurs. Les rares fois où
des refus sont rapportés, ils sont présentés comme dramatiques (Geertz) ou comme des
actes mitigés. Rabinow raconte les péripéties d’un voyage à Marrakech avec Ibrahim, son
enseignant d’arabe. Pour ne pas payer, celui-ci prétendit qu’il avait malheureusement
oublié de prendre sur lui assez d’argent pour régler sa chambre. « C’était l’une des
premières fois que je me trouvais directement confronté à l’Autre. Ibrahim capitula et
sortit son portefeuille » (Rabinow, 1988, p. 38-40.) Rabinow refusa, mais il s’agissait d’un
refus mitigé. Non seulement il hésita, mais s’il avait eu suffisamment d’argent, il aurait
succombé à la mauvaise foi manifeste de son compagnon. D’après ce récit et d’autres, on
dirait que tout le monde pense que rien n’appartient à l’anthropologue et que tout ce qu’il
possède doit être partagé : la machine à écrire, la voiture, l’argent... Mieux encore,
l’anthropologue se sent et se présente comme la chose de l’informateur : « Malgré les
conflits, il [informateur Ali] savait que plus il me rendait service, plus j’en viendrai à
dépendre de lui, plus je m’acquitterai de retour et plus je serai son ethnologue. Le moyen
de limiter et de contrôler cet instinct de possession chez les informateurs devait se
révéler un problème majeur durant tout mon travail de terrain. » (Rabinow, 1988, p. 74,
85, 100, 143.)
9 Le problème ne réside pas dans le diagnostic de la situation qui est pertinent mais dans la
réaction de l’anthropologue à de telles situations : pourquoi accepter d’être la chose de
l’informateur ? Dans une situation ainsi pensée et vécue, tout acte simple prend une
ampleur démesurée. Une fois, Rabinow défia son informateur et ami, qui descendit de la
voiture pour manifester son mécontentement, en le laissant faire dix kilomètres à pied.
Là aussi, Rabinow aurait pu être convaincu de son acte mettant un terme aux caprices de
son informateur. Au contraire, il l’interprète comme « une grave erreur professionnelle,
parce qu’un informateur est censé avoir toujours raison ». Il commente un peu plus loin :
« Et si l’informateur a toujours raison, il s’ensuit que l’ethnologue est une sorte de non-
personne ou plus exactement une personae dans toute l’acception du terme. » (Rabinow,
1988, p. 52.) Autre exemple plus éloquent du « devoir professionnel » de l’effacement de
l’anthropologue devant son informateur : « Au cours du mariage, Ali avait entrepris de
394

me mettre à l’épreuve, un peu comme ont coutume de faire les Marocains entre eux pour
apprécier à leur juste mesure la force ou la faiblesse de l’autre. Il me tâtait, me sondait.
J’essayais d’éviter de réagir à la manière des Marocains – qui contre-attaquent en
s’affirmant –, proposant vainement, en lieu et en place de mon moi, ma persona de
l’ethnologue qui endure tout avec longanimité. Ali n’en continuait pas moins à
interpréter mon comportement en ses termes à lui : il me voyait comme un être faible,
prêt à céder chaque fois qu’il poussait sa pointe. Et le cycle se poursuivait : il tentait
toujours d’aller un peu plus loin, d’affirmer sa position dominante et de donner à voir ma
soumission et mon manque de caractère. » (Rabinow, 1988, p. 53-54.)
10 L’anthropologue étranger constitue une source de revenu, de prestige et de services, dans
un milieu économiquement démuni. Ceci est compréhensible, et l’anthropologue n’a
aucune prise sur cette situation. Toutefois, je comprends mal pourquoi accepter l’idée de
longanimité, de l’effacement de l’anthropologue devant ses interlocuteurs, etc. Je
comprends mal pourquoi un refus simple devient une erreur professionnelle, pourquoi ne
pas réagir aux Marocains comme on le ferait avec des Américains. Je pense qu’il il y a une
double surévaluation du rôle actif de l’informateur qui peut tout faire et du rôle passif de
l’anthropologue qui doit tout encaisser. Contredire et plaisanter ses informateurs est un
acte exceptionnel (Geertz, 1995, p. 81-84), se mettre en colère contre ses informateurs
devient un exploit (Rabinow, 1988, p. 105).

« Ne me prends pas pour un étranger ! »


11 Je n’ai pas pu m’empêcher de faire des parallèles entre ma propre expérience de terrain
et les expériences décrites plus haut et d’autres similaires. Pour dire les choses crûment,
je n’aurais pas réagi de la même façon. Mais cela ne m’empêche pas d’essayer de
comprendre ce qui pousse l’anthropologue étranger à vouloir être plus bon que
d’habitude. Je pense surtout aux contraintes du séjour en terrain. La plus pressante et la
plus angoissante consiste dans la durée du terrain qui est, si prolongée soit-elle, limitée
dans le temps. De ce fait, l’anthropologue serait amené à accepter des comportements de
ses informateurs qu’il décrit comme mauvais et insoutenables. L’objectif étant d’accéder à
l’information et de prolonger des relations de collaboration souvent incertaines. A la
contrainte du temps s’ajoute le fait d’étudier une société étrangère. Pour accéder à une
culture et à une langue étrangères, l’anthropologue doit recourir à des collaborateurs
réguliers.
12 Partant de ces observations, la question est de savoir si le terrain d’un anthropologue
travaillant « chez soi » et ayant un relatif accès aux langues et aux cultures étudiées serait
différent sur le plan éthique. Étant un enseignant citadin, je suis également traité, en
milieu rural où j’ai longtemps travaillé, comme une source de revenu et de services. Mais
il n’y a jamais eu ni exagération ni harcèlement. Me considère-t-on comme moins riche
que mes collègues occidentaux ? C’est probable. En 1989, avoir appris que le fils d’un
informateur allait se marier, je lui demandai de m’inviter à ses noces (Aït Mizane, Haut-
Atlas occidental). Au mois d’octobre, il m’appela pour m’inviter, en PCV (un service
spécial où c’est l’appelé qui paie le prix de la communication). Par ailleurs, la demande la
plus normale, même si elle était moins fréquente, c’est de me demander mes
coordonnées. J’en ai donné, mais je n’ai reçu aucune visite même de ceux qui sont passés
par ma ville, Casablanca. J’aurais aimé leur rendre l’hospitalité. Cependant, la demande la
plus insolite était de fabriquer la chajara (arbre généalogique) du saint Sidi Chamharouch.
395

J’ai gentiment expliqué au demandeur, un desservant du saint, qu’on ne peut établir de


descendance entre des humains et le roi des djinns, Sidi Chamharouch (Rachik, 1992). Je
dois noter que la majorité des demandes venaient des gens que je n’ai jamais interviewés.
La liste des services rendus n’est pas longue. Et souvent, la demande est fort justifiée
(prise de rendez-vous dans un hôpital à Casablanca, etc.).
13 Je pense que ce qui rend ma situation (et celle, je suppose, de tout anthropologue
travaillant chez soi) différente, c’est que je n’ai jamais senti le besoin d’avoir un assistant,
ni des informateurs réguliers. Le fait d’avoir un réseau de relations large sans qu’il soit
intense diminue les tensions et rend la situation morale moins dramatique. Vu ce type de
réseau de relations à la fois large et lâche, mes obligations à l’égard de mes interlocuteurs
ne peuvent être institutionnalisées sous forme de contrat, ni tout autre forme
d’engagement prédéterminé. Selon les situations (fréquence des interviews, le fait d’être
l’hôte de son informateur, de passer la nuit chez lui...), les récompenses et les
compensations ne sont pas les mêmes (pains de sucre, thé, vêtements et, rarement, de
l’argent).
14 Le second trait de la situation de terrain, que j’avance avec beaucoup de gêne,
expliquerait aussi pourquoi un anthropologue travaillant chez soi serait moins
appropriable. Il y a plus de complicité et plus de méfiance entre des gens supposés
partager une même culture. Tout se passe comme s’il était plus facile de duper un
étranger qu’un Marocain. Un Marocain est supposé connaître les astuces de ses
concitoyens. Que des fois j’ai écouté, dans des situations différentes, la réaction suivante :
« Tu me prends pour un étranger (gaouri) ? Suis-je un touriste ? » Et des fois, j’étais
contraint d’en être moi-même l’auteur. Au début de mon séjour de terrain en 1983, j’ai
demandé à un guide de m’accompagner au village d’Aremd situé en amont d’Imlil. Le
chemin était long, abrupt et la montée dure. J’ai dû à certains endroits escalader à quatre
pattes. C’était tellement rude que je ne pensais plus y retourner. Plus tard, en tâtonnant
et en demandant aux gens le chemin vers Aremd, j’ai découvert un sentier muletier plus
facile et plus agréable. Quand je demandai des explications au guide, il me répondit
simplement que s’il passait par des chemins faciles, on n’aurait plus besoin de lui. Ce
n’était pas une question d’argent, il était payé au mois par un Projet de développement
pastoral en marge duquel je menais mes enquêtes. C’était une manière de se rendre
indispensable. A côté de la fiction de l’étranger naïf, il y a aussi celle du citadin naïf.
Toutefois, à la différence de l’anthropologue occidental souvent enclins à jouer le jeu, j’ai
toujours refusé, par intuition, pour ainsi dire – je ne l’ai jamais réfléchi si clairement
auparavant – de séparer mon rôle d’anthropologue de celui de citoyen marocain. Sauf que
dans mon cas, perdre une relation, un informateur n’a rien de dramatique. Mise à part
quelques informateurs qui jouent des rôles politiques ou rituels et dont l’entretien est
indispensable, pour la majorité des questions que je me posais, les informateurs étaient
quasi interchangeables. Je n’ai jamais senti le besoin de recruter un assistant local, ni
d’avoir affaire à un petit nombre d’informateurs réguliers et privilégiés. Le plus souvent,
aucun n’avait le privilège de connaître ce que les autres ignoraient. Je pense que la
possibilité d’engager des relations discontinues avec plusieurs informateurs donnerait
plus d’autonomie à l’anthropologue.
15 Le fait de ne pas tisser des relations régulières et de faire jouer alternativement l’effet
d’éloignement (être citadin ne comprenant rien à la culture rurale) et l’effet de proximité
(être Marocain) m’aurait aidé à conduire le terrain sans rompre avec les principes
éthiques de ma quotidienneté (Rachik, 2005, p. 353-365 [voir supra chapitre 28]). Je ne
396

sens aucune gêne à traiter mes informateurs et mes interlocuteurs selon des règles
éthiques orientant mes relations quotidiennes ordinaires. Au contraire, je pense que c’est
le seul moyen de créer, en dépit du caractère asymétrique de la situation sociale, un
univers éthique commun.
16 L’asymétrie sociale n’implique pas l’asymétrie morale. Un informateur ne devrait avoir
aucun privilège particulier, on devrait négocier avec lui comme on le fait avec un collègue
ou un commerçant. Pour l’anthropologue occidental, cherchant à rompre avec l’éthique
de l’anthropologie dite coloniale, classique ou traditionnelle, les scrupules exagérés à
l’égard des informateurs et le fait de croire que l’informateur est censé avoir toujours
raison ont en quelque sorte gonflé la responsabilité éthique de l’anthropologue et a aboli
celle de son informateur.
17 La distance entre l’anthropologue occidental et ses informateurs est très exagérée
(Rachik, 2010, p. 55-15 [voir supra chapitre 34]). Il est vrai qu’un informateur aurait
tendance à mettre entre parenthèses ses principes éthiques. Il penserait que tricher, voler
ou mentir à des étrangers seraient des actes moins ou pas du tout condamnables. Avec les
étrangers, il serait plus facile de suspendre ses scrupules. D’un autre côté, les
anthropologues occidentaux ont tendance à fermer les yeux sur des actes normalement
condamnables, créant ainsi une situation morale insolite où les deux partenaires sont
amenés à transgresser leurs éthiques respectives. Je ne pense pas que la culture des
informateurs et celle des anthropologues soient si différentes pour ne pas trouver des
principes similaires ou proches régissant l’emprunt d’objets, l’échange de services, le
respect des étrangers, etc.

Le voleur des voix


18 A partir des années 70, les réflexions sur la nature de la rencontre ethnographique, ses
implications scientifiques, éthiques et politiques se sont remarquablement multipliées.
Commence alors une avalanche de remises en question et de critiques des postulats de
« l’anthropologie traditionnelle » : la neutralité de l’observateur, l’observation
participante, l’opposition entre les observateurs et les observés, entre les sujets
connaisseurs et les objets de connaissance, etc. Geertz était souvent une cible idéale de
ces critiques.
19 L’informateur ne doit plus être approché comme un agent passif qui transmet les données
comme il le ferait pour un masque ou un outil, la dictée d’un poème, de proverbes, d’un
mythe. L’interaction entre l’informateur et l’anthropologue est pensée dans une
perspective dynamique et dialectique. Cela veut dire que, répondant à l’anthropologue,
l’informateur ne débite pas seulement ce que lui et son groupe savent déjà. Au contraire,
il est souvent mis dans une situation artificielle et inédite où il est amené à forger un
discours, à faire des commentaires sur ses propres traditions. Ce qui n’est pas courant
dans sa vie quotidienne. La question de savoir pourquoi on célèbre telle cérémonie serait
étrangère à son univers culturel. Ni lui, ni sa société ne se poseraient ce genre de
questions. L’informateur apprend à objectiver ses traditions, ses coutumes. Il apprend,
surtout dans les cas où il travaille avec plusieurs anthropologues et de façon durable, à
sentir les bonnes réponses, à présenter les explications, les commentaires suivant les
attentes de l’anthropologue. L’informateur ne sort pas du hammam de l’anthropologue
comme il y est rentre. Il subit/acquiert un apprentissage et une formation implicites sans
lesquelles il ne sera pas un bon informateur. Il adopte un nouveau vocabulaire et une
397

manière plus systématique de présenter sa société et sa culture (Rabinow, 1988, p. 12-13,


46-47, 107-108 ; Rosaldo, 1993, p. 25-67). L’informateur est un nouveau rôle qui exige
certaines qualités, et seuls quelques privilégiés sont appelés à le jouer. Les
anthropologues racontent les échecs subis par certains prétendants à ce rôle (Rabinow,
1988, p. 73-74, 89-93).
20 Il faut remarquer que la situation où l’informateur devient un rôle, voire un métier, est
particulière, même si elle semble la plus fréquente et la plus familière. Rappelons que le
fait de ne pas connaître la culture et la langue du groupe étudié pousse l’anthropologue
étranger à lier des relations régulières avec ses informateurs. Cependant, il est exagéré de
ne prendre que cette situation pour réfléchir à la relation entre l’anthropologue et
l’informateur. La question de l’objectivation de la culture, de la transformation de
l’informateur en un anthropologue en puissance réfléchissant ses traditions ne se
poserait guère dans des situations où l’anthropologue multiplie ses sources d’information
et travaille avec des informateurs ad hoc.
21 Des anthropologues, qualifiés, à tort ou à raison, de postmodernistes, reprochent à leurs
prédécesseurs d’avoir occulté dans leurs textes cet aspect dialectique, dialogique,
interactif de la rencontre ethnographique. La voix des informateurs, leurs idées et leurs
commentaires sont présentés de façon anonyme ou attribués à un acteur collectif (la
société, la tribu...) fabriqué par l’anthropologue. On parle même du vol des voix des
informateurs (Tyler, 1986, p. 128). Voler des objets, des masques, des archives ou des
outils est éthiquement et pénalement condamnable. Un chercheur « mauvais » qui a des
remords peut rendre les objets subtilisés à leurs pays d’origine. Mais que faire quand des
anthropologues « volent » les voix des gens étudiés ? Que faire à l’encontre d’un auteur
« souverain » devant son texte et qui peut faire parler ou taire qui il veut ? Dans ce cas, le
reproche éthique (il est mauvais de voler la voix des informateurs) s’est souvent estompé
au profit de celui épistémologique. Le « vol » des voix n’est pas dû à la mauvaise foi de
l’anthropologue mais à sa perspective théorique positiviste basée sur la fiction de la
neutralité et de l’objectivité de l’auteur. Restituer la voix des informateurs est une
question complexe qui ne dépend pas seulement de la bonne volonté du chercheur. Il ne
s’agit pas seulement de passer un contrat clair avec son informateur, de lui verser une
rémunération juste, de demander son autorisation pour publier la photo de son épouse...
Loin du terrain, l’anthropologue a la possibilité de décider de façon unilatérale et
autoritaire.
22 On reproche à « l’anthropologie traditionnelle » son caractère monophonique, son
occultation de la dimension dialogique qui caractérise le travail de terrain. On critique la
réduction des gens étudiés à des objets d’étude, à des choses. On substitue aux notions de
texte et de représentation celles de dialogue, d’interlocution, de conversation, de
discours, etc. Le dialogue devient le mode idéal de production de textes anthropologiques.
On passe du texte culturel au sujet parlant. La culture est même définie comme un jeu de
voix. On est hanté par la promotion de la nature coopérative de la rencontre
ethnographique et décidé à enterrer le statut de l’observateur détaché, neutre, objectif,
transcendantal, etc. On veut une production mutuelle et dialogique du discours. Le texte
est le produit d’une négociation complexe qui ne doit pas être escamotée par l’auteur. On
parle du texte négocié, du texte participatif. L’informateur, qui, sur le terrain, est souvent
présenté comme un tyran et un capricieux, est généreusement érigé en partenaire voire
en co-auteur dans le texte final de l’anthropologue (Clifford, 1986, p. 126-131).
398

23 Bref, l’autorité de l’anthropologue est attaquée, son texte est perçu comme un produit
partagé avec les sujets qu’il étudie et non comme sa propriété exclusive. L’anthropologie
« postmoderne » ne cesse de faire des concessions à l’informateur. Son idéal serait une
éthique de concessions et de renoncements. Dans tous les cas, ce qui est une concession
généreuse et unilatérale – de la part de l’anthropologue – est présenté comme un partage
négocié et consenti par l’informateur. Sur le terrain, on pardonne tout ou presque à ses
informateurs et collaborateurs ; on ferme les yeux sur des actes manifestement mauvais
– y compris pour la culture étudiée – comme le mensonge et la tricherie. Mieux encore,
des réactions normales de l’anthropologue aux excès des informateurs sont présentées
comme des comportements stupides et des erreurs professionnelles. Sur le terrain,
l’informateur n’aurait jamais tort. Il échapperait à tout jugement éthique alors qu’on peut
au moins le juger selon l’éthique de son groupe. Cette générosité excessive n’est pas
seulement liée au terrain et à ses contraintes. Même dans leurs bureaux, des
anthropologues veulent faire de l’informateur un co-auteur. La situation devient ironique
lorsqu’on essaie de mettre bout à bout deux images contrastées de l’informateur sur le
terrain et loin du terrain. Ce même informateur présenté, à juste titre, comme ayant des
intérêts foncièrement différents de ceux de l’anthropologue devient un co-auteur à son
insu – ce qui, éthiquement, serait une atteinte à son autonomie et à sa liberté de devenir
co-auteur ou pas.
24 « Viens, allons pêcher, dit le pêcheur au ver de terre » (Bertolt Brecht, 1939). Cette
réplique illustre l’effort des anthropologues de vouloir présenter comme coopérative une
relation foncièrement inégalitaire. En ce qui nous concerne, on peut parodier cette
réplique en disant : « Viens, allons dialoguer, dit l’anthropologue à son informateur. » On
oublie souvent que quel que soit le contenu social de la relation entre un anthropologue
et son informateur, quelles que soient la générosité de l’anthropologue et l’ingéniosité de
son partenaire, quels que soient leurs intérêts et leurs buts, leur relation est par
définition inégalitaire. Tout en défendant l’anthropologie dialogique, Dwyer souligne cet
aspect de la rencontre ethnographique. C’est l’anthropologue qui identifie les événements
et les thèmes à discuter, c’est lui qui pose des questions reflétant les préoccupations de sa
société. Il est ainsi poussé à imposer une forme à l’expérience de son partenaire. Le
dialogue cache une inégalité objective entre l’anthropologue et l’informateur qui est une
manifestation de l’inégalité entre l’Occident et le reste du monde (Dwyer, 1982, p. xvi-
xvii).
25 C’est une sorte de « complexe de l’informateur » qui nourrit ce que nous avons appelé
l’éthique du renoncement. Si, évitant toute posture ethnocentriste, l’anthropologue
s’abstient d’appliquer l’éthique de son groupe, rien ne l’empêche d’inscrire ses relations
avec ses collaborateurs dans le cadre de l’éthique du groupe étudié. Et les gens et les
informateurs comprendraient facilement que « si votre ami est miel, il ne faut pas
entièrement le lécher ». Sans vraiment le réfléchir de façon systématique et explicite, j’ai
essayé d’inscrire mon terrain dans ce que je peux appeler une éthique de compromis où
l’anthropologue ne sacrifierait ni sa personne, ni ses biens, ni son éthique. L’éthique du
compromis signifie aussi que personne ne peut décider d’avance et une fois pour toute de
la place que doivent occuper les informateurs dans le texte anthropologique. Ça peut aller
du co-auteur – si cela est possible – jusqu’aux informateurs anonymes à qui on n’ose
même pas demander leurs noms à la suite de conversations informelles. L’éthique du
compromis signifie aussi la liberté de choisir entre la polyphonie et la monophonie, de les
alterner s’il le faut.
399

NOTES
1. L. Addi et L. Obadia (éd.), Geertz, interprétation et culture, Paris, Editions des Archives
contemporaines, 2010, p. 97-108.

RÉSUMÉS
L’anthropologue est invité à respecter, notamment sur le terrain, une éthique partagée par les
membres de sa communauté scientifique. Partant de l’expérience de deux anthropologues,
Geertz et Rabinow, et de la mienne, j’ai analysé et comparé les contenus de la conduite idéale à
adopter à l’égard des informateurs et des groupes étudiés.
400

Chapitre 35. La çalât (prière) : un objet


de recherche indésirable ?1

1 En considérant la littérature anthropologique consacrée au Maroc, il est aisé d’observer la


fréquence remarquable des études sur les pratiques et les croyances religieuses dites
populaires : la sainteté, le culte des saints, les confréries, les carnavals, la magie, la
sorcellerie, etc. Cependant, j’étais étonné de voir que les études relatives aux pratiques
dites orthodoxes (la prière, le jeûne, le pèlerinage) sont quasi absentes. Comment rendre
compte de ce paradoxe ? Comment expliquer le fait que la prière, qui doit être accomplie
quotidiennement, ne soit guère étudiée par les anthropologues ?

La position religieuse du chercheur


2 André Adam doutait de la possibilité de mener, au Maroc, des enquêtes sur des pratiques
religieuses semblables à celles effectuées en France par les disciples de Gabriel Le Bras.
Les raisons avancées sont d’abord liées à la religion, en général, et au système politique
marocain, en particulier. Comme en France, les questions sur la pratique religieuse
suscitent les réserves des acteurs religieux. Cette contrainte serait accentuée par « le
caractère religieux de la monarchie marocaine ». Cependant, le handicap majeur
résiderait dans le statut religieux du chercheur occidental. « Il est de toute façon
inconcevable que de telles enquêtes soient menées par des non-musulmans. » (Adam,
1972, p. 57.)
3 Maints anthropologues et voyageurs non musulmans rapportent les difficultés
rencontrées pour observer les lieux sacrés, qu’ils soient consacrés par l’islam (mosquée)
ou par des pratiques religieuses locales (sanctuaire, caverne, source, etc.). Doutté
rapporta comment, en sa présence, l’interdiction s’étendait parfois aux noms des saints
que ses interlocuteurs remplaçaient par des pseudonymes (Doutté, 1914, p. 12, 35). Pour
visiter des lieux sacrés, il était amené à être futé, hypocrite, sournois... Il voulut, par
exemple, se rendre à la mosquée du Mahdi (fondateur de la dynastie almohade) et la
décrire à l’insu des indigènes. C’est ainsi qu’il feignait de s’intéresser aux plantes qui
bordaient le chemin de la mosquée (Doutté, 1914, p. 63-66). Ruinée, celle-ci n’était plus un
lieu de prière, mais elle était encore considérée comme un espace sacré. C’est après de
401

multiples stratagèmes que Doutté arriva à la visiter (Doutté, 1914, p. 112-114 ; Rachik,
2005, p. 25-28 [voir supra chapitre 31]). Lors d’une autre visite d’un sanctuaire local, il
décrit comment les gens, scandalisés, avaient essayé en vain de lui en interdire l’accès.
4 Il fut prévenu qu’il encourait de grands dangers. On lui raconta l’histoire du chrétien qui
entra et ne ressortit jamais. Il termina le récit de son aventure sur un ton ironique : « J’ai
couru, paraît-il de terribles dangers, et le dévot qui priait dans un coin attendait que le
châtiment descendît sur moi : mais cette fois le miracle ne s’est pas produit. » (Doutté,
1914, p. 285-286.) En dehors de quelques transgressions réussies, c’est souvent
l’interdiction qui lui était imposée, en brandissant parfois des armes. Vexé du fait que les
indigènes le traitaient d’impur, la transgression de l’interdiction de visiter les lieux sacrés
était pour lui un défi à lever, une revanche à prendre sur les indigènes. Cet esprit de
revanche est visible dans d’autres passages du livre. C’est en bas de page qu’il tenait à
préciser que « dix ans plus tard, le général Moinier campait à Moulay Idris et visitait la
zaouïa : le h’orm était violé par les mécréants » (Doutté, 1914, p. 420-421). Nous pouvons
citer d’autres chercheurs qui témoignèrent des mêmes obstacles et racontèrent les
solutions qu’ils trouvaient éventuellement pour les contourner (déguisement, corruption,
emploi de la force...) (Westermarck, 1968, p. 67, 195 ; 1929, p. 135, 158, 161, 178, 208-209).
5 Les difficultés liées à la position religieuse ne sont pas négligeables. Mais elles ne rendent
pas compte, à elles seules, de la marginalisation des pratiques religieuses dites
orthodoxes. Elles auraient été pertinentes si toutes les pratiques religieuses et tous les
lieux sacrés étaient négligés. Or, pour les objets de recherche qui étaient théoriquement
désirables, les chercheurs usaient de tous les moyens pour les observer. L’interdiction des
sanctuaires aux chrétiens n’a pas empêché des ethnologues, notamment français et
espagnols, de décrire les cultes des saints, les confréries, les moussems. La position
religieuse du chercheur n’est donc pas un handicap insurmontable. Ainsi, l’interdiction
d’entrer dans une mosquée ou les difficultés d’observer des musulmans en train de prier
n’expliquent pas « l’oubli » dont la prière a fait l’objet. L’indigence d’enquêtes de terrain
basée sur l’observation directe aurait été compensée par un développement des études
fondées sur des entretiens voire sur des documents de seconde main. Bousquet écrit qu’il
avait, au début des années 50, l’idée de procéder à une enquête sociologique, en Afrique
du Nord, sur les pratiques cultuelles, y compris la prière. Pour des raisons qu’il ne précisa
point, il renonça à son projet (Bousquet, 1962, p. 495). À part quelques courts articles où il
compara les textes aux pratiques rituelles effectives – usage de la pierre d’ablution,
circoncision –, son étude de la prière et du jeûne se limita à l’exégèse des textes
(Bousquet, 1944, p. 99-118 ; 1949, p. 29-66).

Orientations théoriques
6 Nous pensons que l’explication doit être davantage recherchée du côté des traditions
théoriques dominantes orientant le choix des objets d’étude. C’est moins l’accessibilité, la
fréquence ou la nature d’une pratique qui la rendent étudiable que l’intérêt théorique
qu’elle peut susciter. La cécité théorique devant des pratiques familières et quotidiennes
est quasi proverbiale. Nous proposons de montrer brièvement comment les différentes
théories qui ont inspiré et guidé les recherches en anthropologie religieuse ne conduisent
pas – en tout cas n’ont pas conduit – à l’étude de la prière. Faite de gestes apparemment
simples, la prière n’offre aucun intérêt pour un chercheur évolutionniste qui puise ses
illustrations dans les rites et croyances présentant un caractère primitif. L’approche
402

évolutionniste qui dominait les études anthropologiques de la religion à la fin du XIX e et


au début du XXe siècle mettait l’accent sur les notions d’origine et de survivance. Doutté
(1867-1926) est l’un des premiers anthropologues à avoir appliqué de façon systématique
l’approche évolutionniste à la religion et à la magie en Afrique du Nord. Selon lui, l’un des
traits essentiels de l’islam est qu’il « imprègne profondément de son caractère religieux
toutes les manifestations sociales de ses sectateurs ». L’islam envahit la vie publique et
privée : « Le musulman strict est astreint à des obligations multiples : non seulement les
prières rituelles se renouvellent tout le long de la journée, mais ses paroles, ses gestes, ses
pas sont soumis à une multitude de règles... » (Doutté, 1984, p. 8.) Comme dans toutes les
sociétés peu différenciées où l’individu est soumis au groupe, l’islam domine la vie sociale.
Cependant, Doutté recourt à un autre postulat qui contredit le précédent :
7 « C’est une remarque devenue banale qu’une religion n’en supplante jamais entièrement
une autre, mais qu’elle ne l’assimile qu’en partie. [...] Si terrible que soit la force de
nivellement de l’islam, il n’a pas totalement anéanti les anciens cultes ; si les croyances ne
nous sont plus directement connues, les rites ont souvent persisté, tantôt déracinés,
gisant à côté du culte orthodoxe, relégués dans les pratiques méprisées des femmes et des
enfants, tantôt incorporés et fondus dans le culte musulman lui-même. » (Doutté, 1908, p.
15.)
8 La question digne d’intérêt à l’époque était de savoir ce qui restait des anciens cultes, des
pratiques et croyances religieuses antérieures à l’islam. La préoccupation centrale, d’un
point de vue évolutionniste, concernait les survivances païennes dans les pays
musulmans. Cette approche oriente la démarche de Doutté et influence son choix des
phénomènes religieux à étudier. Elle privilégie les rites et croyances antiques et montre
comment certains de leurs aspects sont islamisés et comment d’autres dits survivances,
débris, vestiges, etc., échappent encore à la vague d’islamisation. Sur les pas de James
Frazer, d’Edward Tylor et d’autres, Doutté rattache les faits localement observés
(pratiques magiques, transfert du mal, usage des chiffons et des nœuds) à une pensée
universelle. Les rites magiques sont compris en montrant qu’ils obéissent aux lois
universelles de la magie (le semblable agit sur le semblable...). Les carnavals maghrébins
sont interprétés comme des débris du meurtre rituel d’un dieu de la végétation. Les rites
sacrificiels sont réduits à une illustration du modèle du sacrifice élaboré par Hubert et
Mauss. Bref, au lieu de décrire les rites et les croyances, Doutté se contentait d’en
chercher un sens primitif universel (1908, p. 27-50, 496-525, 540 ; 1905, p. 57-108). Il est
davantage intéressé par les questions théoriques de son époque plutôt que par une
connaissance ethnographique des sociétés étudiées. Et quand bien même la description
ethnographique est poussée, elle est vite noyée dans des rapprochements avec d’autres
cultures et dans des interprétations à caractère universel.
9 La même approche se retrouve chez d’autres chercheurs contemporains. Dans ses travaux
sur l’origine de la religion des Berbères, René Basset (1910) considère les cultes de la
montagne, du rocher, des grottes, des astres, des rois, etc. Il voit, par exemple, dans les
fêtes saisonnières les traces d’un culte naturiste.
10 Ces fêtes « semblent d’autant plus anciennes qu’elles sont pratiquées sans l’intervention
de ministres spéciaux, qu’elles ne sont point célébrées dans les mosquées mais près des
tombeaux des marabouts populaires, qu’elles s’adressent à des formes invisibles et non à
des personnalités sacrées. Les principales sont celle d’ennaïr, décisive pour toute l’année ;
celle de l’ansera qui peut être appelée fête de l’eau, celle de l’ achoura. Mais il est à
remarquer que les traits qui caractérisent ces fêtes, renaissance ou mort de la végétation,
403

purification par le feu ou l’eau, n’ont rien de particulier aux Berbères et qu’on les trouve
chez les populations les plus diverses. » (Basset, 1910, p. 32.)
11 Emile Laoust a également étudié différents rituels privés liés aux maladies, à l’habitation,
aux travaux agricoles ainsi que des rituels collectifs comme les carnavals et les feux de
joie. Il décrit « le carnaval berbère comme un arrangement plus ou moins systématique
de débris d’antiques cérémonies d’ordre magico-religieux au cours desquels les Berbères
célébraient la mort dramatique d’une divinité pastorale ou agraire » (Laoust, 1921,
p. 254).
12 Edward Westermarck (1862-1936) n’est pas envahi par les postulats évolutionnistes. Ses
recherches sont davantage centrées sur ce qu’il appelle « religion actuelle », entendre la
religion telle qu’elle était alors pratiquée par les Marocains. Influencé par l’empirisme de
l’école philosophique anglaise, il accorde à la religion des générations disparues, la
religion perdue, une place secondaire. Par ailleurs, il soutient à plusieurs reprises qu’une
description externe des faits est insuffisante. Les faits restent insignifiants jusqu’à ce que
les indigènes les expliquent, leur donnent un sens (Westermarck, 1921, p. 10-11). Il hésite
cependant entre l’interprétation du sens actuel et la découverte du sens originel. Il
n’abandonne pas l’utilité de la question de l’origine. L’anthropologue ne doit pas se
contenter de la recherche des significations actuelles, il doit aussi élaborer des
conjectures sur l’origine des coutumes. Mais il estime que c’est la signification actuelle
qui peut aider à faire des conjectures relatives aux significations perdues. Ce changement
d’approche des croyances et pratiques religieuses joue un rôle primordial dans
l’émergence d’un intérêt pour la pratique de terrain. Westermarck se démarque des
études spéculatives et conjecturales et aussi des études orientalistes fondées sur la
tradition écrite. Il restreint explicitement l’objet de son œuvre à la religion et à la magie
populaires des Marocains et ne traite qu’occasionnellement de l’islam savant. Son objectif
principal est de rendre compte de façon systématique de ce qu’il a vu et écouté des lèvres
des indigènes (Westermarck, 1968, p. 8-34). Son point de vue empiriste, son intérêt pour
le sens actuel, son abandon relatif des théories évolutionnistes vont de pair avec la place
centrale accordée aux informateurs et à la pratique du terrain.
13 L’étude de la baraka illustre sa démarche. Pour définir son domaine, il identifie les
personnes, les animaux, les arbres, les plantes, les lieux, les objets, les astres, les jours, les
périodes, etc., réputés posséder la baraka. En tête des personnes, il y a le Prophète, puis
ses descendants (chorfas), le sultan et les saints. La baraka est attribuée à d’autres
personnes comme les vieillards, l’étranger, le marié et la mariée, les idiots et les déments
(Westermarck, 1968, vol. I, p. 35-146 ; 1935, p. 111-148). Devant un si large domaine
couvert par la baraka, il note qu’il est parfois impossible de distinguer, comme le fait
Durkheim, le sacré du profane. Il rejette explicitement la conception durkheimienne du
sacré : « Il n’y a pas entre le sacré et le profane cet abîme infranchissable que postule
Durkheim... Les Maures sont d’avis, quant à eux, qu’il n’est personne qui ne possède un
tant soit peu de baraka, mais qu’on s’en aperçoit seulement quand la dose est assez forte.
» (Westermarck, 1935, p. 148.)
14 L’attitude religieuse majeure des Marocains est ainsi résumée : ils s’efforcent de
bénéficier de la baraka et d’échapper au mal (Ibâs) (Westermarck, 1968, p. 261). C’est
l’opposition entre baraka et Ibâs, clé de lecture de la pensée religieuse et magique des
Marocains, qui structure les travaux de Westermarck. Les trois premiers chapitres de
Ritual and Belief sont consacrés à la baraka : son domaine, ses manifestations et ses effets,
sa vulnérabilité. Les chapitres suivants traitent des sources du mal (jnoun, mauvais œil,
404

malédiction, sorcellerie). L’opposition baraka/lbâs structure surtout son interprétation du


rituel. Trois types de rituel sont étudiés : ceux célébrés suivant le calendrier musulman,
ceux en rapport avec le calendrier julien – pour la majorité des rites agraires – et les rites
de passage : naissance, circoncision, mariage, mort. Tous ces rituels sont
systématiquement interprétés en fonction de l’opposition baraka/lbâs. Chaque rituel est
composé de rites au moyen desquels les gens s’attirent la baraka et d’autres au moyen
desquels ils conjurent le mal.
15 Il faut rappeler que la majorité des études ethnographiques ne s’inscrivaient pas toutes
dans un cadre théorique explicite. Il y a beaucoup d’études ethnographiques générales où
les pratiques religieuses sont décrites à côté d’autres pratiques sociales et culturelles.
Souvent, la description donnée dans ce genre d’étude est superficielle et ne retient que les
rites exotiques. Une autre catégorie est celle des études qui prenaient comme objet un
rituel religieux ou une organisation religieuse : sainteté, culte des saints, confrérie
(Dermenghem, 1954 ; Brunel, 1955).
16 Le choix des phénomènes religieux à étudier aurait été orienté par une division du travail
entre la tradition orientaliste qui étudie l’islam, sa civilisation et ses institutions et
l’ethnologie qui s’intéresse à la religion dite populaire. Dans le premier cas, l’écrit serait
privilégié, dans le second c’est l’oralité et le gestuel qui s’imposeraient. C’est ainsi qu’on a
reproché aux ethnologues de la période coloniale d’avoir négligé des rites comme la
prière et le sacrifice musulman, qu’ils ont associés aux villes et à l’islam de la haute
culture, et d’avoir concentré leurs recherches sur les jeux et les mascarades considérés
comme des rituels païens et antéislamiques. Inspirée par une idéologie soulignant
l’islamisation superficielle de l’Afrique du Nord, la recherche d’une religion berbère
perdue rendrait invisible tout ce qui rappelle l’islam orthodoxe (Hammoudi, 1988,
p. 15-18).
17 Je pense qu’il faut dépasser ce type d’interprétation. Le choix des faits à étudier n’est pas
déterminé par leur caractère orthodoxe ou hétérodoxe, mais surtout par leur
intégrabilité dans l’orientation théorique du chercheur. Les anthropologues ont retenu
les rites orthodoxes qui se prêtent à une interprétation en termes d’origine et de
survivance. Doutté applique la même démarche évolutionniste à la zakat (aumône légale),
au sacrifice musulman, au hajj (pèlerinage), à la prière de l’istisqa (prière de rogations de
la pluie), etc. Le mot çalât (prière) est également invoqué, mais comme une trace
linguistique de la pratique de l’holocauste, car la racine du mot renferme à la fois le sens
de « rôtir » et de « prier ». La prière n’est pas non plus négligée lorsqu’elle est liée à des
pratiques exotiques : « Dans une foule de cas, chez les sauvages, le fer est tabou lorsqu’on
se livre à une cérémonie magique ou religieuse : les Mozabites ne doivent pas avoir de fer
sur eux lorsqu’ils font la prière. » (Doutté, 1984, p. 41, 484, 454, 491-493, 591-593.) Dans
tous les cas, tout rite ou croyance susceptibles d’être interprétés comme des débris de
religions antiques, comme des manifestations d’une croyance primitive universelle sont
les bienvenus, leur caractère orthodoxe ou non importe peu. Dans le cas de Westermarck,
c’est le souci d’exhaustivité empirique qui l’aurait poussé à décrire plusieurs pratiques
orthodoxes comme la prière du mort et les prières collectives en cas d’éclipse et de
sécheresse (Westermarck, 1968, vol. 1. p. 123, 128, 134, 254-258, 488). Mais ce souci
d’exhaustivité ne va pas jusqu’à l’étude des cinq prières quotidiennes.
18 L’ethnographie religieuse de Jacques Berque dépasse la simple description des rites et
croyances. Elle serait essentiellement orientée par la recherche des liens entres les
pratiques religieuses et les activités sociales, politiques et économiques communautaires.
405

La majorité des rituels décrits relève de ce qu’il appelle le « culte naturiste », « un sacré
d’efficace agricole », en raison de leurs liens étroits avec le calendrier agricole (ouverture
des irrigations, nouaison des amandiers et des noyers, semailles, récolte, dépiquage, etc.).
Berque insiste aussi sur le caractère anonyme, non figuratif du sacré observé à l’échelle
des communautés rurales étudiées. « Non seulement l’eau d’irrigation, mais la pluie
bienfaisante, et inversement l’ouragan dévastateur et l’inondation, la santé et la maladie
des plantes, des bêtes et des hommes, sont soumis à des puissances, le plus souvent sans
nom. » Berque distingue ainsi « entre deux catégories de sacré, celui qui se précise en
noms, légendes et personnes, et celui qui demeure sans contours ni appellation. Le
second, on le pressent déjà, est de beaucoup le mieux fourni. Il touche, à vrai dire, toute
une part de la vie de ces ruraux, la part la plus profonde. » (Berque, 1978, p. 251.) Pour
apprécier l’importance du sacré figuratif – en rapport avec le saint individualisé avec un
nom, des légendes – et le sacré non figuratif ou anonyme, il effectue un sondage portant
sur une centaine de lieux rituels situés dans neuf cantons (taqbilt-s) et groupant environ 8
000 habitants. Ce sondage dénombre moins d’une dizaine de saints à figure personnelle, le
reste étant anonyme et indéterminé (Berque, 1978, p. 249-260). Berque nous a légué
maintes descriptions des pratiques religieuses communautaires. Cependant, la mosquée,
qui était au centre du droit local, de la religion, de la politique, a été décrite sous maints
aspects sauf comme lieu des prières collectives.
19 Ernest Gellner étudie également les rapports entre la religion (la sainteté) et les
structures communautaires dans une tribu agropastorale. Il commence par l’étude de
l’environnement tribal de la sainteté. Il s’agit d’expliquer comment l’ordre était maintenu
(avant le Protectorat) parmi les tribus en dehors de l’intervention du gouvernement.
Gellner trouve la réponse dans la structure segmentaire des sociétés tribales (l’ordre est
maintenu grâce à l’équilibre et à l’opposition des groupes) et dans la fonction médiatrice
des saints. Les saints étudiés sont des chérifs (descendants du Prophète) qui portent le
nom d’Ihansalen. Cependant, seuls certains d’entre eux sont effectivement des saints (
agourram en berbère). Être saint c’est accomplir un certain nombre de rôles. Le saint
possède la baraka, il est médiateur entre les hommes et Dieu, il arbitre entre les hommes,
il est riche, généreux et hospitalier, il est pacifiste (il ne porte pas d’armes et ne s’engage
pas dans les vendettas...). Gellner donne une longue liste comprenant les services
accomplis par les saints. Parmi ces services la supervision des élections des chefs de tribu,
la médiation entre les groupes en conflit, la protection des voyageurs. Les saints assurent
également la procédure des serments collectifs et accordent la bénédiction (Gellner, 1969,
p. 70-79, 150-154). La sainteté et d’autres pratiques religieuses (serment collectif) sont
expliquées en les mettant en rapport avec les structures sociales. Peu de place est
accordée aux croyances religieuses jugées secondaires relativement aux structures
sociales. Raymond Jamous reproche à Gellner de ne retenir de la notion de baraka que son
aspect fonctionnel et non sa valeur idéologique. Il étudie aussi, dans une tribu rifaine, la
place des chérifs comme médiateurs dans les conflits sociaux. Il approche la baraka
comme une idéologie, un ordre de valeurs, un ensemble de croyances et de
comportements inscrits dans les relations sociales (Jamous, 1981).
20 Dans son étude sur l’islam marocain, Clifford Geertz ne s’intéresse pas aux pratiques et
croyances religieuses isolées, mais à la saisie d’un tableau d’ensemble, l’islam marocain,
qui donne le ton à ces pratiques et croyances (Geertz, 1992, p. 14-18). Pour lui, les
frontières d’une religion, ou celles de ses variations, peuvent coïncider avec celles d’une
nation, d’une culture nationale. Il y a une nation et un islam marocains (comme il y a un
406

islam indonésien) dont il situe la période de formation entre 1050 et 1450. Geertz insiste
sur l’homogénéité culturelle du Maroc. Citadins et ruraux ne vivent pas dans des mondes
culturellement différents. Société rurale et urbaine sont des variations d’un même
système culturel. Cette homogénéisation culturelle et religieuse est due à une interaction
continue entre les cités et les tribus. Le « Maroc disparu » n’est pas aussi hétérogène qu’il
le paraît. Toute l’étude est consacrée à la manière dont les Marocains (et les Indonésiens)
ont imprégné l’islam de leurs caractères. « Peut-être en est-il des civilisations comme des
êtres humains : si grands soient les changements qu’ils connaissent par la suite, les traits
fondamentaux de leur caractère, on pouvait dire la structure des possibles entre lesquels
elles continueront toujours à évoluer, se décident dès cette période de malléabilité où
elles se sont d’abord formées. » Dès le début, l’islam marocain a été caractérisé par un
rigorisme sans compromis, un perfectionnisme moral et religieux, un fondamentalisme
agressif, une détermination à établir des croyances purifiées et uniformes à la totalité de
la population. L’islam marocain est militant, rigoureux, dogmatique et plutôt
anthropolâtre (C. Geertz, 1992, p. 22-26).
21 L’approche d’une religion en tant que style ou configuration générale n’a pas conduit à
l’observation de la prière. Observer la sainteté sans décrire la prière peut être
compréhensible, mais observer l’islam sans prêter attention à la prière mérite réflexion.
L’étude de la prière doit fournir des indicateurs permettant d’apprécier le style religieux
ou l’ethos d’une population. Si le Marocain était un musulman fanatique, comme le
soutient Geertz, cela devrait se manifester au niveau du rite le plus fréquent. Il y a
différents types de prière : si un « modéré » se contente de l’observance des cinq prières
quotidiennes obligatoires, que feraient alors les fanatiques, les fondamentalistes, etc. ?
Opteront-ils pour les prières collectives à la mosquée, pour les prières surérogatoires ? Il
serait intéressant de voir comment des styles religieux ou des idéologies religieuses
s’emparent de la prière, du jeûne et d’autres pratiques rituelles canoniques.
22 Le titre du livre de Dale Eickelman, Moroccan Islam (1976), laisse penser qu’il s’inscrit, lui
aussi, dans un projet de construction d’une configuration religieuse globale. En fait, il
s’agit plutôt d’une étude de l’islam tel qu’il est localement conçu et compris. Le travail de
terrain fut conduit entre 1968 et 1970 dans une ville moyenne et ses environs. La ville a la
particularité d’être le siège de la zaouia Charqawiya et un centre régional de pèlerinage.
L’analyse met l’accent sur le rôle des marabouts, sur l’idéologie du maraboutisme et sur
des concepts ne référant pas tous à la religion. C’est à travers ces concepts que les
Marocains (et non seulement les habitants de Boujad) conçoivent la réalité sociale : la
volonté de Dieu/mektoub, la pudeur (hechma, hya), la raison (‘aql), la compulsion (‘ar) et
l’obligation (haqq).
23 À la même période, Vincent Crapanzano étudie (1967, 1968) la confrérie des Hmadcha
dans la ville de Meknès et ses environs (massif de Zerhoun). Les adeptes de cette confrérie
se considèrent et sont considérés comme des guérisseurs, et c’est cette caractéristique
qu’il se propose d’étudier. « Le dispositif hamadsha sera dès lors considéré comme un
système thérapeutique. La thérapie sera envisagée comme un ensemble structuré de
procédés de réadaptation d’un individu souffrant d’une incapacité. » (Crapanzano, 2000,
p. 32.) En plus de l’analyse détaillée de l’organisation sociale de la confrérie (mouqadem,
adeptes et sympathisants), de ses finances, de ses cérémonies (litanies, transe, danse), il
consacre une analyse détaillée à la théorie et au processus thérapeutique : comment se
fait le choix d’une thérapie, la symptomatologie, le diagnostic, l’explication des maladies
407

en rapport notamment avec les jnoun, les rites de guérison (hadra, danse extatique ; ziara ;
sacrifice).
24 Le choix des objets d’étude tels que la confrérie, le culte des saints, l’islam populaire, etc.,
semble être un choix conservateur. Cependant, il y a maintes innovations à noter et qui
ont plutôt trait à la construction de l’objet d’étude et à la dimension théorique et
ethnographique de l’étude des phénomènes religieux. Les anthropologues américains, qui
ont conduit leurs enquêtes de terrain au Maroc entre 1967 et 1974, ont examiné les
phénomènes religieux à partir des approches les plus récentes en anthropologie. Il s’agit
d’études détaillées (microscopiques si l’on veut) des différents aspects de la confrérie :
histoire, structure spatiale, organisation interne, idéologie religieuse et pratiques
rituelles. Une autre innovation qui mérite, elle aussi, d’être rappelée, c’est la dimension
des groupes étudiés : petites villes ou villes moyennes (Sefrou, Boujad, Meknès, etc.). Ceci
s’inscrit dans une dynamique qui a amené plusieurs anthropologues à travailler sur/avec
des communautés urbaines plus complexes que les communautés tribales et rurales.
Cependant, la comparaison entre religiosité urbaine et religiosité rurale est quasi
inexistante.
25 Le « conservatisme » au niveau du choix des objets s’applique aussi, en grande partie, aux
anthropologues marocains. En considérant les travaux anthropologiques des deux
dernières décennies, on constate que les phénomènes religieux étudiés semblent être les
mêmes que ceux de l’anthropologie coloniale : confrérie, sacrifice, mascarade, culte des
saints, rites de passage, voyance, etc. Cependant, là aussi, le changement porte davantage
sur la dimension théorique que sur l’objet. Mettant l’accent sur des processus sociaux
concrets et sur leurs cadres culturels de référence, les problématiques et les approches
anthropologiques actuelles permettent de reconstruire autrement les objets
« traditionnels » de l’anthropologie religieuse (Pascon, Tozy, 1984 ; Hammoudi, 1988 ;
Rachik, 1990, 1992 ; Naamouni, 1993 ; Bourqia, 1996 ; Mahdi, 1999).
26 Il faut aussi remarquer que les approches anthropologiques ont tendance à privilégier les
pratiques collectives. Et souvent lorsque des pratiques individuelles sont décrites, elles le
sont à titre d’illustrations des pratiques collectives. L’essai de Jean-Noël Ferrié sort de ce
cadre traditionnel en conduisant une recherche auprès d’une trentaine de Marocains et
de Marocaines à Marseille et à Casablanca (1990-1992) où il s’est intéressé à « deux ordres
de pratique : le respect des présuppositions de l’islam – jeûner durant le mois de
ramadan, ne pas consommer de porc, ne pas boire d’alcool, ne pas avoir des relations
sexuelles en dehors du mariage – et la prière de demande, c’est-à-dire l’invocation de
Dieu pour lui demander quelque chose » (J.N. Ferrié, 2005, p. 11).
27 Il faut ajouter que sur le plan ethnographique, la description de la prière serait
ennuyeuse. Comparé, par exemple, aux carnavals, au culte des saints, aux rites magiques
dont la complexité et la diversité charment les chercheurs, la répétition de rites simples
rend la prière ethnographiquement peu attirante. Ni le chemin théorique, ni celui
ethnographique ne conduiraient à l’étude de la prière. Nous avons commencé à réfléchir,
suite aux différentes enquêtes sur les pratiques et les valeurs religieuses auxquelles j’ai
participé, à une étude anthropologique de la prière. Mes premières investigations sur les
postures de la prière, sur les différends qu’elles suscitent, etc., montrent que la prière
mérite aussi une description dense et complexe.
28 Enfin, nous n’écartons pas, comme élément explicatif, le fait que nous ayons affaire à des
chercheurs qui sont des individus que les aléas des carrières et des biographies font qu’ils
optent pour tel phénomène religieux plutôt que pour tel autre. Il est possible que le choix
408

de certains chercheurs ne soit la conséquence ni d’une cécité théorique, ni d’une


répulsion ethnographique, ni encore moins d’un « complot idéologique » – « ne pas
montrer la réalité pure de l’islam », « centrer sur les pratiques populaires les plus
hétérodoxes », « diviser les Berbères et les Arabes en cherchant une religion berbère
antique », etc. Nous avons, nous-mêmes, étudié des rituels, des sacrifices et des saints dits
marginaux, populaires... (Rachik, 1990 ; 1992 ; 1999). Et moi-même je n’ai ressenti le
besoin d’avoir des informations sur la prière – ce qui est encore loin d’un projet de
description – que lors des enquêtes sociologiques menées à l’échelle d’une population très
large. Dans ce cas, l’étude des pratiques et des valeurs religieuses ne peut se contenter des
questions relatives à la baraka, à la ziara, etc. et ignorer des rites comme la prière et le
jeûne (Bourqia, El Ayadi, El Harras, Rachik, 2000 ; El Ayadi, Rachik et Tozy, 2007). Nous
souhaitions ainsi dépasser un certain « conservatism » dans le choix des phénomènes
religieux à étudier. Nous visons aussi à dépasser les traditions anthropologiques qui
seraient mieux outillées à décrire les pratiques communautaires que les pratiques
individuelles. Les rites et croyances étudiés y sont souvent attribués à des collectivités
dans leur ensemble (une confrérie, une tribu, les Marocains). Ce point est atténué par des
études qui prennent en compte les variations suivant le milieu de résidence, le statut
social, le sexe ou l’âge. Cependant, même lorsque les études anthropologiques évitent le
biais de la réification des collectivités, elles ne se situent guère au niveau des membres du
groupe pris individuellement.
29 Septembre 2006

NOTES
1. Paru dans Chantiers et défis de la recherche sur le Maghreb contemporain, sous la dir. de Pierre
Baduel, Tunis, IRMC, Paris, Karthala, 2009, p. 589-600.

RÉSUMÉS
Au Maroc, l’essentiel de l’ethnographie religieuse a porté sur des pratiques et des croyances dites
populaires. Les pratiques dites orthodoxes telle que la prière sont quasi absentes. Le présent
texte est une tentative d’expliquer ce déséquilibre. Ainsi sont examinés l’effet des cadres
théoriques favorisant l’exotique et escamotant les gestes simples et quotidiens de la prière et
l’effet de la position religieuse du chercheur, souvent non musulman, qui lui interdit l’accès aux
lieux sacrés.
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WINTER E., « Groupements territoriaux et religion chez les Iraqw », dans Essais d’anthropologie religieuse, R.E.
Bradbury, C. Geertz et al., Paris, Gallimard, 1972, p. 181-201.

ZUBAIDA S., « Is there a Muslim society ? Ernest Gellner’s Sociology of Islam », dans Islam : Critical Concepts in
Sociology, Bryan S. Turner (éd.), London, Routledge, 2003, vol. II, p. 31-69.
423

Index

Index thématique
Abattage rituel (en islam)
Action collective, chap. 8, 9, 10
Allégeance, cérémonie d’ (haflat al wala’)
Amazigh, identité
Anthropologie dialogique
Anthropologie interprétative
Argent
Baisemain, roi
Berbères
Bien collectifs
Caractère (ensemble de vices et de vertus)
Changement rural
Charte d’Agadir (amazighité)
Chefferie locale
Citoyenneté
Commandeur des croyants
Conflit social
Contrat, avec le fqih
Contrat pastoral
Dahir
Désenchantement
Droite/gauche
Empathie/antipathie
Enfance
Étapes de la vie
Éthique/terrain
Ethnocentrisme
Ethnographie postmoderne
Étranger
424

Evolutionnisme
Généralisation
Hydrauliques, équipements
Identités collectives
Idéologies
Indigène
Indigène, rapport aux
Informateurs, rapport aux
Islam
Langue (et terrain)
Leaders
Légitimation
Légitimation
Makhzen
Maraboutisme
Mariage
Marocains (en tant que catégorie)
Masculin/féminin
Mise en défens
Mobilisation collective
Morphologie sociale
Mouvement culturel amazigh
Nation marocaine,
Nation
Nationalisme
Nationalisme marocain
Nom commun
Obscénité
Partage de la victime
Pastoral, organisation
Pastoral, pacte
Position sociale du chercheur
Prière (çalat)
Prodiges/miracles
Réformisme religieux
Rencontre ethnographique
Rites agraires
Sacralité du roi
Sacré, étagement du sacré
Sacrifice
Sacrifices agraires (à la vache, à l’aire, à l’outre)
Saint (mourabit)
Sainteté
Sécularisation
Segmentaire, modèle
Silence rituel
Situation ethnographique
Tour d’eau (irrigation)
425

Tradition
Tribu
Valeurs

Index des mots berbères et arabes


‘Ahd
‘Amal (jurisprudence)
’Achoura
A’ezri
Adoghs
Afroukh
Aglas (orge en herbe)
Agourram
Aire à battre (rites agraires en rapport avec –)
Amazzal
Amghar
Amhars
Amoud (tameghra n wamoud ; noces des semences)
Amoud, our ihella – (tabou d’ensemencer)
Amoud, semences, rites agraires
Amzaïd ou amzouïd
Aneflous (lignage de bon augure)
Argaz
Arrad
Asliyine (originaires)
Assder
Assgourm
Assifed
‘Awla (quantité d’aliments mensuelle due au berger)
Azibs (pâturages d’été)
Azzayne (amende)
Baraka
Barrani, (étrangers) p. soukkane, mlaqit, ‘azzaba
Basmala
Bay‘a
Beldi/Roumi
Bilmawn, mascarade de –, mythe relatif à –
Caïd
Chart
Chérif
Chikh (maître mystique)
‘Chour (dîme)
Did’a
Diya, dityith
Douar
Fabour
Fqih
426

Halal
Haram
Hawwas (éclaireurs)
Hchouma
Henné
Hifz (prééminence de la mémoire dans l’apprentissage)
Ikhs (lignage)
Isgar
Jliba (cheptel)
Jma’t
Jonun
Kbar (grands de la tribu)
Khol, sel
Leff
Louzi’t
lwa‘da
Ma’rouf
Majdoub
Makrouh
Mniha
Moqaddem
Mouatin
Moukari (berger moderne)
Moussem, Moussem Sidi Chamharouch
Msalla
Nisba
Rasmal (fonds)
Rsem (registre)
Salam (salut)
Sâlik
Sareh (berger traditionnel)
Sdaq
Sdaqt
Siba
Souq
Swak
T’arguiba
T’arquiba
Tadellalt (enchères)
Tadmamte
Tafaska
Takat
Takhourbicht
Talmaqsourt
Targa
Tasekfedt (cadeau)
Taskift
Tassendout izwarn (première motte de beurre)
427

Tawala (tour d’eau)


Tawala
Tiemzguida (mosquée)
Tissent (sel)
Touiza (tiwizi en berbère)
Zerda

Index des lieux et des populations


Beni Guil
Mizane, Aït
Ghighaya
Imlil
Mzik
Aremd
Aït Souka
Tifnout
Seksawa
Bouarfa
Tendrara
Beni Ounif
Zemmours
Aïn Beni Mathar
Tifnout
Aït Arfa de Guigou
Salé
Fès
Sefrou

Index des noms des auteurs, des personnes


Ben Barka, Mehdi
Berque, Jacques
Bou Ch’ayeb, Moulay
Bou’azza, Moulay
Boudon, Raymond
Brown, Peter
Brunot, Louis
Chafik, Mohamed
Crapanzano, Vincent
Doutté, Edmond
Durand, Jean-Louis
El-Fassi, Allal
Etienne, Brunot
Geertz, Clifford
Gellner, Ernest
Hammoudi, Abdellah
Hardy, Georges
428

Hart, David
Hassan II
Ibn Khaldoun
Kadiri, Abou Bakr
Laoust, Emile
Laroui, Abdellah
Lévi-Strauss, Evariste
Lyautey, Hubert
Malamoud, Charles
Malinowski, Bronislaw
Mannheim, Karl
Mernissi, Fatima
Mohammed V
Mohammed VI
Montagne, Robert
Olson, Mancur
Pascon, Paul
Rabinow, Paul
Rosaldo, Renato
Rosen, Lawrence
Toufiq, Ahmed (ministre des Affaires islamiques)
Tozy, Mohamed
Weber, Max
Westermarck, Edward
Youssi (al-)

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