Kateb Brecht
Kateb Brecht
Kateb Brecht
_________________________________________________________________
Résumé : La rencontre entre Kateb Yacine et Bertolt Brecht a été celle d’ un jeune
dramaturge, doué mais encore peu connu, et d’ un grand maître de la scène, sûr de
lui et eurocentriste sans le sentir. Ce fut un échange court, un dialogue de sourds:
à Brecht, qui avait alors dit à Kateb que le temps de la tragédie était fini, le
dramaturge algérien répondra avec aplomb que son pays était justement en train
d’ en vivre une.
Ils finiront cependant avec le temps par se rencontrer dans le monde des
idées et tendre vers la convergence : Brecht qui défendait le sérieux et la
« distanciation » finira par ouvrir son théâtre au rire et au chant comme moyens
didactiques tandis que Kateb abandonnera lentement le monde du tragique pour
s’orienter vers un théâtre populaire qui, utilisant les même armes et outils, se
voudra une leçon de sciences politiques.
__________________________________________________________________
1
Pour Kateb, la tragédie était d’ actualité et pouvait aller plus fort dans
l’expression des contradictions et des conflits:
« J’ai rencontré Brecht (que j’admire), mais nous avons polémisé.
D’après lui, la tragédie ne se justifiait plus, les situations tragiques
étant sans issue. C’est en partie vrai. Pour moi, la tragédie est animée
d’un mouvement circulaire et ne s’ouvre ou ne se détend qu’ à un
point imprévisible de la spirale, comme un ressort. Ce n’est pas pour
rien que l’on dit dans le métier «les ressorts de l’action », mais cette
circularité apparemment fermée, qui ne commence et ne finit nulle
part, c’ est l’ image même de tout univers, poétique ou réel. Dans Le
Cercle de Craie Caucasien, Brecht y arrive lui-même, grâce à
l’inspiration chinoise de la pièce.
D’ailleurs, pour s’en tenir aux Classiques Occidentaux, depuis
Eschyle jusqu’ à Shakespeare, la tragédie est faite pour montrer
précisément ce qui est sans issue, ce qui se débat et se joue contre les
règles et les principes du «ce qui devait arriver», contre les
conventions et les apparences. Que dit encore Brecht? Ceci: «mieux
vaut, dans une pièce, tourner l’ ennemi en ridicule », optant pour la
tragi-comédie, genre bâtard par excellence et qui conduit de
compromis en compromis… Prenons un exemple brûlant: en Algérie,
il y a des gens qui se battent, et qui, croit-on, ne se posent pas de
problèmes. Or, nul d’ entre-vous n’ ignore que dans le soldat le plus
héroïque, en marge de l’ action la plus mouvementée, il y a toujours et
jusqu’ au bout, un débat sans issue. Dans la comédie, il y a la négation
de l’ennemi par l’ ironie systématique. Rien de plus facile... il suffit d’
avoir du talent. Il en va autrement quant à la tragédie, où l’ennemi
existe et où sont exprimées toutes ses contradictions, tout ce qui peut
être contenu dans l’ action pure et simple. C’est par la tragédie, forme
la plus élevée, que le théâtre affronte les grands sommets de la
dramaturgie1».
1
In : Action de Tunis, op. cit.
2
Mais malgré ce malentendu et d’autres divergences, ils finiront cependant avec
le temps par se rencontrer dans le monde des idées et tendre vers la convergence :
Brecht qui voulait un théâtre marqué par le sérieux et la « distanciation » finira
par l’ouvrir au rire et au chant comme moyen didactique tandis que Kateb
abandonnera lentement le monde du tragique pour s’orienter vers un théâtre
populaire qui, utilisant les même armes et outils, se voudra une « leçon de
sciences politiques ».
2
« Kateb est arrivé à dresser l’image du couple-héros (Nedjma et Lakhdar) que rien ne saurait
fléchir. Aussi, opta-t-il pour l’héroïsme au pluriel, en faisant outre la vision du héros solitaire chez
Sophocle », in : El Khalifa Mahdia, Nedjma de Kateb Yacine ou l’ Antigone Algérienne, mémoire
de magister, Université de Batna, Octobre 1998, p. 147.
3
Le Cadavre Encerclé, in : Le Cercle des Représailles, Paris, Le Seuil, 1959.
4
In : Le Cercle des Représailles, op. cit.
5
Ces commentaires se trouvent dans le texte même de la pièce.
6
Renée Saurel, «Le Cadavre Encerclé», Les Temps Modernes, Janv.-Juin 1957, pp. 1887-1889.
3
méthode brechtienne et qui a eu une étroite et longue collaboration avec Kateb
dont il a mis en scène le Cadavre Encercle où il a joué le rôle de Lakhdar :
« Kateb Yacine un poète révolutionnaire comme le fut Brecht n’est-ce pas ?
- Oui et non. On ne peut pas les confondre à travers la même idée de la
révolution. Brecht travaillait, exposait des solutions raisonnables dont le
tragique était exclu. Il travaillait aussi à l’ombre de la révolution russe dans
une étape de la transformation sociale à l’Est. Or le monde de la « tragédie »
est encore vécu par certains africains. Ils l’ont gardé du temps où l’issue du
combat était très lointaine. Tout cela est changé aujourd’hui. Mais il reste
qu’un poète arabe ne pense cela qu’avec ce monde terriblement vaste qu’est
l’Afrique…Kateb Yacine répond à cette contradiction. Il fait sa révolution à
l’intérieur de la révolution politique. Et s’il vit une tragédie, c’est qu’il lutte au
sein de la révolution tout en sachant qu’il ne peut ni ne doit composer avec les
apparences d’un jour. Nous vivons dans un monde qui n’en finit pas de finir et
un autre qui ne finit pas de commencer. Nous sommes placés entre ces deux
mondes7».
Un autre point de divergence qu’il faut ici souligner est celui de la place et de
la fonction de la poésie dans leurs œuvres : poète avant toute chose, Kateb laissera
toujours un espace à la poésie, qui chez lui est en liberté totale. Il ne veut pas que
sa création théâtrale soit une simple discours de propagande dénué de toute
esthétique: « Ce que je refuse chez Brecht, c’ est sa façon qu’ il a, lui qui est
poète, de freiner continuellement la poésie au profit d’ une doctrine »8. Il ne veut
pas comme Brecht désamorcer la poésie ou la discipliner, mais donner libre cours
à cet élément qui est pour lui le meilleur moyen de pénétrer le théâtre intérieur du
spectateur. Bernard Aresu considère que Kateb a réussi ainsi à montrer « combien
l’ explosion poétique que craignait tellement Brecht, loin de diminuer la valeur
didactique, y ajoute au contraire des somptueux raffinements»9
7
Afrique-Asie, 12 Décembre 1960, cité par Jacqueline Arnaud, Recherches sur la Littérature
Maghrébine de Langue Française, Le Cas de Kateb Yacine, Thèse de Doctorat d’Etat, Tome II,
Paris, L’Harmattan, 1982 et Publisud 1984.
8
Ibid, p. 749.
9
Bernard Aresu, « Les Tragédies de Kateb Yacine devant la Critique », in : Œuvres et Critiques,
IV, 2, Hiver 79, Jean-Marie Place, Paris, pp. 29-36, p. 34.
4
La rencontre des deux sur une même conception du théâtre se fera de manière
singulière : Kateb prônait au départ la supériorité de la tragédie et rejetait les
conceptions brechtiennes d’un théâtre épique, politique et didactique. Par la suite,
il abandonnera lentement la veine tragique pour s’ orienter vers un théâtre qu’ il
envisageait comme un « moyen d’ éducation politique » en y incluant l’arme du
rire qu’ il avait déjà expérimentée dans la Poudre d’ Intelligence10 et celle du
chant qu’il avait découverte au contact du Théâtre Tchéo vietnamien.
Il semblerait que Kateb, sans se rallier ouvertement aux idées de Brecht se soit
orienté vers le chemin de ce dernier et cela du fait des changements historiques
dans son pays (indépendance) et dans le monde (Vietnam, Amérique Latine,
Palestine). Il sortira donc du monde de la tragédie pour enter dans celui du théâtre
engagé et didactique, celui de l’explication et de la représentation des événements
selon la conception du matérialisme historique et dans le cadre de la lutte des
classes, mais appliqué à un autre milieu où Brecht avait pratiqué le sien.
Le cheminement de Brecht se fera dans le sens inverse. Après avoir été pour
un théâtre épique, politique et didactique, revendiquant le sérieux, le recul, «la
distanciation», il se retournera vers le rire, qu’ il rejetait au début, et le souci de
plaire, pour réduire la distance entre le spectateur et la pièce, sans cependant
tomber dans le traquenard de la facilité: «Renonçons par conséquent à notre
intention d’ émigrer le royaume du plaisir et ….proclamons notre intention de
nous y installer. Traitons le théâtre comme un endroit où l’on s’amuse. Mais
cherchons à savoir quelle sorte de distraction nous considérons comme
acceptable.»11
10
La Poudre d'Intelligence, in Le Cercle des Représailles, Paris : Le Seuil, 1959.
11
In Organon, cité par Denise Louanchi (Chaplain), Un Essai de Théâtre Populaire: L’ Homme
aux Sandales de Caoutchouc de Kateb Yacine, Thèse de Troisième Cycle, Université d’ Aix-en-
Provence, 1977, p. 236.
12
Denise Louanchi, op.cit., p. 235.
5
En guise de Conclusion :
Nous avons essayé de voir dans une perspective comparée le cheminement
esthétique de Kateb Yacine et de Bertolt Brecht. On peut dire que l’influence de
Brecht est plus que certaine ne serait-ce que parce que Kateb, autodidacte, n’a
connu découvert Eschyle qu’après la publication du Cadavre Encerclé et que son
apprentissage de dramaturge s’est fait aux côtés de J. M. Serreau13. Nous pensons
également que les traces de cette influence, même indirecte, sont déjà dans Le
Cadavre Encerclé où l’on trouve des éléments comme le chant, la musique, les
hauts-parleurs, certes introduits avant Brecht par Piscator mais qui sont quand
même au service de la distanciation que Kateb refusait.
13
Kateb reconnaît cela dans sa longue interview accordée à Hafid Gafaïti et Voix Multiples :
Kateb Yacine, un Homme, une Œuvre, un Pays, Alger : Laphomic, 1986.
6
BIBLIOGRAPHIE
7
10- Saurel Renée, « Le Cadavre Encerclé », in : Les Temps Modernes, Janv.-Juin
1957
10- Simon, Alfred, «Le Théâtre est -il Mortel ? », Esprit, N. 257, Janvier 1958.
III- Interviews:
Jean-Marie Serreau :
Action de Tunis, 11 Août 1958.
Kateb Yacine:
1- Action de Tunis, N. 148, 28 Avril 1958 et 11 Août 1958.
2- Algérie Actualités, N. 314, 20-10-1971, Alger
3- El Moudjahid Culturel,, 04-04-1975, Alger.
4- Jeune Afrique Magazine, Juillet-Août 1988, Paris.
5- Présence du Maghreb, N. 0, Déc-Jan. 1968.