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Explorer les possibles de l'écriture multimédia

Serge Bouchardon, Isabelle Cailleau, Stéphane Crozat, Bruno Bachimont, Hulin Thibaud
Dans Les Enjeux de l'information et de la communication 2011/2 (n° 12/2), pages 11 à
24
Éditions GRESEC
DOI 10.3917/enic.hs03.0002
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Explorer les possibles de l’écriture multimédia
Article inédit. Mis en ligne le 16 décembre 2011.

Auteurs : Serge Bouchardon*, Isabelle Cailleau*, Stéphane Crozat**, Bruno


Bachimont***, Thibaud Hulin*

Université de Technologie de Compiègne


* EA 2223 COSTECH
** Unité Ingénierie des Contenus et Savoirs
*** UMR CNRS 6599 Heudiasyc
Agrégé de lettres modernes, chef de projet pendant six ans dans l’industrie du multimédia éducatif, Serge
Bouchardon est actuellement maître de conférences en sciences de l’information et de la communication à
l’Université de Technologie de Compiègne.
Parmi ses champs de recherche : l’écriture interactive et multimédia, la création numérique.
Dernier ouvrage paru : Littérature numérique : le récit interactif, Hermès Lavoisier, Paris, décembre 2009.

Plan
Une approche conceptuelle de l’écriture multimédia
Etudes de cas
Conclusion
Références bibliographiques

Résumé
Dans cet article, nous posons la question d’une écriture multimédia et de ses spécificités. Le
multimédia permet-il d’ouvrir des possibles pour l’écriture ? Pour comprendre et explorer
ces possibles, nous mobilisons une théorie du numérique et proposons un modèle en trois
niveaux de l’écriture multimédia. Nous utilisons cette approche conceptuelle pour analyser
des pratiques éditoriales professionnelles à l’Institut national de l’audiovisuel (Ina).
Mots-clés : écriture multimédia, numérique, approche conceptuelle, Institut national de
l’audiovisuel, INA

Abstract
In this article, we shall pose the question of multimedia writing and of its specificities. Does
multimedia open a new realm of possibilities for writing? Our approach is based on a
theory of the Digital which offers a three level model of multimedia writing. We shall use
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this conceptual approach to analyse the professional editorial practices at the National
Audiovisual Institute.
Keywords: multimedia writing, digital, conceptual approach, the National Audiovisual
Institute, INA.
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BRUNO BACHIMONT, THIBAUD HULIN

Dans nos discours ordinaires, le terme multimédia tend à devenir le simple synonyme de
numérique. Il renvoie pourtant plus précisément à la manipulation conjointe de textes,
images et sons sur un même support. Se pose alors la question d’une écriture multimédia et
de ses spécificités. Le multimédia permet-il d’ouvrir des possibles pour l’écriture, ces «
moyens que l’homme a trouvés pour rendre sa langue visible » (Christin, 2001) et plus que
jamais manipulable ? Pour comprendre et explorer ces possibles, nous mobiliserons une
théorie du numérique et proposerons un modèle en trois niveaux de l’écriture multimédia.
Nous utiliserons cette approche conceptuelle pour analyser des pratiques éditoriales
professionnelles à l’Institut national de l’audiovisuel (Ina).

UNE APPROCHE CONCEPTUELLE DE L’ECRITURE MULTIMEDIA


La question de l’écriture s’articule à celle des contenus, c’est-à-dire d’objets matériels
reposant sur un support physique de manifestation pour donner à interpréter une forme
considérée comme signifiante, forme que l’on peut dès lors appeler « forme sémiotique »
(Bachimont, 2007). L’écriture est dans cette perspective un système technique permettant
la création, la manipulation et l’exploitation de contenus (la lecture ne pouvant être
dissociée de l’écriture). Dans l’écriture se noue une tension essentielle entre le support
physique de manifestation et la forme sémiotique d’interprétation : les conditions
matérielles de la première conditionnent l’intelligibilité de la seconde dans la mesure où
d’une part elle configure les formes qui seront données à percevoir et où d’autre part elle
conditionne les procédures d’exploitation, d’interaction, et d’utilisation de ses formes.
D’un volumen que l’on déroule à un codex dont on tourne les pages, jusqu’au texte
numérique que l’on fait défiler, les conditions phénoménologiques de la lecture et de
l’écriture sont radicalement modifiées.
Il appert que l’analyse de l’écriture, d’un type d’écriture, doit en passer par l’analyse des
propriétés de son support d’inscription, même si elle ne peut s’y réduire. Cette analyse est
par nature difficile : outre les dénis classiques mais idéologiques du rôle de la technique et
de ses supports dans la genèse phénoménologique de la cognition et de la pensée, dénis
qu’il faut imputer à une peur mêlée d’incompréhension des fondamentaux techno-
scientifiques qui structurent notre environnement, le procès de l’écriture repose par nature
sur un substrat technique qui est difficile à isoler du fait de son évidence et de sa présence.
L’occasion d’observer le rôle du support se manifeste lors d’un changement technique qui
altère suffisamment ses propriétés matérielles pour que les conséquences cognitives se
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manifestent via leur rupture vis-à-vis des pratiques précédentes.
Goody (Goody, 1979) a ainsi montré que la culture de l'écrit a transformé nos capacités
cognitives. En proposant un support de manifestation spatial et non temporel, synoptique
et non séquentiel, l’écrit modifie les modes d’appréhension phénoménologique du
contenu et permet la constitution de catégories cognitives inédites (notamment la liste, la
formule, le tableau), ouvrant le principe d’une pensée systématique de la classification. Le
numérique opère sur les mêmes modalités en élargissant la synopsis spatiale, rendant
accessible par le calcul ce qui est séparé selon le devenir, stockant et rendant disponible les
formes sémiotiques éphémères parce que temporelles (son, audiovisuel, etc., à la suite des
premières techniques analogiques d’enregistrement). Dans cette perspective, le numérique
devrait entraîner une transformation de nos modes de pensée. C'est l’hypothèse défendue
par Bruno Bachimont : « Si l'écriture a donné lieu à une raison graphique, le numérique
doit donner lieu à une raison computationnelle : le calcul comme technique de
manipulation de symboles entraîne un mode spécifique de pensée, qui ne remplace pas les

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autres, mais les reconfigure » (Bachimont, 2000, p.3)1. Notre démarche est ainsi la
conséquence d’un positionnement théorique qui pose que les pratiques se construisent en
fonction de possibles techniques confrontés à des usages, et donc que le support matériel
joue un rôle dans la structuration des connaissances.
La question principale est donc de comprendre ce que fait le numérique aux contenus dès
lors que l’on recourt à ce type de support. Dans le cadre du projet PRECIP
(http://precip.fr) financé par la Région Picardie, nous proposons une analyse du
numérique à finalité heuristique pour caractériser cette influence, analyse heuristique qui
nous sert à décliner un modèle de l’écriture multimédia. Cette analyse repose sur une
distinction de 3 niveaux :
• niveau théorético-idéal : c’est le numérique comme principe calculatoire qui a pour
tendance de réduire les contenus à une combinatoire aveugle de signes privés de
sens, les 0 ou les 1, ou n’importe quelles unités logiques formelles constituant un
alphabet de manipulation.
Mais dès qu’on utilise le numérique, ce n’est pas seulement pour profiter de ses
propriétés calculatoires, c’est aussi pour les appliquer sur des entités possédant une
réalité matérielle et un sens interprétatif. L’enjeu est alors de savoir sortir de
l’autarcie du numérique pour le renégocier dans le monde de la matière et du sens.
D’une part, on le matérialise, c’est l’implémentation, d’autre part on l’utilise pour
manipuler des contenus et interagir avec le système. On distingue alors deux
niveaux selon que l’on s’intéresse au support matériel de manifestation et à sa forme
sémiotique d’interprétation, ou bien aux formats d’interaction et à ses formes
d’usage associées.
On distingue alors :
• un niveau techno-applicatif, niveau de la manifestation : il s’agit de mobiliser le
numérique sur des contenus via des formats ; les formats correspondent à la
structuration sous forme calculable ou manipulable du contenu : les alphabets
comme Unicode ou ASCII, les codages comme JPEG ou MPEG, etc. Ce niveau
introduit une tension entre la forme d’expression du contenu et la structuration que
les formats lui imposent.
• Un niveau sémio-rhétorique, niveau de l’interaction : le contenu numérisé
s’accompagne d’une manière de faire sens héritée de son instrumentation
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numérique liée à l’interaction proposée, les manipulations rendues possibles, les
parcours interprétatifs induits. On constate une tension entre les stéréotypes du
discours et de la construction de sens et les écarts induits tant par l’écriture que par
l’interprétation, dans la mesure où ce qui fait sens se construit par écart à la norme,
cette norme étant le préalable conventionnel par rapport auquel se situer pour s’en
démarquer.
On voit alors que le numérique comme tel, objet idéal comme calculabilité et
combinatoire, prend une existence matérielle via l’implémentation et une consistance

.......
1
Il ne s’agit pas ici d’un déterminisme technique. Nous reprenons en effet la thèse de Bruno Bachimont pour
qui, « de manière générale, la structure physique et matérielle de l’inscription conditionne son interprétation,
mais ne la programme ni ne la détermine à l’avance » (Bachimont, 2004, p.119).

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pratique via la manifestation d’un contenu sous une forme sémiotique perceptible et via
l’interaction qu’il permet.

Le niveau théorético-idéal
Le premier niveau est celui du numérique théorique : il définit les possibles du support
numérique d’un point de vue théorique. Contrairement aux deux autres niveaux, il est
purement idéal. En effet, le numérique - en tant que calculabilité définie comme
manipulation formelle - est une abstraction logique (Bachimont, 2007) qui n'existe pas
concrètement : en pratique, on a toujours affaire à des symboles matériels physiquement
réalisés (implémentation) et perceptiblement montrés (interfaces de manifestation et
d’interaction).
La manipulation porte sur des unités discrètes qui sont codées de manière arbitraire en 0 et
1 (code binaire) et sont dépourvues de sémantique a priori. Elles vont ainsi pouvoir être
manipulées selon des règles formelles indépendamment de toute sémantique, si bien que
ce premier niveau se caractérise par deux principes fondamentaux : la discrétisation et la
manipulation.
Le niveau théorético-idéal correspond au fait que tout contenu, dès lors qu’il est
numérique ou numérisé, peut être réduit à un code calculable, manipulable, dont la
signification éventuelle est arbitraire et indépendante de la manipulation formelle. Dans
cette optique, le contenu devient un code anonyme manipulable de manière aveugle, de
manière totalement arbitraire par rapport à la signification que l’on peut associer au
contenu. Si bien que le caractère numérique introduit une tension entre l’ouverture d’un
horizon de manipulations arbitraires possible et le fait que seules certaines manipulations
seront signifiantes.

Le niveau techno-applicatif
Ce niveau se caractérise par un formatage du binaire (c’est-à-dire de l'alphabet formel)
pour construire de manière a priori un espace des possibles dans un registre donné de
contenus. Par exemple, le terme unicode désigne un format qui prescrit a priori l'expression
alphabétique en numérique, le MPEG désigne un format pour la vidéo, etc. À ce stade, le
format spécialise et concrétise l’idéalité du numérique en un espace de manipulation
possible défini sur des unités élémentaires fixées par le format : le caractère pour Unicode,
le pixel en format TIFF, le GOP (Group of Picture) en MPEG, etc. Ces unités sont
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déterminées a priori et le format définit ce qu’il est possible de faire avec elles. En ce sens,
on a bien un niveau techno-applicatif et non interprétatif : nous n’avons pas un parcours
interprétatif définissant a posteriori les signes et leur signifiance et leur sens, mais un
formatage a priori qui prescrit des unités et leur manipulation formelle.
Il s’instaure alors une tension entre le format, technique et mobilisant des unités a priori, et
les formes sémiotiques manifestées par ces formats, formes qui sont interprétatives et
dégageant a posteriori les unités de sens. Ce qui est manipulable n’est pas directement ce qui
est signifiant, ce qui est signifiant n’est pas directement ce qui est manipulable. Quand c’est
le cas, c’est qu’on l’a forcé ou contraint via un format logique qui force la coïncidence
entre le format technique et la forme sémiotique, la sémantique étant pilotée par la
syntaxe ; cas exceptionnel que l’on rencontre dans les bases de données, dans les
formalismes du Web sémantique, mais pas dans les contenus usuels (textes, images, sons,
etc.).

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Le niveau sémio-rhétorique
Au-delà du contenu manifesté via des formats de codage et de manipulation, le numérique
permet d’interagir avec le contenu et les fonctions du système qui le contiennent. À ce
stage, on trouve des schémas d’interaction, des fonctionnalités proposées à l’interaction
par l’utilisateur qui structurent sa pratique. Ces schémas se traduisent par les scripts, les
workflows, les tâches, que l’on trouve dans les systèmes et qui « programment » l’usage. De la
même manière que l’on a une combinatoire induite par le codage, on a une combinatoire
des fonctions d’interaction.
Ces fonctions et leur combinatoire entrent en tension avec les pratiques effectives et l’usage
qui, par nature, détourne et altère les fonctions prévues des effets de co
ntexte et de l’interprétation qu’il conditionne. L’interaction effective dégage du sens qui
n’est jamais le choix d’une modalité parmi les multiples possibilités prévues à l’avance, mais
une innovation qui sort de l’horizon des possibles ouvert par la combinatoire.
Ces trois niveaux entrent en tension entre eux, et possèdent par eux-mêmes leur propre
tension. Le niveau théorético-idéal connaît la tension entre le format formel idéal et le
substrat physique sous-jacent, c’est la tension de l’implémentation. Le niveau techno-
applicatif connaît la tension entre le format de codage et la forme d’interprétation, c’est la
tension de la manifestation. Le niveau sémio-rhétorique connaît la tension entre les
fonctions du système et la pratique d’usage, c’est la tension de l’interaction.
Par exemple, au niveau techno-applicatif, la forme sémiotique vidéo présente des
contraintes de lecture : en effet, une séquence vidéo fait sens lorsqu’elle est regardée du
début à la fin. Elle propose une globalité linéaire, avec une certaine progression. Or, du
point de vue du format, il est possible de proposer une fragmentation, inhérente à la
logique de manipulation. Lorsque cette fragmentation est appliquée à la vidéo se pose la
question du sens : comment reconstruire du sens à partir de cette fragmentation ? Que
devient la forme sémiotique dès lors qu’elle est formatée et fragmentée ?
De même, au niveau sémio-rhétorique, les fonctions d’interaction auront tendance à
séparer les fonctions d’écriture des fonctions de mises en forme, séparant d’une certaine
manière le fond et la forme. Pourtant, la pratique de l’écriture révèle que la manière
d’écrire influe sur la nature de ce que l’on écrit, les soucis de mise en forme faisant partie
de l’expression du contenu. Ce sont des difficultés que l’on retrouvera dans les systèmes
documentaires et les chaînes éditoriales où les auteurs se voient proposer une logique
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rationnelle du point de l’outil mais contre-intuitive du point de vue de l’écriture. C’est la
raison pour laquelle un outil comme LaTeX reste si difficile à manipuler pour le néophyte,
séparant en deux étapes distinctes (la rédaction et la mise en forme) des tâches fortement
intégrées. Malgré tous ses défauts, un traitement de texte comme Word® reste plus
accessible de ce point de vue.
Enfin, entre les niveaux, on trouvera une tension entre le techno-applicatif et le sémio-
rhétorique : d’un point de vue technique, il faut que les fonctions d’interaction soient
constructibles à partir des formats de codage. De même, la pratique d’usage qui en découle
doit pouvoir s’articuler avec les formes sémiotiques de manifestation. En reprenant
l’exemple de la vidéo, la fragmentation permet de donner lieu à de nouvelles formes
sémiotiques, que l’on voit fleurir sur le Web par exemple, et qui induisent des pratiques
inédites. Les tensions sont ainsi productives et reconfigurent tant les contenus que leur
signifiance. On peut voir ainsi émerger le film interactif, dans lequel la vidéo serait
délinéarisée voire documentée à l’aide d’autres ressources.

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Si ces 3 niveaux sont autonomes, ce sont les rapports et les tensions entre ces trois niveaux
qui font émerger des formes d’écriture multimédia. Cette analyse se décline en un modèle
de l’écriture multimédia, modèle qui est ainsi avant tout le nom d’un problème. Étant donnés
les possibles théoriques et les potentiels applicatifs du numérique, comment des médias
différents (texte, image, son, vidéo) vont-ils faire signe et sens ensemble dans un contexte
de communication donné ?
Au niveau techno-applicatif notamment, les formats sont exploités pour la programmation
de fonctions d’écriture. Cela se concrétise en propriétés techniques (manipulabilité,
abstraction, adressabilité, universalité, clonabilité) déclinées en fonctions2. Par exemple, la
propriété de la manipulabilité propose une interactivité, qui en termes de fonctions d’écriture
peut prendre la forme d’une programmation de parcours multiples (l’utilisateur a par exemple
le choix entre plusieurs niveaux de lecture, tels un mode débutant ou un mode expert), ou
encore la forme d’une introduction de données (l’utilisateur est invité à entrer des données,
par exemple la réponse à une question, et le contenu est reconfiguré en fonction de la
réponse). Ces propriétés sont issues d’une approche inductive, d’une observation et d’une
généralisation à partir des fonctions implémentées dans les applications actuelles. Ce
potentiel applicatif a donc une forte dimension socio-historique : il est en constante
évolution.
Ces niveaux d’analyse de l’écriture multimédia permettent de mieux comprendre les objets
numériques et en même temps de caractériser l’écriture multimédia en observant ces
contenus dans l’optique de cette grille d’analyse. C’est ce à quoi nous allons nous livrer à
présent.

ÉTUDES DE CAS
Dans cette seconde partie, nous mobilisons notre approche conceptuelle afin d’éclairer a
posteriori les pratiques réelles de professionnels. Nous illustrons ainsi la pertinence de notre
approche en trois niveaux pour comprendre les ressorts de deux situations d’écriture
multimédia, à l’Institut national de l’audiovisuel (Ina), avec la chaîne éditoriale Scenari
(scenari-platform.org). Le premier cas porte sur les Fresques Hypermédias
(www.ina.fr/dossier/fresques) : nous verrons comment s’articule le travail des
informaticiens avec celui des historiens pour valoriser un fonds documentaire. Le second
cas porte sur la Webradio du Groupe de Recherches Musicales (GRM), qui valorise des
enregistrements sonores en leur redonnant une nouvelle vie (www.inagrm.com).
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Ces cas ont pu être étudiés dans le cadre du projet ANR C2M - auquel participent l'UTC et
l'Ina - dont l'objectif est l'étude et la conception de systèmes d’écriture multimédia
collaboratifs (scenari.utc.fr/c2m3). Une expression de pratiques et de besoins a été
formulée par les acteurs de l'Ina (Saint-Martin & al., 2011) et des entretiens spécifiques ont
été effectués pour l'analyse plus ciblée par cet article.

.......
2
Une carte du niveau techno-applicatif est disponible ici : http://precip.fr/map
3 Voir en particulier http://scenari.utc.fr/c2m/co/grm.html et http://scenari.utc.fr/c2m/co/studio.html
pour les pilotes réalisés avec l'Ina.

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Fresques : conception d’un modèle applicatif pour l’écriture multimédia


Mise en contexte
L’Ina possède un fonds de documents audiovisuels numérisés qu’il peut mettre à
disposition dans le cadre de partenariats. Une de ces exploitations se fait sous la forme de
Fresques hypermédias (www.ina.fr/dossier/fresques). La réutilisation d’archives dans ce
contexte suppose une « ré-éditorialisation » (c'est-à-dire une réécriture qui permet de
s'adapter au nouveau contexte de publication) qui dépasse la simple juxtaposition de
ressources (Gaillard & Crozat, 2011, p. 65). Des opérations d’écriture sont convoquées,
telles que : « l'adjonction de métadonnées », « la juxtaposition avec d'autres documents »
ou « l’ajout d'introduction, de transitions, de conclusion » (op. cit.).
Sur le plan technique, l’Ina utilise la chaîne éditoriale XML Scenari (Crozat, 2007), un
logiciel libre destiné à la composition de documents multimédias, se fondant sur leur
structuration logique plutôt que leur présentation physique. Ainsi, une description logique
d’un contenu permet ensuite d’en produire diverses présentations (animation interactive
pour le Web, diaporama pour une diffusion en présence de spectateurs, notice statique
imprimable…). Pour cela, un « modèle » d’écriture qui va structurer l’écrit multimédia a
été préalablement créé, qui détermine les schèmes de représentation du contenu. Ce
modèle est exprimé selon un formalisme informatique (on parle de schéma ou grammaire
documentaire, voir par exemple www.w3.org/XML/Schema) qui encadre la production de
fichiers XML conformes (dit « valides ») à ce qui attendu en terme de structure.
Un modèle répond à un objectif éditorial spécifique : ainsi le modèle des Fresques est
destiné à promouvoir et à remettre en scène un fonds documentaire audiovisuel. Il est
donc nécessaire, lors de la conception de ce modèle, d’établir les règles précises qui
encadrent la pratique d’écriture visée : quels documents peuvent être sélectionnés,
comment les décrire à l’aide de méta-données, comment rédiger les notices et les enrichir
d’une documentation complémentaire... Il faut également concevoir les publications
(mises en forme finales), en l’occurrence penser la manière dont la présentation d’un
ensemble de fragments multimédias fera sens pour le public visé.
Pour produire ses Fresques, l’Ina met en place une équipe pluridisciplinaire orientée vers la
valorisation du fonds : les informaticiens développent le modèle (schéma de structuration
et formats de présentation) ; les rédacteurs, par exemple des universitaires spécialistes du
contenu, rédigent un guide de recherche dans un premier temps, puis des mises en
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contexte et des parcours thématiques, une fois les vidéos sélectionnées ; les documentalistes
sélectionnent des archives à partir du guide de recherche, puis, une fois celles-ci validées,
les documentarisent (ou redocumentarisent), en particulier par la mise à jour de
métadonnées ; enfin un comité éditorial est chargé de coordonner le projet et d’en assurer
la cohésion globale (validation du guide de recherche, des archives sélectionnées, des
notices rédigées et des parcours).

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Figure 1. Une Fresque hypermédia de l’Ina

Éléments d’analyse
La qualité avérée des Fresques, repose sur – outre l’expertise des équipes – la manière dont
les tensions sont gérées entre les trois niveaux du numérique. En particulier sur la manière
dont les possibles sont intériorisés par les acteurs, et dont ils sont négociés par rapport au
contexte.
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Le travail d’écriture des Fresques se découpe en plusieurs moments distincts : la conception
du modèle, la sélection des archives, la redocumentarisation des archives, et la rédaction de
documents complémentaires pour l’indexation et de parcours thématiques.

Premièrement, le principe même du modèle de document s'appuie sur des propriétés


propres au numérique : le document est pensé comme une articulation d’unités distinctes,
discrètes et manipulables (les parties, les ressources audiovisuelles…). On peut alors
élaborer un ensemble de règles formelles a priori qui vont structurer l’ensemble des
documents à rédiger. Le respect de ces règles va pouvoir être contrôlable par calcul. On
pourra également établir des algorithmes de transformation pour présenter les contenus
selon les présentations finales recherchées, par exemple la structure arborescente des
contenus va être transformée dans la forme tabulaire de la fresque (cf. figure 1).
L’approche par modèle montre une adéquation forte avec le numérique qui permet donc
son contrôle et la manipulation automatique des instances.

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Deuxièmement, la sélection des vidéos est guidée par le sujet du projet de ré-
éditorialisation. Les rédacteurs rédigent un guide de recherche indépendamment du
fonds, puis les documentalistes effectuent une sélection de 400 à 500 documents. Là
encore, c’est une fonction fondamentale du numérique, l’abstraction, qui est mobilisée. Elle
permet de manipuler une représentation des vidéos (titre, résumé, durée, transcription…)
comme si c’était l’objet lui-même. Ainsi, le travail documentaire peut se faire sur des
abstractions plus simples à manipuler que les objets eux même, a fortiori lorsque l’on parle
de vidéos (des URL dans une base de données par exemple).
Troisièmement, les documentalistes entament un travail de rédaction de documents
secondaires et d’indexation fondés sur des thésaurus. Afin d’appréhender de nombreuses
vidéos, issues d’un fonds très large, il est en effet nécessaire de les décrire par des énoncés
textuels (les notices) plus facilement manipulables par la machine et lisibles
synthétiquement par l’homme. On produit des descripteurs comme des dates, des résumés,
des transcriptions, le type de document concerné, l’état de la diffusion, l’auteur, la langue,
etc. Des propriétés fondamentales du numérique sont à nouveau mobilisées, comme la
possibilité d’intégrer sur un même support devenu universel grâce au codage binaire, le
contenu audiovisuel et ses métadonnées descriptives ; la possibilité de calculer formellement
sur les métadonnées (par exemple pour les apparier avec l’énoncé d’une requête) ; ou
encore la possibilité d’adresser des moments particuliers de la vidéo (timecode).
Quatrièmement, les rédacteurs vont constituer des parcours dans l’ensemble hétérogène
de documents. Un parcours est une réponse éditoriale à une intention de communication.
Tandis que la Fresque invite plutôt au feuilletage du contenu, le parcours prescrit un ordre
de lecture et propose une mise en contexte (cf. figure 2). Ici encore les propriétés du
numérique sont exploitées : l’adressabilité numérique permet de compulser un ensemble
de fragments audiovisuels, en activant la lecture à partir d’une image ou d’un descripteur
de la vidéo ; la même adressabilité dote la ressource d’ubiquité et lui permet de se trouver à
plusieurs endroits en même temps.
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Figure 2. Proposition d’un “parcours” dans une Fresque

Cette première analyse montre comment les choix effectués par les professionnels résultent
d’une mobilisation pertinente des trois niveaux et d’une gestion des tensions entre ceux-ci.
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Webradios : enrichissement contraint d’un flux sonore
Mise en contexte
Le Groupe de Recherches Musicales (GRM) de l’Ina est à l’origine d’un autre dispositif de
valorisation d’enregistrements, ceux de la radio. Le GRM est pionnier de la musique
électroacoustique. Il valorise des archives sur ce thème et produit des écritures originales,
sous la forme de Webradios (http://www.inagrm.com/grm-webradios), émissions de radio
ré-éditorialisées pour le Web, navigables et enrichies, avec le même outil Scenari, mais selon
un autre modèle (éponyme, cf. . http://scenari-platform.org/projects/webradio/fr/pres).
Les Webradios du GRM présentent des documents multimédias interactifs qui articulent des
enregistrements audio avec des photographies et des documents complémentaires. Par
rapport aux Fresques, les Webradios favorisent la consultation de documents en même temps
que l’on écoute la bande sonore. En effet, il s’agit ici d’enrichir un flux sonore par l’ajout
de documents tiers : photographies, textes, liens hypertextes… voire de nouveaux flux

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audio ou vidéo complémentaires (qui interrompent alors l’écoute du flux maître). Les
Webradios proposent également une discrétisation de l’écoute, à travers un plan de
l’émission (chapitrage) et la possibilité de naviguer dans le flux via celui-ci (liens à des
timecodes donnés).

Figure 3. Une émission Webradio :


segmentation et enrichissement multimédia du flux audio.

Éléments d’analyse
Le modèle documentaire Webradio doit donc favoriser le rapprochement de médias de
nature différente et leur permettre de faire sens ensemble : on parle d’intersémiotisation.
L’universalité du numérique lui permet de mêler indistinctement, au sein du code binaire
(niveau 1), les diverses formes sémiotiques à mobiliser (niveau 3). L’art du concepteur du
modèle est alors de prévoir, au niveau techno-applicatif (niveau 2), des modalités
fonctionnelles qui permettent une manipulation sensée par le lecteur. Quelques exemples
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basiques : un texte illustratif synchronisé à l’audio maître doit être court (comme une
accroche, un titre) ; un texte complémentaire peut en revanche être long ; la convocation
d’un enrichissement temporel, audio ou vidéo, doit arrêter le flux maître ; le nombre
d’images doit rester raisonnable par rapport au temps pendant lequel elles sont présentées.
Afin de composer avec ces contraintes, une idée structurante du modèle est que les
enrichissements s’appuient sur la structure interne du flux audio original. Le document
multimédia complexe et hétérogène s’adosse alors sur une linéarité, simple et solide, celle
d’un document radiophonique produit pour l’écoute pure (et non la consultation Web).
Au niveau de l’interface, cela se matérialise par une succession de rectangles oblongs qui
symbolisent les sections et les sous-sections du flux. Lorsque la souris survole l’un de ces
rectangles apparaît une illustration de la section avec son titre. Le modèle sert ici de guide
pour l’écriture multimédia : des connaissances métier y sont inscrites et encadrent la
production. Dans notre exemple, une image et un titre doivent faciliter la navigation du
lecteur qui feuillette et lui permettre d’anticiper le contenu.

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La publication de type Webradio est encadrée par un modèle d’écriture multimédia, elle-
même déterminée par des contraintes propres au numérique. Le niveau 1 renvoie à la
discrétisation et à la manipulabilité des contenus. Au niveau 2, le modèle pose des règles
d’écriture qui favorisent le dialogue entre la continuité du flux audio, la segmentation en
fragments discrets et l’intersémiotisation.
Dans le cas de la Webradio, les idées qui ont présidé à la conception du dispositif héritent
d’une réflexion sémiotique (au niveau 3) : en particulier sur la nature de type flux linéaire
de l’audio dans la radio et la nature de type stock navigable de l’audio sur le Web (Saint-
Martin, 2007). Mais la Webradio hérite également d’une réflexion applicative (au niveau 2),
notamment pour penser les limites à imposer à l’écriture, afin de la garder dans un cadre
signifiant a priori qui lui a été dévolu. Ainsi une Webradio du GRM témoigne à la fois de la
prise de conscience, aiguë, que le numérique ouvre des possibles nouveaux, et de
l’injonction, forte, qu’il faut les limiter pour en maîtriser le sens. Là où le support permet
une multitude de segmentations, une multitude d’enrichissements, la réalisation n’en
retient que quelques modalités : une discrétisation modérée, un enrichissement
raisonnable.

CONCLUSION
Une approche conceptuelle fondée sur les possibles du numérique permet de dégager les
spécificités et les enjeux de l’écriture multimédia. L’analyse de pratiques professionnelles
d’écriture multimédia illustre l’apport d’une telle approche conceptuelle quand il s’agit de
lire la dynamique des usages qui se tissent autour de ces nouveaux dispositifs d’écriture.
Pour explorer les possibles de l’écriture multimédia, une autre piste à exploiter serait celle
des créations numériques, littéraires (Balpe, 2006 ; Bouchardon, 2009) et artistiques
(Couchot et Hillaire, 2003). Il existe en effet depuis plusieurs décennies des œuvres
numériques conçues pour être lues et agies avec un ordinateur. Ces créations numériques,
en tant que créations expérimentales, proposent des cas-limites. Nous constatons dès lors
qu'elles peuvent jouer un rôle de révélateur de tensions entre les différents niveaux que
nous avons distingués : elles provoquent et rendent observables ces tensions (Bouchardon,
2011). Notre approche conceptuelle permet dès lors d’éclairer ces pratiques de création et
la façon dont les auteurs et les artistes numériques inventent et expérimentent des
possibles.
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Remerciements

Nous remercions vivement Dominique Saint-Martin et Ludovic Gaillard, de l’Ina, pour leur
aide indispensable et la qualité de leur accueil.

REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES

Bachimont, B. (2000), « L’intelligence artificielle comme écriture dynamique : de la raison


graphique à la raison computationnelle ». In Petitot, J. & Fabbri, P. (Éd.), Au nom du sens (pp. 290-
319). Paris : Grasset.
Bachimont, B. (2007), Ingénierie des connaissances et des contenus: Le numérique entre
ontologies et documents. Paris: Hermès.
Balpe, J.-P. (2006), « Après le livre... ». In Balpe, J.-P. & De Barros, M. (Éd.), L'art a-t-il besoin
du numérique ? Colloque de Cerisy. Paris : Hermès-Lavoisier.
Bouchardon, S. (2009). Littérature numérique : le récit interactif. Paris : Hermès Science.
Bouchardon, S. (2011). « Digital Literature and the Digital », Journal of Writing in Creative
Practice (JWCP), vol. 4.1. Londres : Intellect Books.
Christin, A-M., (2001), Histoire de l’écriture, de l’idéogramme au multimédia. Paris: Flammarion.
Couchot, E., Hillaire, N. (2003), L’Art numérique. Paris : Flammarion.
Crozat, S., (2007), Scenari. La chaîne éditoriale libre: structurer et publier textes, images & son.
Paris : Eyrolles.
Gaillard, L., Crozat, S., (2011), Perspectives pour une (re)éditorialisation collaborative de contenus
audiovisuels. In Documentaliste - sciences de l’information, dossier “Vidéo en ligne”, 47, 4.
Goody, J., (1979), La raison graphique : la domestication de la pensée sauvage. Paris: Éditions de
Minuit.
Saint-Martin, D., Crozat S., (2007), « Écouter, approfondir : Perspectives d'usage d'une radio
interactive », Distances et savoirs 5, no. 2: 257–273.
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Saint-Martin, D., Gaillard, L., Chauve, G., Carpentier, V., Poinsart, S. (2011), Expression de
besoins, projet ANR C2M.
[http://scenari.utc.fr/c2m/DOCS/L4a/html/]
[http://scenari.utc.fr/c2m/DOCS/L4a/pdf/]

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