La Plus Belle Histoire de L'école - Col. (AD)
La Plus Belle Histoire de L'école - Col. (AD)
La Plus Belle Histoire de L'école - Col. (AD)
ISBN 978-2-221-20247-0
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Avant-propos
Dans les rues d’Athènes, quelques siècles av. J.-C., un enfant se rend à l’école,
accompagné de l’esclave pédagogue qui veille sur lui et fera au besoin fonction
de répétiteur. Dans un modeste local qui sert de salle de classe, sa tablette sur
les genoux (mais elle n’est encore ni électronique ni connectée), il va apprendre
à reconnaître puis à retracer les lettres... Après l’acquisition des premiers
rudiments, viendront les exercices du grammairien, l’étude d’Homère et des
poètes, les entraînements sportifs de la palestre, puis, pour certains, la
rhétorique et la philosophie. Rites immémoriaux, qui se répéteront à travers les
temps, et qui raniment en chacun les souvenirs de l’enfance.
C’est pourquoi le regard porté sur l’école est volontiers rétrospectif. Il
témoigne d’une tension inhérente au projet éducatif lui-même, une tension
que nous retrouverons au long des siècles et qui est plus que jamais présente
encore aujourd’hui : il s’agit certes de transmettre un patrimoine, de veiller à la
survie d’une tradition, mais tout autant de préparer l’avenir en accompagnant
les « progrès de l’esprit humain », comme on dira avec Condorcet au siècle des
Lumières. Même dans le monde antique, pourtant particulièrement attaché au
respect de l’ordre du monde et des usages établis, cette ambivalence est
sensible : la condamnation de Socrate, accusé de corrompre la jeunesse, marque
en 399 av. J.-C., dans une Athènes affaiblie et gagnée par le doute, une victoire
des conservateurs sur les audaces de la pensée. En bien des occasions, on
retrouvera de tels affrontements, parfois violents, entre traditionalistes et
progressistes, entre ceux qui revendiquent leur fidélité au passé et ceux qui
portent des volontés de réforme.
Au fil des entretiens qui suivent, nous avons souhaité non seulement raconter
cette histoire, depuis l’Antiquité gréco-romaine jusqu’au « système éducatif »
contemporain, mais aussi en dégager les principales problématiques tout à la
fois pédagogiques, politiques et philosophiques, en insistant au passage sur les
pratiques qui ont marqué durablement toute réflexion sur l’école. Quelque
trois millénaires, donc, pendant lesquels l’histoire de l’institution scolaire ne
peut être disjointe de l’histoire des idées. C’est que l’enseignement ne se réduit
pas à des dispositifs et des techniques, mais engage des visions du monde et des
valeurs, comme nous le disons souvent aujourd’hui.
L’étymologie nous l’indique : l’école, du grec skholè, qui donna en latin schola,
c’est d’abord un temps délivré de la nécessité du travail productif qui, dans
l’Antiquité comme tout au long du Moyen Âge, est abandonné aux esclaves,
aux serfs et aux artisans. C’est un moment consacré à l’étude, et à partir de là,
le lieu où s’exerce un loisir studieux à l’opposé des activités serviles. Les Latins,
de la même façon, distingueront l’otium, propice aux activités culturelles de
l’homme libre, du negotium, temps contraint des affaires. Si l’école est un local
et une institution, elle est donc aussi de l’ordre de la pensée et de la création ;
c’est d’ailleurs en ce sens que l’on parle de l’école de tel grand artiste, ou de tel
philosophe... Elle est le lieu où l’homme « s’élève », dans tous les sens du terme.
Nous avons tenté d’éclairer ces enjeux, institutionnels et politiques, culturels
et philosophiques. Par-delà l’évolution des pratiques, il fallait tenter de montrer
celle, plus profonde et plus lente, des esprits : une histoire qui, par excellence,
relève de la longue durée, des courants profonds qui traversent la société plus
que de la surface des événements. Chaque période évoquée dans cet ouvrage
embrasse plusieurs siècles, qui correspondent à des configurations
intellectuelles différentes et à des moments-clés de l’histoire de l’école. On
constatera au demeurant plus d’une fois que si une certaine tradition
historiographique privilégiait les ruptures, l’enseignement et l’éducation
relèvent plutôt de continuités et de lentes progressions. Il faut se défier d’une
lecture myope des événements. Par exemple, il est clair que bien des initiatives
de la période révolutionnaire s’amorcent dès la fin de l’Ancien Régime. La
construction de l’école primaire est un processus séculaire ; on ne peut saluer la
lettre de Jules Ferry aux instituteurs sans évoquer celle de Guizot. Et l’apparent
désordre des dernières décennies prend sens si l’on considère globalement la
seconde partie du XX e siècle et notamment l’action de la V e République.
Sauf à idéaliser le passé et à vouloir exorciser un futur qui inquiète, il n’y a
aucune raison de penser que cette histoire est achevée. Si l’école est un lieu de
mémoire, de permanence, il lui faut aussi être attentive aux (re)naissances. La
vraie fidélité à ses ambitions impose aujourd’hui d’inventer des formes inédites.
Raconter l’histoire de l’école, ce n’est pas céder à la nostalgie, mais bien plutôt
tenter de comprendre les problématiques et les forces toujours agissantes qui
amorcent peut-être sous nos yeux une période nouvelle. Le dernier chapitre de
cette histoire ne prétend pas conclure : il aimerait plutôt donner l’envie de
dépasser les vaines querelles pour engager la politique scolaire sur les voies de
l’avenir.
PREMIÈRE PÉRIODE
Le monde gréco-romain
Le modèle aristocratique
CHAPITRE 1
L’école d’Athènes
Pourquoi commencer une histoire de l’enseignement par le monde gréco-romain ?
N’est-ce pas là un hommage un peu trop convenu à la noble tradition des lettres
classiques ?
Développer le naturel
La Grèce donne donc le ton. Il est temps de préciser les traits de ce grand modèle
éducatif. Quelles en sont les principales caractéristiques ?
Pour entrer dans le sujet, nous pouvons partir d’un texte qui figure dans un
célèbre dialogue de Platon, le Protagoras. Protagoras est une figure essentielle
sur laquelle nous aurons à revenir : un « intellectuel » à succès, et un professeur
célèbre dans le monde grec de la seconde partie du V e siècle av. J.-C., le plus
remarquable peut-être de ceux qu’on a appelés les « sophistes ». Dans le
dialogue qui porte son nom, Platon imagine que Socrate, entraîné par un ami
tout ému d’avoir rencontré une telle vedette, vient interroger Protagoras et lui
demande de définir son enseignement. Du coup, Protagoras se lance dans un
long développement, à l’occasion duquel il décrit l’éducation grecque de son
temps. Son exposé va nous fournir un excellent fil conducteur pour présenter
le modèle éducatif de l’Athènes classique. Voici comment Protagoras
commence son récit :
Dès que l’enfant comprend ce qu’on lui dit, au plus tôt sa nourrice, sa mère, son précepteur, son père
en personne s’acharnent à cette tâche, de faire que l’enfant devienne le meilleur possible, et cela en
prenant occasion de chacun de ses actes ou de chacune de ses paroles pour lui enseigner et lui expliquer
que ceci est juste, cela, injuste, ceci beau, cela, vilain, ceci, pieux, cela, impie : « Fais ceci ! Ne fais pas
cela ! » Supposons qu’il obéisse de son plein gré ; mais, s’il ne le fait pas, alors, comme une baguette
tordue et courbée, ils le redressent en le menaçant et en le frappant. Et quand, après cela, ils l’envoient
chez un maître, ce que par-dessus tout, et de beaucoup, ils recommandent à celui-ci, c’est de veiller à la
bonne conduite de l’enfant, plutôt qu’à ses progrès pour lire et écrire ou pour jouer de la cithare.
Même lorsque l’enfant est confié au maître, l’objectif prioritaire est de veiller
à sa bonne conduite, avant de lui apprendre les rudiments. Ceux-ci sont
évoqués de façon significative : lire d’abord, puis écrire. Par rapport à la trilogie
classique de notre école primaire (lire, écrire, compter), le calcul n’apparaît
pas ; nous aurons aussi à commenter cette distorsion. En revanche Protagoras
mentionne la musique, domaine essentiel pour les Grecs qu’il précisera plus
loin. Tels sont donc les premiers temps de la vie de l’enfant, qui s’organisent en
fait autour du langage : au sein de la famille, il apprend à parler, puis après sept
ans sous la conduite d’un premier maître, à lire. Voici la suite du parcours,
racontée par Protagoras :
Quand l’enfant a bien appris à lire et qu’il doit comprendre désormais ce qu’il lit, comme
précédemment il comprenait la parole, [le maître] fait faire à ses élèves, assis sur leurs bancs,
connaissance avec les poèmes de bons poètes ; il les oblige à les apprendre par cœur, car ils contiennent
nombre de maximes utiles à retenir, nombre d’exemples développés ; sans parler des louanges données
aux hommes de valeur du passé et de leur glorification, dans le dessein que, par émulation, l’enfant les
imite et qu’il ait le désir de leur ressembler.
Il s’agit cette fois de la deuxième étape des enseignements, qui succède aux
premiers apprentissages. Le cadre est celui de la classe. Protagoras ne parle plus
de l’enfant, au singulier, mais, au pluriel, des élèves, assis sur leurs bancs. Et il
indique trois caractéristiques essentielles de cette scolarité « secondaire ».
D’abord, elle repose sur la lecture des textes, c’est-à-dire d’un répertoire
d’auteurs consacrés au sein duquel les poèmes homériques jouent un rôle
essentiel. Cette culture est littéraire, au sens plein du terme, et poétique,
puisque alors la poésie est le langage noble en même temps que celui qui se
prête le mieux à la mémorisation.
C’est là en effet un deuxième trait notable : la lecture du texte vise son
appropriation, il faut « l’apprendre par cœur », de manière à constituer un
stock de références qui nourrira ensuite la vie intellectuelle et les échanges
sociaux : d’où l’importance des citations d’Homère chez les auteurs grecs. On
retrouvera, au Moyen Âge, le même usage des textes sacrés. Et si l’on parle de
« religions du Livre » à propos des grands monothéismes, le paganisme grec est
aussi une culture du Livre, un livre mémorisé, bien sûr, devenu composante de
la pensée, et non un objet de bibliothèque.
Troisième caractéristique : cette étape des apprentissages vise l’éducation
autant que l’instruction. En fait, pour les Grecs, cette distinction qui nous est
familière n’a guère de sens. Lire les poètes, c’est y trouver des principes de vie et
des exemples, c’est progresser par désir d’imiter les grands hommes, constitués
en modèles. Il n’y a là guère de place pour ce que nous appellerions aujourd’hui
la « formation de l’esprit critique » : l’enseignement recherche l’adhésion, non
la prise de distance.
Gymnastique et cithare
Tout est dans Homère, donc ! Mais il y a quand même bien d’autres domaines de
l’enseignement ?
C’est au tour, maintenant, des maîtres de cithare, de faire de même dans un domaine différent : de se
préoccuper de donner de la modestie à la jeunesse, d’empêcher qu’elle ne se conduise mal en quoi que
ce soit. Indépendamment de cela, ils lui enseignent, quand elle a appris à jouer sur la cithare, des
poèmes d’autres bons poètes, des lyriques cette fois ; ils les lui font chanter en s’accompagnant de la
cithare, et ils forcent ainsi le rythme et l’harmonie à devenir familiers à l’âme des enfants, afin de rendre
ceux-ci plus civilisés, plus heureusement réglés dans leurs mouvements, plus heureusement équilibrés,
et, ainsi, capables de se faire apprécier plus tard comme orateurs ou hommes d’action ; car la vie
humaine a, tout entière, besoin d’activité bien réglée et de bon équilibre !
Nous sommes ici très loin de la place, bien modeste, que la musique occupe
aujourd’hui dans l’enseignement de nos collèges. Associée au chant, la pratique
instrumentale permet d’installer dans l’âme « rythme et harmonie ». Nous
reviendrons sur cette idée d’équilibre et de règle, essentielle pour les Grecs, et
qui doit valoir dans tous les aspects de la vie humaine : c’est pourquoi
Protagoras voit dans la musique, non pas un enseignement artistique au sens
moderne, mais aussi bien une formation de l’orateur et de l’homme politique,
c’est-à-dire de celui qui agit dans la cité. La même logique vaut pour ce que
nous appelons l’« éducation physique ». C’est une autre composante majeure
de l’éducation. Suivons à nouveau Platon-Protagoras : « C’est chez le maître de
gymnastique que l’enfant est en outre envoyé par ses parents, afin qu’il ait un
corps en meilleure condition à mettre au service des desseins honorables de son
esprit, et que sa misère physique ne le contraigne pas à fuir lâchement les
risques de la guerre, ou de tout autre ordre d’activité. Ainsi procèdent au plus
haut point les pères qui en ont au plus haut point le moyen. »
La gymnastique relève d’un maître spécifique ; elle est ainsi nommée parce
qu’elle se pratique dans un état de nudité plus ou moins intégrale (gymnos
signifie « nu » en grec), ce qui est déjà un signe de valorisation du corps et de sa
beauté plastique. C’est un double équilibre qui est recherché : il faut que le
corps soit en bonne condition, et il faut qu’il soit en harmonie avec les desseins
de l’esprit. D’autre part, comme la musique, la gymnastique n’est pas une
activité gratuite et ludique : elle est mise au service de la formation du citoyen,
appelé à défendre sa cité en temps de guerre – ce qui est la situation la plus
fréquente des cités grecques, dans la période où s’exprime Protagoras.
Les joutes sportives qui sont longuement décrites dans l’Iliade ou l’Odyssée le
montrent bien : le sport hérite d’une formation aristocratique qui entraîne les
jeunes gens bien nés aux diverses formes du combat. On songe, de la même
façon, au rôle des tournois dans la formation des nobles du Moyen Âge.
On ne peut mieux que par ces quelques lignes définir la cohérence profonde
du projet que désigne le terme de paideia. De l’apprentissage de l’écriture à
l’exercice de la fonction civique, la posture est la même. L’enfant apprend à
écrire en repassant dans les traces que le maître a dessinées sur une tablette de
cire. De la même façon, le citoyen, vivant et agissant selon la loi, reproduit la
démarche des grands législateurs du passé, les mythiques Sept Sages dont la
liste a pu varier mais parmi lesquels on retrouve, par exemple, l’Athénien
Solon. Ces législateurs, ce sont des « constituants ». Ils ont structuré
l’organisation politique de la cité pour en assurer l’équilibre, l’harmonie, dont
nous avons vu l’importance à propos de la musique ou de la gymnastique.
Une telle conception de l’éducation implique des conséquences qui vont
marquer l’imaginaire éducatif pendant des siècles. On voit d’abord qu’elle est
profondément conservatrice. Des initiatives individuelles imprudentes
viendraient menacer gravement l’ordre garanti par les lois. Les institutions
grecques, d’ailleurs, multiplient en général les précautions pour éviter que l’on
ne retouche de façon intempestive l’édifice législatif et la « constitution ». Et à
la fin du XVI e siècle, Montaigne, lecteur avisé des Anciens, sera fidèle à leur
leçon dans un essai intitulé « De la coutume et de ne changer aisément une loi
reçue »... tout en admettant avec pragmatisme que parfois il « vaudrait mieux
faire vouloir aux lois ce qu’elles peuvent, puisqu’elles ne peuvent ce qu’elles
veulent ».
L’éducation suppose donc le respect de l’autorité intellectuelle, morale,
politique, des grands modèles. Elle se nourrit de l’imitation de figures
exemplaires. Elle a d’autre part avant tout une finalité civique. Il ne faut pas se
tromper sur la notion d’épanouissement, dont nous avons vu l’importance. Il
ne saurait s’agir ici d’« affirmer sa différence », comme nous le disons
volontiers ! L’équilibre de l’individu comme celui de la cité supposent au
contraire une conformité. Bien sûr, cela pose le problème de la liberté
individuelle. Nous le verrons, toutes les cités ne l’apprécient pas tout à fait de la
même façon, mais il faut en tout cas se méfier des anachronismes : la liberté
pour les Grecs ne saurait consister à se mettre à l’écart de l’ordre de la cité. Et
l’éducation est bien une formation du citoyen.
L’invention de l’école
Initiations précoces
Jusque-là, nous avons été conduits à parler à la fois d’éducation et
d’enseignement. Comment se déroulent les différentes étapes de la formation d’un
petit Grec ?
Si vraiment tu te mets en tête de repartir, illustre Achille ; si à tout prix tu te refuses à défendre nos
fines nefs contre le feu destructeur, tant la colère a envahi ton âme, comment pourrais-je, moi, rester
seul ici, sans toi, mon enfant ? C’est pour toi que m’a fait partir Pélée, le vieux meneur de chars, au
moment où, toi-même, il te faisait partir de Phthie, pour rejoindre Agamemnon. Tu n’étais qu’un
enfant, et tu ne savais rien encore ni du combat qui n’épargne personne ni des Conseils où se font
remarquer les hommes. Et c’est pour tout cela qu’il m’avait dépêché : je devais t’apprendre à être en
même temps un bon diseur d’avis, un bon faiseur d’exploits 2.
Homère met ainsi en scène, au sein même de ses poèmes, ce rôle d’éducateur
que l’Iliade et l’Odyssée vont ensuite si longtemps jouer pour les jeunes Grecs :
le poète, dit Platon, « pare de gloire des myriades d’exploits des Anciens et ainsi
il fait l’éducation de la postérité 3 ».
Concevoir l’éducation comme initiation délivrée par un aîné reconnu pour sa
sagesse conduit à valoriser l’image de la vieillesse : on est loin ici du
« jeunisme » contemporain. C’est ce qu’illustre parfaitement un ouvrage écrit à
la fin du XVII e siècle à la manière d’Homère, Les Aventures de Télémaque.
Fénelon a rédigé cet ouvrage, sur lequel nous reviendrons en son temps, pour le
jeune duc de Bourgogne dont il était le précepteur. Le livre aura un succès et
une influence considérables. Le jeune Télémaque, conseillé par Minerve qui a
pris les traits de Mentor, part à la recherche de son père, et sur les traces de
celui-ci, aborde dans l’île de Calypso, à qui il raconte ses aventures. Il évoque
notamment sa rencontre, en Égypte, avec le sage Termosiris. La façon dont
celui-ci incarne l’image idéale du grand âge se passe de commentaire :
J’aperçus tout à coup un vieillard, qui tenait dans sa main un livre. Ce vieillard avait un grand front
chauve et un peu ridé ; une barbe blanche pendait jusqu’à sa ceinture ; sa taille était haute et
majestueuse ; son teint était encore frais et vermeil ; ses yeux, vifs et perçants ; sa voix, douce ; ses
paroles, simples et aimables. Jamais je n’ai vu un si vénérable vieillard. [...] Le livre qu’il tenait était un
recueil d’hymnes en l’honneur des dieux. Il m’aborde avec amitié ; nous nous entretenons. Il racontait
si bien les choses passées, qu’on croyait les voir ; mais il les racontait courtement, et jamais ses histoires
ne m’ont lassé. Il prévoyait l’avenir par la profonde sagesse qui lui faisait connaître les hommes et les
desseins dont ils sont capables. Avec tant de prudence, il était gai, complaisant, et la jeunesse la plus
enjouée n’a point autant de grâces qu’en avait cet homme dans une vieillesse si avancée : aussi aimait-il
les jeunes gens, quand ils étaient dociles et qu’ils avaient le goût de la vertu.
Premières classes
Celles-ci apparaissent dès le VI e siècle av. J.-C., selon Les Nuées d’Aristophane.
Le premier maître est le grammatiste, qui enseigne les rudiments. Il accueille les
élèves dans une salle ordinaire, qu’on peut à peine appeler une classe. Les
enfants sont assis sur leurs bancs, seul le maître ayant une « chaire ». On écrit
sur des tablettes posées sur les genoux.
Ces écoles s’adressent à tous les enfants libres, y compris, semble-t-il, à
l’occasion les filles. Elles sont privées, le maître étant (modestement) rémunéré
par les familles, même si avec le temps se développeront des formes de
subventionnement par des mécènes (ce qu’on appelle en grec l’« évergétisme »),
voire tardivement par la puissance publique sous l’Empire romain. La fonction
d’enseignant, surtout à ce niveau, est peu considérée. On n’a guère
d’indications sur le nombre d’élèves de la classe, même si parfois on se plaint,
déjà, de classes surchargées. De nombreux documents mettent en évidence le
rôle important du pédagogue, serviteur chargé d’accompagner l’enfant, de
porter son bagage et aussi au besoin de jouer le rôle de répétiteur. Il compte
plus pour l’éducation que le maître qui n’est qu’un technicien : de façon
significative, c’est son nom (pedagogos, celui qui accompagne l’enfant), et non
celui du maître, qui a servi à désigner notre « pédagogie ».
Une fois que l’enfant sait lire, que lui enseigne-t-on alors ?
À la mode romaine
Nous avons évoqué jusqu’ici l’enseignement reçu par un jeune Athénien. Mais les
Romains, même s’ils ont largement repris le modèle, ont bien dû l’adapter.
En suivant Protagoras, nous avons été surpris par la place accordée à la musique
et à la gymnastique, deux enseignements qui, à tort sans doute, sont de nos jours
trop souvent considérés comme mineurs. Comment expliquer leur importance ?
Nous touchons ici à un point capital. Il faut d’abord rappeler que la mousikè
est bien plus que notre musique. Le terme peut bien sûr renvoyer à la musique
instrumentale ou vocale, aux danses, mais beaucoup plus largement il désigne
aussi toute culture intellectuelle : c’est l’art des Muses... Souvenons-nous que
celles-ci, filles de Zeus et de Mnémosyne (la Mémoire), ou filles d’Harmonie,
selon les traditions, président aussi bien à l’astronomie et à l’histoire qu’à ce
que nous considérons comme les arts. Mais, dans l’enseignement, la musique
tient bien un rôle de premier plan. Si un enseignement du dessin apparaît au
IV e siècle av. J.-C., il n’occupe pas une place comparable. Signe de son
importance, la musique relève d’un maître spécialisé, le cithariste. Dans le
domaine instrumental on utilise en effet l’aulos, sorte de hautbois, mais surtout
la lyre, ou cithare. À la lyre sont associés le chant, notamment choral, et la
danse, utilisée par exemple pour les chœurs des tragédies.
Si la musique a une telle importance, c’est qu’elle est découverte du rythme et
de l’harmonie, sans la maîtrise desquels il n’y a pas d’équilibre possible du
monde, donc sans lesquels le monde ne serait pas un cosmos, c’est-à-dire un
ensemble organisé. Rien n’est plus important que cet ordre, que menace tout
dérèglement, tout excès, comme la fameuse hybris qui cause la perte des
hommes. Platon écrit à ce sujet : « À ce qu’assurent les doctes, le ciel et la terre,
les Dieux et les hommes sont liés entre eux par une communauté, faite d’amitié
et de bon arrangement, de sagesse et d’esprit de justice, et c’est la raison pour
laquelle, à cet univers, ils donnent le nom de cosmos, d’arrangement, et non
celui de dérangement non plus que de dérèglement 6. »
On est ici au cœur de cette « Raison grecque » qui, comme le dit Jean-Pierre
Vernant, se dégageant des mythes et des cosmogonies anciennes, « cherche à
fonder l’ordre du monde sur des rapports de symétrie, d’équilibre, d’égalité
entre les divers éléments qui composent le cosmos ».
Et cette idée d’équilibre vaut aussi, on l’a vu, pour le corps. On sait l’importance
que les Grecs ont accordée à la pratique sportive...
Oui. D’une certaine façon, le sport et la gymnastique participent, au moins
au départ, de la même problématique. Par le sport, on recherche l’équilibre du
corps et de l’âme. La kalokagathia (le fait d’être à la fois « beau et bon ») associe
perfection physique et morale, et les jeux sportifs, exhibant cette perfection,
manifestent la beauté des corps. Dans cette culture, le regard de l’autre est en
effet un juge essentiel, et non la conscience intime et personnelle, idée
anachronique. Sur le plan moral, le critère de l’excellence est la timè, la valeur
reconnue à l’individu par l’admiration d’autrui. Sur le plan physique, la beauté
et la force sont le reflet de cette excellence. C’est sur ces qualités que repose le
sentiment de l’honneur, c’est d’elles que peut provenir ce mode de survie dans
la mémoire des hommes qu’est la gloire.
Il y a là un idéal dont les penseurs conservateurs regretteront la régression, au
fur et à mesure que, semble-t-il, l’éducation deviendra plus « intellectuelle », en
même temps que la pratique sportive se dégradera en pur spectacle livré à des
professionnels. Il ne faut pas attendre l’Empire romain, qui préférera aux jeux
sportifs les spectacles du cirque ou de l’amphithéâtre, pour constater cette
évolution : déjà Aristophane en fait un argument contre l’enseignement des
sophistes – nous y reviendrons. Inaugurant un genre promis à un grand avenir,
le discours nostalgique de l’éducation ancienne, il donne la parole au
« Raisonnement Juste » qui explique à un jeune homme qui aurait le bon esprit
de suivre les anciens principes :
Resplendissant, épanoui, tu passeras ton temps dans les gymnases, au lieu de traîner sur la place à
jacasser des alambiquages barbelés, comme on fait à présent, et de te laminer la cervelle pour une
chinoiserie ergotemberlificotante ! [...] Si tu fais ce que je te dis, en t’appliquant à mes leçons, tu auras
toujours : le teint, bien vermeil ; les épaules, larges ; le torse, musclé ; la fesse, dodue ; la verge, menue ;
la langue, succincte. Mais si tu adoptes les façons d’à présent, d’abord tu auras : le teint, tout blafard ;
les épaules, maigres ; le torse, fluet ; la fesse, chétive ; la verge, pesante ; la langue, pendante ; et la
harangue, à n’en plus finir 7 !
La dernière étape du parcours de formation, c’est celle qui se fait par et pour la
cité. On a l’impression d’une éducation « tout au long de la vie », comme nous
dirions aujourd’hui, et surtout qui engagerait la totalité de la vie.
C’est que, pour les Grecs, tout se tient, comme nous l’avons vu en
rencontrant la notion de cosmos : l’ordre du monde, celui de la cité, celui de
chaque homme... tous se répondent. Il n’y a pas un temps clos de la formation
individuelle, mais une implication constante dans l’espace civique. De là vient
d’ailleurs la sévérité d’une sanction comme l’exil, puisqu’elle rejette de la cité
celui qui en est victime. La relation avec les hommes est donc essentielle, et
fonde une forme d’humanisme : la culture se construit dans l’échange avec les
autres, plus que dans un face-à-face du sujet avec le monde. C’est ce qui
explique la place déterminante du langage et de la rhétorique, art des discours ;
il s’agit d’une culture « littéraire », en un sens bien plus profond que celui que
nous donnons à ce terme.
Depuis les mythiques Sept Sages, législateurs de la Grèce, la politique consiste
à organiser le monde des hommes, à faire de la cité (polis) un cosmos. C’est le
rôle de la loi (nomos) qui doit instaurer un juste partage (la racine grecque du
mot est la même que celle du verbe qui signifie « partager », « répartir »).
L’organisation correcte réalise l’idéal de l’eunomie. Dans le cadre de cette
eunomie, la justice (dikè) consiste, comme l’a dit Jean-Pierre Vernant, à assurer
« la répartition équitable des charges, des honneurs, du pouvoir entre les
individus et les factions qui composent le corps social ».
Dans ce processus, la cité, surtout si elle se veut démocratique, est à la fois
formée et formatrice. La participation des citoyens aux jurys des tribunaux et à
l’Assemblée (ecclésia, assemblée du peuple, et boulè, sorte de grand conseil),
souvent obligatoire, voire rétribuée, les conduit à un haut niveau de réflexion
en même temps qu’elle exige une certaine culture générale. Chaque individu
est consubstantiel à la cité : depuis Solon, le droit athénien prévoit
significativement que n’importe quel citoyen peut dénoncer un tort en justice
sans en être personnellement victime.
Cette solidarité civique qu’imposent les cités grecques a pu être rapprochée
des évolutions militaires. Le combat homérique, de nature aristocratique, est
décrit comme une succession d’affrontements individuels qui opposent les
héros. Par la suite, en même temps que s’organisent les cités, dans le cours du
VII e siècle av. J.-C. apparaît la phalange, bloc de soldats (les hoplites)
lourdement armés et soudés les uns aux autres. L’efficacité de la phalange vient
de sa cohésion : il n’est plus question de quitter son rang, fût-ce pour
accomplir des prouesses !
Du fait que l’État, chez nous, est administré dans l’intérêt de la masse et non d’une minorité, notre
régime a pris le nom de démocratie. En ce qui concerne les différends particuliers, l’égalité est assurée à
tous par les lois ; mais en ce qui concerne la participation à la vie publique, chacun obtient la
considération en raison de son mérite, et la classe à laquelle il appartient importe moins que sa valeur
personnelle ; enfin nul n’est gêné par la pauvreté et par l’obscurité de sa condition sociale, s’il peut
rendre des services à la cité. La liberté est notre règle dans le gouvernement de la république 8.
Quelles que soient les nuances apportées par les uns ou les autres, elles ne
permettent pas d’esquiver cette question redoutable : l’éducation est-elle pensée pour
l’individu ou pour la cité ? L’exemple de la phalange, que nous avons rencontré tout
à l’heure, est révélateur : l’individu n’y existe plus que comme unité d’un ensemble,
une abeille dans la ruche, au service de l’essaim. Cela semble bien loin de ce que
nous appelons aujourd’hui « démocratie ».
1. Homère, Iliade, XI, v. 832, trad. P. Mazon, Les Belles Lettres, 1967.
2. Ibid., IX, v. 434 sqq.
3. Platon, Phèdre, 245a.
4. Sophocle, Philoctète, v. 1310.
5. Renan, Souvenirs d’enfance et de jeunesse, 1883.
6. Platon, Gorgias, 508a, trad. L. Robin, Gallimard, 1950.
7. Aristophane, Les Nuées, v. 1002-1019, trad. V.-H. Debidour, Gallimard, 1965.
8. Thucydide, Histoire de la guerre du Péloponnèse, II, 37, trad. J. Voilquin, Garnier 1966.
9. Platon, République, VI, 492b, trad. L. Robin, Gallimard, 1950.
10. Id., Politique 293 c, trad. L. Robin, Gallimard, 1950.
11. Aristote, Politique, III, 11.
12. Ce thème est développé notamment dans Les Lois.
CHAPITRE 3
Apprendre à penser
Alain Boissinot : Nous sommes là au cœur d’un paradoxe. Les sophistes sont
liés à la période du plus grand rayonnement d’Athènes, le siècle de Périclès ; ils
ont profondément influencé des écrivains aussi importants que Thucydide ou
Euripide. Mais ils ont aussi été vivement attaqués, notamment par Socrate,
Platon ou par Aristophane, et victimes d’une réputation qui a fini par donner
au mot « sophiste » une valeur négative. Pour nous, un sophisme est un
raisonnement fallacieux, et un sophiste est celui qui n’hésite pas à utiliser
n’importe quel moyen pour convaincre, au détriment de la vérité. Il est vrai
qu’ils ne sont connus qu’indirectement et souvent par leurs adversaires : il ne
nous reste que trois fragments attribués à Protagoras, moins de dix lignes au
total... Et pourtant leur importance et leur influence ont été considérables.
Les sophistes ont été défendus par de grands hellénistes comme
Werner Jaeger ou Jacqueline de Romilly. À certains égards ils préfigurent un
« siècle des Lumières ». Ils inventent la figure de l’intellectuel-professeur, qui
parcourt le monde grec pendant la seconde partie du V e siècle av. J.-C. (le
Protagoras de Platon met en scène cette effervescence). Outre Protagoras
d’Abdère, né vers 485, on cite parmi les plus connus Gorgias de Léontinoi (né
vers 483), Antiphon d’Athènes (né vers 480), Prodicos de Céos ou Hippias
d’Élis, nés dix ans après et contemporains de Socrate.
Tous exercent, selon la formule d’Henri-Irénée Marrou, un « préceptorat
collectif » : ils s’entourent d’un groupe de jeunes gens qu’ils forment pendant
trois ou quatre ans, contre une rémunération forfaitaire qui semble avoir été de
10 000 drachmes environ à l’origine, somme considérable, mais qui a baissé
notablement par la suite du fait de la concurrence. Ils se déplacent dans le
monde grec, de ville en ville, accompagnés de leurs élèves et donnent volontiers
des conférences de démonstration pour attirer les disciples. Contrairement à la
tradition aristocratique du mérite naturel et de l’initiation, ils proposent
d’enseigner les moyens de réussir dans la cité. Un des trois fragments conservés
de Protagoras s’exprime sur ce sujet de façon à la fois ouverte et prudente :
« Pour devenir instruit, il faut apporter des dispositions naturelles et de la
pratique ; il convient en outre de commencer à étudier dès l’adolescence. »
Cet enseignement, qui s’adresse aux futurs chefs de la cité, est essentiellement
intellectuel. Il suppose une formation dont les piliers sont l’art de persuader, la
rhétorique, mais aussi la culture générale : à la fois les matériaux du savoir, et
une méthode... La rhétorique est en effet un art de penser, et non seulement de
parler, comme le dit très bien Isocrate qui prolonge au IV e siècle av. J.-C. la
sophistique : « Les mêmes arguments sur lesquels nous nous appuyons, dans le
discours, pour persuader les autres, nous servent encore dans le travail de la
réflexion intérieure ; et de même que nous donnons le titre de bons orateurs à
ceux qui se montrent capables de parler devant une foule, de même nous
tenons aussi pour de bons esprits ceux qui savent discuter avec eux-mêmes sur
leurs entreprises 1. » La rhétorique conduit à développer l’idée d’une culture qui
est à la fois générale, au sens le plus riche, ouverte à tous les domaines du
savoir, y compris les techniques ; littéraire, puisque, nous l’avons vu, elle passe
par la lecture et le commentaire des textes ; et commune : elle a partie liée avec
ce lieu commun par excellence qu’est l’agora, la place publique, et repose sur la
reconnaissance de « lieux communs » au sens rhétorique, ceux dans lesquels
chacun peut se retrouver.
L’éducation vise dès lors la « polymathie » : apprendre tout ce dont on peut
parler... Hippias illustre particulièrement cette ambition, qui selon Platon
s’étendait jusqu’aux techniques : il se serait vanté de fabriquer lui-même tout ce
dont il avait besoin pour vivre, jusqu’aux chaussures et vêtements. Nous
retrouverons cette boulimie de savoirs chez les lettrés de la Renaissance.
L’intelligence rusée
Quand on évoque ce pouvoir de conviction, qui peut aller jusqu’à s’exercer aux
dépens de la vérité, on songe à des héros comme Ulysse, que les poèmes homériques
qualifient souvent de polytropos, l’homme qui a plus d’un tour dans son sac, ou,
dans le langage plus noble qui convient à l’épopée, « l’homme aux mille ruses ».
Une image pour le moins ambiguë...
Avec ce type d’homme, nous rencontrons une forme d’intelligence qui joue
un rôle important chez les Grecs : la métis 2. Dans la mythologie, Métis est une
fille d’Océan et de Théthys. Par la ruse, elle aide Zeus à combattre son père
Cronos, roi des dieux. Elle conçoit de Zeus un enfant dont les oracles
annoncent qu’il détrônera son père, comme celui-ci a détrôné Cronos. Du
coup Zeus avale Métis : mais l’enfant naîtra tout de même, jaillissant du crâne
de Zeus : c’est Athéna, qui hérite de la sagesse de sa mère.
La métis, c’est donc l’intelligence rusée, pragmatique, différente de la
démarche purement rationnelle au sens où nous l’entendons. C’est celle qui
permet de l’emporter dans les relations avec les autres, celle en effet d’Ulysse
qu’Athéna ne manque jamais d’encourager dans cette voie. C’est elle qui, grâce
au fameux cheval de Troie, donne finalement la victoire aux Grecs malgré la
bravoure d’Hector. Elle est adaptée à un monde mouvant et complexe, comme
le sont les foules de l’Assemblée. Telle est l’habileté du sophiste. La métis est
une qualité du politique, et le modèle en est Thémistocle, héros des guerres
médiques au début du V e siècle, lui qui sait toujours s’adapter aux
circonstances :
Ses qualités d’intuition, sans l’aide d’aucune étude préalable ou subséquente, le mettaient à même de
juger excellemment, sans longue réflexion, des circonstances présentes ; quant à l’avenir, il en prévoyait
merveilleusement les conséquences les plus lointaines. Pour les problèmes qui lui étaient familiers, il
excellait à les exposer en détail ; pour ceux qui lui étaient étrangers, il était capable d’en juger d’une
manière suffisante. Il discernait parfaitement le fort et le faible des questions encore obscures. En bref,
par ses dons naturels et la promptitude de son intelligence, il trouvait sur-le-champ, pour tous les
sujets, la solution adéquate 3.
Le triomphe de la rhétorique
Les discours de Cicéron le laissent voir : géométrie, musique, grammaire, bref aucun des arts libéraux
ne lui était étranger. Il possédait la dialectique et sa subtilité, comme la morale et ses applications,
comme la marche et les causes des phénomènes. Car la vérité, mes excellents amis, la vérité, la voici :
c’est grâce à une érudition prodigieuse, à une foule de connaissances, à une science universelle que
coule à flots pressés et déborde même cette éloquence digne d’admiration. [Mais elle suppose aussi une
connaissance de la morale], des sciences où l’on traite du bien et du mal, de ce qui est honnête et
honteux, du juste et de l’injuste ; car telle est la matière sur laquelle doit parler l’orateur [ainsi que des
ressorts du cœur humain] : on arrive plus facilement à exciter ou à calmer la colère du juge, quand on
sait ce qu’est la colère, et plus rapidement à émouvoir sa pitié, quand on sait ce qu’est la compassion et
quels sentiments la touchent 4.
Si Platon est si sévère pour la rhétorique, c’est bien sûr parce qu’il ne peut
accepter cette démarche qui renonce à fonder la vérité sur des valeurs
transcendantes. C’est parce qu’il voit dans la démarche des sophistes le risque
d’un relativisme sceptique, ou d’un simple culte de l’efficacité amorale et du
droit du plus fort (selon la position que défend le personnage de Calliclès dans
le Gorgias). Aristote, au contraire, accepte plus facilement de reconnaître une
valeur au moins empirique à la rhétorique, et consacre à ces questions un traité
(La Rhétorique) qui aura une influence considérable par-delà les siècles.
Éduquer ou corrompre ?
Paradoxe d’autant plus qu’en l’occurrence Socrate est assimilé par ses
accusateurs aux sophistes, comme il l’est dans les comédies d’Aristophane, qui
n’hésite pas à mêler allègrement tout ce qui lui paraît relever de l’éducation
moderne ! En fait, le thème de la perversion de la jeunesse est un lieu commun
de la réaction anti-intellectuelle que connaît Athènes à la fin du V e siècle, au
moment où sa défaite dans la guerre du Péloponnèse marque un
affaiblissement dont elle ne se relèvera pas vraiment. Même si tous les sophistes
ne sont pas liés aux thèses « démocratiques », loin de là, leur mouvement est lié
à l’apogée de la démocratie et au pouvoir de Périclès. La réaction qui suit, y
compris la mise en accusation de Socrate, manifeste une crise du régime. Il y a
d’ailleurs des précédents au procès de Socrate : Aspasie, compagne contestée de
Périclès, est accusée d’impiété. De même le philosophe Anaxagore, proche de
Périclès, qui doit s’exiler. Les accusations portées contre Socrate relèvent de la
nostalgie de l’ordre établi, de la crainte que l’humanisme naissant ne remette
en cause les dieux de la cité, et qu’une éducation nouvelle ne sape les valeurs
anciennes. Les audaces de la pensée font peur. Le surprenant est bien sûr que
Socrate, pourfendeur des sophistes, devienne la victime la plus célèbre de cette
réaction.
Pour autant, par-delà la crise de la fin du V e siècle, c’est bien la rhétorique qui
va l’emporter, et, transmise par les Romains, marquer durablement la culture
occidentale. Au IV e siècle, elle inspire à Isocrate des accents triomphants : « La
parole convenable est le signe le plus sûr de la pensée juste », écrit-il à plusieurs
reprises. Et, dans le Panégyrique, il se livre à un vibrant éloge du logos, resté
célèbre :
[Ce qui a fait la grandeur d’Athènes, dit-il, c’est] qu’elle savait bien que la parole [le logos] est le seul
don que nous ait spécialement accordé la nature, en le refusant à tous les autres animaux, et que ce
privilège nous assure, à leur égard, toutes les autres supériorités. [...] Elle avait de plus observé que ni le
courage, ni la fortune, ni les autres avantages de ce genre ne distinguent ceux qui ont reçu dès l’enfance
une éducation libérale, mais qu’ils se font surtout reconnaître à leurs discours, et que c’est là la marque
la plus sûre que chacun puisse donner de l’éducation qu’il a reçue.
Les bases de la pédagogie et de l’enseignement ont donc été posées par les Grecs,
comme Alain Boissinot vient de nous le raconter, et certaines idées de ces derniers
ont encore des échos jusque dans nos débats les plus contemporains. Un principe
semblait cependant dominer dans l’Antiquité : l’éducation et l’enseignement sont
inséparables. En d’autres termes, le but était non seulement de transmettre un
savoir aux élèves mais aussi de les éduquer à la vie, ce qui peut nous paraître, à
nous modernes, comme une confusion des rôles de la famille, des professeurs et de la
cité. Le philosophe que vous êtes y voit-il une vision du monde, une conception
philosophique de l’éducation ?
Luc Ferry : On trouve bien dans l’enseignement aristocratique tel que les
Grecs l’ont pensé cette idée que le but de l’éducation, ici entendue au sens
large, incluant l’enseignement des savoirs fondamentaux comme la lecture,
l’écriture ou la musique, ce n’est pas seulement d’apprendre à penser, mais bel
et bien d’« apprendre à vivre », selon une formule qu’on trouve déjà à maintes
reprises chez les grands stoïciens. Pour nous, en effet, les choses sont
différentes : éducation et enseignement ne se confondent pas. L’éducation
relève d’abord des parents, s’adresse aux enfants et s’incarne pour l’essentiel
dans la sphère privée de la famille ; l’enseignement est avant tout l’affaire des
professeurs, il s’adresse aux élèves et il se dispense dans la sphère publique des
établissements scolaires. Il y a bien entendu des recoupements entre les deux
sphères : les parents peuvent aider leurs enfants à faire leurs devoirs, à
apprendre leurs leçons, et les professeurs sont bien obligés de remettre parfois
les pendules à l’heure en rappelant les formes élémentaires de la civilité. Malgré
tout, chacun a sa part, son travail spécifique à accomplir et, pour l’essentiel, les
tâches ne sont pas identiques. Du reste, il est assez clair aujourd’hui que si les
principes de base de l’éducation, de la politesse et du respect des autres n’ont
pas été transmis très tôt, avant même la scolarisation, si nos enfants sont,
comme on dit, « mal élevés », l’enseignement devient tout simplement
impossible.
Dans le monde de l’Antiquité grecque, comme le montre Alain Boissinot,
cette distinction que je présente ici de manière volontairement tranchée n’a pas
vraiment de sens. Les savoirs scolaires ne sont pas une fin en soi et s’ils doivent
être acquis, c’est afin de parvenir à « bien vivre », cette finalité de l’éducation
dans la famille étant aussi celle des précepteurs, de la cité et des enseignants.
Du reste, dans les écoles philosophiques grecques qui fleurissent à Athènes aux
alentours du IV e siècle av. J.-C., et en particulier chez les stoïciens, le but du
maître est de toute évidence pratique plus que théorique : c’est de vie bonne
qu’il s’agit, pas de professionnalisation ni de savoirs désincarnés. La philosophie
elle-même n’est pas conçue comme un discours théorique, comme une analyse
de notions, comme un art de la dissertation, mais comme un apprentissage à
proprement parler vital, nourri d’exercices pratiques, qui doivent permettre à
l’élève, à vrai dire au disciple, de parvenir à la sagesse. Pour vous donner un
exemple très illustratif, on dit que Zénon de Citium, le père fondateur de
l’école stoïcienne au IV e siècle, demandait à ses élèves d’aller se promener sur la
place du marché à Athènes en tirant en laisse un poisson mort. Les gens se
moquaient d’eux, bien évidemment, on les chahutait, parfois on les insultait,
on les traitait d’idiots ou de fous, le but de cette épreuve étant justement qu’ils
apprennent à se moquer du « qu’en-dira-t-on », à détourner le regard des
conventions « bourgeoises », des règles de bienséances artificielles, sociales,
pour se concentrer sur ce qui compte vraiment si l’on veut parvenir à la sagesse
authentique, à savoir la nature de l’univers, l’ordre des choses, l’harmonie
cosmique au sein de laquelle chacun doit trouver sa place pour accéder à la vie
bonne. Aujourd’hui, nos cours de philosophie n’ont plus cette prétention. Il
s’agit plutôt d’apprendre à réfléchir, à argumenter, à acquérir l’esprit critique,
etc. – ce pourquoi l’exercice privilégié entre tous est devenu essentiellement
théorique et rhétorique, argumentatif, avec l’invention de notre fameuse
dissertation en trois parties. Il s’agit de parvenir à bien penser, voire plus
simplement encore de bien parler, pas d’apprendre à vivre, cette deuxième
finalité, pour autant du moins qu’elle est prise en compte, étant renvoyée à
l’éducation familiale bien davantage qu’à l’enseignement scolaire proprement
dit.
Le culte de la tradition
Mais cette non-séparation entre éducation et enseignement qui caractérise le
monde grec, n’est-elle pas aussi l’effet direct d’une vision aristocratique du monde,
c’est-à-dire de l’idée que la finalité de l’éducation familiale comme de
l’enseignement scolaire est de « fabriquer » des aristocrates, des êtres « vertueux » au
sens grec, c’est-à-dire « excellents » ?
Vous avez tout à fait raison. Toute cette conception de l’éducation est
incompréhensible si on ne perçoit pas le sens profond de la vision
aristocratique du monde que l’Antiquité grecque nous a léguée et qui
a largement dominé l’Europe féodale jusqu’à la Révolution française.
Impossible, par exemple, de comprendre la naissance des conceptions
« méritocratiques » de l’éducation, qu’elles soient d’ailleurs chrétiennes ou
républicaines, sans avoir une vue claire de ce avec quoi elles rompent. Trois
principes fondamentaux fondent l’idéal tout à la fois éthique et pédagogique de
l’aristocratie ancienne. Le premier réside dans ce qu’on pourrait appeler le
« cosmologico-éthique », c’est-à-dire l’idée que le bien et le mal, le juste et
l’injuste trouvent une définition et des critères objectifs dans une certaine
représentation de l’harmonie cosmique : si l’ordre naturel des choses est
inégalitaire et hiérarchisé, la cité juste se devra, elle aussi, de refléter la
hiérarchie naturelle qui existe de facto, qu’on le veuille ou non, entre les êtres –
animaux, végétaux ou humains. Tout cela est clairement posé dans La
République de Platon, quand Socrate propose à ses interlocuteurs d’accepter
l’idée que la cité doit se diviser selon la nature en trois classes : celle des
dirigeants qui en conduisent d’en haut la politique, celle des gardiens qui la
protègent, font la guerre, mais se situent un cran en dessous, et enfin celle des
artisans et des ouvriers, le cas échéant des esclaves, qui la font vivre
matériellement et se trouvent, bien entendu, au bas de l’échelle.
Trois vertus viennent compléter ce tableau : celle qui est requise des chefs est
avant tout l’intelligence qui, bien comprise, mène à la sagesse ; pour les
gardiens, qui sont aussi des soldats, c’est le courage qui doit prévaloir ; et pour
tous, mais particulièrement quand même pour les artisans et les ouvriers, il faut
ajouter la tempérance, la modération.
Socrate apporte encore deux précisions qui nous éclairent sur le sens de cette
vision aristocratique de l’« ordre juste » : cette organisation harmonieuse – ce
cosmos – doit correspondre, comme un parfait analogue, aux trois parties de
l’âme (la raison, le courage, l’appétit), mais aussi aux trois grandes divisions du
corps : la tête, ce haut du corps où siège l’intelligence ; le diaphragme, logé au
milieu, qui est le lieu du courage et du cœur ; enfin le bas-ventre, lieu des
désirs sensuels, partie bien évidemment inférieure dans les deux sens du terme.
Nous avons là l’exemple même d’une vision indissolublement aristocratique,
naturaliste et cosmologique de la politique, de la morale et de l’éducation – les
trois sont inséparables –, une quintessence de cet enracinement grec de la
morale dans une certaine représentation de l’ordre naturel du monde. Selon
Socrate, qui illustre ici le trait le plus fondamental de cet univers antique, la vie
bonne, que l’éducation doit nous permettre d’atteindre, ne consiste en rien
d’autre qu’en la mise en harmonie de soi avec cet ordre naturel qu’est le
cosmos. En un sens presque physique, le juste, c’est ce qui est « ajusté » à
l’ordre cosmique, ce qui est en accord avec lui, en harmonie, donc, avec
l’harmonie de l’univers. La justice, que l’élève doit s’approprier grâce à une
éducation dont on a vu combien elle était dispensée aussi par la cité, n’a dans
ces conditions rien à voir ni avec l’obéissance à des commandements divins
(comme dans une perspective religieuse), encore moins avec je ne sais quelle
« volonté générale » qu’exprimerait une majorité d’électeurs réunis dans une
république. Nous sommes aux antipodes du principe judéo-chrétien comme
du principe humaniste ou démocratique et, en revanche, de plain-pied dans le
principe cosmologique : la justice n’est rien d’autre que la justesse, si l’on
entend par là, très concrètement, l’ajustement ou la mise en harmonie
progressive de l’élève avec la hiérarchie inégalitaire qui prévaut au sein du corps
social comme du corps biologique.
Tout à fait, et c’est bien dans ce contexte qu’Alain Boissinot évoquait tout à
l’heure la fameuse thèse de Benjamin Constant touchant la différence entre la
liberté des Anciens et celle des Modernes. La liberté des Anciens, c’est la
participation directe aux affaires publiques, celle des Modernes se caractérise au
contraire par la délégation et la représentation parlementaire. Dans nos
démocraties, ce n’est pas nous directement qui fabriquons les lois, mais nos
représentants, sénateurs et députés, au lieu qu’en Grèce, ce sont les hommes
libres qui, directement, sans passer par des intermédiaires, sont censés édicter
les lois. On pourrait penser qu’il s’agit là, comme le croyait mon vieil ami
Cornelius Castoriadis, d’une préfiguration de la démocratie participative, voire
de la démocratie d’assemblée comme il en rêvait avec d’autres en Mai 68. Mais
c’est largement une erreur. D’abord parce que les femmes, les métèques et les
esclaves sont exclus de cette démocratie qui est réservée à une élite masculine –
ce qui n’est pas très « soixante-huitard ». Mais surtout parce que l’éducation par
la cité ne repose pas sur la valorisation de l’autonomie individuelle, mais au
contraire sur le culte de la tradition, comme en témoigne le fait que l’éducation
antique, notamment à travers les poèmes d’Homère, inculque aux enfants le
respect sacré des héros et des Anciens.
Peut-on dire que cette sacralisation des héros et des Anciens relève d’une vraie
démarche philosophique ou s’agit-il seulement d’une coutume à peine consciente,
d’une simple habitude ?
Vous voulez dire que l’éducation aristocratique viserait le salut par l’héroïsme au
sens où il serait au fond le seul moyen d’échapper à la « mort noire », à l’oubli
total ?
Oui, c’est exactement ça. Seuls les meilleurs, les aristocrates, seront peut-être
sauvés, pas les autres. C’est comme ça, voilà tout. Mais du coup, la question se
pose avec d’autant plus d’acuité : qu’est-ce qui peut, dans ces conditions,
sauver un être humain ? De quoi, nous le savons déjà : il s’agit de se sauver de
l’empire de l’éphémère, de l’anonymat éternel, du non-sens, du néant de la
mort. Mais comment y parvenir ? C’est là, justement, qu’il faut présenter à
l’élève, grâce à la figure du héros, une autre destinée, au mieux incarnée par le
personnage d’Achille, le héros grec par excellence.
Achille est le fils de Thétis, une divinité marine, une Néréide, une des filles
de Nérée et d’un mortel, Pélée ; les Olympiens l’ont forcée à l’épouser pour des
raisons que je laisserai ici de côté pour aller à l’essentiel, à savoir le fait
qu’Achille ne cesse de se poser la question : qu’est-ce qui peut me donner le
salut, me faire échapper à l’anonymat de la « mort noire » ? Réponse, du moins
pour lui et pour tous les héros grecs qui sont conçus sur son modèle : la gloire.
Et ce pour deux raisons, d’abord parce qu’elle nous sort à jamais de l’anonymat
et qu’elle nous garantit que nous ne deviendrons pas, comme les autres morts,
des « sans-nom », des « sans-visage » ; mais il y a plus, comme l’a montré
justement Hannah Arendt dans un passage de son livre La Crise de la culture, la
gloire est ce qui par excellence nous permet d’échapper à l’empire de
l’éphémère en accédant à la sphère de l’écriture. Car l’écrit, à la différence de
l’oral, nous garantit une certaine pérennité. Achille sait – il ne cesse de le dire –
qu’il mourra jeune et tous le savent avec lui, y compris sa mère, Thétis, qui en
est désespérée. Mais si, par ses hauts faits dans la guerre, il sort de l’ordinaire,
du commun, s’il se singularise aux deux sens du terme, s’il devient tout à la fois
un être à part et un homme remarquable, alors, non seulement on parlera de
lui, mais on écrira sur lui. Or l’écriture reste, elle n’est pas volatile comme le
sont les paroles, de sorte que le héros est celui qui, par la gloire, gardera son
nom pour l’éternité grâce aux écrits que les poètes, et peut-être même les
historiens, lui consacreront.
On pourrait dire que les livres d’histoire – et il existe déjà, dans la Grèce
ancienne, de grands historiens, comme Thucydide ou Hérodote –, en
rapportant les faits exceptionnels accomplis par certains hommes, les sauvent
de l’insignifiance menaçant tout ce qui n’appartient pas au règne de la nature.
Les phénomènes naturels, en effet, sont cycliques. Ils se répètent indéfiniment,
comme le jour vient après la nuit, l’hiver après l’automne ou le beau temps
après l’orage. Et leur répétition garantit que nul ne saurait les oublier :
le monde naturel, en ce sens un peu particulier, accède sans peine à une
certaine forme, sinon d’« immortalité », du moins d’éternité, au lieu que,
comme le dit Arendt, « toutes les choses qui doivent leur existence à l’homme,
comme les œuvres, les actions et les mots sont périssables, contaminées pour
ainsi dire par la mortalité de leurs auteurs ». Or c’est précisément cette
insupportable volatilité que la gloire pourrait permettre, au moins pour une
part, de combattre. Telle est, selon Arendt, la finalité réelle des livres d’histoire
dans l’Antiquité lorsque, rapportant les faits « héroïques », par exemple
l’attitude d’Achille pendant la guerre de Troie, ils tentent de les arracher à la
sphère du périssable pour les égaler à celle de la nature :
Si les mortels réussissaient à doter de quelque permanence leurs œuvres, leurs actions et leurs paroles,
et à leur enlever leur caractère périssable, alors ces choses étaient censées, du moins jusqu’à un certain
point, pénétrer et trouver demeure dans le monde de ce qui dure toujours, et les mortels eux-mêmes
trouver leur place dans le cosmos où tout est immortel, excepté les hommes.
S’ajuster au cosmos
Éduquer pour former des héros... L’héroïsme serait-il alors la finalité ultime de
l’éducation grecque ? Vous parliez pourtant tout à l’heure d’une troisième destinée
possible pour les soldats qui participent à la guerre. En quoi consiste-t-elle et quel
rôle joue-t-elle dans l’éducation aristocratique ?
En effet, l’héroïsme est une possibilité, une finalité possible d’une éducation
réussie, mais ce n’est ni la seule, ni même la meilleure. Elle est utile dans la
guerre, lorsqu’il s’agit de défendre la cité et c’est pourquoi on la fait miroiter
aux élèves en leur faisant découvrir les poèmes d’Homère, mais dans la paix,
elle s’avère insuffisante, voire désastreuse. Lorsqu’il visite les Enfers et qu’il y
croise Achille mort – il a été tué par Pâris d’une flèche au talon guidée par
Apollon –, Ulysse peut constater que la stratégie qui consiste à chercher le salut
par la gloire est malgré tout vouée à l’échec. C’est là ce qu’Achille lui avoue de
son propre chef quand il lui confesse que, finalement, tout bien pesé, il
aimerait mieux être le plus misérable des bouviers, mais vivant, plutôt que le
plus glorieux des héros morts. Heureusement, il existe encore une troisième
destinée possible de la vie humaine en dehors de la mort noire des anonymes et
de la mort précoce des héros, une destinée que l’éducation doit préparer, et
c’est justement celle qu’incarne Ulysse. Il s’agit essentiellement pour lui, non
d’obtenir la gloire pour éviter d’être un sans-nom, mais de passer de la guerre à
la paix, d’Éris (la déesse de la discorde) à Éros, de la haine à l’amour, du chaos à
l’harmonie, de l’exil au retour chez soi, bref, de la vie mauvaise à la vie bonne.
Tel est le sens de son voyage, en quoi il s’agit d’une quête proprement
philosophique, une quête de sens et de sagesse.
Tout au long de son parcours, il se heurte à des obstacles qui s’opposent à la
réussite de cette quête. Ils sont essentiellement doubles : le risque de l’oubli et
celui de la mort par des êtres surnaturels tels que les Sirènes, les Lestrygons, les
Cyclopes, etc. Mais c’est aussi au fil de ces épreuves qu’il découvre peu à peu les
critères qui définissent la vie bonne : vaincre les peurs, habiter le présent en
fuyant les pièges du futur comme du passé et, surtout, trouver sa juste place
dans l’ordre cosmique. En s’ajustant au cosmos, en rejoignant enfin son lieu
naturel dans l’univers, bref, en allant de Troie à Ithaque, de l’exil au chez-soi,
Ulysse comprend qu’il est lui-même un fragment de cet ordre cosmique et
comme ce dernier est éternel, il est en quelque sorte un fragment d’éternité.
C’est donc ici une autre façon de relever les défis de la finitude, du non-sens de
la mort, qui apparaît. On sait combien la crainte de la mort était, selon les
stoïciens, en particulier pour Épictète, mais tout autant pour des épicuriens tels
que Lucrèce, le mobile ultime de l’intérêt pour la sagesse philosophique.
S’ajuster au cosmos, comme vous le dites joliment, trouver sa place dans l’univers
vertigineux et éternel... Tel serait donc le but ambitieux de l’éducation selon les
Grecs. Ce n’est rien moins que la finalité ultime de la philosophie que l’on présente
à l’élève ! Et on comprend que l’éducation et l’enseignement soient ainsi vus comme
indissociables.
Les feuilles tombent, la figue sèche remplace la figue fraîche, le raisin sec la grappe mûre, voilà, selon
toi, des paroles de mauvais augure ! En fait, il n’y a là que la transformation d’états antérieurs en
d’autres ; il n’y a pas de destruction, mais un aménagement et une disposition bien réglés. L’émigration
n’est qu’un petit changement. La mort en est un plus grand, mais il ne va pas de l’être actuel au non-
être, mais au non-être de l’être actuel. « Alors je ne serai plus ? [demande le disciple]. — Tu ne seras pas
ce que tu es, mais autre chose dont le monde aura actuellement besoin 1.
Ou, comme le dit dans le même sens une pensée de Marc Aurèle : « Tu
existes comme partie : tu disparaîtras dans le tout qui t’a produit, ou plutôt,
par transformation, tu seras recueilli dans sa raison séminale 2. »
Que signifient ces textes ? Au fond, tout simplement ceci : parvenu à un
certain niveau de sagesse théorique et pratique, de réconciliation avec le
cosmos, l’être humain comprend que la mort n’existe pas vraiment, qu’elle n’est
qu’un passage d’un état à un autre, non pas un anéantissement, mais un mode
d’être différent. En tant que membres d’un ordre cosmique divin et stable,
nous pouvons participer, nous aussi, de cette stabilité et de cette divinité
pourvu du moins que nous nous y ajustions comme Ulysse à Ithaque. Si nous
comprenons cette idée, nous percevrons du même coup combien notre peur de
la mort est injustifiée, non seulement subjectivement, mais bien aussi
objectivement, puisque l’univers étant éternel, et nous-mêmes étant appelés à
en demeurer à jamais un fragment, nous ne cesserons jamais d’exister.
Éducation morale
Vous nous avez parlé des finalités ultimes de l’éducation. Vous montrez au fond
qu’elles se confondent avec celles de la vie tout court et avec une quête de la sagesse.
On est donc dans le registre de la spiritualité, de la métaphysique. Mais dans ces
conditions, comment situer l’éducation morale, dont on a vu, avec Protagoras,
combien elle était essentielle aux yeux des Grecs ?
Le travail dévalorisé
Il semble bien pourtant que l’éducation aristocratique insiste sur l’effort, le travail
et le devoir, qu’elle délivre bien aux enfants le fameux « Fais pas ci, fais pas ça ! ».
Et dans les compétitions sportives, les joutes organisées et ritualisées comme les jeux
Olympiques, il est clair que les sportifs, hier comme aujourd’hui, transpirent bel et
bien sous l’effort et la tension !
Il ne faut pas se fier à ces formules impératives qui sont en vérité trompeuses.
Aussi étrange que cela puisse nous paraître aujourd’hui, la vertu d’excellence, à
la différence de la vertu méritocratique que les Modernes vont priser par-dessus
tout dans nos écoles républicaines, n’a aucun rapport ni avec un libre arbitre
qui commanderait la volonté, ni avec l’effort, du moins au sens où nous
entendons ces termes. C’est difficile à comprendre pour nous tant nous
sommes habitués à penser toute activité sous la catégorie de l’effort et du
travail : si la vertu n’est pas un combat contre la nature, mais au contraire un
accomplissement de dispositions naturelles, alors il va de soi que le travail,
entendu comme une activité qui domestique la nature en nous (le travail « sur
soi », comme on dit) ou hors de nous (transformation du monde), ne saurait
être moralement valorisé. Voilà pourquoi l’aristocrate, c’est-à-dire au premier
chef celui qui est bien né et bien doué, doté généreusement en talents divers
par nature, va se définir d’abord et avant tout comme quelqu’un qui ne
travaille pas.
Là encore, c’est un trait qui, malgré certains aspects de la révolution
chrétienne dont nous parlerons dans un prochain chapitre, dominera l’univers
aristocratique en Occident jusqu’à la Révolution française. L’aristocrate va à la
chasse, pratique les arts de la guerre, les sports et la musique, voire la poésie, il
ripaille et fait la fête, il joue, il lui arrive même de se livrer à la méditation et à
l’étude, mais, en conséquence directe de tout ce que nous venons de dire, il ne
travaille pas au sens propre du terme. Il s’exerce, sans doute, mais l’exercice n’est
pas un travail. C’en est même à la limite le contraire exact. Le travail, en effet,
vise toujours à changer en profondeur l’homme et le monde auxquels il
s’applique. Il est lutte contre la nature : nous aurons à y revenir dans les
prochains chapitres. L’exercice, lui, possède une tout autre finalité. Il vise à
accomplir la nature, pas à la changer ! Il ne cherche nullement à transformer
celui qui s’y adonne – l’aristocrate n’ayant en principe nul besoin d’un
quelconque changement, puisqu’il est censé, par définition, être virtuellement
parfait, ou du moins excellent, et ce d’entrée de jeu, par nature. L’exercice
possède donc une tout autre finalité que le travail : il tend seulement à faire
passer une virtualité, une disposition naturelle, de la puissance à l’acte. Encore
une fois, il s’agit d’accomplir l’aristocrate, non de le changer, de faire en sorte
que les bonnes graines présentes dès l’origine en lui se développent et
s’épanouissent, pas d’en semer de nouvelles. Pas question de modifier ni même
d’améliorer par un quelconque labeur une nature déjà excellente par elle-
même. Voilà pourquoi, dans cette perspective, le travail proprement dit ne
saurait être perçu par contraste que comme une activité inférieure, servile :
pour tout ce qui relève du monde du travail, l’aristocrate se doit de posséder
des serviteurs ou des esclaves.
Luc Ferry : Pas tout à fait, et même à vrai dire, loin de là, car, là encore, aussi
curieux que cela puisse paraître a priori, notre monde démocratique va
conserver certains secteurs de l’existence dans lesquels cette vision typiquement
aristocratique de l’éducation, de la différence entre l’exercice et le travail, garde
une signification pertinente. Il s’agit évidemment des arts et des sports, qui
occupent certes une place restreinte dans nos systèmes éducatifs en
comparaison des écoles grecques, mais qui n’en sont pas moins omniprésents
hors école, dans le monde économique et médiatique. Dans ces deux
domaines, l’excellence de la nature et des talents reçus dès la naissance conserve
une part éminente. Malgré tous nos louables efforts pour imputer coûte que
coûte leur réussite au travail et au mérite, les exemples abondent de grands
artistes ou de grands champions sportifs si insolemment doués qu’ils n’ont
guère eu besoin, en vérité, de travailler pour atteindre des sommets dans leur
discipline. L’exercice leur a suffi, grâce aux dons exceptionnels dont la nature
les a dotés. La preuve ? Le petit Menuhin jouait les grands concertos
romantiques, réputés les plus difficiles à exécuter, ceux de Mendelssohn,
Brahms, Beethoven ou Max Bruch, dès l’âge de huit ou neuf ans ! Ce qui
signifie, en tout état de cause, qu’il n’avait pas pu travailler bien longtemps –
de toute façon pas plus de cinq ans, puisqu’il avait eu son premier violon à
trois ans. Or en cinq ans, quelqu’un qui n’est pas formidablement doué, même
en travaillant comme une bête de somme, n’a aucune chance de parvenir au
même résultat. Il y a là, incontestable, un don de nature que les catégories
pédagogiques du monde aristocratique parviennent à penser mieux et plus
aisément que notre univers démocratique.
Même chose pour les sportifs, par exemple les joueurs de tennis. Il suffit de
regarder les images filmées des champions juniors pour constater qu’à peine
âgés de huit ou dix ans, les gestes sont déjà parfaits, la vitesse de balle
impressionnante, la vista incomparable. Tout est déjà en place comme si la
nature y avait pourvu bien davantage que la volonté et le travail. On mesure à
nouveau ici la différence abyssale qui sépare l’exercice aristocratique du travail
laborieux que recommande, en s’aidant de la carotte et du bâton, notre
méritocratie républicaine : alors qu’il faut forcer à travailler l’élève peu doué, il
faut parfois empêcher de s’exercer celui que la nature a doté dès sa naissance
des dons d’un champion. Une fois passé la toute petite enfance, où leur
actualisation a sans doute pu prendre la forme d’une contrainte exercée par les
parents, tout change pour celui dont les talents sont hors du commun : à la
limite, ne pas laisser jouer l’artiste ou le sportif talentueux, c’est les priver d’un
bonheur si naturel que tout l’oppose à cette torture qu’est le travail pour
l’immense majorité d’entre nous. En quoi, malgré la puissance de l’univers de
la méritocratie républicaine et démocratique, nous ne parvenons jamais tout à
fait à éradiquer les restes des visions anciennes, aristocratiques, de l’opposition
entre l’exercice, qui convient à l’élite, et le travail, qu’on doit réserver au
peuple. C’est du reste pour cette raison que, pendant des siècles, l’aristocrate,
en Europe, se définira avant tout comme quelqu’un qui, à la différence des
esclaves, des serfs ou même des bourgeois n’a pas à travailler, ni pour « gagner
sa vie » (il a des terres), ni pour se former (il est bon par nature). Au contraire,
dans notre Europe chrétienne ou post-chrétienne, républicaine, un homme qui
ne travaille pas risque non seulement d’être un homme pauvre, parce qu’il
n’aura pas de revenu, mais pire encore, un pauvre homme : livré à lui-même,
désœuvré, privé de cette formation tout au long de la vie qui est devenue une
des exigences premières du monde moderne, il est déconnecté des autres et du
reste de la société.
Peut-on encore dire dans ces conditions que dans le monde antique l’éducation est
infinie, qu’elle s’étend tout au long de la vie, ou n’est-ce pas, à nouveau, un
anachronisme, une illusion typiquement moderne qu’on plaque sur le monde
ancien ?
Oui et non. C’est vrai, l’éducation par la cité dure autant que dure la vie d’un
citoyen qui peut toujours être appelé à une guerre pour la défendre et qui doit
donc rester en permanence mobilisé. Pour autant, il ne s’agit nullement d’un
progrès infini, comparable à ce que Rousseau, penseur moderne par excellence
sur le sujet de l’éducation, appellera la « perfectibilité ». Chaque individu
possède un patrimoine de départ, des qualités innées, mais qui, bien
évidemment, ne sont pas encore développées chez le nouveau-né. L’éducation
ancienne se conçoit donc comme le processus qui consiste à faire passer les
bonnes dispositions de départ de la virtualité à la réalité, de la puissance à l’acte,
de la dunamis à l’energeia, pour reprendre le vocabulaire d’Aristote. De là le fait
que l’éducation, du point de vue antique, n’est pas infinie. Son terme est fixé
dès le départ : il s’agit d’actualiser les dispositions naturelles et, une fois cette
tâche accomplie, une fois que ce qui est en puissance dans un être doué est
passé à l’acte, son éducation est terminée, du moins au sens où il ne peut plus
progresser indéfiniment. La notion moderne d’« éducation tout au long de la
vie » n’a donc ici aucune place. Là encore, le sport est l’héritier de la vision
antique : la trajectoire vers l’excellence n’a qu’un temps et, une fois parvenu au
point culminant, c’est un déclin irrémédiable qui commence, la seule issue
étant de passer à autre chose, d’entamer, comme on dit, une « seconde
carrière », dans un autre domaine...
Et toujours, l’harmonie...
N’est-ce pas là, justement, ce qui explique l’importance réservée aux arts et aux
sports dans l’éducation aristocratique, alors qu’elle est fort médiocre dans nos
établissements scolaires modernes ?
En grande partie, oui, c’est bien de cela qu’il s’agit, mais il y aussi autre chose,
à savoir, comme on peut le comprendre d’après ce que nous avons déjà dit, le
fait que sports et arts sont des propédeutiques à la mise en harmonie de soi
avec l’harmonie cosmique. C’est là un thème que la mythologie a littéralement
incarné dans une figure divine, celle d’Apollon. Fils de Zeus et de Léto (ou
Latone chez les Romains), frère jumeau d’Artémis (Diane), Apollon s’appelle
aussi Phoibos (Phœbus), ce qui, en grec, veut dire « le Brillant »,
« l’Étincelant ». C’est l’une des plus importantes divinités de l’Olympe. Il
possède quatre qualités, quatre attributs qui sont en vérité inséparables entre
eux : c’est à la fois le dieu de la musique, le détenteur de l’instrument divin par
excellence qu’est la lyre que son petit frère, Hermès, lui a offerte ; c’est ensuite
l’archer divin, comme sa sœur, la déesse de la chasse, un tireur d’élite qui ne
manque jamais sa cible ; c’est également le dieu de la médecine et le père
d’Asclépios, l’Ésculape des Romains, figure tutélaire de l’art médical. À ces trois
qualités s’en ajoute une quatrième qui vient pour ainsi dire les couronner : la
beauté. Quand on dit de quelqu’un qu’il est un « apollon », c’est pour dire qu’il
est d’une beauté parfaite. C’est ainsi, par exemple, que, dans une lettre du
6 juillet 1739, Voltaire écrit au philosophe Helvétius : « J’attends, mon bel
Apollon, votre ouvrage, avec autant de vivacité que vous le faites. » « Bel
Apollon » y relève d’ailleurs du pléonasme ou de l’emphase.
Quel lien y a-t-il entre toutes ces qualités ? Réponse évidente : l’harmonie.
Apollon, c’est le dieu cosmique par excellence, celui qui symbolise plus et
mieux qu’aucun autre ce que la cosmologie grecque valorise par-dessus tout : la
justesse, l’ordre bien hiérarchisé, bien proportionné et bien réglé. De là le lien
qui existe entre musique et médecine, la première visant l’harmonie des sons, la
seconde l’harmonie des corps, c’est-à-dire la santé. De là aussi sa justesse dans
l’art du tir à l’arc qui suppose qu’on soit en harmonie autant avec soi qu’avec le
monde extérieur et, enfin, la beauté qui se dégage de cette harmonie. Comme
l’avait compris Nietzsche, Apollon, c’est l’antithèse de Dionysos, son opposé
absolu – Dionysos étant le dieu du chaos, de l’ivresse et de la folie, de la nature
sauvage, non civilisée par les hommes. C’est aussi le maître de la sexualité
débridée, sans frein, sans tabou ni la moindre limite. La musique de Dionysos
est l’inverse de celle d’Apollon. Qu’elle sorte de la flûte de Pan, de la syrinx, ou
de l’aulos, il s’agit d’une musique rauque, sensuelle, sauvage, une musique qui
n’est jamais tout à fait juste, bien accordée, comme celle qu’émet la lyre, mais
qui au contraire est faite de glissandi permanents. Un cinquième trait du
personnage, décidément central dans l’éducation grecque, résume au fond tous
les autres : il est le dieu des oracles, celui dont la sibylle délivre les prophéties,
ce qui va avec sa connaissance intime des lois de l’harmonie cosmique : celui
qui en dispose peut sans se tromper prédire l’avenir qui est forcément inscrit
dans l’ordre du monde déjà présent. C’est pour toutes ces raisons qu’au fronton
de son temple figurent les inscriptions qui stigmatisent l’hybris, la démesure :
« Rien de trop » et « Connais-toi toi-même » (« Gnôthi seautón »).
La théorie de la vérité
La formule, « Connais-toi toi-même » est adoptée aussi par Socrate. Elle est au
cœur de la théorie platonicienne de l’éducation, au cœur de la fameuse pratique de
la maïeutique que Socrate, dont la mère était sage-femme, décrit lui-même comme
un art de l’accouchement des esprits, sinon des corps. Est-ce dire que la pédagogie de
Platon, qui fut le fondateur de l’académie que beaucoup considèrent comme la
première université dans l’histoire de l’Occident, se situe dans le sillage de la
mythologie d’Apollon ?
Pourquoi ?
Tout simplement parce que, parmi toutes les opinions qui traînent, parmi
toutes les opinions courantes, il faut, pour distinguer celles qui sont vraies de
celles qui sont fausses, posséder déjà un critère. Le mot « critère » vient du
verbe grec krinein, qui veut dire « distinguer », « séparer » : séparer le bon grain
de l’ivraie par exemple, avec un « crible », un tamis. C’est aussi l’origine des
mots « crise » et « critique », qui ont la même étymologie. Le critère est ce qui
est nécessaire pour reconnaître la vérité et la distinguer des opinions fausses.
Or, dit le sophiste, si jamais on tombait par hasard sur la vérité, parmi toutes
les opinions qui courent sur le marché des idées, il faudrait bien avoir un
critère pour distinguer la vérité de l’opinion fausse. Pour que ce critère soit
pertinent, dit le sophiste pour embarrasser Socrate, il faudrait bien qu’il soit
vrai. Par conséquent, pour trouver la vérité, il faut déjà la posséder ! Le
paradoxe n’est peut-être pas très puissant, mais la réponse de Socrate est en
revanche géniale. C’est toute la philosophie pédagogique de Platon, toute sa
théorie de la vérité comme réminiscence, qui va être contenue dans cette
réponse. On la trouve parfaitement formulée dans un passage du Ménon, un
dialogue de Platon, qu’il vaut mieux encore citer que résumer tant il est
limpide par lui-même :
MÉNON : Et de quelle façon chercheras-tu, Socrate, cette réalité dont tu ne sais absolument pas ce
qu’elle est ? Laquelle des choses qu’en effet tu ignores, prendras-tu comme objet de ta recherche ? Et si
même, au mieux, tu tombais dessus, comment saurais-tu qu’il s’agit de cette chose que tu ne
connaissais pas ?
SOCRATE : Je comprends de quoi tu parles, Ménon. Tu vois comme il est spécieux, cet argument
que tu débites, selon lequel il n’est possible à un homme de chercher ni ce qu’il connaît ni ce qu’il ne
connaît pas ! En effet, ce qu’il connaît, il ne le chercherait pas, parce qu’il le connaît, et le connaissant,
n’a aucun besoin d’une recherche ; et ce qu’il ne connaît pas, il ne le chercherait pas non plus, parce
qu’il ne saurait même pas ce qu’il devrait chercher.
MÉNON : Ne crois-tu donc pas que cet argument soit bon, Socrate ?
SOCRATE : Non, je ne le crois pas.
MÉNON : Peux-tu me dire en quoi il n’est pas bon ?
SOCRATE : Oui [...]. Comme l’âme est immortelle et qu’elle renaît plusieurs fois, qu’elle a vu à la
fois les choses d’ici et celles de l’Hadès [le monde de l’invisible], c’est-à-dire toutes les réalités, il n’y a
rien qu’elle n’ait appris. En sorte qu’il n’est pas étonnant qu’elle soit capable, à propos de la vertu
comme à propos d’autres choses, de se remémorer ces choses dont elle avait justement, du moins dans
un temps antérieur, la connaissance. [...] Ainsi, le fait de chercher et le fait d’apprendre sont, au total,
une réminiscence 1.
Dépasser le sensible
Mais vient justement le deuxième temps, celui de la chute, de la déchéance,
de l’incarnation dans la prison du corps : c’est le moment de la naissance, de
cette souffrance de la venue dans le monde sensible (voyez d’ailleurs les
hurlements de tous les nouveau-nés qui n’ont pas l’air d’y être a priori très
heureux). L’âme tombe dans un corps, elle s’incarne dans cette prison
sensible et trompeuse (on va voir en quoi dans une seconde) : c’est la fameuse
descente dans la caverne de Platon. Pourquoi le sensible nous trompe-t-il ?
Pourquoi Platon pense-t-il d’entrée de jeu que le sensible est trompeur, qu’il est
un obstacle sur le chemin de la vérité authentique, qui, bien entendu, est
intelligible ? C’est un point important. Pourquoi s’agit-il d’une chute au sens
d’un déclin, d’une décadence ? Réponse : parce que le sensible a pour
caractéristique de nous faire prendre des choses identiques pour des choses
différentes. Il contredit le principe le plus fondamental de la logique, c’est-à-
dire de la rationalité par excellence, à savoir le principe de non-contradiction.
Pour donner un exemple tout simple, lorsque nous touchons, en hiver, de l’eau
transformée en glace, elle nous paraît dure et froide. Si nous en restions à la
simple sensation, à l’univers des seuls sens, nous n’aurions jamais l’idée que
cette eau est la même que celle dans laquelle on se baignait en été et qui était
douce, tiède et liquide. Le sensible – si l’on en reste aux seuls sens – nous fait
donc croire que deux choses qui sont en vérité identiques (la glace et l’eau tiède
sont au fond, du point de vue de l’intelligence scientifique, la même chose)
sont deux choses différentes. Il faut donc dépasser le sensible contradictoire par
l’intelligence pour accéder à l’idée de l’eau, à ce qu’on désignerait dans la
science d’aujourd’hui par la formule H2O, par exemple, formule « idéale » qui
n’est accessible qu’à l’intelligence, dépasser le sensible pour accéder à
l’intelligence de l’idée... Et dépasser le sensible, c’est « sortir de la caverne »
(pour reprendre la métaphore platonicienne), ce qui exige d’une certaine
manière de sortir du corps, de se débarrasser de ce monde d’illusion et
d’apparence qu’est le monde de la sensibilité. Ce qui nous conduit au troisième
temps de cette théorie de la vérité, c’est-à-dire à ce que Platon appelle la
« remémoration ». En grec, cela se dit anamnêsis : il s’agit du travail de
réminiscence, après la chute de l’âme dans un corps sensible qui l’emprisonne,
d’une vérité qu’on a déjà connue mais qu’on a perdue, qu’on a oubliée. La
connaissance est donc toujours à proprement parler une re-connaissance, la
connaissance véritable est souvenir, lutte contre l’oubli.
À mon métier de faire les accouchements, appartiennent toutes les autres choses qui appartiennent
aux accoucheuses, mais il en diffère par le fait d’accoucher des hommes, mais non des femmes, et par le
fait de veiller sur leurs âmes en train d’enfanter, mais non sur leurs corps. [...] Pourtant, j’ai au moins
cet attribut, qui est propre aux accoucheuses : je suis impropre à la conception d’un savoir, et ce que
beaucoup m’ont déjà reproché, à savoir que je questionne les autres, mais que moi-même je ne réponds
rien sur rien parce qu’il n’y a en moi rien de savant, c’est un fait véritable qu’ils me reprochent. Et la
cause de ce fait, la voici : procéder aux accouchements, le dieu m’y force, mais il me retient
d’engendrer. Le fait est donc que je ne suis moi-même absolument pas quelqu’un de savant, pas plus
qu’il ne m’est survenu, née de mon âme, de découverte qui réponde à ce qualificatif ; mais ceux qui se
font mes partenaires, au début, bien sûr, quelques-uns paraissent même tout à fait inintelligents, mais
tous, quand nos rapports se prolongent, ceux-là auxquels il arrive que le dieu le permette, c’est
étonnant tout le fruit qu’ils donnent : telle est l’impression qu’ils font à eux-mêmes et aux autres ; et
ceci est clair : ils n’ont jamais rien appris qui vienne de moi, mais ils ont trouvé eux-mêmes, à partir
d’eux-mêmes, une foule de belles choses, et en demeurent les possesseurs. De l’accouchement, oui, le
dieu est cause, et moi aussi 2.
Le Moyen Âge
L’école des clercs
CHAPITRE 6
L’élève gallo-romain
Le modèle latin
À quoi ressemble l’éducation d’un jeune Gallo-Romain ?
Ces études primaires, qui me permettaient et me permettent encore de lire tout ce que je trouve et
d’écrire tout ce que je veux, ces études valaient mieux, étant plus pratiques, que celles où l’on me forçait
d’apprendre par cœur les « erreurs » de je ne sais quel Énée, dans l’oubli de mes propres erreurs, et de
pleurer la mort de Didon, qui se tua par amour... [...] Je péchais donc dans mon enfance, lorsque je
préférais ces vanités à des connaissances plus utiles, ou plutôt lorsque je détestais les unes et aimais les
autres. « Un et un font deux, deux et deux font quatre » était pour moi un rabâchage odieux, et je
trouvais au contraire le plus grand charme dans les vaines images d’un cheval de bois plein de guerriers,
dans l’incendie de Troie... [...] On nous forçait à nous égarer sur les traces de ces fictions poétiques et à
exprimer en prose ce que le poète avait dit en vers. [...] À quoi bon tout cela, ô vraie vie, ô mon
Dieu 3 ?
À cet âge encore sans vigueur, j’étudiais les traités d’éloquence, art où je désirais briller dans
l’intention damnable et futile de goûter les joies de la vanité humaine. L’ordre accoutumé des études
m’avait conduit au livre d’un certain Cicéron, dont presque tous les lettrés admirent la langue plus que
le cœur 4.
Ces années-là, j’enseignais la rhétorique : vaincu par mes passions, je vendais l’art de vaincre par le
bavardage. J’aimais mieux cependant, vous le savez, Seigneur, avoir de bons élèves, ce qu’on appelle de
« bons élèves », et c’est sans artifice que je leur apprenais l’art des artifices 5.
De quoi me servit-il, vers ma vingtième année où me tomba entre les mains l’ouvrage d’Aristote
qu’on appelle les Dix Catégories, de l’avoir lu et compris tout seul ? [...] Et à quoi bon aussi avoir lu et
compris par moi-même tous les livres consacrés aux arts qu’on appelle libéraux, quand j’étais le pire
esclave de mes passions mauvaises ? J’en aimais la lecture et je ne savais pas d’où venaient les vérités et
les certitudes qu’ils renfermaient. Le dos tourné à la lumière, je faisais face aux objets qu’elle éclairait, et
mes yeux qui les voyaient lumineux ne recevaient pas eux-mêmes la lumière 6.
Les sept arts libéraux, l’héritage d’Aristote, sont ici reniés car ils écartent de la
seule authentique vérité, celle de Dieu. Et les dernières lignes, qui renvoient au
célèbre mythe platonicien de la caverne, ne l’évoquent que pour rejeter la
philosophie antique, qui tourne le dos à la véritable lumière. Par la suite les
penseurs chrétiens, et saint Augustin lui-même, défendront souvent une
position moins intransigeante. Mais même lorsqu’ils admettent que la culture
gréco-romaine et les philosophes peuvent préparer le terrain à la foi, il ne
saurait être question de les mettre sur le même plan que la parole divine :
s’ouvre ainsi le long débat entre héritage gréco-latin et culture chrétienne.
Moines et Barbares
L’autre facteur d’évolution décisif, c’est le bouleversement politique entraîné par les
vagues d’invasions « barbares ». Cet adjectif fait penser au terme par lequel,
précisément, les Grecs désignaient toutes les populations qui ne parlaient pas leur
langue. Quelles sont les conséquences de cet effondrement du monde antique ?
Sacré Charlemagne !
Avec la fin des temps mérovingiens, on voit poindre ce que l’on a pu appeler la
« renaissance carolingienne ». Et la tradition ne fait-elle pas crédit à Charlemagne
d’avoir « inventé l’école » ?
Il parlait avec abondance et facilité et savait exprimer tout ce qu’il voulait avec une grande clarté. Sa
langue nationale ne lui suffit pas : il s’appliqua à l’étude des
langues étrangères et apprit si bien le latin qu’il s’exprimait indifféremment dans cette langue ou dans
sa langue maternelle. Il n’en était pas de même du grec, qu’il savait mieux comprendre que parler. [...]
Il cultiva passionnément les arts libéraux [...]. Pour l’étude de la grammaire, il suivit les leçons du diacre
Pierre de Pise, alors dans sa vieillesse ; pour les autres disciplines, son maître fut Alcuin, dit Albinus,
diacre lui aussi, un Saxon originaire de Bretagne, l’homme le plus savant qui fût alors. Il consacra
beaucoup de temps et de labeur à apprendre auprès de lui la rhétorique, la dialectique et surtout
l’astronomie. Il apprit le calcul et s’appliqua avec attention et sagacité à étudier le cours des astres. Il
s’essaya aussi à écrire et il avait l’habitude de placer sous les coussins de son lit des tablettes et des
feuillets de parchemin, afin de profiter de ses instants de loisir pour s’exercer à tracer des lettres ; mais il
s’y prit trop tard et le résultat fut médiocre 9 .
1.César, Guerre des Gaules, livre VI, trad. L.-A. Constans, Les Belles Lettres, 1967.
2. Tacite, Dialogue des orateurs, op. cit.
3. Saint Augustin, Confessions, livre I, trad. J. Trabucco, Garnier, 1964.
4. Ibid., livre III.
5. Ibid., livre IV.
6. Ibid.
7. César, Guerre des Gaules, livre I, trad. L.-A. Constans, Les Belles Lettres, 1967.
8. Ibid., livre VI.
9. Trad. L. Halphen, 1947, citée par P. Riché, Écoles et enseignement dans le haut Moyen Âge, Aubier-
Montaigne, 1979.
CHAPITRE 7
Lettrés et illettrés
Mentors et miroirs
L’éducation des clercs, la naissance de l’université vont retenir notre attention
parce que nous pouvons y voir les débuts d’une organisation systématique et
« formelle » des enseignements. Mais, comme nous l’avons constaté pour le
monde gréco-romain, il ne faut pas oublier que cet enseignement ne concerne
qu’une minorité, et que les débats qui l’animent restent ceux d’une caste assez
étroite, même si elle gagne en nombre et en influence. Peuvent en faire partie à
l’occasion les femmes, mais, exclues de l’université, leur formation repose sur le
préceptorat et éventuellement les couvents de femmes. Même si bien sûr l’idée
d’un droit à l’éducation équivalent à celui des hommes serait anachronique, on
admet qu’une certaine formation est nécessaire, puisqu’elles auront à s’occuper
des jeunes enfants pendant leurs premières années. Certaines ont laissé le
souvenir de leur culture, voire de leurs activités littéraires, mais elles sont
d’autant plus renommées qu’elles constituent une exception : Marguerite de
Navarre ou Christine de Pizan...
Mais l’affirmation même d’une classe de lettrés, pour l’essentiel des clercs, fait
ressortir l’importance de la masse des « illettrés », ceux qui ne connaissent pas
le latin. Dans une société à dominante rurale, la masse ne reçoit d’autre
éducation que celle qui relève de la transmission par la famille et l’entourage, et
d’une prédication chrétienne qui doit composer avec des traditions païennes.
En langue vulgaire, circulent des récits mêlant des origines diverses (épopées
antiques, chansons de geste, mythologies païennes, matière de Bretagne...) en
un syncrétisme culturel dont, mieux encore que la littérature française, le
Roland furieux de l’Arioste donnera un peu plus tard un parfait exemple. Le
monde des métiers continue à reposer pour l’essentiel sur l’apprentissage, dans
le cadre de la corporation.
Le modèle aristocratique fonctionne de son côté, sous la conduite de
précepteurs, dans une logique de rite de passage qui fait la part belle à la chasse
et aux tournois, qui permettent de développer la valeur guerrière. À l’initiateur
réel succède le modèle idéal que proposent les « miroirs », qui se multiplient :
début d’un genre très important, destiné à éduquer et civiliser les princes. Ils
s’adressent aux aristocrates, proposant le portrait du prince idéal et exhortant
aux vertus qu’ils doivent incarner : force mais aussi justice, loyauté envers les
autorités et assistance aux humbles, bien sûr respect de la religion. On y
retrouve la tradition antique du « mentorat ».
Ces ouvrages se répandent aux XII e et XIII e siècles : miroirs parce qu’ils
renvoient au prince une image idéale, mais aussi parce que cette image est
ensuite renvoyée vers la cour et le peuple. Louis IX, devenu Saint Louis,
incarne cette image idéale. Le Policraticus de Jean de Salisbury, en 1159, fait
date. Il développe la métaphore de l’État conçu comme un corps dont le prince
est la tête, et qui doit viser à l’équilibre des trois composantes, chevaliers, clercs
et paysans, selon la célèbre tripartition d’origine indoeuropéenne. Il installe
aussi la thématique du bon conseiller. Quand le pouvoir ne respecte pas ces
principes, il dégénère en tyrannie...
De même le développement des cours et de la courtoisie, qu’illustrent au
siècle les romans de Chrétien de Troyes, participe de ce que l’historien
XII e
Norbert Elias a appelé la « civilisation des mœurs ».
Scribes et copistes
Les progrès de la culture passent aussi par la copie des manuscrits, dans les
scriptoria des monastères. Pourquoi cette activité monastique, popularisée par un
roman comme Le Nom de la rose d’Umberto Eco, est-elle si présente dans notre
imaginaire médiéval ?
Quand il lisait, ses yeux parcouraient les pages et son intelligence en scrutait le sens, mais sa voix et sa
langue se reposaient. Souvent [...] je l’ai vu lire tout bas, jamais autrement. [...] Peut-être se gardait-il de
lire à haute voix, de peur qu’un auditeur attentif et charmé, se heurtant à quelque passage obscur, ne
l’obligeât à des explications et des discussions sur des points difficiles, et que le temps passé à cela ne le
fût aux dépens des livres qu’il se proposait de lire ; et puis il lui fallait ménager sa voix qui se cassait au
moindre effort, et ce pouvait être aussi une juste raison de lire tout bas 1.
Si les philosophes et principalement les platoniciens ont parfois quelques vérités conformes à nos
vérités religieuses, nous ne devons pas les rejeter, mais les leur ravir comme à d’injustes possesseurs et les
faire passer à notre usage. Le peuple d’Israël rencontra chez les Égyptiens, non seulement des idoles et
des fardeaux accablants qu’il devait fuir et détester, mais encore des vases d’or et d’argent, des vêtements
précieux, qu’il leur enleva secrètement en sortant de l’Égypte, pour les employer à de plus saints usages.
[...] De même les sciences des infidèles ne renferment pas uniquement des fictions superstitieuses et des
fables, des prescriptions onéreuses et vaines, que nous devons tous fuir et détester, en nous séparant de
la société païenne sous la conduite du Christ. Elles contiennent aussi ce que les arts libéraux ont de plus
propre à servir la vérité, d’excellents préceptes des mœurs, quelques vérités relatives au culte d’un Dieu
unique. C’est là leur or et leur argent ; ils ne les ont pas créés, mais tirés des trésors de la divine
Providence [...]. En brisant tous les liens qui l’attachaient à leur société perverse, le chrétien doit enlever
ces richesses pour les faire servir à la juste cause de la diffusion de l’Évangile 2.
La corporation universitaire
Pendant toute cette période, on l’a vu, l’enseignement élémentaire n’évolue guère,
recevant des enfants à partir de sept ans dans une grande confusion des âges, et ne
s’adressant qu’à une minorité dont beaucoup ne dépassent pas le stade des premiers
apprentissages. Les vraies nouveautés n’apparaissent-elles pas du côté des étudiants ?
É
Navarre (ancienne École polytechnique), et le plus célèbre, fondé par Robert
de Sorbon en 1257.
Déjà donc, des sortes de collèges et des lycées qui ne disent pas encore leur nom...
La grande corporation universitaire s’affirme, mais tout en entretenant un lien
étroit avec l’Église. En quoi l’université renouvelle-t-elle alors les enseignements ?
Explication de textes
Le cœur, sous l’effet d’une joie extraordinaire, se disperse à l’intérieur du corps et souffre une
dissolution manifeste des esprits vitaux. Celle-ci peut s’accentuer à un point tel que le cœur demeure
privé de ce qui le fait fonctionner et que la vie s’éteigne sous l’effet d’un tel excès de joie, comme le dit
Galien au livre XII de la Méthode, au livre V du Lieu des affections, au livre II de la Cause des symptômes.
Selon les témoignages de Cicéron (livre I des Questions tusculanes), Verrius, Aristote, Tite-Live, qui note
un tel cas après la bataille de Cannes, Pline (livre VII, chapitres XXXII et LIII), Aulu-Gelle (livres III,
XV et suivants), c’est ce qui serait arrivé autrefois à Diagoras de Rhodes, à Chilon, à Sophocle, à
Denys, tyran de Sicile, à Philippides, à Philémon, à Polycrate, à Philistion, à Marcus Juventi et à
d’autres qui moururent de joie. Avicenne, à ce propos (au livre II du Canon et au livre des Forces du
cœur), parle du safran qui réjouit tellement le cœur qu’il le prive de vie par dissolution et dilatation
immodérée, si on en absorbe une dose excessive. À ce sujet, consultez Alexandre d’Aphrodise, livre I des
Problèmes, chapitre XIX. Voilà pour la question 4 !
Si, nous l’avons vu, les troubles de la fin du Moyen Âge fragilisent le
développement universitaire, les parodies de Rabelais en mettent bien en
évidence les limites intrinsèques. Le débat théologique tend à s’enfermer dans
la sophistication formelle et les apories : Érasme en fait une brillante caricature
dans son Éloge de la folie 5. Les difficultés de la théologie, la sclérose de la
dialectique qui tend à s’enfermer dans une scolastique artificielle,
s’accompagnent de la montée en puissance du droit, destiné notamment à
former les fonctionnaires dont a besoin le pouvoir royal. Mais l’université elle-
même entre en crise, traversée par les débats politiques et religieux, fragilisée
par des mouvements de contestation des étudiants et des troubles qui
aboutissent à la remise en cause des franchises universitaires. Signe révélateur :
le recrutement très international des universités recule, et par là même leur
rayonnement. Du coup, on va voir se développer, à partir des collèges qui
hébergeaient les étudiants, un nouveau dispositif d’enseignement, plus
« secondaire », que nous étudierons dans la période suivante, et qui marquera
durablement le système éducatif.
L’invention du classique
L’université n’a pas encore bien trouvé ses marques quand la Renaissance
s’esquisse...
À voir la manière dont nous sommes instruits, il n’y a pas à s’étonner si et les écoliers et les maîtres
n’en deviennent pas plus intelligents, quelque savants qu’ils se fassent. Nous nous informons
volontiers : « Sait-il du grec ou du latin ? Écrit-il en vers ou en prose ? » Mais s’il est devenu meilleur ou
plus avisé, c’eût été le principal, et c’est ce qui demeure de côté. Il aurait fallu demander qui est le
mieux savant, non qui est le plus savant. Nous ne travaillons qu’à remplir la mémoire et nous laissons
l’intelligence et la conscience vides 6.
Servante de la religion
C’est l’influence d’Aristote sur la théologie chrétienne, au fil de ce qu’on a pu
désigner comme la « révolution albertino-thomiste », qui allait porter
ouvertement le débat sur cette place publique que devient au XIII e siècle
l’université parisienne.
D’un côté, il est tout à fait clair, pour Albert le Grand comme pour saint
Thomas qui reprend sur ce point son maître presque mot pour mot, que le
savoir et la croyance sont antinomiques : je ne puis pas croire ce que je sais,
puisque je le sais, ni savoir ce que je crois, puisque je le crois. Foi et
connaissance sont à l’évidence exclusives l’une de l’autre : il faut de
l’inexplicable à la première pour s’épanouir, là où la seconde tend à la certitude.
Il va de soi, pour Thomas, et ce quelle que soit l’étendue de son rationalisme,
que du mystère subsiste dans la Révélation et que certains éléments de la foi –
tels que la Trinité, l’incarnation, la rédemption, la résurrection des corps et
tous les sacrements qui peuvent s’attacher à ces éléments fondamentaux de la
théologie proprement dite – n’auraient jamais pu être connus par les seules
voies de la raison. Il en résulte que la foi, non seulement ne saurait être
abandonnée pour faire place au seul savoir, mais qu’elle conserve tout le mérite
que le Christ lui-même y attachait : heureux ceux qui croient sans avoir vu, par
confiance en la parole du Christ et nullement en vertu de quelque
démonstration. Demander toujours des preuves, c’est déjà entrer dans la
logique du diable, dans la logique du doute, comme en témoignent assez les
tentations que Satan essaie vainement d’exercer sur Jésus. Et sur ce versant,
Thomas est d’une fermeté, dans la pensée comme dans le propos, qui ne laisse
aucune ambiguïté ni ne permet de douter le moins du monde de sa sincérité :
Dans ce que nous professons sur Dieu, il y a des vérités de deux sortes. Certaines vérités sur Dieu
dépassent toute la capacité de la raison humaine : par exemple que Dieu soit trine [i.e. triple, par le
mystère de la Trinité] et un. D’autres, en revanche, peuvent être atteintes même par la raison naturelle :
par exemple que Dieu est, qu’il est un, et d’autres du même ordre ; et celles-là, même les philosophes
les ont prouvées démonstrativement, conduits par la lumière de la raison naturelle. Il paraît tout à fait
évident qu’une partie des vérités intelligibles divines dépasse absolument la capacité de la raison
humaine... Il y a donc en Dieu des vérités intelligibles qui sont accessibles à la raison humaine, mais il y
en a d’autres qui dépassent absolument sa force.
Voilà pourquoi Thomas peut écrire, et sans nul doute aussi penser en
l’écrivant, qu’« aucun philosophe avant la venue du Christ, avec tous ses
efforts, n’a pu en savoir autant sur Dieu ni autant qui soit nécessaire à la vie
éternelle que n’en sait, par la foi, la petite vieille après la venue du Christ ».
D’un autre côté, cependant, il faut noter qu’au sein même de cette sphère au
premier abord réservée à la Révélation et à la foi – celle qu’analyse notamment
le livre IV de la Somme contre les Gentils – la raison continue, selon saint
Thomas, de conserver toute son utilité pour l’interprétation des Écritures. La
philosophie, sans doute, reste « servante de la religion », selon le mot de saint
Pierre Damien, théologien chrétien du XI e siècle, mais elle l’est au sens le
meilleur et le plus précieux du terme. Sans elle, les mots de la Révélation
risqueraient de rester de simples bruits, des sons dénués de sens. Mais il y a
beaucoup plus : c’est une part considérable de la théologie qui peut être
atteinte par la simple raison (celle qu’analysent les livres I à III de la Somme
contre les Gentils), et à la limite, comme le prouve Aristote, sans aucune aide de
la Révélation. Bien plus, il est même, comme plus tard chez Hegel, rationnel
qu’il y ait de l’irrationnel, de la Révélation, de sorte que la doctrine thomiste de
la vérité culmine dans la conviction qu’une synthèse parfaite de la raison et de
la révélation est non seulement possible mais absolument nécessaire. Pour être
authentique, il faut même qu’une telle synthèse ne soit jamais forcée, ni par un
côté ni par l’autre. C’est tout l’héritage de cette attitude philosophique qu’on
retrouve dans Fides et Ratio. Dans la lignée de saint Thomas, Jean-Paul II y
réaffirme la nécessité de ne pas contraindre le libre exercice d’une pensée qui, si
elle est authentique et rigoureuse, ne saurait jamais s’écarter bien longtemps
des vérités révélées.
Les vérités de la Révélation (par exemple la Trinité), où la « doctrine sacrée »
s’élève infiniment au-dessus de la philosophie païenne, ne contredisent donc
nullement celles de la raison et, réciproquement, ces dernières complètent les
premières. Nul hasard si, dans ce contexte, Thomas cite saint Paul, et son
exhortation faite aux hommes de se livrer à un exercice de la raison qui, même
dans l’univers des païens, aurait pu suffire à les conduire vers Dieu quoique les
vérités révélées fussent supérieures à celles que la philosophie peut découvrir
par ses seules forces. Car « si la vérité de la foi chrétienne dépasse la capacité de
la raison humaine, ce que la raison possède naturellement de manière innée ne
peut cependant pas être contraire à cette vérité », et, réciproquement, « il est
impossible que la vérité de la foi soit contraire aux principes que la raison
connaît naturellement ».
La marge de manœuvre ainsi accordée par Thomas aux nouveaux pouvoirs
d’une raison livrée à elle-même lui ouvre une autonomie jusqu’alors inconnue
dans la tradition chrétienne. À vrai dire, cette indépendance est si grande qu’il
est impossible d’en déterminer tout à fait a priori les limites ni d’en contenir
l’extension en toute certitude. Il suffit, pour s’en convaincre, de se souvenir en
quels termes Thomas attribue à la raison seule la capacité de mettre fin aux
angoisses existentielles de l’humanité : « De ces angoisses, nous serons libérés si
nous soutenons, d’accord avec les démonstrations précédentes, que l’homme
peut parvenir au vrai bonheur après cette vie, l’âme de l’homme existant dans
l’immortalité, état dans lequel elle pensera à la manière dont pensent les
substances séparées. »
C’est ici en rationaliste que parle Thomas, et c’est bien à la démonstration
philosophique qu’il confie le soin de nous convaincre que les peurs liées à la
finitude peuvent être surmontées dans l’optique d’une vie enfin réussie. Les
pouvoirs de la seule raison tels que les conçoit Thomas sont considérables :
non seulement elle nous permet, sans aucune aide de la Révélation, de
démontrer l’existence de Dieu, mais elle parvient aussi à cerner une part
importante de son essence, à prouver la dépendance du monde à son égard,
l’immortalité de l’âme, les conditions de sa béatitude après la mort, etc. Certes,
de nombreux mystères subsistent et la Révélation, comme la foi qui
l’accompagne, demeurent plus que légitimes. Il n’en reste pas moins que la
formule selon laquelle la philosophie doit demeurer « servante » de la théologie
pourrait s’inverser trop aisément pour que le danger ne soit pas perçu par les
héritiers de la tradition augustinienne. De là à penser, comme le diront plus
tard Lessing et Hegel, que la révélation religieuse n’est pas indispensable à
l’atteinte de la vérité, qu’elle n’est guère plus qu’une béquille, un adjuvant de la
raison utile pour l’éducation du genre humain, mais superflu pour le
philosophe, il n’y a qu’un pas, sans doute gigantesque aux yeux d’un croyant
comme Thomas, mais très aisé cependant à franchir pour un penseur laïc.
La philosophie à sa place
Admettre ainsi le rôle spécifique de la raison, n’est-ce pas aussi poser la question de
la place de la philosophie ? Celle-ci, si importante pour les Anciens, est absente de la
liste des sept arts libéraux au Moyen Âge. Ou plutôt, elle n’y apparaît plus qu’en
creux, rabattue sur la dialectique, que, nous l’avons vu, Isidore de Séville identifiait
à la logique « qui distingue le vrai du faux au moyen de très subtiles controverses ».
D’un certain point de vue, nous venons de le voir, la place accordée par
Thomas à la raison laisse un espace à la philosophie. N’y a-t-il pas d’ailleurs de
très grands philosophes chrétiens : Augustin, Thomas, Pascal, bien sûr, mais
aussi, plus près de nous, Kierkegaard, Teilhard de Chardin, Simone Weil, Etty
Hillesum, Edith Stein ? La philosophie peut, dans la perspective chrétienne, se
définir comme un usage de la raison pour contribuer à l’élaboration de la
doctrine du salut. Comme saint Paul le déclare déjà, elle conserve en particulier
deux usages légitimes, malgré la place éminente et même bien supérieure
qu’occupe la foi.
D’une part, il nous faut utiliser la raison pour comprendre les Écritures. En
effet, le Christ s’exprime par symboles et par paraboles. Cela lui permet sans
doute de toucher plus aisément le cœur des hommes, même les plus simples.
Mais ce genre littéraire n’en suppose pas moins, une fois le cœur touché, un
travail réflexif et rationnel d’interprétation et rien ne nous interdit, tout au
contraire, de méditer ses paroles, d’aller y voir de plus près, plus profond, afin
d’en saisir le sens ultime. Pour cela, bien sûr, il nous faut user de notre raison
et, en ce sens, philosopher.
D’autre part, outre les Écritures, il nous faut aussi comprendre la nature,
laquelle, en tant qu’œuvre de Dieu, doit bien porter la trace de la splendeur du
Créateur. En quoi, à nouveau, comme on voit chez saint Thomas ou chez
Teilhard, une philosophie de la nature est nécessaire. On retrouve ici
l’encyclique de Jean-Paul II : si un peu de science nous éloigne de Dieu,
beaucoup nous y ramène, de sorte qu’il faut laisser toute liberté aux
philosophes et aux savants qui usent fort utilement de leur raison.
Il y a donc bien, du moins dans un premier temps, une place pour la
philosophie au sein du christianisme. Mais dans un second temps, cette place
devient précaire, et tout à fait secondaire par rapport à celle de la foi. Car
d’évidence, même s’il ne peut y avoir de contradiction entre les vérités de
raison et les vérités révélées, il n’en reste pas moins que ce sont ces dernières qui
doivent guider la raison et l’emporter sur elle. Car c’est bien de la religion et
non de la philosophie que dépend désormais l’essentiel, à savoir le salut. Non
seulement il faut croire – avoir foi et confiance – en la parole du Christ pour
que sa promesse nous sauve des peurs liées à la finitude humaine (sinon ça ne
marche pas !), mais en outre, c’est de la foi, qui est d’abord une grâce, et non
de nos œuvres (de nos bonnes actions) que dépend avant tout le salut.
De l’humanisme à la Révolution
Vers une éducation nationale
CHAPITRE 10
L’affirmation de la raison
Alain Boissinot : Pour les historiens, les Temps modernes débutent avec la
fin du XV e siècle : la chute de Constantinople en 1453, la découverte de
l’Amérique en 1492. Dans l’histoire des idées et des projets d’enseignement,
cette période voit se dessiner progressivement des évolutions majeures, qui
finiront par donner corps aux problématiques de l’époque contemporaine. La
Renaissance, nous l’avons vu en parcourant la période précédente, s’inscrit sous
le signe d’une critique de la scolastique et d’un retour aux Anciens, ce qui la
tourne vers le passé. Mais en même temps, elle veut renouer avec la vitalité de
cette culture antique, elle secoue le poids de la théologie, elle reconsidère
l’univers des savoirs : par là, elle ouvre sur l’avenir.
Les renouvellements viennent aussi des crises que traverse le christianisme :
des guerres de Religion à la révocation de l’édit de Nantes, l’affrontement de la
Réforme et de la Contre-Réforme catholique provoque dans l’Europe entière
des débats qui stimulent l’esprit critique, et fait de l’enseignement un enjeu
majeur d’influence. En France, l’affirmation du pouvoir royal, qui ne va pas
sans tensions avec l’Église romaine, puis la contestation de l’absolutisme et les
crises qui aboutiront à la Révolution s’accompagnent du développement d’une
pensée politique, nourrie des échanges entre penseurs européens sur la question
du meilleur régime, et qui, comme le Platon de La République, accorde une
importance capitale à l’éducation.
De l’humanisme aux Lumières, on voit ainsi s’organiser les éléments d’une
« crise de la conscience européenne », pour reprendre le titre d’un livre de Paul
Hazard, paru en 1961. Cet ouvrage désormais classique porte sur la période
charnière des dernières années du règne de Louis XIV. Mais on peut aisément
donner à la notion un empan beaucoup plus large, à condition de débarrasser
le terme de « crise » de ses connotations négatives, et d’y voir ce qui amorce des
temps nouveaux autant que ce qui fragilise l’ordre ancien.
Il ne s’agit pas ici de suivre le détail de ces évolutions, mais plutôt de tenter
d’en identifier les principaux axes. Ils concernent à la fois le projet
d’enseignement lui-même (que doit-on enseigner ?), les publics concernés (qui
enseigne-t-on ?), et l’organisation des enseignements (comment enseigne- t-
on ?). À l’horizon de ces débats, les temps de la Révolution et de l’Empire,
malgré la persistance de bien des pratiques anciennes, ouvriront une nouvelle
période qui est celle de la construction d’un « système éducatif ».
L’appétit encyclopédique
En somme, il s’agit maintenant de considérer la Renaissance humaniste non plus
comme une sortie du Moyen Âge, mais comme une ouverture à de nouveaux
schémas de pensée. Une naissance, et non pas seulement une (re)naissance ?
Cet esprit universel se doit acquérir de bonne heure par la diligence du maître instructeur, puis par
les voyages et communications avec les étrangers, et par la lecture des livres et histoires de toutes
nations... Finalement le maître doit lui apprendre à ne rien recevoir à crédit et par autorité : c’est être
bête et se laisser conduire comme un buffle – mais d’examiner tout avec la raison, lui proposer tout et
puis qu’il choisisse ; s’il ne sait choisir, qu’il doute 1 !
Je conviendrai, si on le veut, qu’au sortir de ses classes un jeune homme est fort instruit des finesses
de l’expression latine ; mais, dans cette supposition même, je demanderai si l’on doit payer cette
connaissance du prix de huit ou dix ans de travail et si, dans la prime jeunesse, dans l’âge où la curiosité
n’est combattue par aucune passion, où l’on est par conséquent plus capable d’application, ces huit ou
dix années consommées dans l’étude des mots ne seraient pas mieux employées à l’étude des choses et
surtout des choses analogues au poste qu’on doit vraisemblablement remplir 7.
Retour vers les choses elles-mêmes, primat de la raison : une science au sens
moderne devient possible. Il suffit de se reporter au Discours préliminaire de
l’Encyclopédie, que nous avons déjà rencontré, pour mesurer le déplacement qui
s’est opéré. Dans la première partie, il expose et classe les différents champs de
la connaissance en renversant délibérément l’ordre traditionnel du trivium et
du quadrivium et en commençant par les sciences et les techniques. Puis, dans
une partie historique, il évoque les grands noms de ceux qui ont permis de
sortir des ténèbres de la scolastique : Bacon (De la dignité et de l’accroissement
des connaissances humaines), Descartes, Newton, enfin Locke (De l’entendement
humain). Avant de mentionner quelques autres noms, dont ceux de Galilée,
Pascal ou Leibniz, d’Alembert conclut : « Tels sont les principaux génies que
l’esprit humain doit regarder comme ses maîtres, et à qui la Grèce eût élevé des
statues, quand même elle eût été obligée pour leur faire place, d’abattre celles
de quelques conquérants. » Hommage étonnant, qui rétroactivement érige les
pionniers d’un nouveau monde intellectuel au rang de héros de la Grèce
antique...
On étudiait naguère dans les classes de première un apologue de Fontenelle,
qui illustre cette volonté rationnelle avec un esprit qui est déjà celui du
XVIII e siècle :
En 1593, le bruit courut que les dents étant tombées à un enfant de Silésie, âgé de sept ans, il lui en
était venu
une d’or à la place d’une de ses grosses dents. Horstius, professeur en médecine dans l’université de
Helmstadt, écrivit en 1595 l’histoire de cette dent, et prétendit qu’elle était en partie naturelle, en
partie miraculeuse, et qu’elle avait été envoyée de Dieu à cet enfant pour consoler les chrétiens affligés
par les Turcs. Figurez-vous quelle consolation, et quel rapport de cette dent aux chrétiens ni aux Turcs.
En la même année, afin que cette dent d’or ne manquât pas d’historiens, Rullandus en écrit encore
l’histoire. Deux ans après, Ingolsteterus, autre savant, écrit contre le sentiment que Rullandus avait de
la dent d’or, et Rullandus fait aussitôt une belle et docte réplique. Un autre grand homme, nommé
Libavius, ramasse tout ce qui avait été dit de la dent, et y ajoute son sentiment particulier. Il ne
manquait autre chose à tant de beaux ouvrages, sinon qu’il fût vrai que la dent était d’or. Quand un
orfèvre l’eût examinée, il se trouva que c’était une feuille d’or appliquée à la dent, avec beaucoup
d’adresse ; mais on commença par faire des livres, et puis on consulta l’orfèvre 8.
La reconnaissance de l’enfant
Un nouveau regard
Cette évolution des esprits, telle que nous la voyons se dessiner, relève pour le
moment d’échanges entre philosophes, et des jeux de l’imagination : l’Utopie de
Thomas More dialogue avec l’Éloge de la folie d’Érasme ! Cela n’est pas suffisant
pour faire évoluer les pratiques d’enseignement...
La faiblesse du corps est innocente chez l’enfant, mais non pas son âme. [...] Cet âge que je ne me
rappelle pas avoir vécu [...] j’hésite à le compter dans la vie que je mène en ce siècle. Il est pour moi
plongé dans un aussi noir oubli que le temps que j’ai passé dans le ventre de ma mère. Que si « j’ai été
conçu dans l’iniquité », si « c’est dans le péché que ma mère m’a porté », où donc, je vous prie, mon
Dieu, où, Seigneur, moi votre Serviteur, où et quand ai-je été innocent 2 ?
De Fénelon à Rousseau
Rousseau a d’ailleurs le livre de Locke sous les yeux quand il écrit l’Émile
(1762) et les passages de La Nouvelle Héloïse consacrés à l’éducation (1761).
On y retrouve toutes les problématiques que nous venons d’évoquer, mais en
quelque sorte portées à incandescence dans le cadre de la philosophie
rousseauiste, ce qui leur donnera pour des siècles un retentissement
exceptionnel. Renversant les perspectives anciennes, Rousseau théorise ce qu’il
nomme à plusieurs reprises une « méthode inactive », qui doit laisser le temps à
la nature de faire son œuvre chez un enfant mis en présence des choses elles-
mêmes, et non de l’univers artificiel des mots, formé à l’exercice de la raison, et
non soumis à l’autorité. Il ne s’agit pas de gaver l’enfant de science, mais de lui
en donner le goût et de lui permettre de la comprendre, au sens fort du terme.
Pour cela, il faut savoir perdre du temps, au lieu de brusquer les étapes :
Oserai-je exposer ici la plus grande, la plus importante, la plus utile règle de toute l’éducation ? Ce
n’est pas de gagner du temps, c’est d’en perdre. [...] La première éducation doit donc être purement
négative. Elle consiste, non point à enseigner la vertu ni la vérité, mais à garantir le cœur du vice et
l’esprit de l’erreur. Si vous pouviez ne rien faire et ne rien laisser faire ; si vous pouviez amener votre
élève sain et robuste à l’âge de douze ans sans qu’il sût distinguer sa main droite de sa main gauche, dès
vos premières leçons les yeux de son entendement s’ouvriraient à la raison ; sans préjugé, sans habitude
il n’aurait rien en lui qui pût contrarier l’effet de vos soins. Bientôt il deviendrait entre vos mains le plus
sage des hommes et en commençant par ne rien faire, vous auriez fait un prodige d’éducation 3.
La rudesse de l’ignorance
Nous abordons ici un autre sujet que notre époque connaît bien : d’une
certaine façon, la période qui nous intéresse va rencontrer la question de la
« démocratisation » de l’enseignement. Depuis l’Antiquité et le Moyen Âge,
nous l’avons vu, il existe bien sûr des formes d’éducation « non formelle »,
comme on dit aujourd’hui : formation par la famille ou l’entourage et le
milieu, apprentissage, diffusion de traditions culturelles et religieuses... Mais
l’éducation formelle, c’est-à-dire un enseignement explicitement organisé en
tant que tel, ne concerne qu’une minorité de la population, essentiellement
masculine, et ce d’autant plus nettement qu’on dépasse le stade des rudiments.
S’il continue à en être ainsi durant notre période, on voit toutefois augmenter
tant l’offre que la demande de formation. Un débat se dessine : faut-il limiter
l’accès à la formation, ou au contraire tendre vers une instruction universelle, et
en ce cas jusqu’à quel niveau ? C’est là une question éminemment politique,
qui fera l’objet de vifs débats au XVIII e siècle et pendant la période
révolutionnaire.
Dès le XVI e siècle, la Réforme joue un rôle important dans le développement
de l’instruction. Contre les superstitions véhiculées par les moines, Luther
insiste non seulement sur la formation supérieure, rejoignant la démarche
humaniste et antiscolastique, mais aussi sur une formation élémentaire et
populaire, qui recourt à la langue maternelle. Son disciple Mélanchthon, nous
l’avons vu, joue un rôle essentiel pour le développement de l’instruction outre-
Rhin. En France, les écoles élémentaires et l’alphabétisation se développent
particulièrement dans les terres d’influence protestantes, notamment entre
É
l’édit de Nantes (1598) et sa révocation (1685). L’Église catholique, après avoir
longtemps voulu garder le monopole de la lecture et de l’interprétation des
textes sacrés, doit relever le défi, et le concile de Trente insiste sur la tâche
d’éducation qui lui revient. Comme la Réforme, la Contre-Réforme catholique
va donc jouer dans le sens de la diffusion de l’instruction, qu’il s’agisse de
l’enseignement élémentaire ou des niveaux supérieurs dans lesquels les collèges
jésuites ont un rôle déterminant. L’Église catholique encourage le
développement d’écoles pour les pauvres : on cite souvent en exemple le réseau
organisé à Lyon par Charles Démia à la fin du XVII e siècle, d’autant qu’il
apparaît aussi comme un réformateur sur le plan pédagogique. Le pouvoir
royal, sensible à la méfiance des notables à l’égard de l’éducation du peuple,
encourage et accompagne ce mouvement de scolarisation plus qu’il ne le
suscite.
Cette stratégie rencontre la demande sociale d’une meilleure formation :
alphabétisation et instruction progressent nettement sur l’ensemble de la
période, même si, nous le verrons plus loin, ce mouvement général recouvre de
fortes disparités selon les territoires et selon les moments, des phases de recul
liées aux troubles religieux, politiques, économiques, alternant avec des temps
de progrès. Mais il ne va pas de soi d’accueillir avec faveur cette demande
d’instruction. Certains craignent que même l’acquisition des rudiments ne
détourne les enfants des travaux des champs ou de l’apprentissage ; a fortiori,
n’est-il pas dangereux que trop d’entre eux prolongent plus loin leur scolarité et
s’engagent dans les collèges ? La multiplication de ceux-ci, au XVII e siècle,
inquiète vite, et de nombreux avertissements se font entendre : ne va-t-on pas
détourner les jeunes des tâches productives, et fabriquer des aigris dotés d’une
culture classique à la fois fragile et inutile ? On cite souvent à ce sujet la crainte
exprimée déjà par Richelieu dans son Testament politique 5 :
Comme la connaissance des lettres est tout à fait nécessaire à une république, il est certain qu’elles ne
doivent pas être indifféremment enseignées à tout le monde. Ainsi qu’un corps, qui aurait des yeux en
toutes ses parties, serait monstrueux, de même un État le serait-il si tous ses sujets étaient savants. On y
verrait aussi peu d’obéissance que l’orgueil et la présomption y seraient ordinaires ; le commerce des
lettres bannirait absolument celui de la marchandise, qui comble les États de richesses ; il ruinerait
l’agriculture, vraie mère nourrice des peuples, et il déserterait en peu de temps la pépinière des soldats,
qui s’élèvent plutôt dans la rudesse de l’ignorance que dans la politesse des sciences ; il remplirait enfin
la France de chicaneurs plus propres à ruiner les familles et troubler le repos public qu’à procurer aucun
bien aux États.
É
François de Dainville, auteur d’un ouvrage de référence, L’Éducation des
jésuites (du XVI e au XVIII e siècle), a montré comment le développement des
collèges rencontrait une demande qui leur donne un caractère plus
démocratique qu’on ne le dit souvent, même si la possibilité de scolariser un
enfant est très liée à la conjoncture économique et par exemple au cours du blé.
Mais il explique aussi que les projets de création de collèges n’étaient pas
toujours bien accueillis. Ainsi Nantes, ville de commerce maritime, résiste-t-
elle avec acharnement, et son maire, au début du XVIII e siècle, plaide-t-il même
pour un transfert de l’université à Rennes, ville de Parlement plus accueillante
aux activités intellectuelles... Ce n’est que progressivement, au XVIII e siècle, que
s’installe dans les milieux éclairés l’idée que l’ignorance est un frein au progrès
technique et économique.
En effet, on est avec l’exemple des édiles de Nantes aux antipodes des élus
d’aujourd’hui, prêts à tout pour obtenir une implantation universitaire... Mais
n’est-ce pas qu’ici l’intérêt plus ou moins bien compris de la ville l’emporte sur celui
des individus ?
Le latin d’abord
Si de nouvelles ambitions et de nouveaux projets en matière d’enseignement
s’affirment à cette époque, il nous reste à voir dans quelle mesure ils font
véritablement évoluer les pratiques et les institutions. Qu’en est-il dans la réalité ?
É
nécessité d’une discipline rigoureuse. L’Église veille à ce qu’on ne mêle pas
garçons et filles dans les petites écoles, ce qui suppose que se développent, dès
le XVII e siècle, des congrégations féminines vouées à l’éducation des filles.
Gratuit pour les pauvres, leur enseignement peut être payant et de niveau plus
élevé pour des pensionnaires de milieu aisé.
L’efficacité de cet enseignement est difficile à évaluer précisément. L’évolution
n’est pas linéaire : les désordres dus aux guerres de Religion fragilisent la
scolarisation, avant une reprise au XVII e siècle. Les enquêtes qui ont été
conduites, à partir des signatures de contrats de mariage ou de testaments, font
apparaître un développement progressif de l’alphabétisation. Mais il est très
inégal : il concerne les hommes plus que les femmes, les zones urbaines plus
que les campagnes, la France du Nord plus que celle du Midi, et à l’intérieur de
celui-ci le Sud-Est plus que le Sud-Ouest. Bien sûr la fracture est aussi sociale,
nobles, clercs, hommes de loi et bourgeois se distinguant des simples
travailleurs des villes et des campagnes. Selon les historiens Marc Venard et
Jean Quéniart, « à la fin du XVII e siècle, 71 % des Français et 89 % des
Françaises – à la campagne, moins sans doute en ville – [sont] encore parqués
dans l’analphabétisme ». Si la langue française progresse au long du XVII e siècle,
notamment dans les villes, au moment de la Révolution, la grande majorité des
habitants s’exprime dans les langues et parlers régionaux : cela ne facilite pas les
progrès de l’alphabétisation. Ils sont pourtant nets au XVIII e siècle, notamment
chez les femmes, même si l’on retrouve les fractures évoquées ci-dessus. À la
veille de la Révolution, près d’un homme sur deux est capable de signer de son
nom. Un long processus est en cours, qui se poursuivra avec la consolidation
de l’enseignement primaire à partir du XIX e siècle.
1. Ph. Ariès, L’Enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime, Le Seuil, 1973.
2. Saint Augustin, Confessions, livre I, op. cit.
3. J.-J. Rousseau, Émile, livre II.
4. Ibid., livre III.
5. Publié en 1688 mais écrit dans les années 1640.
CHAPITRE 12
Grammaire et humanités
Pendant ce temps, que deviennent les niveaux d’instruction supérieurs ? Nous
avons évoqué tout à l’heure le débat sur la multiplication des collèges...
Alain Boissinot : C’est en effet autour des collèges que va se nouer une phase
essentielle de l’histoire de l’enseignement. À l’origine, nous l’avons vu dans la
période précédente, les collèges sont des lieux d’hébergement pour les étudiants
des universités et notamment pour ceux des facultés des arts, les plus jeunes et
les plus nombreux. Même si des activités pédagogiques peuvent s’y organiser et
si certains à partir de là proposeront des cours, ils ne sont pas au départ définis
en tant que tels comme institutions d’enseignement. C’est cette situation qui
va évoluer à partir de la fin du Moyen Âge, sous l’effet conjugué de différents
facteurs. L’université est fragilisée par les troubles externes et par la sclérose
interne de la scolastique. Elle est contestée par le courant humaniste, qui gagne
de l’influence dans les collèges parisiens et, à partir du milieu du XVI e siècle,
donne une nouvelle vitalité au monde des « arts » qui évolue davantage que les
facultés supérieures et spécialisées (droit, théologie, médecine). Le périple
universitaire de Gargantua, accompagné de son maître Ponocrates, illustre une
effervescence que décrit longuement Rabelais. Essor fragile, car la Réforme et
les guerres de Religion divisent le monde universitaire, font baisser le nombre
des étudiants et en limitent la circulation. Les effectifs des facultés des arts
chutent fortement. C’est dans ce contexte que se cherchent de nouveaux
modes de scolarisation. Les réformés développent, sous le nom d’« académies »,
des établissements associant formation humaniste et religieuse. Également
appelées académies, des écoles se créent pour former les fils de la noblesse. Mais
c’est surtout un réseau de collèges, en un nouveau sens du terme, qui va se
développer rapidement à partir du XVI e siècle : prenant le relais des facultés des
arts, lieu d’instruction plus que d’hébergement, couvrant plus largement le
territoire, les collèges constituent la base d’un enseignement secondaire.
Ce qui va les caractériser, c’est aussi une organisation interne forte, qui
contraste avec l’ouverture et la souplesse des modes de fonctionnement
universitaires du Moyen Âge. Les collèges, à commencer par les établissements
parisiens, s’inspirent d’un mode d’organisation qui avait été expérimenté dès le
XV e siècle par les Frères de la vie commune, animateurs d’un réseau d’écoles né
aux Pays-Bas. Ce sont eux qui ont introduit la répartition des élèves en classes,
désignées par des niveaux numérotés en partant de la fin du parcours : d’où les
appellations que nous connaissons encore de première, après la terminale, puis
seconde, troisième, etc. À cette succession des classes correspond une
progression des apprentissages qui reprend successivement les éléments
traditionnels du trivium et du quadrivium. Le collège classique comprend cinq
classes, à partir de la cinquième. La sixième constitue éventuellement une classe
préparatoire. On suit trois ou quatre classes de grammaire (selon le statut de la
sixième), puis une classe d’humanités et une de rhétorique. Vient ensuite un
cycle de philosophie en un ou deux ans. Ainsi recule peu à peu le mélange des
âges qui a longtemps caractérisé l’enseignement, le parcours allant d’environ
onze à dix-huit ans. Mais la diversité ne disparaît pas pour autant, d’autant
qu’une classe, dans les grands collèges, peut réunir de cent à plus de deux cents
élèves, ce qui ne va pas sans nécessiter une discipline sévère... C’est dans un
établissement de ce type que Montaigne, après un temps de formation
domestique par un précepteur, fait ses études à Bordeaux – sans enthousiasme
au demeurant : le collège de Guyenne, fondé en 1533 et développé par des
maîtres venus de Paris, « alors très florissant et le meilleur de France 1 ».
Le modèle jésuite
Tous les établissements n’assurent pas le cycle complet des études, certains
n’allant pas jusqu’au niveau du cycle de philosophie, ou ne faisant que
prolonger l’enseignement élémentaire par une initiation au latin. Mais le
modèle classique sera donné par les collèges jésuites : au milieu du XVI e siècle,
la Compagnie de Jésus s’engage dans l’enseignement, conçu au départ, dans
une logique de reconquête catholique, comme une forme d’apostolat. En dépit
d’oppositions universitaires, les collèges jésuites se multiplient rapidement, avec
des implantations soigneusement préparées sur l’ensemble du territoire. Le
collège de Clermont, actuel lycée Louis-le-Grand, est appelé à devenir une
référence durable. Les jésuites imposent un modèle pédagogique reconnu pour
sa qualité qui sera codifié à partir de 1599 dans le Ratio studiorum (nous
dirions aujourd’hui un « référentiel d’enseignement »), et qui influencera les
collèges concurrents que développent d’autres ordres, comme les oratoriens. En
un renversement significatif par rapport à la tradition du Moyen Âge, les
collèges jésuites sont conçus comme des externats : ce n’est que peu à peu et
avec réticence que pour répondre à une forte demande sociale ils s’ouvriront à
l’internat. Le pensionnat est d’ailleurs coûteux, et réservé à une élite sociale ; il
connaîtra une démocratisation relative au XVIII e siècle.
Le succès du collège se lit dans les chiffres : Marc Venard, à partir des travaux
de François de Dainville 2, estime à 60 000 le nombre des élèves des collèges
vers 1627, dont les deux tiers dans les seuls établissements tenus par les
jésuites. L’ordre de grandeur semble le même à la veille de la Révolution. Il
rapproche ce nombre de l’effectif des garçons dans le secondaire à la fin du
XIX e siècle (187 000), et conclut que, la population française ayant doublé
entre-temps, le niveau de scolarisation atteint au début du XVII e siècle n’est pas
si loin de celui des débuts de la III e République. Pour l’essentiel, ce réseau est
en place au milieu du XVII e siècle et n’évolue que marginalement ensuite. La fin
du règne de Louis XIV est même une période de net recul, comme celle de
l’Ancien Régime, fragilisée par la crise qu’ouvre l’expulsion des jésuites en
1762.
La large implantation des collèges jésuites permet une « démocratisation » de
l’enseignement plus large qu’on ne l’a longtemps cru, comme l’a montré
l’historien François de Dainville ; toutefois la scolarisation des enfants les plus
modestes, fils de paysans aisés ou d’artisans, se limite souvent aux premières
années et reste très dépendante du contexte économique. Même si les droits de
scolarité restent limités, il faut acheter des livres, payer un logement ou un
trousseau ; scolariser un enfant, c’est perdre une force de travail. Des bourses
existent néanmoins, accessibles sur concours ou offertes dans une logique de
charité, par exemple pour aider des jeunes issus de bonnes familles
désargentées.
Théâtre et éloquence
Des nouveautés pédagogiques sont aussi restées célèbres, comme la pratique
du théâtre, importante chez les jésuites, qui est à la fois un outil d’édification
morale et un moyen d’ouvrir le collège sur son environnement et de permettre
aux parents d’en constater l’excellence. Sur ce point, Montaigne garde un bon
souvenir de ses études : « Ferai-je état de cette qualité que j’avais en mon
enfance : une assurance de visage, et une souplesse de la voix et du geste pour
m’adapter aux rôles que j’entreprenais ? Car avant l’âge, j’ai tenu ceux des
premiers personnages dans les tragédies latines de Buchanan, de Guérente et de
Muret qui furent représentées avec éclat dans notre Collège de Guyenne 3. »
Que penser de cette formation où, malgré les ambitions humanistes, la
fidélité à la tradition semble l’emporter ? Descartes, même si, nous l’avons vu,
le début du Discours de la méthode est un acte de rupture, évoque avec une
certaine indulgence ses études au collège jésuite de La Flèche :
Je ne laissais pas [...] d’estimer les exercices, auxquels on s’occupe dans les écoles. Je savais que les
langues, qu’on y apprend, sont nécessaires pour l’intelligence des livres anciens ; que la gentillesse des
fables éveille l’esprit ; que les actions mémorables des histoires le relèvent, et qu’étant lues avec
discrétion, elles aident à former le jugement ; que la lecture de tous les bons livres est comme une
conversation avec les plus honnêtes gens des siècles passés [...] ; que l’éloquence a des forces et des
beautés incomparables, que la poésie a des délicatesses et des douceurs très ravissantes ; que les
mathématiques ont des inventions très subtiles, et qui peuvent beaucoup servir, tant à contenter les
curieux qu’à faciliter tous les arts, et diminuer le travail des hommes 4.
Mais un peu plus d’un siècle plus tard, l’article « Collège » de l’Encyclopédie,
rédigé par d’Alembert, est une charge violente :
Un jeune homme après avoir passé dans un collège dix années, qu’on doit mettre au nombre des plus
précieuses de sa vie, en sort, lorsqu’il a le mieux employé son temps, avec la connaissance très
imparfaite d’une langue morte, avec des préceptes de rhétorique et des principes de philosophie qu’il
doit tâcher d’oublier ; souvent avec une corruption de mœurs dont l’altération de la santé est la
moindre suite.
Ces critiques du collège sont liées notamment aux redéfinitions des savoirs que
nous avons rencontrées en commençant à étudier cette période. Mais, par-delà la
remise en cause, voit-on se dessiner des pratiques et des institutions nouvelles ?
Nous n’avons pas fini de constater, dans l’histoire du système éducatif, une
caractéristique : son inertie rend très difficile toute évolution des institutions
existantes, et les nouveautés se manifestent plutôt dans la création de dispositifs
parallèles.
Vers 1760, la crise paraît évidente. Les critiques des philosophes se
multiplient, les traités sur l’éducation paraissent en nombre, l’Émile de
Rousseau étant le plus célèbre. En 1762, les jésuites sont expulsés du royaume,
victimes de l’hostilité conjuguée des gallicans, qui n’acceptent pas leur sujétion
au Saint-Siège, des milieux jansénistes, des tenants des Lumières. Les
parlements ferment leurs collèges, ce qui entraîne un manque considérable
d’enseignants, et suscite de nombreux débats : comment les remplacer ? Parmi
les contributions qui se multiplient, l’une des plus marquantes est celle de La
Chalotais, procureur général du parlement de Bretagne. Son titre est
significatif : Essai d’éducation nationale ou Plan d’études pour la jeunesse (1763).
Au lieu de s’en remettre à l’Église et aux congrégations, il s’agit pour la Nation
de se saisir de la question de l’enseignement : « La Nation est pleinement
convaincue aujourd’hui de la nécessité d’une réformation générale dans la
méthode ordinaire des Collèges. » Prise de conscience qu’on retrouvera par
exemple chez Turgot, qui en 1775 remet au roi un Mémoire sur les municipalités
où il prône la création d’un « Conseil de l’instruction nationale ».
Les propositions de La Chalotais reprennent des thèmes que nous avons déjà
rencontrés. Il insiste sur le rôle de l’instruction pour « perfectionner les
hommes » : la nature ne fait pas tout. Il critique la formation scolastique, que
la Renaissance n’a pas suffisamment corrigée, et qui était faite par et pour des
clercs. Or on ne peut faire confiance à l’Église pour l’éducation, ni à des
hommes qui mettent le pape au-dessus des États et les ordres religieux au-
dessus de la patrie ; position gallicane qui entraîne une conclusion
catégorique : « Le bien de la société exige manifestement une éducation civile ;
et si on ne sécularise pas la nôtre, nous vivrons éternellement sous l’esclavage
du pédantisme. »
Une éducation nationale, civile, sécularisée : on voit le nouveau cap que
prend la réflexion sur l’enseignement... La Chalotais brosse alors un plan
d’études orienté vers l’utilité : il ne s’agit pas de généraliser l’instruction, mais
de donner à chacun ce dont il aura besoin selon sa fonction. Il remet en cause
l’hégémonie du latin, valorise l’histoire et la géographie, les sciences de la
nature (il faut « étudier la nature sur la nature même »), la langue maternelle et
les langues vivantes, l’art d’inventer... Mais tout cela doit être conçu en
fonction des besoins de la collectivité : « Mon but est de prouver qu’à la place
d’une éducation qui n’était propre tout au plus que pour l’École, on peut en
substituer une qui formât des Sujets pour l’État. »
On retrouve cet esprit dans les nouveautés qui apparaissent à la fin de
l’Ancien Régime. Malgré les préconisations, l’enseignement des collèges, au
demeurant fragilisé par le départ des jésuites, peine à évoluer : il faudra
attendre l’expérience des écoles centrales, sous la Révolution, pour constater un
véritable changement. Le renouvellement passe plutôt par la création d’autres
établissements, souvent à l’initiative de l’État lorsqu’il s’agit de répondre à des
besoins du royaume, en matière de défense ou d’aménagement du territoire.
Naissent ainsi des écoles militaires, accueillant des pensionnaires, avec un
programme de formation scientifique. Se développent aussi des établissements
correspondant aux premières années du collège, mais proposant, aux dépens du
latin, un enseignement technique et pratique plus marqué. Des écoles
spécialisées se créent pour répondre aux besoins des techniques et de
l’industrie.
Dans l’enseignement supérieur, si les facultés de droit et de médecine gardent
leur légitimité et leur rôle professionnalisant, l’effacement des facultés des arts
et la contestation des collèges vont entraîner la création d’un nouveau type
d’établissements, qui préfigure nos grandes écoles. Apparaît ainsi une
caractéristique française qui se révélera très durable, le dualisme d’un
enseignement supérieur qui, à côté d’universités fragiles, confie la formation
des élites à des écoles spécialisées. Dans les dernières années de l’Ancien
Régime, naissent ainsi des écoles vétérinaires, l’École royale du génie et des
écoles d’artillerie, et surtout des écoles d’ingénieurs : École des ponts et
chaussées, ou École des mines. Comme dans beaucoup d’autres domaines, la
É
création de l’École polytechnique, en 1795, prolongée par des écoles
d’application, ou celle du Conservatoire des arts et métiers (1794) et de divers
instituts seront moins une création originale de la Révolution que la
continuation d’un mouvement largement amorcé dès l’Ancien Régime.
L’éducation en Révolution
Tout cela reste en effet assez modeste. Dans ces conditions, comment expliquer la
passion des débats qui ont accompagné l’élaboration des plans révolutionnaires ?
Les collèges, nous l’avons vu, faisaient l’objet de critiques souvent violentes. Que
deviennent-ils pendant la période révolutionnaire ?
Du nain au géant
Période de « crise de la conscience européenne », les temps qui vont de la
Renaissance à la Révolution française sont donc ceux pendant lesquels s’affirment
une nouvelle vision du monde, et de nouveaux enjeux pour l’enseignement. En
parcourant le Moyen Âge, nous avons rencontré la célèbre formule de Bernard de
Chartres : « Nous sommes des nains juchés sur des épaules de géants [c’est-à-dire les
Anciens]. » Mais, avec les utopies rabelaisiennes, ce sont les modernes qui se pensent
désormais comme des géants et qui s’ébrouent avec confiance et allégresse dans
l’univers... Comment peut-on expliquer ce retournement ?
Luc Ferry : Ce qui s’affirme alors, c’est une conception nouvelle de la place
de l’homme dans la création. Une fable illustre bien la révolution qui s’opère,
c’est celle que développe Pic de La Mirandole dans un ouvrage au titre
significatif, De la dignité de l’homme (publié après sa mort, survenue en 1494).
Pic s’inspire d’ailleurs du mythe de Prométhée, tel que le raconte Protagoras –
dont nous avons vu l’importance pour une réflexion sur l’éducation – dans le
dialogue de Platon qui porte son nom. Il nous raconte l’histoire suivante.
Quand Dieu crée le monde, il répartit entre toutes les créatures les diverses
qualités disponibles, et donne à chacune sa place dans l’univers : par exemple,
l’oiseau, doté d’ailes, pourra occuper le ciel ; le lapin, petit et faible, reçoit la
rapidité à la course qui lui donne une chance, sur terre, d’échapper à ses
prédateurs, et ainsi de suite. Le monde apparaît ainsi comme un ensemble
organisé – les Grecs, nous l’avons vu, disaient un « cosmos » –, où chacun a sa
place en fonction de l’archétype auquel il correspond. Mais au moment de
créer l’homme, afin « qu’il y eût quelqu’un pour peser la raison d’une telle
œuvre, pour en aimer la beauté, pour en admirer la grandeur », voilà que
toutes les qualités et toutes les places ont été attribuées. C’est alors
qu’intervient, dans la fable de Pic, une idée extraordinaire : puisque l’homme
n’a en propre, au départ, aucune caractéristique particulière, sa chance va être
précisément cette indétermination, cette liberté qui lui ouvre la possibilité
d’inventer son histoire :
Si nous ne t’avons donné, Adam, ni une place déterminée, ni un aspect qui te soit propre, ni aucun
don particulier, c’est afin que la place, l’aspect, les dons que toi-même aurais souhaités, tu les aies et les
possèdes selon ton vœu, à ton idée. Pour les autres, leur nature définie est tenue en bride par des lois
que nous avons prescrites : toi, aucune restriction ne te bride, c’est ton propre jugement, auquel je t’ai
confié, qui te permettra de définir ta nature 1.
Puisqu’il n’est rien a priori, l’homme peut tout devenir ; tous les destins
possibles et imaginables sont à sa portée : il n’a pas de programme de vie
prédéterminé, contrairement au petit chat, par exemple, qui n’a d’autre choix
que de chasser les souris, comme les souris fuiront les chats, répétant depuis des
millénaires les mêmes gestes qui semblent pour ainsi dire inscrits dans la nature
pour l’éternité.
Cette conception permet de penser une « perfectibilité » de l’homme et de la
société, comme le montreront Rousseau et Condorcet. Elle donne un rôle
nouveau et essentiel à l’éducation, qui devient une tâche sans fin, une
« éducation tout au long de la vie », disons-nous aujourd’hui. D’une certaine
manière, cette idée contemporaine est déjà présente chez Pic de La Mirandole :
pour lui, il n’y a pas de limite à l’inventivité et à la créativité de l’histoire
humaine, qu’elle soit individuelle (éducation) ou collective (politique et
culturelle).
L’homme et la bête
La reprise par Rousseau des thèmes ainsi esquissés par Pic aura dans l’histoire
de la philosophie moderne des conséquences d’une importance sans égale.
Comme je voudrais le montrer maintenant, c’est à lui qu’il reviendra de
formuler le critère de différenciation qui deviendra réellement fondateur pour
l’humanisme moderne. Et cela, il le fait dans un petit texte génial, tout à la fois
d’une simplicité parfaite et d’une profondeur abyssale, que j’ai souvent
commenté dans mes livres et dont je dois, pour la clarté du propos, vous dire
encore aujourd’hui quelques mots.
Il se trouve dans les premières pages du fameux Discours sur l’origine et les
fondements de l’inégalité parmi les hommes (1755). Si j’avais, dans toute la
philosophie moderne, un texte à emporter, comme on dit, sur une île déserte,
c’est sans doute lui que je choisirais tant il me semble décisif pour comprendre
en profondeur sur quel principe nouveau la philosophie – l’humanisme –
moderne va se reconstruire en vue de l’emporter à son tour sur la pensée
chrétienne. Car ce texte prétend tout simplement nous expliquer ce qui, dans
l’être humain et à la différence de l’animal, va nous permettre de refonder une
théorie, une éthique et une doctrine du salut radicalement inédites. En ce sens,
il vaut le détour.
Que dit au fond Rousseau sur l’homme, et sur la différence entre humanité et
animalité ?
En première approximation ceci, que je résume librement : l’animal est tout
entier guidé par la nature, l’homme, au contraire, possède une part de liberté,
c’est-à-dire une part d’excès par rapport à toute logique naturelle, une capacité
à s’évader de tous les « programmes », tous les logiciels dans lesquels certains
prétendent l’enfermer. Et c’est par quoi, comme on va voir dans un instant, il
pourra posséder une double histoire, individuelle (c’est l’éducation comme
histoire de l’individu) et collective (la politique et la culture comme histoire de
l’espèce), que l’animal ne connaît pas ou très peu 2, une éthique, et une
métaphysique, au sens propre : une capacité à s’interroger, au-delà (méta) de la
nature (physis) sur le sens ou le non-sens de la vie et de la mort (ce pourquoi il
sera le seul être à enterrer les siens).
Pour bien comprendre Rousseau, il faut rappeler qu’à son époque, deux
autres théories de la différence entre animalité et humanité se partagent le
marché des idées. Quand on évoque le sujet, on pense d’abord à la définition
d’Aristote selon laquelle l’homme serait un animal rationnel ou, en tout cas,
capable de raison. C’est donc cette dernière qui ferait la vraie différence, la
différence spécifique comme dit Aristote, d’avec l’animal. Mais nous savons
bien que, sur ce point, l’homme et la bête ne diffèrent en vérité que par le
degré, en quantité et pas en qualité : les animaux, eux aussi, sont capables
d’intelligence, parfois même davantage que certains humains, et l’éthologie
contemporaine nous le confirme chaque jour. On se tourne alors vers
Descartes, pour en déduire que la vraie différence ne résiderait pas dans la
raison ou dans l’intelligence, mais dans la sensibilité, l’affectivité, dont seuls les
humains seraient pourvus – à la différence de ces machines perfectionnées mais
sans âme que seraient les animaux. Mais là encore, nous voyons bien que les
animaux, contrairement à ce que disent les cartésiens, éprouvent du plaisir et
de la peine : non seulement ils souffrent quand on leur fait du mal, mais ils
peuvent être affectueux, sociables, comme en témoigne le fait qu’ils s’attachent
à leurs maîtres...
La vérité, pour Rousseau, est donc ailleurs. Si l’humain diffère vraiment de
l’animal, ce n’est ni par la raison, ni par la sensibilité, mais par sa capacité à
s’arracher, à s’émanciper de tout code, de tout « logiciel » naturel. Pour le faire
comprendre, Rousseau donne deux arguments.
Le premier, c’est que « la bête ne peut s’écarter de la règle qui lui est prescrite,
même quand il lui serait avantageux de le faire, et que l’homme s’en écarte
souvent à son préjudice. C’est ainsi qu’un pigeon mourrait de faim près d’un
bassin rempli des meilleures viandes et un chat sur des tas de fruits ou de grains
quoique l’un et l’autre pût très bien se nourrir de l’aliment qu’il dédaigne s’il
s’était avisé d’en essayer ». Au contraire, l’homme peut commettre des excès
jusqu’à en mourir, car en lui, ajoute Rousseau d’une phrase qui fonde toute la
politique moderne, « la volonté parle encore quand la nature se tait ». On voit
le sens de l’argument, qui laisse percevoir en creux toute la définition moderne
de la liberté : l’animal n’est pas libre en ce sens qu’il est prisonnier d’un instinct
naturel. Ce dernier fonctionne, dirions-nous aujourd’hui, comme une espèce
de programme, de logiciel dont il ne peut jamais s’évader. À l’inverse, l’homme
est si peu programmé par la nature qu’il peut s’en arracher pour le pire (il peut
fumer et boire jusqu’à se tuer) comme pour le meilleur (il peut, parfois, faire
preuve d’une générosité totalement sans équivalent dans la nature). Là est sa
liberté entendue comme une capacité de s’évader de tous les codes, de toutes
les catégories qui fonctionneraient comme une prison. Sous la Révolution
française, Rabaut Saint-Étienne avait eu ce mot célèbre : « Notre histoire n’est
pas notre code », ce qui voulait dire : nous ne sommes pas prisonniers des
traditions, de l’Ancien Régime, nous pouvons inventer notre histoire, faire la
révolution. L’inspiration de la sentence est rousseauiste, à ceci près que
Rousseau, pour être plus complet, aurait pu dire : « Ni la nature ni l’histoire ne
sont pour nous des codes », car nous sommes libres. Et cette liberté, Rousseau
la désigne sous le nom de « perfectibilité », car c’est elle qui va être pour ainsi
dire le nouveau moteur d’une histoire dont nous ne sommes pas prisonniers,
mais que nous inventons nous-mêmes librement.
Les animaux n’ont pas d’éducation
C’est là, justement, ce que précise le second argument qui rejoint Pic de La
Mirandole, et que Rousseau formule de la façon suivante : il y a en nous, dit-il,
une faculté de se perfectionner qui réside autant dans l’individu (c’est le rôle de
l’éducation) que dans l’espèce (c’est le domaine de la culture et de la politique),
« au lieu qu’un animal est au bout de quelques mois ce qu’il sera toute sa vie, et
son espèce au bout de mille ans ce qu’elle était la première année de ces mille
ans ». Rousseau n’a pas tort. Voyez par exemple les petites tortues marines : à
peine sorties de l’œuf, elles savent trouver toutes seules la direction de l’océan,
elles parviennent sans aide à marcher, nager, manger... tandis que le petit
d’homme reste volontiers à la maison jusqu’à l’âge de vingt-cinq ans ! C’est que
les animaux n’ont guère d’éducation... Mais au niveau de l’espèce, le constat est
le même. Alors que nos villes – pensez à Paris, Londres ou New York –
changent sans cesse, au point qu’en mille ans elles sont tout à fait
méconnaissables, les sociétés animales sont rigoureusement immuables :
ruches, fourmilières, termitières sont les mêmes, parfaitement identiques à
elles-mêmes, depuis des milliers et des milliers d’années... Conclusion du
raisonnement : c’est parce que l’animal est de part en part programmé par la
nature qu’il n’a pas besoin d’histoire. C’est parce que le logiciel naturel le guide
en permanence qu’il ne se perfectionne jamais, tout parfait qu’il est déjà en son
genre, comme ma petite tortue, dès sa sortie de l’œuf. Au contraire, c’est parce
qu’il est libre, en excès par rapport à la nature, que l’homme doit pour ainsi
dire s’inventer lui-même, s’éduquer et se perfectionner sans cesse, sans autres
limites que celles de sa vie... L’historicité, ainsi entendue, non comme un code
mais comme un effet de la liberté, est le signe même de sa non-appartenance à
la nature.
Bien entendu, l’homme est aussi un animal, et tout biologiste pourrait nous
dire qu’il a acquis au fil d’une autre histoire, celle de l’évolution, cette capacité
à être libre. Il est, pour ainsi dire, programmé pour cette liberté et cette
historicité qui en découle est comme inscrite dans ses gènes. De même, le
biologiste insistera sur le fait que certains animaux, à la différence de la tortue,
ont des embryons de culture et d’histoire qui les rapprochent de nous. Tout
cela n’est pas douteux. Mais le fait demeure : au total et quelle que soit
l’explication qu’on en donne, c’est bien cette liberté, cette extraordinaire
capacité d’arrachement à la naturalité en nous comme hors de nous qui
caractérise l’humain comme tel. Et c’est là-dessus que la philosophie moderne
va reconstruire et refonder une théorie, une morale et une nouvelle doctrine du
salut pour remplacer enfin les cosmologies et les théologies d’antan... C’est sur
cette base aussi que de nouvelles ambitions s’affirment pour l’école. Il ne s’agira
plus seulement, pour l’enseignement, de favoriser l’épanouissement des
potentialités inscrites en chacun, ni de rechercher la conformité aux modèles
laissés par les Anciens, fussent-ils glorieux. Il devient possible de chercher à
« élever » l’enfant, par exemple pour en faire un homme et un citoyen capable
de contribuer à l’édification d’une société nouvelle.
La période que nous venons de décrire, qui s’ouvre avec Pic de La Mirandole et les
humanistes pour aller jusqu’à Condorcet et aux programmes éducatifs des
révolutionnaires, redéfinit donc la place de l’homme, et lui donne la possibilité de
s’arracher à la nature, de l’aménager ou de la transformer à son usage. S’il travaille,
l’homme « peut mieux faire », comme l’on disait sur les bulletins scolaires de notre
enfance. Il peut s’améliorer lui-même, progresser (autre terme très important dans le
langage scolaire). Il peut aussi, selon la célèbre formule de Descartes, se rendre
« comme maître et possesseur de la nature »...
Dans l’univers grec, aristocratique par excellence, seuls les esclaves étaient
voués à ce malheur qu’est l’obligation de travailler, comme le montre Hannah
Arendt dans un texte qui vaut d’être cité :
[Les Anciens] jugeaient qu’il fallait avoir des esclaves à cause de la nature servile de toutes les
occupations qui pourvoyaient aux besoins de la vie. C’est même par ces motifs que l’on défendait et
justifiait l’institution de l’esclavage. Travailler, c’était l’asservissement à la nécessité, et cet asservissement
était inhérent aux conditions de la vie humaine. Les hommes étant soumis aux nécessités de la vie, ils
ne pouvaient se libérer qu’en dominant ceux qu’ils soumettaient de force à la nécessité. La dégradation
de l’esclave était un coup du sort, un sort pire que la mort, car il provoquait une métamorphose qui
changeait l’homme en un être proche des animaux domestiques... L’institution de l’esclavage dans
l’Antiquité, au début au moins, ne fut ni un moyen de se
procurer de la main-d’œuvre à bon marché, ni un instrument d’exploitation en vue de faire des
bénéfices, mais plutôt une tentative pour éliminer des conditions de vie le travail. Ce que les hommes
partagent avec les autres animaux, on ne le considérait pas comme humain... L’animal laborans n’est en
effet qu’une espèce, la plus haute si l’on veut, parmi les espèces animales qui peuplent la Terre 3.
Dans Les Travaux et les Jours, Hésiode, l’un des plus anciens poètes grecs,
raconte comment le travail résulte d’une malédiction. Au sein de l’âge d’or,
quand les humains étaient encore proches des dieux et vivaient dans
l’insouciance, nul n’avait besoin de travailler. La terre bienveillante pourvoyait
à tous leurs besoins sans qu’ils aient le moindre besoin de s’échiner à cultiver
les sols. C’est seulement pour punir les humains des crimes commis en leur
faveur par Prométhée que Zeus décide d’enterrer dans les profondeurs de la
terre les graines qui font pousser les céréales, les légumes et les fruits, et cet acte
n’a qu’une seule et unique finalité : obliger les êtres humains à gagner leur vie à
la sueur de leur front, dans l’effort et la souffrance : « La race humaine vivait
auparavant sur la terre à l’écart et à l’abri des peines, de la dure fatigue et des
maladies douloureuses qui apportent le trépas aux hommes... Le sol fécond
produisait de lui-même une abondante et généreuse récolte et eux, dans la joie
et la paix, vivaient de leurs champs, au milieu de biens sans nombre... » S’il en
va différemment de nos jours, c’est parce que nous sommes sortis de l’âge d’or
et « que les dieux ont caché ce qui fait vivre les hommes, sinon, sans effort, tu
travaillerais seulement une journée pour récolter de quoi vivre toute une année
sans rien faire ! ». Le travail, même s’il peut être enrichissant dans tous les sens
du terme pour les hommes, puisqu’il est le seul moyen de vivre dans la justice
(sinon il faudrait voler le fruit du travail des autres), est donc d’abord et avant
tout une punition, une malédiction, à vrai dire un malheur si l’on compare la
situation des hommes d’aujourd’hui à celle qui était la leur du temps de
Cronos, c’est-à-dire pendant l’âge d’or où rien ne les obligeait encore à quelque
labeur que ce soit.
Pour les Anciens, donc, l’esclave n’étant finalement qu’un animal, supérieur
aux autres, certes, mais animal quand même, impossible à qui travaille de
parvenir au bonheur, en quoi l’aristocrate se définira volontiers, et ce jusqu’à la
Révolution française, comme celui qui ne travaille pas, qui a des « gens » pour
cela, des esclaves ou des serfs, car dans ces conditions, travailler n’est plus
gagner sa vie, mais c’est la perdre en renonçant au bonheur. Le christianisme va
inverser cette vision, en valorisant par exemple, le travail des moines, comme
l’a bien montré l’historien Marc Ferro à propos des bénédictins :
[Ceux-ci] ont vite été considérés comme des saints, revalorisaient le travail dans une société qui
n’admettait que deux choses : la guerre et la prière. Ils donnaient ainsi un sens social à une idée-force
des Évangiles selon laquelle le mérite de chacun tient à ce qu’il fait de ses talents ou qualités
personnelles et non aux dons qu’il a reçus : car on n’est pas responsable de ses facilités ou difficultés
naturelles alors qu’on l’est de ses efforts pour bien agir. Cette conception, que Jésus exprime par la
parabole des talents, rompt avec la vision traditionnelle dans l’Antiquité selon laquelle il y aurait une
hiérarchie naturelle parmi les hommes... Le christianisme insiste au contraire sur l’unicité de l’humanité
et l’égale dignité des hommes qui ont tous la même faculté de manifester leur bonne volonté. C’est là
ce qui fonde la dignité du travail... [ainsi que] la conviction que les hommes naissent libres et égaux en
droit 4.
« Le travail humanise »
La parabole des talents, qu’on trouve dans l’Évangile selon Matthieu, peut
servir de fil conducteur idéal pour comprendre ce que la révolution judéo-
chrétienne nous apporte encore aujourd’hui sur le plan éthique. C’est sans
doute le texte le plus simple, peut-être aussi le plus profond, qui puisse nous
permettre de saisir parfaitement le bouleversement radical que le christianisme,
dans le sillage du judaïsme, va instaurer par rapport à la morale aristocratique
des Grecs.
Il raconte, en résumé, l’histoire d’un seigneur qui, partant en voyage, confie
trois sommes d’argent différentes à trois de ses serviteurs. Cinq talents au
premier, deux au second, un au troisième – le mot « talent » désignant des
pièces d’argent mais symbolisant aussi les dons naturels que l’on reçoit à la
naissance. À son retour, il demande des comptes. Le premier serviteur lui rend
dix talents, le second quatre, et le troisième, qui a eu peur et qui a enterré la
pièce, la lui rend intacte, sans l’avoir fait fructifier. Le maître le chasse en
l’insultant et il félicite également, en termes identiques, les deux premiers.
Que signifie cette parabole ? D’abord et avant tout ceci : à l’encontre de ce
que prétend la vision morale aristocratique, la dignité d’un être ne dépend pas
des talents qu’il a reçus à sa naissance, mais de ce qu’il en fait, non pas de la
nature et des dons naturels, mais de la liberté et de la volonté, quelles que
soient les dotations de départ. Bien entendu, il existe entre nous des inégalités
naturelles. Il serait tout à fait vain de vouloir le nier au nom d’un égalitarisme
mal compris. Vain pour deux raisons : d’abord parce que ce serait contester
l’évidence, ensuite parce que, d’un point de vue moral, ce n’est de toute façon
pas le sujet. Nous n’y pouvons rien, c’est un fait : certains sont de facto
plus forts, plus beaux et même plus intelligents que d’autres. Qui peut nier
qu’Einstein ou Newton soient plus intelligents que la moyenne, a fortiori
qu’un petit trisomique ? C’est un fait, comme c’en est un que le premier
serviteur a cinq talents tandis que le deuxième n’en a que deux. Et alors ? En
quoi cela importe-t-il sur le plan éthique ? Réponse chrétienne : en rien ! Car
ce qui compte, c’est ce que chacun va en faire. C’est le travail qui valorise
l’homme, pas la nature. Et il faut bien saisir la portée morale incomparable que
possède cette simple proposition. Dans un univers encore tout pétri d’éthique
aristocratique, elle représente un véritable séisme, une révolution dont il faut
prendre la mesure. Elle introduit l’idée moderne d’égalité. Dans cette nouvelle
perspective en effet, le génie le plus sublime ne « vaut » pas plus moralement
que le petit trisomique que nous venons d’évoquer. D’un point de vue moral,
c’est-à-dire du point de vue de la dignité humaine, ils sont rigoureusement à
égalité. Avec cette dernière notion, c’est aussi une nouvelle représentation de
l’humanité qui fait son entrée en scène : non pas hiérarchisée, mais égalitaire,
non pas aristocratique mais démocratique, non pas divisée en ordres, mais une
et indivisible. Du même coup, la vertu n’a plus rien à voir avec l’actualisation
de dispositions naturelles « bien nées », celles de l’aristocrate, avec la réalisation
de talents donnés dès le départ. Tout au contraire, elle apparaît désormais
comme une lutte douloureuse et fatigante de la liberté contre la naturalité en
nous. C’est-à-dire comme un travail, notion que le monde moderne va sans
cesse davantage valoriser, du moins jusqu’aux années 1960, là où le monde
aristocratique n’y voyait qu’une activité servile et animale.
On comprend dès lors comment républicains et démocrates modernes ont pu
reprendre, en le sécularisant, l’héritage antigrec du christianisme et le message
de la parabole des talents. Le travail, pour pénible et à première vue contraire
au bonheur qu’il puisse être, est tout sauf une activité animale, tout sauf le
signe d’une non-appartenance à l’humanité. Le travail est non seulement le
propre de l’homme, non seulement la condition de sa survie, mais il est aussi
celle de son humanisation, car il se cultive en cultivant. Un homme qui ne
travaillerait pas ne serait pas seulement un homme pauvre, mais ce serait un
pauvre homme. Peu importe, dès lors, que le travail soit pénible, qu’il nous
empêche le plus souvent de parvenir au bonheur, car ce qui compte, c’est
l’humanisation de l’humain, la culture de soi qui passe toujours par une
somme colossale d’efforts. En d’autres termes, pour un républicain
authentique, l’essentiel, c’est la liberté, pas le bonheur, l’émancipation et
l’humanisation de l’humain sous toutes ses formes étant infiniment plus
importantes que ce dernier. Or elles n’ont rien de donné a priori, rien de
gratuit comme en témoigne du reste assez l’éducation de nos enfants : le
hussard de la République ne demande pas à ses élèves de s’amuser et d’être
heureux en classe, il leur demande de travailler, de faire des efforts, bref, de
souffrir autant qu’il le faut pour apprendre et devenir des hommes et des
femmes libres, cette liberté dût-elle s’acquérir au détriment du bien-être.
Certes, on en jouira peut-être plus tard comme d’un bien, mais un bien pour
l’obtention duquel il aura fallu mettre son aspiration au bonheur très
largement de côté, un homme de bien n’étant pas d’abord un homme heureux,
mais un homme libre et si possible, ouvert aux autres et utile au progrès de sa
nation, voire de l’humanité en général.
Cette vision nouvelle du travail inaugure un dessein politique, et tout à la fois
justifie un projet d’école, comme le montre bien ce passage des Réflexions sur
l’éducation de Kant :
Il est de la plus haute importance que les enfants apprennent à travailler. L’homme est le seul animal
qui doit travailler. Il lui faut beaucoup de préparation pour en venir à jouir de ce qui est supposé par sa
conservation. La question de savoir si le Ciel n’aurait pas pris soin de nous avec plus de bienveillance en
nous offrant toutes les choses déjà préparées de telle sorte que nous ne serions pas obligés de travailler
doit recevoir une réponse négative : l’homme, en effet, a besoin d’occupations et même de celles qui
impliquent une certaine contrainte. C’est tout autant une erreur que de s’imaginer que si Adam et Ève
étaient demeurés au Paradis ils n’auraient rien fait d’autre que d’être assis ensemble, chanter des chants
pastoraux et contempler la beauté de la nature. L’ennui les eût torturés tout aussi bien que d’autres
hommes dans une situation semblable... Et où donc le penchant au travail doit-il être cultivé si ce n’est
à l’école ? L’école est une culture par contrainte. Il est extrêmement mauvais d’habituer l’enfant à tout
regarder comme un jeu. Il doit avoir du temps pour ses récréations, mais il doit aussi y avoir pour lui
un temps où il travaille. Et si l’enfant ne voit pas d’abord à quoi sert cette contrainte, il s’avisera plus
tard de sa grande
utilité 5.
É É
1. Pic de La Mirandole, De la dignité de l’homme, trad. Y. Hersant, Éditions de l’Éclat, 1993.
2. A. Philonenko a développé cette idée avec le talent qu’on lui connaît dans sa belle introduction aux
Réflexions sur l’éducation de Kant.
3. H. Arendt, La Condition de l’homme moderne, Calmann-Lévy, 1958.
4. M. Ferro, Des grandes invasions à l’an mille, Plon, 2007.
5. E. Kant, Réflexions sur l’éducation, trad. A. Philonenko, Vrin, 1993.
QUATRIÈME PÉRIODE
L’époque contemporaine
L’âge de la démocratisation
CHAPITRE 14
Église ou État ?
À l’école de Napoléon
La III e République et les grandes lois des années 1880 vont en effet engager
des évolutions très importantes : en même temps qu’elles confortent et
organisent l’enseignement public, elles renouvellent en profondeur la question
des relations avec l’Église. Dès le Second Empire, un rééquilibrage en faveur de
l’Université s’était vite dessiné. Les grandes académies sont rétablies en 1854.
Sous l’impulsion notamment de Victor Duruy, ministre de 1863 à 1869, les
congrégations sont mieux contrôlées. Mais c’est à partir de la fin des années
1870, une fois les républicains solidement installés au pouvoir, que la situation
se modifie. La volonté de redressement national et de revanche qui suit la
guerre de 1870, les progrès de la science et d’un rationalisme positiviste, la
nécessité de conforter la République par la formation des citoyens, conduisent
à donner à l’éducation un rôle essentiel. On renoue à la fois avec l’héritage de
Condorcet et avec l’idée de l’Université conçue comme une congrégation
laïque, réunissant ceux que Charles Péguy appellera les « hussards noirs » au
service de l’idéal républicain.
L’inévitable séparation
Dans un premier temps, sous l’impulsion de Jules Ferry et des nombreux
ministres et hauts fonctionnaires de premier plan qui l’entourent, une série de
mesures vise à la fois, en revenant sur de nombreux aspects de la loi Falloux, à
séculariser l’enseignement public et à contrôler l’enseignement confessionnel.
Dans l’enseignement supérieur, contrairement à une loi de 1875, la collation
des grades redevient privilège exclusif de l’État et les établissements libres
perdent le titre d’« université » (1880). Les établissements des jésuites sont à
nouveau interdits et les congrégations soumises à une procédure d’autorisation
(1880). La gratuité des écoles publiques (loi du 16 juin 1881) avantage cet
enseignement. La loi du 28 mars 1882 remplace, dans les programmes de
l’école primaire, l’instruction morale et religieuse par l’instruction morale et
civique, et renvoie la religion et ses manifestations hors de l’école. La loi Goblet
(30 octobre 1886), parmi de nombreuses mesures, impose une laïcisation
progressive du personnel des écoles publiques. Ce qui se dessine ainsi, c’est une
séparation avant la lettre, d’autant mieux acceptée que le rapport des forces est
favorable aux républicains, que les mesures nouvelles sont le plus souvent
appliquées avec une modération au moins tactique, et que Léon XIII (pape de
1878 à 1903) joue un rôle modérateur.
Mais l’affaire Dreyfus ravive les clivages politiques et idéologiques. Le
gouvernement d’Émile Combes (1902-1905) durcit les mesures prises contre
les congrégations, toujours suspectes, comme les jésuites, d’ultramontanisme.
C’est désormais la logique même du Concordat 2 voulu par Napoléon, qui est
remise en cause au profit d’un nouveau cadre, que pose la loi de séparation de
l’Église et de l’État (9 décembre 1905). Cette loi, faut-il le rappeler, commence
par garantir les libertés religieuses : « La République assure la liberté de
conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules réserves
édictées ci-après dans l’intérêt de l’ordre public » (art. 1). Ce n’est qu’ensuite
qu’elle pose le principe de ce que nous appelons la « laïcité » – même si elle
n’emploie pas le mot : « La République ne reconnaît, ne salarie ni ne
subventionne aucun culte » (art. 2). On sait les débats auxquels aujourd’hui
encore donne lieu la notion de laïcité, et les divergences qui ont existé dès
l’origine entre les républicains sur le sujet. Contrairement à certaines
interprétations, elle n’est pas une machine de guerre contre les religions, dont
la légitimité propre est reconnue, mais elle vise à permettre la coexistence
pacifique, dans l’espace public, des différentes croyances, ou absence de
croyances, dès lors que les principes de l’État républicain ne sont pas contestés.
À partir de là, il ne sera plus question pour l’Église de remettre en cause le
rôle de ce que le XIX e siècle a appelé l’Université ni d’en revendiquer le
contrôle. En revanche, deux questions se posent. La première est celle de savoir
si les élèves, et éventuellement les enseignants, catholiques peuvent se sentir
chez eux au sein de l’enseignement public, et à quelles conditions. La seconde
concerne la place et les moyens accordés à un enseignement « libre ». C’est
pour l’essentiel autour de ces enjeux que vont se développer les nouvelles
formes de la querelle scolaire. Par exemple, les programmes et manuels scolaires
sont-ils acceptables pour des familles catholiques ? On se souvient de la
prudence, en ce domaine, de la célèbre lettre adressée aux instituteurs par Jules
Ferry (27 novembre 1883).
La guerre scolaire
Malgré cette prudence, le XX e siècle reste bien un siècle de « guerre scolaire » : n’a-
t-on pas vu, jusque dans les dernières années du XX e siècle, des crises politiques
graves naître de l’affrontement des deux camps ?
La construction
du « système éducatif »
« Classes enfantines »
En quelques décennies donc, on met progressivement en place un enseignement
primaire, obligatoire et gratuit... Mais ce n’est pas si facile, car on se doute qu’une
telle disposition change considérablement les mœurs de la société française.
Petite révolution... L’éducation des enfants, avant l’âge scolaire, relève donc de
plus en plus de l’école, et non exclusivement des parents.
Oui. Cela ouvre un débat, toujours actuel : quel équilibre trouver entre des
activités visant l’épanouissement de l’enfant et des débuts d’apprentissage qui
relèvent de la préscolarisation ? On en parle encore de nos jours. Le succès de
cette préscolarisation est une caractéristique française : après un développement
massif à partir de 1945, elle est aujourd’hui générale pour les enfants de trois
ans, et l’on discute de l’opportunité de développer l’accueil en maternelle dès
deux ans.
Simultanément, au XIX e siècle, le champ de l’enseignement primaire s’est
développé en aval. Déjà la loi Guizot de 1833 prévoyait, dans les communes les
plus importantes, des écoles primaires « supérieures », avec des maîtres
titulaires d’un brevet supérieur et capables d’approfondir les enseignements
fondamentaux, notamment dans le domaine des sciences. Cet enseignement
pouvait être vu comme concurrentiel avec le secondaire, mais bien sûr on n’y
enseignait pas le latin, qui marquait fortement la distinction sociale autant que
pédagogique entre les deux ordres d’enseignement. Cette première tentative de
prolongation du primaire ne connut pas le succès. La III e République reprit le
projet, en donnant notamment aux EPS (écoles primaires supérieures) une
finalité pratique et professionnelle. Mais à nouveau elles peinèrent à s’affirmer
par rapport à l’enseignement spécial, puis moderne, qui se développa alors au
sein du secondaire. Cette concurrence entre primaire et secondaire se
prolongera encore au XX e siècle.
Le Petit Chose
Nous avons vu que les collèges se sont développés dans la période précédente.
Qu’est-ce qui change pour eux au XIX e siècle ?
Après l’expérience originale des écoles centrales, c’est le modèle du collège qui
se rétablit : lycées napoléoniens, collèges royaux sous la Restauration, puis à
nouveau lycées à partir de la II e République, dont le réseau est complété par de
nombreux collèges relevant d’initiatives privées et locales. Leur enseignement,
nous y reviendrons, reste très traditionnel : comme au XVIII e siècle, on leur
reproche leur faiblesse scientifique, ce qui rend malaisée la préparation aux
écoles supérieures techniques ou scientifiques, ainsi que des programmes mal
adaptés à de nouveaux publics et aux besoins du pays. Les réformes se révélant
difficiles, il a fallu imaginer de nouveaux parcours de formation à l’intérieur de
l’enseignement général ou à côté de celui-ci.
Ainsi, aux débuts du Second Empire, le ministre Hippolyte Fortoul prévoit,
après la classe de quatrième, une « bifurcation » permettant de choisir entre
section littéraire et scientifique. Cette dernière déboucherait sur un
baccalauréat scientifique, une alternative au baccalauréat littéraire et non plus
un complément de celui-ci. Ce système fut abandonné dès 1864, même si les
élèves qui se destinent aux grandes écoles continuent à délaisser le cycle
classique en fin de parcours pour suivre des « classes préparatoires ». En 1865,
Victor Duruy institua, lui, l’enseignement secondaire spécial qui, prolongeant
diverses tentatives antérieures, élargit le champ du secondaire vers des
formations à orientation professionnelle, avec un succès réel. Il s’agit alors de
préparer les cadres nécessaires au développement de l’agriculture, du commerce
et de l’industrie. Pendant la III e République, ce parcours continua à se
développer, mais en même temps il s’allongea, devint plus général et théorique
et finit, en 1902, par se fondre dans une section moderne du secondaire.
On voit là une sorte de loi de développement du système éducatif français,
qu’on retrouve à l’œuvre dans la période contemporaine : des voies de
formation, techniques ou professionnelles, conçues initialement comme
alternatives à l’enseignement général, tendent à s’aligner sur celui-ci et finissent
par s’y fondre. En même temps se dessine la logique qui va caractériser le
XX e siècle : l’intégration dans un système global de l’ensemble des parcours de
formation.
Tout au long du XIX e siècle, l’enseignement de niveau secondaire reste le fait
d’une petite minorité issue des classes aisées. Il progresse peu, surtout si l’on
considère les seuls lycées ou collèges délivrant l’enseignement classique. Les
progrès se font par le primaire supérieur ou l’enseignement spécial, qui attirent
des familles plus modestes. Il faut aussi souligner l’importance des abandons en
cours de route, dont atteste le pourcentage de bacheliers restreint par rapport
aux effectifs globaux : songeons au Petit Chose, le personnage d’Alphonse
Daudet, qui quitte le lycée avant le baccalauréat et se retrouve condamné au
statut inférieur de maître d’études. En 1820, le secondaire public comptait
33 760 élèves, et quelque 85 000 à la fin du siècle, avec un palier depuis 1880.
Nous avons vu que le privé confessionnel a fortement progressé sous le Second
Empire : à la fin du siècle, il vient doubler les effectifs du secondaire. La
population globale étant passée de trente millions d’habitants en 1820 à trente-
neuf millions à la fin du siècle (territoire de 1871), cette progression modeste
du secondaire n’en change pas la nature.
Une école unique...
Au tournant du siècle, nous avons donc encore deux écoles : primaire et secondaire
accueillent des publics différents, promis à des avenirs distincts, et véhiculent des
cultures et des pédagogies dissemblables. Comment passe-t-on à la mise en place
d’un véritable « système scolaire » pour l’ensemble de la population ?
Quel puzzle pour en arriver enfin à un collège pour tous ! Ou presque pour tous...
Car les filles ont quand même eu quelques difficultés à se faire accepter à égalité,
c’est le moins que l’on puisse dire...
Oui. Nous avons vu, dans les périodes précédentes, combien le projet même
de scolariser les filles n’allait pas de soi. Les propos de La Chalotais à ce sujet,
souvenons-nous, étaient bien ambigus. Même Condorcet, sans doute le plus
attentif à l’égalité entre les sexes, ne dédaignait pas d’utiliser des arguments qui
paraîtraient aujourd’hui discriminatoires : les femmes doivent recevoir une
instruction pour mieux surveiller celle de leurs enfants et entretenir celle de
leurs maris. Et Jules Ferry, dans son célèbre discours du 10 avril 1870 consacré
à l’« égalité d’instruction », ne dit pas autre chose. Certes, expliquait-il, cette
égalité doit concerner les sexes autant que les classes, mais c’est parce que
« l’égalité d’éducation, c’est l’unité reconstituée dans la famille. [...] Celui qui
tient la femme, celui-là tient tout, d’abord parce qu’il tient l’enfant, ensuite
parce qu’il tient le mari ».
Au niveau de l’enseignement élémentaire, le XIX e siècle a vu se développer un
enseignement destiné aux filles, sachant que la mixité était condamnée par
tous, et notamment par l’Église. La loi Guizot de 1833, dont nous avons vu le
rôle fondateur, restait centrée sur les garçons. La loi Falloux de 1850 marquait
un progrès dans ce domaine, en imposant aux communes de plus de huit cents
habitants d’ouvrir une école pour les filles. Mais l’instruction des filles
continuait à dépendre largement des congrégations religieuses. Le Second
Empire n’en vit pas moins la scolarisation des filles rattraper celle des garçons.
Les lois républicaines feront évoluer progressivement la situation en faveur de
l’enseignement public : création d’écoles normales de jeunes filles (1879),
obligation de détenir le brevet de capacité (1881), laïcité du personnel
enseignant (1886)...
L’accès des filles au secondaire est encore plus révélateur. Il s’amorce avec
Victor Duruy qui encourage la création, par des initiatives locales, de cours
secondaires qui leur soient destinés. Il revient à Camille Sée, en 1880, de créer
un enseignement secondaire public pour les filles, en même temps que l’École
normale supérieure de Sèvres. Mais cet enseignement reste différent de
l’enseignement masculin : il ne comprend pas les langues anciennes, ce qui
écarte les filles du baccalauréat, sauf très rares exceptions. Ce n’est qu’en 1924
qu’un décret offre aux filles les mêmes enseignements qu’aux garçons. La
progression de l’enseignement secondaire féminin, pendant tout le début du
XX e siècle, passe toutefois d’abord par l’enseignement primaire supérieur et les
cours complémentaires, jusqu’à ce que se mette en place le collège unique.
La situation va alors se modifier radicalement. Dans les années 1960, tant
l’évolution des esprits que la nécessité de rationaliser les capacités d’accueil
confrontées à l’explosion démographique entraînent le développement de la
mixité du système éducatif, qui s’impose sans grand débat. Mêlées aux garçons,
les filles obtiennent même de meilleurs résultats que ceux-ci, mais, au niveau
du lycée, leur répartition est très différente : les filles sont très majoritaires dans
les formations qui relèvent des lettres et sciences humaines, des enseignements
tertiaires ou de santé. La proportion s’inverse dans les filières scientifiques ou
industrielles. Ces clivages se retrouvent largement dans l’enseignement
supérieur et ne sont pas propres à la France : faut-il y voir l’effet de
« stéréotypes » sexués, ou le résultat de choix rationnels anticipant sur l’état de
la société et du marché du travail ?
Un processus d’homogénéisation
On imagine qu’il n’a pas non plus été facile de mettre en place des enseignements
plus spécialisés, les formations professionnelles par exemple.
Au sein d’un enseignement qui privilégie la culture littéraire, ils ont en effet
peiné, dès l’origine, à trouver leur place. Lorsque les besoins s’affirment, dans la
seconde partie du XVIII e siècle, la réponse passe, nous l’avons vu, par la création
d’écoles spécifiques ou, au niveau supérieur, de ces « grandes écoles » qui
caractérisent aujourd’hui encore le système français. Ce mouvement se
prolonge au long du XIX e siècle : écoles d’ingénieurs, de commerce (HEC est
créée en 1881), écoles d’agriculture... Quant à la préparation aux métiers, nous
avons vu qu’elle relevait traditionnellement de l’apprentissage, mal adapté à
l’industrialisation et à beaucoup de nouveaux secteurs d’activité : à côté de
secteurs industriels qui exploitent une main-d’œuvre non qualifiée, d’autres
s’inquiètent au contraire du manque de compétences disponibles. La fin du
XIX e siècle voit donc naître des écoles pratiques ou professionnelles, relevant du
ministère du Commerce et non de l’Instruction publique. En 1919, la loi
Astier pose le principe de cours professionnels obligatoires sur le temps de
travail des apprentis et sanctionnés par le certificat d’aptitude professionnelle.
Créée en 1925, la taxe d’apprentissage payée par les entreprises doit financer le
dispositif. En 1920, cet enseignement technique passe sous la responsabilité du
ministère de l’Instruction publique : signe d’une évolution qui se confirme par
la suite. Le gouvernement de Vichy, soucieux de valoriser les métiers, crée des
centres de formation professionnelle, qui deviennent à la Libération centres
d’apprentissage (à statut scolaire) : ils deviennent collèges d’enseignement
technique en 1959, puis lycées d’enseignement professionnel (1976), enfin
lycées professionnels (en 1985). Pendant la même période, l’enseignement
technique s’organise au niveau des lycées : lycées techniques en 1959,
aujourd’hui formations technologiques des lycées, prolongées éventuellement
par des brevets de technicien supérieur.
Le report des formations professionnelles après la troisième, le
développement de brevets d’études professionnelles moins spécialisés que les
CAP, la création du baccalauréat professionnel en 1985, l’absorption du BEP
par celui-ci dans un cursus de trois ans (2009)... Autant d’évolutions qui ont
installé la voie professionnelle au niveau des lycées comme un troisième volet
complémentaire des voies générales et technologiques.
Aujourd’hui, les formations technologiques et surtout professionnelles
fournissent chaque année autant de bacheliers que les séries générales. Elles
sont, au terme d’une longue évolution, pleinement scolarisées : sans doute y
ont-elles gagné en légitimité, mais peut-être est-ce au prix d’un alignement sur
les enseignements généraux et d’un recul de ce qui faisait leur spécificité ? On
peut y voir l’une des raisons de la volonté, qui s’exprime continûment depuis
quelques années, de revaloriser et développer les formations en apprentissage,
supposées plus proches des réalités du monde du travail.
Le cas des formations professionnelles est particulièrement significatif de
cette volonté de scolariser de la même façon, au nom de l’égalité sociale,
l’ensemble des publics (y compris ceux qui précédemment étaient pris en
charge, de façon plus ou moins satisfaisante, par des dispositifs spécifiques). Il
s’agit de créer une « école inclusive », selon une expression venue de la culture
anglo-saxonne, et cela a aussi conduit à se fixer l’objectif d’accueillir en milieu
scolaire courant tous ceux à qui les textes officiels reconnaissent des « besoins
éducatifs particuliers », notamment les jeunes en situation de handicap.
En même temps qu’elle se constituait pleinement en système, l’école a donc
tendu à absorber tous les parcours de formation, et par là même à les aligner
sur le modèle classique. Ce mouvement centripète atteint son apogée à la fin
du XX e siècle. Mais il faut désormais distribuer et gérer la diversité, non plus
dans des ordres d’enseignement différents, mais à l’intérieur du système
éducatif lui-même. La dénier n’aboutit en effet qu’à laisser se multiplier des
forces centrifuges non régulées. C’est là sans doute un des grands défis pour
l’avenir : il se manifeste notamment par la demande insistante de modes de
prise en charge plus individualisés.
Le puzzle du grand « système éducatif » n’est pas complet... Avec l’installation des
collèges, au sens moderne, dans le paysage éducatif, les lycées vont devoir eux aussi se
redéfinir : ils n’accueillent plus que les trois dernières années du secondaire.
Il nous faut donc revenir sur les universités, qui elles aussi doivent se transformer
pour relever de nouveaux défis.
Vers la « déconcentration »
Démocratisation, vraiment ?
Par exemple ?
Un système inégalitaire
Et notre système éducatif aujourd’hui ne se révèle donc pas aussi égalitaire qu’il le
prétend...
Est-ce l’école qui est responsable des inégalités dans la réussite scolaire ou est-ce la
société... Peut-être les deux, non ?
1. « Programme international pour le suivi des acquis des élèves » : il s’agit d’une enquête réalisée tous
les trois ans dans les pays de l’OCDE pour analyser les performances des systèmes scolaires.
CHAPITRE 16
Le « corps enseignant »
Et les enseignants dans cette histoire ? Dans le cadre d’une Révolution hostile aux
corporations de l’Ancien Régime, Condorcet mettait en garde contre la constitution
d’un corps enseignant, susceptible de glisser vers le corporatisme, de préférer les
intérêts de la profession à ceux des élèves, d’imposer aux maîtres la loi du groupe 1.
Ne semble-t-il pas qu’on n’ait tenu aucun compte de ses conseils ?
Oui. L’intervention de l’État améliore peu à peu cette situation. La loi Guizot
précise les obligations des municipalités, notamment le versement d’un
traitement fixe en plus de la rétribution scolaire. Des mécanismes de retraite
apparaissent. Le passage à la gratuité de l’école sera décisif, les maîtres devenant
des fonctionnaires d’État, soutenus par une administration publique. Pour
autant, leur condition matérielle reste modeste, et il leur faut chercher des
revenus complémentaires : de là l’importance de la fonction de secrétaire de
mairie, qui permet en même temps d’asseoir une légitimité liée au savoir :
l’orthographe pour les courriers administratifs, ou la géométrie pour les
questions d’arpentage... Un point est significatif : l’administration, après l’avoir
longtemps décommandé, encourage au début du XX e siècle le mariage entre
collègues. Un couple d’instituteurs peut accéder en effet à un niveau de vie plus
honorable. Le thème du bien public développé par Guizot dans sa lettre aux
instituteurs (18 juillet 1833) reste d’actualité :
La société ne saurait rendre, à celui qui s’y consacre, tout ce qu’il a fait pour elle. Il n’y a point de
fortune à faire, il n’y a guère de renommée à acquérir dans les obligations pénibles qu’il accomplit. [...]
Il faut qu’un sentiment profond de l’importance morale de ses travaux le soutienne et l’anime, et que
l’austère plaisir d’avoir servi les hommes et secrètement contribué au bien public devienne le digne
salaire que lui donne sa conscience seule.
Plus encore qu’à un statut, l’identité professionnelle des instituteurs est liée à
leur formation, qui s’améliore et s’organise tout au long du siècle.
L’ordonnance de 1816 impose un brevet de compétence, avec un niveau
élémentaire et un niveau supérieur. Surtout, la loi Guizot prévoit la création
d’écoles normales de garçons dans chaque département (la même mesure ne
sera prise pour les filles qu’en 1879). Le niveau de formation des instituteurs
s’élève : brevet supérieur en 1932, puis baccalauréat en 1940.
Esprit de corps
Le lien entre les instituteurs et cet État qui les accompagne et leur parle en somme
d’une mission de service public, et de leur devoir moral, va ainsi se tisser de manière
solide. Et créer un véritable esprit de corps.
Un corps décomposé
Cette dilution de l’identité du corps enseignant se lit aussi dans l’évolution
du syndicalisme et des organismes qui lui étaient liés. En 1947, la Fédération
de l’Éducation nationale (FEN), largement dominée par le premier degré
(SNI), avait fait le choix de l’autonomie par rapport à la CGT. Politiquement,
elle est proche de la SFIO, puis du Parti socialiste. Mais dans les décennies
suivantes le poids du secondaire ne cesse d’augmenter, et avec lui celui du
Syndicat des enseignants du second degré (SNES), dominé dès les années 1960
par une tendance plus proche du Parti communiste. Les tensions politiques
internes à la FEN, redoublant la concurrence entre primaire et secondaire,
aboutissent à son éclatement au début des années 1990. L’ancien SNI devient
Syndicat des enseignants et s’ouvre au second degré, mais le SNES, exclu de la
FEN, suscite la création d’une Fédération syndicale unitaire (FSU) :
majoritaire dans le second degré, elle le devient aussi dans le premier degré.
C’en est fini d’un syndicalisme homogène, hégémonique, et largement
constitutif de la culture enseignante. Depuis lors, le paysage syndical, très
éclaté, peine à porter des projets d’avenir : si certaines organisations tentent de
conserver une perspective réformatrice, la majorité se replie le plus souvent sur
des combats corporatifs et conservateurs. Dans le second degré, une partie des
enseignants refuse l’engagement à gauche traditionnel et recherche une
autonomie, que revendique par exemple le Syndicat national des lycées et
collèges (SNALC). Parallèlement, des organismes dont nous avons évoqué le
rôle économique et symbolique changent de nature : la CAMIF fait faillite et la
MAIF se banalise, cessant de réserver ses services aux enseignants. Les dernières
années du XX e siècle voient ainsi beaucoup d’enseignants, déçus par l’action de
la gauche de gouvernement, s’orienter vers divers engagements contestataires,
tandis que d’autres se révèlent plus réceptifs que naguère aux propositions des
partis de droite.
On peut donc considérer qu’au cours de cette période le corps enseignant
s’est décomposé. Son identité reposait largement sur la culture du primaire :
celui-ci a perdu son hégémonie en se transformant en première étape vers un
secondaire devenu majoritaire. En même temps, la distinction entre primaire et
secondaire a perdu de sa signification, les modes et niveaux de formation des
enseignants ayant été progressivement homogénéisés. Leurs origines, leurs
profils, leurs motivations se sont diversifiés. Les cadres idéologiques et les
modes d’organisation, syndicale notamment, se sont dilués. Une nouvelle
professionnalité enseignante est sans doute à inventer.
« Je vous hais, pédagogues ! »
Les innombrables témoignages et souvenirs sur l’école oscillent entre deux lieux
communs. D’un côté, celui de l’imprécation à la Victor Hugo : « Marchands de
grec ! Marchands de latin ! Cuistres ! Dogues / Philistins ! Magisters ! Je vous hais,
pédagogues ! / [...] Car vos textes, vos lois, vos règles sont fossiles ! / Car, avec l’air
profond, vous êtes imbéciles 5 ! » De l’autre, celui de la reconnaissance émue, sur le
mode de la lettre-au-maître-qui-a-marqué-ma-vie à la Camus : « Votre travail et le
cœur généreux que vous y mettiez sont toujours vivants chez un de vos petits écoliers
qui, malgré l’âge, n’a pas cessé d’être votre reconnaissant élève 6. »
Le théâtre de la classe
Nous évoquions à l’instant la place prise, dans notre imaginaire, par la classe. On
peut la voir comme une scène où se joue chaque jour la grande pièce de
l’enseignement.
Enseigner dans une classe et par tranches d’âge, cela nous semble une évidence
aujourd’hui. Il n’y a pourtant pas de fatalité à ce que l’enseignement soit dispensé de
cette manière.
É
Éduquer ou instruire ?
Quant à moi, je vois clairement deux faits distincts, l’éducation et l’instruction. L’éducation, c’est la
famille qui la donne ; l’instruction, c’est l’État qui la doit. L’enfant veut être élevé par la famille et
instruit par la patrie. Le père donne à l’enfant sa foi ou sa philosophie ; l’État donne à l’enfant
l’enseignement positif. De là, cette évidence que l’éducation peut être religieuse et que l’instruction doit
être laïque. Le domaine de l’éducation, c’est la conscience ; le domaine de l’instruction, c’est la science.
Plus tard, dans l’homme fait, ces deux lumières se complètent l’une par l’autre 7.
Sur cette base, et en se réclamant souvent des analyses de Condorcet dans ses
Mémoires sur l’instruction publique (1791), beaucoup entendent limiter la
mission des enseignants à la simple transmission de connaissances pures, les
responsabilités éducatives étant laissées à la famille ou éventuellement
déléguées, au sein des établissements scolaires, à d’autres catégories de
personnels : conseillers d’éducation ou d’orientation, psychologues, personnels
de santé... Cette conception n’est pas allée sans poser de graves problèmes à
partir de la seconde partie du XX e siècle. À ce moment-là, en effet, les familles
peinent à assumer leurs responsabilités éducatives face à des adolescences qui se
prolongent et s’autonomisent, développant leurs propres valeurs, dans un
monde des jeunes distinct de celui des adultes. Les grands modèles de
socialisation, religieux ou politiques, s’épuisent. La société attend d’autant plus
de l’école, au moment même où celle- ci doute de son rôle en ce domaine.
Autant de signes d’une crise, étrangère au projet qui fut celui de l’école, de la
Révolution à la III e République. Si un penseur comme Condorcet refusait
toute intervention de l’école sur le terrain religieux, s’il défendait les droits de
la personne et de la famille contre un « modèle spartiate » qui, nous l’avons vu,
asservit l’individu à l’État, il n’en plaidait pas moins pour une formation
morale et civique (nous avons rencontré cette problématique dans la troisième
période).
Si l’instruction ne se confond pas avec l’éducation, cela ne signifie pas qu’elle
n’a pas une portée éducative. L’un des buts de l’enseignement primaire, nous
dit Condorcet, est le « développement des premières idées morales, et des règles
de conduite qui en dérivent ». Et les différents enseignements sont toujours
envisagés sous l’angle de leur utilité morale, sociale et civique. Pour le
mathématicien qu’est Condorcet, « il faut mettre les élèves en état d’entendre
et de suivre les calculs d’arithmétique politique et commerciale », et la
géométrie permet d’aborder les problèmes d’arpentage si importants dans une
France encore rurale. Pendant toute la première partie de notre période, l’école
sera fidèle à ce projet : on sait que les calculs de taux d’intérêt permettent de
vanter une morale de l’épargne, et que les textes de dictée ou de récitation, par-
delà le contrôle de l’orthographe ou l’exercice de la mémoire, visent à
multiplier les anecdotes exemplaires. Voici, par exemple, un problème posé
dans les années 1880 8 :
Un ouvrier mécanicien gagne 9 francs par jour ; chaque semaine, il perd une journée et demie qu’il
passe à l’auberge où il dépense en moyenne 5,50 francs par jour. Combien, avec ce qu’il perd pendant
cinq années, pourrait-il acheter d’ares de terrain à raison de 2 700 francs l’hectare ?
Citons aussi cette dictée qu’un inspecteur général, dans les années 1870,
utilisa pour évaluer le niveau de plusieurs centaines d’écoles 9. Il avait choisi
quelques lignes de Fénelon, dont nous avons déjà signalé l’influence durable
sur le monde scolaire :
Les arbres s’enfoncent dans la terre par leurs racines comme leurs branches s’élèvent vers le ciel. Leurs
racines les défendent contre les vents et vont chercher, comme par de petits tuyaux souterrains, tous les
sucs destinés à la nourriture de leur tige. La tige elle-même se revêt d’une dure écorce qui met le bois
tendre à l’abri des injures de l’air. Les branches distribuent en divers canaux la sève que les racines
avaient réunie dans le tronc.
Il serait trop complexe de suivre ici le détail des programmes et leurs évolutions sur
cette période, mais on sait que le contenu des enseignements est évidemment une
question majeure qui déborde largement du simple cadre de l’école. Comment situer
les enjeux qui structurent notre imaginaire scolaire ?
Lire, écrire, compter... Quelle place faire, à côté de ces « fondamentaux », aux
autres apprentissages ? Comment a-t-on tranché ?
L’école a toujours hésité sur ce point, des phases d’ouverture alternant avec
des phases de recentrage. Les programmes de 1882, à côté de l’instruction
morale et de l’enseignement du français, prévoyaient un enseignement
scientifique qui, à côté de l’arithmétique, introduit la célèbre leçon de choses :
il s’agit de préconiser une approche expérimentale et inductive. Mais il y a aussi
la géographie et l’histoire de la France, le dessin et le chant, la gymnastique, des
exercices militaires pour les garçons et les travaux manuels... Le risque est bien
sûr celui de la surcharge ; l’arrêté reprend une mise en garde formulée par
Octave Gréard dans un rapport de 1875 : « L’objet de l’enseignement primaire
n’est pas d’embrasser sur les diverses matières auxquelles il touche tout ce qu’il
est possible de savoir, mais de bien apprendre dans chacune d’elles ce qu’il n’est
pas permis d’ignorer. »
Après une longue période pendant laquelle la continuité l’emporte sur les
inflexions, les débats ont repris à partir des années 1960, en lien avec les
réorganisations du système scolaire. Un arrêté de 1969 instaure le « tiers temps
pédagogique » en distribuant les enseignements en trois domaines : le français
et les mathématiques, la découverte de l’environnement et l’éveil de la
curiosité, le développement du corps. Mais même si les apprentissages
fondamentaux conservent la majeure partie des horaires, la crainte est souvent
exprimée que les enseignements d’éveil ne détournent de l’essentiel, ce qui
entraîne des recentrages ultérieurs. À la même époque se multiplient des
remises en cause à la fois scientifiques et pédagogiques des principaux
enseignements : celui du français tente de se rénover au milieu des polémiques
(dont le débat récurrent sur les méthodes d’apprentissage de la lecture), et des
instructions de 1970 introduisent des « mathématiques modernes ». Les
programmes d’enseignement sont alors entrés dans une période d’instabilité
dont on cherche à sortir de nos jours en définissant les éléments d’un « socle
commun » à acquérir, non pendant la seule école primaire, mais tout au long
de la scolarité obligatoire.
Le fléau du cloisonnement
Pendant ces deux siècles, le secondaire se caractérise en effet par deux traits
marquants : un mouvement progressif de spécialisation en disciplines toujours
plus nombreuses, et de nombreuses tensions qui résultent notamment de la
difficulté qu’ont ces disciplines à évoluer pour répondre à de nouveaux besoins.
Nous avons vu dans les périodes précédentes comment une culture littéraire,
dans le cadre des humanités, organisait une démarche de formation largement
héritée de l’Antiquité. Mais ce qui fut longtemps un ensemble qui trouvait sa
cohérence dans le commentaire des textes va progressivement se segmenter en
disciplines de plus en plus cloisonnées. La multiplication des concours
d’agrégation le montre bien. Créée en 1766 lorsque, à la suite de l’expulsion
des jésuites, l’État a dû prendre en main le recrutement des maîtres,
l’agrégation est au début très polyvalente. Trois spécialités correspondent non à
des disciplines, mais à la hiérarchie descendante des classes du secondaire :
philosophie, belles-lettres et grammaire. Au XIX e siècle, les spécialités se
différencient pour identifier des matières d’enseignement : les sciences en
1821, qui en 1840 se dédoublent en mathématiques et sciences physiques et
naturelles. En 1831 apparaît l’histoire-géographie. Le ministre Hippolyte
Fortoul tente bien d’enrayer ce mécanisme et, en 1853, ne retient que deux
concours, lettres et sciences, avec une argumentation sur laquelle on pourrait
méditer encore aujourd’hui :
Il serait étrange que, dans nos lycées, un professeur de mathématiques se déclarât incapable
d’enseigner les éléments de la physique ou de l’histoire naturelle, qu’un professeur de logique ne pût, au
besoin, faire une classe de grammaire, ou un professeur d’histoire une classe d’humanités 10.
Métaphores forestières
Nous avons vu avec Alain Boissinot comment, dans les années 1870, un
inspecteur général avait choisi, pour dictée destinée à évaluer le niveau de plusieurs
centaines d’écoles, un texte de Fénelon dans lequel, derrière la description, on sent
poindre une vision du monde et du corps social qui s’inspire des harmonies de la
nature : « Les arbres s’enfoncent dans la terre par leurs racines comme leurs branches
s’élèvent vers le ciel. Leurs racines les défendent contre les vents... » La nature, et
notamment l’arbre, semble avoir été une métaphore féconde pour parler de
l’éducation.
« L’arbre de M. Taine »
Il raconte l’itinéraire de sept jeunes Lorrains, nés vers l860. Élevés ensemble
au lycée de Nancy, ils voient leur destin changé par leur rencontre avec un
certain M. Bouteiller, leur professeur de philosophie. Ce dernier incarne à l’état
chimiquement pur les valeurs que Barrès combat : républicain convaincu,
héritier de Kant et des Jacobins, il professe un universalisme au nom duquel il
invite ses élèves à quitter non seulement leur terre natale, mais aussi leur milieu
familial, social et culturel pour « monter » à Paris, symbole des sciences, des
arts et des lettres à vocation cosmopolite. Animé par cet esprit critique qui lui
vient de la Révolution française, de Descartes et des Lumières, Bouteiller tient
qu’une éducation digne de ce nom doit arracher les enfants à leur terreau
originel afin de les élever au-dessus de leurs conditions de départ. Comme le dit
Barrès à propos de son personnage : « Déraciner ces enfants, les détacher du sol
où tout les relie, pour les placer hors de leurs préjugés dans la raison abstraite,
comment cela le gênerait-il, lui qui n’a pas de sol, ni de société, ni, pense-t-il,
de préjugés ? »
Ce sont ainsi les avatars de ce « déracinement » que conte l’ouvrage afin de
faire ressortir, par contrecoup, les vertus des enracinements traditionnels. C’est
ici que nous rencontrons une métaphore promise à un bel avenir politique et
pédagogique : celle de l’arbre dont les racines plongent dans le sol tandis que
ses branches s’élèvent vers le ciel.
Roemerspacher, l’un des jeunes gens, reçoit un jour la visite de l’illustre
Taine, l’un des maîtres de Barrès, auquel il vient de consacrer un article
élogieux. Le vieux philosophe le convie à une promenade, du côté des
Invalides, et sentant que les idées républicaines mises en lui par Bouteiller
commencent à vaciller, il l’invite à méditer l’« exemple » d’un platane auquel il
avoue rendre une visite quotidienne :
Combien je l’aime, cet arbre ! Voyez le grain serré de son tronc, ses nœuds vigoureux ! Je ne me lasse
pas de l’admirer et de le comprendre. [...] Il sera l’ami et le conseiller de mes dernières années... [...] Cet
arbre est l’image expressive d’une belle existence. Il ignore l’immobilité. Sa jeune force créatrice dès le
début lui fixait sa destinée, et sans cesse elle se meut en lui. [...] Il n’était pas besoin qu’un maître du
dehors intervînt. Le platane allègrement étageait ses membres, élançait ses branches, disposait ses
feuilles d’année en année jusqu’à sa perfection. Voyez qu’il est d’une santé pure ! Nulle prévalence de
son tronc, de ses branches, de ses feuilles ; il est une fédération bruissante. Lui-même il est sa loi, et il
l’épanouit... Quelle bonne leçon de rhétorique, et non seulement de l’art du lettré, mais aussi quel
guide pour penser ! Lui, le bel objet, ne nous fait pas voir une symétrie à la française, mais la logique
d’une âme vivante et ses engendrements. [...] En éthique, surtout, je le tiens pour mon maître. [...]
Cette masse puissante de verdure obéit à une raison secrète, à la plus sublime philosophie, qui est
l’acceptation des nécessités de la vie.
Infortunés déracinés
La leçon, du reste, ne passera pas inaperçue et dès leur sortie, Les Déracinés
rencontrent le succès et suscitent une formidable polémique. Malgré son
admiration enthousiaste pour l’écrivain dont il ignore encore la place qu’il
prendra dans le parti antidreyfusard, Blum est quelque peu mitigé. Il craint
qu’un enracinement trop profond dans les communautés d’origine ne soit, au
final, dangereux, car c’est à ses yeux « dans une nation centralisée, unifiée,
nivelée que les individus sont vraiment libres ». Lucien Herr, quant à lui, est
franchement hostile, face à ce qu’il dénonce, en des termes qui pourraient être
ceux de nos contemporains, comme une « métaphysique ethnique », voire un
« patriotisme provincial » qui conduit inéluctablement « vers la haine native de
ce qui est autre ». Mais c’est le critique de la Revue des Deux Mondes, René
Doumic, qui va lancer le vrai débat, en des termes que je voudrais citer
exactement tant ils sont significatifs et annoncent nos polémiques
contemporaines :
Comment s’y prendra-t-on pour modeler un enseignement sur des particularités dont c’est l’essence
d’être insaisissables ? Ou peut-être faut-il que les jeunes Lorrains n’aient que des maîtres lorrains ? Ce
sont les barrières qui se dressent, l’horizon qui se rétrécit... Qu’on s’efforce donc de maintenir dans ce
qu’elles ont de bienfaisant les influences de famille et les traditions locales, il n’en restera pas moins que
le rôle de l’éducateur consiste à nous délivrer des attaches qui nous immobilisent à un point du sol, et
que son devoir est de faire de nous des déracinés !
Consultez M. Doumic dans la Revue des Deux Mondes. Il admet la thèse des Déracinés, mais sous la
réserve suivante : le propre de l’éducation est d’arracher l’homme à son milieu formateur. Il faut qu’elle
le déracine. C’est le sens étymologique du mot « élever » [...]. En quoi ce professeur se moque de nous.
M. Barrès n’aura qu’à lui demander à quel moment un peuplier, si haut qu’il s’élève, peut-être contraint
au déracinement !
L’objection, de fait, n’est pas absurde : elle circonscrit même assez bien les
limites du volontarisme et, à travers lui, des méthodes actives qui peuvent
parfois, comme je l’ai suggéré plus haut, conduire jusqu’à l’éradication des
héritages patrimoniaux. Pour autant, elle n’invalide en rien l’idée républicaine.
En ajoutant le peuplier au platane, Maurras commence à former une forêt dans
laquelle Gide va oser s’aventurer... pour faire à son tour avec humour l’éloge,
contre les partisans des racines, des vertus formatrices du voyage :
Né à Paris, d’un père uzétien et d’une mère normande, où voulez-vous, monsieur Barrès, que je
m’enracine ? J’ai donc pris le parti de voyager... et c’est en voyage que j’ai lu votre livre. Rien
d’étonnant, donc, si, à ma grande admiration, je ne peux m’empêcher de mêler la critique.
Une critique, à vrai dire, que Gide poursuit également contre Maurras et son
peuplier : certes, il ne lui est point besoin d’être déraciné pour s’élever, mais
« l’éclaircissage des semis », « le bouturage », le « repiquage et les
transplantations », toutes métaphores du voyage, du cosmopolitisme, du
métissage et de l’élargissement des horizons, lui sont vivement recommandés !
On l’aura compris, à travers ce débat, c’est aussi toute la question de la
méritocratie, de l’effort et du travail qui est posée, c’est-à-dire de cette activité
par laquelle l’être humain, non seulement transforme le monde, mais se
transforme lui-même au point de s’élever au-dessus de sa condition particulière
d’origine.
Contre l’arrachement républicain
Attaquée sur sa droite par Barrès, l’école républicaine a aussi été contestée, plus
récemment, à partir de positions qui se réclamaient plutôt de la gauche et de
discours qui, dans certains cas, allaient jusqu’à revendiquer une « société sans
école »...
Ce qui est passionnant dans cette querelle, c’est en effet qu’on y voit
comment l’idéal républicain, cette éthique de l’arrachement et de l’élévation
que je viens de rappeler, aura finalement deux adversaires.
D’un côté une critique « de droite », qu’illustre Barrès, qui incarne le
traditionalisme, l’idée que la nation « parle en moi », et qui cite volontiers
Nietzsche dans ce contexte : « Es denkt in mir », « Ça pense en moi », formule
que Lacan reprendra à son tour pour désigner la logique de l’inconscient : « Ça
parle. » Peu de gens le savent, mais la formule vient directement de Barrès, que
Lacan avait très certainement lu, un Barrès qui lui-même avait lu Nietzsche et
qui lui avait repris cette fameuse sentence. Évidemment, chez Barrès, c’est
l’inconscient national qui « pense en moi », la tradition. Il est celui qui fait
l’éloge du terroir et des racines, du Blut und Boden, du sang et du sol, pour
critiquer l’école républicaine et l’instruction publique.
Mais on comprend aisément pourquoi une deuxième opposition, finalement
très proche, viendra plus tard du gauchisme culturel et de certains
« pédagogues », au nom – là aussi – de l’épanouissement de l’individu enraciné
dans sa culture, dans sa communauté. Cette pédagogie « de gauche » fera elle
aussi l’éloge des communautarismes, recommandera par exemple d’enseigner
aux étrangers dans leur langue pour mieux « respecter » leur identité culturelle
et ne point les contraindre, comme l’exige l’idée républicaine, à l’intégration à
la française. L’intégration républicaine sera dans cette perspective l’une des
cibles majeures de la rénovation pédagogique. Il est intéressant de voir à cette
occasion comment la déconstruction de l’universalisme républicain par Barrès va
reprendre du service dans le sillage de Mai 68. Une idée qui appartenait, à
l’origine, à la grande tradition de la droite contre-révolutionnaire va acquérir
progressivement, à partir des années 1960, une légitimité nouvelle qui se veut
« progressiste » et « de gauche »... Cette fois, contre l’« arrachement
républicain », l’accent sera mis sur l’épanouissement, au nom d’une « éthique
de l’authenticité ». Il s’agit d’un nouveau paradigme moral qui s’oppose très
clairement à l’éthique républicaine. C’est lui, comme nous allons le voir, qui
sous sa forme extrême est à l’origine du débat qui traverse l’école depuis
maintenant une cinquantaine d’années à partir d’une opposition cardinale
entre les « pédagogues » et les « républicains ».
É
républicaine, d’« Instruction publique » que d’Éducation nationale.
L’expression est plus pertinente.
Utopies pédagogiques
Que se passe-t-il sur ce plan dans les années 1970 ? On voit apparaître une
nouvelle vision morale du monde, qui va essaimer, s’installer dans l’école.
L’idée qui la domine, c’est qu’il faut, non pas d’abord et avant tout « instruire »
les enfants, non pas les élever, non pas les rendre « autres » que ce qu’ils étaient
au départ, mais au contraire faire en sorte qu’ils deviennent eux-mêmes,
épanouir leur personnalité. On entre dans une école qui prétend désormais être
davantage celle de l’épanouissement de soi que de l’instruction publique.
« Épanouissement de soi » contre « Instruction publique » ; « pédagogie »
contre « républicanisme ».
Quelle est l’idée sous-jacente ? L’idée, c’est que le but de l’éducation, comme
le but de l’enseignement, c’est de faire en sorte que l’enfant ou l’élève devienne
ce qu’il est : « Deviens ce que tu es », la phrase s’entend aussi bien chez Freud
que chez Nietzsche. « Deviens ce que tu es », épanouissement de l’individu,
« be yourself » et non pas « deviens autre que ce que tu étais au départ ». Et le
maître-mot en Mai 68, l’adversaire par excellence, c’est l’aliénation. Nul hasard
si le thème revient en permanence dans la critique des fameux « AIE »
d’Althusser, des « appareils idéologiques d’État », comme dans le non moins
célèbre : « Il est interdit d’interdire ». Il faut, ainsi pense-t-on, en finir avec
« l’école répressive », « la famille répressive » qui, en Mai 68, apparaissent en
permanence dans les discours comme étant l’adversaire par excellence. De plus
en plus, la pédagogie des « sciences de l’éducation » va recommander de
s’orienter vers des missions d’épanouissement de la personnalité, et la société
tout entière, en vérité, et d’abord dans la famille, s’oriente dans cette direction
plus hédoniste que laborieuse, plus ludique que travailleuse.
Pour donner une idée du discours de l’époque, lisons ce passage, tout à fait
représentatif, du livre de Michel Field (qui fut dans l’immédiat après-68 un des
dirigeants lycéens de la Ligue communiste révolutionnaire) et Jean-Marie
Brohm, Jeunesse et Révolution 1 :
Voyons au moins quelques traits – sans prétendre à l’exhaustivité – qui caractérisent l’institution
familiale : répression et inhibition sexuelles [...] ; oppression de la femme, qui n’apparaît à l’enfant que
dans son exclusive fonction de mère et d’épouse, modèle pour la petite fille, source de culpabilisation
pour le garçon. [...] Modèle autoritaire : le père comme figure d’autorité qui ne fait qu’anticiper sur ces
autres modèles que seront le maître et le professeur, le flic, le curé, le patron, et pour le jeune, l’adulte
en tant que tel. Enfin, école parfaite
d’a-responsabilisation de l’enfant et du jeune qui devront se soumettre au type de vie, aux loisirs, aux
valeurs, en un mot à « l’éducation » qu’ils auront reçue. [...] Ainsi, non contente d’être la structure
autoritaire par excellence qui, par son existence même, maintient la stabilité de l’ordre établi, la famille
est aussi une formidable « machine à créer les névroses ». Il faut s’y faire : la famille est un danger public
permanent.
É É
fut celle de la « séparation de l’Église et de l’État », à la question des « racines
chrétiennes de la France ».
L’essence de la laïcité
Et demain ?
CHAPITRE 18
C’est ce qui explique pour une large part le sentiment actuel de crise. Il faut à
ce sujet éviter tout malentendu. Le principe d’un système éducatif, conçu
comme un service public et élément de la cohésion nationale, a fait la preuve
de son efficacité et il serait dangereux de le remettre en cause au moment
même où la société est travaillée par des forces centrifuges et par la peur de
l’avenir. Pour autant, il serait tout aussi pernicieux de refuser de voir que
certaines de ses modalités, nécessaires en leur temps, deviennent aujourd’hui
contreproductives : l’extrême centralisation du système scolaire et la
codification rigoureuse voire tatillonne des pratiques avaient un sens tant qu’il
s’est agi d’élaborer un dispositif d’enseignement à partir de structures fragiles,
avec des enseignants peu formés, et dans une société où l’école était le
principal, voire le seul moyen de transmission des connaissances.
Mais aujourd’hui, la situation est différente et beaucoup plus complexe. La
massification scolaire a introduit un changement d’échelle radical, les
enseignants sont théoriquement recrutés à bac + 5, et dans une société
globalement beaucoup plus instruite les moyens d’accès à la connaissance se
sont multipliés. L’État doit continuer à exercer ses fonctions régaliennes :
définir les objectifs de formation, veiller à l’efficacité et à l’équité du système,
évaluer et réguler. Mais en ce qui concerne les façons de faire, les modalités
d’organisation, il doit accepter de composer avec d’autres acteurs, seuls
capables de penser et de gérer la complexité des situations. On rencontre ici
trois mots-clés, aujourd’hui très présents dans le débat public : décentralisation,
déconcentration, autonomie.
Là encore, nous touchons sans doute aux limites d’une logique qui a permis
la construction du système éducatif mais qui se révèle aujourd’hui mal adaptée.
L’idée qu’il pourrait exister un unique modèle-type de l’enseignant, décliné
selon les niveaux et les disciplines, et qu’à l’intérieur de ce modèle les individus
seraient équivalents, a déjà été mise à mal par la massification de la seconde
partie du XX e siècle. Nous avons constaté alors combien l’homogénéité du
corps enseignant tendait à se défaire. Plus que jamais, les enseignants diffèrent
par leur itinéraire de formation, par leur représentation du métier, par leur
degré d’engagement et de disponibilité, par leurs souhaits d’avenir... Le
recrutement par concours, symbole par excellence des identités
professionnelles, manifeste désormais chaque année ses insuffisances, et dans
certains domaines-clés, il y a régulièrement plus de postes à pourvoir que de
candidats, ce qui ôte tout sens à l’idée même de concours... Le manque
d’enseignants compétents devient une préoccupation durable.
Plutôt que de refuser de voir cette situation et de s’acharner à prolonger des
logiques obsolètes, sans doute faudra-t-il dans les années à venir imaginer
de nouvelles approches. Pourquoi ne pas admettre la coexistence de profils
d’enseignants divers, dont la complémentarité devrait être organisée au niveau
des établissements ? Plutôt que de chercher, de façon illusoire, à réunir toutes
les compétences en un même individu, l’important serait de disposer, au
niveau de l’équipe pédagogique d’un établissement, des savoir-faire nécessaires :
enseignants formateurs et débutants, animateurs de disciplines et membres de
l’équipe, professeurs référents et « adjoints d’enseignement », etc. La
diversification des fonctions permettrait d’ailleurs, au long d’une carrière, les
évolutions professionnelles souvent souhaitables.
Il faudra sans doute également revoir l’articulation de la formation des
enseignants et de leur recrutement. En situation de pénurie de candidats, le
problème n’est plus de consacrer tous les efforts à la sélection par concours
national aux dépens de la formation, mais de susciter suffisamment tôt des
vocations, d’organiser des formations en alternance conjuguant apprentissages
scientifiques et professionnels, de prolonger cet effort de formation tout au
long de la carrière. Comme cela se passe dans de nombreux pays et dans
beaucoup d’autres métiers, le recrutement, par les établissements ou les
académies, serait la suite logique de cette préparation professionnelle.
La classe inversée
Et qu’en est-il des enseignements eux-mêmes ? Là aussi les débats sont vifs entre
tenants de la tradition et partisans d’un renouvellement.
Une nation qui se gouvernerait toujours par les mêmes maximes et que ses institutions ne
disposeraient point à se plier aux changements, suite nécessaire des révolutions amenées par le temps,
verrait naître sa ruine des mêmes opinions, des mêmes moyens qui avaient assuré sa prospérité. [...] Les
nations qui s’avancent à travers les siècles ont besoin d’une instruction qui, se renouvelant et se
corrigeant sans cesse, suive la marche du temps, la prévienne quelquefois, et ne la contrarie jamais 1.
La fièvre de la réforme
Ainsi poussée à incandescence, la confrontation entre ces deux clans n’a guère
d’intérêt. Les meilleurs esprits se gardent bien de céder à ses facilités, et elle ne
fait qu’alimenter des pamphlets journalistiques en général aussi médiocres
qu’excessifs : aux outrances qui furent celles de la « pensée 68 » répondent
parfois aujourd’hui les manichéismes de traditionalistes mal informés. Mieux
vaut, de chaque approche, tenter de retenir la part de raison.
Oui, les « républicains » ont raison de souligner que l’enseignement est une
transmission, et que la figure du maître est essentielle : nous avons rencontré
cette définition dès les origines grecques de l’éducation, avant même que l’école
ne soit imaginée. À ce titre, celle-ci entretient une tradition, ce qui ne doit pas
l’empêcher d’être aussi ouverture sur l’avenir. Ils ont également raison de
souligner le rôle du travail, et de dénoncer l’illusion d’une autoconstruction par
l’élève de son savoir. Au demeurant, même Rousseau (qui, nous l’avons vu,
veut laisser à l’enfant le temps de s’épanouir et qui va jusqu’à prôner une
« méthode inactive ») n’en donne pas moins un rôle essentiel au précepteur qui
agence et oriente les situations d’apprentissage proposées au jeune Émile.
Mais oui, les « pédagogues » ont raison, de leur côté, de souligner que la
définition du savoir à transmettre ne va pas de soi, non plus que les modalités
de cette transmission. Le premier point relève de la réflexion didactique, tout à
fait reconnue dans de nombreux pays ; le second concerne la pédagogie bien
comprise. Le contenu de la tradition ne peut en effet être figé sans
inconvénient, et heureusement ne l’a jamais été : tout au long de notre histoire,
nous avons relevé d’innombrables débats. Faut-il enseigner les auteurs païens
ou les Pères de l’Église ? Quelle place faire aux sciences et aux techniques par
rapport à l’étude des textes ? Les auteurs français peuvent-ils remplacer le
corpus latin ? Et qui s’offusquerait de ce que, malgré la tradition (et pour en
constituer une nouvelle), on ait renoncé à enseigner que la Terre est le centre
du monde, ou qu’on ait remplacé, même dans les collèges jésuites, la physique
cartésienne par les théories de Newton ? Pourquoi des renouvellements qui se
sont opérés – non sans conflits – au XVIII e ou au XIX e siècle seraient-ils
illégitimes de nos jours ?
De la même façon, les pratiques d’enseignement, les modes d’apprentissage,
ont évolué au fil des siècles, pour tenir compte des évolutions sociales,
scientifiques et techniques. Le regard porté sur les enfants s’est transformé, les
enjeux de l’éducation se sont déplacés. On ne voit pas très bien pourquoi il
faudrait considérer ce processus comme achevé, et s’interdire une réflexion
pédagogique, alors même que le rythme des changements est plus rapide que
jamais.
Au centre du système éducatif, il n’y a ni les savoirs purs, ni l’enfant à l’état
de nature, mais bien la relation qui s’établit entre les deux termes, sous la
conduite du maître, et qui marque l’entrée dans le monde de la culture. Pour
que l’enseignement ait un sens, il faut à la fois qu’il y ait transmission de
savoirs et de savoir-faire, comme le rappellent les « républicains », et
appropriation de ces savoirs par l’élève, donc construction de compétences,
comme le disent les « pédagogues ». Cette construction ne saurait être
spontanée : elle doit être organisée et guidée. Apprendre et comprendre ne vont
pas l’un sans l’autre, comme le soulignaient déjà, nous l’avons vu, Platon ou
Aristote : « le savoir ne se verse pas d’un esprit dans un autre comme le vin
passe d’une amphore dans une coupe », rappelait Pierre-Maxime Schuhl dans
son commentaire de Platon 2. Reste à définir quels savoirs on veut transmettre,
avec quelles priorités et quelles progressions, et selon quelles méthodes : il y a là
l’espace de la recherche et de la réflexion collective, qui seraient préférables à
des polémiques stériles.
Le pessimisme pédagogique
Vous disiez que, piégés par des débats artificiels, nous sommes aussi parfois
victimes de schémas de pensée stéréotypés qui revêtent l’apparence trompeuse de
l’évidence...
Nous distinguerons les progrès de la science même, qui n’ont pour mesure que la somme des vérités
qu’elle renferme, et ceux d’une nation dans chaque science, progrès qui se mesurent alors, sous un
rapport, par le nombre des hommes qui en connaissent les vérités les plus usuelles, les plus importantes,
et, sous un autre, par le nombre et la nature de ces vérités généralement connues.
En effet, nous sommes arrivés au point de civilisation où le peuple profite des Lumières, non
seulement par les services qu’il reçoit des hommes éclairés, mais parce qu’il a su s’en faire une sorte de
patrimoine, et les employer immédiatement à se défendre contre l’erreur, à prévenir ou satisfaire ses
besoins, à se préserver des maux de la vie ou à les adoucir par des jouissances nouvelles 3.
Le fléau de l’illettrisme
Nous l’avons vu au fil des pages, les évaluations nationales comme les enquêtes
internationales rejoignent un sentiment largement répandu que l’école
d’aujourd’hui se porte mal. Si certains élèves continuent à obtenir d’excellents
résultats, leur nombre tend à diminuer. Inversement, la part des élèves en grande
difficulté augmente, et les écarts de performances s’accroissent nettement. Sans
sombrer dans l’obsession du déclin ni dans les facilités de la nostalgie, si répandues
aujourd’hui, comment comprendre ce qui apparaît comme une véritable crise de la
culture scolaire ?
Des données plus récentes vont dans le même sens. J’ai publié, avec Alain
Béreau, un petit livre intitulé Combattre l’illettrisme 1, où nous avons croisé les
chiffres du ministère de l’Éducation nationale et ceux du ministère de la
Défense. Ce dernier organise chaque année ce qu’on appelait de mon temps les
« trois jours », et qui s’appelle aujourd’hui les « JAPD », les Journées d’appel
pour la défense. Ces journées, qui concernent des jeunes gens de dix-huit ans,
sont l’occasion pour l’armée d’organiser des tests grandeur nature. Ce ne sont
pas des échantillons représentatifs, mais presque toute la France passe ces tests,
filles et garçons confondus. Or on a pu constater – j’arrondis les chiffres, mais
seulement à la virgule près et les ordres de grandeur que je vous indique sont
les bons – que 5 à 6 % de nos jeunes sont carrément analphabètes, c’est-à-dire
qu’ils ne savent absolument pas lire. 5 %, c’est déjà beaucoup. Il y a en plus
7 % d’élèves qui ânonnent en faisant des fautes. Cela donne 12 % des jeunes
de dix-huit ans en très grande difficulté de lecture. C’est considérable. Et puis,
on peut compter au moins 10 % de lecteurs très lents, qui s’ajoutent à ces
12 %. Ils déchiffrent certes, mais si péniblement qu’ils sont incapables de
comprendre le sens de ce qu’ils lisent.
Ce qui donne grosso modo 20 % d’illettrés chez les jeunes de dix-huit ans !
Illettré, cela ne veut pas dire forcément tout à fait analphabète, mais ce sont
quand même des jeunes gens qui sont exclus de la lecture, qui ne peuvent pas
lire un article de journal en en comprenant le sens. A fortiori un livre. Et ce
n’est pas fini, hélas... On a encore, en plus, 15 % de lecteurs fiables mais très
lents, de telle sorte qu’eux non plus ne pourront pas lire un livre dans leur vie.
Du reste, s’ils ne pratiquent pas, ils perdront le peu qu’ils ont appris. Au total,
ça fait entre 35 et 40 % de nos jeunes gens qui sont exclus, je dirais, de la
lecture par plaisir, parce qu’on ne peut pas avoir plaisir à lire quand on met si
longtemps à déchiffrer.
L’importance de l’illettrisme renvoie donc à un premier constat d’échec pour
l’école – car de toute évidence, si un élève lit mal, ou même trop lentement, s’il
s’exprime mal à l’oral comme à l’écrit, il sera forcément en échec aussi dans
toutes les autres disciplines, en histoire, en géographie, et même dans les
sciences où il faut comprendre les énoncés.
Élèves démotivés
L’illettrisme est le symptôme le plus spectaculaire de la crise de l’école, mais ce n’est
malheureusement pas le seul...
Baisse du niveau ?
Si l’on veut tenter d’agir sur cette situation, et non la subir comme une fatalité,
celle d’un déclin inexorable inscrit dans l’ordre des choses, encore faut-il tenter d’en
comprendre les causes. D’où provient cette crise de la culture scolaire ?
L’erreur de l’autoconstruction
Les antihumanistes
C’est qu’elle participe d’un « air du temps » qu’ont entretenu bien des
théories à prétention scientifique ou philosophique. Prenons l’exemple de
Claude Lévi-Strauss. Je cite volontiers un passage de Tristes Tropiques (1955)
qu’on me permettra de reprendre ici, tant il éclaire un antihumanisme
caricatural. Pour le fondateur de l’anthropologie structurale, l’invention de
l’écriture, loin d’être un élément de progrès ou de civilisation, voire un facteur
d’émancipation des individus, ne fut au contraire que le symptôme
d’une volonté féroce d’asservir les hommes. Il trouve alors des accents qui
annoncent, entre autres, Pierre Bourdieu ou Michel Foucault, pour dénoncer le
projet même de l’école publique, laïque, gratuite et obligatoire. Contraindre les
enfants à apprendre à lire et à écrire, voilà assurément une entreprise de
domination au plus haut point funeste...
Après avoir éliminé tous les critères possibles pour distinguer la barbarie de la civilisation, on aimerait
au moins retenir celui-là : peuples avec ou sans écriture, les uns capables de cumuler les acquisitions
anciennes et progressant de plus en plus vite vers le but qu’ils se sont assigné tandis que les autres,
impuissants à retenir le passé au-delà de cette frange que la mémoire individuelle suffit à fixer,
resteraient prisonniers d’une histoire fluctuante à laquelle manqueraient toujours une origine et la
conscience durable du projet.
Pourtant, rien de ce que nous savons de l’écriture et de son rôle dans l’évolution ne justifie une telle
conception... Si l’on veut mettre en corrélation l’apparition de l’écriture avec certains traits
caractéristiques de la civilisation, il faut chercher dans une autre direction. Le seul phénomène qui l’ait
fidèlement accompagnée est la
formation des cités et des empires, c’est-à-dire l’intégration dans un système politique d’un nombre
considérable d’individus et leur hiérarchisation en classes et en castes. Telle est en tout cas l’évolution
typique à laquelle on assiste depuis l’Égypte jusqu’à la Chine au moment où l’écriture fait son début :
elle paraît favoriser l’exploitation des hommes avant leur illumination...
Regardons plus près de nous : l’action systématique des États européens en faveur de l’instruction
obligatoire, qui se développe au cours du XIX e siècle, va de pair avec l’extension du service militaire et
la prolétarisation. La lutte contre l’analphabétisme se confond ainsi avec le renforcement du contrôle
des citoyens par le Pouvoir. Car il faut que tous sachent lire et écrire pour que ce dernier puisse dire :
nul n’est censé ignorer la loi. Du plan national, l’entreprise est passée sur le plan international grâce à
cette complicité qui s’est nouée entre de jeunes États confrontés aux problèmes qui furent les nôtres il y
a un ou deux siècles, et une société internationale de nantis inquiète de la menace que représentent
pour la stabilité les réactions de peuples mal entraînés par la parole écrite à penser en formules
modifiables à volonté et à donner prise aux efforts d’édification. En accédant au savoir entassé dans les
bibliothèques, ces peuples se rendent vulnérables aux mensonges que les documents imprimés
propagent en proportion encore plus grande...
Ce fut dans le sein même de la Grèce qu’on vit s’élever cette cité aussi célèbre par son heureuse
ignorance que par la sagesse de ses lois, cette république de demi-dieux plutôt que d’hommes tant leurs
vertus semblaient supérieures à l’humanité. Ô Sparte ! Opprobre éternel d’une vaine doctrine ! Tandis
que les vices conduits par les Beaux-Arts s’introduisaient ensemble dans Athènes, tandis qu’un tyran y
rassemblait avec tant de soin les ouvrages du Prince des Poètes, tu chassais de tes murs les arts et les
artistes, les sciences et les savants. L’événement marqua cette différence. Athènes devint le séjour de la
politesse et du bon goût, le pays des orateurs et des philosophes.
Aux yeux de Rousseau, Lycurgue, le grand législateur mythique de Sparte,
l’emporte de loin sur Pisistrate, le tyran d’Athènes qui fit réunir et éditer les
œuvres du « Prince des Poètes », c’est-à-dire d’Homère. Comme les jeunes
Spartiates, Émile n’aura pas ou peu de livres, la culture écrite étant désormais
suspecte de corrompre la pureté de l’âme innocente de l’enfant. Dans le même
esprit Saint-Preux, le héros de La Nouvelle Héloïse, se livre dans ses lettres à
Julie à une critique dévastatrice de l’artifice et de l’hypocrisie des salons
parisiens : on ne saurait rien apprendre « dans ces conversations si
charmantes ».
On retrouvera de tels arguments contre la civilité dans la sociologie marxiste
de la « distinction », notamment dans les travaux de Pierre Bourdieu : les
« bonnes manières », et l’aisance qu’elles donnent à celui qui les maîtrise depuis
l’enfance du fait de son milieu social, marquent une appartenance de classe en
même temps qu’une barrière ; l’élégance bourgeoise et le parisianisme
« distinguent » l’heureux élu des couches populaires comme de la « province »
où l’on ignore largement les codes « délicats » de la mondanité.
Selon Rousseau, la politesse appelle une autre critique : dans le mot même,
on entend « polir », c’est-à-dire raboter, gommer les aspérités. On impose aux
enfants le plus détestable conformisme social, qui étouffe la personnalité,
comme le proclame ce passage du Discours sur les sciences et les arts :
Il règne dans nos mœurs une vile et trompeuse uniformité et tous les esprits semblent avoir été jetés
dans un même moule : sans cesse la politesse exige, la bienséance ordonne ; sans cesse on suit des
usages, jamais son propre génie. On n’ose plus paraître ce qu’on est ; et dans cette contrainte
perpétuelle les hommes qui forment ce troupeau qu’on appelle société, placés dans les mêmes
circonstances, feront les mêmes choses si des motifs puissants ne les en détournent. On ne saura donc
jamais bien à qui l’on a affaire et il faudra, pour connaître son ami, attendre les grandes occasions, c’est-
à-dire attendre qu’il ne soit plus temps, puisque c’est pour ces occasions mêmes qu’il eût été essentiel de
le connaître.
La pédagogie de l’hameçon
Une deuxième erreur touche le rapport entre motivation et travail. Que voit-
on, là aussi ? Dans la fameuse « rénovation pédagogique » des années 1970-
1980, on a observé une formidable montée en puissance de l’idéologie selon
laquelle – et là encore, cela semble fort judicieux à première vue, sur le papier –
il faudrait d’abord motiver nos enfants pour les faire travailler dans un second
temps. Très bien. On est donc arrivé avec des guitares, des chansons des
Beatles, des films qui parlaient du sexe, que sais-je encore, et on a essayé
d’accrocher les enfants. C’est ce que j’appelle la « pédagogie de l’hameçon » : il
s’agit de les appâter en commençant par les intéresser (s’inspirant de la théorie
des centres d’intérêt de Decroly, car il existait bien entendu toute une
littérature pédagogique en arrière-fond). « On va donc accrocher l’enfant
comme un poisson après l’hameçon, en ayant mis un appât bien rutilant et
puis, une fois accrochés, ils travailleront. » Hélas, peut-être les accroche-t-on,
mais ils ne travaillent pas ensuite pour autant !
En vérité, c’est le contraire qui se produit : on ne s’intéresse jamais qu’à ce à
quoi on a d’abord beaucoup travaillé. Ceci est un grand paradoxe, je le
reconnais, mais finalement assez évident quand on y réfléchit un peu : le travail
précède l’intérêt, pas l’inverse. Tous ceux qui ont vraiment travaillé une
discipline dans leur vie, quelle qu’elle soit – mathématiques, chimie,
géographie, littérature, philosophie, ce que vous voulez – le savent : c’est
seulement après avoir énormément travaillé que ça devient intéressant et qu’on
découvre que même la chimie, même la géographie peuvent être passionnantes,
même si, au départ, elles ne l’étaient pas. Est-ce que vous croyez que j’ai traduit
la Critique de la raison pratique de Kant ou lu l’Éthique de Spinoza pour
m’amuser ? Certainement pas. Cela n’a rien d’amusant. Mais quand on a
beaucoup travaillé et qu’on commence à savoir vraiment de quoi il retourne,
on découvre que l’entreprise est géniale, formidablement passionnante.
Du reste, qu’est-ce que c’est qu’un grand professeur ? Tout sauf un animateur
culturel. Un grand professeur, c’est quelqu’un qui par son charme,
son charisme à proprement parler, la séduction qu’il exerce, l’impression au
sens propre hors du commun qu’il vous donne, vous fait entrer dans un monde
de la connaissance, un univers des grandes œuvres que vous ne connaissiez pas,
que vous ne soupçonniez même pas, qui ne vous intéressait nullement a priori,
mais dans lequel vous entrez parce que vous avez été charmé, séduit,
impressionné par cette personne qui vous semble exceptionnelle. Un grand
professeur, ça peut être aussi bien une maîtresse de maternelle qu’un titulaire
de chaire à l’université. Mais le ticket d’entrée dans ce monde de la
connaissance, des grandes œuvres, il n’a qu’un seul nom : le travail. Si vous
connaissez un moyen de faire travailler vos enfants sans recourir à un moment
d’autorité, je veux bien être pendu sous un fraisier... Si je n’ai pas l’autorité
pour faire travailler mes propres enfants, ils ne travaillent pas. Le travail, c’est le
ticket d’entrée dans le monde de la culture scolaire. On n’y entre pas par le jeu,
par une espèce d’hameçon coloré, un miroir aux alouettes. L’illusion ludique a
fait long feu. En quoi le travail, je le redis, précède l’intérêt et pas l’inverse !
Bien sûr, je force le trait pour me faire comprendre, parce que le bâton a été
tellement tordu dans le mauvais sens qu’il faut le redresser. Cela ne signifie
évidemment pas qu’il ne faille pas donner une idée à ses élèves ou à ses enfants
de l’intérêt qu’ils vont trouver dans la culture scolaire, mais le meilleur moyen
de leur donner cette idée, c’est d’être intéressant soi-même et de faire partager
son propre intérêt.
Le piège du jeunisme
À
grand à dix ans. À cet âge-là, on peut être un bout de chou adorable, on peut
être un petit garçon ou une petite fille absolument craquants, mais on n’est pas
un grand poète ; à dix ans, on n’est pas un grand musicien, ni un grand
philosophe, ni un grand écrivain. On n’est pas non plus un grand scientifique,
on n’est même pas un grand joueur de tennis ou un grand footballeur, si on
veut prendre des exemples en dehors de la culture et de la connaissance. À dix
ans, on n’est rien de grand, voilà tout !
Il faut donc dire clairement aux enfants que le monde des adultes, quand il
est réussi évidemment (car il peut aussi être raté), est plus passionnant, plus
intense, plus grandiose et plus intéressant que le monde de l’enfance. Il faut
absolument sortir nos enfants de ce que j’appellerai le « syndrome de Peter
Pan », le petit garçon qui ne veut pas grandir et veut rester dans le monde de
l’imaginaire, dans le monde de l’enfance, celui de la fée Clochette et du
Capitaine Crochet. La vérité, encore une fois, c’est que le monde des adultes,
quand il est réussi, lui est infiniment supérieur ! Or, aujourd’hui, on présente
les choses comme si les jeunes et les vieux étaient deux tribus : les jeunes
s’éclatent avec la techno, les vieux s’ennuient avec Mozart. Il faut être capable
de dire, avec un tout petit peu de courage, que Mozart, c’est mieux que la
techno ! Qu’entrer dans le monde des adultes, c’est aussi découvrir des grandes
œuvres qui sont infiniment supérieures à cette pseudo-culture jeune qu’on
vend à nos enfants à jet continu, mais qui les abrutit davantage qu’elle ne les
élève. Quelquefois, le bon sens, en matière d’éducation, n’est pas une mauvaise
chose... Aujourd’hui, on ne peut pas voir un comédien ou un chanteur, invité
sur un plateau de télévision à faire l’intéressant, sans qu’il nous explique, dès
qu’il a trois cheveux blancs, qu’il est resté jeune, qu’il a un cœur d’enfant, et
que c’est admirable, qu’il a dix ans, qu’il est encore tout gamin, etc. Si nous
donnons à nos enfants l’idée que devenir adulte, devenir une « grande
personne » pour parler comme Saint-Exupéry dans Le Petit Prince, et même
prendre quelques rides et quelques cheveux blancs, c’est une horreur, une
catastrophe absolue, alors nous minons dès le départ le projet éducatif, nous le
dynamitons à la racine. Car grandir, éduquer et être éduqué, c’est simplement
passer de l’enfance à l’âge adulte. Et si on dévalorise le but final, à savoir
l’entrée dans un monde des adultes réussi, alors on dévalorise non seulement la
finalité du projet éducatif mais la trajectoire elle-même, et ce n’est pas rendre
service à nos enfants ni à nos élèves.
La déconstruction des valeurs
Vous disiez tout à l’heure qu’il serait peu honnête et dérisoire de chercher des
responsabilités individuelles ou des explications simplistes à la crise actuelle et
qu’outre ces erreurs pédagogiques, il fallait incriminer un mouvement plus profond
de nos sociétés.
Le passé idéalisé
Si le constat de la crise de la culture scolaire s’impose, les avis divergent quant à
l’analyse des causes, et sans doute plus encore lorsqu’il s’agit de proposer des remèdes.
Beaucoup ont la tentation de prôner la simple restauration d’un passé supposé
meilleur...
À
À ceux qui y voient un âge d’or, rappelons d’abord qu’à défaut d’incivilités à
l’école, la criminalité générale était alors infiniment supérieure à ce qu’elle est
de nos jours, l’espérance de vie incroyablement faible (autour de quarante ans),
la misère omniprésente dans les villes, l’analphabétisme encore répandu dans
les zones rurales, notamment celui des jeunes filles, le productivisme
dévastateur, le nationalisme belliqueux, le scientisme athée d’un dogmatisme
insupportable et le racisme colonial porteur des pires catastrophes... On oublie
trop souvent aujourd’hui ce racisme que manifestent les déclarations de bien
des grands noms de l’époque, pleines d’une arrogance et d’un mépris qui
laissent sans voix. Ainsi Jules Ferry, dans un de ses discours sur la colonisation,
prononcé à la Chambre le 30 juillet 1885 :
Messieurs, il faut parler plus haut et plus vrai ! Il faut dire ouvertement qu’en effet, les races
supérieures ont un droit vis-à-vis des races inférieures. Je répète qu’il y a pour les races supérieures un
droit, parce qu’il y a un devoir pour elles. Elles ont le devoir de civiliser les races inférieures. Je soutiens
que les nations européennes s’acquittent avec largeur, grandeur et honnêteté de ce devoir supérieur de
la civilisation.
Les nègres [...] sont bien moins intelligents que les Chinois et surtout que les Blancs. Il faut bien
voir, ajoutait-il, que les Blancs étant plus intelligents, plus travailleurs, plus courageux que les autres, ils
ont envahi le monde entier et menacent de détruire ou de subjuguer toutes les races inférieures. Et il y
a des hommes qui sont vraiment inférieurs. Ainsi l’Australie est peuplée par des hommes de petite
taille, à peau noirâtre, à cheveux noirs et droits, à tête très petite, qui vivent en petits groupes, n’ont ni
culture ni animaux domestiques (sauf une espèce de chien) et sont fort peu intelligents.
Races supérieures ! Races inférieures ! C’est bientôt dit ! Pour ma part, j’en rabats singulièrement
depuis que j’ai vu les savants allemands démontrer scientifiquement que la France devait être vaincue
dans la guerre franco-allemande parce que le Français est d’une race inférieure à l’Allemand. Depuis, je
l’avoue, j’y regarde à deux fois avant de me tourner vers un homme et vers une civilisation et de
prononcer : homme ou civilisation inférieurs... Regardez l’histoire de la conquête de ces peuples que
vous dites barbares et vous y verrez la violence, tous les crimes déchaînés, l’oppression, le sang coulant à
flots, le faible opprimé, tyrannisé par le vainqueur ! Voilà l’histoire de votre civilisation ! Et c’est un
pareil système que vous essayez de justifier dans la patrie des droits de l’homme ? Parler à ce propos de
civilisation, c’est joindre l’hypocrisie à la violence !
Comme on le voit dans les propos de Jules Ferry, le lien entre projet éducatif
et politique coloniale n’est pas accidentel. Mais, malgré cette hypothèque,
peut-on du moins considérer qu’en matière scolaire la situation était alors bien
supérieure à celle que nous connaissons aujourd’hui ? En vérité, il n’en est rien
et c’est, là encore, une idée reçue hors de tout examen un tant soit peu sérieux
de la réalité des faits. Commençons donc, contrairement au fameux adage de
Rousseau, par ne pas tous les écarter d’un revers de main. Si la III e République
consolide, au niveau de l’enseignement élémentaire, les progrès constants
accomplis tout au long du XIX e siècle, il en va tout autrement du secondaire.
Le baccalauréat, créé par décret impérial le 17 mars 1808, ne compte lors de
sa première session que 31 lauréats. En 2008, deux siècles après, il y en a
500 000 ! Mais tout au long de ce XIX e siècle tant idéalisé aujourd’hui par nos
« républicains », le nombre annuel de bacheliers ne dépasse jamais les
10 000 lauréats et ce jusqu’en 1920. C’est seulement à partir des années 1920
que ce nombre passe de 1 % à 2 % d’une classe d’âge ! Continuons à regarder
les chiffres. En 1950, il y a 30 000 lauréats (5 %) ; en 1960, ils sont
60 000 (11 %) ; en 1968, on en compte 170 000 (20 %)... La progression
s’accélérant jusqu’à nos jours. Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’au cours de
la III e République, la démocratisation de l’enseignement n’a jamais eu lieu : il
faudra attendre la deuxième partie du XX e siècle pour que la situation change
radicalement.
Face à ce rappel, l’objection est traditionnelle : certes, me dira-t-on, on a
démocratisé le bac au XX e siècle, mais du coup, le niveau s’est effondré. C’est
sans aucun doute exact si l’on compare le cinq cent millième lauréat
d’aujourd’hui au dix millième de 1920, lequel avait à coup sûr un niveau de
culture et d’orthographe très supérieur. Mais si vous prenez les
10 000 meilleurs d’aujourd’hui, voire les 50 000, je suis prêt à parier qu’ils
n’ont rien à envier à ceux des années 1920, qu’ils sont sans doute bien
supérieurs en sciences, probablement aussi en histoire, en lettres et en
ouverture d’esprit. Et songeons un instant à la situation des filles ! La première
jeune fille à obtenir le bac en France – elle s’appelle Julie Daubié – ne réussit
cette performance qu’en 1861 ! Et pour cause : l’examen était jusqu’alors
réservé aux garçons, la scolarisation des filles étant considérée comme inutile,
voire nuisible comme du reste le droit de vote des femmes – ce qui déjà à soi
seul devrait interdire l’idéalisation de cette période. Bien plus, ce n’est que dans
les années 1920 qu’elles recevront un enseignement secondaire identique à
celui des garçons, même si l’apprentissage de la couture et de la cuisine restera
de règle jusqu’en Mai 68 ! À l’université, la scolarisation est plus encore
marquée par un élitisme qui n’a rien de républicain : 50 000 étudiants en
1900, seulement 135 000 en 1950 encore, contre 1 500 000 en 2013. Et là
aussi, si le niveau moyen est peut-être moins bon que par le passé, ce n’est
évidemment pas vrai pour la proportion d’étudiants excellents qui augmente
considérablement par rapport au XIX e siècle.
Refusons donc la facilité qui consiste à idéaliser la France d’hier pour mieux
noircir celle d’aujourd’hui. Malgré tous ses défauts, malgré les menaces qui
pèsent sur l’avenir – mais quelle époque en fut exempte ? – notre société est
infiniment plus libre et plus prospère, moins violente et moins analphabète
qu’aux temps anciens dont rêvent encore certains.
Luc Ferry : Les mots ont un sens. Permettez-moi, dans le sillage des propos
de Hugo qu’Alain Boissinot a cités, de distinguer entre « éducation » et
« enseignement ». Ce sont des registres différents, ce qui ne signifie
évidemment pas qu’il n’y ait pas des recoupements. L’enseignement, pour
l’essentiel, c’est ce qui relève des professeurs, ce qui concerne les élèves dans un
lieu public, l’établissement scolaire. L’éducation, c’est plutôt l’affaire des parents
en direction, non pas des élèves mais des enfants, dans un cadre privé, celui de
la famille. Des parents peuvent enseigner et des professeurs éduquer, cela va de
soi, mais ces tâches ne se confondent pas, et pour l’essentiel, c’est bien aux
professeurs qu’il revient d’enseigner et aux parents d’éduquer. Si j’insiste sur
cette remarque, c’est que trop souvent aujourd’hui, les familles se déchargent
des tâches de l’éducation sur les professeurs. Mais la vérité, c’est que si les
enfants ne sont pas déjà relativement bien éduqués, s’ils n’ont pas un minimum
de principes de civilité quand ils arrivent à l’école, l’enseignement devient
pratiquement impossible. Or dans la famille comme dans l’école, chez les
parents comme chez les professeurs, nous rencontrons aujourd’hui avec nos
enfants/élèves des difficultés spécifiques à l’époque. Dans le prolongement des
analyses que j’ai esquissées à propos des périodes précédentes, je crois qu’il
nous faut repenser certaines notions-clés.
Je considère, par exemple, que la première chose à faire, c’est de revaloriser ou
plus exactement de valoriser par d’autres biais, par des motivations nouvelles –
un retour en arrière n’est jamais ni possible ni même souhaitable – la
pédagogie du travail. Dans les Réflexions sur l’éducation de Kant, qui reprennent
d’ailleurs en grande partie la pensée que Rousseau a exprimée dans son grand
livre, l’Émile, on voit se mettre en place ce qu’on pourrait appeler
l’« antinomie » de l’éducation. Cette antinomie a été magnifiquement analysée
par Alexis Philonenko, un très grand historien de la philosophie, dans
l’introduction qu’il a rédigée pour l’édition française de ces Réflexions sur
l’éducation.
Kant, dans cet ouvrage majeur, distingue en effet trois philosophies de
l’éducation. La première, c’est la philosophie traditionnelle, la pédagogie du
dressage. Comme chaque philosophie de l’éducation possède un équivalent
dans la sphère politique, on peut dire que le dressage correspond sur le plan
politique à l’absolutisme, à la monarchie absolue. Le dressage, c’est le principe
fondamental de l’éducation traditionnelle, celle qui considère l’enfant comme
un vase vide dans lequel on va déverser des connaissances, comme s’il n’était
pas un être libre, mais une sorte de petit animal.
De l’autre côté, à l’extrême opposé de notre antinomie, on a la pédagogie du
jeu. Dès l’époque de Kant et Rousseau, on voit se mettre en place des doctrines
qui prônent une éducation par le jeu. Par exemple, remplacer les
mathématiques par le jeu d’échecs. Notez bien que dans l’éducation par le
dressage, l’enfant est considéré comme un être intégralement passif ; dans
l’éducation par le jeu, on le considère au contraire – c’est l’apparition, déjà, de
ce qu’on appellera les « méthodes actives » – comme un être intégralement
actif. Le modèle politique qui correspond à la pédagogie du jeu est
l’anarchisme, dont les premières doctrines apparaissent déjà, elles aussi, à cette
époque. Donc, d’un côté, l’enfant est un être privé de liberté, tout passif, un
réservoir vide ; et de l’autre, il est tout actif, entièrement libre.
La pédagogie du travail, qui correspond sur le plan politique à l’idéal
républicain, va tenter la synthèse de cette antinomie, le dépassement de cette
opposition radicale. Pourquoi ? Parce que, dans le travail, l’élève est à la fois
actif et passif, libre et contraint. Il est passif parce qu’on a mis devant lui un
obstacle et qu’il y a une passivité du réel, une contrainte qui s’oppose à lui, une
résistance de la réalité qui correspond à une passivité en lui ; mais il est
également actif et libre, au sens où, en surmontant ces obstacles, en résolvant
activement des problèmes, il se forme peu à peu. Il apprend. C’est du reste en
ce point que la notion de « problème » à résoudre prend tout son sens scolaire :
problema, en grec, c’est ce qui est jeté devant, c’est ce qu’on jette pour ainsi dire
devant l’enfant, les obstacles qu’on dispose devant lui et dont on postule qu’en
les surmontant, il va se former.
En quoi cette conception de la pédagogie correspond-elle à l’idée
républicaine ? C’est un héritage de Rousseau, de la théorie de la loi qu’il expose
dans le Contrat social. Dans la conception démocratique et républicaine de la
loi, le citoyen, en effet, est lui aussi, comme l’élève devant un problème, tout à
la fois actif et passif. Comme dit Rousseau dans un passage bien connu du
Contrat social, il est à la fois « souverain et sujet ». Qu’est-ce que cela veut dire ?
Il est souverain, c’est-à-dire actif et libre, quand il vote la loi – il la vote
activement, il la choisit –, mais une fois qu’il a voté la loi, elle lui « retombe »
pour ainsi dire dessus, et il redevient sujet, c’est-à-dire qu’il redevient un être
soumis à une autorité, un être passif. En quoi le travail « colle », si je puis dire,
avec l’idée républicaine, avec l’idée méritocratique.
Je pense qu’il faut valoriser le travail ainsi conçu, et qu’il ne faut pas le faire
en revenant à des principes traditionnels en une illusoire démarche
restauratrice : il faut tout simplement le faire par amour pour nos enfants,
c’est-à-dire par un motif typiquement moderne, en comprenant enfin qu’il est
vital pour eux de les faire travailler, de les faire entrer dans le monde de
la culture et de la connaissance. De la même façon il nous faut redéfinir
l’autorité, sans laquelle il n’y a ni enseignement ni éducation.
Jaeger, W., Paideia, éd. originale 1933, trad. fr., Gallimard, 1964.
Marrou, H.-I., Histoire de l’éducation dans l’Antiquité, Le Seuil, 1948.
Mossé, C., par exemple Histoire des doctrines politiques en Grèce, PUF, 1969.
Vernant, J.-P. : on peut commencer par Les Origines de la pensée grecque, PUF, 1962.
Finley, M. I., notamment Les Anciens Grecs, éd. fr. 1971, et Le Monde d’Ulysse, éd. fr. 1969, Le Seuil.
Romilly, J. de, Les Grands Sophistes dans l’Athènes de Périclès, De Fallois, 1988.
Duval, P.-M., La Vie quotidienne en Gaule pendant la paix romaine, Hachette, 1952.
Riché, P., Écoles et enseignement dans le haut Moyen Âge, Aubier-Montaigne, 1979.
—, Éducation et culture dans l’Occident barbare, Le Seuil, 1962, 1995.
Sur la Renaissance :
Garin, E., L’Éducation de l’homme moderne (1400-1600), avec une préface de Ariès, Ph., Fayard, 1968
(éd. italienne, 1957 et 1966).
Témoignages :
De nombreuses œuvres classiques donnent de précieux témoignages sur les débats de la période. Par
exemple : saint Augustin, Confessions (397-400) ; Abélard, Histoire de mes malheurs (1132) ; Érasme, Éloge
de la folie (1511) ; Rabelais, Pantagruel (1532) et Gargantua (1534) ; Montaigne, Essais, notamment I, 25
et I, 26 (1580 et 1588)...
La langue du XVI e siècle nous étant devenue étrange, sinon étrangère, on peut lire des éditions en
français moderne : pour Rabelais, l’édition de G. Demerson, Le Seuil, 1973 ; pour Montaigne, celle d’A.
Lanly, Gallimard, 2009.
Troisième période :
De l’humanisme à la Révolution
Parmi de très nombreux ouvrages, quelques titres particulièrement utiles, en complément de la lecture
des auteurs de l’époque, dont la plupart des œuvres sont aisément accessibles en librairie ou sur Internet :
Ariès, Ph., L’Enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime, Le Seuil, 1973.
Compère, M.-M., Du collège au lycée (1500-1850), Gallimard/Julliard, 1985.
Dainville, F. de, L’Éducation des jésuites, Minuit, 1978.
Furet, F. et Ozouf, J., Lire et Écrire. L’alphabétisation des Français de Calvin à Jules Ferry, Minuit, 1977.
Hazard, P., La Crise de la conscience européenne. 1680-1715, Fayard, 1961.
Julia, D., Les Trois Couleurs du tableau noir : la Révolution, Belin, 1981.
Lebrun, F., Venard, M. et Quéniart, J., Histoire de l’enseignement et de l’éducation. 1480-1789, Perrin,
1981.
Mayeur, F., Histoire de l’enseignement et de l’éducation. 1789-1930, Perrin, 1981.
Ozouf, M., De Révolution en République, les chemins de la France, Gallimard, 2015.
Grèzes-Rueff, F. et Leduc, J., Histoire des élèves en France, de l’Ancien Régime à nos jours, Colin, 2007.
Troger, V. (dir.), Une histoire de l’éducation et de la formation, Sciences humaines, 2006.
Compagnon, B. et Thévenin, A., Histoire des instituteurs et des professeurs de 1880 à nos jours, Perrin,
2001.
Ozouf, J., Nous les maîtres d’école. Autobiographies d’instituteurs de la Belle Époque, Julliard/Gallimard,
1973.
Rayou, P. et Van Zanten, A., Enquête sur les nouveaux enseignants, Bayard, 2004.
Charle, Ch. et Verger, J., Histoire des universités, XII e-XXI e siècle, PUF, 2012.
Musselin, Ch., La Longue Marche des universités françaises, PUF, 2001.
Renaut, A., Les Révolutions de l’université. Essai sur la modernisation de la culture, Calmann-Lévy, 1995.
Forestier, Ch. et Thélot, C., Que vaut l’enseignement en France ?, Stock, 2007.
Szymankiewicz, Ch. (dir.), Le Système éducatif en France, La documentation française, 2013.
Cinquième période : Et demain ?
Parmi beaucoup d’autres, voici quelques ouvrages qui proposent une réflexion sur l’avenir de l’école :
Philosophie politique II
Le Système des philosophies de l’histoire
Paris, PUF, 1984
La Pensée 68
Essai sur l’anti-humanisme contemporain
(avec Alain Renaut)
Paris, Gallimard, 1985
Système et critiques
(avec Alain Renaut)
Bruxelles, éditions Ousia, 1985
68-86
Itinéraires de l’individu
(avec Alain Renaut)
Paris, Gallimard, 1987
Homo aestheticus
L’invention du goût à l’âge démocratique
Paris, Grasset, 1990
Le Sens du beau
Paris, Cercle d’art, 1998
Apprendre à vivre
Traité de philosophie à l’usage des jeunes générations
Paris, Plon, 2006 (prix Aujourd’hui)
Kant
Paris, Grasset, 2006
Pourquoi le christianisme ?
(avec Lucien Jerphagnon)
Paris, Grasset, 2009
Face à la crise
Matériaux pour une politique de civilisation
(avec le Conseil d’analyse de la société)
Paris, Odile Jacob, 2009
Paroles de philosophes
Qu’est-ce qu’une vie bonne ?
Paris, Dalloz, 2009
Combattre l’illettrisme
(avec Alain Béreau, Claude Capelier et Mara Goyet)
Paris, Odile Jacob, 2009
La Révolution de l’amour
Pour une spiritualité laïque
Paris, Plon, 2010
L’Anticonformiste
Une autobiographie intellectuelle
(entretiens avec Alexandra Laignel-Lavastine)
Paris, Denoël, 2011
La Politique de la jeunesse
Rapport au Premier ministre
(avec Nicolas Bouzou)
Paris, Odile Jacob, 2011
De l’amour
Une philosophie pour le XXI e siècle
(avec Claude Capelier)
Paris, Odile Jacob, 2012
Le Cardinal et le Philosophe
(avec Gianfranco Ravasi)
Paris, Plon, 2013
L’Innovation destructrice
Paris, Plon, 2014
La Révolution transhumaniste
Paris, Plon, 2016
Le XX e siècle en littérature
(avec X. Darcos et B. Tartayre)
Paris, Hachette, 1989
Littérature et Histoire
Paris, Bertrand-Lacoste, 1998
Z-Access
https://wikipedia.org/wiki/Z-Library
ffi
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