Ecole Normale Supérieure de Lyon Histoire de L'éducation

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LES AUTEURS CLASSIQUES DANS L'ENSEIGNEMENT MÉDIÉVAL : l'état de la question

Author(s): Michel LEMOINE


Source: Histoire de l'éducation, No. 74, LES HUMANITÉS CLASSIQUES (mai 1997), pp. 39-58
Published by: Ecole normale supérieure de lyon
Stable URL: http://www.jstor.org/stable/41159737
Accessed: 04-11-2015 00:55 UTC

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LES AUTEURS CLASSIQUES DANS
L'ENSEIGNEMENT MÉDIÉVAL :
Vétatde la question

par MichelLEMOINE

Le titrede cet articleaurait,à une époque encorerécente,étonné


bonnombrede lecteurs. La lecturedes auteursclassiquesn'est-ellepas
un traitpropreà la Renaissance,ignoré,parconséquentdes âges obs-
cursqui ontprécédécelle-ci? Il y a seulementquelquesdécennies,
l'auteurd'un excellentrecueilà"Œuvreschoisiesde Tite-Liven'hési-
taitpas à expliquerla raretédes manuscrits de cet auteurdans les bi-
bliothèquesmédiévalespar « le discréditgénéraloù était tombée
l'étudede l'Antiquité» (1). Cettevisiondépréciative du MoyenÂge,
plaisamment illustréepar Rabelais, lui-même si médiéval parcertains
côtés,a étérepriseparles beauxespritsdu GrandSiècle,puiscomplai-
samment entretenueparles philosophes du tempsdes Lumières,défen-
due enfinau XIXe siècle par une certainehistoriographie positiviste.
Nous avonsheureusement aujourd'huiune visionplus authentique du
MoyenÂge. Il fautajouter,du reste,que, de touttemps,des éruditslui
ontrendujustice.C'est ainsi que les premiers tempsde l'imprimerie
ontvu la publication de nombreux texteslatinsde cetteépoque,tandis
que sa littérature
romanesque se perpétuait à traversde nombreuses re-
fonteset adaptations.Avantque l'époqueromantique ne voie Chateau-
briandet Micheletremettre le Moyen Âge à la mode,de studieux
antiquaires,dontles plus illustresfurent les Mauristes,avaiententre-
prisla publicationde ses sourceshistoriques.

Aujourd'hui,le MoyenÂge n'a doncplusà êtreréhabilité. Ses mo-


numents architecturauxdéplacentles fouleset la littérature
en langue
vulgaireest disponibledans des collectionsde poche. Un domaine,
resteencoreméconnu: la production
toutefois, en languelatine,qu'il

(1) L. Delaruelle,Tite-Live.
Œuvreschoisies,Paris,1927,p. 25.

Histoirede l'éducation- n° 74, mai 1997


Serviced'histoirede l'éducation
I.N.R.P.- 29,rued'Ulm - 75005 Paris

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s'agisse de texteshistoriques,littérairesou philosophiques. Nous som-


mes tellementhabituésà restreindrele champ de la langue de Cicerón
à une période limitéede l'histoireoccidentale,celle de l'Antiquité ! Le
présentearticlevoudraitcombattrece préjugéen montrantla continuité
qui existe entrela latinitéantique et celle du Moyen Âge, à partird'un
sujet particulièrement significatifà cet égard,celui de la place occupée
par les auteursclassiques dans l'enseignementmédiéval.
Je dois préciserau préalable les limitesde cetteétude et la méthode
suivie.

Les limitessont d'abord chronologiques.Sans revenirsur la ques-


tion inépuisable de la périodisationdu Moyen Âge, il fautrappelerque
celle-ci se pose en termesdifférentssuivant les domaines envisagés.
S'agissant de l'utilisationdes auteursclassiques par les médiévaux,on
peut prendrepour point de départ l'Antiquité tardive,marquée par la
figurede saint Augustin,qui définitun programmed'études reposant
sur la traditionclassique avec, comme finalité,l'accès à la doctrinesa-
crée. Ce modèle connaîtrades variantes,mais ses bases théoriquesne
serontpas remises en question. La période carolingienneoccupe une
place majeure,avant toutpour ce qui concerne l'organisationde l'en-
seignement.Toutefois,l'âge d'or de l'utilisationdes auteursclassiques
est constituépar le XIIe siècle, en raison du prestigeinégalé dont ils
jouissent, et donc à cause de l'abondance et de la variétédes richesses
qu'on leur emprunte.Le point d'arrivée peut être fixé au tournantdu
XIIe et du XIIIe siècle, lorsque s'opère une mutationculturelledont la
vague aristotéliciennen'est que le phénomène le plus visible, entraî-
nantun désintérêtpour les auteursclassiques.

L'autre limiteconcerne les disciplines où joue l'influence des au-


teursclassiques. Je m'en tiendraiaux lettreset à la philosophie.Certes,
elles se taillentla partdu lion, puisque la grammaireconstituela base
du savoir. Il ne faudraitpourtantpas négligerd'autres domaines où les
anciens se fontles maîtresdes médiévaux. Mentionnonsd'abord les
sciences que nous appelons aujourd'hui exactes, et que l'on rangeait
alors dans le quadrivium: arithmétique,géométrie,musique, astrono-
mie. À cela s'ajoutent des savoirs moins théoriques,c'est-à-dire les
sciences naturelles: botanique, zoologie, médecine. Citons enfindes
disciplines moins courantes,comme la géographie, avec Pomponius
Mêla, l'agriculture,avec Columelle, l'architecture,avec Vitruve, ou
même l'art militaire,avec Frontínet Végèce.

J'ai faitplus hautallusion aux progrèsrécentsde nos connaissances


concernantle Moyen Âge. À propos du thème abordé ici, il convient

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Les auteursclassiquesdans l'enseignement
médiéval 41

de rendrehommageà un certainnombrede savants,aux travauxdes-


quels le lecteurse reportera avec profit. MauriceRogera joué un rôle
de pionnier grâce à une thèseque l'on consulte
toujours(1). Henri-Iré-
née Marrou,qui avaitouvertdes voies neuvesavec son Histoirede
l'éducationdans VAntiquité, a, en outre,beaucoupfaitpourmettre en
valeuruneAntiquité tardiveà laquelleon donnaitautrefois le nompé-
joratifde Décadence(2). JacquesFontainea montré le rôlecapitaljoué
par Isidore de Seville,grand transmetteur des humanités de l'Antiquité
au MoyenÂge (3). Louis Holtz a étudiéDonatet la tradition de l'art
grammatical, base, jusqu'au XIIe siècle, de toutl'enseignement (4).
BirgerMunkOlsen (5), dansdes ouvragesde référence, a analysémi-
nutieusement la façon selon laquelle les auteursclassiques ont été
transmis au MoyenÂge. PierreRichea poursuiviet élargila voie ou-
verteparH.-I. Marrouen publiantdes travauxfondamentaux surl'his-
toirede l'éducationau MoyenÂge, ainsique des textespédagogiques
de cetteépoque qui permettent de juger sur pièces (6). JacquesLe
Goff,dans un petitlivrequi a faitdate(7), a situéles maîtresdans la
sociétéde leurtemps.La présencede la tradition classiquedansla cul-

(1) M. Roger,L'Enseignement des lettresclassiques d'Ausoneà Alcuin,Paris,


1905(repr.Hildesheim, 1968).
(2) Voir son ouvrageposthume: H.-I. Marrou,Décadence romaineou Antiquité
tardive?, Paris.1977.
(3) J.Fontaine, Isidorede Sevilleet la cultureclassiquede l'Espagnewisigothique,
Paris,1983(2e éd.)
(4) L. Holtz,Donat et la tradition de l'enseignement grammatical, étudeet éd.
critique, Paris,1981.
(5) B. M. Olsen,L'Etudedes auteursclassiqueslatinsaux XIeetXIIesiècles: T. I,
Cataloguedes manuscrits latinscopiés du XIe au XIIe siècle : Apicius-Juvénal,Paris,
1982 ; T. II, Catalogue des manuscritslatins copiés du XIe au XIIe siècle :
Livius-Vitruvius. Florilèges-Essaisde plume. Paris, 1985 ; T. III (lère partie),Les
classiquesdans les bibliothèques médiévales,Paris,1987 ; T. III (2èmepartie),Addenda
et corrigenda.Tables.Paris,1989 ; « La popularité des textesclassiquesentrele IXe et
le XIIe siècle», Revued'histoiredes textes, 14-15,1984-1985,pp. 169-181.
(6) P. Riche,« Charlesle Chauveet la culturede sontemps», JeanScotEugèneet
l'histoirede la philosophie(Colloques internationaux du CNRS, n° 561, Laon, 7-12
juillet1975),Paris,1977,pp. 37-46; Gerbertd'Aurillac,Paris,1987 ; « La bibliothèque
de Gerbertd'Aurillac», Mélangesde la bibliothèque de la Sorbonneofferts à André
Tuilier,Paris,1988 ; Éducationet culturedans l'Occidentbarbare(VIe-VIIIesiècles),
Paris,1989(3e éd.) ; Les Écoles et l'enseignement dans l'Occidentchrétien, Paris,1989
(3e éd.).
( /) J.Le uott,Les Intellectuels au MoyenAge,rans, 1957.

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tureet l'éducationmédiévalesa faitl'objetde colloqueset de travaux


collectifs(1).

Exposerde façonexhaustivecommentl'enseignement médiévala


tirépartide la lecturedes auteursclassiquesexigeraitde passeren re-
vue l'histoirede la cultureet celle de l'enseignement toutau longde
l'époque considérée.Mon propossera seulementde planterquelques
jalons, de donnerquelques orientations bibliographiques permettant
aux chercheurs d'allerplus loin en fonction de leursintérêts propres.
La questionde la méthodeà suivrese pose alors,s' agissantd'un sujet
qui s'étendsur près d'un millénaire.Faut-ilsuivrela diachronieet
montrer l'évolutiondes méthodesd'enseignement au coursdes trois
étapesque j'ai distinguées plushaut? Ne convient-il pas plutôtd'envi-
de
sager façonplus systématique - et donc synchronique -, la façon
dontles problèmesse posent? En réalité,les deuxdémarches vontde
pair.Ce sujet,en effet, soulèvetroisquestions.Quelsproblèmes théori-
ques se posentaux utilisateurs des auteursclassiques? Quellessontles
méthodesutiliséespourles étudier? Quels fruitssontretirésde cette
étude? Or,il se trouveque l'émergence de ces problèmes théoriques se
faitlorsd'une première période,à l'articulationde l'Antiquitétardive
et du MoyenÂge ; que l'époque carolingienne est marquéeà la fois
parun retouraux sourceset par l'élaboration de nouvellestechniques
d'enseignement : elle reprend,à sa manière,l'examendes questionsde
fond; que le XIIe siècle,enfin,donneà l'utilisation des auteursclassi-
ques sonessorle pluslargeet le plusoriginal, ce qui l'amèneà revenir,
avec ses propresréponses, surles problèmes théoriques initiaux.

1. L'héritageantique: les « dépouillesdes Égyptiens»

On verraplusloinque les médiévauxontutiliséles auteursanciens


dans l'enseignement.Toutefois, leurdettevis-à-visd'eux ne se limite
pas aux empruntsqu'ils ontpratiquésdansleurstextes,elle s'étendaux
méthodes pédagogiquesqui étaienten usagedu tempsde ces auteurset
qu'ils ontconservées.
De plus,la finalité de leurenseignement rejoint,
au moinspartiellement, les butsvisés par les théoriciens
antiquesde

(1) La culturaantica nell'Occidentelatinodal VII ali 'XI secolo (Spoleto,18-24


aprile 1974), Spolète,Centroitalianodi studisull'alto medioevo,1975, 2 vol., en
: E. Jeauneau,« L'héritagede la philosophieantiquedurantle hautMoyen
particulier
Âge », pp. 17-54.The Classics in the MiddleAges. Papers of the Twentieth Annual
Conferenceof the Centerfor Medieval and Early RenaissanceStudies,ed. A.S.
Bernardo and S. Levin (Medieval and Renaissance Texts and Studies 69),
Bringhampton, New York,1990.O. Peceredir.,Itinerari
dei testiantichi(Saggidi storia
Antica3), Rome,« l'Erma» di Bretschneider, 1991.

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Lesauteurs dansl'enseignement
classiques médiéval 43

l'éducation.Toutefois,le développementdu christianisme remeten


questionsur deux pointsla place occupée par les auteursclassiques
dans l'enseignement.La languequ'ils pratiquent doit-elleresterun
peut-elleêtreacceptée?
modèle? La culturequ'ils proposent
Le latinutiliséparles chrétiens a tendanceà s'éloignerde la correc-
tionclassique.Les diversestraductions de la Bible,eten dernier lieula
Vulgate,contiennent des héllénismes, des hébraïsmes, des innovations
de styleet de syntaxe,en particulier les complétivesintroduites par
et
quod quia qui aboutiront à l'usage français.Pourexprimer les dog-
meschrétiens, il a fallucréerdes motsnouveaux.La nouvellereligion
se répanddans les milieuxpopulaires,peu soucieuxde Yurbanitas,
c'est-à-direla langue urbaineraffinée, nourriede l'usage littéraire.
Pourles écrivainschrétiens, il y a unchoixà faire.S'ils utilisent la lan-
la
gue classique, plupart de leurs coreligionnaires ne les comprendront
pas. S'ils se mettent à la portéede ceux-ci,en utilisant la languefami-
lière(sermohumilis), ils encourront le méprisdes lettrés qu'ils veulent
aussi convaincre.Ainsi,on voitd'un côté saintCyprien(t 258), qui
s'inscritdansla tradition littéraireclassique,respectueuse du beau lan-
gage,ou encorele cicéronienLactance(t 325), et de l'autreCommo-
dien(IVe s.), qu'on peutjugersévèrement en relevantqu'il aligne« la
plusbellecollectionde barbarismes qu'ait pu rêverle plusmauvaisla-
tiniste» (P. Monceaux),ou, au contraire, considérer commeun nova-
teurà cause de la « manièrerévolutionnaire » (J. Fontaine)avec
laquelleil introduitl'usageparlédansla poésie.
Face à ces exigences contradictoires, saint Augustinprêche
d'exempleet pose des principes. Il a reçuuneexcellenteéducationlit-
téraire,selonla tradition
classique,et ne la reniepas lorsqu'ilse con-
vertit.Ses ouvragesthéologiques sontrédigésdansune languenourrie
de l'usage cicéronien.Lorsqu'ils'adresseaux fidèles,il adoptele ni-
veau de langage- humble,moyen,sublime- le plus adapté.Bref,il
faitfranchiruneétapenouvelleà ce latinqu'il avaitapprisauprèsdes
meilleursécrivains.Si tantd'auteursmédiévauxsontrestésfidèlesà
ces modèlesclassiques,c'est à l'exempled'Augustinqu'ils le doivent.
Ce mélangede fidélitéet d'innovationque l'on observedans les
écritsd'Augustinreposesurdes principes qu'il a clairement en
définis,
dans
particulier le De doctrina véritable
Christiana, programme d'étu-
des sacréesoù les disciplinesprofanesoccupentuneplace importante.
Le problèmequi se pose aux maîtreschrétiens présentedes analogies
avec la questiondu latinévoquéeplushaut.Le Christestla seulevéri-
té. À quoi bon,pourses disciples,perdreson tempsavec les fictions
pernicieusesdes poètespaïens? D'un autrecôté,si l'on veutprouverla

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véritéde la foi chrétienne,il fautsavoir écrirecorrectement, argumen-


ter,convaincre,et cela ne s'apprend qu'à l'école des classiques.

L'utilisation des auteurs païens dans l'enseignements'avère donc


inévitabledans la pratique.Toutefois,l'argumentd'opportuniténe sau-
rait suffireici, une justificationthéoriques'impose. Saint Augustinne
se contentepas de dire que toutevérité,où qu'elle se trouve,appartient
au Seigneur (1). Il prend à son compte l'exégèse que des Pères grecs
avaientfaited'un passage de la Bible (Exode, 3, 22) (2).

Selon cette exégèse, les chrétiensse trouventdans la situationdu


peuple d'Israël lorsqu'il quitta l'Egypte en emportantclandestinement
des richessesappartenantaux Égyptiens.Est-ce là un vol ? Non, car les
nouveaux détenteursde ces richesses en ferontun meilleurusage que
les premierspropriétaires.« II en est de même pour toutesles doctrines
païennes. Elles contiennent,certes,des fictionsmensongèreset supers-
titieuses(...). Mais elles contiennentaussi les arts libéraux,assez ap-
propriésà l'usage du vrai, certainspréceptesfortutiles et, au sujet du
culte du Dieu unique, des véritésqui sont comme leur or et leur ar-
gent » (3). Saint Jérômedéveloppera la même doctrineà partird'un
autre passage de la Bible (4). Selon le texte sacré, il est permis à un
guerrierd'Israël de s'emparerd'une femmepaïenne, s'il la trouvebien
faiteet qu'il s'en éprend.À conditionde lui avoir coupé cheveux et on-
gles, et de lui avoir retiréson vêtementde captive, il pourra,au bout
d'un mois de deuil, agir à son égard comme un mari. Lire les auteurs
païens est donc légitime,pourvu qu'on en fasse un bon usage. Parmi
les nombreuxauteursqui ont repriscetteproblématique,il fautciterau
moins le célèbre encyclopédisteIsidore de Seville (560-636) qui déve-
loppe l'image de la captive (5), en défendantcependant une position
plus timideque celle d'Augustin(6).
Parée de l'autoritédes premiersPères, la lecturedes auteurspaïens
ne sera pas remise en question avant longtemps.Dans ses Institutions,
Cassiodore (477-570) établiraun plan d'études tout imprégnéde l'es-
pritaugustinien.Le pape Grégoirele Grand (540-604) est souventpré-
sentécomme un adversairede la cultureclassique, aussi importe-t-ilde

(1) De doctrinaChristiana, 2, 18, 28, Bibliothèqueaugustinienne,Paris, 1949,


t. 11.
(2) Augustina commenté six foisce passage ; voirréférences
et éclaircissements
dansl'éditioncitée,pp. 582-584.
(ô) ue aoctnnacnnsnana,z, 4U,ou-oi.
(4) Deutéronome ,21, 11-13.
(5) In Deuteronomium,18, 6, 7 1, PL 83 368c.
(6) J.Fontaine,
Isidorede Seville(op. cit.),p. 794.

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Les auteursclassiquesdans l'enseignement
médiéval 45

fairele pointsursa positionexacte.Il est vraiqu'il refused'assujettir


le latinde la Bible aux règlesdes grammairiens, mais il ne fautpas
exagérerla portéede cetteaffirmation de principe,qui est courante
chez les Pères.On allègueaussi,de façonplus précise,un texteoù il
sembles'en prendre à la cultureclassique.Grégoirereprochesurtout à
unévêqued'avoirenseignéla grammaire, ce qui n'estpas sonrôle(1).
En fait,Grégoirerecommandel'enseignement des lettresprofanes,
maisau servicede la sciencesacrée,ce qui estexactement la position
d'Augustin et de Cassiodore (2).

Aprèsavoirdécritce qu'était,dans la périodepatristique, la situa-


tiondu latinet celle de la culturepaïenne,il resteà évoquerles métho-
des pédagogiquesen usageà cetteépoque.Pointn'estbesoinde longs
développements, car on notepeu de changements par rapportà l'An-
tiquitéclassique.Dès le IIe siècle,moment où la cultureclassiquea pé-
nétréle milieu chrétien(3), on utilise pour étudierla Bible les
techniquesmisesau pointpourles auteursprofanes(4). Les manuels
des grammairiens profanes Donat (IVe s.) et Priscien(Ve-VIes.) occu-
pent,jusqu'au MoyenÂge inclus,une place de premier plan dans les
études(5). Donatest,selonPriscien,le « garantde la latinité» (auctor
qui permetd'accéderà unecorrection
latinitatis) du langagedignedes
meilleurs auteursclassiques.Plusnovateur, Priscienétablitles basesde
la syntaxelatine.Il sortiravainqueurde la rivalitéqui, aux yeuxdes
médiévaux,l'oppose à Donat.Notonsau passageque ces deux gram-
mairiens, ainsique d'autresmoinsconnus,constituent uneréserveim-
portantede citationsde textesantiquesdont certainsne sont pas
connusautrement.
À l'aube du MoyenÂge, l'intérêtpour les auteursanciensreste
grand.Toutefois, les institutions
d'enseignement ne peuvententretenir
cet intérêt
que de façoninégale.Dans certainesrégions,situéesplutôt
dansle sud de l'Europe,les écoles antiquesse maintiennent, certaines
famillesaristocratiques restentattachéesà la culture,d'autres,en re-
vanche,abandonnent la villepourla campagne,et négligent les livres.
Dans d'autresrégions,il n'y a bientôtplus d'école qu'ecclésiastique,
plus précisément, monastique.L'enseignement des lettresclassiques
estcondamné, à moinsd'un sursaut.

(1) Ep. 11,34, MGH, Epist.II, p. 303.


(2) Surtoutceci, voirP. Riche,Educationet culture(op. cit.),pp. 128-132,que je
résumeici.
(3) H.-l. Marrou,Decadenceromaine[op. cit.),pp.60-65.
(4) Ibidem,p. 71.
(5) Voirci-aprèsla communication de B. Colombat.

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2. Haut MoyenÂge : l'émergencedes languesbarbares

Le termede Renaissancecarolingienne a connuun grandsuccès,


au pointd'occulterles périodesqui ontprécédéou suivi,commesi rien
ne s'étaitpassé entreAugustinet Charlemagne, entreCharlemagne et
l'Université.En réalité,du pointde vue de l'histoirede l'enseigne-
ment,on peutdistinguer dansle HautMoyenÂge troisétapes.D'abord
unepériodeoù l'activitéintellectuelleestcentréesurla Grande-Breta-
gne,ensuitel'âge de Charlemagne, auteurd'une réforme avanttout
enfinle tempsde Charlesle Chauve,qui voitle déve-
institutionnelle,
loppement d'unenouvelleculture.
La situation linguistiquede l'Europea bienchangédepuisl'époque
patristique.Si certaineslangues« barbares» commele gauloisdécli-
nent,d'autresconnaissent uneexpansionqui les conduira, tôtou tard,à
concurrencer le latin.Les languesromanesse démarquent de la langue
dontellessontissues(1). Dès 813,le Concilede Toursdemandeque la
parolede Dieu soitcommentée en languevulgaireromaneou germani-
que. Charlemagne, cependant,ne suit pas cettelogiquejusqu'à son
termeet se prononcepourla conservation et la réforme du latin.La
normeestunelangueépuréedes singularités introduites parles siècles
précédents, touten conservant certainesinnovations modéréesintro-
duitesparl'usage et la culturechrétienne. L'accès aux richessescultu-
rellesde l'Antiquité se trouveainsimaintenu, mais« la réactionversla
correction classiqueachèvede couperles dernières voiesde la commu-
nicationvivantedans l'Occidentroman» (2). Ainsicommencele dé-
veloppementdes langues vulgaires.Des manuels,des glossaires
bilingues,des traductions voientle jour, notamment celles d' œuvres
savantescommela Consolationde la Philosophiede Boèce et les No-
ces de Martianus Capella.Pourprendre la mesurede cetteévolution, il
fautse souvenirque saintAugustin, s'il n'ignorait la
pas languepuni-
que que parlaitson peuple,n'avaitde considération que pourl'hébreu
de la Bible,le grecde la philosophieet le latindu mondeoccidental.
Encorene connaissait-il vraiment que la dernière de ces langues.
L'évolutionqui vientd'êtredécriten'est pas sans conséquence
pourl'enseignement du latin.À l'époquemédiévale,les exigencessont
les mêmesque dans l'Antiquité.Au sortirde ses études,l'élève doit
êtrecapable,non seulement de comprendre les textesdu programme,
maisde s'exprimer lui-même, par oral et parécrit,dans un latincor-

(1) Cf. M. Banniard,« Viuauoce » : communication écriteet communication orale


du IVeau IXesiècleen Occidentlatin,Paris,1992.
(2) J.Fontaine,préfaceà M. Banniard, « Viuauoce » (...), op. cit.,p. 10.

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Lesauteurs dansl'enseignement
classiques médiéval 47

rect. Cette exigence,dira-t-on, n'excède pas ce qu'on attendau-


jourd'huid'un jeune Françaisqui faità l'école l'apprentissage systé-
matiquede sa languematernelle. Les chosesdeviennent plusdélicates
lorsqu'ils'agitde l'écoliermédiévalbritannique, irlandaisou germani-
que. Non seulement sa languematernelle n'estpas le latin,maisencore
sa terrenatalen'a jamaisétélatinisée.Or,il doitmaîtriser la languelit-
téraireet posséderparfaitement la théoriegrammaticale. On comprend
que l'Irlande,pourlaquellele latinétaituneréalitéimportée, aitconsti-
tué,lorsde l'effondrement du monderomain,un excellentconserva-
toirede cette langue qui déclinaitdans les régionsoù elle avait
traditionnellement droitde cité. « Dans ces pays de languenaturelle
celte,le latinestune langueétrangère qu'il a falluapprendre pourac-
céderà la tradition chrétienne romaine; l'étudede la grammaire, obli-
gatoire de ce fait,aide à une conservation rigoureusedes structures
normatives » (1). L'égalités'établiraentretousles étudiants lorsquele
latincesserad'êtreune languematernelle, au sens d'« instrument de
communication spontané, acquisde manièrenaturelle dès l'enfance,en
dehorsde toutepratiquepédagogiquespéciale» (2). C'est la situation
que connaîtl'époquemédiévale,à partir d'unedatequi a faitl'objetde
controverses (3).
Le termede Renaissance,donton a parfoistendanceà abuser,peut
s'appliquerà la périodedes VIIe-VIIIe sièclesqui vitla (Grande)Bre-
tagne,peu de tempsaprèsson evangelisation parAugustinde Cantor-
béry (596) à l'initiativede Grégoire le Grand,occuperune place
prépondérante dansle domaineculturel. Il fautmentionnerici quelques
auteursnotables,en ne retenant d'une œuvreimportante que les points
qui concernent l'utilisation
des auteursclassiques.Aldhelm(640-709),
dontla scienceest trèsétendue,cite souventles auteursclassiques,
mais s'en tientà la doctrined'Augustin.Bède (672-735),le plus im-
portant des écrivainsinsulaires,estsensibleaux exigencesnouvelles.Il

(1) M. Banniard,Le Haut MoyenÂge occidental,Que sais-je ? n° 1807, Paris,


1980, p. 103. Certainsmanuscrits scolairescomportentdes gloses en vieux-breton
dansJ.Leclercq,« Smaragdeet la
destinéesà éclairerle sensdes motslatins; références
grammaire chrétienne », Revuedu MoyenÂge latin,4, 1948,pp. 15-22,et L. Lemoine,
« Les méthodesd'enseignement dans la Bretagnedu haut Moyen Âge d'après les
manuscritsbretons: l'exemple du Paris, B.N., Lat. 10290 », Landevennecet le
monachisme bretondans le Haut MoyenÂge, Actesdu 15ecentenaire de l'abbayede
Landevennec(25-26-27avril1985),Landevennec, AssociationLandevennec485-1985,
1985,pp.45-63.
(2) M. Banniard, « Viua uoce » (...), op. cit., p. 12.
(3) On en trouveuneformulation dansle célèbrearticlede F. Lot,« À quelledate
a-t-oncessé de parlerlatinen Gaule ? », Archivum LatinitatismediiAevi,6 (1931),
pp. 97-159.M. Banniard,qui a renouvelécettequestion,établitdes distinctions selonles
régions(voir« Viuauoce » (...), op. cit..pp.492).

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48 MichelLEMOINE

compose,dans son monastère de Jarrow, des traitéssurl'orthographe,


les figures,la prosodie.Son styleest nourrides auteursclassiques,
maisil affiche à leurégardunecertaineméfiance et n'hésitepas à rem-
placerles citationsclassiquesde Donatpardes exemplestirésde la Bi-
ble. Il fonde,d'autrepart,la littératurede sa nationen traduisant des
texteslatinsen anglais,illustrant ainsi la façondontla concurrence
joue entrel'antiquelangageet les parlersnouveaux.Alcuin(730-804),
autreinsulaireétablisurle continent, continuel'œuvrede Bède avec
des traitéssurla grammaire, l'orthographe, la rhétorique.Ces auteurs
ontassuréla transmission du savoir(translatio studii)du vieuxmonde
aux îles Britanniques. Il ne faudrapas attendre beaucouppourque ce
précieuxdépôt revienne surle continent.

3. L'époque carolingienne: la recherchedes manuscrits

Dans la périodeprécédente, le développement de l'enseignement,


touten constituant unepréoccupation des autorités étaitdû
religieuses,
principalementà de clairvoyantes individualités.Avec Charlemagne, il
va devenirune affaired'État. Dès lors,on assisteà un changement
d'échelle,dans le domainedes moyenscommedanscelui des métho-
des. La restaurationdu latinestuneréforme politique.Elle exigele re-
tour aux auteursanciens. Il faut donc évoquer maintenantles
conditions matérielles,
théoriques, pédagogiquesde ce retour. Celles-ci
ne devantguèresubirde changement avantle XIIe siècle,je prendrai
certainsexempleshorsdes limitesétroites de l'èrecarolingienne.
La plus grandepartiedes textesa disparudepuisla finde l'Anti-
quité.Cassiodoreestle derniersavantqui aitpu accéderaisémentaux
auteursclassiques.Si les invasionsbarbaressontla cause principalede
cettedisparition,il fauttenircompteaussi d'un autrefacteur, moins
connu,maisnonnégligeable.Lorsquele coûteuxparchemin remplaça
le papyruscommesupportde l'écriture, certainstextesfurentretrans-
crits,d'autresnégligés,en fonction de la valeurqu'on leuraccordait.
Ce n'estpas autrement que nousavonsconstatéla disparition de certai-
nes œuvresmusicaleslorsdu passagedu 78 toursau microsillon, puis
du remplacement de celui-ciparle disquenumérique. Dès l'âge classi-
que, la longueHistoireromainede Tite-Livesubitdes coupures(1). À
chaque changement de support,les œuvrespeu recherchéess'éva-
nouissent. Le De inventione de Cicerón,œuvrede jeunesseà caractère

(1) L'histoiredu textede Tite-Livemontrele rôlede certainsreprésentants de la


grandebourgeoisiepaïenne,commeles Symmaquesou les Nicomaques.Dépositaires
d'une cultureraffinée,
ils suscitaient
l'établissement
d'éditionsde qualitédes auteurs
classiques.

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Les auteursclassiquesdans l'enseignement
médiéval 49

pédagogique,est préféréà YHortensiussi prisé de saintAugustin.


Touterecherche concernant la littérature
antiqueau MoyenÂge doit
reposer sur un examen préalabledes conditionsde la transmission
des
textes(1), etde la situation de
particulière chaque auteur (2).
On comprendalorsque les lettrésdu MoyenÂge se livrentà une
intenseactivitéde recherche de manuscrits. On ne comptepas les let-
tresoù des auteurssollicitent de leurcorrespondant des textespouren-
richirleursbibliothèques. Loup de Ferneresécrità Eginhard: « Ayant
unefoisfranchi les bornesde touteretenue,je vousdemandeencorede
me prêterquelques-unsde vos livrespendantmonséjourici (...). Ce
sontle traitéde Cicerónsur la rhétorique (je le possède,il est vrai,
maispleinde fautesen de nombreux endroits),(...) plustroislivresdu
mêmeauteursur la rhétorique en formede discussiondialoguéesur
l'orateur(...), en outrele livredes nuitsattiquesd'Aulu-Gelle» (3).
Gerbert d'Aurillac,écolâtrede Reimset futur pape de l'an mil,écrità
de nombreuxcorrespondants pour acquérirou fairecopier des li-
vres(4), voirepourréclamer des livresprêtés(5). D'autrepart,il « fait
don à Saint-Cyr de Neversde livresde logique,d'œuvresde Cicerón,
de Juvénal,de Lucain,de Salluste,brefdes classiquesque l'on trouve
au programme des écolesdu temps» (6).
Le retouraux auteursclassiquesestfavoriséparla restauration des
« instruments de la vie culturelle» (7). Au premierrangde ceux-ci
figurela célèbre minusculecaroline,écritureremarquablepar son
éléganceet sa lisibilité.Auprèsdes cathédraleset des monastères, des
ateliersde copie de manuscrits (scriptoria)se mettent au travailpour
diffuser des textes.La plupartde ceux-ciont un caractèrereligieux,
mais on rencontreaussi beaucoup d'œuvres classiques. Nous
ignorerions aujourd'huila plupartd'entreeux s'ils n'avaientbénéficié
de mesuresfavorablesde grandeampleurde la part du pouvoir
politique.

(1) L.D. Reynoldsand N.G. Wilson, Scribes and Scholars. A guide to the
TransmissionofGreekand LatinLiterature, Oxford,1991.
(2) L.D. Reynolds,Textsand Transmission. A surveyof the latin Classics, ed.
L.D. Reynolds,
Oxford,1983.
(3) Loup de Ferneres,Lettres,1 [à Eginhard,829-830], ed. P.K. Marshall,
Teubner,Leipzig,1984.
(4) F. Riche,Les Ecoles op. cit.L do. 366-367.
(5) P. Riche,Gerbert d'Aurillac,Paris,1987,p. 79.
(6) P. Riche,« La bibliothèquede Gerbert d'Aurillac», art.cit.,p. 92.
(7) Sur ces « instruments», voirJ.Paul, L'Eglise et la cultureen Occident,t. 1,
NouvelleClio,Paris,1986,pp. 133-147.

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50 MichelLEMOINE

Ces mesures portentleurs fruits,et on constate que les bibliothè-


ques s'enrichissent.On connaît le contenu de celles-ci par des catalo-
gues contemporains (1), ou par des indications fournies par les
correspondances,comme dans le cas de Gerbertd'Aurillac (2). Un
examen d'ensemble des manuscritssubsistantsa permisà B.M. Olsen
de mettreen évidence les textesles plus appréciés (3). Il a établi une
liste d'auteursprésentsdans plus de cinquantemanuscritsantérieursau
XIIIe siècle. Virgile chez qui, dès l'Antiquité,on discernaitune dimen-
sion philosophique, voire mystique, avait été très lu par les Pères.
Après un certain oubli, on constate à son égard à l'époque carolin-
gienne un intérêtrenouvelé.Il est favorisépar le travaildes maîtresir-
landais qui, dès le VIIe siècle, avant même de s'intéresser aux
manuscritsde l'auteur, rassemblenttous les ouvrages scolaires qu'ils
peuvent trouverà son sujet. Lorsque, au IXe siècle, ils apportentau
continent leur savoir, Virgile devient le poète le plus étudié. Il
n'éclipse pas, cependant,les autresauteurs,qu'on peut citerpar ordre
d'importance : Lucain, Juvénal, Térence, Perse, Horace, Stace,
Ovide (4).

On retrouveà l'époque carolingienne,à l'égard des auteursclassi-


ques, la même attitudebalancée qu'antérieurement.Il fautlire les clas-
siques, mais avec prudence. Les médiévaux modulent ce principe
général selon leur tempérament.Raban Maur (5) et Alvar de Cordoue
reprennentl'image de la captive païenne (6). Loup de Ferneres écrit :
« L'amour des lettres[antiques] est inné en moi, presque depuis ma
primeenfance,et je n'ai jamais rechignédevant ce que la plupartdes
gens, aujourd'hui,appellentdes loisirs pédantesqueset superflus; si le
manque de professeursne s'y étaitopposé, si l'étude des anciens, lais-
sée à l'abandon, n'avait pas été sur le point de disparaître,j'aurais
peut-êtrepu, avec l'aide de Dieu, satisfairemon avidité » (7). On voit

(1) P. Riche,Les Écoles (...), op. cit.,donnele contenudes bibliothèques d'Adson,


abbéde Montier-en-Der (p. 366) etdu Duc Eberhard de Frioul(pp. 392-393).
(2) P. Riche,Gerbertd'Aurillac,op. cit.,p. 257.
(3) B.M. Olsen,« La populantedes textesclassiquesentrele IXe et le XIIes. », art.
cit.
(4) B.M. Olsen, / classici nel canone scolasticoaltomedievale,Spolète, 1991,
p. 25.
(D) ue ciencoruminstitutione, 3, lo, rL iu/,jvo.
(b) '*.Kiché,Les Ecoles (...), op. cit.,p. 1n.
(7) Loup de Ferneres,Correspondance, 1,3, éd. et trad,parL. Levillam,Pans,1.1,
1927,pp. 1-2.

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Les auteursclassiquesdans l'enseignement
médiéval 51

souventles auteurschrétiens préférés aux anciens,mais la préférence


accordéeaux premiers attesteune solideconnaissancedes seconds(1).
La description de la bibliothèque d'York faitepar Alcuinmontreune
présenceéquilibrée des deuxgroupes.D'un côté,Jérôme, Hilaire,Am-
broise,Augustin, Athanase,Orose,Grégoire,Léon, Basile, Fulgence,
Cassiodore,JeanChrysostome, Aldhelm,Bède, Marius Victorinus,
Boèce ; de l'autre,les historiens,
Trogue-Pompée, Pline,Aristote, Ci-
céron.Une semblablerépartition existeentrepoèteschrétiens etpaïens,
et les grammairiens ne sontpas oubliés.Citonsun faitpittoresque. À
Cluny,pouravoirun livrepaïen,on faitle signereprésentant le livreet
on se touchel'oreille,commeunchienque sonoreilledémange,carun
païen, selon une comparaisonfréquenteà l'époque, est commeun
chien (2). Gilson commenteavec humour: « On se grattaitdonc
l'oreillepouravoirun Ovide,maison cédaità l'enviede se gratter »
(3). Dans la mêmeabbaye,unmoinese voitprescrire Tite-Livecomme
lecturede carême(4).
En fait,les misesen garderituellescontreles auteurspaïens,for-
muléesdansunelanguequi leurdoitbeaucoup,s'expliquentparle fait
qu'elles prennentplace dans un contexteéducatif.La télévision,les
bandesdessinéessontparfoisdénoncéesaujourd'huipar des éduca-
teursqui les apprécient,
maisredoutent que d'autresesprits,plusjeu-
nesou moinsavertis, soientincapablesd'en useravec la prudencedont
eux-mêmes fontpreuve.
Le systèmeéducatifcarolingien est d'une qualitétellequ'on peut
lui appliquer,sansanachronisme,les catégoriesde l'enseignement mo-
derne.Le trivium correspondraitau niveau« élémentaire », le quadri-
viumau « secondaire», et on pourrait mêmeconstater l'amorced'un
«
enseignement supérieur » (5). Ce progrès s'est effectué sans que,
dansl'ensemble,les méthodes pédagogiquesanciennesaientétémodi-
fiées.Jeme borneraidoncà releverles innovations concernant l'utili-
sationdes auteursclassiques.Au niveauélémentaire, l'apprentissage
du latinreposesur la lecturede ceux-ci.Chez les grammairiens an-
ciens,les exemplesétaientempruntés - et pourcause - aux auteurs
païens.Certainsgrammairiens chrétiensmettent à contribution aussi

(1) Exemplechez WalafridStrabo,MGH PL 4, p. 1079 et Raban Maur,MGH


PL 2, p. 172.
(2) Ordo Cluniacensisper Bernardum,I, 17, éd. Hergott,Vêtus disciplina
monástica, Paris,1726,p. 172.
(3) E. Gilson,La Philosophieau MoyenAge,Paris,1952(2e éd.),pp. 339-340.
(4) J. Leclercq, L Amour des lettreset le désir de Dieu, Pans, 1957, p. 121.
(5) J'adopteici les conceptionsde P. Riche dans plusieursde ses ouvrages,en
Les Écoles (...), op. cit.,pp. 187-284.
particulier

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52 MichelLEMOINE

les auteurschrétiens,notammentles poètes. Alcuin, grandchasseur de


manuscritsclassiques, tireses exemples à la fois des auteurspaïens, de
la Vulgate et des Pères de l'Église. Plus radical, Smaragde considère
que le christianismea libéré la langue latine et il donne la préférence
aux exemples chrétiens(1). Cette tentativereste isolée, et le recours
aux exemples antiquesdeviendrala règle (2).

Au niveau secondaire,il ne s'agit plus seulementpour l'élève d'ap-


prendrele latin,mais de s'initieraux texteset à la culture.Il travaille
alors sur des morceaux choisis de la littératurelatine accompagnés
d'explications parfois surabondanteset il apprend certainstextes par
cœur. Un progrèsse manifesteavec l'apparitiondes introductionsaux
auteurs(accessus ad auctores). Ces manuels,dont le principeremonte
à des grammairiensanciens comme Servius, fournissent,à la manière
de nos petits classiques, des indications générales sur les auteurs et
l'œuvre, puis expliquentcelle-ci mot à mot (3). V accessus aux Para-
doxa de Cicerón commence ainsi : « On recherchetroischoses à pro-
pos de ce livre : le titrede l'œuvre, le sujet, la façon dont il est traité.
Le titreest Commencementdes Paradoxes de Tullius (...). Paradoxe est
un mot grec qui signifie"gloire admirable" ». Plus loin, il explique
commentle sujet est traité: « II y a au commencementun prologue
pour rendre l'auditeur attentif,docile, bienveillant (...). Le livre est
adressé à Brutus,à la demande duquel ce livrea été fait» (4).

Au niveau supérieur,celui de la philosophie,on peut releverle re-


cours aux poètes en tantque détenteursdes véritéssupérieures.Selon
Théodulphe d'Orléans, « les poètes classiques contiennentbeaucoup
de vérités: elles sont ou bien apparentes,ou cachées sous des fictions.
Il s'agit, dès lors, à la suite des mythographeset d'Isidore, de recher-
cher le sens profondet spiritueldes fables ». Après avoir cité les noms
de Virgile et d'Ovide, il ajoute : « Bien qu'il y ait bien des choses fri-
voles dans leurs écrits,beaucoup de véritéssont dissimulées sous l'en-
veloppe du mensonge (falso tegmine) » (5). Retenons le terme de
tegmen,il annonce Yintegumentum chartraindu XIIe siècle qui sera
présentéplus loin. Le poème de Théodulphe dontje viens de donner

(1) J.Leclercq,« Smaragdeet la grammaire chrétienne», art. cit. ; L'Amourdes


lettres
(op. cit.)p. 48.
(2) G. Glauche,« Die Rolle des Schulautoren im Unterricht
von 800 bis 1100 »,
SettimanaXIX,La scuolanell'Occidente latinodell'altoMedioevo,1972,pp.617-636.
(3) G. Glauche,Idemet E.A Quam,« The MedievalAccessus», Traditio,3, 1945,
pp.215-264.
(4) R.B.C. Huyghens, Accessusad auctores.Bernardd'Utrecht, Conradd'Hirsau,
Leyde,1970,p. 45.
(5) Theodulfì carmina,XLV, 19-20,MGH PLC I, p. 543.

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Lesauteurs dansl'enseignement
classiques médiéval 53

mérited'êtrelu intégralement,
des extraits car il y énumèreses auteurs
favoris: Pèresde l'Église,poèteschrétiens,
poètespaïens.

4. La renaissancedu XIIe siècle

On l'a ditplushaut,le système pédagogiquemisen placeparChar-


lemagne se maintient en
aprèslui, dépitde conditionssocialesmoins
favorables. Les auteursanciensonttoujoursleurplacedansl'enseigne-
ment,maiscertaines voixs'élèventpourcondamner ce fait.Il fautciter
ici le plusgrandadversaire des artslibérauxet de la philosophie qui ait
existé duranttout le Moyen Âge, Pierre Damien (1007-1072).
Lorsqu'ilditd'un hommequ'il est « éloquentcommeCicerón,poète
commeVirgile» (1), ce n'estcertespas uncompliment sous sa plume.
Son idéalestla vie monastique, nondansla tradition de Cassiodoreou
de Bède, mais dans l'espritdes cénobitesprimitifs. On devinesans
peineque la bibliothèque qu'il proposeaux ermitesne contient pas un
seulauteurprofane(2). Éternelparadoxe,toutcela estditdansunelan-
gueforméeauprèsdes meilleurs auteurs.
Cettecondamnation serasanslendemain. Dans les écolesqui pren-
nentleuressorau XIe siècle,la cultureclassiqueest remiseà l'hon-
neur.On l'observeen particulier à Chartresoù le chancelierFulbert
(960-1028),élève de Gerbert d'Aurillac,donneà l'enseignement une
impulsionqui aboutiraà la Renaissancedu XIIe siècle.
Les enseignements « élémentaire » et « secondaire» ne connaissent
guèrede changement. En revanche,l'enseignement « supérieur», qui
s'esquissaitdans la périodeantérieure, innove et s'épanouit.La place
accordéeaux anciensconnaîtson apogée.Le latindu XIIe sièclen'est
guèredifférent de la langueantique.Les changements consistentsur-
toutdans le développement d'une poésie rythmique, qui s'exprime
dans la liturgie,tandisque l'école conservele systèmeantique,repo-
santsurla longueurdes syllabes.L'activitédes traducteurs de textes
scientifiqueset philosophiques, qui està ses débuts,ne va pas tarderà
faireévoluerla langue.Dans l'immédiat, celle-cine s'écartepas de ses
sourceslittéraires,grâceà unenseignement grammatical de qualité.
Encorefaut-ilpréciser que la grammaire ne restepas cantonnéeà la
formation élémentaire.
Dans le prologuede son programme d'études,
connusous le nom& Eptateuchon, le maîtrechartrain Thierrydéfinitle
rôlede la grammaire: « la philosophieestl'amourde la sagesse.La sa-

il) P. Riche,Les Écoles (...), op. cit.,p. 341.


(2) E. Gilson,La Philosophieau MoyenAge,op. cit.,pp. 236-237.

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54 MichelLEMOINE

gesse est l'entièrecompréhensionde la véritédes choses qui sont (1) ;


personne ne peut obtenirsi peu que ce soit cette compréhensions'il
n'aime. Nul n'est donc sage s'il n'est philosophe. Dans ce concile des
sept arts libéraux, mené en vue de la culture,la grammairevient en
tête» (2).

La sensibilitédes médiévaux est influencéeen profondeurpar la


lecturedes textesantiques,qui ne constituentplus seulementdes outils
pédagogiques, mais deviennentl'occasion d'un plaisirlittéraireauthen-
tique et désintéressé.On continueà citerOvide, Horace, Perse, mais un
intérêtcroissants'attache à Salluste et à Lucain. Lorsqu'Héloïse, con-
traintede se séparerd'Abélard, marchevers l'autel pour prononcerses
vœux de religion,elle laisse échapper la plainte de Cornélie, la veuve
du grand Pompée, telle que Lucain l'a exprimée : « Criminellequeje
suis, devais-je me marierpour causer ton malheur ! Reçois en expia-
tion ce châtimentau-devantduquel je veux aller » (3). Guillaume de
Saint-Thierrylui-même,qui représentela théologie conservatricedes
milieux monastiques,assène des citations d'Horace et de Sénèque à
son adversaire Abélard. Et quand celui-ci s'appuie sur les textes de
Platon, Guillaume de Saint-Thierry, trèshabilement,retourneen sa fa-
veur ces témoignages: « Que n'imite-t-ilce Platon qu'il aime, car ce-
lui-ci, quand il traitede Dieu, exprimeavec précautionet prudencece
qu'il pense et comprend,et faitpreuve sur ce qu'il ignored'un respect
philosophique» (4). Le poète le plus apprécié resteVirgile. On faitdes
éditions séparées de VEnéide. Aux commentairesanciens on préfère
les modernes(Anselme de Laon, Thierryde Chartres,BernardSilves-
tre). On attacheun intérêttoutparticulier,comme le note J. Jolivet, à
« YEnéide, œuvrequi au dire de Jeande Salisbury« approfonditles se-
cretsde toutela philosophie» [Policraticus 12, 24)] » (5).

Il faut dire que la façon de considérerla cultureantique a évolué


depuis les tempsoù de subtilesgloses sur les trésorsde l'Egypte ou les
captives païennes autorisaientla lecture de textes qui suscitaientune
admirationmêlée de suspicion. Les gens du XIIe siècle lisent,étudient,
exploitentces textessans réserve.S'ils n'éprouventplus de méfianceà

( 1) Cf.Boèce,De arithmetic^ I, 1.
(2) Thierryde Chartres,Prologus in Eptateuchon,in E. Jauneau,Lectio
philosophorum, Amsterdam, 1973,pp. 37-39.
(3) Lettrescomplètesd'Abélardet d'He'loïse,trad.M. Gréard,Paris,Gamier,s.d.,
p. 21.
(4) Guillaumede Saint-Thierry, Adv.Abelard.,PL 180,270 cd.
(5) J.Jolivet,« L enjeude la grammaire pourGodescalc», JeanScot Erigèneet
l'histoirede la philosophie(Colloques internationaux
du CNRS, n° 561, Laon, 7-12
juillet1975),Paris,1977,p. 55.

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Lesauteurs dansl'enseignement
classiques médiéval 55

leurégard,c'est peut-être parcequ'ils ne ressentent


pas non plus de
sentimentd'infériorité.
Bernardde Chartres exprimeleurattitude dans
une formuleimagée: « Nous sommescommedes nainsassis surles
épaulesde géants.Notreregardpeutainsiembrasser plusde choseset
porterplusloinque le leur.Ce n'estpas,certes,que notrevue soitplus
perçanteou notretailleplusavantageuse; c'est que noussommespor-
tésetsurélevésparla hautestaturedes géants». Cettefaçoningénieuse
de résoudrela querelledes ancienset des modernessauvegardehabile-
mentles mérites des deuxparties.
Il n'estpas surprenantque, parésd'un tel prestige, les auteursan-
cienssoientà l'honneurdansl'enseignement. Ils y sontd'abordsurun
plan théorique.Thierryde Chartresétablitexplicitement son pro-
grammed'étudessurles fondations de l'enseignement antique: « Le
livredes septartslibéraux,que les grecsappellentEptateuchon, a été
misen place parMarcusVairon,le premier chez les latins,ensuitepar
Pline,enfinparMartianus. Mais eux,ils ontprésenté leurspropresœu-
vres.Quantà nous,ce n'estpas nosœuvres,maisles découvertes faites
surces artsparles plus importantssavantsque nousavons,pourainsi
dire,assembléesdansun livreformant un seul corpsselonun agence-
mentapproprié» (1). Un tableausynoptiquedira qui sontces « sa-
vants» dontThierry a « assemblé» les œuvres.

Trivium: Grammaire Donat ; Priscien


Rhétorique Cicerón ; Sévérianus ;
MartianusCapella
Dialectique Porphyre; Aristote;
Boèce ; Anonyme
Quadrivium : Arithmétique Boèce ; Martianus Capella ;
Anonyme
Musique Boèce ; Adélard
Géométrie Isidore ; Frontin;
Columelle ; Gerbert;
Gerland ;
plusieurs anonymes
IAstronomie | Hygin ; Ptolémée

Parmitousces auteurs, seulsCicerónou Columelleappartiennent à


l'âge classiqueproprement dit.Les autresse rattachent,
pourla plupart
à l'Antiquitétardive.Il ne fautpas perdrede vue,pourautant,qu'ils
jouentun rôle important dans la diffusionde la littérature
classique.

(1) Thierryde Chartres,Prologus in Eptateuchon,art. cit., pp. 37-39.

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56 MichelLEMOINE

Cela est particulièrement


vrai des grammairiensDonat et Priscien,qui
ne contribuentpas seulementau maintiend'une langue correcte,mais
donnentun aperçu des auteursgrâce aux nombreusescitationsqu'ils en
donnent.

Pratiquerla lecture(lectio) de ces auteursne consiste pas à les par-


courirde façon superficielle.Lire s'entend dans un double sens. Pour
le maître,c'est expliquer la lettreimmédiateet la significationd'en-
semble. Pour l'étudiant,c'est se mettreà l'écoute et acquérirdes con-
naissances. Cela passe par le biais des gloses et du commentaire,
techniquesqui remontentà l'Antiquité,mais connaissentun renouveau
au XIIe siècle. Guillaume de Conches, maîtrechartrainqui a commenté
oralementplusieurstextesantiques,et publié ses commentaires,définit
clairementcettetechnique: « On appelle "commentaire"(commentum)
un livre qui explique (expositorius) [la pensée] d'un autre en s'atta-
chant à la signification(sententià) sans se préoccuperde la lettre.En
cela il est différentde la "glose" (glosa). La glose, en effet,doit expli-
quer et la signification,et la lettre,comme si la langue du maîtreétait
présentepour l'enseigner» (1).
On a dit plus haut que, confiantsdans leur proprevaleur, les maî-
tresdu XIIe siècle, notammentà Chartres,abordaientsans réticenceles
textesantiques. Pour un Clarembaud d' Arrasqui rappelle qu'« adapter
les opinionsdes philosophesà la véritéchrétienne,c'est "dépouillerles
Égyptienspour enrichirles Hébreux" » (2), il y beaucoup de médié-
vaux qui voientdans la cultureantique plus qu'un bien acquis par ma-
nière de larcinfurtivement fait,si honorablequ'en soit le mobile. Ils y
trouventd'ailleurs des trésorsplus nombreuxque ne le faisaientles
premiersauteurschrétiens,grâce à un principeherméneutiquedont ils
usentlargement,la théoriede Yinvolucrum(« enveloppe »), ou integu-
mentum(« couverture») (3). Tout comme Platon a composé des my-
thes recelant un contenu philosophique, les poètes ont raconté des
fables qui possèdent une significationcachée. Déjà, dans la Consola-
tionde la Philosophie, Boèce a rapportéet décodé les récitsdes poètes.
Quant à Macrobe, il a faitla théoriedu « récitmythique» (narranofa-

(1) Conches,inE. Jeauneau,Lectiophilosophorum, Amsterdam, 1973,p. 346.


(2) Clarembaud, Clarenbalditractatulus
cumeius epistolaad Dominant, Epistola
5, in Häring,Lifeand worksof Clarembaldof Arras,a twelfth-century masterof the
schoolofChartres, Toronto,1965.
(3) Surce point,voirE. Jeauneau,« L'usage de la notiond'integumentum à travers
les glosesde Guillaumede Conches», 1957,Lectiophilosophorum, 1973,pp. 127-192
et « Macrobe,sourcedu platonisme chartrain », ibidem,pp. 279-300,et A. Speer,Die
entdeckte Natur.Untersuchungen zu Begründungsversuche einer« scientianaturalis»
im12.Jahrhundert, Leyde-NewYork-Cologne, 1995,pp. 156-157.

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Les auteursclassiquesdans l'enseignement
médiéval 57

hulosa), en expliquantque la véritéphilosophique ne souhaite pas être


regardée dans sa nudité et préfères'envelopper dans les voiles de la
fiction (1). Bernard et Thierryde Chartres,Guillaume de Conches,
Abélard, Bernard Silvestrecitentsouvent Virgile. Le recours à Yinte-
gumentumleur permetd'aller plus loin qu'une citationincidenteet de
donner la significationprofonde d'un passage entier. Ainsi, pour
Guillaume de Conches (2), le mythed'Orphée ne fait qu'illustrerle
précepte évangélique selon lequel il ne faut pas regarderen arrière
après avoir mis la main à la charrue(3). C'est surtoutdans ses Gloses
sur le Timée que Guillaume pratiqueYintegumentum,ce qui n'est pas
étonnant,puisqu'il baigne alors dans une atmosphèreplatonicienne.

L'âge d'or de l'École de Chartres,ainsi que l'a appelée E. Jeau-


neau (4), l'un de ses meilleurs historiens,ne dure guère, et lorsque,
dans le Policraticus,Jeande Salisbury(11 15/20-1170), devenu évêque
de Chartres,évoque ses années d'études auprès des maîtreschartrains,
il le faitsur un mode nostalgique.C'est là le sortde la plupartdes maî-
tres de ce siècle, qu'il s'agisse des chanoines de Saint-Victor comme
Hugues et Richard, qui ont partagé certainespréoccupationsde l'hu-
manismechartrain,mais avec une dimensionplus mystique,ou d' Abé-
lard, dont les œuvres philosophiques et théologiques connaissent,de
son vivant,un grand retentissement, mais seront vite oubliées par la
suite. Le XIIIe siècle profiterades progrès réalisés au XIIe, mais en
marchantsurd'autres voies.

Parmi les diverses raisons qui permettent d'expliquer ce fait,la si-


tuation réservée aux auteurs classiques dans l'enseignementjoue un
rôle de premierplan. Un fait capital s'est produit,la redécouvertede
l'œuvre d' Aristotedont n'étaientconnus jusqu'alors que certainstrai-
tés logiques. Dès lors la spéculation philosophique et théologique
prend le pas sur la culturelittéraire.L'idéal d'une sagesse philosophi-
que nourrieaux sources de la poésie disparaît.Platon, pour une longue
période,bat en retraitedevantAristote.Saint Thomas d' Aquin qui con-
sidère que la poésie est le plus bas des arts,reprocheà Platon d'ensei-
gnerpar figureset symboles. On assiste, selon la formulede Gilson, à
1'« exil des Belles-Lettres» (5). Du reste,un ouvrage du temps,la Ba-
taille des sept arts d'Henri d'Andelys (1250), s'empare de ce sujet et
racontecommentla Grammaired'Orléans mène en vain le combat des

( 1) Commentaire du Songede Scipion,1,2, 17.


(2) Dans ses GlosessurBoèce,encoreinédites.
(3) Luc,9, 62.
(4) VoirE. Jeauneau, L'Age d'or des écolesde Chartres, 1995.
Chartres,
(5) C'est le titred'unchapitre d'Ë. Gilson,La Philosophieau MoyenAge,op. cit.

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58 MichelLEMOÏNE

lettrescontrela Dialectique de Paris. Même si l'étude des auteurslatins


se poursuitdans l'apprentissagede la langue, selon des méthodesqui
ne changentpas (1), leur rôle dans la culturedu temps est secondaire.
La grammairea pris une dimension philosophique. Elle sert plus à
échafauderdes théorieslinguistiquesdont notretemps,il est vrai,a re-
connu la pertinence,qu'à s'initierà la connaissance des textesclassi-
ques. La situation du latin se dégrade. Il est devenu, dans les
universités,une langue de spécialistes,coupée de ses sources littérai-
res. Dans la société, il est concurrencépar la montée des langues vul-
gaires. Au même moment, cependant, une ferveur nouvelle se
manifesteà son égard, notammenten Italie. Elle est symboliséepar le
nom de Pétrarque(1304-1374). L'attitudede celui-ci trancheavec cel-
les des humanistesde l'époque carolingienneou du XIIe siècle. Son
but n'est pas de rénoverle latin en conservantles acquis de la langue
chrétienne.S'il parcourtles couventsà la recherchede manuscritscicé-
roniens,c'est pour revenirà la pure langue de l'Antiquité.Par cetteat-
titudede rupture,il annonce déjà le XVIe siècle, époque où, notons-le
incidemment,Platon dont l'œuvre intégralesera alors disponible en
Occident,connaîtrasa revanchesur Aristote.

Michel LEMOINE
Comité Du Cange, CNRS, Paris

(1) R. Rouse, « Florilegiaand latinclassical authorsin twelfthand thirteenth


centuries
Orleans», Viator,10 (1970),p. 156.

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